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g J.-F. RAFFAELLI \e M. Jules Lemaitre’ prétend que tout a été dit, que tout a été fait, que, par -onséquent, il est inutile, sinon ridicule, de dire ou de faire quoi que ce soit. On loit s’asseoir sur le bord du chemin, regarder M. Renan passer et tourner silencieusement ses pouces. Telle est la fonction du littérateur moderne. Elle est ‘éduisante. Et, souvent, j’ai redouté que M. Jules Lemaitre ne préchat d’exemple ; jue, dans un accés de dilettantisme aigu, il prit la résolution de ne plus rien dire +t de ne plus rien faire. Ce qui nous priverait, assurément, de fantaisies charmantes +t hebdomadaires, et, peut-étre, — qui sait ! — d’ceuvres fortes. Il faut s’attendre a ant d’imprévu, avec le capricieux et spirituel lettré, qui serait bien capable d’avoir lu génie, un jour, rien que pour se donner le malin plaisir de se contredire et de 1ous étonner ! Mais je veux croire que M. Jules Lemaitre se trompe, et qu'il reste neore, dans le champ moissonné de lesprit humain, quelques glanes 4 ramasser, aéme aprés M. Chantavoine’, méme aprés M. Hugues Le Roux’. Comme démonstration, voici M. J.-F. Raffaélli, dont les Types de Paris‘ iennent de paraitre: une publication de grand intérét et qui résume assez idélement I’ceuvre de ce puissant peintre. M. Raffaélli a, lui, inventé quelque chose ans son art, c’est-a-dire qu'il a exprimé des sensations dont personne ne s'était visé avant lui. Il est vrai que c’est un peintre, et que ces sortes d’inventions ne nuchent guére M. Jules Lemaitre. Pourtant, tout peintre qu’il est, M. Raffaélli a tit entrer dans le domaine de l’art pur et, partant, dans l’intellectualité, une série “étres et de choses dont on ne s’était point préoccupé jusqu’ici et que I’Ecole ormale’ ne jugeait pas, sans doute, assez nobles pour qu’elle permit 4 des rofesseurs de les aimer. Si civilisés que nous soyons, nous gardons toujours de otre hérédité grossiére, fortifiée en grossiéreté par notre éducation, un fonds ‘inférieure tendresse, d’émerveillement esclave pour tout ce qui reluit, une {miration exclusive et lache pour les belles étoffes éclatantes, pour les santés rutales, les natures riches et les insolents soleils. La douleur elle-méme, si elle veut aire 4 nos 4mes de parvenus, doit avoir de longues traines de dentelles et ‘authentiques quartiers de noblesse. Et la mort ne nous apparaitra vraiment nusante et de bon goiit que si le mort ou la morte, en mourant, légue aux jeunes ancés qui pleurent, des millions, des chateaux et du bonheur de théatre 4 en yprovisionner le Gymnase* pendant cent ans. Le romantisme, et, aprés lui, le iio Laan Ronse ada 366 US-45 réalisme, qui valent, comme doctrines, ce que valent toutes les écoles, c’est-a-dire tien’, ont eu, du moins, le mérite de reculer considérablement horizon de Pinvestigation artiste, et de nous faire comprendre que toute la nature, méme celle réputée hideuse, parce qu’elle ne se manifeste pas en peluches de salons ou en marbres d’écuries, est, pour celui qui sent, qui est ému sincérement, une source Péternelle, de toujours neuve beauté. Mais nous ne sentirons cette vérité complétement que le jour of toutes les castes seront abolies, et que Pidéal de la convention artistique ne sera plus le privilége, odieux et mensonger, d’une seule classe, parce quelle est riche. Grace a M. Raffaélli, la banlieue de Paris — ce monde intermédiaire et bizarre, a la fois grouillant et abandonné, qui n’est plus la ville et qui n’est pas encore la campagne, of rien ne finit, et oii rien ne commence, ot les hommes, paves des miséres sociales : petites vies bourgeoises, métiers mystérieux, rédes nocturnes, écrasements prolétariens; ott les ciels charriant avec la suie des cheminées d’usine, l’acre odeur des poussiéres urbaines', oii les paysages, faits de végétations étiolées, de profils gris, de silhouettes désolées, d’horizons fumeux, de détritus et de gravats relevés, ¢a et 1, de la cassure vive d’une tuile ou du luisant @un morceau de verre, ont un caractére si particulier de souffrance et de révolte, une si poignante couleur de mélancolie, — a conquis sa place dans l’idéal. Victor Hugo, dans les Misérables, avait bien eu le pressentiment de cette poésie complexe et nouvelle, la sensation de ces drames de