RENGAINES
Jai lu, dans le supplément d'un journal littéraire, une nouvelle que beaucoup
de bons esprits et de gais compéres, de méres de famille et de critiques d'art,
auront da trouver charmante, morale, artiste et vécue. Vécue, surtout, suivant
expression consacrée des éditeurs qui lancent un roman aux steamers et aux
ballons de la réclame perfectionnée. Par Vinvention, par Ie style, par tout ce qui la
concerne, cette nouvelle edt mérité le prix biennal que P Académie francaise vient
de refuser Ace grand cerveau et ce grand coeur qu’est Flisée Reclus’, car elle nous
console vraiment de toutes les productions empoisonnées et barbares qui ont
cours, dans « une certaine littérature », ainsi que Von dit, peut-tre, en parlant de
Pages, de M. Stéphane Mallarmé*. Cela siappelle je ne sais plus comment. Il
niimporte, dailleurs, Ce que je sais ct ce qui importe, cest que, dans cette
nouvelle, il est question d'un jeune homme, prodigieusement instinctif, supérieu-
rement doué, étonnamment artiste, dont l’enfance révéle des qualités miraculeuses
de dessinateur : — il dessinait des bonshommes sur des cahiers et charbonnait des
images phalliques sur les murs. Plus tard, il se fortifie, par l'étude acharnée, non
de la nature, trop mesguine pour ses enthousiasmes, mais du Cutrassier de
Géricaulr, qu'il copie, pendant des années, avec passion, avec délire. Enfin, malgré
les obstacles, malgré la pauvreté, — il ne possédair que cent mille francs’, — malgré
Jes extraordinaires imaginations que auteur accumule tragiquement sur la paurre
téte enfiévrée de son héros, il s’écrie, ne pouvant plus contenir !élan déchainé de
sa vocation : « Et moi aussi, je serai peintre ! >*
‘A partir de ce moment décisif commence la vraie lutte de l'homme aux prises
avec Part, lutte pleine de troubles, de doutes, de désespérances, et vous allez voir
combien finement et délicatement est analysée 'me d'un artiste moderne. Je laisse
Ja parole a Vauteur. L’auteur n’est point queleongue, je vous prie de le croire ; c'est
tune des plus éclatantes lumiéres contemporaines. Et, chaque fois que lon cite som
nom, il est nécessaire, si l'on ne veut pas se singulariser, d’accoler a ce nom respecté
le qualificatif d’éminent, pour le moins.
4 Peintre! écrit Péminent auteur, la chose était convenue. Mais a quelle
spécialité conviendrait-il de se vouer ? A la peinture @histoire ? Rien de plus
démodé. Au paysage ? Rien de plus couru. A la marine ? Il y aurait a étudier. romla mer, mais toutes les mers. Labeur sans fin et trés coiteux. A la nature morte ?
Autant vaudrait se faire photographe. »
Tu Lentends, 6 Chardin, et toi aussi, Paul Cézanne, pauvre inconnu de
génie*: vous Tentendez, cuivres reluisants, porcelaine od le ciel se refléte,
douloureux godillots comme en peignit Francois Bonvin', godillots déchirants, qui
contez si bien les navrements des petits soldats le long des interminables, des
brillantes routes ot les pieds se meurtrissent et saignent! Et vous, fleurs
merveilleuses, fleuts magiciennes, dont les tons changeents, plus subtils, plus
volatils, plus aériens que vos parfums, désesperent lcci, la main, ime d’un Claude
Monet et d’un Van Gogh, vous lentendez |
Er l’éminent auteur poursuit :
« Au portrait ?... Passé de mode !
Passé de mode, le portrait! Le portrait de Rembrandt, de Velasquez, de
Hals, de Goya, de Ingres, de Manet, de Renoir, de Whistler, de Carriére, de
Forain ! Passé de mode le mystére de la figure humaine, 'énigme de la vie !
Mais ce n'est pas tout. Il continue.
« Ne ferait-il pas micux d’étre animalier ? Mais A quel animal se donner ?
Rosa Bonheur et Troyon avaient pris les beeufs ; Veyrassat les chevaux ; Charles
Jacque tenait les moutons ; de Penne, les chiens ; deux ou trois autres les oiseaux
TL ne resait que les petits cochons de Siam : et encore! »
Ainsi, il ne lui restait plus que les petits cochons de Siam, a ce grand artiste !
