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UN MUSÉE IMAGINAIRE
LACANIEN
Yves Depelsenaire
COLLECTION ESSAIS LA LETTRE VOLÉE
Cet ouvrage a été publié avec l’aide
de la Communauté française de Belgique.
1. SIGMUND FREUD, « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) » in Cinq psychanalyses (1905),
trad. Marie Bonaparte et Rudolph Loewenstein, Paris, PUF, 1954, p. 89.
aux avant-bras appuyés sur le rebord inférieur du tableau, rêveurs, un
peu boudeurs peut-être ou simplement fatigués, en qui Daniel Arasse
reconnaît la figuration chrétienne des chérubins gardant le voile du temple
dans la religion juive. Ce à quoi ils assistent, pense-t-il, c’est précisé-
ment à quelque chose comme la chute de ce voile, à la naissance d’un
dieu visible et non plus invisible. On pourrait dans cette perspective
tenir ce tableau pour emblématique de la peinture occidentale dans son
rapport historique à l’Incarnation.
À l’instar de Daniel Arasse, je me poserai donc la question doulou-
reuse du tableau préféré. La préférence n’est pas en effet le plus mauvais
critère dans la construction d’un musée imaginaire. Critère majeur au
contraire : ce musée imaginaire ne peut être autre chose qu’un musée
selon le désir, musée forcément subjectif de bout en bout. Il s’agira de 9
1. ABY WARBURG, Der Bilderatlas Mnemosyne, Hambourg, Dölling und Galitz, 1994.
2. PHILIPPE SOLLERS, Dictionnaire amoureux de Venise, Paris, Plon, 2006, et SIRI HUSTVEDT,
Les Mystères du rectangle, Arles, Actes Sud, 2007.
elle que je brûlais de voir depuis si longtemps, mais dont les plus médiocres
reproductions me ravissaient, j’en fus comme foudroyé. Une manière
de syndrome de Stendhal ! Il faut dire qu’à ma surprise, La Tempête se
trouvait dans la première petite salle en haut à gauche de l’escalier par
où on entre dans l’Academia, et que je ne m’attendais pas à tomber sur
elle aussi directement. J’avais beau avoir mentalement parcouru ce tableau
maintes et maintes fois, je n’étais pas préparé à un tel choc.
Pour accommoder un peu mon regard, je m’en suis aussitôt détourné,
préférant observer les œuvres voisines, mais ne me demandez pas
lesquelles, je ne m’en souviens évidemment pas du tout ; en réalité je
ne cessais pas de penser que La Tempête en personne, si je puis dire,
était là à quatre ou cinq mètres de moi, véritablement à portée de main
10 ou en train de me regarder dans le dos que je lui tournais de manière
inqualifiable. Finalement un rien calmé, je m’en revins vers elle, et,
n’était la présence de ma fille à mes côtés pour m’en arracher, je n’eusse
pu m’en éloigner avant la fermeture du musée.
L’effet considérable que peut produire en nous une œuvre d’art, les
sensations bouleversantes qu’elle peut éveiller, La Tempête, plus qu’au-
cune autre, les incarne pour moi d’aussi loin à vrai dire que j’aime la
peinture, c’est-à-dire de ma prime adolescence, quand j’ai découvert la
visite des musées et des églises, l’Agneau mystique de Van Eyck, les
portraits de Goya du petit musée de Castres, la galerie des Italiens du
Louvre, les vitraux de la Sainte-Chapelle, les impressionnistes de l’an-
cien musée du Jeu de Paume, puis le cubisme, le surréalisme et la pein-
ture abstraite, ou quand je restais interdit devant la Sainte Agathe et la
Sainte Lucie de Zurbaran exposées aux Arts décoratifs, mettant sans le
savoir mes pas dans ceux de Lacan, en l’année où il en fit le commen-
taire son Séminaire L’Angoisse. Mais La Tempête, que je ne vis long-
temps que dans livres, j’en rêvai un jour, bien avant d’avoir tenu une
femme entre mes bras, et elle fut la source du rêve érotique le plus volup-
tueux dont je me souvienne. Ah ! combien juste est cette remarque de
Lacan, à propos de L’Éveil du printemps de Frank Wedekind 1, quand
1. JACQUES LACAN, L’Éveil du printemps (1974) in Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2002.
il écrit qu’à la sexualité, les adolescents ne songeraient pas sans l’éveil
de leurs rêves.
De La Tempête, les interprétations mythologiques les plus variées
ont été avancées, dont Salvatore Settis a fait le recensement 1, sans qu’au-
cune d’elles ne s’impose jamais, et celle qu’à son tour Settis propose
n’est pas la plus convaincante, comme Arasse précisément l’a bien
démontré. À partir d’un serpent qu’il est bien le seul à voir dans le tableau,
il voudrait en effet en faire une improbable version d’Adam et Ève.
Mais, de même que, comme le dit Hegel 2, les mystères des Égyptiens
étaient des mystères pour les Égyptiens eux-mêmes, La Tempête était
en vérité mystérieuse pour ses contemporains déjà. Mieux, elle repré-
sentait pour eux la formule même de l’énigme comme énigme. C’est
ainsi que le traité d’un Vénitien nommé Paolo Pino 3, discutant du person- 11
1. SALVATORE SETTIS, L’Invention d’un tableau. La Tempête de Giorgione, Paris, Minuit, 1987.
2. GEORG FRIEDERICH WILHELM HEGEL, Esthétique (1820), Paris, Le Livre de poche, 1997,
tome 1, p. 468.
3. PAOLO PINO, Dialogo di Pittura (1548) in PAOLA BARROCHI, Trattati, vol. 1, cité par ALAIN
LAFRAMBOISE, Istoria et théorie de l’art, Montréal, Presses de l’Université de Montréal,1989, p. 141.
4. LEON BATTISTA ALBERTI, De la peinture (1435), trad. Jean-Louis Schefer, Paris, Macula-
Dédale, 1992.
12
ABY WARBURG, Atlas Mnémosyne, planche 46, 1924-1929. © Warburg Institute Archive, Fondation
Warburg, Londres.
sort que la Joconde de Léonard ? Verrai-je encore l’œuvre de Giorgione
se lever ? Et puis qu’est-ce que c’est que ce pèlerinage ! Vais-je donc à
Venise comme Constantin Constantinius s’en retourne à Berlin faire
l’expérience ratée de la répétition selon Kierkegaard 1 ? Comme je le
pressentais, je ne fus pas sous le coup de mes enchantements précé-
dents. Le tableau pourtant ne me décevait pas, bien au contraire. Il rayon-
nait d’une lumière nouvelle, qui en accentuait la profondeur. Ce personnage
mystérieux aux yeux de Pino, qui est-il finalement, sinon le père de
l’enfant au sein de la femme ? Si mystère il y a en ce personnage, n’est-
ce donc pas celui, mystérieux pour Giorgione lui-même, né de père
inconnu, de la paternité ? Et si cet homme qui contemple amoureuse-
ment le couple de la mère et de l’enfant, s’apprêtait en réalité à les quitter
à jamais ? À s’envoler comme le fera la cigogne perchée sur un toit à 13
1. JACQUES LACAN, Le Désir et l’Interprétation, leçon du 11 mars 1959, Ornicar ?, n° 24, Paris,
1981, p. 30. J’apprends avec émotion par mon amie Nathalie Georges que son mari, le peintre
Claude Luca Georges, avait réalisé un tableau selon ces indications.
2. DARIAN LEADER, Faut-il voler la Joconde ? Ce que l’art nous empêche de voir, Paris, Payot,
2002.
3. JACQUES LACAN, L’Éthique de la psychanalyse (1959-1960), Paris, Le Seuil, 1984.
L’Immaculée Conception de Benvenuto Garofalo, toile conservée à Milan
à la Pinacothèque de Brera. Les attributs classiques de la Vierge sont
la tour, le jardin clos et le miroir sans tache. Or, dans l’œuvre de Garofalo,
Daniel Arasse repère une tache sacrilège dans le miroir, et l’étudiant
de très près, distingue qu’il s’agit d’un visage. Comme le tableau était
initialement destiné à l’autel d’une église de Ferrare, on ne pouvait s’en
approcher suffisamment pour remarquer celui-ci. Il reste qu’avant Daniel
Arasse, personne n’avait noté ce détail à la Pinacothèque de Brera non
plus ! Quelle en est donc la signification ?
Garofalo était un ami de Giorgione. On attribuait à celui-ci un saint
Georges déposant son armure au bord d’une fontaine, où on pouvait
voir saint Georges sous tous les angles possibles, par son reflet dans ce
miroir d’eau et dans cette armure. Cette toile était évoquée comme la 15
G G G
Rideau
SCHÉMA DU VOILE
Une causalité d’un autre ordre que l’Idée, une causalité qui ne présup-
pose pas un plan des essences, que révélerait la traversée des apparences,
18 mais une causalité tenant à ce qui, dans le champ du visible, est libidi-
nalement investi, quoique retranché, bref une causalité a-philosophique,
voilà ce qui, selon Lacan, est à l’œuvre au principe de la peinture. André
Malraux avait eu de cela quelque intuition, quand, dans les belles pages
conclusives de sa Psychologie de l’art, il écrivait : « Le grand artiste
n’est pas le transcripteur du monde, il en est le rival 2. » Ou encore,
quand il notait que « l’artiste regarde le monde à travers le trou que
laisse la partie inachevée du puzzle [de son œuvre] » quand bien même,
comme Ingres, il a toujours pensé le contempler à travers le prisme du
culte de la beauté idéale.
Ces thèses que Lacan a mises à l’épreuve d’un certain nombre
d’œuvres, se ramassent assez bien dans cette formule qu’on trouvera
dans un Séminaire plus tardif, Encore, dans lequel il oppose à Aristote,
selon qui l’homme pense avec son âme, qu’en vérité, l’homme pense
avec son objet, avec cette part irrémédiablement perdue autour de laquelle
s’organisent son désir et sa jouissance 3. Le regard est une des moda-
lités de cet objet, dit par Lacan petit a pour le distinguer des différents
objets du monde. L’homme croit penser, et en particulier croit se penser
1. Ibid., p. 103.
2. ANDRÉ MALRAUX, Psychologie de l’art. 2. La Création artistique, Paris, Skira, 1948, p. 215.
3. JACQUES LACAN, Encore (1972-1973), Paris, Le Seuil, 1975, p. 100.
lui-même, se saisir comme conscience identique à elle-même, maîtresse
de ses représentations. Mais à cette complaisance de la conscience se
plaisant à « se voir se voir » à la manière de la Jeune Parque de Valéry,
objecte évidemment la moindre formation de l’inconscient, lapsus, acte
manqué ou rêve. Dans un rêve, le sujet peut certes se dire « ce n’est
qu’un rêve », mais il ne saurait en aucun cas se saisir dans un rêve à la
façon dont, dans le cogito cartésien, il se saisit comme pensée.
Je n’entends pas ici passer en revue toutes les références de Lacan
sur le thème de l’objet regard. Mon propos n’est pas de réaliser un inven-
taire mais d’interroger des œuvres qui m’émeuvent et de me faire ensei-
gner par elles. Qu’est-ce qu’un tableau en effet, sinon une espèce de
piège libidinal ? Lacan a démontré cela à partir d’œuvres où, en appa-
rence, rien d’érotique n’était sollicité : Les Ambassadeurs de Holbein, 19
1. JACQUES LACAN, Kant avec Sade in Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 787.
2. JACQUES LACAN, L’Éveil du printemps, op. cit., p. 562.
2. LA FIN DU VINGTIÈME SIÈCLE
1. Cf. YVES DEPELSENAIRE, « Tableau d’une exposition », La Cause freudienne, n°56, Paris, 2004.
2. Je reprends ici le commentaire que j’ai donné de deux installations de Shonibare dans une
intervention faite en collaboration avec Carolina Serra lors d’un colloque qui s’est tenu à l’Institut
supérieur des arts visuels (Iselp) à Bruxelles en avril 2006 (YVES DEPELSENAIRE et CAROLINA
SERRA, « Galanterie de Yinka Shonibare » in ÉRIC VAN ESSCHE (s.l.d.), Les Formes contem-
poraines de l’art engagé. De l’art contextuel aux nouvelles pratiques documentaires, Bruxelles,
La Lettre volée, 2007). Parmi les vives réactions suscitées par ces deux œuvres à cette occasion,
l’une d’entre elles me frappa beaucoup, qui se voulait caustique : leur place serait au musée
Grévin ! Je tiens donc désormais cet endroit pour un haut lieu de l’art.
