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IN EXTREMIS
ESSAIS SUR L’ART ET SES DÉTERRITORIALISATIONS DEPUIS 1960
Thierry Davila
COLLECTION ESSAIS LA LETTRE VOLÉE
Cet ouvrage a été publié avec le concours
du Centre national des arts plastiques, ministère
de la Culture et de la Communication et la
collection bénéficie de l’aide de la Communauté
française de Belgique.
Thierry Davila
La pensée possède un moment d’universalité : ce qui fut bien
pensé sera nécessairement pensé, en un autre lieu et par quelqu’un
d’autre : cette certitude accompagne la pensée la plus solitaire et
impuissante.
THEODOR W. ADORNO
AVANT-PROPOS
UNE DÉTERRITORIALISATION GÉNÉRALISÉE
Prendre le temps c’est donc saisir la réalité seule, c’est faire face à ce
que l’on ne peut nier et qui nous constitue sans recours, qui signe l’iden-
tité de notre condition, sans rémission. Ce qui ne peut être surmonté.
Ce qui ne nous abandonnera que pour signaler notre propre disparition.
Ce face à quoi nul ici ne peut se dérober. Le temps : le voilà le réel pur.
*
Le réel pur est sans histoires. Cela implique que prendre date ne signifie
pas signaler un – ou plusieurs – événement en particulier, le souligner,
le singulariser, mais plutôt rythmer l’événement par excellence dans
lequel tout apparaît, par lequel tout advient et tout se termine : le temps.
Le réel pur est sans bavardage, sans bruit. Sur une surface plane dépourvue
d’arrière-plan, de perspective, On Kawara peint une histoire exempte
de péripéties, le déroulement du réel pur.
les conservent et dans les expositions dans lesquelles ils peuvent éven-
tuellement prendre place. Les deux cohabitent mais ne se confondent
pas. Et leur coexistence est placée sous le signe du choc entre l’événe-
ment par excellence et la péripétie, entre le réel pur et la circonstance.
Lire le tableau, lire le journal : il suffit de prononcer ces deux actes pour
manifester deux rapports distincts à la durée, deux visions du jour. Il
suffit de dire que, à la différence du tableau, le journal se fane très vite
pour prendre la mesure du choc des chronologies qui constitue le quoti-
dien. Et de sa traduction concrète, de sa déclinaison matérielle.
Mettre le temps au mur (I). La plupart du temps le réel pur est sans
commentaire. No comment. Il peut se lire indifféremment en plusieurs
langues (par exemple, dans les années 1990, des Date Paintings ont été
peintes en anglais, en français, en allemand, en esperanto). Il est sans
récit. Il se donne, s’expose et se comprend tout d’un coup. Prendre le
temps – lire le tableau –, c’est fréquenter quelque chose qui est là, qui
existe d’un seul tenant. Et dont la limpidité nous ouvre à sa propre décou-
verte, nous entretient de son évidence.
*
Voilà.
Mettre le temps au mur (II). Les journaux et les boîtes – que On Kawara
ne considère pas comme faisant partie des œuvres elles-mêmes –, lors-
qu’ils sont montrés avec les Date Paintings, n’en sont pas des commen-
taires. Ce sont des facteurs de tension qui créent un écart maximum
entre le réel pur et les circonstances. Et qui contribuent, par contraste,
à ce que la condition du veilleur, l’état de veille, soit exposée comme
une révélation. Une prise de temps qui est une prise de conscience.
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*
Prendre date c’est donc faire une peinture d’histoire qui se passe évidem-
ment de toutes les histoires, de tous les héros, qui se refuse à toute glori-
fication. Une peinture d’histoire sans sujet (sans personnage historique
et sans thème, si ce n’est la durée elle-même). Et qui fait de la veille,
du séjour dans le temps, la seule histoire qui vaille, la seule actualité
qui importe : c’est elle qui produit du sens, qui signifie. Une histoire
de l’état de vigilance dans le temps, avec le temps, qui prend date de
cet éveil, de cette conscience, qui l’enregistre pour en faire des images,
des marques et des scansions sans évolution. Et qui aboutit à l’exposi-
tion d’une actualité éternelle, sans âge, d’un éternel présent.
Prendre date c’est donc aussi prendre la relève, relever (Hegel, Derrida)
l’abstraction – le monochrome – dans une image non mimétique, visible
et lisible jusqu’à un certain point. Car l’inscription en abrégé sur la surface
du tableau des mois dont l’écriture est la plus longue amène tout spec-
tateur à compléter spontanément, naturellement et pour lui-même, la
formule par la prononciation entière de son écriture (september ou
septembre pour sept, par exemple). L’image est ainsi dépositaire de ce
mécanisme psychique dont elle est une impulsion : chaque fois qu’elle
se manifeste, le spectateur la remplit, la termine, pour la rendre lisible
et visible. Chaque fois qu’elle apparaît, le regard l’achève. Prendre date,
c’est tracer, en chiffres et en lettres, une contrainte à penser, une solli-
citation à imaginer. C’est peindre un objet psychique : la marque même
du réel pur, sa signature, qui est le tableau, qui fait l’image.
2. UNE ŒUVRE DE DESTRUCTION
GERHARD RICHTER S’ATTAQUE À LA PEINTURE
1. JEAN GENET, L’Ennemi déclaré. Textes et entretiens, Paris, Gallimard, 1991, p. 216.
2. CARL EINSTEIN, Georges Braque (1934), trad. Jean-Loup Korzilius, notes de Liliane Meffre,
Bruxelles, La Part de l’œil, 2003, p. 63.
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comment ce faire ?
Table fait d’abord franchement écho au processus psychique de
(dé)négation (Verneinung) tel que Freud en a décrit le fonctionnement,
un processus qui consiste à poser, dans le même moment ou mouve-
ment, une chose et son contraire, une affirmation et une négation, ou
plus précisément encore à construire une mixtion entre une pulsion érotique
(l’affirmation) et une pulsion destructrice (la négation) 1 incarnées dans
un seul jugement, dans un objet unique. Ce premier geste pictural est
dépositaire de cette intrication, il la maintient comme une origine de la
peinture, comme une annonce de l’œuvre à venir, il la réalise selon des
procédures plastiques précises 2. Car bien évidemment ici la table (tabula),
ancien nom donné au tableau (tabula), vaut comme l’emblème de la
peinture. Cette relation d’équivalence ou en tout cas cette résonance
étymologique est la même dans la langue allemande : le terme Tafel,
synonyme de Tisch, signifie à la fois table et tableau de telle sorte que
1. SIGMUND FREUD, « La négation » (1925) in Résultats, idées, problèmes. II, trad. Jean Laplanche,
Paris, PUF, 1992, p. 138. Nous conservons la traduction de Verneinung par « (dé)négation »,
conformément au Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis, car elle a le mérite
de bien marquer une différence avec la négation pure et simple.
2. La dénégation est constante dans l’œuvre de Richter. Parmi les exemples les plus remarquables
de ce geste, outre Table, on peut citer la série de tableaux gris peinte en 1972 titrée Non-pein-
ture (Vermalung) qui porte l’affirmation et la négation à leur comble.
Tisch – c’est-à-dire Tafel – déclare au regard l’idée même du pictural
telle que Richter l’envisage et la juge opératoire, la réalise, l’idée même
du tableau à mettre en œuvre. Avec cette peinture inaugurale nous avons
donc clairement à faire à une image programmatique, à une tabula rasa
partiellement accomplie qui ménage simultanément une place à l’appa-
rition et à sa négation, et qui permet à Richter de prendre, d’emblée, ses
distances avec le modernisme : la table rase rigoureuse et absolue n’est
pas possible, elle ne peut constituer un point de départ crédible car la
destruction est toujours non pas une possible annulation totale de la forme,
une reprise à partir de rien, une authentique page blanche, mais un moment
de la manifestation même. Ainsi l’art ne peut être revendiqué comme
tel qu’à partir du moment où il est dépossédé de tout ou partie de lui-
24 même, il ne peut gagner son intensité, son éclat, qu’à condition de perdre
quelque chose de son intégrité. L’on retrouve ici une oscillation dialec-
tique énoncée par Aristote selon lequel « la privation est elle-même une
sorte de possession 1 », « la privation est forme en quelque façon 2 », un
constat selon lequel donc enlever, retirer, loin d’être une pure et simple
négation, est également une manière de poser et d’affirmer, de formuler
quelque chose. Ce qui implique aussi que, pour Richter, la destruction
dans l’art ne s’ajointe absolument et mécaniquement pas à la fin de l’art 3.
Mais le long de quelles rigueurs cette privation et cette affirmation sont-
elles activées chez lui pour aboutir à leur existence en images ?
Dans la première partie des années 1960, Richter consacre plusieurs
tableaux au thème de la mort et de la destruction. En 1962, il peint des
Porteurs de cercueils, œuvre elle aussi biffée, balayée par un geste du
peintre, concentré au centre et en haut de la toile, qui ne masque pas le
motif. À gauche un personnage semble, dressant une comptabilité macabre,
1. Ibid., p. 239.
2. GIORGIO AGAMBEN, Image et mémoire. Écrits sur l’image, la danse et le cinéma, trad. Marco
Dell’Omodarme, Suzanne Doppelt, Daniel Loayza et al., Paris, Desclée de Brouwer, 2004, p. 47-48.
3. Voir GEORGES DIDI-HUBERMAN, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes
selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002, p. 478-480 et BENJAMIN HEINZ-DIETER BUCHLOH,
« Gerhard Richter’s Atlas: The Anomic Archive » in BENJAMIN HEINZ-DIETER BUCHLOH, JEAN-
FRANÇOIS CHEVRIER, ARMIN ZWEITE et RAINER ROCHLITZ, Photography and Painting in the
Work of Gerhard Richter. Four Essays on Atlas, Barcelone, Musée d’art contemporain de Barcelone,
2000, p. 15-18, pour un résumé de ce débat.
4. GEORGES DIDI-HUBERMAN, L’Image survivante, op. cit., p. 482-483.
5. PHILIPPE-ALAIN MICHAUD, « Zwischenreich. Mnemosyne, ou l’expressivité sans sujet », Les
Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 70, hiver 1999-2000, p. 42-61. On pourra comparer
la conception warburgienne de l’intervalle avec celle des cinéastes qui lui sont contemporains
(Sergei Eisenstein, Dziga Vertov) à partir de l’analyse du montage faite par Annette Michelson
dans « The Wings of Hypothesis. On Montage and the Theory of the Interval » in Montage and
Modern Life. 1919-1942, cat. d’exposition, ICA, Boston / Vancouver Art Gallery, Vancouver /
Palais des Beaux-Arts, Bruxelles, Cambridge / Londres, The MIT Press, 1992, p. 61-81.
enchaîner, à lier, une machine à activer le psychisme et la mémoire,
une mémoire dynamique.
Tout autre est l’Atlas de Richter. Chez lui, même si certaines théma-
tiques peuvent être dégagées dans le recollement des photos, celles-ci
sont la plupart du temps réunies d’une manière plus compulsive que
taxinomique. Elles se détachent sur un fond blanc et composent des
scènes diverses (paysages, objets, photos de famille, photos de repor-
tage, publicités, travaux préparatoires à des montages d’œuvres dans
l’espace…) dont les représentations artistiques, les photos d’œuvres, en
dehors de celles de Richter, sont majoritairement absentes. D’autre part,
l’agencement de ces photos – qui sont, jusqu’en 1966, trouvées par l’ar-
tiste dans des publications, lui-même réalisant par la suite ses propres
visuels – ne laisse aucune place à des intervalles : l’Atlas de Richter est 29
1. JEAN-PIERRE CRIQUI, « Three Impromptus on the Art of Gerhard Richter », Parkett, n° 35, p. 42.
2. BENJAMIN HEINZ-DIETER BUCHLOH, « Gerhard Richter’s Atlas », loc. cit., p. 23 et 29.
en travail qui lui est associée, à l’atlas comme stockage d’images (Richter),
avec la mémoire pétrifiée dont il relève.
Laissons ce constat en suspens et restons-en pour l’heure à la tech-
nique même utilisée par Richter dès le début dans son travail : il part
de petits formats, de petites reproductions ready-made 1, pour élaborer
des tableaux à partir d’une projection du document sur la toile. Et dans
son premier tableau tout particulièrement, Table, qui inaugure ce procédé
de mise en forme, c’est une destruction de la peinture qui est mise en
jeu, une destruction– et ici nous avons un indice supplémentaire quant
au comment de cette opération – qui passe aussi par la photo, qui se
sert de la photo pour faire son œuvre. Dans le cas présent cependant
Richter a réduit le modèle initial, a légèrement modifié son échelle, jouant
30 avec la photo pour en obtenir une image non pas proportionnellement
identique au point de départ mais modifiée.
Détruire par conséquent, destruction en peinture, pratique analytique
de la peinture si l’on entend ici le sens grec d’analyse et d’analyser,
c’est-à-dire la dissolution, le fait de délier, de dissoudre, de détruire 2.
Ce sont des termes que l’on retrouve dans les écrits et les propos de
l’artiste mais verbalisés bien après que l’image de la table a été réalisée.
Ainsi dans des notes rédigées en juillet 1989 qui concernent probable-
ment sa peinture abstraite, lit-on les considérations suivantes : « Tout
ce que l’on peut imaginer, toutes ces âneries, sottises, constructions faciles
et spéculations, inventions stupéfiantes, criardes, ces confusions surpre-
nantes – ce que nous sommes obligés de voir des millions de fois par
jour, cette misère médiocre, ce bricolage arrogant – je l’éjecte de mon
corps en le peignant, je l’éjecte de ma tête quand je commence un tableau ;
ce sont mes tréfonds, et je leur fais un sort dès mes premières couches
de peinture que je détruis une à une jusqu’à ce que cette niaiserie facile
1. Sur la question du ready-made dans l’œuvre de Richter, outre les analyses désormais clas-
siques de Benjamin Buchloh, voir MICHAEL NEWMAN, « La photographie, le ready-made et les
fins de la peinture dans les photos-peintures de Gerhard Richter », loc. cit.
2. La destruction, la décomposition, est donc une façon d’analyser l’objet, de le défaire pour le
comprendre, comme, par exemple, dans le Mémoire sur la décomposition de la pensée (1805)
de Maine de Biran. La volonté de comprendre est aussi volonté de détruire et vice versa. Toute
interprétation – toute analyse – comporte fatalement une part de violence, de destruction.
soit anéantie. À la fin, j’ai donc une œuvre de destruction (Zerstörungs-
werk). De toute évidence, comme je n’arrive pas à renoncer à ce détour,
je ne peux pas commencer par l’état final 1. » Cette façon de faire, d’in-
venter une forme, renvoie à une procédure de destruction sensation-
nelle analysée par Konrad Fiedler grâce à laquelle, comme chez Richter,
se produit une vision plus dense ou tout simplement une saisie active,
construite et signifiante, du donné, grâce à laquelle donc est possible une
élaboration d’images, un travail : « Bien sûr, nous sommes conscients
que notre capacité sensible a des limites. Nous savons fort bien que
nous devons détruire ce qui se présente d’abord à nos sens comme un
tout composé et multiple, dès que nous aspirons à le saisir de plus près 2. »
Détruire non pas pour annuler mais pour densifier, pour donner de l’épais-
seur au sensible, au visible, pour regarder. Une méthode de travail qui 31
1. GERHARD RICHTER, Textes (1993), trad. Catherine Métais-Bürhendt, Dijon, Les Presses du
réel, 1999, p. 142
2. KONRAD FIEDLER, Sur l’origine de l’activité artistique (1887), trad. Ileana Parvu, Inès Rotermund,
Sarah Schmidt et al., préface et notes de Danièle Cohn, Paris, ENS, 2003, p. 61.
3. CARL EINSTEIN, Georges Braque, op. cit., p. 87-90. La destruction joue un rôle fondamental
dans la vision de l’art et de l’histoire développée par Einstein. En effet, « le travail des formes fut
toujours pensé par lui comme “destruction justifiée d’un objet” » et l’histoire elle-même, si elle veut
étudier la complexité temporelle des œuvres plastiques, se doit d’affronter les « processus destruc-
tifs et agonistiques qui font de toute expérience visuelle “un véritable combat” ». Voir sur ces ques-
tions GEORGES DIDI-HUBERMAN, Devant le temps, Paris, Minuit, 2000, p. 192, 193, 218.
en tête, mais souhaite obtenir un tableau que je n’ai absolument pas
conçu d’avance. Donc cette méthode de travail, par l’arbitraire, le hasard,
l’idée qui vient brusquement et la destruction, permet de réaliser un certain
type d’images mais jamais un tableau prédéterminé. Chaque tableau
doit se développer à partir d’une logique picturale et visuelle, résulter
obligatoirement du travail 1. » De même dans ses notes de la même année,
on peut lire ces remarques qui concernent la peinture en général : « Toute
réflexion entreprise pour “construire” un tableau est une erreur et si l’exé-
cution réussit ce n’est que parce que j’ai partiellement détruit cette construc-
tion ou parce qu’elle fonctionne malgré tout, qu’elle ne dérange pas et
n’a pas l’air d’avoir été calculée 2. » Quelques mois plus tard, il écrit :
« À l’atelier, j’ai actuellement une douzaine de toiles en train, composi-
32 tions illogiques et presque délibérément absurdes, sans conception, comme
peintes par un joueur désappointé qui mise gros sur n’importe quelle carte.
Le pire est que ces toiles arbitrairement aberrantes ont une certaine qualité,
une réalité qui exige qu’on poursuive un travail à peine réalisable. Détruire
d’abord 3. » Par la suite, dans des notes rédigées en 1992, Richter revient
sur la technique qu’il utilise pour réaliser ses tableaux abstraits : « Le
processus d’application de la couleur, de destruction, de superposition,
couche par couche est seulement au service d’une instrumentation subtile
pour réaliser un tableau 4. » Plus récemment dans l’entretien avec Robert
Storr publié dans le catalogue de sa rétrospective au MoMA, à une ques-
tion portant sur la destruction dans la peinture moderne, Richter répond :
« Très souvent j’ai le sentiment que ce que je fais est très destructeur,
qu’il est né du besoin et de l’inaptitude à construire. C’est mon souhait
de créer une peinture bien construite, belle, constructive. Et très souvent
quand j’ai juste l’intention de faire ça je réalise alors que le résultat est
terrible. Alors je commence à le détruire, morceau par morceau, et j’ob-
tiens quelque chose que je ne voulais pas mais qui est assez bon. C’est
pourquoi je comprends quand quelqu’un appelle cela destructeur 5. » La
dans la création de son œuvre : « […] je n’ai créé mon œuvre que par
élimination, et toute vérité acquise ne naissait que de la perte d’une
impression qui, ayant étincelé, s’était consumée et me permettait, grâce
à ses ténèbres dégagées, d’avancer plus profondément dans la sensa-
tion des Ténèbres Absolues. La Destruction fut ma Béatrice 2. » Cette
déclaration fameuse participe d’une problématique et ouvre à des gestes
qui traversent l’art moderne et contemporain, que l’on retrouve tout autant
– sans que ces exemples soient exhaustifs – chez Malevitch (« Ma philo-
sophie : détruire tous les 50 ans villes et villages anciens, bannir la nature
des limites de l’art 3 ») que chez Mondrian (« Je pense que l’élément
1. ANDRÉ FÉLIBIEN, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres
anciens et modernes (1666), Londres, David Mortier, 1705, p. 152.
2. STÉPHANE MALLARMÉ, lettre à Lefébure du lundi 27 mai 1867 in Correspondance. Lettres
sur la poésie, Paris, Gallimard, 1959, p. 348-349. Plus loin, Mallarmé précise qu’il a trouvé « la
Beauté » par « la Destruction de moi » aboutissant à l’épuisement total du corps, à « la profonde
désagrégation de mon être physique ». Destruction, désagrégation, épuisement, création forment
ainsi une constellation qui anime la manifestation de la Beauté. L’on pense ici plus particulière-
ment à la phrase de Fitzgerald qui ouvre La Fêlure, phrase souvent commentée par Deleuze :
« Toute vie est bien entendu un processus de démolition […]. »
3. KAZIMIR MALEVITCH, Écrits (1916-1928), trad. Andrée Robel-Chicurel, présentation Andrei
Boris Nakov, Paris, Champ libre, 1975, p. 171. Voir aussi « La fureur iconoclaste » (in ibid., p. 29-
40) pour une analyse de la destruction chez Malevitch par Nakov, thème qui est au centre de son
hommage répété au futurisme et au cubisme comme étapes sur le chemin de l’abstraction. Ainsi,
parmi de multiples exemples possibles, ces réflexions concernant le futurisme : « Mais, quoi qu’il
en soit, que ce fût consciemment ou inconsciemment, au nom du mouvement et pour en rendre
destructif en art est trop négligé 1 »), chez Miró (qui, autour de 1930,
déclare vouloir « assassiner la peinture 2 ») et chez Picasso (« Chez moi,
un tableau est une somme de destructions 3 ») que chez Picabia (et sa
volonté de déclarer « la guerre à l’art qui n’est que professionnel 4 »),
chez Robert Rauschenberg (avec son Erased de Kooning Drawing, 1953)
et Gordon Matta-Clark 5, comme dans la période la plus récente pour
laquelle le vandalisme s’affirme comme un des ferments de l’inven-
tion 6. Ces exemples ne sont bien évidemment pas théoriquement et histo-
riquement équivalents, la destruction ne devant surtout pas être traitée
comme un concept général mais comme une opération à chaque fois
singulière. Ils ont cependant le mérite de souligner la prégnance histo-
rique de ce thème, la vertu – c’est-à-dire la force – plastique de ce geste,
34 au-delà de chaque moment spécifique envisagé. Si, quant à lui, Richter,
l’impression, – l’intégrité des objets était perturbée. Cette brisure, cette perturbation de l’intégrité
renfermaient un sens caché que l’on voilait sous l’objectif naturaliste. Tout au fond de cette destruc-
tion, il y avait essentiellement non pas la restitution du mouvement des choses, mais leur destruc-
tion au nom de l’essence purement picturale, c’est-à-dire l’adhésion à la création non-objective »
(p. 194).
1. Lettre de Mondrian à James Johnson Sweeney (24 mai 1943) citée par YVE-ALAIN BOIS,
« Malevitch, le carré, le degré zéro », Macula, n° 1, 1976, p. 31. Voir également l’étude de CAREL
BLOTKAMP, Mondrian. The Art of Destruction, Londres, Reaktion Books, 1994. Je remercie Jean-
Pierre Criqui de m’avoir signalé l’existence de cet ouvrage qui montre que l’œuvre néo-plastique
de Mondrian est le résultat d’une série d’actes de destruction positive.
2. Cité par ARNAULD PIERRE dans Francis Picabia. La peinture sans aura, Paris, Gallimard,
2002, p. 146.
3. PABLO PICASSO, Propos sur l’art, édition de Marie-Laure Bernadac et Androula Michael, Paris,
Gallimard, 1998, p. 31.
4.« Nous avons déclaré la guerre à l’art qui n’est que professionnel, qui n’est qu’habileté manuelle
[…]. La seule maîtrise manuelle n’est que détestable, si elle ne sert pas un esprit original. C’est
pourquoi il faut détruire l’art, quand il n’est qu’une manifestation de savoir professionnel, un
produit d’école » (FRANCIS PICABIA, Écrits. II, 1921-1953 et posthumes, textes réunis et présentés
par Olivier Revault d’Allonnes, Paris, Belfond, 1978, p. 97).
5. Voir sur ce point PAMELA LEE, Object to Be Destroyed. The Work of Gordon Matta-Clark,
Cambridge / Londres, The MIT Press, 2000.
6. Sur la question de la destruction dans l’art récent, et chez Steven Parrino plus précisément,
voir MICHEL GAUTHIER, L’Anarchème, Genève, MAMCO, 2002, p. 151-172, qui propose une
typologie du vandalisme et plus généralement voir le catalogue édité par PETER WEIBEL et BRUNO
LATOUR, Iconoclash. Beyond the Images Wars in Science, Religion and Art,
Karlsruhe / Cambridge/Londres, ZKM / The MIT Press, 2002, ainsi que DARIO GAMBONI, The
Destruction of Art. Iconoclasm and Vandalism Since the French Revolution, Londres, Reaktion
Books, 1997, p. 255-286 et LAURENCE BERTRAND-DORLÉAC, L’Ordre sauvage. Dépense, violence
et sacré dans l’art des années 1950-1960, Paris, Gallimard, 2004.
comme Le Caravage tel que Poussin en parle, travaille pour détruire la
peinture, si, comme Mallarmé, la destruction est cette amante qui le
conduit sur les chemins de la vérité et de la sagesse, reste à savoir selon
quels moyens il réalise son dessein, reste à savoir plus précisément de
quel type de destruction picturale dans l’histoire son geste de peintre
relève ou à tout le moins à quel genre de violence artistique – celle du
Caravage ou celle de Mallarmé – il fait plus directement écho dans le
temps. Sachant que si l’on peut, à la suite de Walter Benjamin, dési-
gner comme un des traits du « caractère destructeur » chez un individu
le fait qu’il « possède la conscience de l’homme historique 1», autre-
ment dit que détruire est pour lui une façon de se relier à l’histoire, la
destruction sera chez Richter une stratégie, posée d’emblée dans son
travail, qui lui permet de négocier avec l’actualité mais aussi avec le 35
1. JEAN CLAY, « Onguents, fards, pollens » in Bonjour monsieur Manet, Paris, Centre Georges-
Pompidou, 1983, p. 8.
2. BAUDELAIRE, Correspondance, t. II (1966), Paris, Gallimard, 1973, p. 496-497.
3. JEAN CLAY, « Onguents, fards, pollens », loc. cit., p. 15.
4. Ibid., p. 8.
5. Ibid., p. 6.
l’artiste lui-même lorsqu’il confie à Mallarmé « qu’on ne doit jamais
peindre un paysage et un portrait de la même façon, avec la même méthode
et le même métier, et encore moins deux paysages et deux portraits 1 »,
soulignant ainsi qu’il s’agit pour lui d’ouvrir le tableau à une explora-
tion multiple et discontinue, polymorphe et excessive, des manières de
la peinture.
Le second geste de destruction concerne l’état du sujet traité dans le
tableau, se rapporte à la condition du sujet dans la peinture et a à voir
avec ce que Bataille appelle chez Manet « l’épuisement de la peinture
éloquente 2 » ou encore « la destruction du sujet 3 », « l’indifférence à la
signification du sujet 4 » qu’il explicite de la manière suivante :
« Supprimer le sujet, le détruire, est bien le fait de la peinture moderne,
38 mais il ne s’agit pas exactement d’une absence : plus ou moins, chaque
tableau garde un sujet, un titre, mais ce sujet, ce titre sont insignifiants,
se réduisent au prétexte de la peinture 5. » Pour Bataille donc, on le sait,
Manet aura été celui qui met à bas la célébration du motif pour inventer
un art dans lequel règne le silence, un art actif à partir d’une réduction
– au sens quasiment phénoménologique du terme – de son sujet qui fait
d’Olympia, et de la brutalité – Bataille parle de « la dureté résolue avec
laquelle Manet détruisit [et] qui scandalisa » – avec laquelle elle est
envisagée par l’artiste, l’incarnation même de ce regard sans emphase :
« Son dur réalisme qui, pour les visiteurs du Salon, était la laideur de
“gorille”, est pour nous le souci qu’eut le peintre de réduire ce qu’il
voyait à la simplicité muette, à la simplicité béante, de ce qu’il voyait 6. »
Réduction par conséquent et destruction – une réduction comme
Une des premières solutions mises en œuvre par Richter pour s’atta-
quer – dans le double sens du terme, prendre en charge et défier, aborder
et assaillir, entamer et molester – à la peinture consiste à défaire toute
idée de style, cette question qu’Erwin Panofsky considérait comme « le
1. Ibid., p. 150.
2. MICHEL FOUCAULT, La Peinture de Manet suivi de Michel Foucault, un regard, sous la direc-
tion de Maryvonne Saison, Paris, Le Seuil, 2004, p. 22.
problème le plus général et le plus fondamental de la critique d’art 1 »
et Meyer Schapiro comme « un objet d’enquête essentiel 2 » pour l’histo-
rien de l’art. C’est, en effet, un constat convenu très souvent appliqué
à ce travail que, mêlant les différentes pratiques possibles de la disci-
pline (abstraction, figuration, constructions dans l’espace), il aboutit à
une œuvre foisonnante qui en ruine toute unité systématique, il aboutit
à un résultat hétérogène. Richter lui-même en fait le constat : « J’aime
ce qui n’a aucun style : les dictionnaires, les photos, la nature, moi et
mes tableaux. (Car le style est violent et je ne suis pas violent) 3. » Il
écrit encore en 1966 : « Je n’obéis à aucune intention, à aucun système,
à aucune tendance ; je n’ai ni programme, ni style, ni prétention. Je ne
me soucie guère des problèmes spécifiques à la peinture, des thèmes et
40 des variations et encore moins de devenir maître. Je fuis toute déter-
mination, je ne sais pas ce que je veux, je suis incohérent, indifférent,
passif. J’aime l’incertitude, l’infini, l’insécurité permanente. Les autres
qualités servent à la performance, à la publicité et à la réussite, elles
sont, en tout cas, aussi obsolètes que les idéologies, les opinions, les
concepts et la désignation des choses 4. » Plus tard, dans un entretien
accordé en 1973, il déclare : « Il n’y a pas pour moi de différence entre
un paysage et un tableau abstrait. Le terme de “réalisme” n’a pas de
sens à mes yeux. Je refuse de me limiter à une seule option – à une
ressemblance extérieure, à une unité de style qui ne peut pas exister 5. »
faisant ici en partie écho à un constat formulé par Carl Einstein : « Le
style n’est qu’un préjugé, une limitation, pour éviter peureusement des
expériences vécues nouvelles et spontanées 6. » Si l’on suit la définition
du style forgée par Henri Focillon dans Vie des formes selon laquelle
celui-ci est « un ensemble cohérent de formes unies par une cohérence
1. ERWIN PANOFSKY, La Perspective comme forme symbolique (1915), trad. Guy Ballangé,
Paris, Minuit, 1975, p. 183.
