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LE BAISER DE MAÏNA

La production littéraire se fait, de jour en jour, plus énorme, plus menaçante. Le livre monte,
déborde, se répand : c’est une inondation. Il s’échappe en torrents des librairies encombrées, croule
en cascades jaunes, bleues, vertes, rouges, des étalages vertigineux. On ne se fait pas une idée de
tous les noms, arrachés des profondeurs de l’inconnu, que cette marée déferlante soulève, un
instant, sur le dos de ses vagues, roule pêle-mêle comme des brins de goémon, contre les galets, et
rejette ensuite en un coin perdu de la grève, où nul ne passe, pas même les voleurs d’épave.
Aujourd’hui, le dégoût des vertus bourgeoises et des devoirs familiers nous envahit
davantage. L’on ne se résigne plus à vivre, chacun dans sa sphère. Il semble que l’obscurité nous est
aussi pesante que les murs d’une prison ou la nuit d’un tombeau, et tous nous voulons nous chauffer
au soleil de la publicité. Ni artisans, ni chefs de famille, tous artistes et tous écrivains ; peu importe
notre ignorance ou notre sottise. Les femmes elles-mêmes ne voient dans la littérature et dans l’art
que des portes ouvertes à l’émancipation de leur sexe, c’est-à-dire à la désexualisation, et elles se
précipitent, brandissant la plume et la brosse, à la conquête de leur liberté : c’est la folie déchaînée.
Il faut bien le dire, la presse a fait tout ce mal. Elle a développé en nous, non pas la passion
douloureuse de la gloire, mais le désir mauvais de la notoriété. Elle est surtout devenue, aux mains
de la Médiocrité militante, un agent terrible de décomposition qui s’appelle le succès. Grâce à
l’impudeur de ses réclames, qui confondent dans les mêmes louanges rétribuées l’œuvre libre et
l’œuvre honteuse, elle peut faire du premier imbécile venu un dieu ; et elle n’y manque jamais. Ce
qu’elle possède de puissance d’action sur le public, elle devrait l’employer toute à le bien diriger, à
lui inculquer le goût du bon, le culte du beau, et c’est précisément le contraire qui a lieu : loin de
réagir contre les enthousiasmes absurdes, auxquels le public – ce grand enfant – se laisse souvent
emporter, elle les flatte, les caresse, les surexcite, n’aspirant qu’à être la pourvoyeuse du succès, du
succès odieux et bâtard, qui mêle aux indécisions de ses origines les avortements de ses éducations.
Pour obéir aux tyrannies du monstre moderne, l’Utilitarisme, elle abdique sa souveraineté
intellectuelle en faveur des agioteurs et des croupiers. Elle a chassé l’art des temples, où brûle la
lampe sacrée ; elle s’installe dans les banques où luit le chiffre d’or. Elle lui a donné des guichets
comme aux sociétés de crédit, des comptoirs comme aux magasins de nouveautés, des cagnottes et
des tombolas comme aux tripots. L’art, ce mystère du cerveau et du cœur de l’homme ; l’art, avec
son histoire splendide, avec ses leçons, ses héritages, ses conquêtes, ses moissons augustes de chefs-
d’œuvre et de martyres, ne s’élève plus, grâce à elle, au-dessus du rêve de l’escroc, de l’idéal de
l’industriel, et il a pour aboutissement : la Bourse.
C’est pourquoi la librairie et la presse qui, au lieu de se faire le soutien des œuvres de
l’esprit, n’encouragent que les bas instincts de la vanité et de la cupidité, pour les exploiter, courent
l’une et l’autre à une catastrophe nécessaire, à un krach irrémédiable que nous attendons comme
une délivrance et comme un acte de réparation. Jusque là, les écrivains que n’a point entraînés ce
mouvement de spéculation éhontée devront n’écrire que pour quelques amis, de même race qu’eux,
et aussi pour ces amis inconnus, auxquels les Romains, jadis, élevaient des temples pieux, ces amis
inconnus dont on ne pressera jamais les mains vaillantes, mais dont on sent, par une sorte de
magnétisme, battre l’âme aux mêmes émotions, aux mêmes tendances, aux mêmes haines que la
sienne, « qu’ils grelottent sous leurs neiges d’Irkoutsk, comme Dostoïevski, ou qu’ils roulent dans
les fanges des civilisations extrêmes, comme Edgar Poe ». N’est-ce point là le seul succès enviable
pour les cœurs hautains ?