22
YINKA SHONIBARE, The Swing (after Fragonard), tissu coton paraffiné, mannequin grandeur nature,
balançoire, feuillage artificiel, 220 x 330 x 350 cm, 2001, Tate Gallery. © L’artiste et la Stephen
Friedman Gallery, Londres. Photo : Stephen White.
Une de ses œuvres les plus surprenantes est une installation intitulée
Gallantry and Criminal Conversation. Des personnages masculins et
féminins acéphales y sont rassemblés par groupes de deux ou trois, dans
des postures pornographiques sans équivoque. Ils portent des habits de
cour du dix-huitième siècle, mais ceux-ci sont taillés dans des tissus
colorés en cire. En l’air est suspendu un carrosse. Il s’agit d’une allu-
sion ironique à cette institution de la high society anglaise qui s’appe-
lait le Grand Tour. À l’aube de l’âge adulte, les jeunes gens partaient
pour quelques mois, un ou deux ans parfois, pour un tour d’Allemagne,
d’Italie et de France, histoire de parfaire leur connaissance du monde,
des langues, de l’art. Mais ce voyage initiatique n’était pas seulement
culturel. Il était aussi l’occasion pour les jeunes hommes de goûter à
quelques aventures sexuelles, bref de se déniaiser loin du puritanisme 23
1. JULES MICHELET, Histoire de la Révolution française, Préface de 1847, Paris, Robert Laffont,
1979, tome 1, p. 31.
2. JEAN-LUC GODARD, Histoire(s) du cinéma, op. cit.
Aby Warburg n’a pas seulement renouvelé avec génie l’histoire de
l’art. Il a su, bien sûr, découvrir des filiations oubliées, des répétitions
inaperçues, des analogies surprenantes. Mais avec son Atlas Mnémosyne,
son entreprise excède les limites de l’iconologie moderne qu’il fonde,
ouvrant la voie à Panofsky. À travers une méthode de montage jusqu’alors
inédite, au sens quasi cinématographique du terme, il met, en effet, lui-
même en acte un ressort essentiel de la création, selon une poétique de
l’historicité. Il s’agit d’un dispositif de planches essentiellement photo-
graphiques, propice à d’incessants déplacements combinatoires, par lequel
il entend faire apparaître la fonction mémorative des images, c’est-à-
dire les jalons d’une mémoire impensée de l’histoire, de sorte que le
temps lui-même est conçu par Warburg comme un montage.
28 Comme le dit Georges Didi-Huberman dans son ouvrage L’image
survivante, il invente un « atlas de la mémoire erratique, réglé sur l’in-
conscient, saturé d’images historiques, envahi d’éléments anachroniques
ou immémoriaux, hanté par le noir des fonds d’écran, qui souvent jouent
le rôle d’indicateurs de places vides, de liens manquants, de trous de
mémoire 1 ». En cela, Mnémosyne est d’ailleurs une espèce d’autopor-
trait, quelque chose d’une tentative symptomale de rassemblement des
éléments épars de l’être de Warburg lui-même.
Conçu alors qu’il émerge d’un effondrement psychotique de plusieurs
années, durant lequel, interné dans la clinique de Ludwig Binswanger,
il parlait aux papillons, cet atlas, poursuit Didi-Huberman, est « un objet
intempestif, en ce qu’il va, à l’âge du positivisme et de l’histoire triom-
phante, fonctionner comme un puzzle ou un jeu de tarot ».
À mi-distance entre le Talmud et Internet, comme l’ont dit d’autres,
Mnémosyne fait voisiner sur les mêmes planches bas-reliefs antiques et
timbres-poste ou cartes du ciel et arbres généalogiques, fait revivre dans
l’iconographie pathétique de Marie-Madeleine les gestes dionysiaques
des Ménades, trouve dans les rituels des Indiens Pueblos la réponse aux
énigmes de la Renaissance italienne… Sismographe de l’âme sur la ligne
1. GEORGES DIDI-HUBERMAN, L’Image survivante, Paris, Minuit, 2002, p. 483. On lira aussi avec
profit PHILIPPE-ALAIN MICHAUD, Aby Warburg et l’image en mouvement, Paris, Macula, 1998.
de partage entre les cultures, comme il s’est lui-même défini, Warburg
découvre à l’œuvre dans le présent un passé imprévisible, aux survi-
vances en devenir, qui se conjugue au futur antérieur.
Avec cette histoire inactuelle de la création, empruntant à tous les
champs du savoir des éléments hétérogènes, Warburg construit lui-même
une œuvre d’art. Son Atlas est bien d’avantage que l’illustration d’un
programme de recherches ou l’exposé de ses résultats, mais il fait surgir,
il rend à la vie d’énigmatiques causalités, courant souterrainement à
travers ce réseau complexe d’échanges et d’anachronismes. Œuvre d’ar-
tiste, bien plus que d’historien de l’art, oui, car qu’est-ce donc que l’his-
toire, sinon un mausolée, un mouroir, un « tas de pierre » comme disait
encore le génial Michelet ?
La Fin du vingtième siècle, l’installation de Joseph Beuys, dit cela 29
aussi, à sa manière.
Cette pièce impressionnante tient en un chaotique ensemble
d’énormes blocs basaltiques, sur lesquelles sont suggérées çà et là quelques
traces de vie élémentaire renaissant par la répétition d’une même forme
alvéolaire qui s’esquisse dans la roche. De l’art et de l’art seul selon
Beuys, un souffle de vie nouveau a chance de resurgir en notre monde,
et c’est pourquoi il rêvait qu’il pénétrât toutes les alvéoles de la vie
sociale. À l’horizon de cette installation, il y avait bien entendu dans
son esprit, pour une part majeure, la bombe atomique, soit, comme le
dit Lacan dans son Séminaire L’Éthique de la psychanalyse, « ce qui
se dessine dans l’équivalence articulée entre l’énergie et la matière, [à
savoir] qu’un jour dernier, il pourrait arriver que toute la trame de l’ap-
parence se déchire à partir de cette béance que nous y introduisons, et
s’évanouisse 1 ».
La science est, en effet, aujourd’hui en mesure de déchaîner dans le
réel des effets du signifiant qui donnent de la pulsion de mort une appré-
hension inédite, et l’art est naturellement noué à cette nouvelle donne…
jusqu’à demain, pour user du titre d’un film cocasse de René Clair –
C’est arrivé demain –, qui fut repris comme intitulé de la Biennale de
1. C’est arrivé demain, film de René Clair (1943), avec Jack Oakie, Dick Powell, Linda Darnell.
Ce film conte l’histoire d’un journaliste qui découvre chaque matin le journal du lendemain. Il
devient ainsi le roi du scoop, jusqu’au jour où il lit dans la rubrique funéraire… la nouvelle de
son décès.
Malin, Duchamp, nous avait pourtant avertis : notre premier ready-
made, suggéra-t-il un jour, ce sont nos parents. C’est-à-dire ceux dans
le discours de qui nous sommes tombés, car une famille, qu’est-ce d’autre
d’abord qu’une certaine manière de faire avec les mots, un certain mode
de radotage ? Le lexique familial, comme dit Natalia Ginzburg dans un
fort beau livre 1. Et c’est donc ça qui serait le must, le fin du fin, l’alpha
et l’oméga de l’art ? Non, décidément, c’est assez. Vive Pinoncelli !
C’est là pourtant qu’il importe de suivre Gérard Wajcman, dans son
Objet du siècle encore, comme il importe de suivre Daniel Arasse devant
la Joconde. Au nom de la grande portée théorique du ready-made, on
se contente, en effet, souvent de jeter dessus un regard tout aussi théo-
rique et général. D’où le paradoxe suivant : l’objet qui fait le ready-made
est aisément tenu pour indifférent au bénéfice de l’acte de baptême qui 31
1. NATALIA GINZBURG, Lessico famigliare (1963), traduit en français sous le titre Les Mots de
la tribu, trad. Michèle Causse, Paris, Grasset, 1966.
non identique à elle-même. La pissotière, le peigne ou la roue de vélo
signés par Duchamp, ou pour l’occasion R. Mutt, son pseudonyme, sont
encore des pissotières, des peignes, des roues de vélo, mais arrachés à
leur valeur d’usage, arrachés au despotisme de l’utile.
À l’inverse, le Rembrandt dont Duchamp rêvait de faire une table
à repasser, est un objet de l’art rendu à une fonction purement utilitaire.
Mais bien entendu, il n’y a là d’opposition qu’en surface. Réduire un
Rembrandt à une planche à repasser, outre que c’est là protestation en
acte contre l’empire du jugement de goût, c’est aussi l’ôter au circuit
de la marchandisation lucrative de l’art. Dans les deux cas de figure,
ce sont des objets à la signification énigmatique, qui font signe d’un
désir. Le ready-made, formule encore Gérard Wajcman, est un sphinx
32 qui pose une question nouvelle : non pas « Qui suis-je ? », mais « Que
suis-je ? » Qu’est-ce donc que cet objet, nullement rejeté ou répudié,
mais vidé de son identité coutumière ?
S’agissant de la Roue de bicyclette, plusieurs éléments mettent sur
la voie. Qu’est-ce qu’une roue de vélo, en effet, dans sa matérialité,
sinon un grand trou avec un peu de matière autour ? Bref, une figure
quasi parfaite du vide lui-même. Comme on remarquera en outre que
cette roue a été débarrassée de sa chambre à air (elle-même, essentiel-
lement un autre vide d’ailleurs), on sera d’autant plus frappé par le fait
que n’est exhibée sur ce tabouret que la cavité de la roue. On pourrait
même en venir à soupçonner avec Gérard Wajcman, que le véritable
objet du ready-made intitulé Roue de bicyclette pourrait être l’objet qu’il
n’y a pas, soit cette chambre à air, elle-même synecdoque du vélo, qu’il
n’y a pas davantage.
Aller jusque-là nous éloigne peut-être un peu du cœur de l’affaire. En
effet, à en croire Duchamp lui-même, la roue avait bien un certain usage :
Tas de pierre, disait de l’histoire Jules Michelet, et avec lui Joseph Beuys. 35
1. ANDRÉ MALRAUX, Psychologie de l’art, 1. Le Musée imaginaire, Genève, Skira, 1947, p. 17.
trois jeunes gens s’y introduisent nuitamment et, au grand galop, le par-
courent en totalité en 9 minutes et 43 secondes, montre en main !
Récemment, dans Innocenti, le dernier film de Bertolucci, trois autres
jeunes gens se sont attaqués à ce record ! Même si la joie de ces derniers
n’a pas la saveur jubilatoire de ceux de Bande à part, car ils revisitent
davantage, et trop religieusement, le film de Godard que le Louvre lui-
même, ceci ne nous indique-t-il pas que, trente-cinq ans plus tard, il
n’est pas meilleur mode d’emploi que celui-là, tel celui d’enfants laissés
sans surveillance dans un magasin de jouets ? Et n’est-ce pas un peu
ainsi que tant d’artistes firent effraction au Louvre ? Dali en ramena sa
Vénus aux tiroirs, Duchamp sa Joconde à moustache d’L.H.O.O.Q.,Yves
Klein sa Victoire de Samothrace en bleu YKB.
