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LES PASTELLISTES FRANCAIS Voila donc une exposition! intéressante et charmante, d’autant plus intéres- sante et charmante qu’elle succéde a l’exposition des aquarellistes, dont nous avons parlé ici-méme? avéc tout T'irrespect qu’elle comporte, tout le mépris qu’elle mérite, Nous osons méme espérer qu’aprés le succés des pastellistes francais, les aquarellistes, également frangais — car tout est francais chez M. Georges Petit — sen iront enfin exposer leurs ceuvres chez les confiseurs du boulevard, qu’ils nauront plus cette impolitesse de convier le public a venir lécher les sucreries de Boissier-Vibert, les bonbonniéres de Gouache-Leloir et qu’ils retourneront a leurs sacs et 4 leurs compotiers. Avouons, pour étre juste, que l'intérét de cette exposition nouvelle vient de ce que M. Georges Petit a eu la trés heureuse idée de méler, aux ceuvres d’artistes vivants, des ceuvres d’artistes morts, tels que Latour’, Chardin et Millet, qui font oublier tous les Emile Lévy, tous les Duez et les quelques rastaquouériques Tissot qui sont la, comme par hasard, on pourrait dire : & titre de repoussoirs, si ces grands maitres de I’'Ecole frangaise en avaient besoin pour faire éclater leur génie et leur beauté. On sait que M. Tissot est moitié anglais, moitié frangais, qu'il posséde un atelier A Londres et aussi un atelier 4 Paris‘. Ce peintre fréquente la meilleure société, et les gens du monde et du demi-monde lui confient volontiers leurs nobles tétes a pourtraicturer. Trés selected, M. Tissot, trés professional painter, enfin ce quiil y a de mieux. D’ailleurs, aucun talent, pas méme de l’habileté vulgaire, mais une agacante prétention 4 loriginal, au niveau, a l'artiste. Sa peinture, imitée des préraphaélites anglais, des impressionnistes francais, et aussi des institutards de VEcole, est bien la plus désagréable mixture qui se puisse voir. Du détail 1a oi il faudrait des masses, des masses la ow il faudrait du détail, un dessin hésitant et grossier, et pas le moindre sentiment des valeurs. Telles sont les qualités de M. Tissot, qui est toujours a cdté de la vérité, du godt et méme du métier. Il ne dédaigne pas non plus le plagiat, mais il est presque aussi mauvais plagiaire qu’il se montre détestable inventeur. Son portrait de femme en robe noire et manteau ~ de fourrure blanche est littéralement copié d’un magnifique portrait de Whistler qui figura, au Salon, il y a‘trois ans’. Méme pose, méme ajustement, méme 145 trangement, recherche du méme sentiment et des mémes effets. Mais quelle vauvre copie ! Néanmoins les amis et familiers des petites dames s’extasient fort levant les productions de M. Tissot qui sont, parait-il, indispensables 4 ’ameu- lement des cabinets de toilette, car on les retrouve toujours entre un bidet Vargent massif et des jeux de brosses d’écaille blonde. M. de Nittis est représenté par dix-sept pastels dont quelques-uns sont fort mportants et comptent le plus dans son ceuvre. J’ai grand-peur que la vogue qui, u contraire des autres artistes, s’attacha a lui de son vivant, ne I’ait abandonné a a mort’. * Il faut bien avoir le courage de le dire, il y avait en M. de Nittis beaucoup lus Phabileté que de vrai talent. Il séduisait davantage par les qualités de srestidigitation dont il faisait preuve, que par la sincérité, la personnalité qui ne e dégagent pas nettement de ses ceuvres. M. de Nittis avait beaucoup pris 4 Manet t surtout 4 Degas mais, en véritable Italien qu’il était, il pomponnait, enrubannait, mbourgeoisait ce que les artistes sévéres mettaient dans leurs toiles, d’art abstrait t de logique impitoyable’. Certains peintres anglais avaient eu aussi sur lui une rande influence. Son