M. Robert de Bonnières vient de publier Le Baiser de Maïna, un livre qui contient
d’étranges et de grandes beautés, et c’est à peine si l’on en a parle, hormis l’éditeur, bien entendu.
Je n’ai pas appris que la critique s’en soit sérieusement émue. Il est vrai que, lorsque paraît un beau
livre, la critique est, comme par hasard, occupée ailleurs, ou bien elle chôme. Cela n’a, pour elle,
aucun intérêt. Certains noms ne lui disent rien, car elle sait qu’il ne faut pas s’attendre avec eux à
des calembredaines de gaieté ou à des drôleries de sentiment dont elle a coutume de se réjouir, et
qui sont les seuls efforts littéraires qui importent. Le Baiser de Maïna a-t-il beaucoup d’éditions ?
J’espère que non, les livres d’art pur étant fatalement condamnés d’avance et voués à l’indifférence
du public. On pourrait retourner ainsi le proverbe connu : « Dis-moi ce que tu tires, et je te dirai ce
que tu es. »
Le Baiser de Maïna est un roman que M. Robert de Bonnières a rapporté de son récent
voyage dans les Indes. Il est daté de Bénarès, la ville sainte, et c’est là que son action, très simple,
se déroule. Il eût été facile à l’auteur d’entreprendre un ouvrage dans lequel il aurait étalé une
érudition prodigieuse, compilé des textes brahmaniques, discuté sur la caste à perte de vue, vanté le
réveil philosophique de l’Inde, proposé des systèmes nouveaux de pénétration coloniale, M. de
Bonnières s’est bien gardé de ces choses qui lui eussent attiré le respect des économistes, l’amitié
de M. Schœlcher et peut-être, qui sait ? les palmes d’officier de l’instruction publique. Il s’est gardé
aussi de nous raconter des chasses au tigre, comme fit Méry, si extraordinaires, et d’une naïveté si
mélodramatique, que tous les Parisiens, charmés, s’écrièrent que rien n’était plus ressemblant que
l’Inde de ce Marseillais de Méry. Méry avait en effet décrit des tigres bleus, des tigres noirs, des
tigres verts, tout un prisme de tigres, et c’est à quoi se réduisait cette Inde fameuse, si vantée sur la
Canebière du boulevard. Dans Le Baiser de Maïna, il n’y a qu’une seule chasse au tigre. Or admirez
qu’on n’y voit pas le moindre tigre, ainsi qu’il convient, je pense. Mais M. de Bonnières, qui n’est
pas de Marseille, et qui a visité l’Inde dans l’Inde, s’est contenté d’appliquer à l’Inde et aux
Hindous la méthode du roman moderne. Il s’est borné à peindre, en observateur, des mœurs très
particulières qu’il a pris lui-même la peine d’étudier, et à rendre, en artiste, des sensations violentes
et rares qui devaient naturellement évoquer, dans un esprit élevé, vibrant comme l’est le sien, des
paysages et des civilisations inconnues de lui. On peut dire aussi : inconnues de nous, car je me
défie immensément des récits d’officiers, d’ingénieurs, d’envoyés consulaires, et j’imagine que ces
honorables fonctionnaires n’ont jamais donné à personne l’impression esthétique d’un pays.
On ne raconte pas un livre comme Le Baiser de Maïna – non pas que l’action en soit
compliquée, ni enchevêtrée : bien au contraire –, mais parce que toute la puissance de l’œuvre et
tout son charme si personnel résident dans les détails, dans la peinture des choses, dans la nouveauté
psychologique des caractères, dans une poésie de volupté suggestive qui émane de chaque feuillet,
grisante et douce, et aussi dans le langage symbolique – véritable joie de lettrés – dont s’est très
heureusement et habilement servi M. Robert de Bonnières. Je risquerais, voulant l’analyser, d’en
diminuer l’intérêt. C’est un livre qu’il faut lire, savourer, page par page. Quelques-unes ont la
simplicité et la grandeur de la Bible. Je veux cependant en donner une idée très succincte, pour faire
comprendre toutes les beautés de la dernière partie du livre.