Quel malheur ! Er encore il n’en était pas sir ! Quelle anxiété ! Cette anxiété fut
longue. Le pauvre homme dépérissait. Il devenait pauvre. Et il apprit, tout d’un
coup, une nouvelle affreuse. Les petits cochons de Siam, de tous les hommes, de
toutes les bétes, de tous les arbres, de toutes les fleurs, de toutes les mers, de tous
les ciels, de tous les horizons, les petits cochons de Siam, seuls modéles qui auraient
pu lui tester, appartenaicnt, cux aussi, & quelque peintre breveté. Les petits
cochons de Siam, espérance derniére, supréme lien qui l'avait, jusqu’ici, rattaché
a Part, lui échappaient. II ne les peignit pas ; il ne pouvait pas les peindre. Et, dans
Timpossibilité de peindre quoi que ce soit, puisque toute la nature vivante, toute
la nature morte, toute la nature révée appartenaient a d'autres, il se mit a fabriquer
de la fausse monnaic, ce qui le mena, non a l'Institut, mais au bagne.
Pauvre diable !
Et, avec une pitié pleine de mélancolie, avec une psychologie dont la
profondeur insondée étonnera M. Paul Bourget’, lui-méme, 'éminent auteur
ajoute : « I avait trop de talent ! »Je viens de lire un roman, tout récent, et qui, paraftil, obtient un succes
considérable, L’auteur de ce roman compte parmi les gloires francaises. L’‘Acedé-
mie lui sourit et Pappelle: les podtes et les historiens, les dramaturges et les
ingénieurs époussétent déja son fauteuil, et Je railleur qui tailla leurs babits 4 Victor
Hugo et a M. Leconte de Lisle attendait, dans son antichambre, le métre en main
En ce roman dont je parle, il s'agit d'un peintre, naturellement, Et voici la scéne
que je veux conter. C’est la veile du jour ob artiste doit envoyer sa roile au Salon.
Tla convié tous ses amis a venir voir son exposition, dans son atelier. Les amis sont
Ja, rangés en demi-cercle, impatients, devant le tableau que recouvre encore une
immense toile de soie verte. Et, tout a coup, le voile se leve, le tableau apparatt.
Crest le portrait d’une femme, d’une comtesse, célébre par sa beauté ! Le peintre
Pavait « saisie » au moment oi, sortant d'un salon éclairé par les mille lumiéres des
lustres, des domestiques, dans le vestibule, lui présentent son manteau de fourrure
blanche. « L’effet fut considerable, écrit "auteur de cette conception, car le portrait
Gait vraiment frappant et superbe allure. Il y avait, dans ce tableau aux
colorations puissantes et hardies, un sentiment merveilleux du modernisme, de
Vimpressionnisme, avec la science du dessin en plus ».
Cette fagon de comprendre l'art, comme le comprennent le nowvelliste du
supplement et le romancier a la mode, n’est point raze. On peut méme die qu'elle
‘est commune, non seulement parmi le foule, mais parmi les amateurs, les critiques
les peintres eux-mémes, et ceux-h, bureaucrates, maniaques et bavards parlemen-
taires, qui sont chargés, au nom du pays, de diriger l'art et les artistes, de les
protéger, de les récompenser. Cela nous parait furieusement comique quand nous
lisons ces choses, et nous nous moquons. Hélas ! nous n’avons point une notion
plus ncble, une plus hautaine comprehension de ce sublime mystére, de cene
parcelle de divinité tombée dans le cerveau et dans le coeur de "homme.
Cela ne vous semble-t-il pas étrangement mélancolique qu'il y ait un ministére
et un ministre des Beaux-Arts, ct que l'art, dans notte paperasserie infirme, ne
tienne pas plus ou pas moins de place que le réle social d'un garde-champétte o4
d’un sous-préfet ? Et je me dis, souvent, en lisant les discours de M. Bourgeois
‘< Quoi ! c'est tout ce qu'il apporte, cet homme nouveau, le progressiste des vieilles
doctrines fripées, des vieilles theories éculées, des rabachages énervants e des
rengaines éternelles, et cela en face d’un art jeune, vivant, croyant, éclatant, qui
malgré les cris, malgré les insultes, a rouvert les portes du temple, et rallumé, dans
Je sanctuaice, Ja lampe sacrée ? » Au fait, que voulez-vous quils disent, M. Bour-
gecis et les autres, et que voulez-vous quills fassent ?
Karol Cytrowski, L'Abbé Jules D'octave Mirbeau en Tant Qu'exemple de L'influence de Fiodor Dostoïevski Sur Le Roman Français de La 2e Moitié Du XIXe Siècle
Lucía Campanella, "Le Journal D'une Femme de Chambre" Et "Puertas Adentro" de Florencio Sánchez: Rencontre Interocéanique de Deux Écrivains Anarchisants