2. MEYER SCHAPIRO, Style, artiste et société (1940-1969), trad. Daniel Arasse et al., Paris,
Gallimard, 1982, p. 35.
3. GERHARD RICHTER, Textes, op. cit., p. 30.
4. Ibid., p. 46.
5. IRMELINE LEBEER, L’art ? C’est une meilleure idée ! Entretiens (1972-1984), Nîmes, Jacqueline
Chambon, 1997, p. 244.
6. CARL EINSTEIN, Georges Braque, op. cit., p. 76.
réciproque 1 », ou celle que Meyer Schapiro place en tête de l’étude qu’il
a consacrée au sujet et selon laquelle « par “style”, on entend la forme
constante – et parfois les éléments, les qualités et l’expression constants –
dans l’art d’un individu ou d’un groupe d’individus 2 », force est de
constater que ces propos de Richter sont à l’opposé de ces conceptions.
Si l’on suit par ailleurs, au-delà d’un constat simplement général, le
développement de son œuvre, l’on repère aisément les ruptures de style
qui défont jusqu’à un certain point l’unité organique de son entreprise
au profit d’une exploration systématique et éclatée des genres et du
médium, ce qui a valu à Richter d’être désigné comme « une figure clef
de la déconstruction ironique de la peinture par la peinture elle-même 3 »
et ce que, pour notre part, nous préférons qualifier de destruction rigou-
reuse – pour reprendre un adjectif utilisé par Bataille à propos de Manet 4 – 41
du style en peinture.
Les débuts de l’œuvre de Richter se placent sous le signe du réalisme
dont Table est un exemple biffé, un réalisme que l’artiste qualifie très
vite et ironiquement de capitaliste en opposition au réalisme socialiste
à l’école duquel il a été initialement formé à Dresde. C’est, en effet, en
1963, le 11 octobre très exactement, que Richter et Konrad Lueg, le futur
galeriste Konrad Fischer, organisent dans un magasin d’ameublement
de Düsseldorf une exposition dont le titre est « Vivre avec le pop. Une
manifestation pour le réalisme capitaliste ». Cette manifestation tient
tout autant de l’exposition d’objets que du happening, et affirme un lien
très fort avec l’esthétique du pop art américain (univers de la consom-
mation à peine remis en scène, esthétique de la vitrine, importance du
décor quotidien) 5. Ce qui frappe lorsqu’on lit aujourd’hui la description
1. HENRI FOCILLON, Vie des formes (1943), Paris, PUF, 1990, p. 11.
2. MEYER SCHAPIRO, Style, artiste et société, op. cit., p. 35.
3. BENJAMIN HEINZ-DIETER BUCHLOH, Neo-avantgarde and Culture Industry. Essays on European
and American Art from 1955 to 1975, Cambridge/Londres , The MIT Press, 2000, p. 356 (je traduis).
4. GEORGES BATAILLE, Œuvres complètes, t. IX, op. cit., p. 150.
5. Pour une description de cette exposition voir GERHARD RICHTER, Textes, op. cit., p. 15 et
16 et HANS STRELOW, « Vivre avec le Pop. Une démonstration en faveur du réalisme capitaliste
de Konrad Lueg et Gerhard Richter, Düsseldorf 1963 » in BERND KLÜSER et KATHARINA
HEGEWISCH (s.l.d.), L’Art de l’exposition. Une documentation sur trente expositions exemplaires
du xxe siècle (1991), trad. Denis Trierweiler, Paris, éditions du Regard, 1998, p. 295-301.
42
GERHARD RICHTER et KONRAD LUEG, vue de l’exposition « Vivre avec le pop. Une manifesta-
tion pour le réalisme capitaliste », Düsseldorf, 1963. Courtesy de l’artiste.
de cet événement, c’est un certain traitement de la banalité dont il est
représentatif, l’indifférence qu’il proclame et qu’il expose singulière-
ment, d’une façon précoce à l’époque, entre le monde de la grande consom-
mation et celui de l’art. L’on est loin d’une esthétique du sublime ou
du chef-d’œuvre. L’on est au contraire dans la disparition de ce dernier
en tant qu’objet physiquement constitué et incontestable – comme cela
est d’ailleurs le cas dans la période moderne, c’est-à-dire depuis le roman-
tisme 1 – et dans une appropriation du monde de la marchandise par
l’art, dans une volonté de l’art de rejoindre ce dernier et son esthétique
de l’étalage. Cette entreprise d’intégration du banal et du quotidien dans
la sphère de la création – qui passe par la destruction d’une certaine
idée et d’une certaine pratique du pictural tout en permettant de prendre
pied avec l’époque 2 –, on la retrouve dans la peinture de Richter produite 43
1. Voir sur ce point HANS BELTING, Le Chef-d’œuvre invisible (1998), trad. Marie-Noëlle Ryan,
Nîmes, Jacqueline Chambon, 2003.
2. Pour une analyse du travail de Richter dans son époque justement et plus particulièrement
dans ses rapports avec Paolini, Mangold, Ryman, Baer, Toroni, Marden, Kawara et Palermo, voir
ANNE RORIMER, New Art in the 60s and 70s. Redefining Reality, Londres, Thames & Hudson,
2001, chapitre premier.
44
1. Sur la question du gris dans l’œuvre de Richter voir BENJAMIN HEINZ-DIETER BUCHLOH,
Gerhard Richter. Eight Gray, op. cit. ; JEAN-PHILIPPE ANTOINE, « Du noir et blanc au gris. La
peinture dégrisée de Gerhard Richter » in Six rhapsodies froides sur le lieu, l’image et le souvenir,
Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p. 201-247 et le catalogue Gerhard Richter : Graue Bilder du
Kunstverein de Braunschweig édité en 1975.
2. On sait que, depuis Manet, cette entreprise n’est pas historiquement nouvelle. Ainsi, et par
exemple, en août 1957, un manifeste contre le style a été signé par Arman, Baj, Klein, Restany
et Manzoni notamment.
identifie sa manière. C’est que Richter, dans l’exploration des écarts
majeurs de la peinture, défait le style en proclamant la prégnance de la
facture, en affirmant la singularité irréductible de sa manière de faire,
de peindre. Son esthétique des écarts explore la tension entre une notion
générale de l’art (le style) et l’effectuation pratique et concrète, maté-
rielle du tableau, sa fabrication à chaque fois singulière (la facture, la
fabrique). L’œuvre de destruction passe par la dissociation de ces deux
éléments, pour décomposer le premier et affirmer la force unique et
productrice, heuristique, du second.
La deuxième opération mise en place par Richter pour détruire la
peinture – dans ce cas, sa dimension artistique –, consiste à construire
le tableau à partir de ce qui n’est pas de l’art. Pour ce faire, il recourt,
50 on le sait, à l’utilisation de photos banales, d’images communes qui
sont le point de départ de ses travaux figuratifs, ce qu’il appelle la photo
sans « mise en forme 1 » ou encore « l’image à l’état pur 2 » qui signe
dorénavant l’appartenance de la picturalité à la condition photographique.
Par conséquent « toutes les photos anonymes et non artistiques sont les
sujets potentiels de sa peinture 3 ». Et même si, à partir de 1966, il prend
lui-même des images qu’il utilise de concert avec des reproductions ready-
made, celles-ci et celles-là s’apparient : « Par leurs sujets (vie privée et
familiale, portraits, paysages touristiques de voyage) comme par la neutra-
lité de leur composition, les photographies de Richter ne se distinguent
en rien de millions d’autres de même type. Soumise à la singularité photo-
graphique, l’expérience de l’artiste s’objective et se banalise au même
titre et dans les mêmes conditions que toutes les autres 4. » On retrouve
ici quelque chose de cette « simplicité muette, de cette simplicité béante »
de la vision, dans la vision, dont parle Bataille à propos de la destruc-
tion du sujet chez Manet 5. Car il s’agit aussi de défaire, de détruire
sur un tableau. De plus on est libre de peindre ce qui fait plaisir. Des
cerfs, des avions, des rois, des secrétaires. Ne plus rien devoir imaginer,
oublier tout ce que l’on entend par peinture, couleur, composition, spatia-
lité, ce que l’on savait et pensait. Tout ceci cessait soudain d’être les
prémices de l’art 2. » À la question « pourquoi la photographie joue-t-
elle un rôle aussi important dans votre œuvre ? » Richter répond d’ailleurs
de la manière suivante qui confirme sa volonté de faire de la peinture
en contournant l’art : «Parce que la photo m’étonnait et surtout cette masse
de photos que nous utilisons chaque jour. Alors, soudain, je les ai vues
différemment, comme des images qui, sans répondre à tous les critères
traditionnels que j’associais auparavant à l’art, me transmettaient une
autre vision. Cette image n’avait aucun style, aucune composition, elle
ne jugeait pas, elle me libérait de mes expériences personnelles. D’emblée,
elle n’avait rien, c’était une image à l’état pur. Voilà pourquoi je dési-
rais l’avoir, la montrer, non pour l’utiliser comme support de la pein-
ture mais pour me servir de la peinture comme moyen photographique 3. »
L’utilisation de la photo en peinture entre donc dans le projet de destruc-
tion de cette peinture au moins selon deux vecteurs de sens :
1. On trouvera une analyse, à partir de Bourdieu, de l’utilisation de la photo sans qualité par
Richter dans JEAN-PHILIPPE ANTOINE, « Du noir et blanc au gris », loc. cit., p. 209-216.
2. IRMELINE LEBEER, L’art ? C’est une meilleure idée !, op. cit., p. 247.
3. GERHARD RICHTER, Textes, op. cit., p. 57.
4. Ibid., p. 44.
5. Ibid., p. 169.
6. Ibid., p. 52.
une manière de fait, et l’on pourrait reprendre ici la remarque d’Ed Ruscha
formulée à propos de l’ouvrage qu’il a consacré à vingt-six stations d’es-
sence aux États-Unis : « Mes photos ne sont guère intéressantes, pas plus
que leur sujet. Elles composent simplement un ensemble de “faits” ; mon
livre est un peu une collection de ready mades 1. » Cette recherche de la
non-composition est également présente dans le travail abstrait de Richter.
Les nuanciers sont ainsi, et par exemple, des tableaux non composés
où l’effet chromatique et optique est le résultat d’une application froide,
neutre, de la couleur. Là aussi, la non-composition défait le vouloir faire
artistique dans la peinture au profit d’une effectuation quasi mécanique
du tableau (dont l’ordonnancement reproduit exactement le modèle initial
ou distribue les couleurs d’une manière aléatoire), au profit d’une non-
construction du tableau. Et si Richter dit : « Je trouve certaines photos 53
1. Cité par TONY GODFREY, L’Art conceptuel (1998), trad. Nordine Haddad, Paris, Phaidon,
2003, p. 99.
2. GERHARD RICHTER, Textes, op. cit., p. 42.
3. Sur cet aspect de l’art de Richter et sa relation avec le romantisme, voir JEAN-PIERRE CRIQUI,
« Three Impromptus on the Art of Gerhard Richter », loc. cit.
4. GERHARD RICHTER, Textes, op. cit., p. 190-191.
C’est un geste identique de balayage qu’il semble appliquer à la toile
pour donner la touche finale à nombre de ses tableaux figuratifs (Grand
Sphinx, 1964), brouillant la netteté du motif comme pour mieux le perdre
de vue, comme pour mieux inquiéter sa stabilité, pour mieux la mettre
en péril. Ces actes agressifs, ces actes d’agression qui circulent dans
toute l’œuvre, la placent explicitement sous le signe d’une lutte de la
peinture contre la peinture, d’une volonté de porter atteinte à la toile et
à l’art en faisant œuvre de toutes les façons. Ils accomplissent ce
programme dont ils sont une des trois contraintes, chaque œuvre inventée
par Richter, chaque image par lui produite, réalisant, chaque fois à sa
manière, au moins une de ces trois opérations.
Revenons pour finir à Table (1962), œuvre inaugurale de Gerhard
54 Richter qui annonce l’œuvre de destruction qui suivra, la destruction
comme œuvre qui sera, qui est, tout son travail. Table condense d’une
manière remarquable tous les traits de cette destruction de la peinture
en peinture. Elle est d’abord une image figurative et abstraite, une repré-
sentation sur laquelle l’artiste a déposé un geste d’abstraction, a tracé,
par un acte violent dont son œuvre est parsemé, la négation même et
en peinture des domaines de la peinture. Table est ainsi une image qui
incarne, dès le début dans cet œuvre, tout le travail de brouillage des
repères catégoriels et stylistiques que Richter développera dans le temps,
avec le temps. Elle est ensuite une toile qui provient d’une photo sans
style et sans composition, un tableau issu d’une représentation quel-
conque extraite d’un catalogue de mobilier destiné au grand public. Elle
est donc aussi cette image pour pauvres gens dont Richter fait le point
de départ et la colonne vertébrale de sa peinture. Elle expose enfin un
geste d’attaque du tableau dans le tableau, une agression très explicite
de la toile dont on peut d’ailleurs repérer plus tard dans le parcours de
l’artiste plusieurs occurrences aussi manifestes que celle de 1962 mais
séparées de toute image figurative, revendiquées pour elles-mêmes, singu-
larisées comme un assaut pur et simple, comme une violence sans reste
(Sans titre (ligne), 1968 ; Image abstraite, 1981). Table illustre par consé-
quent concrètement, physiquement, plastiquement, cette attaque de la
peinture par le tableau, cette destruction de l’œuvre de peinture dans la
peinture, par la peinture et comme peinture.
On l’a dit, il y a bien évidemment dans l’histoire un certain nombre
d’exemples de ce type d’agression et de négation, de destruction du
tableau comme œuvre. Ainsi Malcolm Morley a-t-il, en 1970, peint une
toile fameuse, Race Track, qui est une image niée par la peinture, niée
en peinture : un hippodrome à Durban raturé. La parenté entre Morley
et Richter – qu’une exposition récente consacrée aux hyperréalismes
réunissait 1 – est légitime à établir au moins pour trois raisons. Dans les
deux œuvres, c’est la question du réalisme qui est posée dans le tableau,
par le tableau, qu’il s’agisse du réalisme photographique dans une grande
partie de l’art de Richter ou, pendant un certain temps, de l’hyperréa-
lisme – l’artiste préfère d’ailleurs parler de superréalisme – chez Morley,
avant que cette manière ne cède la place à une autre forme de figura-
tion. Dans les deux cas, également, c’est une photo standardisée qui 55
1. Voir le catalogue Hyperréalismes USA, 1965-1975, Strasbourg, les musées de Strasbourg / Hazan,
2003.
2. Cité dans JEAN-CLAUDE LEBENSZTEJN, Malcolm Morley. Itinéraires, Genève, Mamco, 2002,
p. 27.
abstraite, intensément picturale et très différente de la texture douce du
paysage urbain à l’arrière-plan. La beauté de la peinture crée un effet
de neutralisation de l’arrière-fond politique de cette image, mais le
processus de neutralisation est ici tellement violent qu’il se détruit lui-
même. Et certainement, il n’est pas neutre en 1970, à l’ère de l’apar-
theid, de choisir comme objet à peindre une image touristique vantant
les charmes de l’Afrique du Sud, surtout quand il s’agit d’une course
de chevaux nommée “Greyville Race Course”, impliquant une couleur
(mélange de noir et de blanc) précisément interdite en Afrique du Sud.
Pour Morley, qui dit aujourd’hui n’avoir pas été conscient de ce dernier
calembour, le X faisait surtout allusion, non seulement au Z du film,
mais au leader noir assassiné qui portait le même prénom que lui. Encore
56 ce calembour-ci n’était-il pas présent à sa conscience lorsqu’il posa son
X. [...] Mettre une image sous une croix n’est pas sans précédent. Morley,
pour sa part, pensait à la Marilyn sous croix de Richard Hamilton, mais
il y a d’autres exemples, tel le Rayé de la liste de Klee. En 1915, Malevitch
avait aussi barré d’un X, et même de deux, une petite reproduction de
la Joconde dans son Éclipse partielle de Mona Lisa, et son intention
(effacer une image réaliste classique tout en la laissant visible) n’était
pas sans rapport avec celle de Morley. Par des moyens différents, la
Table barbouillée de Gerhard Richter en 1962 produit un effet analogue.
Mais Race Track – là est la nouveauté – met sous croix à la fois une
image et la réalité qu’elle représente : le photoréalisme et l’espace de
l’apartheid. Comme si l’un et l’autre avaient partie liée ; comme si la
vision artistique du réalisme photographique et la dépolitisation du regard
touristique reposaient sur la même perception petite-bourgeoise du
monde 1. » Dans ces comparaisons, l’on voit ce qui sépare et relie les
artistes dans leur activité de destruction. Chez Morley, en tout cas, l’agres-
sion de la peinture est souvent tournée vers une logique interne à son
œuvre, vers une involution qui lui permet de faire retour sur son travail
pour en défaire les incarnations historiques majeures : Désastre, L’Âge
de la catastrophe sont une revisitation-destruction, sont la mise à sac
de SS Amsterdam in Front of Rotterdam (1966), image parfaite, idéale,
1. Ibid., p. 65-66.
d’un paquebot dans le port de Rotterdam. Chez Richter, détruire ne prend
pas en charge le passé de l’œuvre mais développe un axe agressif sans
retour, sans anamnèse, un parcours sans repentir marqué par une pulsion
anti-art 1 développée en peinture.
À chaque fois donc l’invention signifie une certaine façon de défaire,
une certaine façon de ne pas édifier, et nous oblige à ne pas considérer
le travail artistique en fonction des seuls critères classiques de la produc-
tion ce que, dans un texte complexe, Giorgio Agamben exprime de la
manière suivante : « Il ne faut pas considérer le travail de l’artiste unique-
ment en termes de création : au contraire, au cœur de tout acte de créa-
tion, il y a un acte de dé-création. Deleuze a dit un jour, à propos du
cinéma, que tout acte de création est toujours un acte de résistance. Mais
que signifie résister ? C’est avant tout avoir la force de dé-créer ce qui 57
existe, dé-créer le réel, être plus fort que le fait qui est là. Tout acte de
création est aussi un acte de pensée, et un acte de pensée est un acte
créatif, car la pensée se définit avant tout par sa capacité de dé-créer le
réel 2. » Comment comprendre l’œuvre de destruction de Richter à partir
de l’idée de dé-création, concept que Agamben situe au cœur même du
travail créatif ? Celle-ci consiste essentiellement à produire un acte –
une œuvre – qui est plus fort que l’image qui est là, que la représen-
tation déjà vue, que la source ready-made. Elle consiste en une
dé-création de la photo première, un déplacement du réel enregistré,
photographié, dans sa transfiguration peinte qui défait – qui dé-crée –
dans le tableau ce qui était engendré sans composition, sans art et sans
style : le monde sans qualité. Dé-créer l’ordinaire par un acte de destruc-
tion de la toile (une table, une image de famille, un paysage…) dans la
toile : ce geste signe la condition photographique de la picturalité au
XXe siècle, la destruction de la peinture comme travail du peintre et réali-
sation de l’image, de la représentation peinte, comme accomplissement
de l’œuvre actuelle. Un travail chaotique, un art catastrophique présent
dans tous les genres picturaux abordés par Richter. Ainsi, dans son œuvre
abstrait, dé-créer consiste à recouvrir, à annuler la couche de peinture,
1. Roland Barthes distinguait trois formes de destruction chez le créateur (la multiplication des
pratiques pouvant conduire à un devenir critique de l’artiste ; l’accès à un domaine purement
spéculatif, loin de toute création ; l’abandon de toute pratique artistique). Aucune de ces straté-
gies ne dialectise – comme Aristote a pu le faire – la perte et la possession. Bien plus, Barthes
considère que la destruction artistique ne peut jamais être dialectisée. C’est qu’il confond destruc-
tion et fin de l’art. L’œuvre de Gerhard Richter est un contre-exemple parfait – dialectique – aux
positions de Barthes. Voir « Le plaisir du texte » (1973) in Œuvres complètes, t. IV, Paris, Le
Seuil, 2002, p. 252-253.
2. GEORGES BATAILLE, Œuvres complètes, t. IX, op. cit., p. 150.
3. GERHARD RICHTER, Textes, op. cit., p. 69.
4. Ibid., p. 11.
5. JEAN GENET, L’Ennemi déclaré, op. cit., p. 216.
3. BLANK ON WHITE
À PROPOS D’UN DESSIN DE GERHARD RICHTER
deux dessins sur deux feuilles de même dimension (21 x 30,2 cm) titrés
de la même manière – la date-titre – : 28.4.1999. Ou peut-être en a-t-il
réalisé d’autres, beaucoup d’autres, mais il a choisi de n’en faire figurer
que deux à cette date-là dans le catalogue raisonné de ses dessins tenu
à jour depuis 1964 1, année inaugurale de ses premiers graphiques inven-
toriés apparus deux ans après la réalisation de sa première image réper-
toriée 2. Ces deux œuvres sont autonomes, elles n’appartiennent pas à
une série comme cela peut parfois être le cas. La technique est à chaque
fois la même, comme d’ailleurs pour nombre d’autres dessins de Richter :
graphite et gommage sur papier. Autrement dit, dépôt de graphite sur la
feuille et enlèvement d’une partie de ce graphite par effacement, marquage
et oblitération partielle de la trace, apparition et disparition du dessin. Et
il s’agit chaque fois du dessin d’un jour – il peut n’y avoir qu’un dessin
retenu dans une journée ou bien plusieurs ou bien aucun – comme si le
temps inscrit sur la feuille, le temps qui fait partie du dessin, de ses
1. GERHARD RICHTER, Drawings, 1964-1999. Catalogue raisonné, édité par Dieter Schwarz,
textes de Dieter Schwarz et Birgit Pelzer, Düsseldorf, Kunstmuseum Winterthur/Richter Verlag, 1999.
2. Pour le catalogue raisonné des peintures, voir Gerhard Richter. III, Catalogue raisonné 1962-
1993, Musée d’art moderne de la Vlle de Paris / Ausstellungshalle der Bundesrepublik
Deutschland, Bonn / Moderna Museet, Stockholm / Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia,
Madrid, 1993. Voir aussi pour la période 1993-2004 la récente publication Gerhard Richter K
20 Kunstsammlung und Lenbachhaus, Düsseldorf, Richter Verlag, 2004.
60
1. PLINE L’ANCIEN, Histoire naturelle, XXXV, trad. Jean-Michel Croisille, introduction et notes
Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Les Belles Lettres, 1997, p. 75.
2. GERHARD RICHTER, Drawings, 1964-1999, op. cit., p. 7 et l’analyse de BIRGIT PELZER in
ibid., p. 163-164, sur le rapport entre les dessins et le journal.
3. Ibid., p. 18.
4. PAUL VALÉRY, Degas, danse, dessin, Paris, Gallimard, 1938, p. 52.
5. GERHARD RICHTER, Drawings, 1964-1999, op. cit., p. 165.
fois – qu’il utilise d’abord un pochoir ou un cadre tracé désignant tout
de suite son territoire d’intervention – une bande de papier, un péri-
mètre vierge de toute trace, indemne de toute ligne. Ça n’est pas toujours
le cas. Parfois la feuille elle-même, tous ses bords et toutes ses dimen-
sions, est totalement investie par le travail de l’artiste. Ici, il y a au contraire
une délimitation du dessin par le dessin – c’est-à-dire par ce tracé au
crayon et à la règle réalisé en préambule au graphique ou à la fin de son
exécution –, si bien que la feuille est divisée entre ce qui ressortit au
dessin et ce qui l’encadre, cette blancheur qui appartient à la surface de
travail, à la surface d’intervention, mais qui n’est pas ouvrée, ouvragée.
Nous voudrions montrer que dans ce travail de Richter, dans cette œuvre
graphique, ce que Richter a dessiné c’est le propre du dessin, c’est ce que
62 le dessin possède en propre. Mais avant de développer comment et pour-
quoi cette propriété du dessin est ici travaillée, il reste à faire une remarque
générale qui a trait à la situation historique dans laquelle les artistes qui
dessinent aujourd’hui, et depuis au moins le siècle dernier, évoluent.
Il revient au peintre Federico Zuccaro, fondateur de l’Accademia San
Luca à Rome, d’avoir, à la fin du XVIe siècle, formalisé la différence
théorique bien connue entre « dessin intérieur » et « dessin extérieur ».
Le premier « est une activité mentale visant à comprendre une chose et
à agir conformément à cette compréhension. Invention, intention, modèle,
idée, forme, style sont des concepts que le dessin “intérieur” s’appro-
prie, attribuant aux facultés humaines une dimension à la fois spécula-
tive et pratique : “Le dessin intérieur est la forme et l’expression de l’âme
intellective” ; il éclaire et oriente l’intellect vers toutes “les spéculations
et pratiques” 1 ». Le dessin intérieur est ainsi semblable au dessein : il est
l’expression mentalisée d’une forme, il est un dessin-projet. « Situé sur
un autre plan, le “dessin extérieur” relève de la nature (produit par elle
et imité par l’artiste) et se divise à son tour entre “artificiel parfait” (le
tracé spécifique aux différents arts) et “dessin fécond, digression, fantaisie”
(l’espace inventif de l’imagination créatrice) 2. » Plus exactement
1. MANLIO BRUSATIN, Histoire de la ligne (2001), trad. Anne Guglielmetti, Paris, Flammarion,
2002, p. 90-91.
2. Ibid., p. 91-92.
encore, il est « ce qui apparaît circonscrit par la forme sans avoir substance
de corps : c’est le simple linéament, la circonscription, la mesure et la
figure d’une chose quelle qu’elle soit, imaginaire ou réelle : et le dessin
ainsi formé et circonscrit au moyen des lignes est l’exemple et la forme
de l’image idéale 1 ». D’un côté donc une activité mentale, de l’autre
une activité matérielle qui toutes deux font dessin le second (le dessin
extérieur) étant subordonné au premier (le dessin intérieur). Cette idéa-
lisation voire cette intellectualisation du trait, qui trouve chez Zuccaro
son fondement en Dieu 2, n’est bien évidemment pas propre à ce seul
auteur. Pour citer, dans la même période historique, un autre exemple
parmi les plus connus, notons que pour Vasari « l’art de la sculpture
consiste à enlever un excès de matière pour n’en laisser que la forme
du corps telle qu’elle est dessinée dans l’esprit de l’artiste 3 », car c’est 63
d’abord l’esprit qui dessine et non la main. C’est ainsi que, lorsqu’il
parle du disegno en réfléchissant sur la peinture, Vasari déclare :
« Procédant de l’intellect, le dessin, père de nos trois arts – architec-
ture, sculpture et peinture –, élabore à partir d’éléments multiples un
concept global. Celui-ci est comme la forme ou idée de tous les objets
de la nature, toujours originale dans ses mesures. Qu’il s’agisse du corps
humain ou de celui des animaux, de plantes ou d’édifices, de sculpture
ou de peinture, on saisit la relation du tout aux parties, des parties entre
elles et avec le tout. De cette appréhension se forme un concept, une
raison, engendrée dans l’esprit par l’objet, dont l’expression manuelle
se nomme dessin. Celui-ci est donc l’expression sensible, la formula-
tion explicite d’une notion intérieure à l’esprit ou mentalement imaginée
par d’autres et élaborée en idée. […] Quoi qu’il en soit, le dessin, quand
il a extrait de la pensée l’invention d’une chose, a besoin que la main,
exercée par des années d’étude et de pratique, puisse rendre exactement
1. FEDERICO ZUCCARO, traduit et cité par Philippe-Alain Michaud dans PHILIPPE-ALAIN MICHAUD
(s.l.d.), Comme le rêve, le dessin, cat. d’exposition, Paris, Musée du Louvre / Centre Georges-Pompidou,
2005, p. 10, à partir de Scritti d’arte di Federico Zuccaro, Florence, L. S. Olschki, 1961, p. 222.