36 À la même époque que celle de Bande à part, Pierre Schneider, quant
à lui, accompagna tour à tour onze artistes célèbres au Louvre : Chagall,
Sam Francis – qui rêve d’un musée semblable aux corsi des villes
italiennes, « des rues où n’importe qui peut faire ce qu’il veut » –,
Giacometti et Miró, aussi attentifs aux spectateurs qu’aux œuvres expo-
sées, Barnett Newman et Vieira da Silva, qui s’enchantent de la pénombre
où sont plongées certaines salles en fin de journée (nous sommes avant
le réaménagement du grand Louvre), Riopelle, Soulages, Bram van Velde
qui vient au musée pour rencontrer « le fond d’angoisse de la peinture »,
Zao-Wou-Ki, attiré par un Rembrandt comme un moustique par une
lampe.Voilà onze déconcertantes visites, qui font rêver à une nouvelle
Convention, qui rendrait aux artistes la responsabilité des musées. Et
l’on se réjouira dans ce sens des divers Contrepoints imaginés par Marie-
Laure Bernadac au Louvre ces dernières années, avec Louise Bourgeois,
Christian Boltanski, Gary Hill, Absalon, Ange Leccia, Huang Yong-
Ping, José-Maria Sicilia, Alberola, Fabro, Kapoor, Parmiggiani, Fabre
et bien d’autres encore, qui conçurent chacun une œuvre originale en
résonance avec le lieu 2.
1. PIERRE SCHNEIDER, Les Dialogues du Louvre (1972), Paris, Adam Biro, 1991.
2. Connaissance des arts, n° 234, 2005 et n° 269, 2007.
Schneider consigne les commentaires pénétrants de ses guides et
leurs réactions, souvent fulgurantes. L’un d’entre eux, Marc Chagall,
se met à courir – tiens, tiens ! – quand il passe devant des œuvres qui
lui déplaisent. Toutes les idées reçues sur l’histoire de l’art, les écoles,
les styles, les influences, volent en éclats sous l’acuité de ces onze regards.
Des œuvres que nous pensions connaître, c’est-à-dire que nous ne savions
plus regarder, nous apparaissent comme nettoyées des kilomètres d’in-
terprétations et d’examens qu’elles ont endurés. Le portrait du Fayoum,
la Vierge à l’enfant de Cimabue, le Couronnement de la Vierge de Fra
Angelico, l’Autoportrait du Titien, le Saint Sébastien de Mantegna, la
Bataille de San Romano d’Uccello, la Samaritaine ou les Pèlerins
d’Emmaüs de Rembrandt, la Charrette de Le Nain, l’Enlèvement des
Sabines de Poussin, la Mort de Sardanapale de Delacroix, le Bain turc 37
d’Ingres, autant d’œuvres qui nous apparaissent soudain dans une lumière
nouvelle, comme si elles avaient été créées aujourd’hui.
Un seul exemple : Barnett Newman devant le Radeau de la Méduse
de Géricault :
1. Pendant plusieurs mois de l’année 1874, Stéphane Mallarmé s’est caché sous les pseudo-
nymes inattendus de « Madame Marguerite de Ponty », « Miss Satin », « le chef de bouche de
chez Brébant », « une dame mulâtre », « une châtelaine bretonne », « Zizy, bonne mulâtre de
Surate », « Olympe, négresse », « une aïeule », « une lectrice alsacienne » pour constituer à lui
seul l’équipe rédactionnelle de La Dernière Mode et se faire de la mode, bien plus que le commen-
tateur, un véritable ordonnateur. Les éditions Ramsay ont publié, en 1978, un fac-similé de La
Dernière Mode présenté par Jean-Paul Amunategui.
2. Cité in PIERRE SCHNEIDER, Les Dialogues du Louvre, op. cit., p. 199.
Ce qui se produit quand une nouvelle œuvre d’art est créée est
quelque chose qui se produit simultanément dans toutes les œuvres
d’art qui l’ont précédée. Les monuments existants forment entre
eux un ordre idéal que modifie l’introduction de la nouvelle œuvre
d’art (vraiment nouvelle). L’ordre existant est complet avant que
n’arrive l’œuvre nouvelle ; pour que l’ordre subsiste après l’ad-
dition de l’élément nouveau, il faut que l’ordre existant tout entier
soit changé, si peu que ce soit… Quiconque a admis cette idée
de l’ordre, de la forme de la littérature européenne, de la litté-
rature anglaise ne trouvera pas absurde que le passé soit modifié
par le présent, tout autant que le présent est dirigé par le passé 1.
L’idée qui importe ici, c’est qu’à considérer une tradition littéraire, ou
plastique, comme une chaîne signifiante, l’adjonction d’un élément
nouveau agira rétroactivement sur toute la chaîne. Et des éléments de
cette chaîne se redonneront à lire d’une lecture inédite. Cela fonde une
poétique de l’historicité, qui n’a rien à voir avec une histoire de la poésie
ou d’une autre forme artistique, et qui est aussi, à bien des égards, une
manière de politique.
Un exemple presque au hasard : Hammer and Sickle, toile peinte par
Andy Warhol en 1976. On songe naturellement, devant ces emblèmes
de l’ex-Union Soviétique, aux drapeaux américains de Jasper Johns. Mais
c’est là naturellement que Warhol nous attend, car les peintures de Johns
sont à vrai dire plus proches des multiples que Warhol a réalisés à partir
du symbole du dollar ou des portraits de Mao ou de Marilyn que de ce
tableau-là. En effet, le drapeau soviétique n’est pas reproduit par Warhol
tel que nous pouvons tous le visualiser mentalement, les emblèmes de
la faucille et du marteau croisés dans un angle. Non : la faucille et le
marteau sont restitués à leur qualité première d’objets utilitaires. Ils occu-
pent sur la toile une place beaucoup plus importante que sur le drapeau
1. THOMAS STEARNS ELIOT, « La Tradition et le Talent individuel » (1919), Essais choisis, trad.
Henri Fluchère, Paris, Le Seuil, 1950, rééd. 1999, p. 28.
rouge, ils ont du relief, on peut lire sur le manche de la faucille sa marque
de fabrique, et le fond de la toile est blanc et non pas rouge. Bref, l’opé-
ration est à l’inverse de celle que Warhol effectue avec ses multiples,
où visages et objets sont isolés dans leur statut d’icônes. Il arrache ici
faucille et marteau à leur fonction d’insignes et nous les restitue dans
un still life d’une beauté saisissante.
De la sorte, que fait au juste Andy Warhol ? Il fait apercevoir au
spectateur de 1976 le couple du marteau et de la faucille comme un
semblant, un semblant qui ne s’imaginait pas si aisément vacillant à
l’époque. Et cela, dans le mouvement même où il en propose une repré-
sentation ironiquement réaliste. En somme, c’est une vanité. Non pas
une vanité qui dit le peu de temps des jouissances humaines, mais une
40 vanité qui dit la brillance ternie des idéaux et des insignes auxquels on
ne croit plus. Une vanité d’un temps où l’Autre s’est fait inconsistant.
Une vanité de la fin de partie, comme dirait Samuel Beckett.
Comme Joseph Beuys, dont il fit d’ailleurs le portrait en 1980, Warhol
a su saisir la dimension tragique propre à notre époque. Et cet artiste,
que l’on qualifie sottement de narcissique, s’est fait comme la plaque
d’impression de celle-ci, s’évanouissant dans son rôle de miroir, au point
qu’il a pu dire que, s’il se regardait lui-même dans un miroir, celui-ci
ne réfléchirait rien, puisqu’il n’y verrait qu’un autre miroir. Qu’il ait
souvent pris sa propre image pour objet d’étude ne change rien à ce que
je tienne ce propos pour la vérité de sa position subjective, jusque dans
son subtil dandysme. Je considère au contraire qu’il donne la raison
essentielle de cette série d’autoportraits, qui sont autant de variations
sur cet évanouissement.
Lacan avait vu la forme la plus épurée de cette éclipse du sujet, du
sujet réduit à sa coupure, dans les toiles fendues de Lucio Fontana 1. Il
y avait reconnu la barre portée sur le sujet du signifiant, tel qu’il en a
proposé le mathème : $. C’est cette institution élémentaire du sujet en
tant qu’aboli par le signifiant qui le détermine, du sujet en tant qu’il se
1. JACQUES LACAN, L’Instance de la lettre dans l’inconscient in Écrits, Paris, Le Seuil, 1966,
p. 511.
2. Dans ce traité, paru à Londres en 1753, la ligne en S, suivant ses deux modalités, ondoyante
et serpentine, est épinglée par Hogarth comme la matrice formelle de la grâce et de la beauté.
J’ai commenté cette référence en détail dans YVES DEPELSENAIRE, « Beau comme un S »,
Quarto, n° 40/41, 1990, ainsi que dans le Bulletin des amis de Gustave Courbet, n° 86, 1991.
42
les formes proposées si sa vue est correcte, on mesurera donc ses défi-
ciences éventuelles par l’écart chiffré avec cette norme.
Au départ de l’intérêt de Berlanger pour cet appareil, il y a l’éton-
nement dont il m’a fait part devant ce paradoxe qui fait que ce que déchiffre
le regardeur et que note l’ophtalmologue est affaire de dire autant, sinon
plus, que de vision. Or, cette dimension du dire n’est reçue qu’étant
strictement forclose tout facteur d’énonciation de la part du regardeur.
C’est ainsi que la question n’est pas posée de savoir si le sujet testé
pourrait bien mentir. Dans son film Dancer in the Dark, le retors Lars
Von Trier met précisément en scène une héroïne qui, pour de sombres
raisons, ment délibérément au médecin qui l’examine : ayant appris par
cœur les lettres de l’optotype, elle répond sans erreurs aux questions,
alors qu’elle perd irréversiblement la vue.
Berlanger ne travaille pas directement sur les optotypes de Monoyer.
Il en réalise d’abord un moulage en silicone, sur lequel il peint, puis il
y applique une tablette de bois de même dimension, sur laquelle sont
reproduites en relief les lettres de l’optotype. Il n’est évidemment pas
sans ironie que le procédé passe par une étape à l’aveuglette. Par ailleurs,
il y inverse l’ordre des lignes à déchiffrer, c’est-à-dire que les lettres
les plus grosses sont en bas et non en haut. Enfin, il en élimine géné-
ralement deux lignes : la ligne supérieure comptant une quinzaine de
petites lettres et la ligne inférieure constituée d’une seule lettre, un H.
On peut soupçonner qu’il y a quelques rapports entre ces manipu-
lations d’opticerie, comme aurait dit Marcel Duchamp, et une idée
empruntée à Edgar Poe, qu’il confie à l’origine de son élaboration. Il
s’est imaginé un sujet qui serait capable de lire les lettres les plus petites,
mais pas les plus grandes, ainsi que, dans le conte de La Lettre volée,
Poe en évoque la figure à propos d’un jeu de divination conduit à partir
d’une carte de géographie. Ce sont les mots écrits en gros caractère,
s’étendant d’un bout à l’autre de la carte, qui échappent le plus souvent
aux personnes novices dans le jeu. On voit là que l’optotype tel que
Berlanger en fait la rencontre a, comme le ready-made, quelque chose
d’un sphinx. Se pose en tout cas la question de savoir quelle est bien
la lettre volée de l’optotype version Marcel Berlanger, qu’il importe
44 encore d’examiner d’un peu plus près.