imagination se débattait au milieu de toutes ces réminiscen- es qu'il gracieusait, qu’il mettait au point de séduction vulgaire qui flatte l'amateur snorant et moutonnier, et il n’a pas laissé une ceuvre vraiment forte et qui vivra, omme vivront celles de ces persécutés, oi il est allé chercher pourtant le plus clair e sa maniére*. J'ai été surpris et affligé de voir combien ces pastels célébres, \wtour du brasero, le Tour du lac et les Tribunes de Longchamp ne me représentaient lus, dans sa fraicheur, cette fleur d’art brillante, si unaniment saluée a son panouissement. Hélas! le parfum déja s’en est allé — parfum d’un jour, dit hakespeare. Parmi les artistes modernes représentés A cette Exposition — je ne parle pas e Millet qui est déja dans l’immortalité -, il n’y a vraiment que M. Raffaélli devant ui l’on puisse s’arréter avec intérét. Dix pastels seulement composent son envoi, aais ils sont presque tous charmants. Peut-étre ne valent-ils pas tout l’éloge que ettains critiques, jadis, en ont fait, mais ils ont de sérieuses qualités. On se sent n présence d’un esprit qui n’est point banal, dont les recherches et les préoccupa- ons d’art sont plutét littéraires que picturales’, et dont la vision, pour n’étre pas ujours d’une sensibilité trés aigué et d’une intensité trés profonde, n’en est pas ioins toute personnelle. J’aime beaucoup Le pére Larifla, le vieux marchand de rouron, d’un dessin trés simplifié et pourtant complet ; j’aime aussi ses paysages arisiens oi son imagination se plait 4 remuer, dans la lumiére spéciale et l’air riard de Paris, le grouillement des foules et la vie des rues. M. Raffaélli est doué 146 trés vivement du sens de la modernité, et je ne sais pas de meilleur compliment 4 lui adresser, en cette époque oii tant de peintres, qui prétendent faire du moderne, n’arrivent qu’a caricaturer des corps antiques et des figures de la Renaissance, avec de vieux habits achetés 4 la Belle-Jardiniére et dans les décrochez-moi-ca des marchandes 8 la toilette. Nous voici devant les portraits de Latour et, 4 cété, on a mis ceux de son rival Perronneau, un peintre charmant, qui vaut mieux, 4 coup sir, que la réputation un peu effacée ott I’'a relégué la gloire envahissante de Latour. De la grace, de Pesprit, de l’élégance, un dessin savant et délicat ; mais tout cela trop souligné, trop miévre, trop abondant dans le détail, trop précieux, non point a la fagon de la Rosalba" dont la mignardise agace, mais a la fagon du siécle lui-méme. Combien Latour reste plus grand, plus original, plus puissant, Latour qui sut donner au pastel les énergies de l’effet de la peinture a I’huile, et dont les crayons conservent encore la fermeté et l'indestructibilité de la pate ! Bien que beaucoup des portraits exposés datent de la fin de sa carriére, époque oii la main du grand artiste hésita, tatonna, c’est merveille vraiment que d’admirer cette série de chefs-d’ceuvre du peintre de M™ de Pompadour. Il y en a 1a quelques-uns d’immortels: celui du peintre Silvestre, de M™ Mondonville, de Grimod de la Reyniére”, de M* Sallé”, et le sien’, cynique, spirituel, insolent, la levre gourmande de plaisirs et d’ironies, |’ceil pergant et qui senfonce en vous comme une vrille. Latour a marqué chacune de ces figures de la fatalité de son métier et de sa position sociale ”. I] pénétre en son modéle, jusque dans les replis les plus cachés du cceur. C’est un dessinateur impeccable, mais aussi un grand psychologue, un observateur profond a qui rien n’échappe et qui rend tout ce qu'il a vu, tout ce qu'il s’est dévoilé. En somme, le véritable historien du xvur siécle, ’historien de la femme, de l’artiste, du philosophe, du courtisan, du fermier général, de la légéreté et des