2. Sur ce point et sur la distinction dessin intérieur et dessin extérieur en général voir ERWIN
PANOFSKY, Idea (1924), trad. Henri Joly, préface Jean Molino, Paris, Gallimard, 1989 (1984),
p. 102-104, 106-113.
3. GIORGIO VASARI, La Vie des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, t. I, traduction et
édition sous la direction d’André Chastel, Paris, Berger-Levrault, 1989 (1981), p. 119.
ce que la nature a créé, avec la plume ou la pointe, le charbon, la pierre
ou tout autre moyen 1. » C’est cette supériorité de l’idée dans le dessin
que Poussin proclame au XVIIe siècle, accusant Le Caravage d’avoir
détruit la peinture parce qu’il ne dessine pas avant de peindre et parce
que, par conséquent, il détruit le dessin, c’est-à-dire l’idée, dans le tableau 2.
Le peintre Charles Le Brun, emboîtant le pas à Poussin, n’affirme-t-il
pas, dans le même moment historique, que la couleur « dépend tout à
fait de la matière et par conséquent est moins noble que le dessin qui
ne relève que de l’esprit 3 » ?
L’art du XXe siècle ignore cette distinction entre dessin intérieur et
dessin extérieur, et l’idéalisation du trait qui la conditionne, c’est-à-dire
cette séparation entre un dessin-projet, un dessein, et un dessin stricte-
64 ment reproduit à partir d’un donné, un calque. L’invention de l’abstrac-
tion n’est pas pour peu de chose dans cette évolution. Car, dans la mesure
où elle participe de la recherche d’une image et d’une figure idéales, cette
différence du dessein et du dessin ne saurait sans dommage résister à la
disparition de la dimension représentative du trait, c’est-à-dire à l’effa-
cement du faire figure. Surtout, l’art moderne et l’art le plus récent auront,
plus explicitement que les périodes antérieures, été occupés par l’explo-
ration d’un fond graphique – au sens où Paul Klee disait qu’« Écrire et
dessiner sont identiques en leur fond 4 » – dont ils auront tenté d’établir
les séismes et les commotions, les tensions et les turbulences, les lignes
de force et les intensités, faisant alors du dessin un relevé d’inscriptions
proche d’un sismogramme et de sa pratique une sismographie ouverte à
une exploration déliée de toute idéalisation et dans laquelle, d’ailleurs, la
différence entre abstraction et figuration sinon s’annule du moins s’es-
tompe. La majorité des graphiques actuels décrivent un plan d’imma-
nence dont Cy Twombly donne une version possible lorsqu’il affirme
que « chaque ligne concrète [est] l’expression de son histoire propre 5».
1. Ibid., p. 49.
2. Sur cette question voir LOUIS MARIN, Détruire la peinture, op. cit.
3. Cité in JACQUELINE LICHTENSTEIN, La Couleur éloquente, Paris, Flammarion, 1999, p. 169.
4. PAUL KLEE, Théorie de l’art moderne (1956), édition et traduction Pierre-Henri Gonthier,
Paris, Denoël, 1985 (1964), p. 58.
5. Cité dans RICHARD LEEMAN, Cy Twombly. Peindre, dessiner, écrire, Paris, éditions du Regard,
2004, p. 190.
C’est à ce contexte sismographique qu’appartient le dessin de Richter,
le sismogramme d’un certain jour d’avril 1999.
Voilà donc un relevé de forces et de tensions proposé au regard, un
graphique animé notamment par une succession de traits dont la plupart
sont verticaux et puissamment tracés au crayon. Lorsque l’on observe
ce dessin de près, l’on s’aperçoit que cette vigueur confine à la violence
graphique, le crayon s’enfonçant nettement dans le papier, dans le support,
en risquant même de le perforer. Ces traits sont distribués sur la feuille
de manière à occuper de façon homogène l’ensemble de sa géographie.
Il y a en eux un mélange de force maîtrisée et d’abandon, de présence
et de laisser-aller de la main, un enchevêtrement de contrôle et d’aveu-
glement qui leur donne une liberté consciente d’elle-même, une liberté
qui pense. Ce dessin est d’ailleurs placé dans son entier sous le signe 65
1. Id.
2. Sur toutes ces questions voir HUBERT DAMISCH, Traité du trait, Paris, RMN, 1995, 2.4.2 et
2.4.3.
ou moins appuyé du graphite. Ils ont aussi pour rôle de souligner la physi-
calité du papier, de rendre le dessin plus matériel encore, plus inscrit sur
le subjectile qu’ils parcourent physiquement comme pour se l’appro-
prier, pour le marquer une première fois de sa propre empreinte avant
de le marquer à nouveau par des traits, des signes, des chiffres, des
gommages et des traces. C’est un geste que Richter utilise également
dans la construction de nombre de ses tableaux 1 et que l’on retrouve
bien évidemment ailleurs dans l’histoire, y compris dans celle de la pein-
ture. Ainsi, et par exemple, Jacques Louis David utilise-t-il le frottis à
la fin du XVIIIe siècle pour prendre la mesure corporelle de la surface
de la toile (Portrait de madame Trudaine, 1790-1791 ; Portrait de monsieur
de Joubert, 1786) : « L’investissement du tableau par le frottis implique
pour le peintre, dès le début de son travail et avant même toute inscrip- 67
1. CHARLES SANDERS PEIRCE, Écrits sur le signe (1885-1958), textes rassemblés, traduits et
commentés par Gérard Deledalle, Paris, Le Seuil, 1978, p. 158 et 160.
2. JACQUES DERRIDA, Mémoires d’aveugle, op. cit., p. 10.
1953 à août 1954, dessinait la nuit 1, à Robert Morris et ses fameux Blind
Time Drawings 2 en passant par Richter lui-même qui, en 1967, réalisa
un dessin à l’aveugle, E. mit Kind 3 – qu’exprime parfaitement Matisse
lorsqu’il explique la façon dont il réalise certaines de ses œuvres : « Quand
j’exécute mes dessins Variations le chemin que fait mon crayon sur la
feuille de papier a, en partie, quelque chose d’analogue au geste d’un
homme qui chercherait, à tâtons, son chemin dans l’obscurité. Je veux
dire que ma route n’a rien de prévu : je suis conduit, je ne conduis pas 4. »
Et c’est encore cette obscurité native que Derrida décrit en confondant
dans ce parcours d’aveugle, dans cette progression dans la nuit noire,
tous les genres artistiques envisageables : « Dans son moment de frayage
originaire, dans la puissance traçante du trait, à l’instant où la pointe
72 de la main (du corps propre en général) s’avance au contact de la surface,
l’inscription de l’inscriptible ne se voit pas. Improvisée ou non, l’in-
vention du trait ne suit pas, elle ne se règle pas sur ce qui est présente-
ment visible, et qui serait posé là devant moi comme un thème. Même
si le dessin est mimétique, comme on dit, reproductif, figuratif, repré-
sentatif, même si le modèle est présentement en face de l’artiste, il faut
que le trait procède dans la nuit. Il échappe au champ de la vue. Non
seulement parce qu’il n’est pas encore visible, mais parce qu’il n’ap-
partient pas à l’ordre du spectacle, de l’objectivité spectaculaire – et ce
qu’il fait alors advenir ne peut être en soi mimétique 5 ». Ce constat est
encore plus vrai lorsqu’il s’agit, par frottage, comme chez Richter, d’at-
tendre le surgissement de la forme, l’émergence du résultat de l’opéra-
1. Il y a une histoire de la prééminence du regard – le plus noble de tous les sens selon Descartes –
dans la philosophie occidentale depuis Platon (voir à ce sujet MARTIN JAY, Downcast Eyes. The
Denigration of Vision in Twentieth-Century French Thought, Berkeley / Los Angeles / Londres, University
of California Press, 1993, p. 21-147 ainsi que DAVID MICHAEL LEVIN (s.l.d.), Modernity and
the Hegemony of Vision, Berkeley / Los Angeles / Londres, University of California Press, 1993).
Mais il y a aussi, depuis Aristote jusqu’à Jean-Luc Nancy, un privilège accordé au toucher (JACQUES
DERRIDA, Le Toucher. Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000). Richter mêle la vision et la touche
dans ce dessin, déstabilisant les deux histoires dans leur version exclusive. Mais y a-t-il vraiment
une version de chaque histoire rigoureusement exclusive de l’autre ? Derrida en tout cas montre
que « de Platon à Bergson, de Berkeley ou de Biran à Husserl et au-delà, une même contrainte
formelle ne cesse de s’exercer : il y a certes l’hégémonie bien connue d’une éidétique, comme
figure ou aspect, donc comme forme visible exposée au regard incorporel, mais cette suprématie
n’obéit elle-même à l’œil que dans la mesure où un intuitionnisme haptique vient l’accomplir, la
remplir, assouvir le mouvement intentionnel d’un désir, comme désir de présence » (Le Toucher,
op. cit., p. 139).
dont Richter voit la table, c’est-à-dire le tableau, une image qui contient
une des significations possibles de ce que faire une œuvre veut dire et
implique plastiquement pour lui. Or cette forme en partie recouverte
d’une biffure est bien une tabula rasa, une table effacée, une table rase
rigoureusement impossible à obtenir en totalité car ici l’objet réappa-
raît sous le geste violent d’effacement voire de destruction du motif 1.
À la différence du modernisme le plus affirmé, faire un tableau pour
Richter c’est donc toujours partir non pas de la feuille blanche, impos-
sible à trouver, non pas de la table rase, impossible à produire, mais
d’une forme toujours déjà là – par exemple un cliché ready-made –,
d’un donné qui peut être l’histoire elle-même, la mémoire. Qu’il ait choisi
cette position théorique et plastique dès sa première image répertoriée,
74 une position qui s’attaque directement à un des fondements du moder-
nisme, dit assez son souci d’interroger et de déconstruire une certaine
histoire et une certaine pratique de la peinture pour produire d’autres
manières de faire des images actuelles capables d’inventer leur propre
épaisseur historique.
28.4.1999 appartient donc franchement, fondamentalement, à l’entre-
prise plastique mise en place par Richter dès son premier geste de peintre,
à sa dimension analytique. Sauf que dans ce dessin la contestation du
modernisme prend la forme d’une critique en acte, c’est-à-dire réalisée
à travers les gestes mêmes de fabrication de l’image, de la pure opti-
calité, de la pure visibilité de l’œuvre. En affirmant aussi la dimension
tactile du dessin, son caractère d’empreinte, non seulement Richter prend
ses distances par rapport à une certaine histoire de l’abstraction, mais
il prend au pied de la lettre ce qui fait, dans l’histoire et dans la fable,
le propre du dessin, il le relance sur les voies d’un univers sans figure
pour lequel compte par conséquent avant tout, non le souci de la repré-
sentation, mais le moment de l’inscription.
Cette tactilité originaire, cette « valeur tactile » – pour reprendre une
expression de Bernard Berenson – dont Henri Focillon dit qu’« elle est
1. CENNINO CENNINI, Le Livre de l’art, trad. critique, commentaires et notes Colette Déroche,
Paris, Berger-Levrault, 1991, p. 222.
2. Ibid., p. 222-224.
se retrouve dans le même cas de figure que dans l’œuvre de Richter ici
analysée : il s’agit d’enlever pour produire, pour créer. Mais il existe
une autre façon de supprimer la trace lorsque celle-ci est déposée sur
du papier, il existe un autre mode d’effacement, le gommage, évoqué
par Cennini dans les premières pages de son traité : « Sur papier chiffon,
tu peux dessiner avec ce style de plomb, avec ou sans os. Et si quelque
fois, il t’arrive de dépasser et de vouloir enlever quelques marques faites
avec ce style de plomb, prends un peu de mie de pain et frotte-la sur le
papier, tu enlèveras ce que tu voudras 1. » Le gommage, c’est de la matière
(mie de pain ou gomme pour nous aujourd’hui) qui enlève de la matière.
Cet acte implique une certaine violence graphique, violence qui traverse
– on y reviendra – la pièce de Richter et qu’un autre auteur italien a
78 soulignée lorsqu’il a donné une définition de l’effacement, du geste d’ef-
facer dans l’art du dessin. Dans son Vocabulario toscano dell’arte del
disegno publié en 1681, Filippo Baldinucci, lui-même collectionneur –
il possédait notamment deux célèbres dessins de Paolo Uccello
conservés aujourd’hui au Louvre, le Mazzocchio vu en perspective et
La Sphère à pointes de diamant – définit le fait d’effacer, de cancel-
lare, avec des termes énergiques qui soulignent la part de violence destruc-
trice concentrée dans cet acte. Effacer c’est « casser l’écriture en la
frottant », et il précise : « les peintres disent effacer lorsqu’ils cassent
les lignes et les contours faits avec le crayon en frottant sur eux – en
les frottant – avec de la mie de pain 2 ». Conformément à ce qu’exprime
Baldinucci, dans 28.4.1999 l’agressivité, une certaine forme de bruta-
lité, sont partie intégrante de la trace et de son effacement, participent
du gommage : gommer c’est faire violence au dessin, poser la destruc-
tion comme un moment de l’acte de création.
On pense ici, pour exemplifier ce rapport, à certaines références histo-
riques dont la plus évidente, la plus naturelle pour nous, est l’œuvre de
Robert Rauschenberg Erased De Kooning Drawing, réalisée en 1953.
Celle-ci consiste en un dessin de Willem de Kooning donné par de Kooning
1. Ibid., p. 50.
2. FILIPPO BALDINUCCI, Vocabulario toscano dell’arte del disegno, Florence, SPES, fac-similé
de 1985, p. 27.
à Rauschenberg et effacé par ce dernier à la gomme. La trace du motif
initial reste encore en partie visible dans le résultat final qui est bien un
ensemble de traces gommées devenues de la sorte un nouveau dessin,
une manière de dessin à la gomme. Ce geste d’élision relève d’un trai-
tement de la mémoire, de la référence, il expose un rapport singulier à
l’histoire de l’art et aux mythes qu’elle diffuse volontiers dont celui de
l’influence. En effaçant l’œuvre d’un artiste déjà reconnu en 1953 comme
une figure majeure de l’art moderne, Rauschenberg ne se contente pas
de vouloir tuer – plastiquement – un père artistique. Il souligne aussi
que les meurtres laissent des traces – la feuille qui résulte du gommage
n’est pas blanche. Là aussi, comme pour Richter près de dix années
plus tard avec Tisch, le travail ne saurait faire abstraction d’une altérité
fondatrice 1 : il n’y a pas de tabula rasa possible, pas d’oubli du monde 79
1. WALTER BENJAMIN, « Sur la peinture, ou : signe et tache » (1917), trad. Pierre Rusch, in
Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, 2000, p. 173.
2. FRANÇOISE VIATTE, avant-propos au catalogue Repentirs, Paris, RMN, 1991, p. 9. Voir aussi
p. 29.
3. HUBERT DAMISCH, « Mémoire du support, mémoire de la ligne » in Repentirs, cat. cité, p. 51.
4. Ibid., p. 50. Voir dans ce même catalogue les œuvres d’Ingres (p. 71 et 89), celle de Degas
(p. 73), de Chassériau (p. 84-85) et de Picasso (p. 86-87).
Au fond, cette ligne verticale épaisse, produite par le frottement d’une
gomme sur l’empreinte de la feuille et traversée ensuite d’un trait composé
de plusieurs demi-cercles en partie effacés, est bien une manière de neutra-
lisation de l’écran de graphite, un moment de neutre dans le dessin à la
manifestation très circonscrite. On trouve, dans les cours au Collège de
France que Roland Barthes a consacrés à la question du neutre, que
celui-ci est l’incolore mais un incolore très particulier. Car il y a selon
Barthes une « couleur de l’incolore », c’est le camaïeu, un monde de
nuance et de différence légère, un « espace totalement et comme exhaus-
tivement nuancé » qu’il désigne finalement et aussi comme étant la moire :
« le Neutre, c’est la moire : ce qui change finement d’aspect, peut-être
de sens, selon l’inclinaison du regard du sujet 1 ». Et Barthes d’en appeler
à une science des moires ou diaphoralogie, c’est-à-dire à une science 81
1. ROLAND BARTHES, Le Neutre. Cours au Collège de France (1977-1978), texte établi, annoté
et présenté par Thomas Clerc, Paris, Le Seuil / IMEC, 2002, p. 83, 36 et 108.
Au retour de Protogène la vieille lui révéla ce qui s’était passé. On rapporte
qu’alors l’artiste, dès qu’il eut contemplé cette finesse, dit que le visi-
teur était Apelle et que personne d’autre n’était capable de rien faire
d’aussi achevé ; puis il traça lui-même, avec une autre couleur, une ligne
encore plus fine sur la première et repartit en prescrivant, au cas où
l’autre reviendrait, de la lui montrer et d’ajouter que c’était là l’homme
qu’il cherchait. C’est ce qui se produisit, car Apelle revint et, rougis-
sant de se voir surpassé, il refendit les lignes avec une troisième couleur,
ne laissant nulle place pour un trait plus fin. Protogène alors, recon-
naissant sa défaite, descendit en hâte au port à la recherche de son hôte
et il fut décidé de garder ce tableau pour la postérité comme un objet
d’admiration, universel certes, mais tout particulièrement pour les artistes.
82 J’apprends qu’il a brûlé lors du premier incendie du palais de César sur
le Palatin ; nous avions pu le contempler auparavant : sur une grande
surface il ne contenait que des lignes échappant presque à la vue et,
semblant vide au milieu des chefs-d’œuvre de nombreux artistes, il atti-
rait l’attention par là même et était plus renommé que tous les autres
ouvrages 1. » Ce qui fait ici le caractère inoubliable, l’identité de chef-
d’œuvre de ces lignes réalisées par deux artistes illustres, c’est leur ténuité
et leur quasi-invisibilité, comme si la valeur historique de la trace était
inversement proportionnelle à l’impact de sa présence physique. Alberti
se souviendra de la leçon d’Apelle, celle de l’invisibilité de la ligne
comme raison d’être de sa permanence dans les mémoires, lorsqu’il parlera
dans son De pictura de la circonscription : « La circonscription consiste
à inscrire par des lignes, dans la peinture, le tour des contours. […] Il
faut veiller tout spécialement à ce que cette circonscription soit faite de
lignes le plus ténues possibles et qui échappent totalement à la vue ;
comme celles que le peintre Apelle avait coutume de s’exercer à tracer
et qui l’ont conduit à rivaliser avec Protogène. La circonscription n’est
en effet – dit-on – rien d’autre que le marquage des contours qui, s’il
était effectué au moyen d’une ligne très visible, ne montrerait pas dans
1. PLINE, Histoire naturelle, op. cit., p. 73-75. Sur ce passage voir l’analyse de HUBERT DAMISCH,
Traité du trait, op. cit., 4.8, 4.8.1. Ce rapprochement est également fait par PHILIPPE-ALAIN
MICHAUD dans le catalogue d’exposition Comme le rêve le dessin, op. cit., p. 83.
la peinture les bordures des surfaces mais des sortes de fissures 1. » La
valeur d’un dessin peut donc être conditionnée par son invisibilité, par
sa disparition ou sa quasi-présence – n’oublions pas que Raphaël était
réputé pour faire des dessins au tracé invisible 2 et que, plus près de nous,
Walter de Maria exposa en 1968 à la galerie Heiner Friedrich de Cologne
une série de Invisible Drawings – ce que le travail de Richter ne dément
pas. Quasi-présence ou quasi-absence du trait, neutralisation de l’em-
preinte, de l’écran, du fond, qui toutes participent ici d’une dialectique
profondément ancrée dans le travail de Richter : celle de la production
et de la destruction comme moteurs mêmes de la création, de l’invention.
Le gommage est donc plus que jamais une façon de faire un dessin,
une manière de dessiner qui renvoie à une expression et à deux mots
qui sont autant d’opérations traduites sur la feuille. D’abord, l’efface- 83
1. LEON BATTISTA ALBERTI, La Peinture, édition de Thomas Golsenne et Bertrand Prévost revue
par Yves Hersant, Paris, Le Seuil, 2004, p. 117.
2. Voir sur cette question l’étude de CATHERINE MONBEIG GOGUEL, « Le tracé invisible des
dessins de Raphaël. Pour une problématique des techniques graphiques à la Renaissance » in
MICAELA SAMBUCO HAMOUD et MARIA LETIZIA STROCCHI (s.l.d.), Studi su Raffaello, t. I,
Urbin, QuattroVenti, 1987, p. 377-389.
3. PIERRE FÉDIDA, L’Absence, Paris, Gallimard, 1978, p. 7.
ception, que la conscience a un “punctum cæcum”, que voir c’est toujours
voir plus qu’on ne voit – il ne faut pas le comprendre dans le sens d’une
contradiction. Il ne faut pas se figurer que j’ajoute au visible [...] un
non-visible. Il faut comprendre que c’est la visibilité même qui comporte
une non-visibilité 1 ». C’est cette condition du regard qu’expose ce dessin
de Richter, une œuvre à laquelle quelque chose est arrivé, dans laquelle
quelque chose a été perdu de vue et à laquelle par conséquent pour-
raient s’appliquer ces lignes de Jean-Bertrand Pontalis qui concluent
son étude titrée justement Perdre de vue, un essai consacré au regard
perdu : « L’invisible n’est pas la négation du visible : il est en lui, il le
hante, il est son horizon et son commencement. Quand la perte est dans
la vue, elle cesse d’être un deuil sans fin 2. » Et, de fait, il n’y a rien de
84 mélancolique dans ce dessin.
Nous voudrions, pour finir, relier précisément cette perte, ce blanc,
cette neutralisation du dessin, et l’œuvre 28.4.1999, à l’exposition
« Comme le rêve le dessin » organisée par Philippe-Alain Michaud au
Louvre et au Centre Pompidou, dans laquelle cette pièce est présentée
et à l’occasion de laquelle son analyse vous est ici proposée. Cette expo-
sition établit un rapprochement visuel entre certains des processus
psychiques présents dans le travail du rêve et l’élaboration graphique,
le travail du dessin. Nous voudrions, en résonance à cette manifestation,
essayer de répondre à une série de questions induites par son propos :
dans quel état, dans quel rythme, dans quelle intensité psychique est
pris ce dessin ? Quelle sismographie psychique est cristallisée dans le
sismogramme – jeu de forces et de tensions, jeu d’apaisements et de
soubresauts – inventé par Gerhard Richter le mercredi 28 avril 1999 ?
Il faut d’abord remarquer que le rêve, que Freud définit comme un rébus
à déchiffrer, doit, pour être visible, s’inscrire quelque part. Comme le
dit Pontalis, décidément précieux lorsqu’il s’agit de mettre en rapport
la figurabilité du rêve et la visibilité de l’œuvre, « le rêve est un rébus,
soit ; mais pour inscrire le rébus, nous demandons quelque chose comme
une feuille de papier ; pour reconstituer le puzzle, une mince plaque de
1. MAURICE MERLEAU-PONTY cité in JACQUES DERRIDA, Mémoires d’aveugle, op. cit., p. 57.
2. JEAN-BERTRAND PONTALIS, Perdre de vue, Paris, Gallimard, 1988, p. 392.
carton 1 ». Cette feuille de papier ici invoquée, le psychanalyste améri-
cain Bertram Lewin a montré qu’elle était semblable à un écran parti-
culier, que toute image de rêve était projetée sur un écran singulier.
Cela est très intéressant car nous avons vu tout à l’heure que, par cette
opération de frottage de la feuille qui permet de la recouvrir de graphite,
Richter construit précisément son dessin comme un écran sur lequel
s’inscrivent un certain type d’opérations graphiques. Lewin, lui, consi-
dère que l’écran du rêve « est la surface sur laquelle un rêve semble être
projeté. C’est l’arrière-fond blanc (blank), présent dans le rêve, même
s’il n’est pas nécessairement vu ; l’action, visuellement perçue dans le
contenu manifeste du rêve, prend place sur cet écran ou devant lui 2 ».
Pour Lewin, il existe un certain type de rêves, les rêves blancs, qui sont
sans contenu visuel et dans lesquels l’écran du rêve apparaît en tant que 85
tel, dans toute sa blancheur. De tels rêves sont fort rares. Ils sont l’écran
du rêve dans son intégralité c’est-à-dire qu’ils sont le sommeil lui-même,
ils sont le sommeil pur 3. Cela voudrait dire que lorsque l’écran du rêve
apparaît comme un arrière-fond blanc (blank), neutre, dans une image,
c’est un moment de sommeil pur qui s’impose au regard.
Il se pourrait ainsi que cette œuvre, qui joue absolument sur l’appa-
rition et la disparition du graphique, sur la création et la destruction de
la trace, soit véritablement tramée non seulement par le désir, à travers
l’effacement et le gommage, de neutraliser le dessin et cela y compris
dans la portée onirique du geste – n’oublions pas que Roland Barthes,
dans son étude sur le neutre, indique que celui-ci se réalise également
dans le moment du « réveil blanc, neutre », moment sans souci qui renvoie
au sommeil comme substance 4 – mais aussi par la volonté, également
tramée par une dimension onirique, de mettre le dessin en sommeil en
le confiant partiellement à l’écran du rêve, à l’écran du sommeil, à son
insistante blancheur, à une sorte de rêve blanc détaillé et fugace. C’est
Dès que l’on en fait l’expérience, c’est-à-dire dès que l’on se trouve en 87
présence d’une construction en fil installée dans l’espace que l’on peut
tout aussi bien, dans un premier temps au moins, ne pas remarquer, puis
que l’on regarde, que l’on perçoit, sans pouvoir véritablement se dessaisir
de l’impact visuel et physique qu’elle produit en raison de sa discrétion
même, l’œuvre de Fred Sandback s’affirme franchement et sereinement
paradoxale. Au moment où la sculpture dessine sa configuration dans
l’endroit qu’elle investit, au moment où elle prend place dans un cadre
à chaque fois spécifique qui demande la plupart du temps à l’artiste de
produire ses pièces et de les ajuster aux contraintes propres à chaque
lieu d’accueil et d’invention de la structure, alors même donc que l’œuvre
est là, tout se passe comme si elle n’avait de cesse de se faire oublier,
de se perdre dans le vide sur lequel elle s’appuie et qui la constitue en
partie. Loin par conséquent de la définition la plus classique de la sculp-
ture selon laquelle celle-ci s’accomplit per via di levare, par enlève-
ment de la matière à de la matière 1, action qui passe bien souvent par
une implication physique voire athlétique du créateur dans l’objet dense
et massif de son travail, ces œuvres postulent au contraire que l’espace
vacant, que le vide seul, est apte à accueillir l’univers de la forme, sa
1. FRED SANDBACK, « Lines of Inquiry. Interview by Joan Simon », loc. cit., p. 138. Sandback
fait ici référence à l’intervention de Duchamp dans l’exposition « First Papers of Surrealism » (1942)
au cours de laquelle il a tendu un réseau de fils dans l’espace. Nous reviendrons sur cet exemple
historique. Dans un autre entretien, Sandback se montre plus intéressé par la personnalité de
Duchamp et par son engagement dans le monde (« Pedestrian Sculptures », même catalogue, p. 101).
2. MARCEL DUCHAMP, Duchamp du signe. Écrits, textes réunis et présentés par Michel Sanouillet,
Paris, Flammarion, 1975, p. 171.