On réalisera ainsi, mais parfois fort tardivement, qu’au niveau des
lettres de l’optotype elles-mêmes, Marcel Berlanger a procédé à deux
autres opérations, qui constituent deux manières astucieuses de le subvertir :
deux lettres, le N de la première rangée, et le Z de la seconde, sont, en
effet, inversées. Remarquons au passage que N et Z ont, par ailleurs,
une forme identique. Nous y reviendrons.
Partant de l’idée qu’à la bonne distance, le regardeur doit nécessai-
rement reconnaître toutes les formes proposées si sa vue est correcte,
l’ophtalmologue mesure donc ses déficiences éventuelles par l’écart chiffré
avec cette norme, cet étalon de performance. À sa manière, le médecin
traite là d’un problème crucial dans l’histoire de l’art : où se tenir face
à un tableau ? La première réponse scientifiquement fondée à cette ques-
tion vient au Quatrocento avec le paradigme perspectiviste donné par
Alberti dans son Della Pittura 1. Même si, dès l’âge baroque, elle est
considérablement troublée, cette réponse reste l’horizon commun de la
peinture jusqu’au dix-neuvième siècle. Il est piquant de noter que l’in-
vention de l’optotype est précisément contemporaine du déclin de ce
paradigme perspectiviste. En quoi l’optotype, qui tient du ready-made,
a aussi tout d’un tableau moderne. Le point de vue n’y est, en effet, pas
du cancre de Jacques Prévert, qui écrit des poèmes au tableau, qui fait
du tableau lui-même un poème vivant. Il restitue ainsi les lettres de l’op-
totype à leur vraie demeure, le langage. Il transforme l’optotype en une
véritable matrice de l’univers du discours et en fait une rampe dans les
nœuds de la langue et de la jouissance : on pourra y deviner quelque
chose comme un calligramme, un poème lettriste, une prière, un message
chiffré, un tract…, bref, il en fait un objet mallarméen. Et de celui-ci
naît une jouissance quasi joycienne, jouissance du chiffrage comme tel,
tout spécialement en cause assurément dans ces deux disparates que
constituent le N et le Z inversés. Lettres cyrilliques ? Ce serait vrai pour
la première, mais non pour la seconde. Hébraïques ? Pas davantage. Ne
seraient-elles pas plutôt les marques subtiles du sujet, comme la signa-
ture symptomale de Marcel Berlanger ?
Cette signature symptomale n’est nullement indifférente dès lors qu’on
apprend qu’en son enfance Berlanger donna quelques signes de dyslexie.
Celle-ci est considérée par médecins et pédagogues comme un handicap,
alors qu’il faudrait plutôt y voir, soutient volontiers Berlanger, un mode
singulier d’organisation de l’espace. L’idée aurait assurément séduit Lacan,
pour qui le rebroussement du symptôme en effets de création était ce
que l’art enseigne de plus précieux à la psychanalyse. La dyslexie est
par ailleurs exemplaire d’être lisible dans le champ du langage et d’y
faire signe, plus qu’entre les lignes, d’une causalité qui fait trou. En
celle-ci, gît l’être de désir du sujet, donnant à entendre une co-efficience
inconnue des médecins : le mot noyé – Monoyer – du symptôme !
Revenons enfin sur la fabrication de l’optotype par Berlanger, et
plus spécialement sur l’omission systématique de la plus grosse lettre
de l’exemplaire conçu par Monoyer. Et si c’était lui, ce H soustrait à
l’acuité visuelle, lettre chue de l’optotype, vidée de celui-ci comme la
chambre à air dans la bicyclette de l’autre Marcel, si c’était lui l’objet
véritable de toute l’affaire, son objet petit h en quelque sorte ? Si, en
définitive, l’usage imprévu, poétique et ludique que Marcel Berlanger
fait de cet étrange tableau l’apparentait à un lipogramme façon Georges
Perec ?
L’ange du bizarre s’est décidément emparé de l’optotype de
Monoyer : renversé, amputé de certaines lettres, utilisé à l’aveuglette,
subverti par le symptôme dyslexique, le voici donc faisant signe de l’im-
possible à voir.
4. TOURS ET DÉTOURS
le champ : non pas celui des idéaux, mais celui du rapport au réel et à
la jouissance. De là une théorie du Beau, développée dans le Séminaire
VII (L’Éthique de la psychanalyse) tout autant index que voile d’une
horreur fondamentale 1. Dans La Tempête de Giorgione, par exemple,
en fait signe l’orage qui s’éloigne, comme une menace conjurée. Cet
horizon fait le lit de l’émotion érotique si présente dans ce tableau, que
la précieuse fugitivité du beau irradie d’un doux mélange de deuil languide
et de bonheur inespéré.
M’opposera-t-on L’Origine du Monde ? De quoi diable ce sexe offert
est-il le voile ? Quels détours subtils Courbet suit-il ? Ne s’agit-il pas
du Trou suprême, comme s’émerveillait Philippe Muray en la décou-
vrant, montrée discrètement au public pour la première fois, au musée
d’Ornans en 1989 ? : « Le Trou Suprême ! Pour de vrai ! Dans un village
de Franche-Comté ! Au bord de la Loue, cette Truite étincelante […]
Un Con, oui, le plus sensationnel de la planète, la star incontestable des
Cons ! Le Vagin dans le tapis ! Le Con qui crève l’écran dans le tableau
qui perce le mur 2 ! »
1. THIERRY SAVATIER, L’Origine du Monde. Histoire d’un tableau de Gustave Courbet, Paris,
Bartillat, 2006.
2. BERNARD TEYSSÈDRE, Le Roman de l’Origine, Paris, Le Seuil, 1992, chapitre « C’est de
l’Art pour l’Art ». Bernard Teyssèdre y reprend à la manière d’« une séance de la Convention filmée
par Abel Gance » (!) le texte d’une intervention plutôt confidentielle au cours d’un colloque tenu
à Bruges en 1989, texte cité au chapitre précédent (« Beau comme un S »). S’il m’y prête une
thèse dans laquelle je ne me reconnais pas (celle de l’art pour l’art), il moque avec raison ma
candeur pour avoir pensé que L’Origine du monde était un titre dû à Courbet lui-même. Ce titre
serait en réalité dû au chanteur lyrique Jean-Baptiste Faure, qui fut un temps son propriétaire.
Mieux : au commanditaire du tableau, l’extravagant Khalil-Bey, déjà en possession d’un autre
tableau (disparu) d’inspiration érotique de Courbet, celui-ci aurait dit : « Je vous peindrai la suite.»
L’Origine serait donc une suite !
tableau longtemps introuvable, cru perdu, caché jalousement, le voici
d’un coup prenant la pose dans tous les magazines, exhibé à Beaubourg,
salué à la télévision, entrant à Orsay comme les cendres de l’Empereur
aux Invalides ! Et voici le tableau inmontrable, pour lequel un éditeur
fut encore condamné en France il y a une douzaine d’années, soudain
devenu irregardable. Aussi convenue, aussi inévitable l’entrejambe de
L’Origine du monde que le sourire de la Joconde !
L’exaltation de Philippe Muray, dé-couvrant la Truite Étincelante (!)
dans une exposition discrète, quasi confidentielle, au fin fond de la
province, « au bout d’un dédale de panneaux et de précautions
oratoires », ne tenait-elle pas aussi à ces conditions de chasse au trésor ?
Et si plusieurs artistes ces dernières années, de mon cher ami Claude
Panier au collectif Art & Language ou à Jeff Koons, ont pris L’Origine 51
du Monde pour thème de leur propre travail, n’est-ce pas pour restituer
un chemin vers elle ? Un détour idoine à l’objet en cause. Pour nous
permettre à nouveau de l’admirer comme elle peut seulement l’être, c’est-
à-dire entrevue.
Un autre tableau de Gustave Courbet ne saurait manquer de se trouver
dans ce musée imaginaire. Il s’agit bien sûr d’Un enterrement à Ornans.
Il prendrait place fort légitimement à côté du « tableau de Lacan », inspiré
de la scène ultime de Hamlet, que j’évoquais à l’orée de cette déam-
bulation. Il se tiendrait à la droite de cette fosse où plongent Hamlet et
Laërte en train de se battre, d’où « des choses s’échappent » mais où
sombre le regard. Car de même que jamais Hamlet ne ressaisira Ophélie
vivante, mais que dans la douleur qu’enfin il peut exprimer dans ce
corps à corps avec Laerte, sont rendus à son désir des contours qui lui
ont été ôtés dans le deuil négligé de son père par sa mère, de même ce
tableau à faire nous montre-t-il quels contours toute peinture trace à
l’objet perdu qui lui donne existence.
Je rêve d’une exposition conçue autour de ce tableau fictif de Lacan,
où des artistes d’aujourd’hui donneraient une suite à cette commande,
comme d’autres à la Renaissance, Botticelli notamment, essayèrent de
donner à voir La Calomnie d’Apelle, chef-d’œuvre perdu de la pein-
ture antique. Aucun de ces tableaux n’a comblé la perte de celui-ci.
Pour paraphraser Mallarmé, aucune œuvre jamais n’abolira le vide dont
52
CLAUDE PANIER, Naked Screen (Nude), I-6, pigments / huile sur cire, 151 x 121 cm, 1996.
Photo : Luc Schrobiltgen.
elle fait le tour. Mais s’il est un tableau existant qui s’approche du tableau
proposé par Lacan, n’est-ce pas Un enterrement à Ornans ?
J’écris ces lignes à un moment où, moi-même, je suis en deuil. Et je
resonge immanquablement au beau livre de Roland Barthes consacré à
la photographie : La Chambre claire 1. Pendant qu’il était occupé à sa
rédaction, la mère de Roland Barthes s’est éteinte, si bien qu’à sa réflexion
sur l’art photographique, s’est nouée une mélancolique méditation sur
cette mort et les photos de son album de famille. J’ai relu cet ouvrage
avec émotion, mais rien ne me touche autant que le Polaroïd de Daniel
Boudinet, placé par Barthes au seuil du volume. C’est la photographie
d’un rideau à la fenêtre d’une chambre plongée dans la pénombre. Une
lumière turquoise filtre délicatement à travers le tissu, qui nous fait deviner,
en contrebas sur la droite du cliché, un lit et la masse d’un oreiller volu- 53
1. Ibid., p. 148.
2. Ibid., p. 28. Je retrouve cette formule de Barthes au départ du très beau livre d’ARLETTE
FARGE, La Chambre à deux lits et le Cordonnier de Tel-Aviv, Paris, Le Seuil, 2000.
3. Ibid., p. 136.
4. Ibid., p. 126.
Fruit d’une découverte scientifique (la découverte de la sensibilité
de la lumière des halogénures d’argent), la photographie n’en est pas
moins, vue sous cet angle quasi alchimique, une opération de nature
foncièrement unheimlich. Cette part essentielle de l’analyse de Barthes
donne à l’émouvante lettre d’adieu à sa mère, en laquelle son essai se
convertit au fil de l’écriture, son relief le plus vif. Avec la photogra-
phie, et la nouvelle modalité de regard qu’elle introduit dans la culture,
Barthes saisit en réalité à la racine un bouleversement complet du rapport
de l’art au réel, et en particulier au temps 1. Mais la photographie fait
tellement partie aujourd’hui de notre univers que nous ne mesurons plus
à sa juste mesure ce bouleversement. Il faut les œuvres de vidéastes
comme Gary Hill ou Bill Viola pour nous le faire éprouver.
