Octave Mirbeau, Dies Illa

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DIBS ILLS Une visite M. Constant Coquelin s'imposait. I me recut dans une vaste pitce, parmi les deux mille huit cent neuf portraits et ses trois mille quarente-six bustes, que des glaces, mystérieuse- ent disposées, répélaientet se renvoyaient & I'in- fini. Au centre, un pivot tournait, portanta hauteur Whomme, une rangée circulaire de miroirs, les- quels reflétaient jusqu’aux reflets des reflets, — Ah! ab! s'écria joyeusement M, Constant Coquelin... Enfin, vous voila! Et, comme je paraissais ahuri par cette pullu- Jante répercussion de 'Image, de I'Image immor- telle et rasée de_notre grand Cabotin national, celui-ci me dit, de cette voix unique qui vibre at qui claironne : — Mon gar¢on, vous n’en voyez qu'une minime partic... Tous les musées de province et de Tétranger possédent d'importantes collections de mes bustes et portraits... Celle-ci, qui est de choix, je la destine au Louvre, naturelle- | | | ps muta Bese 4g ment... aprés ma mort, s'il est vrai — ce qui n’est pas encore prouvé — que je doive mourir.. Oui, mon garcon, tout cela ira au Louvre. Mout un geste mystéricux, et il ajouta — A moins que la reconnaissance de mes compatriotes n’édifie, sous Ja protection de IE: un musée spérial et fastueux, le musée Coquelin... en quelque sorte, national, oi chaque semaine, au milieu de mes bustes et portraits, on eélébrerait le culte de ma personne, selon des rites extrémement impressionnants. On mo doit bien cela, on vérité. On doit bien cela a Coquelin... Avec mon fils et mon frére, ne suis-je point une hypostase autrement en vedette que la Sainte- Trinité?... La, franchement... D’ailleurs, je sais que Roujon y songe... Mais il ne s‘agit pas de cela pour le moment. Tl se tourna vers le domestique qui m/avait introdvit, et il ordonna : — Dites & mon seerétaire qu'il vienne immé- diatement me faire les pieds. Puis, s‘adressant a moi avec un sourire condes- ‘cendant et presque cordial — Mes piods... me confia-til, e’est un honneur que je n'accorde d'ordinaire qu'aux dames et en wagon (1). Mais vous avez été toujours si parfait que je consens ce que vous le partagiez avec elles et chez moi, ee qui en double le prix. Main- tenant, causons. (4) Voir tee Mémoires de Schvrmann. 420 coms be rake TIsenfouit dans un moelleuxet profand fanteui Jes jambes croisées, les genoux a hauteur du menton, et tandis que le seerétairo Je déchanssait respectucusement et se livrait, sur ses piods illustres, & des manipulations savantes, notre — de suis content de Ja Presse!... Non, v semble ent vie nouvelle. Elle semble vouloir abandonner Jes tes querclles stériles, les bas potins, les dis: ions byzantines, les odieux Davardages, of ment, ts Press dans un elle se complaisait, pour s’attaquer, enfin, aux grandes questions philosophiques, aux questions vilales, aus passionnants phénoménes sociaux!... La Presse se relive!... Vous m’en voyez tout heu- reus... Vous me voyez tout heureux, surtout, Wavoir 16 la cause de cotte revolution, de ce rajetnissoment tout a fait admirable... On ne va plus rire de nous, en Europe, je vous le garantis ! Par quelle série de patriotiques douleurs n’ai-je point passé, si vous saviez! Et comme souvent, a Vétranger, j'ai eu a souffrir de Vinfériorité notoire de notre Presse!... On me disait : « Avouez que votre Presse resemble a une loge de concierge! » Il m’était difficile de répondre & cela, car etait, ma propre opinion que les étrangers exprimaient de cette facon pittoresque et si peu flatteuse pour mon amour-propre national, Naturellement, jeds- fendais la Presse, demon micux. Je disais : « Mais, non, mais non, Vous exagérez! » Personne n’était dupe de cette générosité qui me portait, comme pies mia Aa Tes fils de Nod, a jeter un voile sur les impuretés dans ma patric... Avjourd’hui, cela change, et nous allons reconquérif, grice a moi, I'estime du monde et notre rang dans Yhumanitél... 