3. JEAN CLAIR, Sur Marcel Duchamp et la fin de l’art, Paris, Gallimard, 2000, p. 14.
4. On trouvera les quarante-six notes consacrées par Duchamp à la notion d’inframince dans MARCEL
DUCHAMP, Notes (1980), avant-propos de Paul Matisse, préface de Pontus Hulten, Paris, Flammarion,
1999, p. 21-47.
5. Avant Shadow Piece, Sandback avait conçu, toujours en 1967, une pièce dans son atelier à
partir du même vocabulaire plastique qui est sa première œuvre filiforme : il s’agissait d’une struc-
ture vide posée sur le sol dont n’étaient apparentes que les arêtes décrivant un volume fin et
allongé. On trouvera une image de cette première œuvre dans Fred Sandback, cat. cité, p. 26.
Pour une interprétation de Shadow Piece à partir de la notion d’index voir YVE-ALAIN BOIS, « A
Drawing that is Habitable », même catalogue, p. 30.
90
1. FRED SANDBACK, « Lines of inquiry. Interview by Joan Simon », loc. cit., p. 135. Valérie
Mavridorakis établit aussi un lien entre Josef Albers et Fred Sandback (Fred Sandback ou le Fil
d’Occam, Bruxelles, La Lettre volée, 1998, p. 47) de même que Yve-Alain Bois (« A Drawing that
is Habitable », loc. cit., p. 27-28).
2. HAL FOSTER, YVE-ALAIN BOIS, ROSALIND KRAUSS et BENJAMIN HEINZ-DIETER BUCHLOH,
Art Since 1900. Modernism, Antimodernism, Postmodernism, Londres, Thames & Hudson, 2004,
p. 345-346.
3. Les images de ces seize œuvres sont reproduites dans Fred Sandback, cat. cité, p. 255-257.
Dans le catalogue de Manheim sont reproduites quinze des seize variations réalisées et le dessin
préparatoire de la totalité des seize combinaisons prévues : Fred Sandback Sculpture 1966-1986,
Kunsthalle Mannheim, 1986, p. 46-53.
a une vision de l’histoire de l’art qui découle de la mise en espace de
cette dialectique. Car on ne peut ici se référer au critère de la nouveauté
pour évaluer ce travail dans toute l’ampleur de sa chronologie, on ne peut
pas non plus parler de son évolution qui n’existe pas, on ne peut donc
le situer sur un axe fléché pour en faire la description. Le regardeur se
trouve ainsi devant un corpus qui, de 1967 à 2003, appartient à un ensemble
de «présents largement étendus 1 » qui aura été pour Sandback une traversée
des différences – c’est en tout cas ce qu’il ne cesse de préciser lorsqu’il
parle d’installation de pièces ayant la même configuration dans des endroits
divers, d’œuvre refaite 2 – avec des outils qui sont donc chaque fois
relancés (comme il l’écrit lui-même, « plutôt que de dire que j’ai fait
quelque chose de nouveau, je dirai que j’ai fait quelque chose de plus 3 »).
94 Parce que cette exploration de la forme s’ancre dans un temps de l’art
qui n’est pas soumis à l’idée de progrès, elle nous renvoie par consé-
quent aussi à une histoire de l’art – à une histoire des œuvres – conçue
comme histoire de la répétition, loin des postulats évolutionnistes qui
vertèbrent majoritairement la discipline. Cette mise en espace de la diffé-
rence comme répétition, dans la répétition, nous reconduit aussi et par
un autre biais au cœur même de la rigueur propre à l’œuvre de Sandback.
Car il existe un rythme de prolifération des singularités, de multiplica-
tion des différences, rendu possible par une économie plastique (qualité)
qui se distingue de toute idée de parcimonie (quantité). Il s’agit alors
d’une multiplicité par soustraction, par réduction, qui permet de
parcourir l’étendue des singularités qu’elle invente, de la fabriquer, sans
jamais rabattre la multiplication sur une approche purement statistique,
sur une question de grandeur numérique ou de grandeur d’échelle : « Le
multiple, il faut le faire, non pas en rajoutant toujours une dimension
supérieure, mais au contraire le plus simplement, à force de sobriété,
au niveau des dimensions dont on dispose, toujours n - 1 4. » Sandback
1. Il s’agit d’une formule d’Henri Focillon qui vise à penser une histoire de l’art ni unilinéaire ni
purement successive (Vie des formes, op. cit., p. 86).
2. FRED SANDBACK, « Notes » et « Remarks on my sculpture, 1966-86 », loc. cit., respective-
ment p. 90, 119 et 120.
3. FRED SANDBACK, « Untitled » in Fred Sandback, cat. cité, p. 89.
4. GILLES DELEUZE et FÉLIX GUATTARI, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 13.
aura exposé son œuvre à une multiplication par économie plastique, par
exploration des différences toujours répétée dans l’espace, sans rien de
trop, sans pesanteur, et à travers un univers dans lequel, comme dans
le cas de la pure multiplicité non hiérarchisée, rhizomorphe, « il n’y a
que des lignes 1 », il n’y a que des parcours.
Le deuxième élément structurant cet art se rapporte à l’approche mobile
du lieu d’accueil, du lieu d’insertion de chacune des sculptures créées.
Sandback le qualifie de « pedestrian space 2» et plus rarement de « pedes-
trian situation 3 », d’espace à arpenter, et cela en un double sens. Il y a
d’abord le travail de repérage du site par l’artiste lui-même qui consiste
à le parcourir de long en large, surtout lorsque ce dernier est de vaste
ampleur, à en prendre la mesure physique par déplacement soutenu du
corps mais aussi par des pauses qui scandent la marche, qui l’interrompent 95
1. Ibid., p. 15.
2. FRED SANDBACK, « Notes », « Pedestrian Sculptures », « Remarks on My Sculpture, 1966-
86 » et « Lines of Inquiry. Interview by Joan Simon », loc. cit., respectivement p. 90, 101, 120
et 142.
3. FRED SANDBACK, « An interview. Fred Sandback and Stephen Prokopoff » in Fred Sandback,
cat. cité, p. 109.
4. Id. et « Notes », loc. cit., p. 91.
FRED SANDBACK, Untitled (Trapezoid), 1968.
Peinture acrylique rouge sur corde élastique, 221,1 x 426,7 x 61 cm. Coll. Fred Sandback Estate.
Vue de l’installation au Kunstmuseum Liechtenstein, Vaduz. Courtesy Fred Sandback Estate et
Kunstmuseum Liechtenstein. Photo : Thomas Cugini (et Lorenz Cugini) / Kunstmuseum Liechtenstein.
dont elle accentue physiquement la prégnance. Le lieu de création et
d’apparition de la sculpture est donc un espace de circulation, un espace
d’arpentage, dont l’effet le plus manifeste est d’ouvrir chaque pièce à
une saisie non hiérarchisée de son aspect. Cet élément reprend et amplifie
un des axiomes de base du minimalisme, à savoir que la forme dans
l’art se présente comme un tout indissociable, non dépeçable, comme
une structure homogène et globale qui ne fait pas de détails et dont on
ne peut, par conséquent, singulariser aucun moment. Et, de fait, même
si ces constructions sont inassimilables par quelque label que ce soit,
et même si Sandback aura pris un soin particulier à mettre de la distance
par rapport à la systématisation de cette appartenance 1, c’est au mini-
malisme que la plupart de ses commentateurs le relient le plus naturel-
lement. Il y a à cela des raisons objectives : étudiant à Yale, Sandback 97
1. FRED SANDBACK, « Fred Sandback: Light, Space, Facts » in Fred Sandback, cat. cité, p. 86.
2. DONALD JUDD, « Specific Objects » (1967) in Regards sur l’art américain des années soixante,
trad. et introduction de Claude Gintz, Paris, galerie Durand-Dessert / Territoires, 1979, p. 70.
dans « des volumes simples » dont les « parties sont si unifiées qu’elles
offrent un maximum de résistance à toute perception séparée » et que
la forme elle-même est perçue comme un tout au point d’être alors quali-
fiée de « forme “unitaire”» 1. Il est aisé de voir les différences physiques
qui séparent les volumes évoqués dans ces analyses et les constructions
filiformes de Sandback qui leur seront immédiatement postérieures.
Mais il est aussi aisé de percevoir cette profonde relation qui unit à
chaque fois l’exclusion du détail dans le travail plastique et la percep-
tion globale de la forme qui en découle. Sandback liera, en partie, cette
absence de point de vue hiérarchisé sur l’œuvre au devenir fluide du
lieu dans lequel cette même œuvre aura été construite. Et s’il amplifie
un des axiomes importants du minimalisme, s’il en propose une version
98 tranchante, c’est en lui donnant une incarnation ténue, une identité de
ligne tendue dans l’espace sur laquelle, moins que jamais, il est possible
de diviser des sections, des segments, qui joueraient un rôle dominant
dans l’organisation de l’œuvre. En raison de la minceur des moyens mis
en place (qui limite d’autant leur morcellement, qui le rend fatalement
plus difficile) et de l’impact sensationnel global de la ligne tirée dans
le lieu qu’elle dessine et qui la dessine, en raison du fait que la forme
porte avec elle et jusqu’à un certain point son évidence (un fil est un
fil est un fil est un fil…) dont elle joue pour activer le vide, la sculp-
ture devient ici, plus que dans n’importe quel autre travail, un phéno-
mène spatial total que l’on ne peut fractionner. Ainsi, la recherche d’une
expérience globale de l’œuvre ou la construction d’une œuvre comme
totalité – ce que l’artiste appelle « wholeness 2 » qui interdit tout morcel-
lement de la forme en relation avec son lieu d’accueil à partir de « la
ligne [qui elle-même] est un tout 3 » – se sera inscrite chez lui en réso-
nance par rapport minimalisme et lui aura donné l’occasion de faire la
différence avec les univers formels qui en sont issus, grâce aux moyens
1. ROBERT MORRIS, « Notes on Sculpture » in Regards sur l’art américain des années soixante,
op. cit., p. 87-88.
2. FRED SANDBACK, « An interview. Fred Sandback and Stephen Prokopoff » et « Remarks on My
Sculpture, 1966-1986 », loc. cit., respectivement aux p. 108 et 120. Voir également « Untitled »
(loc. cit., p. 95) sur le fait que ses sculptures ne se décomposent pas en parties.
3. FRED SANDBACK, « Notes », loc. cit., p. 90.
utilisés pour parvenir à cette totalité et grâce à la singulière subtilité de
l’impact qui en résulte, grâce à l’intensité particulière du résultat sensa-
tionnel obtenu.
La troisième caractéristique plastique mise en évidence par Fred
Sandback lui-même dans ses écrits concerne plus directement la physi-
calité de la structure, le fait qu’il fasse « une sculpture sans intérieur 1 »
autrement dit qu’il invente une forme sans surface et sans épaisseur qui
soit néanmoins capable de tenir dans l’espace. C’est, là aussi, un objectif
poursuivi par nombre d’artistes américains pratiquement au moment
même où Sandback trouve les moyens de son art. Ainsi, une des tenta-
tives les plus remarquables de destruction de l’intériorité de la forme a
été réalisée en 1965 par Robert Morris avec Untitled (Mirrored Cubes)
qui consiste en quatre cubes dont chacun des côtés visibles est un miroir. 99
Installée à l’intérieur ou dans l’espace public, cette pièce n’est que pure
extériorité, reflet de ce qui l’entoure et qui donne un contenu à chacune
de ses faces, à chacune de ses surfaces (tout se passe ici comme si la
sculpture ne devait son identité visible qu’à une extériorité fondatrice
à laquelle, véritablement, elle renvoie). De même, les pièces réalisées
en treillis métallique qu’elles soient carrées (Untitled (Quarter-Round
Mesh), 1966) ou en forme de L (The Ells, 1965-1988), parce qu’elles
laissent le regard les traverser, ne dissimulent rien d’elles-mêmes. On
pourrait ajouter à ces quelques exemples nombre d’œuvres de Sol LeWitt
qui ne sont que les lignes, construites dans l’espace, d’un pur volume
translucide (Open Modular Cube, 1966) ou encore les cubes en verre
transparent de Larry Bell créés à la fin des années 1960. Cependant,
même si l’on a chaque fois affaire à des dispositifs sans intériorité, ceux-
ci renvoient toujours la sculpture soit à son existence de surface maté-
rielle soit à sa condition d’objet à partir de l’armature qui la constitue.
Les Untitled (Mirrored Cubes) de Morris mettent l’accent sur l’opti-
calité de la structure en réduisant cette dernière à un jeu de miroir, à
des télescopages visuels de surface. Les treillis métalliques du même
Morris et les combinaisons de formes de LeWitt dessinent un vide qu’ils
enserrent ou qu’ils encadrent mais, dans ces constructions, la sculpture
1. Voir VALÉRIE MAVRIDORAKIS, Fred Sandback ou le Fil d’Occam, op. cit., p. 46-47, et
THOMAS MCEVILLEY, « Fred Sandback. Nothing Outside Factuality » in Fred Sandback, cat.
cité, p. 59.
2. ROSALIND KRAUSS, L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes (1985),
trad. Jean-Pierre Criqui, Paris, Macula, 1993, p. 201-212.
puis photographiée 1 – le titre de cette œuvre convient parfaitement aux
constructions en fil de Sandback qui voyagent sans difficulté dans de
petites poches envoyées par courrier express sur les lieux d’exposition –
et l’installation de New York, on voit que Sandback privilégie la linéa-
rité de la sculpture et la circulation du regardeur dans l’expérience de
l’œuvre là où Duchamp laisse, dans le premier cas, tomber la matière
en désordre et, dans le second, empêche délibérément la pénétration dans
l’espace par des lignes tendues en tous sens excluant le visiteur du lieu
d’exposition, lui en barrant l’accès. C’est, ici encore, l’ancrage dans un
espace de circulation ouvert à une approche fluide et mobile de la sculp-
ture, à une saisie afocale de la structure inventée, qui fait la différence
et qui, à l’opposé de la stratégie duchampienne, rend non seulement le
102 dessin pleinement visible mais lui permet surtout d’être « habitable 2 ».
Le dernier trait qui reste à souligner concerne l’attachement de Fred
Sandback à qualifier ses œuvres de sculptures ou en tout cas à se définir
comme un sculpteur. C’est un vocabulaire qu’il accepte finalement de
maintenir moins en désespoir de cause que parce qu’il désigne malgré
tout une vérité plastique active dans son art 3. Et il faut être attentif à
ce choix car il n’est que de lire ses notes rares et précieuses, il n’est que
de consulter les quelques entretiens qu’il a accordés ou de se rappeler
la façon dont il s’exprimait, toujours avec précision et simplicité, toujours
dans un souci d’exactitude et de clarté, pour comprendre qu’il n’utili-
sait pas le langage au hasard ; bien au contraire, il maintenait avec lui
une relation particulièrement attentive et vigilante. Pourtant, on l’a dit,
beaucoup d’éléments militent a priori contre cette désignation (pièces
sans surface d’apparition, sans masse, sans densité matérielle). Si elle
est maintenue, c’est parce qu’elle permet probablement, mieux que tout
autre dénomination, de mettre en évidence l’élément essentiel que Fred
Sandback travaillait : le vide – c’est-à-dire l’espace – qu’il se proposait
1. Il reste de cette œuvre une photo d’époque en noir et blanc. On trouvera une image en couleur
d’une reconstitution de cette pièce réalisée en 1966 par Richard Hamilton dans FRANCIS M.
NAUMANN, Marcel Duchamp. L’art à l’ère de la reproduction mécanisée (1999), trad. Denis-
Armand Canal, Paris, Hazan, 1999, p. 270.
2. FRED SANDBACK, « Untitled », loc. cit., p. 152.
3. Id.
de rendre visuellement et physiquement agissant – ce qui, là aussi, le
relie à une histoire de l’art occidental particulièrement riche, notam-
ment dans la deuxième partie des années 1960, avec des figures comme
Bruce Nauman (A Cast of the Space Under my Chair, 1966-1968), Mel
Bochner (Measurement: Room, 1969), James Turrell ou Carl Andre qui
exploiteront chacun à sa façon l’espace vacant 1 – ou à partir duquel il
se donnait les moyens d’inventer une situation plastique capable d’im-
merger quiconque en faisait la rencontre dans un lieu activé, dans un
lieu pacifié. Cette œuvre annule tout rapport de force, toute relation de
domination, entre la forme en place, son cadre d’accueil, et celle ou
celui qui en fait l’expérience. Elle y parvient par une opération spatiale
qui maintient l’intensité et la ténuité d’une structure inventée, qui l’au-
torise souverainement à « vouloir le volume de la sculpture sans la masse 103
1. Cet aspect de l’œuvre de Sandback a été évoqué par VALÉRIE MAVRIDORAKIS, Fred Sandback
ou le Fil d’Occam, op. cit., notamment aux p. 35-37 et par THOMAS MCEVILLEY, « Fred Sandback.
Nothing Outside Factuality », loc. cit., p. 61-62. Comme son titre l’indique, la pièce de Nauman
ici citée est l’empreinte du vide sous une chaise. Celle de Mel Bochner consiste en une salle vide
dont les mesures physiques, les dimensions, sont indiquées sur les murs.
2. FRED SANDBACK, « Remarks on My Sculpture, 1966-86 », loc. cit., p. 120.
réels – aussi matériels – que les traits en laine qui les traversent, dans
cette volonté de vouloir être, avec ces outils-là, sculpteur, gageons qu’il
y a aussi, de la part de Fred Sandback, une pointe d’humour, cet humour
dont il savait faire preuve lorsqu’il s’adressait à certains de ses proches
ou lorsque, dans son dernier entretien, il répondait aux questions posées
par ses amis et par le public 1, gageons qu’il y a ce sens de la dérision
qu’il n’abandonna pas quand, parvenu au pôle Nord après un long voyage,
il prit une photographie de lui lisant Artforum. Autant de moments traversés
par cet éclat de rire auquel sa personne n’était pas imperméable et dont
Friedrich Theodor Vischer a bien montré qu’il n’existe que pour faire
danser les contradictions 2.
1. « Conversation with Fred Sandback. Michael Govan, Fred Sandback, Marianne Stockebrand and
Gianfranco Verna » in Fred Sandback, cat. cité, p. 153-161.
2. FRIEDRICH THEODOR VISCHER, Le Sublime et le Comique. Projet d’une esthétique (1898),
trad. et présentation Michel Espagne, Paris, Kimé, 2002, p. 138.
5. PRENDRE PLACE
Dans un texte célèbre, Claude Lévi-Strauss situe l’activité artistique entre 105
1. Ibid., p. 31.
2. HEINRICH WÖLFFLIN, Réflexions sur l’histoire de l’art (1941), trad. Rainer Rochlitz, Paris,
Flammarion, 1997 (1982), p. 33. Ce double visage de la forme permet à Wölfflin de poser une
distinction entre forme intérieure et forme extérieure (ibid., p. 34).
3. CLAUDE LÉVI-STRAUSS, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » in MARCEL MAUSS,
Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1993 (1983), p. XLIX.
4. La formule, ici utilisée dans un contexte différent, est empruntée à Lacan. Dans son commen-
taire des Ambassadeurs d’Holbein, il qualifie l’anamorphose disposée au centre de la toile de
« singulier objet flottant » puis d’ objet flottant magique » (JACQUES LACAN, Le Séminaire. Livre XI.
Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 86.
de la structure et de l’événement qui met le signifiant à l’épreuve de
ses propres limites.
Il n’est pas surprenant que le texte de Lévi-Strauss ne fasse référence
à aucune œuvre de l’art du XXe siècle pour illustrer la position entre
savant (le registre du savoir objectif, des relations formalisables) et brico-
leur (le registre du hasard objectif, des relations non convenues) qu’il
assigne à l’artiste. La peinture qui vient directement sous sa plume et
devant son regard pour analyser la spécificité du travail artistique est
l’étonnant Portrait d’Elizabeth d’Autriche par François Clouet, conservé
au Louvre. Des collages, des constructions et des sculptures assemblages
de Picasso aux premières manifestations du pop art en passant par les
recherches de Schwitters, la liste est pourtant longue des œuvres modernes
qui en incarnent la vérité (la publication de La Pensée sauvage date de 107
1. Voir, par exemple, CLAUDE LÉVI-STRAUSS, « Le métier perdu », Le Débat, n° 10, mars 1981,
p. 5-9 (ainsi que la réponse de PIERRE SOULAGES, « Le prétendu métier perdu », Le Débat,
n° 14, juillet-août 1981, p. 77-92) et Regarder, écouter, lire, Paris, Plon, 1993, p. 29-33, 67.
2. CLAUDE LÉVI-STRAUSS, La Pensée sauvage, op. cit., p. 34.
3. Ibid., p. 35.
serait en l’occurrence non respecté à ses yeux, victime, au XXe siècle,
d’une trop grande place qui aurait été accordée à la pratique du brico-
lage, que Lévi-Strauss condamne finalement à l’insignifiance esthétique,
dans un propos massivement général, et la peinture abstraite, et les
collages 1. Mais cette condamnation n’oblitère pas ce qu’il en est prin-
cipalement de la forme, le fait qu’elle reste cette « véritable expérience
sur l’objet » qui est de l’ordre de la métaphore, et qui fait de l’œuvre
un artéfact exemplaire.
La dimension anthropologique de la science et du bricolage, de l’œuvre
d’art telle que Lévi-Strauss la met en lumière en étudiant la science du
concret, la pensée mythique, permet également de situer la pratique artis-
tique dans le cadre anthropologique du jeu. Non seulement parce que
108 le verbe bricoler qui, dans son sens premier, signifie ricocher, zigza-
guer, biaiser, s’appliquait anciennement à la chasse, à l’équitation, tout
comme au jeu de balle et de billard, pour indiquer un mouvement inci-
dent 2, le surgissement de l’imprévu, la manifestation d’un événement
dans le déroulement encadré et en partie contrôlé d’un scénario, mais
aussi parce que l’apparition et l’existence même des arts plastiques sont
historiquement liées à la dimension ludique 3. Cette imbrication, dans
ce cas précis moins absolue et mécanique que dans les autres disciplines
artistiques (la musique, la danse, la poésie notamment), est renforcée
par l’esthétisme du jeu, systématiquement prégnant, au point qu’il puisse
lui-même représenter une véritable aspiration à la beauté comme ordre 4.
Car le jeu ne peut laisser libre cours à l’imprévisibilité de ses dévelop-
pements, il ne peut ouvrir à la possibilité de l’événement, qu’en reven-
diquant dans le même mouvement une somme de contraintes, des règles
du jeu à l’intérieur desquelles ce à quoi il faut obéir est perturbé par ce
qui n’avait pas été prévu et qui pourtant ne contredit pas, ne met pas
1. Ibid., p. 43-44.
2. Ibid., p. 26.
3. JOHAN HUIZINGA, Homo ludens. Essai sur la dimension sociale du jeu (1938), trad. Cécile
Seresia, Paris, Gallimard, 1951, p. 267-279, 320-324. C’est en critiquant Huizinga, et en lui
rendant hommage simultanément, que Roger Caillois a proposé une classification des jeux en
quatre catégories in Les Jeux et les Hommes. Le masque et le vertige (Paris, Gallimard, 1967).
4. JOHAN HUIZINGA, Homo ludens, op. cit., p. 18, 30, 35.
radicalement en péril, le cadre qui délimite le théâtre des opérations. Le
jeu est donc facteur d’ordre et de beauté, et l’aspect ludique du brico-
lage, pure et simple écholalie de la pensée mythique dont l’économie est
elle-même inscrite dans les lois du jeu 1, trouve ici à nouveau à s’insérer
comme ce qui produit des incidents au sein d’une partie régie par un
ensemble de règles. Un ordre et un cadre alliés à une liberté et à une
capacité d’imprévu qui vont jusqu’à remplir une fonction essentielle
dans la construction psychique du sujet 2, voire à fonder philosophiquement
une vision du monde en réglant le rapport que l’homme entretient avec
ce qui l’entoure 3. Autant d’éléments qui participent tout aussi bien de
ce qu’une forme plastique met en œuvre dès lors qu’elle représente le
processus dialectique qui fait jouer la structure et l’événement, qui réunit
le savant et le bricoleur. 109
1. Nous suivons simplement l’analyse de Robert Morris dans son article «Some Notes on the
Phenomenology of Making. The Search for the Motivated» paru à l’origine dans la revue Artforum en
1970 et repris dans Continuous Project Altered Daily. The Writings of Robert Morris, Cambridge/Londres,
The MIT Press, 1993, p. 71-93. Pour un commentaire de ce texte voir GEORGES DIDI-HUBERMAN,
«Critical reflexions», Artforum, vol. XXXIII, n° 5, janvier 1995, p. 64-65 et 103-104.
2. RUDOLF WITTKOWER, Qu’est-ce que la sculpture ? Principes et procédures de l’Antiquité au
XXe siècle (1977), trad. Béatrice Bonne, Paris, Macula, 1995, p. 216-217.
bricoleur à partir de ses écarts les plus remarquables, de sa tension la
plus aiguë, de sa mise en forme la plus procédurale. C’est ce type de
gestes symptomatiques qui sera repris, c’est-à-dire intégré à une
construction ordonnée et ouvert à des jeux différents capables d’éprouver
de nouveaux écarts formels, de nouvelles combinaisons visuelles, par
une large partie de la sculpture moderne et contemporaine.
Nous ne prétendons bien évidemment pas faire un compte rendu
complet susceptible d’illustrer notre propos dans un cadre historique
plus récent. L’espace y manque et tel n’est pas le but premier de ces
lignes. Nous nous bornerons à constater la permanence de jeux qui expo-
sent un certain nombre de processus phénoménologiques, qui en tant
que tels sont archaïques (si archaïque est ici l’adjectif issu du terme
grec arkhê), c’est-à-dire principiels 1, et qui, en tant que tels aussi, ont 111
1. Dans la philosophie grecque, c’est ARISTOTE qui a donné de l’arkhê (« principe »), dans le livre
D de La Métaphysique, la définition la plus complète (1012b-35 - 1013a-23). Sur le livre D de
La Métaphysique – le livre des définitions –, voir le remarquable travail de traduction et de commen-
taire de Marie-Paule Duminil et Annick Jaulin, Métaphysiques. Livre Delta, Toulouse, Presses
universitaires de Mirail, 1991. Comme le précise Pierre Aubenque, l’arkhê est commencement et
commandement, cependant « le commencement n’est pas un simple début qui se supprimerait
dans ce qui le suit, mais au contraire [il] n’en finit jamais de commencer, c’est-à-dire de régir ce
dont il est le commencement toujours jaillissant » (PIERRE AUBENQUE, Le Problème de l’être
chez Aristote, Paris, PUF, 1962, p. 193). Archaïque est donc à comprendre comme ce qui qualifie
un commencement qui, par essence, ne cesse pas.
2. Comme l’écrit LUCIO FONTANA, « la question n’est pas que le geste accompli vive un instant
ou mille ans, car nous sommes convaincus qu’une fois accompli, le geste est éternel » (« Manifiesto
blanco [Manifeste blanc] et Spaziali [Les Spatialistes] » in Qu’est-ce que la sculpture moderne ?,
cat. d’exposition, Paris, Centre Georges-Pompidou, 1986, p. 374. Il s’agit là de questions – celle
de l’origine, celle de l’éternité de l’archaïsme – théorisées en particulier par Georges Didi-Huberman.
entre science et bricolage, mise en œuvre par une forme, peut trouver
à exposer son archaïsme dans des versions plastiques phénoménologi-
quement singulières.
Prenons une des sculptures essentielles de l’art du XXe siècle, La Guenon
et son petit, que Picasso a réalisée en 1951 à Vallauris, dans son atelier
du Fournas. Comme un certain nombre de sculptures-assemblages qu’il
a créées au début des années 1950, elle a été composée en partie à partir
d’objets trouvés, en l’occurrence deux autos miniatures données par
Kahnweiler à Claude Picasso. Les deux jouets superposés, pare-chocs
avant sur pare-chocs avant, pare-chocs arrière sur pare-chocs arrière,
constituent la tête de la guenon. Son corps est une sphère sur laquelle
s’agrippe son petit, et sa queue est une longue pièce en fer recourbée à
112 son extrémité, tandis que ses deux pieds massifs la campent dans une
attitude d’attente. Dans cette sculpture, le collage des voitures sur une
structure qui représente le corps de le guenon conditionne l’ensemble
de la construction : la tête – c’est-à-dire le collage – est un signal qui
capte toute l’attention visuelle, le reste du corps, visible après coup,
n’en étant qu’une conséquence. En mettant délibérément l’accent sur
le procédé qu’il a utilisé pour réaliser la tête de cette guenon, en le souli-
gnant visuellement et en lui donnant pour fonction d’accrocher le regard,
Picasso a, au premier chef, magnifié le bricolage ou à tout le moins a
revendiqué, en la portant comme au sommet d’un promontoire, sa fonc-
tion plastique exemplaire. Car il s’agit évidemment moins, d’abord et
avant tout, d’une tête de guenon, que d’un jeu formel, exposé comme
tel, à partir duquel est composé le corps qui confirmera la forme ou
l’idée indiquée ou esquissée par l’utilisation détournée des objets. Un
jeu qui renvoie à des gestes aussi archaïques que ceux du collage et du
réemploi 1, dont la sculpture tire sa singularité plastique.
