Octave Mirbeau, Propos Gais

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OCTAVE MIRBEAU

PROPOS GAIS

Je parlais, l’autre jour, des chirurgiens… Quelques personnes m’ont reproché de n’avoir
pas été assez sévère, d’autres de l’avoir trop été ; parmi ces derniers, le docteur Legneu, dont
je n’ai fait, pourtant, que de reproduire la prose. Si quelqu’un s’est montré sévère, impitoyable
contre le docteur Legneu, c’est bien le docteur Legneu lui-même. Je n’y pouvais rien. Et si je
suis peu familier avec les choses de la chirurgie, comme il le prétend, c’est de sa faute. A tout
prendre, il est possible que cet honorable chirurgien soit un excellent chirurgien, mais c’est un
bien mauvais écrivain.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait point de bons chirurgiens. Dieu me garde de cette
impiété. J’en connais d’admirables, de grande science et de grande conscience, et plus que de
toute autre amitié, je suis fier d’être leur ami. Bien comprise, il n’est pas de profession plus
émouvante, plus noble, que celle de chirurgien, puisqu’elle n’a pour but que de délivrer
l’homme de cette chose haïssable, abominable entre toutes : la souffrance… Tout le monde
n’a point l’héroïsme catholique de M. Paul Bourget, qui va chercher dans la souffrance,
comme jadis, dans l’adultère, la joie de vivre…
L’autre jour, me répondant dans un journal, le docteur Doyen, involontairement, je veux le
croire, traduisait, de façon tout italienne, mes sentiments à l’égard de ce vieux praticien dont
je rapportais, en français, les paroles restées fameuses : Cito, tuto, jucunde... M. Doyen
voulait, disait-il, me donnait une leçon de latin. Il eût mieux fait, je pense, de prendre une
leçon de français, car je m’étais très clairement exprimé, et il n’y avait pas à douter une
seconde, de l’admiration que j’avais de ce professeur, respecté parmi les plus respectés.
Mais il n’y a pas, non plus, que des chirurgiens admirables. M. Doyen est le premier à le
reconnaître et à les stigmatiser durement… Il y en a d’autres, malheureusement, d’autres qui
exercent leur profession à la manière de Vacher et de Jack l’Eventreur, mais sans danger…
J’ai souvent entendu excuser les folles audaces et les plus innommables charcuteries, par
l’amour exagéré du métier… Mais certains assassins ont aussi cet amour-là… Si grand que
soit l’amour professionnel, il ne doit pas aller jusqu’à amener sur les visages, ces sourires de
joie macabre, comme j’en ai surpris aux lèvres de certains chirurgiens.
Mon Dieu ! me dira-t-on, il y a dans toutes les professions des imbéciles et des
malfaiteurs…
Sans doute… Il y a de mauvais peintres, de mauvais cordonniers, de déplorables
notaires… Ce sont de fâcheux individus, dont on n’aime point les tableaux, les bottes et les
fuites à l’étranger... Mais leur malfaisance de peintres, de cordonniers ou de notaires, ne va
pas jusqu’à tuer les gens… C’est pourquoi l’on a raison d’être plus sévère pour les
chirurgiens, dont l’ignorance, les erreurs, l’inconscience ont ceci de redoutable,
d’irrémédiable qu’elles se paient, non seulement avec de fortes sommes d’argent, d’abord,
mais avec la vie, ensuite… Et quand on est mort, c’est pour longtemps, dit le proverbe.
Le docteur Doyen connaît-il ce chirurgien qui, venant de pratiquer, sur une jeune femme, une
laparotomie très compliquée, eut l’idée réjouissante et soudaine que cette femme fût aussi
atteinte d’une maladie du pylore… Et comme elle était bien étalée, toute sanglante, sur la
table d’opération, l’organisme encore sous l’influence profonde du chloroforme :
— Bah !... dit-il… faut voir ça… J’ai le temps.
De même qu’il lui avait ouvert le ventre, il se mit à lui ouvrir l’estomac, cuto, tuto,
jucunde. La malade n’avait rien. Un pylore intact, parfait, superbe !...
— C’est curieux !... dit-il… je me suis trompé… Et pourtant… le diable m’emporte…
j’aurais parié tout ce qu’on aurait voulu…
Et il se mit à la recoudre avec une héroïque tranquillité...
C’est ce même chirurgien, habile bonhomme d’ailleurs, et bon vivant – ah ! quel bon
