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De l’alliance franco-russe

Paris, le 11 juillet

L’alliance franco-russe a mal commencé, il semble maintenant qu’elle doive se terminer


fâcheusement. Par alliance franco-russe, j’entends d’un côté un accord dont les termes me sont
inconnus et dont, comme tout le monde, je ne sais rien de plus, sinon qu’il existe. De l’autre côté, je
vois surtout les considérations politiques qui ont permis à cet accord de voir le jour et de durer, en
Russie et – ce qui me concerne plus directement – en France. Petit à petit, certaines idées politiques
se généralisent. Et lorsqu’une idée politique devient générale, elle ne correspond bien souvent plus à
la réalité, elle est déjà vidée de son sens et morte.

***

Le rapprochement entre la France et la Russie – l’une des conséquences les plus tristes du
bouleversement de 1871 – ne pouvait s’exprimer que dans les années 1890. Les sentiments de
sympathie populaire qu’on avait suscités de part et d’autre, ce théâtre raffiné dont la mise en scène
ressemblait à une farce, tout cela ne s’est révélé qu’en 1893, soit vingt ans après les événements qui
en furent la cause. Aujourd’hui encore, j’en ai la nausée.
De l’opinion publique en Russie au début du mouvement, je ne sais pour ainsi dire rien. Je ne
crois d’ailleurs même plus aujourd’hui, malgré les éphémères parlements fantoches et malgré une
liberté de presse très précaire et balbutiante, à l’existence d’une véritable opinion publique en
Russie. Mais je sais que, lorsque l’on déploie les drapeaux, lorsque le ballet de cuirasses commence,
lorsque les soldats défilent en parade, lorsque de rutilants uniformes brodés paradent à cheval ou en
véhicule de gala avec casques et panaches, en toute contrée le peuple amassé jubile, s’enivre et se
presse là où il y a à boire et où l’on tire des feux d’artifice. Je sais qu’on fait ce qu’on veut avec le
peuple, qu’il y a ce qu’on veut : du sang et de l’argent.

***

J’imagine bien que le parti qui maintint le tsar sous sa coupe à la fin des années 1880 et qui
pensait, dans son animosité envers l’Allemagne, contre laquelle il cherchait un soutien économique
et militaire, aux inépuisables économies de la France, ne s’occuperait pas de préparer à une alliance
une opinion publique tout juste présente en Russie. J’imagine aussi que l’aristocratie et la
bourgeoisie russes, celle qui parle et lit le français, celle qui vient déjà chez nous, préfère notre
littérature un peu légère à celle des Allemands. Les aristocrates et les bourgeois de tous horizons,
même ceux des contrées allemandes, s’accordent plutôt à dire que les Français sont pleins d’esprit
et galants, qu’ils sont de vrais boute-en-train. On reconnaît le goût parisien, on achète chez nous
toilettes et bijoux. Notre cuisine paraît toujours aussi excellente, et le service dans nos restaurants
développe un art et un sérieux, lié à ses devoirs, qui séduisent la clientèle étrangère et lui en
imposent. Les Parisiennes excellent dans le jeu de l’amour. Cela suffit pour qu’on accoure de toutes
parts chez nous. Car, si l’on sort du cercle très restreint, en Russie comme ailleurs, des intellectuels
et des hommes de goût, je ne m’explique pas autrement la sympathie des Russes pour la France. De
surcroît, cette pure attirance pour le luxe n’est qu’un phénomène de surface, qui reste marginal et
bien souvent inavoué. L’énorme masse des paysans russes, dans son ignorance crasse, sait aussi peu
des Français que des Allemands, de même qu’elle n’a pas non plus ni saisi ni réalisé sa propre
misère.