Sans doute Picasso a-t-il poussé dans cette pièce les rapports entre
le savoir (technique) et le bricolage dans un de leurs retranchements :
celui qui consiste à prendre une forme particulièrement marquée et à
1. ROBERT MORRIS in Robert Morris, Paris, Centre Georges-Pompidou, 1995, p. 234. Cette
formule de Morris fait écho au texte de ROBERT SMITHSON, « A Tour of the Monuments of Passaic,
New Jersey », écrit en 1967, dans lequel Smithson, décrivant les constructions publiques dont il
a observé l’avancée dans la ville de Passaic, parle à leur sujet de « ruines à l’envers » et « [d’]édifices
[qui] ne tombent pas en ruines après avoir été construits, mais [qui] plutôt s’élèvent en ruines
avant d’être construits » (Robert Smithson. The collected Writings, édités par Jack Flam, Berkeley / Los
Angeles / Londres, University of California Press, 1984, p. 72). Une traduction française de ce
texte a été publiée dans le n° 43 des Cahiers du Musée national d’art moderne, printemps 1993,
p. 5-23, avec une présentation de Jean-Pierre Criqui, ainsi que dans Robert Smithson.Une rétros-
pective. Le paysage entropique 1960-1973, Marseille, RMN, 1994, p. 180-183. Cette vision
dynamique de la ruine n’est pas sans faire en partie écho à la ruine chez Poussin telle que Louis
Marin l’analyse : « Découvrir dans la “ruine” le tableau représente la figure métaphorique de la
puissance constructrice de la représentation poussinienne. La même figure, à la fois trace et vestige
de la déconstruction du temps sur l’œuvre humaine, et tracé constructeur, structure matrice de
l’œuvre du peintre qui l’assume » (LOUIS MARIN, Sublime Poussin, Paris, Le Seuil, 1995, p. 154).
posés sur des estrades en bois à l’intérieur de la galerie sont de la matière
conçue comme une pure et simple relation entre des états possibles de
la matière, des formes de passage qui campent dans un entre-deux de la
mise en œuvre, entre décharge et bâtiment, et qui semblent indiquer une
suspension de l’intention qui a présidé à leur installation dans l’espace,
littéralement jusqu’à nouvel ordre, jusqu’à ce qu’un nouvel agencement
rejoue cette disponibilité et confirme l’identité absolument labile de l’ins-
tallation. Tel un champ de possibles, un événement qui expose l’attente
d’un événement supplémentaire susceptible de laisser toujours ouverte
la venue d’un enchaînement différent, cette pièce, formellement un authen-
tique « objet » flottant, est exemplaire d’un certain traitement de la dialec-
tique à l’œuvre entre structure et accident scandée par une extension
114 du bricolage, par sa mise en pratique sur une grande échelle. Car tout
l’intérêt de ce travail aura été d’étendre l’accident à l’espace entier de
la galerie, de le spatialiser radicalement, de l’élargir au-delà du cadre
sculptural occupé par la ronde bosse, et de donner ainsi au bricolage
les dimensions d’un chantier.
La spatialisation du pictural
possible habitation), tout juste un plan de travail sur lequel des inter-
ventions concrètes, matérielles, ont eu lieu, une série d’opérations qui
ressortissent plutôt à la maçonnerie pour ce qui est de l’estrade (si la
pièce était située à l’extérieur, l’on pourrait la caser dans la rubrique
génie civil 1, à condition cependant de ne pas imaginer pouvoir l’uti-
liser comme un ouvrage d’art) et à la peinture en bâtiment pour ce qui
concerne le traitement du mur. Un chantier rangé, propre, organisé, dont
l’intérêt consiste à poser une structure à l’intérieur d’une architecture
sans qu’il soit possible de lui donner une identité, alors même qu’elle
s’expose comme un objet élaboré, conçu et ordonné, comme un authen-
tique artéfact. En vertu de ce flottement auquel la bande jaune peinte
sur le mur donne une assomption optique, la pièce campe à la fois comme
une structure forte dans un cadre architectural contraignant, et comme
une perturbation, un accident construit, un événement qui, en tant que
tel, induit un trouble dans l’espace, un profond vacillement. Telle est
donc une des fonctions de l’estrade, de ce plan de travail à partir duquel
s’élabore un théâtre d’opération : camper le chantier dans une archi-
tecture en lui donnant un fondement, une assise, partir à l’horizontale,
le plus bas possible, pour répandre le chantier tout autour. À la diffé-
rence du socle dans la sculpture en général qui fixe l’œuvre dans un
JESSICA STOCKHOLDER, The Lion, the Witch and the Wardrobe, 1989. Courtesy de l’artiste.
Bois, contreplaqué, béton, plastic, peinture, peinture pour sol, sciure, asphalte, drap de lit, lumière
électrique, journaux, peinture à l'huile, lumières fluorescentes, lumières incandescentes.
point précis de l’espace lui permettant par là même d’être contournée
par le spectateur, l’estrade est au contraire un support d’expansion spatiale,
son outil privilégié qui immerge le spectateur dans la sculpture. Voilà
pourquoi cette forme se retrouve souvent dans les grandes installations
proposées par Jessica Stockholder 1 qui explorent justement la mise en
architecture du bricolage. La conséquence la plus immédiate de ce dispo-
sitif est l’absence de hiérarchie spatiale : toutes les formes, tous les objets
utilisés dans ces pièces sont exposés au regard sans aucun point de vue
privilégié, et la couleur ne souligne pas un objet au détriment d’un autre,
mais elle vise d’abord à aplanir les installations pour les relier à ce que,
dans un tableau, on appellerait le pouvoir du fond, ensuite elle contribue
à donner une unité discrète à ces constructions qui se situent à mi-chemin
entre une collection d’objets et un espace architectural. 117
1. Voir It’s not over’til the Fat Lady Sings (1987), Mixing Food with the Bed (1989), Where it
Happened (1990), For Mary Heilmann (1990), Recording Forever Pickled (1990), Skin Toned
Garden Mapping (1991), Edge of Hot House Glass (1993), Your Skin in this Weather Bourne
Eye-Threads & Swollen Perfume (1995).
2. Dans le dictionnaire publié dans la revue Documents en 1929 et en 1930, dont il a rédigé
plusieurs articles, Bataille précise qu’« un dictionnaire commencerait à partir du moment où il ne
donnerait non plus le sens mais les besognes des mots » (Documents, t. I, Paris, Jean-Michel
Place, 1991, p. 382). Pour le dire massivement, un texte critique ou historique devrait s’attacher
moins à trouver le sens des formes (méthode iconologique) qu’à décrire leur travail (visée phéno-
ménologique), car une telle lecture a le mérite de ne faire fi ni de la matérialité des œuvres ni de
leur mode d’apparition. Sur ce rapport besogne des formes / besogne des mots chez Bataille voir
GEORGES DIDI-HUBERMAN, La Ressemblance informe ou le Gai Savoir visuel selon Georges
Bataille, Paris, Macula, 1995. Un parallèle méthodologique serait à approfondir avec Roland Barthes
qui avait assigné à la science de la littérature la tâche de décrire « la grammaticalité des phrases,
non leur signification », laissant à la critique le soin d’occuper une place intermédiaire entre science
et lecture (Critique et vérité, Paris, Le Seuil, 1996, p. 58, 59, 62, 63, 74, 75).
JESSICA STOCKHOLDER, Kissing the Wall Out of Sequence, 1989.
Peinture émail, table basse / armoire, papier mâché vert, pelures d'orange et ampoule électrique
orange. Courtesy de l’artiste. Photo : courtesy Gomey, Bravin, Lee.
comprendre ce qui se joue phénoménologiquement dans ces installa-
tions et dans ces assemblages d’objets trop singuliers pour être simple-
ment et banalement absurdes, trop ordonnés pour n’être qu’accidentels.
Lorsqu’elle construit des installations et même, d’une certaine manière,
lorsqu’elle crée des objets de dimension plus modeste qui prennent appui
sur un contexte architectural préexistant (la lumière d’une lampe réflé-
chie par un mur, un câble de couleur qui relie une œuvre à une cloison),
Jessica Stockholder propose des installations qui prennent place,
comme nombre de pièces apparues plus particulièrement à partir des
années 1970, à l’intérieur d’un cadre déjà là. De ce contexte que Stock-
holder considère moins comme un donné, c’est-à-dire comme un état de
fait qui serait comme une page blanche, que comme un artéfact 1, lequel
n’est évidemment jamais neutre puisqu’en lui est sédimenté du sens 119
1. Sur cette question voir l’étude désormais classique de JEAN-LUC MARION, Sur l’ontologie
grise de Descartes, Paris, Vrin, 1993, qui montre que, dans les Regulae ad directionem ingenii,
le dialogue avec la tradition aristotélicienne sous-tend, de fait, le discours de Descartes.
les prolonger, à tout ce qui peut les relier à un contexte, pourvu que le
pictural soit en jeu. Point d’appui, ce contexte n’est donc pas un cadre.
Bien au contraire, il brouille les distinctions entre début et fin de l’œuvre,
il généralise l’indécision en inquiétant les limites établies de la sculp-
ture, ce qui, pour Jessica Stockholder, signifie que son travail échappe
au décoratif 1.
Par rapport à ces trois assemblages, Kissing the Wall #2 et Kissing
the Wall out of Sequence apparaissent comme des négatifs, car ici la
luminosité est celle d’une ampoule ou d’un néon fixé au mur, l’objet
construit représentant la résultante spatiale d’une émission électrique de
couleur. On passe donc, dans la série, d’un rapport d’extension à un rapport
de conséquence, à condition d’imaginer une déduction qui n’aurait pas
le caractère mécanique de la nécessité, et qui aurait inventé une indexa- 121
1. Ibid., p. 114.
dans ce travail, instituer le lieu 1, le produire, créer du local. Peut-être
la conception aristotélicienne du topos comme limite (peras) peut-elle
aider à comprendre ce qu’une topologie attentive aux singularités implique.
Car en définissant le lieu (topos) comme « la limite du corps envelop-
pant 2 », Aristote a fait de la question du lieu et de l’espace, termes qui
ne se différencient pas dans la langue grecque, celle de l’avoir lieu et
lui a donné un ancrage phénoménologique exemplaire dans la mesure
où il la relie au mouvement, c’est-à-dire à un certain dynamisme spatial.
Le topos ne saurait être pour Aristote autre chose qu’une limite qui déli-
mite ce qui apparaît en le localisant, parce que précisément l’espace a
lieu au moment même où les objets du monde apparaissent, à l’instant
même où ils se manifestent. À partir de ce lien phénoménologique fort
124 qui interdit par exemple que l’espace soit « quelque chose » que l’on
puisse purement et simplement remplir, et qui implique surtout que le
lieu soit à penser comme une limite expansive ou régressive – et non
comme un réceptacle vide –, comme ce qui est en jeu, à chaque fois
d’une manière singulière et labile, dès lors que quelque chose du réel
prend place, s’ouvre au regard une pluralité de localisations possibles
qui réinventent à leur manière la possibilité de la spatialisation.
Véritables lieux-limites, les espaces ainsi exprimés sont alors de la
« matière en espacement 3 » qui explore des habitats, qui engendre des
architectures, qui produit des lieux comme on produit du sens. Et à travers
1. La formule est de Mallarmé. Il l’utilise à propos de la danse telle que l’incarne, selon lui, Loïe
Fuller (MALLARMÉ, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1945, p. 309). On la trouve également
sous la plume de Heidegger lorsqu’il analyse le rapport de la sculpture à l’espace (« L’art et l’es-
pace » in Questions IV, trad. Jean Beauffret et al., Paris, Gallimard, 1976, p. 105). Cette ques-
tion du lieu a été récemment traitée par plusieurs auteurs. Victor Burgin dans In/Different spaces.
Place and Memory in Visual Culture (Berkeley / Los Angeles / Londres, University of California Press,
1996) a montré, à partir d’une lecture fortement marquée par la psychanalyse et notamment par
Lacan, l’obsolescence du modèle euclidien ; Lucy R. Lippard, dans The Lure of the Local. The
Sense of Place in a Multicentered Society (New York, The New Press, 1997), a analysé la capa-
cité de certaines œuvres contemporaines à rétablir le lien au lieu dans un monde multicentré ; un
ouvrage collectif, No Place (Like Home) (Minneapolis, The Walker Art Center, 1997), a étudié
l’hétérogénéité spatiale que la production plastique contemporaine exemplifierait.
2. ARISTOTE, Physique. Livre IV, 212a-1 - 7.
3. Nous empruntons cette formule à Sylviane Agacinski parce qu’elle nous semble exprimer, d’une
façon particulièrement juste et frappante, ce qu’Aristote entend par topos (SYLVIANE AGACINSKI,
Volume, op. cit., p. 130).
laquelle les relations entre les objets expriment seules les multiples qualités
du topos, ses limites, c’est-à-dire la relative hétérogénéité, la mutabi-
lité et la singularité de son identité même.
Il est clair que ce qui intéresse au plus haut point Jessica Stockholder
passe par un travail sur l’objet en tant que tel mais aussi, et peut-être
même surtout, par une exploration des relations possibles entre les arté-
facts 1. Créer des relations pour créer des espaces et par ce biais prendre
effectivement place dans des contextes singuliers, produire des lieux
en inventant des relations concrètes entre les choses. Ce qui implique
aussi que les lieux ne s’explorent et ne s’exposent que comme rela-
tions : relations à des formes, relations de formes. Il s’agit donc de prendre
place en produisant du local, en inventant des espaces (pour les asso-
ciations d’objets aux dimensions les plus réduites) ou de l’espace (pour 125
les constructions les plus grandes) à l’intérieur des lieux. Les installa-
tions deviennent, de la sorte, des objets et de la matière en espacement,
ce qui peut tout aussi bien correspondre à une définition possible du
chantier. Par exemple, dans Where it Happened, une pièce importante
réalisée en 1990, l’exploration du jeu avec l’espacement conduit Jessica
Stockholder à dégager une zone devant l’installation. Ce vide situé entre
la partie construite de l’œuvre et son « entrée », sa première limite locale
qui contraste avec l’encaissement de l’estrade, au fond de la salle, expose
une pure et simple distance, un écart tendu qui donne à la commode
jaune posée sur une caisse bleue, à la cloison blanche, à l’aplat de couleur
rouge sur le mur et enfin au mur lui-même le temps d’apparaître. Mise
en situation dans laquelle les écarts sont le moyen choisi pour que les
objets aient lieu, trouvent leur place en faisant travailler le vide, c’est-
à-dire en le rendant actif et par conséquent visible. Grâce à cet espace-
ment, l’incongruité de l’association commode / caisse bleue, l’humour
de ce montage, laisse retentir sa santé au regard et se présente avec un
impact visuel soutenu. Ainsi l’espace est-il à produire, ainsi les rela-
tions entre les formes, entre les artéfacts, peuvent-elles (ré)inventer des
lieux. Mais elles peuvent également, ces formes et ces relations, être
JESSICA STOCKHOLDER, Where it Happened, 1990. Bois, béton, plâtre, tapis, papier mural,
journaux, cloison métallique, papier mâché, commode jaune, drap, roues, asphalte, goudron pour
toiture, citrons. American Fine Arts, New York. Courtesy de l’artiste.
travaillées par une dimension picturale, par une question de la peinture
que le travail de Jessica Stockholder n’a de cesse de rejouer dans l’espace
justement, de repositionner par rapport aux différents lieux dans lesquels
elle travaille. Non seulement parce que la juxtaposition de couleurs produit
l’espace 1, et donc permet effectivement aux installations de prendre place,
mais également parce que tout ce travail représente une tentative de
spatialisation du pictural sur le modèle du chantier et avec des asso-
ciations de formes qui posent sans cesse à la peinture la question de ses
moyens, au tableau celle de son cadre, de ses limites. Il faut ici évoquer
le contexte dans lequel Jessica Stockholder a commencé à travailler, et
dont le récit qu’elle en fait pose clairement les bases plastiques de son
œuvre, pour saisir plus franchement la genèse de sa démarche. Il y a
d’abord l’impact du sculpteur Mowry Baden dont elle a suivi, dès l’âge 127
1. Jessica Stockholder. Your Skin in This Weather Bourne EYE-Treads & Swollen Perfume, New
York, Dia Center for the Arts, 1995, texte de Jessica Stockholder, p. 20.
2. Jessica Stockholder, op. cit, p. 10.
3. Ibid., p. 117.
4. Ibid., p. 15.
sans rappeler un certain diagnostic minimaliste 1, Stockholder tirera les
conséquences plastiques.
Il lui faudra alors trouver le moyen de déplacer la question du tableau
et de la peinture,c’est-à-dire celle du mur, de la convertir en celle de la
picturalité et de l’espace, c’est-à-dire en celle du lieu. Peut-être l’atti-
rance forte que Stockholder éprouve pour l’œuvre de Matisse 2 provient-
elle du fait que lui aussi aura su poser à la peinture la question de l’espace,
de son espace, et qu’il aura choisi de la résoudre non seulement à partir
d’une couleur qui produit l’espace, qui le structure, mais aussi, et peut-
être pour Stockholder surtout, à partir d’un travail in situ porteur de
nombreuses ruptures historiques. La Danse, que Matisse a réalisée pour
la fondation Barnes au début des années 1930, représente cette inté-
128 gration de la peinture dans une architecture dont on a pu dire de son
analyse par Matisse lui-même qu’elle était « la première exposition magis-
trale du concept de “site-specificity” qui aura tant d’importance dans
l’art des années 1970 3 ». Ce texte, composé de notes de travail, d’entre-
tiens, de lettres, développe une vision et une pratique de la peinture qui
a d’abord pour raison d’être de se dégager des contraintes de la pein-
ture de chevalet. Ce que Matisse qualifie de « peinture architecturale »,
et avec plus de prévention de « peinture murale », n’est pas du tout traité
comme un tableau. Il s’en éloigne au contraire pour « traduire la pein-
ture en architecture 4 », ce qui a pour conséquence immédiate l’affir-
mation du lien indissoluble entre le lieu et l’œuvre : « La peinture
architecturale dépend absolument de la place qui doit la recevoir et qu’elle
anime d’une vie nouvelle. Elle ne peut en être séparée une fois qu’elle
y est associée. Elle doit donner à l’espace enclos dans cette architec-
ture toute une atmosphère comparable à celle d’un beau et vaste sous-
bois ensoleillé, qui entoure le spectateur d’un sentiment d’allègement
dans la somptuosité. Dans ce cas, c’est le spectateur qui devient l’élé-
1. Voir plus haut, la citation de Donald Judd en exergue. Jessica Stockholder dit, par ailleurs,
qu’elle ressent une affinité profonde avec le minimalisme (Jessica Stockholder, op. cit, p. 117).
2. Ibid., p. 9, 117.
3. YVE-ALAIN BOIS, « L’aveuglement » in Matisse 1904-1917, cat. d’exposition, Paris, Centre
Georges-Pompidou, 1993, p. 25.
4. HENRI MATISSE, Écrits et propos sur l’art, op. cit., p. 140.
ment humain de l’œuvre 1. » À la différence du tableau, objet séparé et
séparable d’un contexte donné, la peinture architecturale fait corps avec
l’architecture. Elle ouvre alors à une possibilité de jeux entre la couleur
et le lieu dans lequel celle-ci s’inscrit à ce point féconde qu’elle conduira
Matisse à imaginer à terme la fin de la peinture de chevalet 2 pour créer
ce que lui-même appelait « la grande association harmonieuse, vivante
et mouvementée, de l’architecture et de la peinture 3 ». Cette inscription
spatiale du pictural aura en tous cas une conséquence majeure : la pein-
ture n’est plus à considérer purement et simplement à partir du mur,
parce qu’elle n’est plus exclusivement envisageable à travers la forme
tableau, mais à partir de l’architecture dont elle est un fragment. Ce qui
veut dire aussi et surtout que le pictural a lieu et que cette extension du
champ de la peinture ne demandera qu’à être explorée et élargie encore 129
1. Ibid., p. 147. Dans une lettre à Simon Bussy, Matisse parle d’une « peinture décorative faisant
corps avec l’architecture » (p. 140). Sur ce lien voir aussi les p. 142, 145, 148.
2. Ibid., p. 148.
3. Ibid., p. 147.
4. Ibid., p. 154. Comme l’ont montré Deleuze et Guattari, « l’art veut créer du fini qui redonne
l’infini : il trace un plan de composition, qui porte à son tour des monuments ou sensations compo-
sées, sous l’action de figures esthétiques » (GILLES DELEUZE et FÉLIX GUATTARI, Qu’est ce que
la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p 186).
lations une ampleur expansive, prolongent la leçon matissienne, elles
ancrent aussi profondément l’œuvre de Stockholder dans la tradition de
la peinture moderniste 1.
Mais il y a également un autre élément plastique essentiel, la compo-
sition dont on a pu faire la définition même de l’art 2, qui traduit à sa
manière l’impact de l’œuvre de Matisse sur ce travail. À la question de
savoir comment disposer des formes dans un espace, celui-ci répond
essentiellement par une pratique afocale de la peinture. D’une manière
générale, ses tableaux ne sont en effet aucunement centrés mais ils
accueillent, au contraire, une libre disposition des objets non hiérar-
chisée qui pousse les limites de la peinture en dehors du cadre du tableau.
Tout se passe comme si l’espace était en expansion 3, et comme si, de
130 ce fait, la question d’un centre à donner à la composition cédait le pas
à celle de l’occupation de la toile par des formes et des objets en suspen-
sion. La peinture se donne tout d’un coup, comme chez le dernier Bonnard,
et dans l’après-coup, dans le temps pris par le regard pour reprendre le
balayage de la surface peinte, rien ne permet de fixer l’attention sur une
géographie orientée de la composition. Tout au contraire se joue dans
des allers et retours incessants et inépuisables, dans des dérives et des
glissades optiques qui, même si le traitement du tableau peut ne pas
être homogène, ne sont retenus par aucune forme privilégiée et domi-
nante, ne sont guidés par aucune direction particulière, par aucun centre
attribué à la surface de la peinture achevée.
1. Cet aspect du travail de Stockholder a été souligné par Lynne Cooke qui a aussi mis en valeur
les liens formels entre cette œuvre et celle de Matisse. Les rapports qu’elle établit entre l’instal-
lation conçue pour le Dia Center for the Arts et deux gouaches découpées conservées au MoMA,
La Piscine et Souvenir d’Océanie, de même qu’avec la chapelle de Vence, sont fondamentaux
(cf. Jessica Stockholder. Your Skin…, op. cit., p. 35-37).
2. « Composition, composition, c’est la seule définition de l’art. La composition est esthétique, et
ce qui n’est pas composé n’est pas une œuvre d’art » (GILLES DELEUZE et FÉLIX GUATTARI,
Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 181).
3. C’est la fonction que Matisse donnait au dessin : « Le dessin doit avoir une force d’expansion
qui vivifie les choses qui l’entourent » (Écrits et propos sur l’art, op. cit., p. 43). Quant à la ques-
tion posée par Gaston Diehl de savoir si l’espace lui apparaît limité ou illimité, il répond : « L’espace
a l’étendue de mon imagination » (p. 244). Yve-Alain Bois lie expansion, tension et circulation
chez Matisse (« L’aveuglement », loc. cit., p. 12-16).
Les installations de Jessica Stockholder sont elles aussi afocales, ce
qui est d’abord une résultante de sa façon d’opérer. Car le processus
même du travail se soumet à une dialectique ordre / chaos, structure / acci-
dent, qui s’efforce de rester attentive et ouverte, de demeurer disponible
à ce qui peut concrètement survenir 1. La disposition spatiale des arté-
facts et l’ordre visuel qui en résulte ne sauraient donc obéir à une vision
a priori, à un plan et à un programme, c’est-à-dire à l’efficacité d’une
géographie anticipée. Le profond intérêt de cette œuvre tient d’ailleurs
à la libre occupation de l’espace qu’elle invente et qui est assimilable à
un ordre inattendu et fortement présent, à une organisation flagrante et
non préméditée. Une pièce de 1992, Growing Rock Candy Mountain
Grasses in Canned Sand, pousse cette dialectique dans ses retranche-
ments. À l’aide d’une grande surface de tissu rose, Stockholder a laissé 131
1. DANIEL ARASSE, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion,
1992, p. 11. Toutes les citations qui suivent sont extraites de ce passage. Pour une autre approche
de cette question voir GEORGES DIDI-HUBERMAN, « Question de détail, question de pan » in
Devant l’image, Paris, Minuit, 1990, p. 271-318.
de toute signification illustrative, dans un processus plastique. Parcourir
une installation de Stockholder, c’est faire l’expérience de ce détail-
dettaglio, de ce détail-événement qui arrête l’avancée du spectateur sans
hiérarchiser la composition visuelle de la pièce. Un dettaglio qui absorbe
le parcours du regard, qui le fixe d’une manière multiple et disséminée,
polysémique (des juxtapositions d’objets colorés et d’aplats de couleur,
une façon de réaliser des liens concrets entre les artéfacts qui invente
des combinaisons de formes, tout un vocabulaire circonstancié de la
mise en relation et du bricolage). Par ce biais, Stockholder s’écarte de
Matisse dont le tableau ne stoppe ni ne scande par le menu le déploie-
ment de la vision, parce que son afocalité ne fait pas de détail, et elle
prend aussi franchement ses distances par rapport à la spatialisation de
la sculpture minimaliste qui évacue le détail justement, la couleur et le 133
mode intime 1. On n’en a jamais fini avec ces installations car on n’en
finit pas de les détailler, d’aller d’une zone à une autre sans être dirigé,
c’est-à-dire d’éprouver toujours leur afocalité. Cette dérive visuelle est
tout aussi bien une façon de parcourir l’espace dans lequel elles pren-
nent place pour constater combien elles l’occupent d’une manière ouverte
et disponible, phénoménale.
Dans Torque, Jelly Role and Goose Bump, l’œuvre que Jessica
Stockholder a tout spécialement créée pour le Musée Picasso à Antibes,
le traitement en détail du contexte et du lieu lui permet précisément
d’ouvrir encore plus l’espace de son travail, de l’enchaîner à une dimen-
sion atmosphérique. En intégrant sur une grande pièce de fourrure noire
et blanche, par des zones et des touches de couleur bleue très matié-
ristes, l’éclat de l’azur et de la mer visibles à travers une fenêtre, elle
répond en toute délicatesse à une situation locale qu’elle reprend, c’est-
à-dire qu’elle décompose et qu’elle commente. C’est en détail aussi qu’elle
défait l’emprise visuelle, chromatique et architecturale, de cette ouver-
ture, par une succession d’aplats de couleur sur un sofa dont le résultat
est d’éparpiller la géométrie de la fenêtre en fragmentant sa rigueur, et
par une structure métallique qui redresse l’espace intérieur du musée.
Ce travail, qui n’est pas sans entretenir des affinités avec Continuous
La picturalité de l’objeu
135
1. ANDRÉ BRETON, « Crise de l’objet » in Qu’est ce que la sculpture moderne?, op. cit., p. 368.
2. Jessica Stockholder, op. cit, p. 116.
3. ANDRÉ BRETON, « Crise de l’objet », loc. cit., p. 367.
limite la plus immédiate. En s’intéressant essentiellement aux processus
psychiques et non pas aux contenus 1, Stockholder opère une mise à
distance de tout ce qui est de l’ordre de la représentation mentale pour
travailler selon le mouvement même du psychisme et selon l’efficacité
propre au rêve, soumis notamment aux lois de la condensation et du
déplacement. Elle dira d’ailleurs elle-même que les différentes parties
de son travail sont plurivalentes, comme peuvent l’être les différentes
parties du rêve, ce qui est une manière de raisonner en termes de struc-
ture et non pas en termes de contenus. Ses associations de formes ne
représentent donc pas des désirs matérialisés mais bien une spatialisa-
tion de processus psychiques, une exposition dans l’espace du pouvoir
de mise en forme propre au psychisme. Peut-être est-ce la raison pour
136 laquelle son traitement des objets, c’est-à-dire du concret, est résolu-
ment abstrait. Car en construisant des artéfacts pour exposer une struc-
ture mentale à l’œuvre, elle s’intéresse essentiellement aux relations
formelles capables de laisser paraître l’émergence même du sens, et non
pas de l’illustrer, de le symboliser.
