Octave Mirbeau, Petits Poèmes Parisiens - La Tristesse Du Remisier

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PETITS POÈMES PARISIENS

La Tristesse du remisier

... La Bourse est comme un. vaste cimetière où se promènent des spectres.
Elle, si pleine, hier encore, de, gais, tumultes et de clameurs folles, elle est
aujourd'hui, morne et silencieuse. Les coulissiers sont pensifs, les agents abattus.
Dreyfus est sans voix et Dollfus sans mystère. Sa belle chevelure, qu'on eût dit
faite avec des rayons de soleil, prend des tons pâlis de clair de lune. Appuyé
contre la rampe de la corbeille, la tête penchée, triste et dolent, il rêve aux
beaux jours de fièvre et de bataille, .et, lentement, confectionne de petites
cocottes avec les feuilles blanches de son carnet, ce carnet qui... Mais, hélas !...
Tout se tait dans l'immense temple abandonné. La Banque ottomane n'a;
plus de sourires, le Suez ne. tinte plus le joli carillon des jours de fête ; les
valeurs, pimpantes et roses, ne vous arrêtent plus au passage, et ne vous disent
plus, en vous décochant une œillade et .en vous; présentant un bouquet «
Fleurissez-vous messieurs, fleurissez-vous. » Bontoux, a soufflé sur tout cela, et
les banquiers, rangés le long des colonnes,, comme dès armures de fer,
demeurent immobiles et muets..
Pauvres remisiers!
Un joli métier pourtant, que celui de remisier.
Cela consistait à mettre un carré de papier sous le nez d'un monsieur très
riche, qui rarement vous souriait et souvent vous tournait le dos. Il fallait
.paraître affairé, glisser entre les groupes, se frayer, à coups de poing et à grand
renfort de coudes, un chemin à travers la forêt humaine, accrocher les gens par
le pan de la redingote, leur souffler un tuyau dans l'oreille, parler un patois
barbare. Et cela rapportait cinq mille francs par mois : des appointements de
ministre et de cocotte.
Oh ! le beau temps.
On déjeunait chez Bignon, on dînait au café Anglais. On allait au Bois
dans une petite charrette anglaise, attelée d'un petit cheval noir, saluant de ci,
souriant de là, on avait son fauteuil à l'Opéra, son jour, ou plutôt sa nuit chez
Blanche Jasmin. La boutonnière fleurie, l'habit bien collant, où s'étalait à toutes
les premières, et, le dimanche, aux courses, la lorgnette en sautoir, on abordait,
entre deux culottes, un membre du Jockey, rencontré à la Bourse. Comme on
n'était pas d'un cercle avouable, on courait aussi les tripots et fièrement
l'on mettait cent louis en banque. Et les bouquets envoyés, les cadeaux offerts,
les bibelots déterrés pour le petit rez-de-chaussée tout battant neuf, les tableaux
achetés à des peintres à la mode, les invitations sollicitées pour des soirées où il
était bien porté de se montrer, cette vie enfin, cette vie tapageuse et brillante,
sans cesse en quête de toutes les vanités, de toutes
les exigences bêtes, de tous les ennuis dont se composent les plaisirs de Paris et
de Tout Paris ! Et les femmes, au café de la Paix, où trônent le marquis de Caux
et le maestro Costé, disaient en vous désignant : « Oh ! ma chère, c'est un tel.
Très calé, tu sais. Il est à la Bourse. Rothschild et Camondo lui donnent toutes
leurs affaires. »
Où tout cela est-il, maintenant ?
On doit de l'argent à son coulissier, l'agent de change a retenu les
courtages, les clients ont fui et, rangés le long des colonnes, comme des
armures de fer, les banquiers demeurent immobiles et muets.
Tout sombre.

Pauvre remisier !
Adieu, les déjeuners de chez Bignon, adieu, les dîners du café Anglais ! Il
faut entrer, furtivement, dans de mauvaises gargotes. Adieu, premières et
courses ! Blanche Jasmin a consigné sa porte. Le cheval est vendu, et cédé le
fauteuil à l'Opéra. Un brocanteur juif vient d'emporter le dernier bibelot de
l'appartement. Joseph, le valet de chambre, sentant la ruine, a tiré sa révérence,
et la blanchisseuse, tous les matins, réclame trois louis, que vous ne pouvez pas
lui payer...
La Bourse est comme un vaste cimetière, où se promènent des spectres.

GARDÉNIAC
Le Gaulois, 25 février 1882

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