11 était temps, je vous le jure... Coquelin doit-il ou ne oit pas jouer en Nees) . Telestle redou- table et univers probléme, } probleme, tel est Je sanctifiant ui se pose!... Voila done enfin reve. nucs les hautes spéculations métayhysiques... It a suffi que mon nom parit, un instant, ainsi jw'une jeane aurore aprés une Jongue, une Jourde nuit de téndbres et de fievres m , pour que f0t purifige Vatmosphére morale de notre Presse!... En ai-je fait, dans ma vie, de ces miracles!... Et il apparaft lumineusemefit que je suis le centre, Ie pivot, et, eomment direis-jo? Yame méme de la patrie! Le secrétaire, penché sur les pieds nus du grand homme, pongait avec frénésie la peau cor- née du talon, laquelle retombait, sur le tapis, en poussiére brillante. Et les deux mille huit cent neuf portraits, ot les trois mille quarante-six bustes, prenaient, & la voix vibrantedu maitre, un aspect de gravité presque religieuse. J'étais émv. Pourtant, avec toutes les précautions oratoires que commande la personnalité de mon interlo- ‘cuteur, je crus devoir objecter timidementceci : — Vous étes I'ame méme de la patrie, cela est str. Le vieil esprit francais, qui se galvaude si -aisément, hélas! retrouve en vous, aux heures difficiles, son foyer, ot brolent toujours les belles 122 onxs ve suizas . flammes dela pensée et de Vart. Vous &tes, puis je ainsi dire, quelque chose comme Yantisoptique de nos décompositions, le vigilant gardien de nos Guergies gaspillées, Ie phare tournant de nos espérances compromises... Oui, vous Mes tout cela, ef vonx étes plus que ton! cela, puisque vous dant, il s’en favi que le Presse ait unanimement Jutions... ly a eu bien des serves et bien des indignations! approwvé vor ¥é Coquetin sovri et je vis Ace sourire, of Je is se tempérait @ironie, combien il avait pilig de moi Que me font indigaations ou réserves! dit- il... Vous ne enter done pas la veritable signifi- cation de cette explosion nationale! Mest tout & fait indifféront que la Presse approuve ou désap- prouve Yopportanité de mon voyage... L'impor- tant est que la question en ait éi¢ posée! Le rare et le miraculeux, c'est que la Presse ait délaissé ses fuliles quereties pour se passionner & de tels problémes, dont la solution contient Vavenir de Vhumanité... Au fond, toute la question est en ceci : Goquelin et la France, c’est la méme chose. Jincarne la France et la France m’incarne : nous sommes consubstantiels I'un a autre. Avec mon fils et mon fréve, jo formais déji une Trinité extraordinaire. Avec la France, je suis une dualité plus extraordinaire encore. Comprenez-vous, maintenant?... Et croyez bien, mon pauvre:gar- gon, que je n’entreprends ce voyage que dans le res ta 123, ‘but de faire“rayonner ces nouvelles vérités sur Te monde. Je venx qu'on sache bien, dans l'uni- vers, que la France a repris possession d’elle~ mame, ou que j'ai repris possession de la France, ce qui est tout un... Fallai grand hs ore Jui poser une que; nme me devanca, car il voit tout, et i lit, jnsque dans les plus profonds replis de hurmai ame du Molidve ov da Seribe rroyez pas i ces sottises, jeune homme, i! sur un ton paterne!, el regardez autour ie, comme d me di de yous... Y cut-il jamais un homme plus peint que moi, plus taillé én marbre que moi, plus coulé on bronze que moi? Non, n’estce pas? Eb bien, alors? De Yargent? tous mes coffres«forts en dshordent!... De la gloire? je ne sais plus ot Ia mettre... Non, noa... Vai senti que le jour étai enfin ven : Dies ira, dies ie... 1 ce leva, Leseerétaire avait terming sa besogne de pédicuration, Les pieds du Maitre resplendis- saient, comme deux archanges d’apothéose patriotique... Je sentais peser, brOler sur moi les cing mille six cent dix-huit regards des por- traits, les six mille quatre-vingt-louze regards des bustes. Je me retirai, ot c'est & peine, dans mon émotion, si j/entendis la voix du grand Cabotin, qui disait = Oui, le jour est enfin venul... Ils fe savent bien, en Allemagne. (Le Journal, 17 juin 189%.)

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