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L’IMPOSSIBLE IMAGE
PHOTOGRAPHIE - DANSE - CHORÉGRAPHIE
Michelle Debat
COLLECTION ESSAIS LA LETTRE VOLÉE
Nouvelle Librairie de la danse :
Ouvrage publié avec le concours du Centre
national du livre et du Ministère de la culture
et de la communication (Direction de la musique,
de la danse, du théâtre et des spectacles)
Michelle Debat
À mes parents
INTRODUCTION
ENTRE RENCONTRES ET DÉPLACEMENTS :
LES RENDEZ-VOUS DE LA DANSE ET DE LA PHOTOGRAPHIE
rait être le fil conducteur de cet ouvrage qui s’autorise à faire « discuter »
la photographie et la danse. Des arts de l’éphémère qui inventent des
graphies dont le temps est le sujet et le matériau de l’image « évanouie ».
En effet, si la photographie est avant tout écriture de et par la lumière,
elle est du temps qui fait image. Et si faire ou construire une image
induit bien sûr un certain type de rapport au réel, cela ne veut pas dire
que l’image le représente, et encore moins le reproduit.
C’est aussi ce que Siegfried Kracauer – penseur de l’écriture de l’his-
toire et du travail de création de l’historien 1 – avait déjà relevé à propos
de la photographie lorsqu’il faisait la différence entre la simple surface
de la photographie et l’histoire qu’elle ne représente pas 2. L’écart entre
les deux sera alors ce qui permettra à celui qui regarde la surface de
faire son image, c’est-à-dire de se représenter « l’histoire », c’est-à-dire
« ce temps qui se fera images 3 ». Et c’est dans cette conception de la
Il n’aura pas fallu attendre la danse contemporaine des années 1980 pour 11
1. ALAIN BADIOU, Petit manuel d’inesthétique, Paris, Le Seuil, 1998, p. 91. Convoquant le
Zarathoustra de Nietszche, L’Âme et la Danse de Valéry et les Divagations de Mallarmé, le philo-
sophe dramaturge fait l’éloge de la danse dans ce qu’elle soustrait le corps à la pesanteur, au
temps et donc à la représentation.
2. FRIEDRICH NIETZSCHE, La Naissance de la tragédie (1872), trad. Geneviève Bianquis, Paris,
Gallimard, 1949 (1940), p. 24.
La danse aurait donc à voir avec ce sortilège accompli « d’être au
monde » parce que le corps accueille et révèle à la fois cet écart magis-
tral entre l’homme et les dieux, écart créateur, tout à la fois intime et
vertigineux, sur lequel aucun mot n’a de prise. C’est grâce, en effet, à
cet écart créateur dont le corps est le maître d’œuvre que la danse est cet
art incarné qui met en écho le singulier et l’universel. Il en serait alors de
la danse comme de la photographie si nous nous avisions de reconnaître
dans les deux formes d’expression la nécessité muette de créer cet espace
événementiel dans lequel et grâce auquel un corps existe et une image
advient. Et ici se greffe ce qui liera un troisième terme aux deux précé-
dents, à savoir celui d’image qui tient son actualisation d’une corpo-
réité et d’un présent dont on a tout lieu de penser qu’il est « surabondance
12 de temps. [car] Loin d’être hors du temps, le présent de la danse [tout
comme celui de la photographie] en conjugue maints aspects 1 ».
Tout comme l’image photographique n’a d’autre antériorité que ce
laps d’espace-temps qui jamais plus ne recouvrira ce dont il a été témoin,
la danse figure cet événement spatio-temporel dont le corps est le garant
d’une qualité inouïe, celle de transformer l’éphémère en inscription événe-
mentielle. Nous tenterons alors de penser danse et photographie comme
deux modes d’actualisation de ce rien qui fait la présence dès qu’il nourrit
et rencontre un corps sensible ; qui, et même si ce dernier se donne comme
image, il est d’abord de chair ou de sels d’argent, capable de transports,
de métamorphoses, bref de tout ce qui invente cette ambivalence produc-
trice d’image et non de vérité.
Car, comme nous dit l’un des philosophes contemporains les plus sensibles
à «l’écriture» de la danse, si «inscrire la présence, ce n’est ni la (re)présenter,
ni la signifier, c’est laisser venir, advenir et survenir ce qui ne se présente
que sur la limite où l’inscription elle-même se retire (où elle s’excrit) 2 »,
1. GEISHA FONTAINE, Les Danses du temps, Pantin, Centre national de la danse, 2004, p. 240.
2. JEAN-LUC NANCY, Une pensée finie, Paris, Galilée, 1990, p. 294. Par ailleurs, l’auteur a
entretenu une correspondance par e-mail avec la danseuse et chorégraphe Mathilde Monnier, dans
laquelle il a pu revenir sur son concept d’« ex-cription », voyant dans la danse une histoire du
« dehors ». Cet échange a fait l’objet d’un petit recueil passionnant : MATHILDE MONNIER et
JEAN-LUC NANCY, Dehors la danse, Lyon, Rroz, 2001, dans lequel les deux artistes – du corps
et de la pensée – s’entretiennent aussi de la « séparation de la danse » qui ouvrira à la création
de la conférence dansée « Allitération » en 2002, à Paris, lors du festival Agora à l’Ircam.
alors la danse rejoint la photographie dans son ex-position d’un corps
qui n’a comme seule réalité l’espace de projection dont le seul lieu possible,
mais essentiel, est cet écran de passage entre le de-hors et le de-dans qui
crée la temporalité d’un moment gonflé de strates « du passé et du devenir »
– histoire, s’il en est, du futur antérieur accolé à l’image photographique.
