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ES-TU CONTENT, BARRIAS ? Auguste Rodin aura eu vraiment une destinée peu ordinaire et l'on ne pourra pas dire de lui que ce que vulgairement on appelle la chance, l’ait favorisé de son vivant. Il y a peu d’hommes, méme peu d’hommes de génie, qui aient éé aussi férocement niés, aussi complétement insultés que lui !... Chaque fois que, pour Thonneur de I’humanité, pour la gloire immortelle de l'art, Auguste Rodin produit une cuvre, il lui arrive des avanies de toute sorte et sans nombre. Aujourd’hui, il n’en est plus & les compter... Je me trompe, il peut les compter au nombre méme de ses ceuvres... Un autre homme qui n’edt point eu une solide et invulnérable trempe morale, comme Rodin, un homme qui ne se fit point réfugié, comme Rodin, dans l'ardente paix de son ceuvre, et, loin des intrigues, des sottises et des haines, n’eQt point fait sa joie des joies immenses, pures, toujours nouvelles que donne la natute A qui sait la voir, la comprendre et I'aimer... il y a longtemps que cet homme-Ia, on etit eu raison de lui... Par bonheur, on ne peut rien contre Rodin, et quand on croit ['abattre, on ne fait qu’exciter en lui un plus grand désir de s‘exprimer. Rien d’ailleurs n’est plus comprehensible et plus juste que cette haine du genie, cette chasse au génie, dans une société nivelée, aplanie, od il n'est permis a personne de dépasser de la téte le cordon de la médiocrité égalitaire et démocratique of tous les podtes doivent étre de plats insectes, tous les écrivains immobiles larves dormant sous la pierre du respect, tous les artistes de pauvres animaux domestiques, clopinant dans les basses-cours, ou pataugeant dans les mares du préjugé!... Ah! c'est vraiment une chose bien mal portée, d’un anachronisme bien ridicule que le génie, par le temps qui court !... Sill venait @ Tesprit d'un homme de génie de chercher satisfaction et recompense dans l’estime de ses contemporains, il serait rudement décu, le pauvre !... Et si par surcroit, il comptait sur PEtat, pour le protéger et pour le défendre, c’est-a-dire pour le perpétuer, quelle déception, plus amére encore !... Dans notre société civilisée par la disparition de toutes les formes de beauté, le génie est traqué, comme lest le grand fauve dans les cultutes de PIndochine conquises sur la forét vierge. Des qu'il apparait et qu’il pousse son rugissement, tout le monde crie, hurle, s'arme contre lui... Non seulement on P’abat & coups de feu, mais on le combat aussi par la ruse. On lui dresse des pigges... on le capture... et on vend sa peau pour orner la chambre d'une cocotte ou le bureau d’un financier... On poursuit de méme homme de génie, qui, de temps en temps, vient troubler les petites combinaisons des marchands d'art... et sa peau est portée en offrande a quelques gras fonctionnaires de Institut, dont la joie est de se décrotter les pieds sur ce tapis royal ! Tl ren est pas moins vrai que c'est une bien douloureuse histoire que celle des sculpteurs de notre temps... Un sculpteur n’a rien ay faire, Nos appartements sont trop petits pour lui, et trop de choses y sont prises par le confort, au détriment de la décoration. D’ailleurs, la patisserée suffit & cette derniére, Quant aux statues, 08 les mettre ? Il semble que d’éire sculpteur cela soit devenu un métier aussi hypothétique que celui de ce pauvre hére qui ramassait le crottin des chevaux de bois... A pazt les monuments qui encombrent, de leideur, nos places publiques et nos jardins, et qui viennent des grands bazars de l'Institut, & part quelques bustes officiels, dont Texécution est constitutionnellement attribuee a M, Denys Puech (discrétion, célérité, resemblance)... 4 M. Denys Puech, qui fait des bustes par grosses, comme on fait des fromages par paillons, dans les usines spéciales ', on ne sait pas bien vraiment ce que les autres sculpteurs peuvent sculpter... Il semble done que le réle de I’Etat ft, par de plausibles commandes destinées & orner nos musées et nos monuments, dassurer, je ne dis pas la fortune, mais simplement Pexistence 4 des gens utiles aprés tout, puisque, comme Phidias, Donatello, Michel-Ange, Goujon?, Houdon’, Clodion , Rude, Carpeaux, Rodin, ils meublent de chefs-d’ceuvre histoire... Mais 'Etat a bien d'autres choses 2 faire, bien autres bureaux de tabac a distribuer... Et les sculpteurs ne tarderont pas Gisparaitre comme ont disparu la plupart des formes préhistoriques... ‘Vous vous souvenez, peut-tre lors de l'Exposition, a la suite de quelles difficultés, au prix de quelles décourageantes démarches, Auguste Rodin avait fini par obtenir du Conseil municipal un modeste emplacement oii il pat élever un atelier afin d’y montret au public son ceuvre, du moins une partie de son ceuvre...” Les industriels peu scrupuleux qui sollicitaient des terrains pour faire danser du ventre ef, en général, pour y installer des spectacles stupides et graveleux, avaient toutes facilités, toutes protections, tous encouregements. ~ Ce sera excessivement raide, disaient-ils... Et si le ventre ne suffit pas... vous m’entendez bien !... ma foi, oui |... Diailleurs, nous aurons Guillaume pour régler tout ¢a !... Ainsi ! Pout un peu, aprés ces déclarations promerteuses, loin d’exiger des arrhes de si charmants artistes, on les eft aidés avec 'argent des contribuables... Mais routes les hostilités firent balles contre Rodin, et je dois rendre en passant cette justice & M. Georges Leygues que sans lui, sans son énergique intervention, l'autorisation sollicitée par Rodin edit été unanimement refusée... Elle fut pourtant accordée !.. avec la plus mauvaise grace du monde, il est vrai... L’Exposition terminée, le Conseil municipal voulut au moins manifester contre le grand atiste sa haine quill VeGt privé, peut-tre, de quelques nudités syriennes en action... I] lui intima ordre, un ordre insolent et bref, d’avoir & déguerpir au plus vite, ses platres, ses marbres, ses bronzes, son atelier. On ne lui laissa qu’un délai de quatre jours... Cette exposition admirable, qui fur Phonneur et l’excuse dela grande foire, génait 'e Conseil municipal qui avait hate de rendre ce petit terrain déshonoré par la statuaite de Rodin & sa destination édilitaire, laquelle était de montrer au milien d'une pelouse conique une sore de statue de bronze, représentant je ne sais plus quoi... n'instrumentassent contre Rodin. un objet dérisoire, Peu s’en fallut méme que des huissiets Aujourd’hui, aprés deux ans, la méme chose recommence, la méme haine stupide et forcenée, Le Conseil municipal ne veut pas que, durant les fétes du Centenaire d’Hugo, on montre au peuple la seule image vivante et parlante que nous ayons du grand podte : celle que fixa immortellement Auguste Rodin, Bartias, es-tu content ? Cela vaut peut-étre mieux ainsi, afin que notre dégott du gouvernement, des institutions et des hommes, en g énéral, soit complet. Et il n'y a pas de meilleur antiseptique, pour le goat, que le dégott... Le Joumal, 23 fevtier 1902

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