PORTRAIT
L’atelier du peintre Loys Jambois’ est certainement le plus curieux des
ateliers. On y admire de vieux bahuts, des tapisseries rares, deux Carpaccio”, trois
Botticelli’, des études de Rossetti* et de Burne-Jones, tout un arsenal compliqué
d’armes anciennes et damasquinées ; un traineau qui traina limpériale Catherine®
- sur les neiges durcies de la Néva, une chaise a porteurs qui porta la marquise de
Polignac® sous les ombrages chantoutnés de Versailles, des broderies persanes, des
aciers arabes, une quantité prodigieuse de madones byzantines et de poteries
italiennes, des étains au ton mat et bleu A cété de porcelaines éclatantes du Japon,
dont les panses s’enflent et les cols s’effilent, décorés de fleurs bizarres et de bétes
sacrées ; un aquarium ou, parmi les gigantées et les algues, nagent des poissons 4
six bosses, péchés sur la céte d’Orissa’. Puis ce sont des divans trés larges,
recouverts de peaux d’ours noir et de tigre mort-né, des fourrures de martre, aux
teflets d’argent, des coussins dont les broderies se mélent aux filigranes d’or, de
hauts paravents a huit feuilles, d’ot retombent des étoffes aux plis maniérés, et qui
font, dans la pitce vaste, de place en place, de petits coins de mystére et d’intimité.
Au pied de ces paravents sont disposés des canapés, des poufs bas et des tables
légéres de laque chinoise et de mosaiques assyrienne, dont l'une supporte, au
milieu d'un fouillis d’objets menus, un vase oti se meurt un lys, l'autre, une burette
de vermeil, pleine de vin de porto, et deux coupes de jade dans lesquelles
sémiettent des gateaux anglais.
Loys Jambois s’efforce a rester autant qu’il peut en harmonie avec 'intérieur
de son atelier. Aux heures du repos, il s’enveloppe volontiers d’un costume
japonais, trés brodé de dieux et de métamorphoses, ou bien il se déguise en
seigneur du temps de Louis XII.
— Quelle jolie tache je fais | se dit-il en contemplant dans une glace son image
qui s’éléve en clair sur un fond de bahut gothique, ou en sombre sur la blancheur
@une tenture soyeuse.
Il se campe firement, de trois-quarts, le mollet marquant, la main gauche
appuyée sur la garde de son épée, la main droite jouant avec les boucles de la
perruque blonde.
— Quelle souplesse | se répéte-t-i]. Comme je m’harmonise avec la nature
ansmorte ! Quel accent a le panache de mon feutre sur le rouge de la portiére !...
Quel...
Jambois est interrompu par Pentrée d’un valet de pied, correct, irréprochable,
qui, d’un ton solennel et sans que remue le moindre muscle de son visage, dit :
— Le modéle de monsieur attend monsieur.
Alors Jambois revét sa tenue de travail : un jersey de soie bleu sombre, trés
collant et qui moule exactement le thorax, un pantalon de molleton blanc, des
escarpins vernis, décolletés sur le cou-de-pied, une toque anglaise qui s’assouplit
a la forme du crane. Le tissu du jersey est unique et d’une élasticité telle qu’en le
tirant de la main il s’allonge, s’allonge, s’allonge indéfiniment, revient, aussitét
laché & son point de départ, avec une vibration d’are qui se débande, avec un bruit
sec de caoutchouc qui claque sur la peau.
— Oi diable vous procurez-vous des étoffes pareilles ? demandent 4 Jambois
ses amis émerveillés.
Et lui, dun geste las, désignant |’Orient, répond :
— La-bas... chez des femmes qui se nourrissent de dattes et qui sont belles,
belles, grosses, grosses comme Judith Gautier®.
Lorsqu’il fait le portrait d’une grande dame, Jambois commande des
orchestres qui jouent des airs tristes derriére les paravents. Sur les balustres de la
galerie circulaire il dispose des modéles italiens, 4 la peau jaune, en des attitudes
pompéiennes ; d’autres, plus blanches, se cambrent dans des encoignures, le torse
nu, les seins pointants, avec des chevelures qui pendent. Et I’on voit, entre deux
vases fleuris de fleurs pourprées, sur une table oii s’éparpillent les couteaux d’or,
une grande coupe, en forme de sexe ailé, qui contient des confitures canaques.
Reliées au plafond par d’invisibles fils, des plumes de paon se balancent dans lair
sous la plainte des violes et l’extase des harmonicors.
~ Ces sons, ces plumes, murmure Jambois... Oh ! que j’aime !