1. RUGGERO BIANCHI, « Une signature du corps et de l’âme : vers un art total de l’ici et main-
tenant » in ROBERTO ALONGE et al., Pina Bausch. Parlez-moi d’amour (1993), actes du colloque
« Pina Bausch », Turin, 2-5 juin 1992, trad. Domitilla Guillerme, Paris, L’Arche, 1995, p. 51.
2. Pour ce qui est « d’ici et de maintenant » : « Malgré la maîtrise technique du photographe,
malgré le caractère concerté de l’attitude imposée au modèle, le spectateur est malgré lui forcé
de chercher dans une pareille image la petite étincelle de hasard, d’ici et de maintenant, grâce
à laquelle le réel a, pour ainsi dire, brûlé le caractère de l’image ; et il lui faut trouver le lieu
imperceptible où, dans la façon d’être singulière de cette minute, depuis longtemps révolue, niche
encore aujourd’hui, et si éloquent que, par un regard rétrospectif, nous pouvons le retrouver »
(WALTER BENJAMIN, Petite histoire de la photographie (1931) in Essais. 1, 1922-1934, trad.
Maurice de Gandillac, Paris, Denoël-Gonthier, 1983, p. 153). Pour ce qui est de la perte de l’aura,
« À la plus parfaite reproduction il manque toujours quelque chose : l’ici et le maintenant de
l’œuvre d’art, – l’unicité de sa présence au lieu où elle se trouve […] au temps des techniques
de reproduction, ce qui est atteint dans l’œuvre d’art, c’est son aura » (WALTER BENJAMIN, L’Œuvre
d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (1935-1939) in Essais. 2, 1935-1940, trad. Maurice
de Gandillac, Paris, Denoël-Gonthier, 1983, p. 90-92).
particulières d’un ici et maintenant qui « donne lieu à un art d’impli-
cation et d’enveloppement, de nature non reproductible, qui privilégie
l’action et l’événement en se transformant en rite ou cérémonie 1 ». Ainsi,
le corps dansant n’est pas plus reproductible que l’image photographique.
À l’extrême limite pourrions-nous avancer que rien du réel n’est repro-
ductible, pas plus que le négatif photographique qui dans un second
tirage découvre une interprétation lumineuse différente, pas plus que le
geste du danseur ne peut diffuser la même intensité deux fois de suite.
C’est ainsi : le corps dansant tout comme l’image photographique ont
été dès leur début les acteurs de cultes et de cérémonies à l’adresse de
l’invisible dans ce que celui-ci permet de convoquer comme unicité singu-
larité mais surtout individualité. Le Dieu que l’on appelle est toujours
16 celui que l’on imagine soi, suivant ses propres images et références, le
mort ou le lointain dont on veut se souvenir est toujours celui que l’on
a investi de sa propre affectivité. Ainsi danse et photographie ont ce
même rapport à la mort en ce qu’elles sont toutes deux épreuves de
l’impossible regard retrouvé.
Il n’est pas alors inutile de retrouver les racines de la danse dans les
rituels des cultes païens et celles de la photographie dans la vénération
de l’icône byzantine. L’un et l’autre, en effet, conjuguent le regard et
l’image à travers la corporéité de leur support. Ainsi, le corps du danseur
sera ce lieu d’empreinte et de passage qu’est à sa manière l’objet photo-
graphique ; l’un et l’autre ayant comme qualité éthique celle du don et de
la transmission. Reprenant la pensée nietzschéenne, Isadora Duncan, une
des pionnières de la danse moderne dans ce qu’elle apportera de liberté
dans la mouvance du corps et de lié dans le passage d’un mouvement à
un autre, prônera « l’état d’abandon dionysiaque que le danseur doit
connaître » car « la danse se doit d’exprimer les sentiments les plus nobles
et les plus profonds de l’âme humaine, ceux qui nous viennent des dieux » 2.
1. Ibid., p. 53.
2. ISADORA DUNCAN, « La grande source » (1916) in La Danse de l’avenir, trad. Sonia Schoonejans,
Bruxelles, Complexe, 2003, p. 43-45.
C’est, en effet, à l’écoute de la nature, que le danseur doit se placer pour
retrouver en elle la continuité des « états de la vie ». Tout comme l’icône
qui conduit le regard à traverser son support – qu’il soit d’or ou de tessères
de verre – pour appréhender l’irreprésentable, le divin, le corps du danseur
est ce lieu de passage où transitent les forces de la nature, puissance
fécondante de toutes les grandes œuvres d’art. « Tous les grands maîtres
connaissent le prix d’une véritable communion avec le grand modèle
inégalé : la Nature 1 », écrira celle qui définira la « danse de l’avenir »
et dont la vie ne fera plus qu’une avec la danse.
Même si cette conception de la création semble être quelque peu
désuette ou tout au moins utopique aujourd’hui – à l’heure où le social
et l’économique deviennent les principaux sujets des pratiques artis-
tiques contemporaines –, elle reprend tout de même les grandes ques- 17
1. Ibid., p. 45.
2. ERWIN PANOFSKY, Idea. Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art
(1924), trad. Henri Joly, Paris, Gallimard, 1984. Analysant à partir de Platon et d’Aristote le
dualisme de la forme et de l’idée, Panofsky rappelle que pour Aristote, « toute chose est le produit
du support et de la forme », ce qui signifie que, dans tous les cas, le produit de la nature ou de
la main de l’homme ne provient pas de ce qu’une Idée déterminée est imitée par une existence
déterminée, mais de ce qu’une forme déterminée pénètre dans une matière déterminée… La seule
différence qui sépare les œuvres d’art des productions de la nature vient de ce que la forme, avant
de pénétrer dans la matière, réside dans l’âme humaine : « Est un produit de l’art tout ce dont la
forme réside dans l’âme » (p. 35).