Or, n’est-ce pas l’Unheimlichkeit qui constitue l’effet le plus 55
1. Ce bouleversement, qui apparaît pleinement à Roland Barthes en feuilletant son propre album
familial, n’est pas sans retentissements subjectifs majeurs. Ceux-ci sont évoqués par lui avec une
grande pudeur par le détour de Dante et de Proust dans « Longtemps, je me suis couché de bonne
heure », in Le Bruissement de la langue, Paris, Le Seuil, 1984. J’ai commenté ce texte au cours
d’une intervention à l’Institut Saint-Luc, à Bruxelles, dans un colloque organisé par l’ERG en mars
2001 (YVES DEPELSENAIRE, « Le “milieu de la vie” », in MICHEL ASSENMAKER (s.l.d.), Instabilités,
Bruxelles, Saint-Luc Art et Architecture, 2002).
2. SIGMUND FREUD, L’Inquiétante Étrangeté (1919), trad. Bertrand Féron, Paris, Gallimard,
1985.
Les exemples sont légion. J’ai fait à cet égard une expérience édifiante,
en prenant les numéros d’une année d’Artpress. Pratiquement toutes les
œuvres reproduites dans ceux-ci sont empreintes de ce caractère
d’Unheimlichkeit.
S’il fallait élire l’emblème de cette inquiétante étrangeté en art aujour-
d’hui, ce pourrait bien être la figure récurrente du clown. De nombreux
artistes d’horizon pourtant fort divers s’en sont emparés : Peter McCarthy,
Cindy Sherman, Bruce Nauman, Ugo Rondinone, Walter Swennen, etc.
Comme me l’a fait pertinemment remarquer Marie-Laure Bernadac, ils
rejoignent d’ailleurs par là les enfants, qui sont loin de trouver toujours
rassurantes les figures du cirque. Dans le même ordre d’idées, on est
frappé par la multiplication des détournements d’objets enfantins – pe-
luches, poupées, personnages de Walt Disney ou de mangas, soldats de
plomb, voitures miniatures, legos, etc. – dans les œuvres d’Annette
Messager, Jeff Koons, Urs Fischer, Pierre Huyghe, Philippe Parreno,
Jim Dine, Mike Kelley, Virginie Barré, le collectif Irwin, Julianne Rose,
Dana Wyse, Damien Hirst, Tony Oursler, et l’on pourrait en citer bien
d’autres, sans oublier Bellmer. Le monde présumé innocent de l’en-
fance est investi par tous ces artistes comme un espace hanté par une
sourde angoisse, celle qu’à Bordeaux se refusent toujours à admettre
les censeurs de l’enfance elle-même 1.
Qui sont les vrais enfants dans la famille contemporaine ? Les enfants
ou les parents ? Lacan n’avait guère de doute à ce propos, et il aurait
assurément apprécié cette installation, ô combien unheimliche, de Charles
Ray, intitulée Family Romance, alignant un homme, une femme et leurs
deux enfants âgés d’une dizaine d’années, nus tous les quatre et de taille
parfaitement similaire (un mètre). L’œuvre est emblématique de notre
époque : à la fois celle du célibataire Même et de la famille Résidu 2.
1. Allusion, bien sûr, à l’exposition « Présumés innocents », conçue à Bordeaux en 2000 par
Marie-Laure Bernadac, et pour laquelle elle-même et Henri-Claude Cousseau, directeur du CAPC
de Bordeaux à l’époque, sont toujours poursuivis en justice huit ans plus tard.
2. Cf. La Cause freudienne, n° 66, « La Famille Résidu », 2007.
5. FIGURES DU VIDE
1. Je tiens l’essentiel des informations historiques recueillies ici à travers l’ouvrage de JEAN-
JACQUES FERNIER, JEAN-LUC MAYAUD et PAUL LE NOUÊNE, Courbet à Ornans, Paris, Herscher,
1989, et celui de JEAN-LOUIS FERRIER, Un enterrement à Ornans. Anatomie d’un chef-d’œuvre,
Paris, Denoël / Gonthier, 1980.
Chacun des figurants dans le tableau pourrait donc, suivant cette
dernière hypothèse, être aussi bien qu’Antoine Oudot, le personnage
auquel tous les autres – avec compassion, application ou distraction,
c’est selon – rendent un dernier hommage suivant un rituel quarante-
six fois identique dans son égalitaire simplicité. L’idée de l’enterrement
de Marianne est donc loin d’être sotte, si celle qui symbolise la République
symbolise avec elle chacun de ses enfants, d’Antoine Oudot, le grand-
père cher au cœur de Courbet et de qui il tient son idéal républicain, à
la petite Teste qu’à l’autre extrémité du tableau tient la mère du peintre,
en passant par le curé Bonnet, le substitut Proudhon, cousin du philo-
sophe, ou la mère Gagey, la femme du casseur de pierres.
Ajoutons à cette liste… Gustave Courbet lui-même. Celui-ci ne s’est
pas représenté parmi ses concitoyens, lui qui pourtant s’est maintes fois, 59
les notables d’Ornans qui avaient fièrement défilé dans son atelier tour-
nent d’ailleurs le dos au peintre, quand ils ne le harcèlent pas pour qu’il
ôte leurs portraits de la toile. Pour un peu, « aller se faire peindre par
Courbet » entrait dans le catalogue des invitations les plus insultantes.
C’est que le regard de Courbet, qui se voulait historien de ses contem-
porains, était en avance sur son temps, comme l’est décidément
toujours l’artiste.
Sans doute le monde de Courbet et ses rêves d’un temps meilleur
sont-ils un monde et des rêves d’avant Freud. Mais en peinture, rien
n’est plus trompeur que le réalisme, lequel est vieux comme la pein-
ture elle-même. Dans cette « langue toute physique, qui se compose
pour mots de tous les objets visibles », ainsi qu’il se plaisait à la définir,
Courbet fait signe de la réalité d’après Freud. S’il n’en fallait qu’une
preuve, qu’il suffise de songer à Étant donnés, dont on sait à présent
de façon sûre grâce à Bernard Marcadé 1 l’importance qu’a eue
L’Origine du monde dans la conception de son dispositif. Dieu sait pour-
tant ce que furent les critiques de Duchamp à l’endroit de la peinture
« physique » de Courbet.
ALBERTO GIACOMETTI, Hands Holding the Void (Invisible Object), 1934, New York Museum of
Modern Art (MoMA). © The Museum of Modern Art / Scala, Florence.
Au cœur des objets visibles, Courbet peignait en vérité quelque chose
d’insaisissable. Autre chose. Et il anticipait l’impossible peinture des
« choses qui s’échappent » et de l’objet couleur de vide qu’un autre
peintre, au moyen d’autres mots, a su nous donner à voir sur la tombe
d’Ophélie.
De cet objet couleur de vide, il n’est pas d’image ; en quoi précisé-
ment il est réel – au sens lacanien. Et ce vide au cœur de l’objet visible,
tel est bien l’objet en cause dans toute grande œuvre plastique, selon
ce que développait aussi Daniel Arasse. Cela vaut, en effet, tout autant
pour la sculpture ou l’installation que pour la peinture. J’évoquerai, pour
le démontrer, deux œuvres spécialement significatives, l’une d’Alberto
Giacometti, l’autre d’Anish Kapoor.
L’Objet invisible est une sculpture réalisée par Giacometti en 1934. 63
C’est une œuvre qui vit le jour en une période difficile de son existence,
dont Didi-Huberman a fort bien situé les paramètres dans son ouvrage
Le Cube et le Visage 1. Elle représente une figure féminine tenant entre
ses mains un objet invisible ou absent. Giacometti lui a parfois attribué
un autre titre : Maintenant le vide, dont l’équivoque est sensible.
Les sources d’inspiration de cette œuvre sont multiples et complexes.
Il y a un souvenir d’enfance de Giacometti, une petite fille aux genoux
mi-fléchis, les mains tendues comme pour une offrande à celui qui la
regarde. Il y a la statuaire africaine et mélanésienne, à laquelle Giacometti,
très lié à l’époque à Georges Bataille et Michel Leiris, s’est intéressé
de la façon la plus vive. Et puis surtout il y a une Maternité célèbre de
Bellini, qui a fasciné Giacometti par les mains qui entourent le divin
enfant et auxquelles il arrache donc celui-ci. Ce qui fait l’imaginaire
complémentation du sujet féminin par l’objet phallique par excellence,
l’enfant, voilà ce dont Giacometti fait le vide.
Cette sculpture m’apparaît aussi emblématique de ce qu’on nomme
la modernité que le Carré noir de Malevitch, la Fontaine de Duchamp
ou les Demoiselles d’Avignon de Picasso. À l’âge de la science, même
ANISH KAPOOR, Melancholia, vue de l’installation au MAC’s, Grand-Hornu, P.V.C, acier, 11,20 x
6,80 x 36 m, 2004. Photo Sébastien Wains. © Collection MAC’s, propriété de la Communauté
française de Belgique.
la maternité n’a plus rien d’une évidence naturelle. « Mater semper certis-
sima, pater incertissimus », disaient les Romains. Ce n’est plus vrai,
quand naissent des enfants savamment composés en laboratoire : quelques
extraits d’ADN d’une femme introduits in vitro dans un embryon qui
rejoindra l’utérus d’une autre, voilà une procédure désormais praticable.
Dans notre relation à l’Autre et à l’autre sexe tout spécialement, nous
sommes assurément les mains vides. Plus aucun viatique, plus aucun
Tao ne sont aujourd’hui disponibles pour orienter notre rapport au corps
et à la jouissance. Maintenant, le vide.
Ce vide est comblé d’images, soit. Encore et encore. Mais cette
débauche d’images ne trompe même plus : il en va de ce déferlement
comme il en va de la marée d’objets qui nous envahit. Toutes ces images
s’annulent dans leur accumulation et nous aveuglent. Et c’est tout le 65
génie des artistes d’aujourd’hui que de pouvoir encore imposer des arrêts
sur image, fût-ce en poussant au paroxysme leur excès.
Melancholia, l’œuvre d’Anish Kapoor, que j’interroge à présent, a été
créée en 2004 à l’occasion d’une exposition conçue au MAC’s du Grand-
Hornu, dans une exposition qui portait le même nom d’ensemble :
« Melancholia ». Elle n’est pas sans similitude avec l’énorme installation
présentée par Kapoor dans la salle des Turbines de la Tate Gallery, deux
ans plus tôt. Il s’agit d’une pièce en toile synthétique, translucide, qui traverse
en diagonale l’espace de la salle qu’elle occupe. Sa trame, tendue sans un
pli entre un cercle et un carré qui, selon l’angle de vue, s’inscrivent sembla-
blement l’un dans l’autre, dessine entre ces deux orifices une sorte de conduit
courbe et oblong d’une quarantaine de mètres, d’une hauteur de 6 à 7 mètres
à ses extrémités, qui se resserre étroitement en son centre.
Une autre installation, circulaire, intitulée My Red Homeland, déjà
présentée à la Kunsthaus de Bregenz en Autriche en 2003, était présente
dans l’exposition. Il s’agit d’une cuve de 12 mètres de diamètre conte-
nant 25 tonnes de graisse de machine teintée du rouge sang profond
caractéristique de l’Inde, pays natal d’Anish Kapoor. À l’horizontale,
un bloc rectangulaire de fer noir, articulé à un bras mécanique tourne
à raison d’une révolution en une heure, et trace un sillon dans cette masse
pâteuse, tout en lissant les parois intérieures du mur de graisse chao-
tique formé sur la circonférence de l’installation.
De ces œuvres aux dimensions impressionnantes, Anish Kapoor dit
volontiers qu’elles sont les élaborations d’un objet non construit, voire
d’un non-objet. Créer le vide, dit-il plus explicitement, voilà la visée :
atteindre un en deçà de l’objet façonné, atteindre le vide auquel le vase
du potier ex-siste. My Red Homeland pourrait être reçue comme le para-
digme de cette tentative, à prendre le mécanisme qui tourne dans cette
installation pour un équivalent de la main du potier. Mais c’est peut-
être conclure trop vite au moyen d’une analogie.
