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Jules Huret, "Le Journal D'une Femme de Chambre" - Chez M. Octave Mirbeau
Jules Huret, "Le Journal D'une Femme de Chambre" - Chez M. Octave Mirbeau
Jules Huret, "Le Journal D'une Femme de Chambre" - Chez M. Octave Mirbeau
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C’est qu’en effet jamais jusqu’à présent les mœurs3 de la société bourgeoise, ses tares,
ses hypocrisies, n’avaient été aussi violemment, aussi durement quelquefois, aussi sévèrement
étalées. Aujourd’hui les verges du satiriste ne frappent pas seulement un individu
exceptionnel divisé4 parmi tant d’autres monstres, il généralise5 et consacre la déchéance de
toute une classe, et même il flagelle sans merci, en même temps que l’ensemble des maîtres,
toute la domesticité contemporaine.
Et voilà, ce semble6, sous d’apparentes et fragmentaires critiques, ce qui fait le fond du
gros émoi qu’on nous signale7 ; car les peintures osées de la lutte des sexes, les apostrophes
véhémentes, la crudité voulue de certains dialogues, de certains détails, ne peuvent pas être
sérieusement condamnées si l’on songe un instant à l’admirable effort d’art qu’elles
représentent, à la belle, à l’impeccable tenue littéraire du livre8.
1
Camille de Sainte-Croix va surtout publier, trois jours plus tard, un très important et dithyrambique
article dans La Revue blanche, le 1er septembre 1900 (pp. 72-76). Il voit dans le roman de Mirbeau « l’épopée de
la servitude civilisée » et insiste surtout sur sa portée sociale.
2
Initialement, cet article devait paraître dans Le Matin, qui l’a refusé. Dans le manuscrit conservé dans les
archives de son petit-fils, Jules Huret écrivait en effet au début de son article, à la place de l’allusion à l’article de
Sainte-Croix : « [...] à ce titre seul, il appartiendra au Matin d’en entretenir ses lecteurs. »
3
Variante du manuscrit : « les dessous ». Le mot « dessous » présentait l’avantage de sous-entendre que
ces mœurs bourgeoises sont soigneusement camouflées sous une apparence de respectabilité.
4
Var. ms. : « choisi ». Le mot « divisé » n’a aucun sens ici et résulte certainement d’une erreur de
lecture.
5
Var. ms. : « généralise, plus que de raison, peut-être ». Visiblement Huret craignait de heurter les
lecteurs du Matin et faisait preuve d’une prudence, qui n’a cependant pas été suffisante.
6
Var. ms. : « je crois ».
7
Var. ms. : « que nous signalent nos correspondants ».
8
Var. ms. : « la belle tenue littéraire que le livre garde d’un bout à l’autre ».
Ce qui fait sincère l’indignation de quelques lecteurs sensibles, ne serait-ce pas plutôt,
avec cette généralisation arbitraire9, l’excès de vérité, le cynisme inédit de la confession 10 de
la femme de chambre, désormais célèbre ?
Quoi qu’il en soit, les hommes seuls devront lire l’effrayant journal. L’auteur s’est
d’ailleurs abstenu de jamais mettre en scène la jeune fille bourgeoise, et elle seule a trouvé
grâce devant l’œil exercé, la perspicacité et la blague cruelle de la chambrière.
9
Var. ms. : « [...] dont nous parlions plus haut ».
10
Ce mot ne manque pas de surprendre, car qui dit « confession » sous-entend des fautes à avouer,
comme celle de Jean Mintié dans Le Calvaire, et un sentiment de culpabilité qui semble fort étranger à Célestine.
Le mot a de surcroît une connotation nettement religieuse qui ne semble guère aller avec la physionomie de la
chambrière. On peut supposer qu’il s’agit, pour Huret, de mieux faire passer, chez les lecteurs du roman, l’amère
pilule que leur inflige le romancier. Il en va sans doute de même de son insistance sur le fait que la pureté des
jeunes filles de la classe dominante ne sera pas souillée par le journal « effrayant » de la femme de chambre...
11
Si l’on se réfère aux échanges de lettres, il semble bien que Jules Huret n’ait pas fait le déplacement
d’Honfleur et que Mirbeau lui ait adressé ses réponses par lettre. Var. ms. : « Nous n’avons pas su résister au
désir de mettre Octave Mirbeau en face de ses effrois et de ses indignations, dont l’écho est arrivé jusqu’au
Matin. Et l’auter se trouvant en ce moment à Honfleur, nous sommes allé le troubler [dans] sa villégiature
normande. »»
12
Formule empruntée à la lettre de Mirbeau du 30 juillet 1900. Mais Mirbeau parle de la marine au
singulier. Ici le pluriel surprend : peut-être y a-t-il encore une erreur de lecture.
13
Var. ms. : « gras ».
l’accablent, dans m’atmosphère basse et viciée où elle vit, la pauvre fille est bien excusable de
manquer de vertu !
« Mais j’ai voulu aussi, comme c’était mon droit, comme c’était le sien, que sa peine
fût au moins vengée par sa clairvoyance ! J’ai voulu que rien des tares, des ridicules, des
vilenies du pseudo-patriciat moderne n’échappât à son flair aguerri, à son œil sagace. Et, en
effet, elle a vu des choses, elle a reniflé, comme elle dit, l’odeur de leur linge, de leur peau, de
leur âme !