(1999, nimbé d’extraits de textes de Jean-Luc Nancy), nous ne retrou-
vions pas cette nécessité universelle de laisser trace sur terre d’objets
capables de nous transporter vers cet au-delà que chacun d’entre nous
a besoin d’imaginer et de ressentir d’une manière ou d’une autre.
Ainsi, si l’image photographique est capable de devenir icône tout
comme le corps dansant peut révéler l’âme, c’est que les deux images
qui en découlent pour nous, regardant, travaillent avec la matérialité de
leur propre « corps-support ». Quel que soit le style d’image émergeant
nécessairement de la photographie ou de la danse dès l’instant où elles
sont regardées, plus l’image affirmera son mode d’apparaître, plus elle
détruira la possibilité même de penser un modèle antérieur pour laisser
au regard la possibilité « d’inscrire dans le visible l’in-visible d’où il
18 procède 1 ». Ainsi, la danse instruit l’icône d’un nouveau corps, celui
du danseur sans qui la forme n’adviendrait pas au réel. Le danger alors
pouvant être que l’idole, la virtuosité, la beauté de l’objet supplantent
la force singulière et jaillissante de la danse ou de la photographie même.
Lorsque, en effet, certaines photographies d’Edward Weston en appel-
lent au sublime des corps photographiés ou lorsque Emio Greco (One§Two,
1999), fait de l’animalité du corps humain une époustouflante démons-
tration de sa propre virtuosité, danse et photographie flirtent avec une
menace souvent efficace : celle de laisser supplanter l’icône par l’idole,
l’amour par l’adoration, la beauté par le sublime. D’un côté l’image est
adorée pour elle-même, de l’autre elle empreint « d’idôlatrie » l’objet
dont elle a fait son sujet. Nous sommes alors à l’orée de ce que ques-
tionnera la théorie de l’imitation, à savoir cet indicible « passage de la
présentification de l’invisible à l’imitation de l’apparence 2 » avec le danger
En revanche, « la fonction de l’idole n’était pas faite pour être vue » bien
que « sans être visible comme doit l’être une image, l’idole n’est pas
pour autant invisible à la façon du dieu qu’on ne saurait regarder en face.
Elle est prise dans le jeu du cacher-montrer » 3. Sa vision prend alors
fonction d’initiation parce que, justement, sa matière est chargée de tout
ce que la vie a pu lui transmettre mais aussi de tout ce que l’imagination
peut lui attribuer. Cette double fonction de l’idole se perpétuera devant
un corps dansant ou une image photographique car « l’instrument par
lequel la danse s’exprime est aussi celui par lequel la vie est vécue : le
corps humain 4 », ce qui fera dire très tôt à Martha Graham que tout
danseur « devient dans une certaine mesure un athlète de Dieu 5 ». En
ce qui concerne la photographie, c’est aussi une certaine qualité du réel
1. « Ma technique repose sur la respiration. Chaque fois qu’on inspire la vie ou qu’on expire, c’est
un release ou une contraction » (ibid., p. 47).
2. FRIEDRICH NIETZSCHE, La Naissance de la tragédie, op. cit., p. 63.
et nos sensations sans lesquelles le paraître qu’est toute image n’entre-
tiendrait pas cette forme de duplicité du regard qui lui permet de se
déployer dans le temps et dans l’espace. Lorsque Sasha Waltz dans Körper
(2000), début de sa trilogie sur les états du corps – feront suite S et
noBody (2002) –, décline magistralement le corps souffrant et enchaîne
dans une pulsation toujours inassouvie les moments contradictoires que
l’histoire nous donne à vivre, elle ne nous dit pas autre chose que cela :
l’indicible n’est pas à la portée des mots, seul le corps, lorsqu’il se détache
de son image-miroir est en mesure de nous faire éprouver l’invisible.
Alors « grotesque » et « tragique » peuvent participer du même monde.
D’étreintes sensuelles en luttes viscérales, enfermé dans un espace trop
exiguë où sa seule survie est dans l’extrême lenteur de mouvements
entrelacés, agrippés en grappe ou amoncelés en charnier encore vivant, 21
le corps chez Sasha Waltz est cet organisme humain dont la danse sera
le seul exutoire possible tout autant que sublimé. Travaillé par la mémoire
de l’Holocauste, Körper ne nous raconte rien mais nous dit tout. C’est
une « structure fragmentée qui dissèque tous les idiomes du corps et de
ses représentations : système organique, opération génétique… géno-
cide… autant d’images symboliques maniées avec une implacable luci-
dité pour révéler le processus de désidentification et le travail souterrain
de la mémoire collective de l’holocauste 1 ». Commencée par un
parcours au Musée juif de Berlin, cette chorégraphie de Sasha Waltz a
posé à la danseuse la question de l’impossible représentation de cette
tragédie contemporaine et l’a amenée à « [s]e demand[er] pourquoi [elle]
avai[t] accepté, tant c’était dur de trouver des états de corps qui trans-
mettent l’émotion en même temps que la douleur physique. […] Il fallait
avec des corps trouver l’abstraction paradoxale qui incarnerait les images
avec lesquelles nous avons grandi, avec lesquelles nous continuons à
grandir, ces amas de corps découverts à l’ouverture des camps 2 ». C’est
donc à la question de la représentation de l’irreprésentable que le danseur
1. GWÉNOLA DAVID, « Éprouver son rapport au monde à travers le corps », texte présentant S et
Körper de Sasha Waltz dans le programme du Théâtre de la Ville, 2002, p. 11.
