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Notes sur l’art. BASTIEN-LEPAGE Ily a trois mois, a peine, Bastien-Lepage mourait’, en pleine jeunesse, en pleine efflorescence de talent. J’ai dit alors sincérement et respectueusement ce que je pensais de ce trés intéressant artiste’, II me semblait que ses amis rendaient & sa mémoire un assez mauvais service en outrant l’éloge et en Pinstallant, tout de suite, dans une gloire démesurée d’oi le temps ne pouvait que le faire déchoir. Mes idées n’ont pas changé aprés la visite que je viens de faire a 'exposition de ses ceuvtes, organisée a l'hotel de Chimay’, cette nouvelle annexe des Beaux-Arts, Plus que jamais je suis persuadé que l’enthousiasme des amis est souvent chose nuisible, plus nuisible que I’hostilité et le parti-pris de la critique. Et cest bien le cas aujourd'hui. Tout prés de Bastien-Lepage se trouve Delacroix. Or, ceux qui ont porté aux nues le peintre de Amour au village’, disputaient aigrement sur le génie de Tauteur des Convulsionnaires de Tanger’. Aucune testtiction dans la louange pour le premier ; des réserves grognonnes pour le second. Vraiment cela manque de proportion, par conséquent de justice®, et cet emballement respectable, mais irréfléchi, va tout droit a l’encontre de ce que l'on en espére. Pourtant Bastien- Lepage avait assez de talent pour avoir droit a la vérité, cette vérité que lon ne doit qu’aux grands. Bastien-Lepage était un convaincu et un honnéte. Toutes ses pensées ont une noblesse, tous ses efforts ont un élan, toutes ses réalisations montrent une personnalité dans la recherche du vrai. Il ne s’éléve jamais bien haut, 4 cause de ses qualités mémes qui l’attardaient, en quelque sorte, aux détails multipliés d’un sujet, au lieu de 'emporter dans la grande synthése et la généralisation. On le sent trés préoccupé, et — préoccupé d’une fagon inquiéte, — des petites choses. Certes, il avait une sensibilité vive, une vision franche, une compréhension juste ; et la nature n’était point muette pour lui. Elle lui parlait par ses larges horizons, par ses nuits étoilées, par ses jours écrasés de soleil, par la rusticité de ses étres. Mais ce n’était point Péloquence magnifique, le lyrisme vibrant qui emplit de sonorités exaspérées, de passions hautaines l’ame de Claude Monet, par exemple et déborde sur ses toiles ; c était un‘langage discret, intime, réfléchi, l'air triste ou joyeux d'une 141 e anson de veillée. Bastien-Lepage n’a vu dans toute la nature qu’une série inecdotes, d’idylles rétrécies ; méme ses tristesses gardent je ne sais quoi pprété et de joli qui les glace et qui n’émeut pas. In’ya pas, dans ses tableaux, dans ses grandes compositions surtout, la sorte ssociation de Ihomme la terre qu’on sent si profondément dans Millet. I] est 2 que ses personages soient bien du paysage oi il les met. Il semble qu’ils aient découpés et collés ensuite sur la toile. Cette impression est trés sensible dans écolte des pommes de terre’, oi les figures, plates et séches, d'un dessin trop ché et d’une exécution trop détaillée, nuisent au paysage, qui est pourtant {a re admirable simplicité et d'une vraie poésie champétre. Le Pére Jacques*® out accuse le procédé ; on dirait qu'il n’appartient pas au bois qui l’entoure et | sort du cadre. Jaime infiniment mieux ses petites études, ott le sujet qui se rétrécit en une 2 motion géne moins l’artiste. Il y en a vraiment de tout 4 fait remarquables, | sentiment exquis et d’un frisson ému. C’est la qu’on sent bien l’artiste qu’était ien-Lepage, ses aspirations, ses recherches et ses sincéres préoccupations de xture. L’excellent peintre a rendu des impressions d’heures fugitives et de éres mystiques qui prouvent qu’il y avait un poéte, un réveur, un interpréte ent inspiré, dans le naturaliste qui prétendait préférer la vérité a la poésie. Ses