Repartons donc plutôt de Melancholia. N’avons-nous pas affaire ici
à un objet rigoureusement construit ? Cette structure, d’apparence aérienne,
n’a-t-elle pas nécessité, vu la tension de la toile, la consolidation sévè-
rement calculée du sol avec la collaboration d’ingénieurs très qualifiés ?
66 My Red Homeland semble fruste : matière brute, informe pour une bonne
part. Mais Melancholia est une prouesse technologique.
Oui, tout cela est vrai, et Melancholia a tout d’un objet hautement
élaboré. Mais l’œuvre est-elle exactement dans cet objet ? Là est la surpre-
nante question qui se pose. En effet le spectateur ne se tient pas devant
Melancholia comme devant une œuvre au sens où, bon, il y a : 1° le
spectateur ; 2° l’œuvre et 3° toujours plus ou moins élidée, la fenêtre à
travers laquelle le premier regarde la deuxième. Melancholia instaure
autre chose. Pour le dire vite, elle nous impose une autre topologie, comme
nous pouvions déjà le suspecter dans ce que j’ai mentionné plus haut,
en ce qu’elle inscrit indifféremment ses deux bords – carré et cercle –
l’un dans l’autre.
Avec Melancholia, Anish Kapoor n’a pas seulement construit une
œuvre sophistiquée autour du vide, comme l’on fait, c’est bien connu,
les macaronis ou les canons. Lacan ironise là-dessus dans le
Séminaire VII 1. Non : le vide que cette installation enserre s’éprouve
comme un vide en expansion, en continuité avec l’espace même où se
tient le spectateur. D’où chez celui-ci, un effet de vertige, de bascule
dans l’Unheimlichkeit.
Il est donc sensible que Melancholia et My Red Homeland ne créent
pas le même vide. Melancholia nous fait glisser dans un étrange hors
1. ERWIN PANOFSKY, La Perspective comme forme symbolique (1927), trad. Guy Ballangé,
Paris, Minuit, 1975, p. 78.
2. LEON BATTISTA ALBERTI, De la peinture, op. cit., p. 115.
Tous les termes de ce passage célèbre appellent bien sûr des commen-
taires, celui d’histoire (istoria) en particulier, j’y reviendrai.
Cette définition du tableau (cuadro) comme fenêtre est dans l’his-
toire de la peinture un tournant majeur. Une histoire de la peinture occi-
dentale ne peut d’ailleurs être envisagée avec cohérence qu’à suivre les
métamorphoses, parfois déroutantes – mais qui toujours font signe des
questions cruciales pour la pensée – du tableau, tel qu’à partir du
Quattrocento et d’Alberti, il trouve sa définition comme ouverture pour
regarder.
Certes, la définition albertienne du tableau / fenêtre pourrait s’en-
tendre comme une métaphore : une peinture serait à regarder comme
un paysage, par exemple, serait à contempler d’une fenêtre. Mais il faut
72 renverser une telle proposition : depuis Alberti, c’est le paysage lui-
même que nous contemplons volontiers comme un tableau. Victor
Stoichita cite à ce propos une lettre exemplaire de l’Aretin à Titien, qui
de sa fenêtre regarde le Grand Canal à Venise, et levant les yeux, découvre
un ciel tel que, écrit-il, « jamais depuis que Dieu l’a créé, il n’a été aussi
merveilleusement peint. Ah ! Titien, où êtes-vous ? » s’écrie-t-il alors 1 !
De même, et cette fois sans qu’il lui soit besoin d’une fenêtre réelle,
Flaubert décrivant trois siècles plus tard la ville de Rouen qu’il
découvre d’une colline, peut écrire, dans un passage dont on a pourtant
fait un paradigme du réalisme littéraire, que la vue de Rouen s’étale
devant lui « comme une peinture 2 ».
1. ANTONIO MANETTI, Vita de Filippo Brunelleschi, édition critique par DOMENICO ROBERTIS
et GIOVANNI TANTURLI, Milan, Polifio, 1976.
2. HUBERT DAMISCH, L’Origine de la perspective, Paris, Flammarion, 1987.
de Federico de Montefeltro à Urbino, dans le Studiolo où se célèbre
véritablement son triomphe. L’œuvre de Piero della Francesca, protégé
de Federico, en est un autre exemple éclatant. Ainsi dans La Flagellation
du Christ, l’identification de l’homme et de Dieu lui-même se donne-
t-elle à voir à travers l’hallucinant emboîtement des rapports mathé-
matiques selon lequel son œuvre est construite, qui conduit en particulier
à ce que le Christ soit représenté au dixième de sa taille présumée, soit
17,8 centimètres, cependant que l’œil du spectateur est supposé se tenir
à 1,78 mètre du tableau.
En définissant le tableau comme une fenêtre, Alberti, qui d’ailleurs
dédie son traité à Brunelleschi, donne en somme la formule généralisée
de l’acte fondateur de celui-ci. Cette définition du tableau/fenêtre se
74 redouble en effet dans le Della Pittura d’une autre selon laquelle le
tableau est une intersection du cône visuel, cône dont la base est la surface
de l’objet et dont la pointe est située dans l’œil du spectateur.
Lacan reprend ce schéma tel quel dans le Séminaire XI, pour en
proposer un renversement, à partir de son apologue bien connu de Petit-
Jean et de la boîte de sardines, où le sujet élidé du plan géométral fait
retour sous les espèces de la tache dans le tableau 1.
Ce qui est singulier, c’est que, vingt ans après avoir rédigé son traité
sur l’art de peindre, Alberti, qui était lui-même peintre mais aussi archi-
tecte, écrivit un traité sur l’architecture. Or, dans ce De re ædificandi,
quand il évoque, très brièvement d’ailleurs, la construction des fenêtres,
il recommande seulement de les percer vers le haut des murs, et non
vers le bas, « à raison, dit-il, qu’elles sont faites pour recevoir les lumières
et l’air et que nous regardons l’air des yeux et non des pieds 2 ! » Et
dans un autre passage, il dit ceci : « Les fenêtres du temple devraient
être petites et hautes de façon à ne voir à travers rien d’autre que le ciel.
Ainsi les prêtres qui célèbrent les offices ne peuvent avoir l’esprit distrait
d’aucune façon par les objets étrangers. » Jamais dans ce second traité,
1. JACQUES LACAN, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 99.
2. LEON BATTISTA ALBERTI, De Re Aedificatoria (1485), VII 12, cité par PETER MURRAY,
Architecture de la Renaissance, trad. Fabienne Polani, Paris, Gallimard / Electa, 1989, p. 38.
pourtant de vingt ans postérieur, il n’est question de la fenêtre dans les
termes du premier, comme si l’architecte Alberti n’avait pas assimilé
encore le point de vue du peintre. Point de vue à partir duquel l’archi-
tecture de la fenêtre sera progressivement reconsidérée, mais par d’autres
que lui.
Considérer la fenêtre comme ouverture pour le regard est donc bien,
sinon une invention de la peinture, du moins une invention surgie en
peinture. Et c’est de celle-ci, de cette fenêtre picturale qu’il est ques-
tion quand Lacan situe le fantasme comme ce qui donne à la réalité son
cadre, comme la fenêtre fondamentale à travers laquelle le sujet soutient
son regard sur le monde. J’en veux pour preuve tout ce qu’il y a de plus
logique que c’est à partir de l’analyse d’un tableau que Lacan, dans son
Séminaire XIII, L’Objet de la psychanalyse, entreprend d’en faire la 75
1. JACQUES LACAN, L’Objet de la psychanalyse, leçon des 5, 11, 18 et 25 mai et 3 juin 1966
(Séminaire inédit).
2. MICHEL FOUCAULT, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, chapitre 1.
Vélasquez a dressé dans la partie gauche de sa toile. Mais pour Lacan,
s’interroger sur cette face cachée est traiter d’une fausse question, même
si, bien entendu, c’est là que le peintre nous attend. La Famille du Roi
est, en effet, un montage complexe, et Vélasquez a brouillé fort joli-
ment les pistes. Le commentaire de Lacan se développant sur quatre
longues leçons du Séminaire XIII, je n’entreprendrai pas d’en recons-
tituer le détail, d’autant que la difficulté est redoublée par le fait que
nous manquent les schémas que Lacan a produits dans le fil de son analyse
de l’œuvre.
J’en retiens finalement ce seul point, essentiel à mon propos : Lacan
considère qu’il n’y a rien d’autre sur la toile retournée des Ménines que
le tableau des Ménines 1. Il ne suit donc pas Foucault dans son hypo-
76 thèse d’une peinture du couple royal. Car ce qui importe au premier
chef pour lui, est que Vélasquez ait placé là un tableau qui, parce qu’il
est retourné, fait signe de ce qui manque à toute représentation. La toile
retournée est une pièce cruciale dans la mise en forme de la phrase que
Vélasquez pourrait dire à qui regarde Les Ménines : « Jamais tu ne me
vois d’où je te regarde. » Foucault soutient au contraire que les trois
places du couple royal, du peintre et du spectateur permutent, s’échan-
gent, et même font tout un, quoique chacun soit divisé.
Ce qui est représenté dans ce tableau, est-ce donc le fantasme de
Vélasquez ? Non pas, mais le manque qu’il habille, soit, comme Lacan
l’indique, sa structure même. Pour avoir le tableau, le peintre doit renoncer
à la fenêtre, indique encore Lacan. Si le fantasme est bien pour tout un
chacun une sorte d’œuvre d’art à usage interne, il y a chez l’artiste une
seconde boucle pulsionnelle, qui permet à Vélasquez d’écarter le plan
de la fenêtre et le plan du tableau. Vélasquez a sur le spectateur un tour
d’avance, celui que connote précisément le tableau retourné.
Les Ménines ne sont donc pas la représentation du fantasme de
Vélasquez, mais le montage opéré à partir du fantasme monarchique
de Vélasquez – qui s’est peint au centre de la famille royale. Un espace
1. Rien d’autre, c’est-à-dire rien de plus, et rien de moins. Y compris donc les variations de Picasso
sur Les Ménines.
est ménagé dans ce montage, entre le portrait du peintre et le tableau
retourné, où Lacan suggère de reconnaître le lieu de la chute de l’objet
regard : en la personne de l’infante Dona Margarita et « la fente de l’im-
pubère » dissimulée sous ses entours de parade. En somme, le tableau
retourné ne serait qu’un leurre, au sens militaire du mot : on se perd en
hypothèses sur ce qui s’y trouve, et on ne voit pas la scène qui devrait
crever les yeux, la lettre volée en forme de tableau de Balthus au premier
plan 1.
Au passage, je voudrais là proposer un rapprochement, dont je n’ai
pas connaissance qu’il ait encore été exploré, entre cette pointe ultime
de l’analyse des Ménines par Lacan et le cas évoqué peu de temps plus
tard, en la « Proposition d’octobre 1967 » de « celui qui a reconstruit
sa réalité à partir de la fente de l’impubère, réduisant son psychana- 77
COMPOSITIO
période proposition groupe mot
tableau corps membre surface plane 2.
1. ARISTOTE, Poétique, trad. Jean Lallot et Jacqueline Dupont-Roc, Paris, Le Seuil, 1982.
2. MICHAEL BAXANDALL, Les Humanistes à la découverte de la composition en peinture (1971),
trad. Maurice Brock, Paris, Le Seuil, 1989, p. 161.