2. SASHA WALTZ citée dans DOMINIQUE FRÉTARD, « Les démons de la chair libèrent Sasha
Waltz », Le Monde, Paris, 22 mars 2002, p. 33.
22
passage possible menant au monde des dieux. Mais depuis que le divin
a perdu de son exclusivité dans le champ de la philosophie et de l’éthique,
depuis que l’image reflétée a fait l’objet d’investigations aussi bien scien-
tifiques que psychanalytiques, nous savons bien que « si le miroir renvoie
à la froideur du reflet qu’il capture, il renvoie aussi à la superficialité
de l’apparence qui rebondit à sa surface. Le miroir est une glace qui
saisit le corps subtil des choses, mais il est aussi une extériorité pure,
drap de verre dévoilant l’apparaître du monde 1 ». Et dans ce cas-là, toute
image qui relève du miroir n’est paradoxalement que distance qui demande
à être abolie par celui même qui reçoit la représentation comme leurre
du réel. C’est à ce mensonge primitif que la photographie s’est aussi
confrontée dès les premières images sur métal : les daguerréotypes –
dont le portrait constituait d’ailleurs le sujet essentiel – n’étaient-il pas
baptisés « les miroirs qui se souviennent » ? Mais est-ce qu’une image
se souvient et a fortiori un visage ? Certes ce dernier peut-il montrer les
traces du temps, mais celles-ci ne disent rien du passé ; elle disent juste
que du temps a passé. Et entre la notion linéaire du temps chronologique
et celle conceptuelle du temps passé, il y a la vie, cette part d’invisible
dont la photographie se veut témoin mais dont la danse est le témoi-
gnage. Alors, si le corps du danseur comme l’image photographique ne
1. AGNÈS MINAZZOLI, La Première Ombre. Réflexion sur le miroir et la pensée, Paris, Minuit,
1990, p. 176. À partir de l’étude historique et philosophique de l’objet-miroir et de ses diverses
occurrences, l’ombre, le reflet, mais aussi la question de l’image, du regard et donc de la pensée,
l’auteur offre un parcours des plus stimulants qui demande de réfléchir sur « l’activité mentale la
plus énigmatique, celle de voir en pensée et de penser en images ».
2. MICHEL DE CERTEAU, L’Invention du quotidien. 1, Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990,
p. 125.
26
1. JEAN-LUC NANCY, Au fond des images, Paris, Galilée, 2003, p. 133-134. L’auteur précisant
que ceci se passe bien sûr dans les modes tels que la peinture, la photographie… et parfois la
vidéo, performance, musique et danse.
2. HENRI BERGSON, Matière et mémoire (1896), Paris, PUF, 1946, p. 85. Texte capital qui a
nourri une grande partie de la réflexion de GILLES DELEUZE dans L’Image-temps (Paris, Minuit,
1985), et dans lequel Bergson a élaboré son concept de co-présence fait de « pointes de présence
et de nappes de passé » (p. 129-164).
28
1. Ibid., p. 15.
30
1. ODILE DUBOC s’exprimant dans les « Revues parlées » du Centre Pompidou, Paris, 18 juin
2003, dans le cadre du festival Agora, où elle a présenté son solo Pour tout vous dire. Elle y
retrouvait pour notre plus grand plaisir « cette relation que le corps peut entretenir avec les quatre
éléments : air, terre, eau et feu, et simultanément, l’imaginaire sans fin qui se développait en
[elle] à la seule écoute respiratoire », ce qu’elle appelle « musicalité intérieure ».
2. GEISHA FONTAINE, Les Danses du temps, op. cit., p. 240.
Entre instant, suite et série, la pause comme figure temporelle
et la répétition comme structure spatiale
Mais cette absence de retour en arrière possible est aussi ce qui affecte
l’image photographique. Devant celle-ci, le spectateur a juste mais essen-
tiellement le pouvoir de s’inventer ce qui fut et sera. Alors, l’instantané
ouvrira à un retournement épistémologique et convoquera la pause du
temps, celle que le célèbre Laocoon propose dans son instant synthé-
tique. Gonflée de différents instants, la peinture rejoint ce temps interne
que certaines photographies se disputent avec certaines chorégraphies.
Si la pose a parfois à voir avec l’attitude, ce quelque chose d’appris ou
de contraint, d’artificiel ou de référencé, la pause en revanche travaille
32 avec la matière, l’énergie, le potentiel d’expression que le corps diffuse
entre deux mouvements, cette qualité du passage entre deux états déjà
vibratoires et qui définit l’être du moment.
C’est le danseur Nikolais qui retrouvera le temps continu en ques-
tionnant et en « écoutant » justement ce qui se dit d’un mouvement à
un autre, lui qui fut le créateur de la notion de motion, c’est-à-dire de
ce qui émane du mouvement et non de ce qui s’y fixe. La pause est
en fait ce qui peut se dire du temps alors que la pose comme instant
n’est que durée du temps mais en aucun cas le temps. C’est dans le
flux de la pellicule comme dans celui du corps dansant jusqu’à l’im-
mobilité même que le temps peut se laisser appréhender. Et pour qu’il
n’y ait pas confusion entre ce que ni l’instant ni le corps en mouve-
ment ne disent du temps, photographie et danse usent de la pause comme
image-temps, celle qui ouvre à d’autres temps, à d’autres espaces.