hes ont un accent qui étonne chez cet amoureux des champs de la Lorraine ; s nuits sans étoiles, qui baignent de leur ombre épaisse des villages endormis, une profondeur mystérieuse oii l’esprit s'enfonce vers des réves infinis. Il faut citer un ouvrage tout a fait hors de pair : c’est Un Pont de Londres? pont dont on n’apercoit qu’une seule arche qui s’arrondit, et la Tamise qui z entre des lignes brumeuses et des horizons brouillés ; sur tout cela le jour gris Angleterre. Il n’y a rien, ni un bateau, ni un personage, rien que ce pont, qui ¢ la toile dans toute sa longueur, rien que cette eau et ce ciel. Cette toile est prés d’étre un chef-d’ceuvre ; en tout cas elle est d’un grand artiste. Mais les es de cette hardiesse, de cette simplicité et de cette puissance ne sont pas breuses. Les portraits forment la meilleure partie de I’ceuvre de Bastien-Lepage. C'est Vil semble avoir mis ses plus nobles et ses plus curieux efforts. J’ai déja parle portraits de son pére, de son grand-pére, de M. Wallon”, et j’ai loué, comme nvient, celui de Mme Drouet ", qui est excellent. Si Bastien-Lepage reste, c’est ses portraits, — et ses petits portraits, pour lesquels il s’est évidemment vuvenu de Clouet. Ils sont d’une exécution trés poussée, presque miniaturée, durtant sans miévrerie et sans sécheresse. 142 Quelques-uns méme ont des accents d’humanité — et, pour ainsi dire — des psychologies trés intéressantes. Il faut voir particulitrement le portrait de M. Andrieux, trés franc, trés net, trés vivant, et celui d’une vieille dame dont un caté du visage est paralysé. Iy a la des recherches originales et des effets nouveaux gui assurent a Bastien-Lepage une place enviable parmi les peintres modernes. Je crois néanmoins que le comparer a Holbein”, comme beaucoup l’ont fait, est une exagération sans portée. Holbein dans le fini, dans la perfection du détail, avait un dessin rude, une logique impitoyable, une résolution presque sauvage des lignes qui manquaient souvent a Bastien-Lepage. Supérieur 4 Meissonier, qui toujours raidit homme et le raméne a la mort du squelette, a limmobilité de Parmature, il a cherché, dans une virtuosité parfois excessive, a pénétrer '’ame du modeéle et 4 mettre des rayonnements sur le visage. II faut rendre cette justice 4 Bastien et admirer l’artiste 1 ot il est admirable. En résumé, c’était un tres sincére artiste qui n’a jamais eu que des préoccupations d’art et jamais ne s’est laissé guider par une pensée de lucre et des compromissions de métier. Manet l’avait trés vivement impressionné ; mais iln’a pas osé pousser la logique jusqu’au bout, et souvent il s’arréta 4 mi-chemin de ses audaces. Ses grandes toiles manquent d’harmonie et de proportion, ou plutét de décision. Elles semblent hésiter entre les formules grandioses, simples et idéalistes, des Primitifs, et les formules du naturalisme nouveau. Ce sont ces derniéres vers lesquelles il parait avoir incliné. Malheureusement, le naturalisme, aussi bien dans la peinture que dans a littérature, est un rapetissant qui réduit toutes choses et tous @tres a de pauvres constatations *. La vérité habite aussi bien les hautes régions de l'idéal ; elle s'y montre dans de plus belles et plus éclatantes lumiéres, et les artistes qui vont la chercher la ne risquent rien que de faire des ceuvres impérissables. Bastien-Lepage manquait de flamme, de cette flamme de création ardente et sacrée qui éléve homme au-dessus de Ia virtuosité du métier pour le faire entrer dans le ciel splendide de l'art immortel od les peintres ne sont pas seulement des peintres, mais oi ils regoivent l’initiation a toutes les beautés que produit la pensée humaine. Un peintre qui n’a été qu’un peintre ne sera jamais que la moitié d’un artiste. La France, 21 mars 1885 143

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