médiocrité. Mais cela resta, chez lui, Pétat de pressentiment brut. Trop enclin aux exaltations lyriques, il eut seulement Tinstinct vague de cette beauté et n’en sut dégager ni une forme précise, ni un type vivant. C’est bien 4 M. Raffaélli que revient I’honneur de cette découverte. Un littérateur qui n’edt été que littérateur, un peintre qui n’edit été que peintre ne Peussent pas faite. Il fallait, pour la réalisation d’une telle ceuvre, la concordance, dans un méme esprit, de cette double émotion et de cette sensibilité jumelle ; il était nécessaire qu’a des qualités de vision picturale, maitresses, se mélassent des qualités d’observation, d’ordre purement littéraire, aigués ; car, non seulement cette ceuvre est admirablement pittoresque, elle a aussi une haute signification sociale”. Elle affirme le droit 4 la vie, le droit a la pitié de Part, le droit 4 la beauté pour les petits ", les souffrants, les réprouvés. Ce n’est point un pamphlet, ni Pacte de foi d’un apétre, ni l’acte de doctrine d’un théoricien; c’est l’explication raisonnée et rendue sensible, par des idées et par des couleurs, par des attitudes, des formes, des mouvements d’Ame, et des paysages de tout un milieu social, s’agitant dans l’ombre étouffante que projette sur lui l’inexorable ville. ea) alee 367 “ Jespére que M. Raffaelli ne m’en voudra pas de cette constatation. Il y a des peintres qui ne souffrent pas qu’on les accuse de littérature. Is peignent, et voila tout. Insinuer qu’ils pensent leur est presque un outrage. Et il arrive ceci : quand on dit de leurs tableaux qu’ils suggérent quelque chose, ils sont furieux et s’écrient : « Ah ! ca, me prend-on pour un romancier ? » Mais si l’on déclare qu’ils ne suggérent rien, ils se tiennent pour diiment insultés et s’écrient: « Me prend-on, pour un imbécile ? » M. Raffaélli n’est pas de ces petites espéces qui restreignent l’art 4.une manifestation unique ; il est de ceux au contraire qui professent que I’art est une combinaison harmonique des sons, des couleurs, des formes et. des pensées. M. Raffaélli est essentiellement un moderne ; j’entends qu'il a le sens»et © Pamour de la modernité, ce qui est plus rare qu’on ne se ’imagine. Beaucoup de peintres se croient modernes parce que, délaissant les tuniques grecques, les — casques romains et les pourpoints de la Renaissance, ils vétent leurs modéles de _ fracs A revers de soie ou de robes a la derniére mode. Mais, sous les fracs et sous les robes, les corps restent quelconques : formules apprises 4 ’école, contours d’atelier, souvenirs de musée. Et les physionomies ne reflétent aucune: des | particularités morales de «Phabitude contemporaine ». Elles viennent de.la | Cyrénaique ou de Tanagra, d’Athénes ou de Rome, de Milan, du temps: de— Ludovic le Maure", ou de Florence du temps de Laurent de Médicis 2: Cest-a-dire qu’elles ne viennent de nulle part. L’art de M. Raffaélli est tout différent parce qu’il est réellement de l’art, c’est-a-dire le résultat d'une émotion personnelle. Avec ce qu’il y a d’immuable dans le fatalisme humain, M. Raffaéllt reproduit les états d’ame spéciaux 4 notre époque, spéciaux surtout a une catégorie dite de notre époque. Par les figures qu’il nous représente, et par-del ces figures, s’apercoivent nettement la vie, ses luttes, ses conflits hiérarchiques, ses égoismes homicides”, ses inanités. Elles nous content, ces figures, non pas seulement Phistoire de leur intimité morale, mais Phistoire des milieux sociaux oi elles; évoluérent; les habitudes qu’elles y prirent, les souffrances, les joies, les résignations | ou les révoltes qu’elles en gardent. M. Raffaélli a méme noté avec une précision 4 extréme du caractére, saisi avec une étonnante intelligence des nuances, les déformations musculaires et anatomiques, inhérentes et variables 4 chaque métier, si bien que ses personnages on les reconnait tout de suite 4 leur démarche, a leurs tics, tout ce que le labeur a mis sur eux d’accentuation physique. Et, toutes ces, évocations, l’artiste ne va pas les demander 4 la vulgaire anecdote d’une composi- tion scéniquement arrangée, a Ja trop facile compréhension des attributs et des accessoires chargés d’allégoriser le motif; tout le drame se concentre. dans 368

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