Prisonniers d’une chronologie séquentielle, esclaves parfois d’en-
chaînements programmés, photographes et danseurs ont souvent pris
le parti de travailler dans l’entre-deux, prenant à bras le corps la discon-
tinuité comme outil de reconstitution du temps. Quand la présence est
absence, il y a du temps. Quand la danse et la photographie travaillent
avec la capture de l’instant, la saisie d’un fragment, fût-il fragment de
corps ou fragment de réel, il est du ressort de la création de recon-
quérir ce silence de la pause dans lequel s’installe la valeur absolue
et relative du temps.
C’est ainsi que certains photographes ont travaillé consciemment la
série comme une possibilité de redonner du temps à la séquence, de
concilier la continuité du temps avec l’instantané photographique. C’est
le cas de Dieter Appelt ou de Duane Michals pour qui l’ellipse, l’entre-
deux est lieu d’instauration d’une temporalité hybride où le temps et la
vie ne font qu’un, où l’instant n’est jamais anonyme mais habité par
l’expérience corporelle de celui qui a déclenché la pose (le photographe
ou le danseur) et nourri à son tour par celui qui se l’approprie par la
suite – le spectateur. « Souvent en danse, c’est l’œil du spectateur qui
fournit le mouvement, alors que le danseur reste statique 1 », disait aussi
Nikolais. C’est peut-être alors cette esthétique de la séquence-série que
nous retrouvons chez Trisha Brown grâce à sa capture de l’instant dans
Glacial Decoy (1978) où deux cents photographies sont projetées en 33
1. ALWIN NIKOLAIS in Dance As an Art Form, film de Murray Louis en cinq parties (5 x 30 min.
environ) consacré à l’art de Nikolais, New York, Jack Lieb Productions / Chimera Foundation for
Dance, 1973.
34
HAROLD EDGERTON, Bobby Jones Taking a Swing, 1938. Tirage sur papier aux sels d’argent.
Courtesy galerie Françoise Paviot, Paris.
peut surgir un temps présent dans sa magistrale singularité. Comme si
le mouvement arrêté que Doris Humphrey comparait à la vie comme
étant « une arche entre deux morts 1 », et la photographie considérée comme
espace tendu entre deux instants en appelaient nécessairement à la multi-
plicité pour inventer de l’unique, quitte à ce que celui-ci doive passer
par une composition préalable mathématique ou géométrique, notée plus
au moins abstraitement depuis les normes d’écriture chorégraphique de
Raoul Auger Feuillet (1660-1710) ou de Rudolf Laban (1879-1958).
Mais si chorégraphe et photographe se retrouvent dans cette nécessité
d’inventer et de convoquer différentes modalités temporelles, c’est que
leur pratique travaille avec l’insaisissable et que l’unicité se révèle en
être sa plus vaniteuse contradiction.
35
1. Citée in PAUL BOURCIER, Histoire de la danse en Occident, Paris, Le Seuil, 1978, p. 252.
L’une des pionnières de la danse moderne américaine, Doris Humphrey (1895-1958), proche de
Martha Graham (1894-1991), recherchera la racine du geste primitif, voudra retrouver le rythme
fondamental et sera reconnue pour sa technique du fall-recovery où « tomber-se ressaisir constitue
l’essence même du mouvement, de ce flux qui, incessant, circule dans tout être vivant jusque
dans ses plus infimes parties » (id.).
36
MARK RUWEDEL, Central Pacific, 1994-1996. Tirage original aux sels d’argent, série de six photos,
21 x 26 cm chacune. Courtesy de l’artiste et de la galerie Françoise Paviot, Paris.
de jeunes chorégraphes –, le réel saisi photographiquement tout comme
le corps du danseur émanent d’une présence à laquelle seule la matière-
lumière ou l’énergie-matière pourront donner forme. On est là, non plus
dans ce temps-ellipse saisi dans l’entre-deux, mais dans ce feuilleté lumi-
neux qui dit l’épaisseur du temps, dans cette immobilité apparente du
corps et de l’image qui n’est que la condensation de plusieurs énergies.
Cette densité contenue dans une seule « image » est aussi celle que nous
pouvons retrouver dans la technique photographique du flou où la pose
longue laisse le temps au temps de se laisser représenter.
D’un côté la rapidité de l’instant, sa répétition parfois jusqu’au vertige,
de l’autre la lenteur de la pose. Et chaque fois, au bout du compte, l’inti-
mité de ce que l’on ne pourra jamais voir mais qui nous répète sans cesse
que la vie n’est que flux soustrait à la vue mais cadeau donné à la percep- 37
1. AGNÈS IZRINE, « La ligne américaine, fil rouge de notre inconscient artistique » in catalogue
du festival Montpellier Danse 05, édité par la Ville et l’Agglomération de Montpellier, p. 159.
2. FRANZ MARC cité dans ALAIN RENAUD, « Morphogenèse : de la photographie comme pensée
visuelle » in Les Cahiers du Collège iconique. Communications et débats, vol. XIII, 2001, Paris,
INA, p. 244.