Jai parfois rencontré Jambois en visite, et c’est un spectacle admirable. II
arrive, pale, les yeux mourants dans un cerne bleu. II s’affaisse sur un divan et bat
des mains, comme bat de l’aile oiseau blessé qui agonise.
— Mon Dieu! qu’avez-vous ? s’écrient les femmes subitement affolées.
Jambois, qu’avez-vous donc ? oh ! qu’avez-vous ?
Et lui, presque pamé, d’une voix faible, murmure :
— Je m’ai rien. Je meurs.
Les femmes s’empressent s’effrayent. Toutes, elles sont agenouillées, autour
du divan, prés de lui. ‘
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— Songez donc! soupire Jambois. Un enfant... si blond... si. rose! U
enfant ! Il posait chez moi... Ah! si blond! C’était comme un réve qui sera
comme un soleil, rout jeune, qui serait... Ah! si rose !... Tl posait chez moi
Lenfant conta qu’il était allé, la veille, 4 Versailles, au chateau ! Et il me demanc
ce que ¢’était que Marie-Antoinette. Je le lui dis. Il me demanda comment elle éta
morte. Je lui dis qu'elle était morte sous la guillotine ! Alors il me demanda ce qu
était que la guillotine ! « La guillotine, lui dis-je, c'est dans une planche de boi
un trou rond, par ot on passe Ja téte. » Et l'enfant si rose répondit : « Ah! ou
c'est comme le trou des... » Si blond !... Non, je ne peux pas, je ne peux pas !
Les femmes implorent avec des profils éperdus.
— Ah! Jambois, dites-nous ce que répondit l'enfant.
— Non, je ne peux pas, je ne peux pas... Figurez-vous un lys trés blan.
immaculé, un lys sur lequel un lépreux vient poser ses lévres immondes. Eh ! bie:
jai été ce lys et enfant a été ce lépreux ! Je meurs de la blessure de l'enfant !
Et les femmes sanglotent.
— Crest affreux | c’est affreux !
Et Jambois recommence de battre des mains. II suffoque, rale...
— Mon Dieu! Jambois, revenez A vous. Jambois, voulez-vous un verre d
porto ? “
— Merci, non ! Du jus de viande, je vous prie... du jus de viande, trés pet
dans une tasse de saxe. Oh ! une tasse de saxe, blanche et ténue, qui serait comm
un nuage, qui serait comme une perle, qui serait comme une fleur, qui sera
comme une [évre, qui serait comme un lac, qui serait comme une ame ! Oh
aspirer du jus de viande, trés peu, dans une ame !...
Un jour, il demanda du lait de martre zibeline.
— Oh! du lait de martre zibeline ! boire du lait de martre zibeline !
Son regard s’extasia, perdu on ne sait dans quel réve lointain. De temps e
temps, Jambois répétait :
— Du lait de martre zibeline ! Ah ! que j'aime !
Une des plus grandes préoccupations de Jambois, c’est le parapluie. Il ¢
posséde une collection importante a laquelle, tous les jours, il ajoute des spécimen
nouveaux. Le choix de ces parapluies est pour Jambois tout un travail. D’abor
il n’aime que les parapluies anglais, achetés en Angleterre.
— Ine fleurit bien que 1a, dit-il... Pourquoi ?
Tous les mois, il part pour Londres afin d’y acheter des parapluies. Il rest
des journées entiéres chez Marshall, a les palper, a les examiner de prés, de loir
dans leurs détails et dans leur ensemble, a les mettre dans toutes les positions dor.
309est susceptible un parapluie, 4 en étudier minutieusement le manche, la soie, les
baleines le fourreau. Et chaque fois il revient, charmé, enthousiaste, au point qu’un
jour, a peine de retour chez lui, il écrivit 4 une amie :
~ Chéte, je reviens de Londres. Accourez vite voir mes parapluies, des
parapluies si exquis ! Vous vous p&merez, je vous avertis. Ils sont fins comme des
cigares et nus comme des filles.
Les amis se moquent parfois de ce goat bizarre, qu’ils traitent de « mauvais
chic ».
— Mais non! mais non! s’éctie Jambois. Ce n’est pas une question de
« rite », c'est une question d’art ! Quelle tristesse ! vous ne voulez pas comprendre.
L’art est dans les sensations exquises et subites que donne le parapluie. Voyez ce
qu'il dégage de féminité, de réve, de mystére, de mélancolie, d’hamlétisme, de
pessimisme et de non-amour. Rossetti, Burne-Jones, Alma-Tadéma, Gustave
Moreau, c’est la qu’ils ont puisé leur génie. Oui, le parapluie c’est la Source unique,
et c'est aussi I’aboutissement supréme... le parapluie anglais, bien entendu ?