Ébranlée, perturbée, l’utilisation du réel est ainsi soumise à un certain
nombre d’écarts dont le plus évident ressortit à la picturalité des objets.
Stockholder les recouvre la plupart du temps d’aplats de couleur pour
en faire les supports de la peinture, ce qui a pour conséquence immé-
diate de réduire visiblement leur relief en aplanissant tout ou partie du
volume, comme dans Kissing the Wall #1 et Madonna and Child. Le
résultat d’un tel traitement est bien évidemment de donner aux formes
une forte planéité, une sorte de superficialité dense, mais aussi et en
même temps de leur donner de l’ampleur, d’accentuer le vacillement
du sens en accordant à la surface un pouvoir de respiration spécial visuel-
lement incarné : mouvement de systole et de diastole, de concentration
et d’expansion.
Mais ce traitement a également pour vertu, dans un geste très matis-
sien, d’autonomiser la couleur 2 à travers un processus qui, loin d’être
1. Jessica Stockholder, op. cit, p. 119. Elle dit aussi que son œuvre concerne « a structure of
thinking » (p. 136). Dans le travail également lui importe le processus (p. 15).
2. Ibid., p. 11.
contradictoire, est là aussi dialectique. Car l’attention du regardeur se
retrouve captée par la vibration chromatique qui souligne visuellement,
appuie, la matérialité de l’objet. En même temps, celui-ci, recouvert,
dissimulé d’une certaine manière, se fait oublier comme tel pour acquérir
une identité autre, transfigurée. Ainsi la couleur dévoile et masque,
accentue ou produit un rythme visuel à part entière, et enfouit simulta-
nément dans les dessous de la peinture un état des choses qu’elle trans-
figure 1. Elle a, par là même, le pouvoir de donner une existence superficielle
aux objets. Grâce à elle, il n’y a rien à voir ni à imaginer derrière ou à
l’intérieur de ces derniers, il n’y a aucune structure interne qui les fasse
apparaître 2. La réalité du monde et des choses se dépose dans la vibra-
tion chromatique, se concentre tout autant dans de grands aplats de couleur
pure que dans des touches plus matiéristes et moins étalées. 137
Ces badigeons ne sont pas sans évoquer les pratiques d’un artiste comme
Rauschenberg qui aura lui aussi traité l’artéfact comme objet de la pein-
ture et aura multiplié, au travers de ses assemblages de formes et de ses
Combine Paintings, les associations entre eux. Avec Minutiæ, une
construction qui date de 1954, il explore la spatialisation de la couleur
à partir de pièces de tissu fortement colorées, de bouts de bois associés
à du papier journal et à un miroir, à partir de supports badigeonnés. Les
trois panneaux de cette œuvre ont la structure de toiles qui reprodui-
sent deux fois, c’est-à-dire en deux plans, la verticalité et la frontalité
du mur devant lequel la pièce est présentée. Il s’agit donc de spatialiser
en avançant depuis la peinture prise dans la forme tableau, en repro-
duisant cette structure, et cela même si ces plateaux n’ont rien d’une
fenêtre au sens albertien du terme et n’ont rien, non plus, d’un espace
projectif 3. Leurs conditions d’exposition reprennent les contraintes
1. Ibid., p. 10.
2. C’est là une grande différence par rapports aux objets surréalistes. On peut ouvrir leurs tiroirs
ou leurs portes, il y a le plus souvent quelque chose caché à l’intérieur ou derrière. On n’ouvre
pas les tiroirs des commodes de Jessica Stockholder parce qu’ils ne dissimulent rien, parce qu’ils
n’existent pas en fonction de quelque vie intérieure que ce soit.
3. Voir à ce sujet ROSALIND KRAUSS, « Rauschenberg et l’image matérialisée » in L’Originalité
de l’avant-garde et autres mythes modernistes, op. cit., p. 289-306. Krauss prend pour point de
départ l’article de Leo Steinberg « Reflections on the state of criticism » (Artforum, mars 1972,
physiques liées à la forme tableau. Les trois baguettes en bois, qui relient
le panneau du premier plan aux deux autres, matérialisent un lien histo-
rique, un rapport à l’histoire de la représentation et de l’image. Une
économie visuelle identique structure Pilgrim, une Combine Painting
de 1960. Elle se compose d’une toile à la facture expressionniste et d’une
chaise exposée devant son coin inférieur droit, à une vingtaine de centi-
mètres de son bord. Recouverte de plusieurs aplats de couleur verti-
caux, la chaise s’associe à la peinture comme son extension ironique et
visuelle en trois dimensions, comme ce qui peut rester au mur mais
aussi déborder dans le lieu. Une sculpture ready-made dont le dossier,
qui semble appuyé sur la toile, reproduit la forme tableau à partir de
laquelle il occupe l’espace. Là aussi, les conditions d’exposition de l’objet
138 sont vertébrées par la forme tableau, c’est-à-dire par le mur. Avec Gold
Standard (1964), enfin, Rauschenberg cherche à inscrire l’objet dans
l’espace, à l’écarter de la peinture, c’est-à-dire de la toile. Un paravent
doré devient un plan de travail qui accueille une combinaison d’arté-
facts et de traces colorées (une boîte en carton, un système d’éclairage
électrique, une chaussure, un assemblage en bois…). À droite du para-
vent et devant lui, un chien en porcelaine, posé sur une selle de bicy-
clette et sur un treillage métallique, prend ses distances par rapport aux
plateaux verticaux. Mais un lien physique le retient au paravent, une
corde. Même lorsqu’il se retrouve dans l’espace, l’objet ne peut se déta-
cher de ces panneaux qui le mettent en valeur (il y a dans ce cas précis
le jeu d’une figure qui apparaît sur un fond) et dont, concrètement, il
procède. Entre l’exploration, la composition de ces artéfacts d’une part,
et leur mise en scène d’autre part, demeure un lien organique avec la
forme tableau.
Ces quelques exemples montrent que, d’une manière générale, la puis-
sance de combinaison que Rauschenberg met en œuvre dans ses assem-
blages de formes et ses Combine Paintings est fortement dominée par
p. 37-49), qui doit être mis en parallèle avec « Jaspers Johns : les sept dernières années de son
art », traduit par Claude Gintz dans Regards sur l’art américain des années soixante (op. cit.,
p. 21-33) et publié à l’origine dans Other Criteria. Confrontations with Twentieth Century Art,
New York, Oup, 1972.
la question du mur et non pas par celle du lieu. Ses objets les plus auto-
nomes, comme Oracle (1962-1965), une pièce composée de plusieurs
associations d’artéfacts disposées dans l’espace, n’ont rien à voir avec
des installations, avec le problème d’appropriation de ou d’un espace
par une ou plusieurs formes. Car leur localisation n’a rien de spécifique,
tout simplement parce qu’ils ne sont pas une réponse à un contexte donné
mais bien une façon de rompre, à partir de formes discontinues, l’unité
close sur elle-même de la sculpture du passé, cela même s’ils en conser-
vent une des caractéristiques majeures, c’est-à-dire la possibilité de faire
le tour de l’œuvre. C’est (dans) une dimension locale que travaillent,
quant à eux, les objets picturaux de Jessica Stockholder, et pas unique-
ment en les transformant en supports de la peinture et de sa décompo-
sition, de sa déconstruction 1 dans l’espace. 139
cet ensemble de jeux dont une forme plastique incarne la mise en forme.
Il est à la fois trop figé par une vision statique de l’identité, et trop peu
ouvert à ce qui pourrait traduire sa déstabilisation en tant qu’artéfact,
le brouillage de son utilisation à travers un processus qui devient alors
son identité même. Il est trop peu capable de rendre compte d’une capa-
cité de mise en mouvement. En fait, il est en deçà des ressources phéno-
ménologiques dont le réel regorge, et que certaines œuvres libèrent.
Il faut donc changer de terme non pas simplement pour parler autre-
ment, ce qui est toujours un alibi pauvre s’il n’est pas soutenu par l’épreuve
d’une véritable différence à exprimer, mais pour dire autre chose. Pierre
Fédida a forgé le concept d’objeu, un terme inventé par Francis Ponge
et appliqué en premier lieu au domaine du langage, pour rendre compte
de plusieurs aspects d’un jeu à l’œuvre en tant qu’« objet ». L’objeu est
d’abord un travail de dé-signification et de dé-fonctionnalisation de l’objet
par le jeu. Un travail, un jeu, qui ensuite invente, crée du sens ou, plus
précisément, des « directions de signification 1 », c’est-à-dire des
concepts. Dans ce processus de destruction et d’interprétation, de décons-
truction et de création, Pierre Fédida rapproche travail du jeu et travail
du rêve qui ont tous deux la faculté de produire un espace : « Le jeu
possède […], de même que le rêve, la particularité de construire un espace
1. Ibid., p. 182.
6. UN CHAPITRE DE L’HISTOIRE DU CORPS
Parcourir tous les états du corps, toutes ses formes ou plus précisé-
ment toutes ses prises de forme, tel semble donc être un des objectifs
essentiels de l’art chez Erwin Wurm dès le début de son travail. Et tout
d’abord la prise de forme du corps pulvérisé puisque c’est elle qui a
signé, dès les années 1990, l’apparition publique de cette œuvre (série
des Untitled (Dust), 1990). Sur les fonds de vitrines vides, l’artiste montre
la poussière laissant les marques de géométries rigoureuses, d’objets
divers, enlevés de leur présentoir après un certain temps d’exposition,
et qui abandonnent au regard la preuve fantomatique de leur présence
passée. Ou bien il choisit des meubles eux aussi empoussiérés sur les
plateaux desquels les objets décoratifs du quotidien, effacés du regard
mais dont on peut aisément imaginer le kitsch, ne consentent à donner
comme indice de leur existence réelle que leur empreinte, que les vestiges
de leur passage qui a laissé des traces. Ou encore, sur une place publique
à New York, dans les rues de Cologne ou de Vienne, la poussière qu’il
répand en carrés, dont la vie ne dure que quelques secondes, lui suffit
à délimiter un territoire réduit, sans pesanteur et sans épaisseur, à la
configuration volatile qui géométrise le sol (Expedition New York (Dust),
1994) et qui se perd, discret et éphémère, dans la vie de la ville 1. Il
1. Sur cette série voir le catalogue Erwin Wurm Expedition, Ostfildern, Hatje Cantz, 1994.
n’est pas jusqu’aux socles généralement utilisés pour montrer la sculp-
ture qui ne proposent au regard du spectateur que de la matière sans
densité, sans effet de masse, des couches de corpuscules à peine saisis-
sables et malléables dont l’artiste les a recouverts et dont il considère
qu’elle sont maintenant la sculpture elle-même dans toute sa matéria-
lité évanouissante, disloquée puis reconfigurée selon une géométrie de
base, simple et essentielle (un rectangle, un carré, un cercle, un ovale),
le b.a.-ba de la forme traité à partir d’un état premier, primitif, de la
matière. En mettant ainsi la poussière au premier plan et en lui rendant
d’une certaine manière hommage, Wurm prend à revers toute une histoire
de la sculpture qui a son origine au XVIe siècle, histoire dans laquelle
le déclassement de l’art de sculpter par rapport à l’art de peindre – chez
146 Léonard de Vinci notamment – passe par l’existence, dans le premier,
de poussières, ordures et saletés, de matières indignes qui ne permet-
tent pas à la sculpture d’occuper la place de référence dans la hiérar-
chie des arts parce qu’elles la maintiennent éloignée de la pureté de
l’esprit. Bien plus, chez Vasari « il s’agit de purifier l’activité artis-
tique de tout ce qui en elle demeure lié à la poussière, à l’ordure et à
la saleté 1 » pour accéder à la vérité et à la perfection de l’idea. À l’op-
posé de cette histoire, qui est aussi celle de l’idéalisme dans l’art et dans
l’histoire de l’art, Wurm assume ce que Bataille a appelé un « bas maté-
rialisme » et situe d’emblée son travail dans un dialogue affirmé avec
tout un pan de la création du XXe siècle. Car la référence à Duchamp
et à son Élevage de poussière (1920) – pellicule de poussière recou-
vrant Le Grand Verre posé à l’horizontale et à l’envers dans l’atelier
de l’artiste puis photographié par Man Ray – est ici bien évidemment
patente, référence qui s’articule autour de deux éléments. Tout d’abord,
comme on l’a dit, l’utilisation d’une matière historiquement indigne de
la perfection idéale de l’art et de ses supposées grandeurs par un inven-
teur qui se sera consacré, sa vie durant, à aller ailleurs que sur les chemins
balisés par l’histoire de la pratique artistique, par sa tradition. Duchamp
le sujet – est convoqué pour faire œuvre. Ce dernier élément est parti-
culièrement frappant dans les Dust Sculptures pour lesquelles le défaut
de densité de matière qui les caractérise en propre est justement aussi
une négation de l’intériorité de la sculpture : elles sont un corpuscule en
miettes, disposé en surface, superficiel, que l’on reconstitue selon des
géométries choisies mais qui ne permet en aucune manière, à aucun
moment, de situer la sculpture de Wurm dans un travail sur le bloc de
matière, sur son volume et sur sa masse, et donc sur son épaisseur et sur
sa densité. Ce traitement en surface est tout aussi patent dans les One
Minute Sculptures : les personnes convoquées sont réduites à des figu-
rines sans présence d’esprit, sans conscience, à des sujets psychiquement
dévitalisés transformés pour les besoins de la sculpture en des manières
de pétrifications du corps humain vidé de ses états d’âme, de sa capa-
cité de réflexion et de toute vie intérieure. En ce sens, le travail de sculp-
teur de Wurm nie dans la plus grande partie de sa production l’existence
même de la psychologie pour se situer en dehors de toute intériorisa-
tion psychique. Ce trait est d’autant plus frappant dans les œuvres où
le corps n’induit aucun signe de reconnaissance qui permette de lui attri-
buer quelque humanité que ce soit et donc quelque animation autre que
purement organique, mécanique : il se livre ici à un déploiement de
gestes qui ne répond ou qui ne correspond à aucun paysage intérieur et
subjectif véritablement attribuable à un sujet ou bien à la manifestation
d’un ego. Ce constat s’applique particulièrement aux œuvres du début
des années 1990 dont Wurm poursuivra la réalisation tout au long de
la décennie (59 Positions, 1992 ; Untitled, 1997 ; Untitled, 1998-2000 ;
Untitled, 2000) : nous y retrouvons ce démantèlement du sujet biolo-
gique, sa déconstruction qui l’amène alors et véritablement à perdre la
face et à n’exposer la constitution physique qu’à travers des montages
de membres sans affect et dévitalisés, loin de toute vie psychique unitaire,
subjective et intériorisée, loin de ce qui qualifie une personne. Prenons
par exemple 59 Positions une vidéo qui date de 1992 et Untitled réalisé
en 2000 : il s’agit, dans le premier cas, de poses prises par un corps
habillé d’un pull filmées successivement et, dans le second cas, d’un
ensemble de six photos de format carré (1 x 1 m chacune) montré en
154 un rectangle (trois photos accrochées au-dessus de trois photos). Le corps
y est suffisamment reconnaissable pour n’y être pas absolument perdu
de vue, mais s’il fait bien acte de présence son identification complète et
absolue y est rendue impossible car la personne comme telle y est mécon-
naissable, y a perdu son aspect, sa configuration. Le vêtement – le pull –
joue un rôle particulier dans ce démontage de la forme organique : il
brouille la répartition des membres (tête, corps, bras, jambes) en la masquant
et en rendant possible, imaginable, une autre vie du corps dans le corps
supposé stable, une autre expérimentation de l’organique qui ne passe
plus absolument par la détermination ou la reconnaissance d’une huma-
nité mais plutôt par un relevé de formes, de prises de forme qui scan-
dent le devenir multiple – y compris le devenir animal ou monstrueux –
d’une matière malléable. Wurm retrouve ici une loi de la psychologie
selon laquelle « les vêtements à eux seuls peuvent changer complète-
ment notre image du corps 1», sauf qu’il pousse ce constat dans les zones
extrêmes de la vie du corps sans ego, dans sa plasticité la plus informe
et la plus comique. Résultat : le corps est transformé en un territoire à
la configuration essentiellement instable qui propose chaque fois au regar-
deur des facettes de ses métamorphoses, des aspects qui sont comme
les surfaces offertes d’un jeu de montage et de démontage a priori inépui-
1. PAUL SCHILDER, L’Image du corps (1950), trad. François Gantheret et Paule Truffert, Paris,
Gallimard, 1968, p. 221.
sable. Spinoza disait qu’on ne sait pas ce que peut un corps. Wurm reprend
la question de Spinoza en essayant de parcourir toutes les potentialités
qui s’offrent à l’organisme à condition qu’on ne le considère pas comme
constitué une fois pour toutes, à condition qu’on accepte de se lancer
dans l’exploration de ses limites. C’est ici que les recherches de l’artiste
sont au plus près de ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari ont appelé
« le corps sans organe » : « Le Corps sans Organe, on n’y arrive pas, on
ne peut pas y arriver, on n’a jamais fini d’y accéder, c’est une limite 1. »
Dans cette limite se lit tout aussi bien la redistribution du dispositif orga-
nique par Wurm, sa remise en cause : poussé dans ses ultimes retran-
chements, l’organisme est non seulement à la limite de sa reconnaissance
possible, mais il est aussi la limite même que peut atteindre une exis-
tence dans ses efforts de déploiement, d’expansion et de respiration. 155
Mais le Corps sans Organe est surtout une façon de poser la question
du rôle des organes du corps, de leur utilité et de leur utilisation : « Le
CsO : il est déjà en route dès que le corps en a assez des organes, et
veut les déposer, ou bien les perd 2. » Déposer les organes : Wurm semble
n’avoir de cesse que de déposer les membres qui géométrisent le corps,
qui lui donnent une direction, une allure, une orientation dans l’espace,
pour les faire circuler dans d’autres territoires du sens, dans d’autres
zones du corps, à inventer et à produire. C’est justement en contestant
une certaine distribution organique, ou en tout cas en la faisant travailler
pour imaginer d’autres prises de forme, d’autres respirations sans schéma
préconstruit, que son travail se rapproche de la fabrication du Corps
sans Organe : « Nous nous apercevons peu à peu que le CsO n’est nulle-
ment le contraire des organes. Ses ennemis ne sont pas les organes.
L’ennemi, c’est l’organisme. Le CsO s’oppose, non pas aux organes,
mais à cette organisation des organes qu’on appelle organisme 3. » C’est
la raison pour laquelle il y a bel et bien quelque chose du corps sans
organe dans les démantèlements de stature sur lesquels reposent les œuvres
de Wurm que nous avons citées, il y a bien quelque chose d’une critique
1. Ibid., p. 203.
années 1990, défont tout anthropomorphisme –, c’est bien chaque fois
un corps qui est à l’œuvre et non pas l’image biologique ou physique
d’une personne en particulier, d’un sujet possédant une allure, une stature,
un profil – et une psychologie – qui lui sont propres. L’utilisation de
pulls dans lesquels s’accomplissent ces premiers montages ou démon-
tages, de même que ceux qui leur succèderont, contribue à mettre en
valeur et à réaliser cette plasticité : elle la rend possible en la rendant
visible. Telle devient alors la sculpture dans sa condition photographique
(car même si Wurm utilise aussi la vidéo dans ce type d’œuvres, il filme
chaque fois des poses fixes de telle manière que le film se compose
d’une succession d’images pratiquement statiques, de photos) : une inven-
tion sculpturale du corps, lequel n’affirme aucune vérité quant à sa confi-
guration, aucune certitude absolue, mais s’expose comme un lieu de 157
1. MONTAIGNE, Les Essais, livre II, chap. VI, Paris, Gallimard, 1962, p. 358.
160
Système de circulation
1. Voir à ce sujet l’entretien entre Pierre Bismuth et Ami Barak publié dans la revue Art Press
n° 250 et l’étude de Michael Newman déjà citée.
2. De même, en dépit de son allergie épidermique à tout militantisme, il y a une dimension poli-
tique dans ce travail. Car si « le propre de l’art est d’opérer un redécoupage de l’espace matériel
et symbolique », activité par laquelle il touche à la politique, cette tâche est fondamentalement
celle que s’assigne Pierre Bismuth. Sur toutes ces questions voir JACQUES RANCIÈRE, Malaise
dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, p. 36-37.
système de circulation 1 non seulement parce que Bismuth utilise nombre
de supports très divers pour travailler (l’image mobile, le son, la photo-
graphie, le dessin, le néon), inventant une œuvre qui se déplace d’un
médium vers un autre, mais aussi parce que chaque dispositif est construit
comme une circulation à même la logique du sens, au plus près de son
émergence. Programmes (n °1) (1992) et Programmes (n° 2) (1997)
offrent deux bons exemples de cette labilité. L’artiste a demandé à diffé-
rentes personnes filmées de dos d’écouter à la radio, en déplaçant un
curseur sur la bande FM, plusieurs stations avant de choisir leur programme
préféré. Une fois la sélection faite, l’intervenant quitte le champ de la
caméra pour écouter ce qu’il a choisi. Là aussi est proposé un dispo-
sitif fluide qui fait apparaître la production d’une subjectivité. Ce proto-
cole existe sous la forme d’une circulation – une dérive à travers des 163
1. Cette formule a été utilisée par James Lingwood (« Circulation System » in Gabriel Orozco.
Empty Club, Londres, Artangel, 1998, p. 8-11) pour caractériser le travail de Gabriel Orozco, un
artiste qui intéresse particulièrement Pierre Bismuth, notamment à cause du caractère ouvert et
disponible de ses œuvres.
164
une seule et même histoire se dérouler dans des écrins, dans des cadres
multiples et divers dont la variation et l’accumulation sont, là aussi,
exponentielles. Cette œuvre, que l’artiste appelle son Buren, met en
évidence une des caractéristiques du système de circulation inventé : il
ne peut, par principe, être cadré d’une manière unique car il produit
lui-même, en fonction de la complexité ou de la disponibilité de ses
trajets, ses propres à-côtés, il invente ses propres frontières elles-mêmes
sujettes à des modifications incessantes. Ce sont d’ailleurs ces frontières
que Link ne cesse de nous faire remarquer au point que l’on finit par
oublier le film montré pour ne fixer que les conditions de sa diffusion,
ses parages qui font intégralement partie de l’image filmée. « Il n’y a
pas de cadre naturel. Il y a du cadre, mais le cadre n’existe pas 2. » Ou
plus précisément il y a du cadre – une déclinaison plurielle, proliférante
de frontières entre l’œuvre et ses à-côtés – mais le cadre – comme limite
essentiellement identifiée, repérable et désignée une fois pour toutes,
qui sanctuarise l’œuvre – n’existe pas. L’art est donc un agencement
1. Sur le rôle du et comme accélérateur de vitesse et facteur de prolifération, voir GILLES DELEUZE
et CLAIRE PARNET, Dialogues, Paris, Flammarion, 1977, p. 16 et 43.
2. JACQUES DERRIDA, « Le parergon » in La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 93.
Dans ce texte essentiel, Derrida, commentant la Critique de la faculté de juger, montre que le
parergon – le hors d’œuvre – est comme l’origine : il n’est jamais absolu. C’est aussi un des grands
constats qui traversent l’œuvre de Pierre Bismuth.
166
1. HAL FOSTER, « Subversive Signs » in Recodings. Art, Spectacle, Cultural Politics (1985),
Seattle / Washington, Bay Press, 1996, p. 100.
2. Nous empruntons cette formule à Bernard Cerquiglini qui a analysé la littérature du Moyen Âge
comme « une variable » : « Qu’une main fut première, parfois, sans doute, importe moins que cette
incessante récriture d’une œuvre qui, de nouveau, la dispose et lui donne forme. Cette activité
perpétuelle et multiple fait de la littérature médiévale un atelier d’écriture. Le sens y est partout,
l’origine nulle part » (Éloge de la variante, op. cit., p. 33 et 57).
et non seulement de retranscrire autant que faire se pouvait les
dialogues, mais aussi de décrire les actions telles que le son perçu les
laissait imaginer. Le résultat se présente sous la forme d’un texte vidéo
projeté sur un mur, le spectateur pouvant utiliser les écouteurs pour
entendre la bande son du film original retranscrite sous ses yeux, ou
bien choisir de lire simplement la transcription qui défile. Dans ses deux
versions, Post Script rend visible combien le passage d’un système signi-
fiant à un autre, la traduction du son dans un texte, est toujours affaire
de déplacement, d’interprétation, de circulation de sens. « Comprendre
c’est traduire 1 » : le travail d’écriture dans Post Script est une réécri-
ture du point de départ qui se trouve, de ce fait, visiblement aménagé
et inventé. Dans une version ultérieure de ce même dispositif, The Party
172 (1997), Pierre Bismuth a choisi de projeter l’image muette du long métrage
source – le film homonyme de Blake Edwards dont Peter Sellers est la
vedette – parallèlement à sa transcription, amenant le visiteur à prendre
part, d’une autre manière, à une construction signifiante. Suivre l’al-
lure d’une pensée implique donc aussi de capter les moments de sa trans-
lation dans l’espace, une traduction non absolue dont le modèle n’est
pas le calque. Les théoriciens les plus intéressants de la traduction ont
d’ailleurs tous insisté sur l’idée qu’elle était l’exploration d’un écart,
qu’elle fonctionnait sous le régime d’« une équivalence présumée, non
fondée dans une identité de sens démontrable 2 » entre l’original et sa
version étrangère, c’est-à-dire qu’elle développait le modèle « d’une corres-
pondance sans adéquation 3 » : de Schleiermacher 4 à Antoine Berman,
de Walter Benjamin à Paul Ricœur, pour n’avancer que quelques noms
d’une liste qui pourrait être plus longue, c’est bien le lien entre traduc-
tion et imitation qui est brisé au profit d’une dimension proprement hermé-
neutique de l’acte de traduire. Cette portée interprétative du déplacement
consiste à « chercher-et-trouver le non-normé de la langue maternelle
1. GEORGE STEINER, Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction (1975), trad. Lucienne
Lotringer et Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Albin Michel, 1998, p. 29-90.
2. PAUL RICŒUR, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004, p. 40.
3. Ibid., p. 19.
4. FRIEDRICH SCHLEIERMACHER, « Des différentes méthodes du traduire » (1813), trad. Antoine
Berman, in Les Tours de Babel. Essais sur la traduction, TER, Mauvezin, 1985.
pour y introduire la langue étrangère et son dire 1 ». Le travail de Pierre
Bismuth est lui aussi traversé par l’exploration de ces écarts, bien souvent
infimes voire inframinces, qui se démarquent d’une logique première
qui elle-même a du jeu, par ces interstices qui ne peuvent pas être normés,
et qui conditionnent des possibilités de variations inassimilables par
quelque législation que ce soit. Autant de déplacements qui constituent
pourtant des systèmes signifiants, qui produisent du sens en relançant
un point de départ donné. Les dispositifs inventés par Bismuth donnent
une forme plastique à l’acte de traduire dont il fait une composante de
la vie de l’esprit, de son allure. Au point qu’il devient chez lui la loi de
notre rapport au monde comme a pu d’ailleurs l’affirmer, à propos de
la traduction, un de ses penseurs : « La traduction n’est pas une simple
médiation : c’est un processus où se joue tout notre rapport avec l’Autre 2. » 173
Vertige réflexif
Walter Benjamin disait que « la traduction est une forme 1 » qui trouve
sa loi dans l’original. Le travail de Pierre Bismuth consiste à explorer
toutes les formes que peut prendre l’acte de traduire, c’est-à-dire l’acte
d’interpréter, de circuler dans le sens. Le modèle de ce transfert n’étant
pas le calque, il se rapproche du type de transmission mis en évidence
par Harold Bloom dans le domaine littéraire (la poésie romantique). Pour
Bloom, ce qui fait filiation et tradition d’un poète à un autre – et donc
œuvre – s’appuie sur un enchaînement de lectures fautives : l’influence
poétique repose toujours sur une erreur d’interprétation du poète le plus
jeune par rapport au poète le plus ancien, le mieux établi, et cette série
de distorsions construit une histoire, invente une transmission 2. « Imaginer
c’est mésinterpréter 3 » : cette constatation vaut comme règle chez Pierre
Bismuth pour lequel il n’y a pas de traduction idéale, il n’y a que des
variations, il n’y a que des productions de subjectivité (une erreur qui
se répète devient une règle). Par exemple, Blue Monk in Progress (1995)
1. SOL LEWITT, « Paragraphs on Conceptual Art » in ADACHIARA ZEVI (s.l.d.), Sol LeWitt. Critical
Texts, Rome, I libri di AEIUO / Incontri Internazionali d’Arte, 1995, p. 78-82.