2. L’ERRANCE COMME ÉVIDENCE DE LA DANSE
ET PAROLE DE LA PHOTOGRAPHIE
LE MOMENT COMME TEMPS DE L’IMAGE
Errer, c’est en effet « ce qui ne se fixe pas, qui s’égare 2 », mais l’errance
n’implique pas d’avoir un projet derrière la tête, ce n’est pas non plus
un carnet de voyage, et encore moins un portfolio. L’errance est sans
but contrairement à la promenade et même à la flânerie si merveilleu-
sement pensée par Walter Benjamin. À la rigueur pourrait-on y recon-
naître une déambulation gratuite. Mais l’errance ne fait pas partie de
ces pèlerinages que certains voudront faire pour retrouver les lieux de
leur enfance, les souvenirs de tels moments heureux, ou pour clore défi-
nitivement un passé douloureux ou qui résiste par la douleur. Ce qui
Mais est-ce que l’errance se décide comme le voyage ? Non. Car si les
deux sont propices aux rencontres et à l’ouverture aux autres, à la possi- 41
bilité de dériver, l’errance est plus que le voyage ; elle nous déroute en
surface mais nous fait prendre une route en profondeur, la nôtre, jusque-
là inconnue puisqu’elle se déroulera et prendra forme dans l’acte même
de l’errance. Le voyage peut être un projet, pas l’errance, c’est une néces-
sité non prévue mais prévisible. Si le voyage intérieur existe grâce au
silence de la lecture ou de l’écoute musicale, l’errance n’a pas d’inté-
riorité possible car elle est pur espace mental. Mais on n’erre pas dans
sa tête, sinon on est fou, ou schizophrène, ou autiste. L’errance a besoin
de l’air, de l’eau, de la terre… puisque l’errance suppose que l’on s’égare
mais que l’on ne se perde pas, car elle a le corps comme boussole. Pas
étonnant alors que la danseuse et chorégraphe Mathilde Monnier, qui
a travaillé pendant plusieurs années avec des autistes, ait pris comme
support le personnage de Lenz dans le récit inachevé de Büchner pour
créer une sublime pièce chorégraphique intitulée Déroutes (2003).
Lenz est un fou marchant qui aura passé sa vie à marcher pour oublier
dans «l’absence» la marche du monde; son seul souci étant «ne pas pouvoir
marcher sur la tête». Mais «la danse [n’est- elle pas], aux hommes violentés
par l’intellect, une possibilité de saisir l’éternel; la double existence devient
pour eux un double comportement dans le temps lui-même 1 », nous dit
1. SIEGFRIED KRACAUER, «Le voyage et la danse» (1925) in Le Voyage et la Danse. Figures de ville
et vues de film, trad. Sabine Cornille, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1996, p. 29.
Siegfried Kracauer, le sociologue essayiste en quête de réflexion critique
à propos d’une esthétique du changement perpétuel.
1. MATHILDE MONNIER, « Déroutes », texte du dossier de presse de Montpellier Danse 03, hiver
2003.
2. Id.
3. JEAN-LUC NANCY in MATHILDE MONNIER et JEAN-LUC NANCY, Dehors la danse, op. cit., n.p.
L’errance est du désir, non un désir
Parce qu’elle est une conduite sans but déclaré, l’errance ne nécessite
pas forcément la solitude. Elle est souvent cette capacité qu’ont certaines
1. Id.
2. MARTHA GRAHAM, Mémoire de la danse, op. cit., p. 11.
44
En effet, « la danse est comme “un bruit blanc”, ce qui ne parle pas, qui
fait taire soi et les autres 2 » et la photographie aussi dès lors qu’on la
tient pour ce qu’elle est : le témoignage de l’errance de soi parmi les
autres, de l’oubli de soi à soi ; « une image blanche ». Mais parce que
« l’errance est certainement l’histoire d’une totalité recherchée 3 », le photo-
graphe et le danseur font l’expérience du silence et de l’immobilité dès
lors qu’ils se livrent corps et âme à l’expérience du monde, se mettant
à l’écoute de tout, sans bruit, égoïstement et fuyant les instants privi-
légiés pour des moments attendus. Le « verbe » est alors retourné en
« chair » puisque « le corps de la danse est muet (comme celui de la
photographie), mais il est là. La danse est muette (comme la musique,
1. DENIS ROCHE, préface à BERNARD PLOSSU, Le Voyage mexicain, 1965-1966, Paris, Contrejour,
1990 (1979), p. 5.
2. JEAN-LUC NANCY in MATHILDE MONNIER et JEAN-LUC NANCY, Dehors la danse, op. cit., n.p.
3. RAYMOND DEPARDON, Errance, op. cit., p. 9.
comme la photographie), tout en touchant à la parole… mais [leurs]
corps se tiennent en retrait de la signification 1 ». Ni le vouloir, ni le
savoir n’interviennent ici et l’acte photographique comme le geste choré-
graphique répondent par l’impulsion à cette nécessité qui n’a comme
guide imaginaire que l’espace présent et comme parole que le corps
« du corps » et le corps du regard.
1. JEAN-LUC NANCY in MATHILDE MONNIER et JEAN-LUC NANCY, Dehors la danse, op. cit., n.p.
énergie et regard sont les maîtres de la danse et de la photographie comme
ils sont ceux de cette obsession de la quête qu’est l’errance.
RAYMOND DEPARDON, photo dans Errance, Paris, Le Seuil, 2000. Courtesy agence Magnum, Paris.
à voir ontologiquement avec la danse qui n’a ni passé ni futur. Mais ce
présent de l’errance, on l’a vu, n’est pas non plus ce que l’on qualifie
d’éphémère, c’est le geste suspendu, ce geste plein qui se vide à force
d’être retenu, c’est ce plein / vide qui se décharge tout en laissant une
sensation de plénitude.