L’istoria c’est donc aussi une phrase, de sorte que le tableau peut
être considéré comme une fenêtre ouverte sur une phrase et ses diverses
variations, du type « un enfant est battu 1 », « qu’il est beau d’être une
femme en train de subir l’accouplement 2 » ou « être le phallus, fût-il
un peu maigre 3 ». Entre autres exemples, pas forcément picturaux
d’ailleurs, pour mettre à l’épreuve cette proposition, on songera tout de
suite à celui de Léonard : « un vautour frappe la bouche d’un enfant de
sa queue 4 », mais pourquoi pas, à celui du Ravissement de Lol V. Stein :
« nue, nue sous ses cheveux noirs 5 », ou encore à la phrase « Seule à
cinq heures », référence à la prodigieuse analyse du dispositif d’une
fenêtre et d’un rideau par Lacan dans le Séminaire XII 6.
Seule à cinq heures pourrait être l’œuvre d’un peintre du dimanche :
80 une fenêtre, un rideau, quelques fleurs. L’istoria est celle-ci : Une jeune
fille et son amant. Ils conviennent pour se retrouver de ce signe : quand
le rideau sera tiré, ceci voudra dire : « je suis seule ». Autant de pots
de fleurs, autant d’heures ainsi désignées. Cinq pots de fleurs : « je serai
seule à cinq heures ».
Lacan reprend cet exemple à un ouvrage de linguistique, pour faire
valoir la dialectique du désir qui donne sa véritable portée à cet énoncé.
Seul le désir de l’Autre, auquel s’adresse ce message, lui donne, en effet,
sa sanction, et cela que son destinataire le lise ou pas. Que l’amant soit
là ou pas, « seule » a un sens qui va beaucoup plus loin que de dire :
« feu vert ». Ce que le sujet, divisé dans son annonce d’être seul, cache
et dissimule, c’est son fantasme d’être la seule dans sa fonction d’objet
cause du désir de son amant.
1. SIGMUND FREUD, « Un enfant est battu » (1919) in Névrose, psychose, perversion, trad.
Daniel Guérineau, Paris, PUF, 1975, p. 219.
2. SIGMUND FREUD, « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa.
Le Président Schreber » (1911) in Cinq psychanalyses, op. cit., p. 266.
3. JACQUES LACAN, « La Direction de la cure » in Écrits, op. cit., p. 627.
4. SIGMUND FREUD, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910), trad. Marie Bonaparte,
Paris, Gallimard, 1927.
5. MARGUERITE DURAS, Le Ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard, 1964.
6. JACQUES LACAN, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », leçons du 7 avril et 5 mai
1965 (inédit).
Celui qui est devant ce message peut dès lors en faire plus d’une
lecture. Son attention ira des chemins très différents selon le versant
clinique où il se situe. Névrosé, il y entendra l’invitation à un rendez-
vous manqué d’avance. Pervers, il frémira de s’identifier à l’objet absolu
du désir de l’Autre. Psychotique, le message pourra lui demeurer parfai-
tement énigmatique, à songer que celle qui l’a imaginé sait qu’il est
arrêté devant lui.
À partir de ce modèle rudimentaire, Lacan développe que ce dont il
s’agit dans cet encadrement de la fenêtre, recouvrant le réel en sa mouvance,
pourrait se saisir plus précisément. Rien mieux que cet exemple, en effet,
ne nous fait apercevoir la fonction de la fenêtre comme cadre du fantasme.
Quant aux variations de lecture de l’énoncé auquel celui-ci se réduit, ne
sont-elles pas autant de propositions de tableaux ? Peinte par Manet ou
Matisse, l’istoria fera vibrer d’autres couleurs et d’autres émotions que
sous le pinceau lugubre de Chirico. Au-delà du rideau, Hopper ou Balthus
suggéreront, l’un la vie vide, l’autre l’objet indescriptible.
Et puis reste à considérer le cas où il n’y a pas de fleurs à la fenêtre
et où le rideau reste baissé. On se rappellera alors que le projet initial
du Carré noir de Malevitch était lié à un opéra futuriste – Victoire sur
le Soleil – dont il réalisa les décors. L’idée primitive du Carré noir concer-
nait le rideau tombant à la fin du premier acte, qui faisait signe de la
victoire inexorable de la nuit sur la lumière. En termes moins imagés,
le rideau tombait sur l’istoria elle-même.
7. RIDEAU ?
1. MICHEL BUTOR, « Les Mosquées de Mark Rothko », in Répertoires 3, Paris, Minuit, 1968.
2. Cf. THOMAS KELLEIN, Mark Rothko, Bâle, Kunsthalle, 1989.
La réponse de Rothko à la question de savoir sur quoi ouvre la fenêtre
est très radicale. La fenêtre qu’il investigue est fenêtre sur rien. Elle ne
s’ouvre pas. Elle se ferme. Mais de même qu’il est impossible de lire
sur le visage de la statue du temple de Todai-Ji évoquée par Lacan, si
elle est toute pour vous, ou toute à l’intérieur (non plus que de savoir
si elle est visage masculin ou féminin), nous ne pouvons dire de la fenêtre
de Rothko si elle se ferme du dedans ou du dehors, ainsi qu’en témoigne
spécialement la difficulté qu’il y a devant certaines toiles, comme celle
numérotée TI 1165 dans la série de la Tate Gallery, de distinguer où
sont les zones d’ombre et les zones lumineuses. Or il suffit de ménager
à la fenêtre cette vertu d’appeler la lumière, pour que l’on puisse à son
cadre imputer un au-delà qui en réponde. Songeons, à l’opposé de la
88 bibliothèque Laurentienne, mais restant à Florence, à l’admirable couvent
San Marco, où Rothko ne manqua d’ailleurs pas d’aller voir les fresques
de Fra Angelico. Chaque cellule y comporte une étroite fenêtre, ouverte
sur le ciel, et une peinture d’un épisode du Calvaire, qui, de cette fenêtre,
et selon une proportion magique, reprend la forme matricielle, et en
délivre l’éternel message céleste.
La fenêtre, telle que Rothko en décline, lui, la sourde musique, ne
fait signe d’aucun Autre qui, de quelque manière, s’intéresserait encore
au monde et à son salut. Sa peinture est une peinture sans au-delà : elle
n’ouvre plus sur aucun monde. Non pas qu’elle nous en garde. Elle en
serait plutôt comme revenue 1. Elle jette un rideau sur les mondes. Un
rideau qui ne cache ni ne voile quelque horreur fondamentale à laquelle,
s’il se déchirait, nous serions confrontés, mais un rideau comme celui
qui tombe au théâtre après que la tragédie a été jouée. Après qu’Antigone
fut à jamais entrée vivante au tombeau, après que le Vésuve eut recou-
vert Pompéi de sa cendre, après les camps de la mort – puisque tel est
l’horizon réel de la peinture de Mark Rothko, qui ne passa à l’abstrac-
tion qu’après 1945. C’est pourquoi, à aucun de ceux qui contemplent
cette peinture, ne pourrait venir, me semble-t-il, l’idée qui vint à l’esprit
1. Si, à cet égard, il est un prédécesseur dans l’histoire de la peinture à Mark Rothko, il a nom
Rembrandt, dont Claudel disait admirablement que les personnages dans leur route vers le néant
ont fait demi-tour (cf. PAUL CLAUDEL, L’Œil écoute, Paris, Gallimard, 1946).
de Zeuxis contemplant le voile peint par Parrhasios, de soulever ce rideau,
soit de remettre en marche le théâtre du monde, alors qu’elle nous a
ménagé – un temps qui sera toujours trop court certes – l’accès à l’in-
telligence dernière du caractère radicalement illusoire de tout désir, et,
plus que tout autre, du désir de voir.
Rideau donc? Ah! le torrent d’images qui déferle aujourd’hui ne semble
pas attester que le rideau soit prêt de tomber sur le désir de voir. Pour
satisfaire cet appétit insatiable, que n’invente-t-on dans le style Second
Life ? Notre époque est celle du règne absolu de l’image. L’arte povera,
le minimalisme, le conceptualisme furent trois mouvements qui, chacun
à leur manière, firent objection à celui-ci. Les voies qu’ils ont ouvertes
sont d’ailleurs encore empruntées avec bonheur par de nombreux artistes
de notre temps. Celui-ci se caractérise cependant de plus en plus par 89
1. JACQUES LACAN, D’un discours qui ne serait pas du semblant (1971), Paris, Le Seuil, 2006, p. 145.
horreurs de la planète. S’il est un terrorisme à l’œuvre aujourd’hui, c’est
bien celui-là, comme l’ont d’ailleurs très bien compris les Ben Laden
et autres maîtres de mort, qui en usent résolument. La nouvelle porno-
graphie contemporaine signe en ce sens l’intrusion dans la sphère de
l’intime de cette surenchère d’images insoutenables, et en particulier
celles de ces corps explosés et réduits en bouillie dans le grand concours
d’attentats qui se poursuit impitoyablement. Il n’est pas indifférent que
la voiture piégée soit l’instrument privilégié de ce grand jeu de
massacre. Crash de David Cronenberg a lumineusement montré l’équi-
valence fantasmatique bolide-bombe-petite mort, dans l’inconscient des
« occidentés 1 ». Cela n’avait pas échappé non plus à Andy Warhol, et
Arman s’en est souvenu assurément avec sa Wild Orchid. L’hommage
à Jacques Mesrine de Philippe Perrin (Know your Rights) et le 91
1. Le mot est de JACQUES LACAN, « Lituraterre » (1971) in Autres écrits, op. cit., p. 16. Notons
au passage que « Occident » et « occire » ont même racine latine. Sur le film de David Cronenberg,
je me permets de renvoyer à mon article « Crash (Maybe the next one) », Quarto, n° 63, Bruxelles,
1997.
Ce fut même, selon lui, rien moins qu’un « moyen de continuer la pein-
ture par d’autres moyens 1 ».
Ces parallèles peuvent sembler fantaisistes, mais le sont-ils davan-
tage que les occultistes élucubrations à propos d’Yves Klein ? Sans doute
fut-il un temps, dont il ne fit pas mystère, où Klein fut séduit par la
Rose-Croix. Ce ne fut guère plus qu’une béquille de discours en une
période où Klein tentait de se formuler la signification de l’art qu’il
était en train d’élaborer. Mais cet intérêt ne pèse pas bien lourd au regard
de la ferme foi catholique romaine de l’artiste. De façon très convain-
cante, Jean-Michel Ribettes a rétabli l’œuvre d’Yves Klein dans cette
perspective 2. Il dénoue ainsi le paradoxe apparent, résolu dans ses « anthro-
pométries », qui conduit Klein à persifler les abstraits pour se présenter
92 comme un peintre figuratif jusqu’en ses monochromes. La religion du
dogme de l’Incarnation donne en effet toute sa cohérence à son souci
de la « permanence immatérielle de la Chair », fil rouge d’une œuvre
multiforme et pourtant d’une profonde unité. Klein aspirait à ce que
l’art fit corps avec la vie elle-même en une sorte d’eucharistie joyeuse
et permanente.
Tauromachique depuis Picasso, l’art demeure un combat avec Yves
Klein. Tenons donc semblablement le Della Pittura d’Alberti et le traité
de Klein sur le judo pour deux manuels d’érotique artistique. Dans celui
d’Alberti, l’acte de peindre est comparé à un baiser : Narcisse tentant
d’embrasser toute la surface de la source où il se mire, identifiée au
tableau. Pour Yves Klein, Narcisse saute dans le vide en renversant sa
propre image d’une clé impeccable, comme aspiré par ce point à l’in-
fini en regard duquel la perspective classique assigne le sujet par l’ar-
tifice de sa construction.
Au fait, qui furent les premiers performers de l’histoire ? Ne se
nomment-ils pas Empédocle, Socrate, Diogène ? Un maître zen ne pour-
1. BERNARD MARCADÉ, Marcel Duchamp, op. cit., p 316 et 317. Rappelons que Marcel Duchamp
fut le co-auteur, avec le maître Vitaly Halberstadt, d’un traité sur la pratique échiquéenne : MARCEL
DUCHAMP et VITALY HALBERSTADT, L’Opposition et les cases conjuguées sont réconciliées,
Paris / Bruxelles, L’Échiquier, 1932.