Daniel Buren) de signer un certificat d’authenticité dans lequel ils certi-
fient que ce certificat, qu’ils signent, datent et localisent, n’est pas une
de leurs œuvres. Sur une simple feuille de papier est condensée une
logique réflexive qui préfère le principe de circulation au principe de
contradiction : le certificat est authentique – il est signé par son auteur –
mais il n’existe que pour prouver son inauthenticité – il n’est pas une
œuvre revendiquée comme telle par le signataire. Dans sa simplicité
idéale, cette série de pièces – un document inapaisé que l’on peut contem-
pler à loisir sans en exténuer la signification – illustre parfaitement la
passion de monter et de démonter des logiques de sens qui traverse la
personne et le travail de Pierre Bismuth. Une activité sans fin dans laquelle
l’art ne saurait être hanté par son terme, par sa mort, puisque, quoi que
l’on fasse, nous avons toujours continué à imaginer quelque chose d’autre
dans ce qui arrive, à construire quelque chose de plus dans ce qui existe,
une vie supplémentaire dont l’artiste encourage les tourbillons et les
vitesses, les accélérations et les lignes de fuite, les vertiges. Plus que
jamais, la partie continue.
8. LE DESSIN À SUIVRE
PIERRE BISMUTH RHIZOMORPHE
publia dans la revue October un article dans lequel elle analysait les
évolutions de la sculpture occidentale contemporaine. Prenant notam-
ment appui sur certaines des œuvres du Land Art – des créations dont
plusieurs ont été réalisées dans les immenses paysages désertiques de
l’Ouest américain – elle concluait à l’existence « d’un champ élargi »
pour l’art de l’époque, un élargissement qui conduit les artistes à inventer
des formes échappant aux limites traditionnelles généralement et histo-
riquement fixées par les catégories des beaux-arts. Ainsi les nouvelles
pièces créées ne sont plus tributaires des cadres matériels habituelle-
ment reconnus : construction de l’œuvre dans un atelier, utilisation d’un
socle pour la mettre en valeur, installation de la sculpture dans un espace
donné et limité en dimension pour y être présentée. Ainsi également
l’artiste n’est plus confiné à un champ de compétences donné : il doit
être capable d’utiliser ou d’organiser l’utilisation de nouveaux moyens
(les engins de terrassement, par exemple, pour Robert Smithson) et de
nouvelles collaborations (des entreprises de travaux publics) pour réaliser
dans les paysages ses projets monumentaux. Cette évolution analysée
par Krauss n’a fait que se confirmer et s’amplifier dans la période récente.
Aujourd’hui, le champ élargi est devenu un territoire naturel d’explo-
ration formelle pour nombre de créateurs contemporains qui raisonnent
et travaillent non plus à partir de compétences acquises mais plutôt en
fonction de savoirs, de techniques à importer dans leur propre travail
pour développer, pour étendre les bordures et les potentialités de ce dernier.
On peut d’ailleurs parler, en utilisant ici le vocabulaire de Gilles Deleuze
et de Félix Guattari, de déterritorialisation généralisée de la pratique
artistique : ce qui compte à présent est moins de rester sur un territoire
acquis pour en fortifier les limites – un peintre qui se consacre exclusi-
vement à la peinture et au dessin, un sculpteur qui ne fait que des sculp-
tures – que de se déplacer dans un ensemble de gestes et de techniques,
sur un ensemble le plus varié possible de supports. Pour travailler, pour
faire œuvre, il faut donc faire circuler les procédures et les savoir-faire,
il faut donc étendre ses domaines de compétence, il faut se multiplier.
La pratique contemporaine du dessin n’échappe pas à cette règle et
l’on pourrait d’ailleurs aisément suivre, dans la production récente, ses
180 transports pour mettre en valeur l’incontestable richesse, l’incontestable
renouvellement actuel du domaine graphique, sa déterritorialisation radi-
cale (par exemple dans le cinéma ou la vidéo). Le travail de l’artiste
français Pierre Bismuth fournit un exemple particulièrement intéressant
de la situation présente dans laquelle dessiner ne signifie pas forcément
faire un dessin au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire prendre une
feuille de papier pour y tracer à la main des signes ou des figures. Il y
a en effet du dessin y compris là où on s’y attend le moins, et c’est
notamment ce que montre le travail toujours ouvert, le travail toujours
en circulation et en développement, toujours en excroissance et finale-
ment foncièrement rhizomorphe, de Pierre Bismuth.
Il faut d’abord remarquer que l’on peut trouver chez lui des dessins
au sens le plus classique du terme. Cela n’est pas contradictoire avec
ce qui a été dit plus haut : ce qui compte pour Pierre Bismuth est de ne
pas s’enfermer dans un domaine mais, bien au contraire, d’être capable
d’ouvrir le plus possible le spectre des procédures et des explorations,
le spectre des variations graphiques. Cela signifie que, chez lui, la pratique
du dessin n’est pas particulièrement privilégiée : elle est une possibi-
lité parmi d’autres de création de formes et de développement de procé-
dures plastiques, des procédures qui sont à tout moment susceptibles
d’être réactivées, revisitées, sans cesse dépliées et enrichies, réinven-
tées. Conférer à la pratique du dessin un statut non dominant, la consi-
dérer comme une possibilité parmi d’autres d’invention, c’est prendre
à revers toute une tradition du dessin, c’est abandonner une conception
du graphique qui lui accordait, dans l’histoire, un rôle véritablement
fondamental, un rôle de premier plan dans l’ensemble des disciplines
des beaux-arts. Au XVIe siècle, le Toscan Giorgio Vasari, un des premiers
historiens de l’art, déclarait, par exemple, que « dès l’origine, au service
des deux arts, il y eut dans sa plénitude le dessin, qui est leur fonde-
ment, ou mieux : leur âme, où se conçoivent et mûrissent toutes les créa-
tions de l’esprit 1 ». Cette conception domine l’art occidental, même si
elle fait l’objet d’une vive critique et d’un vif débat dans les académies
au XVIIe siècle, finalement jusqu’aux avant-gardes. Kant la résume à
sa façon et sans ambiguïté : « Dans la peinture, la sculpture, et même
dans tous les arts plastiques, dans l’architecture, l’art des jardins, dans
la mesure où ce sont de beaux-arts, le dessin est l’essentiel ; dans le dessin 181
ce n’est pas ce qui fait plaisir dans la sensation, mais seulement ce qui
plait par sa forme, qui constitue pour le goût la condition fondamen-
tale 2 » Pour Bismuth au contraire – comme pour bon nombre d’artistes
de notre temps –, il n’y a aucune pratique dominante ou privilégiée dans
la sphère de l’art. Faire un dessin n’est pas plus essentiel que faire un
film parce que dessiner ne conditionne pas l’existence de l’ensemble
des disciplines artistiques : il est un des visages possibles de la créa-
tion, un de ses moments et, à ce titre, participe d’une déhiérarchisation
des gestes et des domaines.
Mais revenons aux dessins « classiques » de Bismuth. En 2002 il réalisa
un travail à partir du film de Walt Disney Le Livre de la jungle. Utilisant
dix-neuf langues dans lesquelles le film avait été traduit, et dont le nombre
correspond à celui des personnages de l’histoire, il attribua une langue
différente à chaque personnage justement, chacun parlant alors, tout au
long de la projection intégrale du long métrage, un langage propre (l’ita-
lien, le français, l’anglais, l’espagnol, le chinois, le japonais…). The
Jungle Book Project est une œuvre qui met en scène la babélisation des
1. GIORGIO VASARI, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, t. I, op. cit.,
p. 215.
2. EMMANUEL KANT, Critique de la faculté de juger, trad. Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1982,
§ 14.
182
PIERRE BISMUTH, En suivant le main droite de Doris Day dans La Femme aux chimères, 2008.
Feutre permanent sur plexiglas et tirage UV Vutek sur Dibond, 199 x 259 cm. Courtesy de l’artiste
et de Jan Mot Bruxelles.
PIERRE BISMUTH, En suivant le main droite de Kim Novak dans Embrasse-moi, idiot !, 2005.
Papier peint, inpression jet d’encre, 4 x 14 m. Vue de l’installation « Art Unlimited », Bâle, 2005.
Courtesy de l’artiste et la Lisson Gallery. Photo : Françoise Caraco.
langues, la difficulté de la communication et du passage d’une culture
à une autre. La diffusion du film multilangues est accompagnée de l’ac-
crochage, dans la même salle, de dix-neuf dessins correspondant chacun
à un des personnages. Réalisée à la mine de plomb, chaque image de
cette série de portraits est un décalque d’un photogramme du dessin
animé. Au bas du croquis obtenu figure, en guise de légende, la langue
dans laquelle s’exprime le personnage de l’histoire dans le film revi-
sité par l’artiste. Cette œuvre est une transposition graphique, en noir
et blanc, d’un dessin original en couleur. Elle fait du dessin un trans-
fert d’une création première, comme si le graphique aujourd’hui était
de toute façon déjà une circulation de formes et de gestes, comme si le
dessin ne pouvait plus être original mais témoignait au contraire d’une
déterritorialisation de ce qui peut à un moment donné constituer une 185
tuellement repéré, c’est partir d’images qui n’ont rien à voir avec ce que
l’on entend généralement par dessiner pour aboutir à un résultat lui aussi
assez éloigné d’un dessin au sens classique du terme. Entre ces deux
moments, c’est le fait de tracer qui aura été le cœur même de l’inter-
vention de l’artiste. Le résultat optique joue généralement sur une certaine
ambiguïté : dans ses versions les plus monumentales, le graphique jouit
d’un impact visuel multiplié par le format qui le magnifie, en même
temps cette trace finalement hasardeuse, accidentelle, apparaît comme
dévitalisée, elle apparaît sous une forme neutralisée et énigmatique, comme
si sa présence excessive était niée par une manière de vide central.
Les dessins sans style et d’une certaine manière invisibles de la série
En suivant la main droite de… – il revient à l’artiste de révéler des mouve-
ments, des chorégraphies, que tout un chacun ne remarque pas forcé-
ment, de voir du dessin là où d’habitude on ne le recherche pas parce
qu’on considère qu’il ne s’y trouve pas – nous mettent face à un processus
de déterritorialisation manifestement infini en droit. Mais ils nous mettent
aussi face à la définition la plus originaire du dessin, face à son essence :
dessiner c’est faire une trace. Il s’est alors véritablement agi pour Bismuth
à travers ce processus plastique de suivre une trace. Son travail propose,
d’ailleurs, d’autres traces déterritorialisées, d’autres traces à suivre, à
multiplier. Dans les Location Pieces (2004) en particulier, il a choisi
d’exposer des graphiques fort simples retranscrits en néons : une ligne
188
Dans Tel quel, recueil de réflexions sur la littérature et sur l’art en général, 191
Valéry n’est pas le seul dans l’histoire à faire de l’art le terrain privilégié
de l’exercice de la répétition. Dans Différence et répétition, Gilles Deleuze,
pour ne citer qu’un seul autre exemple qui explore d’une manière théo-
rique cette collusion, fait de celle-ci le ressort même de tout travail artis-
tique, le cœur de sa mise en œuvre c’est-à-dire son objet par excellence.
Deleuze distingue trois répétitions : une répétition physique (l’habitude
ou les cycles de la nature), une répétition psychique ou métaphysique
(la mémoire, le jeu du souvenir et de la remémoration), une répétition
192 ontologique qui est au-delà des deux autres et qui fait la différence dans
la répétition, qui distribue la différence – c’est-à-dire la vie et la mort –
dans les deux autres répétitions qu’elle recueille en totalité, qu’elle détruit
en totalité aussi, et dans lesquelles elle opère une sélection. C’est ici
qu’intervient alors pour Deleuze le travail de l’art : « Peut-être est-ce
l’objet le plus haut de l’art, de faire jouer simultanément toutes ces répé-
titions, avec leur différence de nature et de rythme, leur déplacement
et leur déguisement respectifs, leur divergence et leur décentrement, de
les emboîter les unes dans les autres, et, de l’une à l’autre, de les enve-
lopper dans des illusions dont “l’effet” varie dans chaque cas. L’art n’imite
pas, mais c’est d’abord parce qu’il répète, et répète toutes les répéti-
tions, de par une puissance intérieure (l’imitation est une copie, mais
l’art est simulacre, il renverse les copies en simulacres). Même la répé-
tition la plus mécanique, la plus quotidienne, la plus habituelle, la plus
stéréotypée trouve sa place dans l’œuvre d’art, étant toujours déplacée
par rapport à d’autres répétitions, et à condition qu’on sache en extraire
une différence pour ces autres répétitions. […] Chaque art a ses tech-
niques de répétition imbriquées, dont le pouvoir critique et révolution-
naire peut atteindre au plus haut point, pour nous conduire des mornes
répétitions de l’habitude aux répétitions profondes de la mémoire, puis
aux répétitions ultimes de la mort où se joue notre liberté 1. » Si le jeu
1. Ibid., p. 375.
194
FRANCIS ALŸS, El Soplon, 1997. Série de 22 dessins sur papier calque, coll. Centre Pompidou.
Deux vues de l’accrochage au Centre Pompidou. © Centre Pompidou, photo 1 : Mnam-Cci / Georges
Méguerditchian / photo 2 : Philippe Migeat, dist.RMN.
et de photos découpées et collées sur le papier ou bien l’utilisation d’une
photo comme support, comme fond de l’image. De ce point de vue,
El Soplon fonctionne comme un condensé d’une partie de l’activité de
l’artiste, comme une possible figure métonymique de ce que dessiner
et peindre impliquent plastiquement pour lui. Son titre fournit déjà une
indication explicite de la matière même qu’il explore. El soplon signifie
à la fois le souffleur, la personne qui, durant une représentation théâ-
trale, souffle le texte aux acteurs en cas de trou, en cas de perte de mémoire,
mais également le dénonciateur, le cafteur, le mouchard, celui qui donne
des noms surtout quand une figure d’autorité le lui demande. De toute
évidence, c’est le premier sens du mot qui est ici directement et majori-
tairement convoqué, cette série de dessins nous proposant très souvent,
outre un personnage qui souffle véritablement de l’air, les images d’un 195
dans les expositions de peinture, selon des ajustements qui n’ont rien
à voir avec des accrochages classiques. L’organisation visuelle de la
cimaise était traitée à partir de la logique répétitive, chaque motif exploré
formant pratiquement systématiquement un bloc d’images reliées les
unes aux autres comme autant de variations autour d’une même figure.
Là aussi, il s’agit de mettre la répétition à plat, de la mettre au mur. Dans
tous les cas (dessins, dessins animés, peintures), Alÿs pratique une figu-
ration classique que structure une narrativité simple, souvent réduite à
des situations sans complication qui se déroulent dans un temps bref. Et
souvent, il confie à l’accrochage le soin de complexifier la simplicité
et la lisibilité des œuvres pour en donner une vision à la fois prolifé-
rante et cumulative. Il serait cependant abusif de qualifier Alÿs de peintre :
comme nombre d’artistes de sa génération, il fait de la peinture, dans
des conditions qu’il a inventées lui-même, mais il n’est pas à propre-
ment parler un peintre. Il serait plutôt un imagier, un faiseur d’images
dont le point de départ du travail, sa source plastique, est constituée par
des dessins – El Soplon nous en donne un échantillon –, c’est-à-dire
par des personnages ou des situations figurés d’une manière visuelle-
ment très claire qui se retrouvent transposés, répétés et transformés dans
des versions nombreuses et dans des formats divers, y compris dans le
format tableau. Le mode de production de ses images est parfaitement
adapté à ce type de variations. Pour réaliser des tableaux, Alÿs travaille
en effet avec des peintres d’enseignes mexicains, des rotulistas, auxquels
ses dessins, ses petites visions, fournissent le point de départ de leur
activité. Les rotulistas en réalisent alors, en fonction des indications
complémentaires fournies par Alÿs, des reproductions plus grandes avec
une peinture en émail apposée sur de la tôle. Ces copies des originaux
agrandis peuvent proliférer au gré des désirs et des besoins de l’artiste.
À l’origine de cette entreprise, il y avait le désir de créer une coopéra-
tive de production capable de contrôler et de restreindre, par prolifé-
ration des copies, la valeur marchande de chaque exemplaire d’image
afin de rendre le travail de peinture aussi anonyme que possible dans
la mesure où aucun atelier de rotulistas n’avait l’exclusivité de l’exé-
cution d’un modèle particulier. Le collectionneur choisissait d’ailleurs
198 dans un catalogue le modèle d’image qui l’intéressait, ce qui rendait
l’acte de peindre tout à fait impersonnel. En créant des éditions illimi-
tées, Alÿs, à son échelle, fait du principe de la répétition un outil écono-
mique et artistique que l’on retrouve dans l’ensemble des aspects de
son travail.
Ainsi El Soplon participe-t-il manifestement de la mise en forme de
la répétition mais aussi de son exposition. Cet ancrage plastique se joue
également dans cette série de dessins à travers un certain rapport à la
mémoire et au souvenir, à la remémoration, un certain rapport à l’histoire
et au passé, c’est-à-dire également à l’histoire de l’art et aux images
créées qui en sont la trace. Cette dimension est particulièrement nette
dans un tableau de petit format réalisé entre 1995 et 2002, autrement
dit un tableautin peint et repeint, fait et refait durant ces huit années et
justement titré El Soplon qui n’appartient cependant pas à l’ensemble
intégré par le Musée national d’art moderne à ses collections. On y voit
un personnage masculin debout et de face, le visage masqué par un ovale
de couleur blanche apposé sur le motif et tenu par un sparadrap. Il est
entouré de tableaux aux motifs quasiment invisibles. Sa chemise ouverte
laisse échapper une nuée de mouches. Si ce n’est le thème de cette pein-
ture tout au moins son iconographie pourrait avoir été suggérée à Francis
Alÿs par les fresques de Giotto réalisées autour de 1305 et conservées
dans la chapelle de l’Arena à Padoue, dite chapelle Scrovegni, un ensemble
de représentations que l’artiste avait eu l’occasion de voir durant ses
études d’architecture à Venise et qui l’avait impressionné 1. Dans cet
écrin, Alÿs a pu en particulier observer et apprécier une série d’images
se rapportant à la colère, aux vertus et aux vices et, dans la représenta-
tion de la colère, remarquer la chemise ouverte de la femme qui symbo-
lise ce qui passe ici pour un vice. Il s’agit là d’un écho visuel qui met
en scène la mémoire comme répétition, comme remémoration, et qui
n’est pas exclusif d’autres relations iconographiques. Ainsi, El Soplon
fait-il aussi penser à une autre fresque célèbre de la Renaissance italienne
qui illustre également ce que représente la peinture d’Alÿs, ce qui est
en son centre : une chemise à la béance énigmatique. Un autre état du
tableautin de 1995 montre en effet le visage du personnage mais égale-
ment les tableaux recouverts de motifs et des reproductions dont l’une
d’entre elles est un détail d’une œuvre de Piero della Francesca photo- 199
1. Il s’agit de l’interprétation, par Duchamp lui-même, de cette œuvre. Voir ARTURO SCHWARZ,
The Complete Works of Marcel Duchamp, New York, Delano Greenidge, 2000, p. 885.
série, en effet, el soplon, le gardien de la répétition, côtoie el soplon, le
cafteur, le délateur : on y voit un personnage glisser un secret dans l’oreille
d’un autre. Dans un autre dessin c’est le perroquet, cet animal investi
d’une évidente puissance de répétition, qui fait de même avec un person-
nage masculin. Un dédoublement de fonction qui ajoute à la série des
reproductions et des répétitions déjà évoquées pour leur donner une
manière de vertige. Dans une pièce postérieure à El Soplon, Alÿs a repris
l’idée du volatile comme double et plus précisément comme alter ego.
En 2001, invité par Harald Szeemann pour la Biennale de Venise, il invente
une œuvre The Ambassador qui lui permet d’avoir un représentant sur
place sans être par conséquent obligé de faire lui-même acte de présence
pendant le vernissage de l’événement. Pour ce faire, un véritable paon
appelé dans la pièce M. Paon ou Mr Peacock devient l’ambassadeur de 201
dans un tableautin, une femme blanche vue de dos a son bras gauche
noir et se déplace de droite à gauche alors que, dans l’autre, une femme
noire vue de face a son bras droit blanc et se déplace de gauche à droite.
On retrouve à l’œuvre ce principe d’inversion traité à travers deux person-
nages féminins dans The Two Sisters, deux tableautins réalisés entre 1999
et 2002 : sur un décor étrange qui semble fait de ciel bleu et de galets
gris se détachent deux figures avec une chevelure brune habillées chacune
de la même manière. Leurs corps ont des attitudes et des caractéris-
tiques physiques complémentaires : corps noir et bras droit blanc pour
l’une, corps blanc et bras gauche noir pour l’autre, démarche de gauche
à droite pour l’une et de droite à gauche pour l’autre. Ces inversions et
ces renvois n’ont de cesse de faire jouer les variations, de les explorer
et au fond de s’amuser avec elles. On les remarque dans deux tableau-
tins sans titre réalisés en 2002 : immergés dans de l’eau jusqu’à la taille,
un Blanc et un Noir, habillés de la même manière se retrouvent asso-
ciés dans une même action qui se répète, le Blanc écrivant sur le dos
du Noir dans une des deux images et le Noir écrivant sur le dos du Blanc
dans l’autre. La répétition est comme toujours ici l’autre nom de la varia-
tion. Cela parce qu’il ne s’agit bien évidemment pas pour Alÿs de conjurer
la répétition, de l’éviter pour travailler mais bien de descendre en elle,
de la suivre jusque dans ses transports les moins prévisibles, dans ses
écarts les moins calculés, de la suivre et de voir ce que ça donne.
Ainsi peut-on aisément refaire le chemin pris pas certaines formes
récurrentes dans le travail d’Alÿs, les remarquer pour constater que c’est
une capacité de différenciation dans la répétition qui leur donne de la
vitesse. Examinons, par exemple, cet instrument étrange que l’on voit
apparaître dans nombre de dessins et de tableaux : un point d’interro-
gation qui devient une manière d’outil tenu à la main par un person-
nage (The Consequence of Ignorance, 1997). On peut en suivre le périple
qui le conduit à circuler sur des supports divers : le papier, la toile sur
bois mais aussi le bois, le signe étant matérialisé en un instrument incongru
que l’on peut saisir. Suivons également ce carré tracé que l’on retrouve
dans El Soplon comme un cadre délimitant un tableau : il peut, ailleurs,
être mis au sol et proposer une autre utilisation de l’espace qu’il déli-
206 mite. Et cette attitude caractéristique des personnages d’Alÿs : le corps
légèrement penché vers l’avant, ils se déplacent comme des flâneurs
qui porteraient sur le dos une charge, un fardeau invisible et pourtant
toujours là, toujours sur leurs épaules. Cette posture est omniprésente
dans l’œuvre : tableaux, dessins, dessins animés, elle fonctionne comme
une manière de signature plastique qui singularise visuellement l’uni-
vers de l’artiste, la physionomie de ses personnages. Elle leur donne un
air de famille sans les égaliser, sans les homogénéiser.
Mais Alÿs est allé plus loin encore dans son exploration visuelle de
ce qui se répète en trouvant l’allégorie plastique qui à la fois expose la
répétition, sa logique de retour, et visualise son travail, c’est-à-dire sa
capacité de déplacement, d’itération. La circularité de ses œuvres appa-
raît en effet patente notamment dans les dessins animés et nombre de
vidéos tous montrés en boucle. Il ne s’agit pas ici simplement d’une
contrainte technique mais bien d’une version mobile de la répétition
qui complète ce que les dessins et les tableaux traitent d’une manière
statique et quelquefois iconographique. Et dans l’iconographie de la
reprise, le cercle – et donc d’une certaine manière la boucle, une boucle
visualisée autrement que dans les films – joue un rôle important. On
le retrouve dans les tableautins, dans les tableaux : ainsi, dans Le Temps
du sommeil (14 août 1997), un cercle matérialisé au sommet d’un arbre
chapeaute une ronde composée de personnages féminins et, dans des
peintures sur tôle dont un seul et même motif se retrouve multiplié dans
des formats divers, un cercle formé par la pose du personnage, et la
disposition des objets qui l’entourent, apparaît comme le motif struc-
turant l’organisation de l’espace pictural. C’est aussi un cercle que décrit
le marcheur dans Cuentos patrioticos une vidéo de 1997 : faisant le
tour du mât fiché au milieu de la place Zocalo à Mexico, il compose
avec les moutons qui le rejoignent progressivement une ronde au profil
quasiment parfait. Mais Alÿs a également conçu un autre cercle dont
les dimensions physiques et les effets plastiques en font une œuvre plus
remarquable encore, plus digne d’être remarquée, que celles déjà
évoquées. En 1997, dans le cadre de la manifestation « In Site 97 » orga-
nisée à Tijuana au Mexique et à San Diego aux États-Unis dont la théma-
tique était la frontière, Alÿs décida de se rendre de Tijuana à San Diego
non pas en franchissant la frontière entre les deux États, c’est-à-dire en 207
1. GILLES DELEUZE, Différence et répétition, op. cit., p. 27, 28, 29. Voir également Deux régimes
de fous. Textes et entretiens 1975-1995, Paris, Minuit, 2003, p. 281 : « Le déguisement n’ap-
partient pas moins à la répétition que le déplacement, à la différence : un commun transport,
diaphora. »
2. GILLES DELEUZE, Différence et répétition, op. cit., p. 2.
209
FRANCIS ALŸS, El Soplon, 1997. Série de 22 dessins sur papier calque, coll. Centre Pompidou.
Ci-dessus et pages suivantes, dessins extraits de la série. © Centre Pompidou / Philippe Migeat,
dist. RMN.
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214
10. HISTOIRE DE L’ART, HISTOIRE DE LA RÉPÉTITION
1. Nous utilisons une distinction travaillée dans GEORGES DIDI-HUBERMAN, Devant l’image.
Question posée aux fins d’une histoire de l’art, Paris, Minuit, 1990, p. 51.
des avant-gardes eux-mêmes au XXe siècle se sont tous situés en dehors
de la répétition postulant que l’art n’était possible qu’à partir d’une tabula
rasa, c’est-à-dire qu’à partir de formes jamais apparues auparavant dans
le temps, jamais refaites mais toujours inventées ex nihilo. L’histoire
des œuvres amène à interroger un tel discours pour en relever les limites,
pour en extraire les présupposés et pour regarder dans les œuvres elles-
mêmes de quoi il retourne.