L’errance n’illustre rien, c’est dans cette vacuité qu’elle touche au corps,
qu’elle touche le corps et est inséparable de cet état « de perte de vue »
que l’on éprouve devant le sublime. Alors l’errance est offrande car
« dans le sublime, l’imagination en tant que libre-jeu de la présentation
touche à sa limite – qui est sa liberté. Ou plus exactement, la liberté 49
elle-même est une limite, parce que son Idée non seulement ne peut être
une image, mais elle ne peut pas non plus être une Idée (qui est quelque
chose comme une hyper-image) : il faut qu’elle soit une offrande 1 ». Et
c’est à ce titre que toute image photographique est errance sitôt qu’elle
n’est pas au service de tel sujet, de telle thématique, sitôt qu’elle n’est
plus illustration mais juste regard et matière comme l’est le corps du
danseur libéré de l’expression au profit de l’ouverture et du don.
Photographie et danse sont errance dans ce besoin d’aller au plus profond
de soi et du visible et ce en inversant ce qui de la trace du temps convoque
la matière des corps et ce qui de l’aura de la chair atteste l’éternité du
présent. Car nécessairement, dans l’errance, l’image et le corps nous
échappent en tant que tels et c’est à cette condition que l’on évite le
voyage… l’histoire… le passé et l’avenir. L’errance est toujours et encore
question de présent et exclusivement de présent. « Parce que danser c’est
tuer le temps en l’abîmant dans le présent… Le temps de la danse c’est
le présent… présence comme une attention pure, sans objet 2. » L’errance
c’est l’abandon du sujet, de l’intrigue, c’est la force sourde du regard
l’intensité immobile du corps, ce quelque chose qui nous a habité sans
crier gare, sans taper à la porte et pourtant qui ne pouvait être que là, à
1. JEAN-FRANÇOIS LYOTARD, Leçons sur l’analytique du sublime, Paris, Galilée, 1991, p. 69.
2. MICHEL GUÉRIN, Philosophie du geste, Arles, Actes Sud, 1995, p. 69.
ce moment-là, pour cela même qui fait qu’il y aura cette image, qu’il
adviendra ce geste qui n’était pas encore un geste de danse ou cette
posture qui ne sera plus une simple attitude. Mathilde Monnier s’est
d’ailleurs demandé « qu’est-ce qu’une position physique, une position
mentale ? » quelle est cette place qu’occupe le danseur à tel moment ?
quel est ce lieu où la danse et la photographie prennent corps ? retrou-
vant aussi le souci de Pina Bausch de « savoir où ça danse ».
Mathilde Monnier ira même Dans les plis (2000) jusqu’à proposer
« l’immobilité pendant dix minutes d’un tas afin de suivre de l’intérieur
50 ses possibilités d’évolution [sachant] que c’est exactement le genre
de travail qui sans arrêt peut partir dans tous les sens… la difficulté
étant de rester abstrait, de travailler les matières, les lignes de tension.
C’est un essai, une forme 1 ». C’est aussi cela, le potentiel et la liberté de
l’errance. Comme dans la danse, comme dans la photographie, une forme,
un geste s’engendrent d’eux-mêmes grâce à la technique cachée, à l’énergie
emmagasinée, au protocole libéré. Tout essai a un potentiel d’errance,
nourri d’expériences, de vies, de mots et d’images qui à tout moment
peuvent aussi partir dans tous les sens. Mais l’errant voit bien les choses
2
, il n’a pas perdu la raison, il est dans une autre raison. L’errant est très
conscient, il voit très bien les paysages, les rainures sur les routes, les
bornes, la nature comme nous le rappellent les photographies de Depardon.
Mais l’errant est insatisfait, dès lors qu’il travaille avec le réel 3, ce qui
est évidemment et merveilleusement le cas du danseur et du photographe.
Mais le réel est un compagnon et l’errance est sa compagne, l’ennui
n’existe pas. L’errance est une quête moderne du monde. Quoique l’on
fasse en photographie ou en danse, le réel s’impose et trahit toujours
tant le photographe que le danseur pour leur plus grand soulagement
1. MATHILDE MONNIER in MATHILDE MONNIER et JEAN-LUC NANCY, Dehors la danse, op. cit.,
n.p.
2. RAYMOND DEPARDON, Errance, op. cit., p. 50.
3. Ibid., p. 54.
qui est en fait de faire avec l’inachevé. On n’en a jamais fini avec le
réel comme dirait Nietzsche. Et sûrement que l’errance est le seul état
qui convienne à un photographe pour faire « une non-photo », c’est-à-
dire une photo qui ait son autonomie, sa justesse, sa vérité seule, sans
avant ni après, sans passé ni futur. À ces conditions toute danse est
aussi non-danse dès qu’elle prend l’errance comme outil de pensée et
technique « du mouvoir ».
Depardon utilise cette belle métaphore pour parler de l’errant qu’il est
en tant que photographe : l’errant, dit-il, « est miroir et fenêtre en même
temps 1 », ce qui le différencie du voyageur qui peut être l’un ou l’autre 51
1. Ibid., p. 78.
2. Id.
du partage que le danseur et le photographe éprouvent et restituent dans
cet acte magique qu’ils ont de « disparaître à vue dans un espace mental 1»
ouvert à tous.
1. MATHILDE MONNIER in MATHILDE MONNIER et JEAN-LUC NANCY, Dehors la danse, op. cit.,
n.p.
3. TABLEAUX VIVANTS – TABLEAUX ANIMÉS
L’IMAGE, LE CORPS ET LEURS « VIRTUS »
1. SERGE TISSERON, Le Mystère de la chambre claire, Paris, Les Belles Lettres / Archimbaud,
1996, p. 119.