***

Il n’en va guère mieux de la sympathie des Français pour les Russes. Loin de là. Certes, on
trouve bien chez nous, ici ou là, quelque personne qui a lu Guerre et paix ou Crime et châtiment.
On compte toutefois sur les doigts d’une main ceux qui reconnaissent qu’un Tolstoï est porteur
d’une tradition héritée de Rousseau ou de Stendhal et que le célèbre auteur de La Mort d’Ivan Ilitch
apporte une nouvelle sensibilité et une nouvelle philosophie qui ont, de leur côté, fait fructifier notre
littérature en maints aspects. Très peu de gens seulement savent qu’un auteur comme Dostoïevski a
considérablement élargi notre palette expressive et qu’il a approfondi l’étude de l’homme jusqu’à
ses abîmes les plus sombres. On ne comprend pas très bien chez nous les nouvelles vibrations et
l’embrasement de l’âme d’un Gorki. On ne comprend pas non plus, par exemple, que les Rimski-
Korsakov, Borodine, Balakirev et Moussorgski ont complètement renouvelé la musique de notre
temps.
D’ailleurs, tout cela n’est que balivernes ! Quelle importance cela a-t-il dans l’élan qui pousse
un peuple vers l’autre ?
En France, les politiques qui ont préparé l’alliance, les naïfs promoteurs de ce rapprochement,
comme ceux qui en ont fait une machine électorale, grâce à laquelle les plus ambitieux aspiraient à
entrer dans l’histoire, ont tous spéculé sur les sentiments et les instincts les plus bas qu’on pouvait
réveiller dans ce pays.
Ces instincts, nous les avons vus se déployer sans gêne ni pudeur. Pourtant, les politiques ne
sont que les symptômes d’une maladie dont les origines sont dans l’âme même du peuple. Ils ne
sont en quelque sorte que les ferments d’une ancienne plaie. Soyons sincères ! Les sentiments et les
instincts qu’ils ont réveillés étaient – honte à nous ! – déjà présents en nous auparavant.

***

Le pire de tous est le sentiment de revanche.


Vingt ans n’avaient pas suffi pour nous remettre des douloureux événements de 1870 et 1871.
Qu’on ait besoin de cinq ou dix ans pour retrouver de nouvelles forces et se réorganiser, soit ! Mais
après vingt ans ! Si l’on avait essayé de récupérer nos milliards et nos provinces, cela eût été, quelle
qu’en pût être l’issue, un malheur. On se serait relevé de ce côté-ci du Rhin, pour qu’une nouvelle
fois on nous reprenne ce qu’on aurait regagné. Autant dire, une nouvelle série de coups du destin
pour notre civilisation et pour l’humanité. La victoire n’engendre que des hommes rustres.
Heureusement, nous avons introduit l’armée populaire. Comme tout le monde avait un
délicieux souvenir de son séjour à la caserne, le dégoût pour l’appareil militaire s’était généralisé.
On aurait volontiers payé une armée de quelque cent mille mercenaires pour qu’ils se laissent
descendre en Champagne ou dans le Palatinat. Mais où la trouver ? À la manière de ces petits
polissons qui, une fois giflés, vont se chercher un adulte pour les venger, on croyait – eh oui, à
l’époque, on y croyait – que le colosse russe nous porterait sur ses bras de l’autre côté du Rhin.
Toute ma vie, j’aurai à l’esprit l’image de cette foule de mes compatriotes, pleurant
d’enthousiasme à la vue des premières flottes russes, leur jetant des fleurs, se bousculant et se
précipitant pour embrasser ces jeunes gaillards grossiers et un peu éméchés que la liesse divertissait
au plus haut point. Au fond, c’était l’humiliant sentiment de sécurité que l’on avait ranimé de cette
manière. Tous les paysans de France, qui cultivaient leur champ en 1893, avaient vécu l’invasion. Et
cette alliance était une sorte de prime de sécurité contre une nouvelle invasion. On pouvait donc
continuer, en toute quiétude, à râler et à chicaner l’Allemagne. Absolument sans aucun danger !
Dégradante insouciance ! Maudits soient les peuples, aussi bien que les individus, qui perdent
haleine en osant ! On peut refuser, détester la guerre, ne pas avoir d’autre aspiration que celle d’être
laissé en paix. Je ne comprends plus rien [sic]. Mais avoir une attitude guerrière quand on se croit
en sécurité !...