— Et la nature ? qu’en faites-vous, Jambois ?
— Mais non, mais non! La nature! Ah! quelle barbarie ! Et comme elle
manque de suggestion ! Il y a le lys d’abord ; cela, je pense, n’est contesté par
personne ; il y a ensuite le parapluie. Et puis, il n’y a plus rien! Le préraphaélisme
tout entier, ce n’est pas autre chose que l’interprétation hagiographique du
parapluie. Un parapluie qui serait nimbé d’or, comme une vierge ! Vous n’avez
jamais pensé a cette chose délicieuse et liturgique ? Tenez...
Jambois prend un parapluie, long et menu; il le balance dans Pair délicate-
ment, du bout des doigts.
— Voyez comme il se penche, comme il s’incline, parmi les fleurs gréles et les
lys odorants ! Le voyez-vous, la-bas, li-bas... il se perd, s’évanouit... Ne dirait-on
pas la forme mourante d’une ame ? Oh! que j’aime !
Le soir est tombé, l’atelier est tout sombre. Par la grande baie, un reste de
jour pale entre qui frise les dorures éparses, s’accroche aux angles des balustres,
caresse 4 peine un dieu hindou accroupi dans des flammes. Mille choses indécises
se devinent dans lombre crépusculaire. Loys Jambois est allongé sur un divan ; il
tient sa main droite repliée sous sa téte dolente ; sa main gauche joue avec le
manche d'ivoire d’un petit poignard florentin qui figure une téte de mort pleurant
sur des tibias entrelacés. Et Jambois est plus triste que jamais, plus que jamais en
proie a l’hamlétisme dévorateur. C’est l'heure vague oii il songe a la Femme, A
PUnique.
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Et il la revoit, trés longue, trés mince, surnaturelle, avec sa robe blanche, son
i i in manteau
regard de statue, sa chevelure d’or qui la couvrait comme du
dimpératrice, et la branche de lys qu'elle portait a la main, ah! si hiératique,
- ment |... Cétait, il y avait plus de dik ans, 4 Londres, chez un peintre od i
déeunait... Une porte s’ouvrait, et une forme apparaissait, traversait la piéce,
sévanouissait. Elle ne parlait pas, elle chantait comme chantent les harpes ; elle ne
marchait pas, elle glissait, comme sur les lacs magiques glissent les conques trainées
"par les cygnes. Jambois, ébloui, avait demandé quel était ce réve.
— Cest l'Unique, avait répondu le peintre. C’est la Femme. Hier, je Pai
rencontrée. J’ai mis vingt ans cela ! / /
L’Unique s’était mariée au peintre, et Jambois avait cru mourir, car il avait
compris qu’elle était perdue pour lui A jamais. De temps en temps il la revoyait
glisser, inclinée et toute blanche, dans cette salle 4 manger de son ami, pus
disparaitre, et c’était pour le pauvre Jambois une joie abominable et torturante de
penser que l’'Unique ne serait jamais Sienne, jamais. _
— Ecoutez, lui avait dit un jour le peintre. J'ai légué aprés ma mort I Uniaue
alun de mes amis artiste. Allez le voir. Peut-étre fera-t-il pour vous ce que j’ai fait
Pour lui. -— . : ew de 2 aot le
ILy était allé, Pinfortuné Jambois, mais P'ami avait déja légué son précieux legs
aun ami qui l’avait Jégué a un autre, et il était allé ainsi @’amis en amis pendant
plusieurs années. ; _
La nuit est tout a fait venue, et Jambois réve encore 4 la Femme. II soupite :
— Le trentigme! Etre le trentiéme sur la liste! Quelle éternité ! Souffrir,
: od
souffrir ! Toujours souffrir ! Oh ! que j'aime”.
Gil Blas, 27 juillet 1886
(Ce texte sera repris, avec des variantes, dans L’Echo de Paris du 22 mars
1889, sous le titre : « L’Unique — Scéne de la vie décadente » et dans Le Journal,
24 novembre 1895).
NOTES
1. Ils'agit de la premigre attaque de Mirbeau contre les préraphaélites. Mais, & iravers Loys
Jambois, il vise aussi son ami Paul Bourget, dont le snobisme, les mondanités lui déplaisent.
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Karol Cytrowski, L'Abbé Jules D'octave Mirbeau en Tant Qu'exemple de L'influence de Fiodor Dostoïevski Sur Le Roman Français de La 2e Moitié Du XIXe Siècle
Lucía Campanella, "Le Journal D'une Femme de Chambre" Et "Puertas Adentro" de Florencio Sánchez: Rencontre Interocéanique de Deux Écrivains Anarchisants