Hari-Chandra, le fastueux maharadjah de Ramnagar, pour fêter la bienvenue du nouveau
commissaire général, a déployé tout le luxe de son palais. Il a commandé les danseuses et, parmi
elles, se trouve Maïna, la plus belle et la plus renommée des bayadères de Bénarès, amenée là par
son frère, l’avide Gopal, le plus délicieux et parabolique coquin qui se puisse rencontrer. Maïna
charme, par ses danses et par son chant qu’elle accompagne sur la vinâ, à cinq cordes, le
maharadjah, au point que celui-ci ne pense plus qu’à elle, et qu’il n’a qu’un désir, celui de la
posséder dans son palais. Mais Maïna aime Ram-Sinnh, un jeune brahme riche et beau, lequel, de
son côté, se meurt d’amour pour elle. Gopal, qui tient pour le maharadjah, Hari-Chandra étant riche
et généreux, arrange les choses de façon que Maïna entre par surprise au palais de Ramnagar, et la
voilà prisonnière, parmi les bijoux, les fleurs, les parfums, les oiseaux. Elle s’ennuie au milieu de
toutes ces richesses, car son âme est à Ram-Sinnh, et Ram-Sinnh ne peut venir au palais. Aucune
distraction ne parvient à calmer sa tristesse, ni les ménageries, ni les danses, ni les oiseaux auxquels,
sur la terrasse, elle donne la liberté, leur disant d’aller trouver Ram-Sinnh et de le consoler. Le jeune
brahme se désespère, car il sent bien qu’il mourra s’il ne peut revoir Maïna, « Maïna, son joyau, sa
vie, son sein, son foie, le corps de son âme, la lumière de ses yeux ! » Mais que faire ? Sur ces
entrefaites, Hari-Chandra, dans l’espoir de distraire Maïna, prépare une chasse au tigre. Un beau
jour, Ram-Sinnh voit passer le cortège, caché dans les branches d’un figuier, et il aperçoit Maïna,
nonchalamment couchée dan son palanquin. Il jure de la délivrer, et le voilà qui se met à la
poursuite du cortège, certain de trouver une occasion où il ravira à son puissant rival la femme dont
il meurt. Il marche pendant quinze jours, rôdant le soir autour du camp, espionné, attaqué, ayant à
briser tous les obstacles, à esquiver toutes les embûches tendues sur sa route. Enfin, un jour, il entre
dans la tente de Maïna ; il est harassé ; sa barbe est sale, ses vêtements en lambeaux, mais
qu’importe ? La mère de Maïna les embrasse, les couvre de bijoux et leur donne la volée. Tous les
deux, à travers la campagne, ils s’en vont, se baisant, comme de jolis animaux. Les bijoux, qui
étincellent sur leurs vêtements, les font pareils à des dieux ; et ils disparaissent dans la forêt, vers les
montagnes saintes. Des brebis, qu’un berger paissait dans le bois, les suivent, charmées, et le berger
s’agenouille, croyant voir passer le dieu Krishna et la déesse Radha. Les oiseaux volent autour
d’eux, joyeux et caquetants, les animaux les accompagnent sans frayeur, les feuilles des arbres ont
des caresses ; l’herbe se fait douce à leurs pieds. Ils vont toujours, pendant que la forêt, incendiée
par l’ordre du maharadjah, brûle et s’effondre formidablement dans l’immense brasier. Alors ils
s’arrêtent près d’une source et s’embrassent dans un long et divin baiser.
J’ai lu ces chapitres avec une délicieuse émotion. Il y a là toute une évocation, tout un
poème grandioses, qui m’ont donné la sensation agrandie, mais parfaitement exacte – j’en jurerais 1
– de l’Inde, chantée par M. Robert de Bonnières. Celui qui a écrit ces pages et qui a vu ces choses
est un maître et un poète.
Le Gaulois, 5 avril 1886

1
Mirbeau est très certainement convaincu du contraire !

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