Prétendre que l’histoire de l’art est l’histoire de la répétition nous met
donc face à un certain nombre d’opérations plastiques à analyser de
près. Mais cette affirmation nous met aussi d’emblée devant une diffi-
culté de vocabulaire inhérente au problème à examiner. Car la répéti-
tion est comme l’être chez Aristote : elle se dit de multiples manières,
elle prend plusieurs formes, si bien qu’il ne faut pas la traiter comme 219
une idée générale (les lignes qui vont suivre voudraient d’ailleurs, au
moins sur trois points, participer d’une tonalité aristotélicienne et de sa
démarche non catholique, celle qui se manifeste dans Métaphysique XI
– où Aristote affirme, à titre d’exemple dans son analyse de la singu-
larité, que l’homme en général n’existe pas – tout comme Duchamp et
Gombrich poseront, à titre de principe méthodologique, que l’art en général
n’existe pas –, celle qui ensuite, et d’une manière fort moderne, appré-
hende la forme comme « un système de différences », celle qui, enfin,
ne sépare pas la question de l’individu « d’une problématique de l’in-
formation ou de l’individuation 1 »). Nous avons là affaire à une opéra-
tion singulière qui pose un certain nombre de problèmes théoriques et
historiques dont la désignation requiert vigilance. Souvenons-nous de
la façon dont Bergson comprenait un des gros mots de la philosophie,
le mot raison, et la pluralité des définitions que les philosophes lui accor-
dent. Il affirmait que, en réalité, derrière ce vocable et la problématique
qu’il désignait, s’offrait une diversité de solutions, lesquelles « auront
beau différer [...] elles ne s’en rapporteront pas moins au même problème,
et c’est pourquoi le philosophe emploiera le même mot : à ses yeux un
1. Sur ces questions voir ANNICK JAULIN, « Individu, individuation, histoire. Les individus chez
Aristote » in JEAN-MARIE VAYSSE (s.l.d.),Vie, monde, individuation, Hildesheim / Zürich / New York,
Georg Olms Verlag, 2003, p. 16-17.
terme tel que “raison” ne circonscrit pas tant une chose qu’un problème 1 ».
On peut reprendre cette mise au point et l’appliquer au sujet qui nous
occupe. Et y a t-il un plus gros problème pour l’histoire de l’art et les
institutions qui la diffusent (universités, écoles d’art, musées, fonda-
tions privées, centres d’art…) que celui de la répétition ? Dans The Glorious
Company, une étude publiée en 1978 et dédiée justement à la question
de la répétition dans l’art à travers l’analyse de procédures d’appro-
priation dans la peinture des XVIe et XVIIe siècles, Leo Steinberg consacre
à cette question langagière une partie de ses réflexions. Ainsi appelle-
t-il caconomasia (du grec kakos qui signifie mauvais et onomazein qui
veut dire désigner, nommer) cette difficile voire impossible qualifica-
tion du rôle de la répétition dans l’art. Pour Steinberg, le problème réside
220 dans les jugements sinon moraux du moins péjoratifs induits par l’uti-
lisation de termes comme emprunt, appropriation ou citation par l’his-
torien ou le critique. Il qualifie alors « d’effets secondaires toxiques 2 »
la façon dont le vocabulaire choisi juge ces opérations plastiques davan-
tage qu’il ne les décrit pour les comprendre. Il s’agit au contraire pour
lui de requalifier le rôle de la répétition en le soustrayant à l’univers du
jugement moral, du jugement de valeur. Steinberg décrit ainsi la vision
de l’histoire de l’art qui résulte de cette requalification : « [Les artistes
dont nous venons de parler] n’étaient pas “influencés” ou “inspirés” par
leurs “sources” respectives – pas plus que Picasso, dans son premier
collage, ne fut influencé par un morceau de toile cirée marqué d’un motif
de chaise cannée. Même la métaphore inoffensive de la “source” est
insidieuse en ce sens qu’elle supprime la possibilité de toute intention
marquée. Les choses qui jaillissent d’une source – telles que les rivières
ou les rumeurs – n’ont pas le pouvoir de choisir de quelle source elles
1. HENRI BERGSON, « Comment doivent écrire les philosophes ? » (1924), Philosophie, n° 54,
1997, p. 6. Sur l’histoire de la philosophie comme histoire des problèmes, voir les analyses d’ELIE
DURING, « “A history of problems”: Bergson and the French Epistemological Tradition », Journal
of The British Society for Phenomenology, vol. XXXV, n° 1, janvier 2004 et « Fantômes de problèmes »,
tous deux disponibles sur le site Internet du Centre international d’étude de la philosophie fran-
çaise contemporaine (http://www.ciepfc.fr/spip.php?article56 et http://www.ciepfc.fr/spip.php?
article79).
2. LEO STEINBERG, « The Glorious Company » in JEAN LIPMAN et RICHARD MARSHALL (s.l.d.),
Art about Art, New York, E.P. Dutton / Whitney Museum of American Art, 1978, p. 24.
s’écoulent. Mais les décisions artistiques ne sont pas des réactions à des
causes irrésistibles ; les artistes trouvent un matériel utilisable et
travaillent avec. […] Dans tous ces exemples, qui pourraient être multi-
pliés sans fin, le modèle opératoire est celui de l’emprunteur, et un emprun-
teur est quelqu’un qui prend. Mais le passé de l’art révèle que donner,
prêter, transmettre peuvent être des métaphores également adaptées à
cette manière de transaction que nous examinons. Il y a des exemples
marquant dans lesquels l’artiste investit l’œuvre qu’il prend avec une
pertinence renouvelée ; il lui octroie une viabilité jusque-là insoupçonnée ;
il actualise ses potentialités – tel Brahms empruntant des thèmes à Handel
ou Haydn. Il peut enlever les toiles d’araignée ou donner de la fraî-
cheur à des choses profondément négligées ou, ce qui est pire, deve-
nues banales du fait d’une fausse familiarité. En altérant leur 221
1. Par exemple Script (1974) de John Baldessari ou, plus proche de nous, Subject to a Film:
Marnie (1989) de Stan Douglas.
2. Une des premières analyses du phénomène du remake dans l’art contemporain a été élaborée par
JEAN-CHRISTOPHE ROYOUX, «Remaking cinema. Les nouvelles stratégies du remake et l’invention
du “cinéma d’exposition” » in VÉRONIQUE GOUDINOUX et MICHEL WEEMANS (s.l.d.), Repro-
ductibilité et irreproductibilité de l’œuvre d’art, Bruxelles, La Lettre volée, 2001, p. 215-229.
Les rapports entre l’art vidéo et le cinéma ont donné lieu ces dernières années à un certain nombre
d’expositions comme, par exemple, « Scream and Scream Again. Film in Art », Museum of Modern
Art, Oxford, 1996 ; « Cinéma Cinéma, Contemporary Art and the Cinematic Experience », Stedelijk
Van Abbemuseum, Eindhoven, février-mai 1999 ; « Notorious. Alfred Hitchcock and Contemporary
Art », Museum of Modern Art, Oxford, juillet-octobre 1999 et Museum of Contemporary Art, Sydney,
décembre 1999 - avril 2000 ; « Action, on tourne », série de quatre expositions organisée par Laurence
Gateau à la villa Arson à Nice, en 2000 et 2001. Le phénomène de la projection a été également
récemment interrogé dans « Projections, les transports de l’image », Le Fresnoy, Studio national des
arts contemporains, novembre 1997-janvier 1998 et «Into the Light: The Projected Image in American
Art 1964-1977 », Whitney Museum of American Art, octobre 2001 - janvier 2002. Les exemples
de remakes que nous citons ne prétendent pas à l’exhaustivité ni par rapport à l’ensemble de la
production contemporaine, ni par rapport à celle de chaque artiste évoqué.
3. À propos de cette œuvre, Gordon déclare : « Je pensais qu’il pouvait être intéressant de prendre
un film qui existait et de le refaire » (entretien entre DOUGLAS GORDON et THOMAS LAWSON,
Frieze, n° 8, avril 1993, p. 17, je traduis).
sur cour du même Hitchcock (Remake, 1994-1995) en utilisant mot pour
mot le texte original répété par des personnages qui miment les postures
des acteurs du film source, il utilise ce dernier comme une architecture
pour la construction d’un récit. Le découpage des plans du remake repro-
duit celui de l’œuvre première, le transpose dans un univers sans qualité,
banal, avec des moyens techniques réduits à leur plus simple expres-
sion qui ont été utilisés dans l’urgence (Remake a été tourné en deux
week-ends). Là aussi, la reprise produit un effet de structure : comme
il est impossible de voir Remake sans penser à Fenêtre sur cour, le spec-
tateur est mis en présence d’un écart, d’une pure différence entre deux
objets qui ressortit à ce qui distingue techniquement le cinéma de la vidéo.
Mais cette différence s’appuie aussi sur la mémoire que l’on peut avoir
224 du film premier, laquelle œuvre à même le découpage, la constitution
du film second pour faire apparaître une structure narrative, simulta-
nément recouverte et dévoilée par le jeu des doublures, par leur travail
d’imitation, de citation 1. Ces deux exemples montrent que l’utilisation
plasticienne du remake n’a rien de commun avec le sens et la fonction
que lui octroie l’industrie des images, c’est-à-dire généralement ceux
d’une pratique cinématographique de second ordre ou qui ne semble
l’essentiel du temps motivée que par les conséquences financières de la
reproduction d’une œuvre indépassable dont il s’agit d’exploiter commer-
cialement le pouvoir de fascination toujours intact, de rentabiliser la
mythologie 2. Les remakes plasticiens ne participent pas d’un cinéma
au rabais ou de la fabrication de visions essentiellement déclassées –
1. Pierre Huyghe dit lui-même : « Chez Hitchcock je ne cherchais en aucun cas la comparaison mais
le recouvrement, c’est-à-dire une mémoire, une mémoire critique » (« Ann Lee en quête d’auteurs »,
conversaion entre PIERRE HUYGHE, VINCENT DIEUTRE et CHRISTIAN MERLHIOT, in ERIK BULLOT
(s.l.d.), Pointligneplan, Paris, Léo Scheer, 2002, p. 136).
2. Serge Daney décrit ainsi la fatalité reproductive du cinéma, prédisant au remake un avenir
certain : « […] je suppose que si une œuvre d’art est, par définition, ce qui se conserve, une
mythologie ne cesse, au contraire, de se gérer, de se recycler selon l’air du temps et l’état des
techniques. Si bien que, plutôt que de “coloriser” de vieux Huston, il est plus payant pour l’in-
dustrie du divertissement de refaire simplement les “films de légende” et eux seuls. Ne sera gardé
du cinéma que ce qu’on pourra refaire. À savoir des films qui ont souvent connu des succès eux-
mêmes légendaires, tant il est vrai que même à titre posthume, l’argent va à l’argent et le succès
au succès. Même l’Europe s’y mettra : ne court-il pas le bruit que Kieslowski serait chargé de
refaire Citizen Kane ? » (SERGE DANEY, « Journal de l’an passé », loc. cit., p. 6).
même s’ils cultivent la déception comme un moyen de travail à part
entière. Ils sont au contraire la plupart du temps un outil d’analyse de
l’image, des conditions de possibilité du récit, un outil d’exploration
du cinéma dans l’espace, bref une procédure d’invention et de produc-
tion d’œuvres qui disposent de leur propre pouvoir d’interrogation. Images
analytiques et réflexives donc parce qu’elles intègrent une différence
productive au cœur même de la répétition d’une forme première, parce
qu’elles intériorisent un écart et qu’elles font de cette intégration une
façon de faire et de penser : 24 Hour Psycho est exemplaire de cette
situation qui conduit à construire un simulacre, une image qui, même
si elle s’appuie sur une trame préexistante, possède en elle-même ses
propres moyens d’interrogation du point de départ, d’analyse dans la
durée du film premier, et par conséquent d’invention d’une forme finale. 225
1. PETER SZENDY, Écoute. Une histoire de nos oreilles, Paris, Minuit, 2001, p. 56-57. Sur la
question de l’arrangement en musique voir également PETER SZENDY (s.l.d.), Arrangements-
dérangements. La transcription musicale aujourd’hui, Paris, IRCAM / L’Harmattan, 2000.
cette richesse et ce pouvoir plasticiens de la différence dans la répéti-
tion, de l’image non iconique, qu’ils mettent en scène à travers des procé-
dures diverses.
On pourrait diviser les différents procédés de mise en forme du remake
en trois grandes familles qui traversent en partie les quelques œuvres
déjà mentionnées. On a affaire d’une part à des travaux qui prennent
« le cinéma comme matériau 1 », l’image cinématographique comme un
ready-made, et qui refont avec elle, à partir d’elle, quelque chose. Ainsi
Douglas Gordon redistribue dans le lieu d’exposition des scènes de films
pour aboutir à des collages à partir d’images projetées. Dans Déjà Vu
(2000), Dead on Arrival, un film noir tourné en 1950 par Rudolph Maté,
est montré sous la forme d’une triple vidéo projection. La diffusion de
226 chaque panneau du triptyque débute au même moment. La première
partie défile à la vitesse de vingt-trois images par seconde, la scène centrale
est à vitesse normale (vingt-quatre images par seconde) et la troisième
à vingt-cinq images par seconde. À la fin de la projection les décalages
temporels apparaissent flagrants si bien que le film lui-même est repris
dans sa totalité, refait sur chacun des écrans de la projection selon des
propositions qui encadrent l’original que l’on a, comme dans tous les
simulacres, perdu de vue puisque l’on ne sait plus a priori où il se trouve,
quelle est sa vraie vitesse. Comme dans 24 Hour Psycho, l’utilisation
du film premier se retrouve transformée, travaillée de l’intérieur par
une modification de la durée de l’œuvre qui agit sur la matière filmique
elle-même, qui la recompose. Cet arrangement – ou ce dérangement –
repose sur une procédure très simple, voire rudimentaire, un change-
ment de règle qui affecte finalement la totalité d’un édifice, qui la rejoue.
Dans un essai publié pour la première fois en 1936 puis enrichi en 1947,
un des tout premiers textes consacrés par un historien de l’art au cinéma 2,
Erwin Panofsky définit le septième art comme une discipline matérielle
et concrète qui a de toute manière affaire avec la réalité, ses objets et
1. Cette expression est de DOMINIQUE PAÏNI, Le Temps exposé. Le cinéma de la salle au musée,
Paris, Les Cahiers du cinéma, 2002.
2. Erwin Panofsky a été précédé sur cette voie par Élie Faure et son De la cinéplastique publié
en 1920.
ses contraintes, même si ceux-ci se présentent sous la forme de décors
reconstituant un univers : « Le peintre travaille sur un mur ou une toile
nus qu’il organise à la ressemblance des choses et des personnes suivant
son idée […] ; il ne travaille pas avec les choses et avec les personnes,
même s’il peint d’après le modèle. Cela est également vrai du sculp-
teur […]. C’est le cinéma, et seulement le cinéma, qui rend justice à
l’interprétation matérialiste de l’univers qui, que nous y adhérions ou
pas, imprègne la civilisation contemporaine. Hormis le cas très particu-
lier du dessin animé, c’est avec des choses et des personnes réelles, pas
avec une matière neutre, que le cinéma façonne une composition dont
le style et, à l’occasion, l’aspect fantastique ou éminemment symbo-
lique viennent moins de l’interprétation du monde qui a germé dans
l’esprit de l’artiste que de sa manipulation des objets physiques et du 227
1. ERWIN PANOFSKY, Trois essais sur le style (1936-1963), trad. Bernard Turle, textes rassem-
blés et présentés par Irving Lavin, contribution de William S. Heckscher, Paris, Le Promeneur,
1996, p. 139-141. Une présentation de ce texte a été publiée par THOMAS Y. LEVIN, « Un icono-
logue au cinéma. La théorie cinématographique de Panofsky », Les Cahiers du Musée national
d’art moderne, printemps 1997, n° 59, p. 35-73. Cette position est partagée notamment par
Pasolini : « Rien n’oblige autant à regarder les choses que de faire un film. Le regard d’un écri-
vain sur un paysage champêtre ou urbain peut exclure une infinité de choses, en découpant de
leur ensemble uniquement celles qui émeuvent ou qui sont utiles. Le regard d’un metteur en
scène sur le même paysage ne peut pas, à l’inverse, ne pas prendre conscience, en dressant quasi-
ment une liste, de toutes les choses qui s’y trouvent. En effet, alors que chez un écrivain les
choses sont destinées à devenir des mots, c’est-à-dire des symboles, au contraire, dans la manière
de s’exprimer qui est celle d’un metteur en scène, les choses restent des choses : les “signes”
du système verbal sont donc symboliques et conventionnels, tandis que les “signes” du système
cinématographique sont justement les choses elles-mêmes, dans leur matérialité et leur réalité.
Elles deviennent, il est vrai, des “signes”, mais ce sont les “signes”, pour ainsi dire vivants, d’elles-
mêmes » (Lettres luthériennes. Petit traité pédagogique (1976), trad. Anna Rocchi Pullberg, Paris,
Le Seuil, 2000, p. 47.
les objets dans toute leur épaisseur physique et spatiale, au cinéma comme
pratique abstraite ou en tout cas qui s’appuie sur une saisie abstraite de
son objet dans laquelle les corps sont remplacés par leurs images et le
monde par sa représentation.
Une seconde famille de remakes s’attache à reproduire la structure
narrative de l’image ou du film pris comme original. C’est le remake
dans son sens le plus habituel. Le cinéma joue alors le rôle d’une syntaxe
que l’on décalque ou que l’on aménage en la répétant. À partir de cette
première trame, toutes les variations, toutes les différences sont possibles,
et adviennent. C’est le cas avec Remake de Pierre Huyghe qui affirme
fortement une volonté de reprise, de doublure de l’original, volonté qui
devient une technique de fabrication, de production d’images, l’artiste
228 confiant à propos de cette œuvre : « Ce que je demande aux interprètes,
c’est de répéter, d’être des doubleurs, de reproduire […] 1. » En répé-
tant, en mettant en œuvre une itération de Fenêtre sur cour dans les
décors banals voire sommaires d’un appartement contemporain situé
au cœur d’un quartier en construction avec des moyens techniques réduits
à leur plus simple expression, Huyghe aboutit à la réduction de toute
emphase et de toute épaisseur filmique pour exposer une « dévitalisa-
tion du film original 2 ». Ne reste alors que le squelette de la fiction, son
plan, c’est-à-dire le film comme partition, comme système de notation,
comme matrice pour une relance possible, pour une revisitation de la
première œuvre 3.
Enfin une troisième famille de remakes utilise à la fois le cinéma
comme ready-made et le film comme syntaxe dont il s’agit de mimer
les articulations. C’est le cas avec le travail de Christoph Draeger qui
mêle extraits de longs métrages connus et reprises, par des personnages
qui ne sont pas des acteurs professionnels, de scènes violentes. Dans
Feel Lucky, Punk ? (1998) des meurtres prélevés dans des films cultes
1. Cette formule juste et judicieuse a été forgée par Jean-Christophe Royoux. Voir, par exemple,
JEAN-CHRISTOPHE ROYOUX, « Pour un cinéma d’exposition. Retour sur quelques jalons histo-
riques », Omnibus, n° 20, avril 1997.
2. Sur l’influence d’Hitchcock dans l’art contemporain, voir Notorious. Alfred Hitchcock and
Contemporary Art, cat. d’exposition, Oxford / Sydney, Museum of Modern Art / Museum of
Contemporary Art, 1999.
son exposition dans l’espace qui joue sur les différences que la mémoire
elle-même induit, produit, dans son travail de conservation, de fixation
et d’oubli. Ainsi, mettant en jeu – mécaniquement et souvent à grande
échelle, dans des dimensions monumentales – le travail du souvenir,
son pouvoir de transformation, de création ou de recréation, ils mettent
aussi en œuvre les éléments et la mécanique d’une généalogie artistique
dont Hitchcock est un moment décisif. Car faire des remakes, « répéter,
c’est se comporter, mais par rapport à quelque chose d’unique ou de
singulier, qui n’a pas de semblable ou d’équivalent », Vertigo, par exemple,
ou Psycho. Répéter c’est adopter « une conduite », avoir « un point de
vue » et utiliser « le vol et le don » 1 qui sont les critères mêmes de la
répétition, et les conditions de l’invention d’une vision (le kidnapping
230 comme geste essentiel chez Douglas Gordon 2). Et si, comme Walter
Benjamin a pu l’affirmer, il est du principe même de l’œuvre d’art – et,
a fortiori, de l’œuvre d’art majeure – d’avoir toujours été reproductible,
de pouvoir être refaite 3 ou, encore, de pouvoir être à de multiples reprises,
sous de multiples formes, traduite, car « plus une œuvre est de haute
qualité, plus elle reste, même dans le plus fugitif contact avec son sens,
susceptible encore d’être traduite 4 », les remakes plasticiens se situent
dans la logique de cette répétition et de cette transmission. Ils sont au
cœur de l’invention d’une tradition donc et de la fabrique d’une histoire,
au cœur de la traduction de la mémoire, de la traduction comme mémoire,
le cinéma et ses films cultes – la valeur historique de l’original étant la
plupart du temps une des conditions de possibilité du remake – occu-
pant ici la place majeure parce qu’il sont devenus le lieu de la mémoire
et de son actualité 5. Les remakes traitent directement ces questions, ils
œuvres clefs du XXe siècle, explique de la manière suivante son rapport à l’histoire : « Q - Était-il
important que ces tableaux [que vous reproduisiez] jouissent en général d’une grande notoriété
dans l’esprit des gens ? R - Oui. Autrement mon travail perdrait son impact visuel et intellectuel »
(Entretien entre BILL ARNING et ELAINE STURTEVANT in Sturtevant, cat. d’exposition, Nice,
villa Arson, 1992, p. 11).
1. WALTER BENJAMIN, « Thèses sur la philosophie de l’histoire » (1940) in Essais, t. II, 1935-
1940, trad. Maurice de Gandillac, Paris, Denoël, 1983, p. 197.
2. ROSALIND KRAUSS, « Video. The Æsthetics of Narcissism », October, n° 1, printemps 1976,
p. 51-64.
3. BERNARD CERQUIGLINI, Éloge de la variante, op. cit., p. 33. L’auteur utilise cette expres-
sion à propos de la littérature du Moyen Âge qui repose essentiellement sur des reprises, variantes
et autres réinterprétations de textes.
double anémié, dévitalisé. Tout se passe comme si le remake choisis-
sait d’être décevant pour être au plus près de l’écart sans emphase avec
son autre fondateur, avec son architecture unique, pour construire la
différence seule entre le sujet et le monde qui lui est extérieur, pour ne
laisser paraître que la distance structurelle. Et pour exposer alors quelque
chose comme la condition de l’émergence de l’œuvre, de son invention,
le surgissement du savoir et de la culture, leur annonce toujours diffé-
rente, toujours répétée : « Introduire une distance entre moi et le monde
extérieur, c’est cela même que nous pouvons sans aucun doute dési-
gner comme l’acte fondateur de la civilisation humaine. Et si l’espace
ainsi ouvert devient le substrat d’une création artistique, la conscience
de la distance peut donner lieu à une durable fonction sociale dont la
232 réussite ou l’échec comme moyen d’orientation intellectuelle sont équi-
valents au destin de la culture humaine 1. »
Ultimes remarques pour finir. Ces exemples actuels rapidement évoqués
sont particulièrement caractéristiques d’une histoire de l’art conçue comme
histoire de la répétition et placée sous la loi, sous la domination, du
simulacre clairement, ouvertement revendiqué comme tel. Ils deman-
dent de toute évidence à être complétés par l’analyse d’autres gestes et
élargis à d’autres époques de l’histoire des œuvres, à d’autres formes
de répétition probablement moins littérales ou moins directes, moins
frontales, pour acquérir une pertinence supplémentaire. C’est notam-
ment à travers ce type de procédure plastique que peut se comprendre
l’assertion de Valéry selon laquelle « la forme est essentiellement liée
à la répétition » (et, ajoute-t-il, « l’idole du nouveau est donc contraire
au souci de la forme » 2). Comme cette affirmation est censée s’appli-
quer à toute formalisation en général, elle renvoie l’ensemble des ouvrages
de l’art à leur construction à partir d’un mouvement de reprise. Ce qui
fait évidemment question dans cette formule – et donc peut motiver
quelque chose comme une recherche – est le lien essentiel affirmé ici
entre la prise de forme et la refonte, entre la production et la reproduc-
1. ABY WARBURG cité in CLAUDE IMBERT, « Warburg, de Kant à Boas », L’Homme, n° 165,
janv.-mars 2003, p. 11.
2. PAUL VALÉRY, Œuvres, t. II, op. cit., p. 554.
tion. Pour l’heure, nous nous contenterons de noter que le réel qui appa-
raît sous nos yeux dans cette histoire de l’art conçue comme histoire
des œuvres, comme histoire des formes qui se répètent essentiellement,
peut être décrit avec les outils toujours féconds que le philosophe et
sociologue Gabriel Tarde a énoncés, celui-ci ayant en effet pensé un
monde ou plutôt une durée historique essentiellement marquée par « le
destin des imitations » – c’est-à-dire par le destin de la répétition –, seule
chose par laquelle cette dernière est véritablement intéressée, et qui la
définit 1. Pour Tarde le penchant des hommes à imiter, à se copier, est
« en tête de l’histoire 2 » si bien que l’histoire elle-même est la collec-
tion des initiatives les plus imitées 3, la récapitulation des répétitions,
c’est-à-dire des différences, des inventions produites dans ce qui est
imité, dans ce qui se reproduit. Car l’imitation, la répétition, n’engendre 233
1. Ibid., p. 435-436. Jean-Philippe Antoine explicite ainsi, dans sa préface à l’ouvrage de Tarde,
sa conception de l’histoire et des singularités : « Qu’est-ce que l’imitation ? Le mouvement par
lequel quelque chose se répète et, se répétant, se propage. Mais c’est aussi, et d’un seul tenant,
le mouvement par lequel, se répétant, cette même chose se différencie, en quantité comme en
qualité. La même erreur qui tout à l’heure faisait prendre les plateaux pour des objets statiques
attribue à l’imitation un devenir homogène et homogénéisant, alors que l’effet de sa propagation
est, dans le même temps et du même mouvement qu’elle construit des séries imitatives, de multi-
plier avec elles les possibilités qu’elles se croisent et inventent des objets nouveaux (qui ne sont
autres que de nouveaux faisceaux de séries). C’est ce processus que Tarde nomme indifférem-
ment invention ou découverte » (JEAN-PHILIPPE ANTOINE, « Statistique et métaphore » préface
à GABRIEL TARDE, Les Lois de l’imitation, op. cit., p. 29-30).
2. GABRIEL TARDE, Les Lois de l’imitation, op. cit., p. 83.
3. Sur l’art comme mise en scène de la différence, voir GABRIEL TARDE, La Logique sociale
(1893), Le Plessis-Robinson, Les Empêcheurs de penser en rond, 1999, p. 541-542. Pour une
analyse globale du rôle de l’art dans le système de Tarde, voir l’étude de MAURIZIO LAZZARATO,
Puissances de l’invention. La psychologie économique de Gabriel Tarde contre l’économie poli-
tique, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond / Le Seuil, 2002, p. 147-209.
4. GABRIEL TARDE, Monadologie et sociologie (1893), Le Plessis-Robinson, Les Empêcheurs de
penser en rond, 1999, p. 69, 72-74.
moteur la différence croissante, si les répétitions sont pour l’invention,
la différenciation, elle, n’a pas de fin. Elle va, et va se différenciant
d’elle-même 1. » Dire que l’histoire de l’art est l’histoire de la répéti-
tion – ou, pour utiliser le vocabulaire de Tarde, que l’histoire de l’art
est l’histoire de l’imitation –, c’est situer toute œuvre, toute manifesta-
tion formelle, dans un univers fait de différences qui elles-mêmes produi-
sent d’autres différences, c’est situer la création dans une histoire des
singularités qui elles-mêmes sont le ferment de la prolifération de singu-
larités supplémentaires. L’on rejoint ici les opérations décrites par Leo
Steinberg dans lesquelles les œuvres s’affirmaient comme des réorga-
nisations stylistiques inouïes qui inventaient leur propre passé, leur propre
généalogie, à travers la production d’une différence issue d’une répé-
tition (citation, appropriation) libératrice d’un avenir. La question la plus
immédiate avec laquelle résonne alors ce monde différencié et diffé-
renciant, cet univers de singularités agissantes, créatrices, est très exac-
tement celle que Michel Foucault a formulée au sujet de l’histoire, de
sa théorisation, question énorme que nous nous contenterons pour l’heure
de signaler, renvoyant la formulation de sa réponse rigoureuse, à défaut
de pouvoir être exhaustive, en tout cas dans le champ de l’histoire de
l’art, à un calendrier indéfini : « Non pas passer les universaux à la râpe
de l’histoire, mais faire passer l’histoire au fil d’une pensée qui refuse
les universaux. Quelle histoire alors 2 ? »
Avant-propos
Une déterritorialisation généralisée . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
1. Prendre date . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
3. Blank on White
À propos d’un dessin de Gerhard Richter . . . . . . . . . . . . . 59
4. Being in a Place
Les sculptures filiformes de Fred Sandback . . . . . . . . . . . . 87
8. Le dessin à suivre
Pierre Bismuth rhizomorphe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179
9. L’image soufflée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191
Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 236