***

L’alliance devrait conduire à un spectacle hautement divertissant, si ce n’est encore plus


hideux.
Alors que l’on s’était habitué – au moment où l’enthousiasme se refroidissait – à ce que soit
saluée, dans les programmes ministériels, dans les concours agricoles, dans les cérémonies de
remise de prix, dans les parlements et dans les foires en tous genres, la nation amie et alliée, alors
que MM. Millevoye et Déroulède avaient reconnu qu’alliance ne rimait pas avec revanche, on se
mit avec mesquinerie à compter l’argent qui avait pris, depuis les premiers jours de l’idylle, le
chemin de Saint-Pétersbourg. La caricature s’en empara. Les couplets fleurissaient. On attachait une
bourse à la panse de l’ours et le cosaque, qui faisait des mamours à Marianne, plongeait sa main
dans son sac. De galanterie, il n’était plus question, ni même de finesse d’esprit ; en vérité, tout cela
était d’une certaine manière vulgaire.
Mais lorsque, pendant la guerre japonaise, diminua la confiance insensée qu’on avait accordée
à cette armée russe, qui ne faisait plus peur qu’à elle-même, on se mit à rire jaune. Un vent de
panique souffla et tout un peuple se mit à pleurnicher : « Mon argent ! Mon argent ! Je veux mon
argent ! Rends-moi mon argent ! » Faut-il vraiment que je plaigne les pauvres possesseurs de
papiers russes ?
Je n’éprouve pas la moindre tendresse pour le patriotisme. Hormis dans les beaux discours, je
ne crois pas au patriotisme. Je ne me fais du reste pas le moindre souci pour nos patriotes qui ont
envoyé leurs milliards en Russie. Ils feront d’autres placements, si ce n’est pas déjà fait. Les
placements sont faits pour être utilisés. Que les Russes les engloutissent, ou bien les Allemands, les
Américains, les Japonais, les Suédois, les Suisses ou les Bulgares – tout cela est au fond bien
légitime !

***

J’ai pourtant quelque chose de plus sérieux sur le cœur contre cette alliance.
S’il est exact qu’une nation puisse, au sens propre du terme, se déshonorer, alors le pacte russe
nous a déshonorés.
Au moment où un si tragique réveil attendait la Russie malheureuse et vaincue, au moment où,
fatiguée, elle s’indignait d’être maltraitée, piétinée, asservie, assassinée, on laissa un Anglais, un
Campbell-Bannerman, tirer seul son chapeau devant une révolution malheureuse. Et pour ne pas
entendre ces martyrs-là baragouiner la Marseillaise qu’on leur avait apprise, nous avons entonné à
gorge déployée le funeste et sanglant Bosche Zarja chrani. Et nous avons nous-mêmes fondu le
plomb et trempé l’acier avec lesquels ils réprimèrent, sur les chemins et dans les villages, l’élan de
ce pays qui voulait à nouveau vivre.

***

Concrètement, le seul point commun entre la France et la Russie était leur intérêt commun à
agir contre l’Allemagne. Cette alliance, la vraie, était née à Sedan, avait grandi sur les rives de la
Loire, s’était affermie à Versailles au son du tintement des glaives des princes alliés qui placèrent le
nouvel empereur sur le trône, et avait été signée à Francfort.
Pourtant cette alliance, cette communauté d’intérêts, n’avait plus de raison d’exister, plus de
contenu réel à partir du moment où la France elle-même, bien que sans se l’avouer, avait renoncé à
la revanche. Son prestige diminua peu à peu ; à Port-Arthur elle subit un premier coup ; sur les
bords du Yalu, les difficultés commencèrent et, entre Mukden et Tsushima, elle succomba.
Si, en 1893, il n’y avait pas eu cet enthousiasme qui ne reposait sur rien, cette griserie
artificielle, la fracture de 1905 n’aurait pas été un affront. Si nous ne nous étions pas faits, en dépit
du bon sens, les complices du gouvernement tsariste, nous ne garderions pas le honteux sentiment
de continuer à soutenir la répression d’une révolution juste et nécessaire.
Mais c’est le propre des hommes politiques que de faire naître des fleuves qu’ils détournent
sitôt après avoir pris le pouvoir. Sans cesse, l’histoire se répète, sans que jamais elle réussisse à
instruire celui qui l’observe.
Quand, je me le demande, pensera-t-on enfin à sceller, au lieu de pactes trompeurs entre ceux
qui dirigent, une entente infiniment plus fructueuse et plus durable entre les hommes…
Octave Mirbeau
Neue Freie Presse, 14 juillet 1907
(Traduction de Mathieu Schneider)

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