2. JEAN-MICHEL RIBETTES, Yves Klein contre Carl Gustav Jung, Bruxelles, La Lettre volée, 2003.
rait-il pas être qualifié ainsi ? Quand Diogène, par exemple, se masturbe
en public, qu’est-ce qui le distingue d’un actionniste viennois ? Même
quand elles semblent épouser les formes les plus contestables de l’air
du temps, les performances artistiques interpellent, jusqu’à rejoindre
les plus hautes interrogations philosophiques. Ainsi, pour ne prendre
qu’un seul exemple, lorsque Roman Signer, ou plus récemment
Gwendoline Robin, se font littéralement sauter sur des charges d’ex-
plosifs, qu’exhibent-ils sinon le terrain miné sur lequel l’artiste contem-
porain combat 1 ? Mais c’est du chiqué ! objectera le sceptique. Pareil
pour Yves Klein et son soi-disant saut dans le vide 2. Pareil pour Francis
Alÿs, se promenant dans les rues mexicaines un Beretta à la main. Il
n’est pas chargé sans doute. Pareil pour Jim Dine : il ne buvait pas des
godets de peinture, mais du jus de tomate, etc. Excusez donc les artistes 93
1. L’expérience stupéfiante du photographe slovène Evgen Bavçar, qui perdit la vue suite à l’ex-
plosion d’une mine, témoigne que ce n’est pas seulement une métaphore. Lire à ce propos EVGEN
BAVÇAR, Le Voyeur absolu, Paris, Le Seuil, 1991. J’ai commenté cet ouvrage dans « Des yeux
pour ne point voir », Voir (barré), n° 10, périodique du Centre de recherches sur les aspects cultu-
rels de la vision, édité par la Ligue Braille, Bruxelles, 1995.
2. On ne pourra faire ce reproche à Paul Mac Carthy qui, à la suite d’Yves Klein, se balança d’une
fenêtre du deuxième étage et se blessa gravement.
3. PIER PAOLO PASOLINI, Qui je suis (1966), trad. Jean-Pierre Milelli, Paris, Arléa, 2004.
sportif ! Et c’est bien parce que le corps y est dans le coup que l’art est
une érotique, comme la psychanalyse d’ailleurs.
Le corps y est dans le coup, mais naturellement – naturellement ! –
ce n’est plus guère le corps animal, car il n’est plus rien de naturel dans
le corps de l’être parlant. Pour l’homme, la langue est une espèce d’or-
ganisme qui lui décerne un corps au prix de le cisailler, de le morceler,
de le mutiler, de le désorganiser en vérité, tout en le cartographiant, un
corps qu’il peut habiter ou déserter de mille et une manières, dont l’art
témoigne. Et, en définitive, c’est toujours avec des bouts de ce corps
étrangement subverti que l’artiste joue sa partie. Là-dessus, une page
admirable de Lacan, inspirée par un film où l’on suivait Henri Matisse
à l’œuvre dans son atelier. De quoi s’agit-il, se demande Lacan, dans
ces petites touches qui, pleuvant du pinceau du peintre, aboutissent au
« miracle du tableau. Est-ce que si un oiseau peignait, ce ne serait pas
en laissant choir ses plumes ? Un serpent ses écailles ? Un arbre à s’éche-
niller et à laisser choir ses feuilles ? Ce qui s’accumule ici, c’est le premier
acte de la déposition du regard 1. » Ce geste de déposition du regard,
cinématographiquement saisi dans un ralenti chez Matisse, est recon-
naissable dans l’accélération au contraire chez un De Kooning ou un
Pollock. Quant à ces bouts de corps qui, dans le film en question, étaient
métonymisés par la pluie jaillissant du pinceau de Matisse, ils sont tout
ce qu’il y a de plus réel dans nombre d’œuvres d’artistes contempo-
rains, de Manzoni à Chabanis, en passant par le Body Art. Il s’y agit
toujours du même combat autour de l’objet a, dans lequel l’artiste montre
la voie au psychanalyste.
1. JACQUES LACAN, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 104.
8. ARRÊT SUR IMAGE
MOUNIR FATMI, Save Manhattan 03, architecture sonore, hauts-parleurs, bande sonore, sons
fictifs et réels, lumière, ombre, 2007. © Mounir Fatmi.
tous nos pas depuis 2001 et passe en boucle dans nos têtes, tel un spectre
dans le brouhaha. Il y a décidément l’avant 11 septembre 2001 et l’après.
Surreprésenté, surrexposé, surcommenté, surinterprété,omniprésent
dans les médias, l’attentat du 11 septembre retrouve dans cette instal-
lation de Mounir Fatmi la puissance de l’événement brut, opaque, non
déchiffré, sidérant.
Sans doute un tel effet n’est-il pas sensible, tant s’en faut, dans toutes
les œuvres construites autour d’images télévisuelles de l’actualité. À se
réduire parfois à de simples prélèvements parmi celles-ci., il arrive qu’elles
se distinguent à peine du reportage journalistique. Je dis journalistique
sans mépris pour ce terme, puisqu’il est des reporters de la presse écrite
ou radio-télé dont le travail tient de l’art. No Comment, les séquences
brèves et muettes d’actualité sur la chaîne Euronews ont souvent cette 97
vertu.
Alvéole d’intemporel dans le continuum factice et dérisoire de l’in-
formation, No Comment est une espèce de séance courte qui dénude
combien le discours journalistique sert trop souvent un « comment taire
le réel ». Pendant deux ou trois minutes, des images non commentées
nous sont présentées, venues des lieux les plus variables de la planète,
avec simple indication du lieu du jour et de l’heure. L’effet d’étrangeté
est presque chaque fois au rendez-vous. Ces images ne sont pourtant
pas toujours spectaculaires. Elles relèvent très souvent de ce que Raymond
Depardon appelle « les temps faibles ». Ce sera, par exemple, telle rue
de Bagdad, deux ou trois heures après un attentat. Les morts et les blessés
ont été évacués, des pneus brûlent, des gosses jouent, des voitures zigza-
guent, tout ça paraît irréel. Pendant la guerre du Kosovo, où l’on a vu
plus d’une horreur, rien ne m’a glacé comme le film à l’infrarouge d’une
file de gens traqués, cherchant à fuir à pas de loups de nuit. Ils doivent
se frayer un chemin sur un sol crevassé. Soudain, une petite silhouette
vacille. C’est un enfant, dont les pleurs pourraient sans doute faire
surprendre les fuyards. Quelqu’un se précipite pour le faire taire aussitôt
et le remettre dans la file. Est-ce ainsi que les hommes vivent ?
Je citerai aussi cette page éminemment warburgienne, où Gérard Lefort
s’arrête devant la photographie des longues files d’épargnants dubli-
nois de la banque Northern Rock inquiets pour leurs économies :
Ces personnes sont des gens de Dublin, des Dubliners, qui inci-
tent à repenser au recueil homonyme de nouvelles publié en 1914
par James Joyce. Dans l’une d’entre elles, on lit : « Une personne
ressemblant à un pauvre ecclésiastique ou à un acteur dans la
dèche parut sur le seuil. » Dans une autre : « Lamente-toi avec
tristesse et douleur, car il gît mort celui que la bande cruelle des
hypocrites modernes a terrassé. » Cette photo semble prise entre
ces deux citations. Ces Dublinois qui ressemblent pour partie à
un pauvre ecclésiastique ou à un acteur dans la dèche, autant
dire à rien, sinon à eux-mêmes, poireautent pour retirer leurs
économies à la banque Northern Rock, frappée par la crise des
subprimes et menacée à ce titre de faillite. Ce qui étonne, c’est
l’absence de panique ou de colère dans ce rassemblement de
terrassés « par la bande cruelle des hypocrites modernes ». Voilà
98 des pigeons plumés qui, telles les poules, n’auront jamais de
dents. Cette image résignée annule certaines autres, autrement
tumultueuses, dans des circonstances faillitaires analogues : celles
de banquiers new-yorkais tombant des buildings lors du fameux
Jeudi noir de 1929, ou celle d’épargnants de Shangaï (photo
fameuse de Cartier-Bresson prise en 1949) s’étripant à l’entrée
d’une banque quelques heures avant l’arrivée des troupes
communistes. À croire que la domestication par le profit a eu
la peau du fameux tempérament irlandais, qui plus est séché ici
par une banque britannique. Mines contrites, regards dans les
chaussures, et en plus (tous ces impers) il doit crachiner. Le
contraire d’une histoire extraordinaire.
Quelques-unes de ces insignifiances pourtant troublent. La
dame à la canne sur la droite, dont les chevilles et les jambes
sont enflées. Personne au seuil de la banque Northern Rock pour
lui proposer une chaise ? Le monsieur déguisé en amiral de la
flotte texane sur la gauche (le style indéfectiblement George Bush,
bien que floué). Et ma foi, au fin fond de ce groupe, un homme
à casquette qui rit. Dans ces trois cas, une circulation de l’œil
dans l’image qui finit par organiser des micro-événements, en
l’espèce des gouttes d’acide sous une pluie de faillites. De nouveau,
on est chez Joyce. Qui à l’occasion d’incidents ordinaires fait
surgir une épiphanie du moindre monde, sa réalité, sa raison d’être 1.
1. JUNICHIRO TANIZAKI, Éloge de l’ombre (1933), trad. René Sieffert, Paris, Publications orien-
talistes de France, 1977.
goûter une atmosphère, la sobre lumière de cette œuvre patiente serait
peut-être la plus adéquate.
Cependant une question imprévue vient soudainement me troubler.
Quel est mon tableau préféré ? me suis-je demandé avec Daniel Arasse
au seuil de cette balade. Mais que répondrais-je à présent si m’était posée
la question de désigner le tableau qui me fait le plus horreur ? Et je
m’aperçois qu’une œuvre s’impose à moi aussi sûrement que La Tempête
dans le registre inverse. J’en fis la découverte âgé d’une dizaine d’an-
nées au Musée Groeninge de Bruges, où elle côtoye les précieux Memling.
Il s’agit du Jugement de Cambyse de Gérard David.
Sous les yeux d’impassibles docteurs de la loi, quatre bourreaux dépiau-
tent avec application un condamné lié sur une table, le visage grima-
çant de douleur et d’effroi. L’enfant que j’étais pouvait certainement 103
GÉRARD DAVID, Le Jugement de Cambyse, diptyque de justice commandé pour la salle des
échevins de l’hôtel de ville de Bruges, Musée Groeninge, 159,4 x 182,2 cm, huile sur panneau.
© Lukas - Art in Flanders VZW.
sont trois personnes humaines. Semblables à bien des égards aux longi-
lignes hommes qui marchent de Giacometti. Peut-être avec ces derniers
les trois plus convaincantes représentations qui soient de personnes
humaines. Car ce serait peu dire que le spectateur est convié par le titre
de l’œuvre à s’identifier à l’une de celles-ci. C’est le trognon de son
être qui lui est proposé sous les trois variantes incarnées par les trois
Mike.
Bien sûr, le titre de l’œuvre prête à rire. Ô combien ! Qui, en effet,
a jamais eu, avant de l’apprendre de David Hammons, l’idée de recon-
naître un être humain dans un microphone ? Le titre produit un effet
d’interprétation surprenante de cet objet, effet d’interprétation pas moins
fort sur le spectateur lui-même, et c’est bien à mon sens ce qui provoque
irrésistiblement le rire de tous ceux qui s’y arrêtent, confusément étonnés 105
1. Le tableau préféré . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
4. Tours et détours . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47
5. Figures du vide . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57
7. Rideau ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83
Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
ACHEVÉ D’IMPRIMER EN DÉCEMBRE 2008