vivant ! – qui a une manie vraiment peu banale… la manie de la trépanation… Il ne peut voir
quelqu’un sans lui proposer aussitôt de lui ouvrir le crâne…
— Au moins comme ça… on est fixé tout de suite… et l’on ne travaille pas à
l’aveuglette ! dit-il avec un rire jovial.
Un jour, je me trouvais dans une maison à dîner avec lui… Il n’y a pas un meilleur
convive, et plus gai… et sachant mieux raconter une anecdote… C’est une joie, que cet
excellent homme… Après le repas, au fumoir, je me plaignis d’une névralgie qui me faisait
souffrir depuis le matin.
— Voulez-vous que je voie ça ?... me dit-il… Cinq minutes… Cric… crac !... Ca n’est
rien !...
Il plaisantait, je le veux bien… Mais plaisantait-il véritablement ?... Ah ! son regard !...
M. le docteur Doyen connaît-il aussi cet autre chirurgien, dont on me racontait, tout
dernièrement, les nombreuses prouesses ?... Je regrette vivement que la loi ne me permette
pas de le nommer, puisqu’elle ne me permet pas de faire la preuve de ce dont je l’accuse…
Celui-là ne travaille pas dans les Académies, ni dans les journaux de chirurgie cotés et
respectables… mais il est néanmoins assez connu dans un certain monde… On l’emploie, et il
s’emploie, à toutes sortes de besognes. Aussi l’a-t-on décoré, il y a trois ou quatre ans, pour
services exceptionnels… Exceptionnels… Jamais le mot ne fut plus juste… Gros, avec un
masque rabelaisien, il respire la joie et la tranquillité morale… Il aime le vin, les petites
femmes, les tableaux… Et voici ce qu’il fait :
Ce brave homme possède une clinique, où il ouvre les ventres, pour six cents francs…
tarif connu… La modicité de ce prix lui a valu une clientèle nombreuse et peu choisie… une
clientèle de ventres modestes, qui ne peuvent se confier au bistouri des grands chirurgiens…
On lui amène un malade… Si c’est une femme, il exige que le mari assiste à l’opération, et
réciproquement…
— Parce que moi, dit-il, avec emphase et bonhomie… je ne travaille pas dans les caves…
je travaille au grand jour… au grand jour, morbleu !...
La malade est allongée sur la table d’opération… endormie… Le docteur commence…
Un coup de bistouri… et le ventre est ouvert !...
— Vous voyez, dit-il au mari… le ventre est ouvert !... Maintenant, si vous voulez que je
fasse l’opération, c’est quinze cents francs en plus…
— Mais, répond le mari, consterné… vous m’aviez dit six cents francs…
— Pour le ventre… pour le ventre, sacristi !... Mais pour l’opération… Ah ! vous ne
voudriez pas !
On discute… Les manches retroussées, le couteau à la main, le docteur gesticule…
— Le ventre… Le ventre seulement… Ne l’oublions pas…
La plupart du temps on s’arrange pour cinq cents, pour mille francs… quelquefois pour
deux cents… Souvent, on ne s’arrange pas du tout… car, les six cents francs, c’était tout ce
qu’il y avait dans la maison.
— Alors, il n’y a rien de fait !... dit le docteur…
Et il recoud la patiente, qui sera opérée par un autre, ou qui mourra… au petit bonheur !...
Cette histoire, que je fus à même de vérifier plus tard, me fut contée par mon vieil ami
Triceps... Elle avait le don de l’enchanter…
Et comme je protestais contre sa gaieté :
— Qu’est-ce que tu veux… me dit-il… c’est la vie !
— C’est la mort.
— Eh bien ! la mort des uns… c’est la vie des autres… Ainsi, moi, tiens… tu me
connais… Je suis bon garçon… sensible…. charitable… et tout !... Oui… Eh bien ! mon
vieux… j’ai trouvé un nouveau pansement pour les escarres… Il est épatant !... Il est épatant
en ceci… qu’il emporte tout… même le malade !... Ah ! ah !ah ! qu’est-ce que tu veux ?...
c’est la vie !... Hier encore… ce pansement… je l’ai expérimenté sur un professeur
d’histoire… Eh bien !... il est dans l’histoire, à l’heure qu’il est, ce brave professeur !... C’est
la vie !... Ah ! s’il fallait faire attention à tous les insectes qu’on écrase !...
Ce brave Triceps !... Je voudrais bien savoir si le docteur Doyen le connaît aussi, celui-
là !...

Le Journal, 6 janvier 1902

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