« Ah ! je les comprends, allez, ces hypocrites protestataires14 ! Étudiants, ils culbutent
les petites bonnes de l’hôtel Cujas et les serveuses des bouillons ; mariés, devenus notaires, ou
juges, ou notables commerçants, ils mettent à mal les paysannes de leur province qui les
servent ; leurs fils font comme eux ; leurs domestiques, séduits par de tels exemples, les
imitent : ils le savent parfaitement, mais le leur dire un jour, leur montrer qu’on les a vus,
qu’on connaît leurs sales débauches, leur piètre15 hypocrisie, cela les rend fous, et, soudain,
onctueux16 et indignés, ils appellent cela de la por-no-gra-phie !... Je connais ça. Je vous dis
que ce sont des cochons !
La fin du monde17
– En tout cas, reprend le célèbre écrivain en riant, ils ne diront pas qu’ils sont
excitants ! Je l’espère. De même, jamais l’acte d’amour – puisqu’ils ne veulent, du livre,
retenir que cela – jamais l’acte d’amour ne m’est apparu aussi repoussant, aussi triste, aussi
inutile, aussi ridicule que gesticulé par les héros de ma Femme de Chambre18.
« Je connais, en vérité, des gens qui me reprochent de les avoir attristés, découragés,
puis calmés. Je comprendrais mieux ceux-là. Car, en effet, l’acte de perpétrer 19 l’espèce
malheureuse et sordide que nous sommes m’apparaît plutôt regrettable20.
– La fin du monde, alors ? fis-je.
– Pourquoi pas ? Qui s’en plaindrait ? dit sérieusement Octave Mirbeau21. Ce ne sont
pas les morts, ce ne sont pas les fœtus, ce ne serait ni le passé, ni l’avenir, ce seraient donc les
gens vivants ? Allons donc ! Il n’y a pas un être humain sur la terre qui soit heureux, s’il est
sincère avec lui-même, s’il ose envisager un instant22 qu’il doit mourir demain. Je veux dire
que tout cela est triste et que les malfaiteurs qui prétendent se scandaliser à ces peintures de
tristesse, sont encore plus à plaindre que les autres... »
Nous vîmes, bientôt après ces décourageantes paroles23, le soleil se coucher sur la mer,
tremper sa pourpre dans l’or en fusion des dernières vagues de l’horizon, puis disparaître, en
même temps qu’un petit vent frais s’élevait du large.
Je pris congé.
14
Var. ms. : « vos hypocrites correspondants ».
15
Var. ms. : « sale ».
16
Var. ms. : « vertueux ». Visiblement il s’agit de nouveau d’une mauvaise lecture.
17
Huret a barré un premier titre, en latin : « Similia similibus » [“des choses semblables pour des êtres
semblables”].
18
Une phrase du manuscrit a disparu : « Que celui qu’aura excité la peinture de Célestine lève la main ! »
La suivante a été raturée : « Je me dérangerais pour le voir de près, car vraiment, ce serait un “cas” intéressant. »
19
Il s’agit très probablement d’une nouvelle coquille, pour « perpétuer », qui figure bel et bien dans le
texte manuscrit. Reste que le doute est permis, car « perpétrer » s’emploie le plus souvent pour parler de
crimes ; or, pour Mirbeau, l’univers et la vie sont précisément « un crime », comme il l’affirmait en 1892 dans
son roman Dans le ciel.
20
Néo-malthusien et d’un pessimisme radical, Mirbeau était partisan de la limitation des naissances et du
droit à l’avortement, qu’il a proclamé, dès 1890, dans un de ses Dialogues tristes, « Consultation ».
21
Var. ms. : « le grand pamphlétaire ».
22
Var. ms. : « cyniquement ». L’adverbe était inapproprié.
23
Quatre mots ajoutés.
En revenant, je relus Le Journal d’une femme de chambre, comme si je l’entendais
lire, par la voix tour à tour ardente et sarcastique24, de l’auteur que je quittais...
aux eaux-fortes de M. Edgar et de M. William, qui emploie, pour lustrer ses chapeaux de soie,
de la sueur de valet de chambre châtain27, je conservai une indicible et poignante émotion
après les deux inoubliables interrogatoires du Bureau de placement de la rue du Colisée28,
après la mort du père de Célestine29, après la mort du petit poitrinaire et la rencontre au
cimetière Montmartre de la vieille tante en deuil30...
Et le livre fourmille de ces choses31 à travers mille notations des ridicules, des
avarices, des prétentions, des bêtises et des saletés de « Monsieur » et de « Madame » de la
Femme de Chambre, parmi les turpitudes, les plaisanteries insultantes, les perversités, les
racontars des cuisines, des offices, des lingeries et des écuries, parmi surtout le grand souffle
satirique et l’immense pitié qui forment l’atmosphère artistique et philosophique de ce livre,
qui est d’un grand écrivain et d’un brave homme.
Jules Huret
La Petite République, 29 août 1900
24
Var. ms. : « la voix même ».
25
C’est-à-dire le capitaine Mauger, voisin des Lanlaire – que Célestine nomme « Monsieur » et
« Madame ».
26
Au chapitre X.
27
Au chapitre XVI.
28
Au chapitre XV.
29
Au chapitre V.
30
Au chapitre VII. Le « petit poitrinaire » est M. Georges, qui meurt après avoir fait l’amour avec
Célestine. Tout un passage du manuscrit a disparu : « Et je notai pour vous beaucoup de choses délicates et
charmantes, des sensations claires de nature, des bouts de paysage frais comme de l’herbe nouvelle, des
impressions d’enfance retrouvées, fines, candides et sincères : “ [...]” Et plus loin : “[...]” » Les deux citations du
roman ont dû être considérées comme rallongeant abusivement l’article.
31
Var. ms. : « de choses pareilles ».