Octave Mirbeau, Petits Poèmes Parisiens - Le Petit Modèle

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Octave MIRBEAU

PETITS POÈMES PARISIENS

LE PETIT MODÈLE

... On frappa à la porte de l’atelier, et aussitôt après, un enfant, un petit garçon e sept
ans, entra.
— On n’a pas besoin de modèle ? demanda-t-il.
— Non, merci ! dit le peintre, qui fumait étendu paresseusement sur son divan.
Cependant il regarda l’enfant, qui se disposait à s’en aller.
— Mais il est joli, ce gosse. Approche ici, petit.
C’état un bel enfant, en effet : figure longue, maigre et un peu cuivrée ; nez finement
recourbé ; des yeux couleur de café, très grands et très doux ; bouche épaisse et rouge,
emperlée de dents blanches et pointues, et, sur tout cela, des cheveux noirs, plats et luisants
tombant drus sur l’épaule. Il portait une veste de drap brun, bordée de sequins et largement
échancrée sur une chemise de flanelle, d’un bleu sombre. Une culotte de velours brun, serrée
au-dessous des genoux, laissait voir ses jambes nues, hâlées par l’air et le soleil. Il y avait,
dans ce gamin, je ne sais quoi de distingué et d’indolent, une facilité et une sûreté de gestes,
une élégance singulière et naturelle, qui intéressèrent vivement l’artiste.
— Tu as déjà posé ? demanda-t-il.
— Oui, chez M. Bonnat, souvent, et chez d’autres quelquefois. Alors, quand je n’ai
pas d’ouvrage, je vais voir dans les ateliers... Ils disent que j’ai un joli torse d’enfant... Voulez-
vous voir ?...
Il s’apprêtait à se déshabiller. Le peintre l’arrêta.
— Non, inutile. Dis-moi, petit, où demeures-tu ?
— Là-bas, Montmartre. Des fois, nulle part.
— Tu as ton père ?
— Oui.
— Et ta mère ?
— J’ sais pas.
— Et de quel pays es-tu ?
— D’aucun. Je suis bohémien. Autrefois nous avons voyagé... Mon père avait une
grande baraque jaune, avec deux mules. Il courait les foires, raccommodait la porcelaine et les
casseroles... Nous étions riches. Puis, voilà qu’il s‘est cassé la jambe... Alors, il mendie avec
des béquilles.
— Tu ne l’accompagnes pas ?
— Des fois ! Mais je gagne davantage, à moi tout seul.
— Quand tu as des séances... Mais quand tu n’en as pas ?
— Je vole, donc !
— Comment, tu voles ?
— Mais oui. Oh ! ça nous est permis, à nous autres. Voyez-vous, autrefois, un
bohémien, qui passait devant la croix où se mourait le bon Dieu, vola les clous tout sanglants
et les emporta. Depuis lors, le bon Dieu a permis à tous les bohémiens de voler.
Après un silence :
— Comme ça, vous n’avez pas besoin de modèle , demanda l’enfant.
L’artiste tira de la poche de son gilet une pièce de cinq francs.
— Tiens, voilà pour ta séance, dit-il, en voulant lui mettre la pièce dans la main.
Mais l’enfant devint rouge, refusa, fit un petit salut de tête et s’enfuit.
Le Gaulois, 30 mars 1882

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