élégances de ce monde rieur, passionné, discuteur, vicieux, frondeur, sceptique; et puis, le premier qui ait mis ses personnages dans leur milieu vrai, au milieu de leurs habitudes de tous les jours, complétant ainsi, par la vie des choses, la vie des hommes. Latour reste certaine- ment un des plus puissants génies de cette Ecole francaise, si brillante, si nombreuse en talents immortels. Que dire du grand Millet qui n’ait déja été dit mille et une fois? Si admiration, en face de ces ceuvres admirables, trouve des émotions nouvelles et des sensations tous les jours plus vives, il n’en est pas de méme de la langue, qui a vite épuisé ses formules et vidé le dictionnaire de ses mots. On s’indigne toujours avec plus de colére de l’imbécillité des temps qui ont pu laisser dans l’obscurité et 147 dans la pauvreté le si magnifique poéte de la nature", celui qui, dans une vision splendide, faite de larmes et de lourds soleils, a si pesamment courbé homme vers la terre” et I’a si intimement associé aux champs féconds et riches qui le nourtissent ; aux bois, aux ruisseaux, aux durs sillons couverts de givre, aux ciels gris de froid d’ot tombent les neiges éclatantes et les noirs corbeaux. Nous avons salué le Grvre, le Vol de corbeaux, le Semeur, les Premiers pas, la Herse, Y Angelus, et tous, tous les chants de la plus belle épopée humaine qui jamais ait été chantée a la gloire de Dieu, de la nature et de l'homme. La France, 9 avril 1885 NOTES 1. Exposition qui vient de s‘ouvrir rue de Séze, dans l'immense galerie de Georges Petit. 2. Voir supra, « Aquarellistes francais », 9 février 1885. 3. Maurice Quentin de La Tour (1706-1788), pastelliste, auteur de trés nombreux portraits des grands de ce monde, ot les exigences de la véité psychologique sont tempérées pat le souc le plaire 4. Iest vrai que Tissot a longtemps séjourné a Londres, notamment a Saint John’s Wood, oi il s'est réfugié aprés la Commune ; mais il est rentré en France en 1883, aprés la mort de sa compagne, Kathleen Newton, 5. Allusion au Portrait de Lady Meux, déja évoqué par Mirbeau-Demiton le 4 mai 1882. 6. De Nittis est mort subitement d’une congestion cérébrale, le 19 aofit 1884, a Tage de 38 ans. 7. Liadjectif est intéressant, sous la plume d’un écrivain si souvent accusé de « férocité » : en art, la sensiblerie est mauvaise conseillére si elle aboutit a affadir et & trahir la vérité. 8. De méme, le Fagerolles de L’Exvre de Zola, inspiré de De Nittis. 9. Raffaélli réalisera beaucoup d’illustrations d'ceuvres littéraires, de Goncourt, Huysmans, Hugo, Zola. En 1894, il exécutera deux gravures pour les Contes de la chaumiére de Mirbeau, et en 1889, il illustrera Les Types de Paris (cf. infra). 10. Jean-Baptiste Perronneau (1715-1783), auteur de nombreux portraits qui se ressentent de 'influence de Chardin et oit s'exprime un vif souci de vérité. 11. Rosa Alba Carriera, dite Rosalba (1675-1757), miniaturiste et pastelliste vénitierine. 12. Ces trois portraits se trouvent au musée de Saint-Quentin, ville natale du peintre. 13. Vendu 1 800 francs en 1893. 14. Cet autoportrait sera vendu 9 200 francs en 1899. 15. Les trois premiers romans officiels de Mirbeau illustrent ce déterminisme socio- professionnel. 16. Cela explique la colére de Mirbeau lorsque L’Angélus, pour: des raisons de spéculation, 148 atteindra, en 1889, la somme record de 553 000 francs, dont le pei: infra, « L’Angélus», 9 juillet 1889). 17. Que lon pense surtout aux Glaneuses (1857, musée d’Or 18. Le Semeur, exposé au Salon de 1850, se trouve au musée (1858) au musée de Cleveland ; La Herse, vendu 75 000 francs en 1' L’Angélus, vendu 160 000 francs en 1881, puis 553 000 francs en 18

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