2. Ibid., p. 85.
d’autre part de traduire sa capacité créatrice d’un espace de monstra-
tion où la représentation rejoint la tragédie grecque qu’Aristote distin-
guait déjà de l’imitation dans sa théorie de la mimésis. « Les personnages
peuvent, en tant qu’ils agissent, être les auteurs de la représentation 1 »,
précisait-il. En effet, la tragédie grecque privilégiant « le système de
faits », et non le mode narratif, donnait davantage de pouvoir à l’acteur
lui-même, davantage le pouvoir d’énoncer, d’exprimer ces « faits ». Ainsi
lorsque Platon condamnait la mimésis verbale à cause de l’illusion de
vérité qu’elle produisait, Aristote accordait à la mimésis dramatique la
capacité – comme il en est de la mimésis picturale – de représenter sans
imiter. Dès lors, l’imitation n’est pas synonyme de représentation. Et
s’il y a effet de réel, ce n’est qu’au prix du travail de la représentation
véhiculée par les corps, les objets, l’espace environnant, tissant alors 55
1. ARISTOTE, La Poétique, chap. III, trad. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Le Seuil,
« Poétique », 1980, p. 39.
2. JACQUES RANCIÈRE, Le Destin des images, Paris, La Fabrique, 2003, p. 14.
vivant à mettre en œuvre, un tissu de relations à organiser et à laisser
s’organiser.
Mais il est un fait que c’est le siècle de Poussin qui a mis à l’honneur
une théâtralité au service d’une narration picturale s’appuyant sur des
textes référencés tant dans la mythologie que dans les grands récits
bibliques et que le XIXe siècle réduira cette théâtralité à l’expression-
nisme réaliste. C’est à cette époque que la mode des « tableaux vivants »
apparaît, sous la mise en scène de peintres, même lorsque ce seront les 57
1. ROLAND BARTHES, « Le théâtre de Baudelaire » in Essais critiques, Paris, Le Seuil, 1964, p. 41.
2. Voir à ce propos le catalogue d’exposition Tableaux vivants. Fantaisies photographiques victo-
riennes, 1840-1880, musée d’Orsay, Paris, 1er mars - 6 juin 1999, texte de QUENTIN BAJAC,
Paris, RMN, 1999.
et s’inspirant de L’École d’Athènes (1509-1510) de Raphaël, et qui propose
une vision allégorique du chemin emprunté par deux fils. Notons aussi
que, dans cette œuvre emblématique de l’histoire de la photographie, Gustav
Rejlander s’inspirait des études physionomiques du peintre français Charles
Le Brun qui avait de son côté illustré le célèbre ouvrage de Darwin
L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux (1872). Le modèle
vivant est ici au service d’un discours narratif, moralisant en l’occur-
rence, mais qui se sert de l’observation du corps pour substituer un effet
de réel à une présence réelle. À la différence près que ce ne sont pas
toujours des acteurs qui incarnent des personnages, mais que ce sont
les personnes qui vont jouer à l’acteur.
Incursion de l’amateur au sein de la sphère de l’art mais aussi inver-
58 sion de la mimésis aristotélicienne chez qui l’acteur, par la représenta-
tion de gestes, de mimiques, de vêtements incarnait tel ou tel personnage
pour produire du spectacle, de la théâtralité mais aussi du sens alors qu’ici,
le corps de l’acteur-amateur allait prendre de plus en plus d’importance
pour peu à peu se substituer à l’idée même de personnage.
1. Au sujet des « personnages conceptuels » tels que Zarathoustra le sera pour Nietzsche, voir
GILLES DELEUZE et FÉLIX GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 2003 (1991),
p. 60-81.
2. Au sujet du personnage de théâtre, voir ANNE UBERSFELD, Lire le théâtre. II, L’école du spec-
tateur, Paris, Belin, 1996, p. 150-158.
de nos attitudes sont au cœur de ces œuvres contemporaines devenues,
à ce titre, espaces relationnels et dont l’enjeu artistique se joue dans
l’aspect ludique et émotionnel de leur réception.
ÉDOUARD LEVÉ, série Rugby, sans titre, 2003. Photographie couleur, 70 x 70 ou 100 x 100 cm.
Courtesy galerie Loevenbruck, Paris.
scène de la séquence sportive chorégraphiée. La pose ou le déplacement
seront les modes de relation instaurateurs de la dimension spatiale de
l’image photographique ou du spectacle chorégraphique, et c’est le corps
qui en sera à la fois l’instigateur et l’échelle. En ce sens, ce dernier sera
à son tour modélisé par cette réciprocité entre l’espace qu’il dessine et
mesure et le rôle dont il est l’image.
Entre image et espace, se joue une nouvelle dialectique des regards,
dont le représenté a été le « modèle », mais où le relationnel est le véri-
table sujet. Le vrai ne s’encombre plus de la vérité et la théâtralité peut
être revisitée dans cet écart fondateur de la mimésis – écart qui main-
tient ouverte la possibilité de la relation entre le corps et ses différentes
modélisations.
61
ÉDOUARD LEVÉ, série Quotidien, sans titre, 2003. Photographie couleur, 70 x 70 ou 100 x 100 cm.
Courtesy galerie Loevenbruck, Paris.
choses” 1 ». Mais ce spectre n’est plus à l’image de ce que l’on voit des
corps, de la chose apparaissante, il est à l’image d’une parole critique
des personnages en scène, acteurs momifiés dans des postures et non
plus dans des poses. Le jeu des acteurs, l’étude de la physionomie qui
motivaient l’école de genre que furent les tableaux vivants du XIXe siècle,
ne sont plus au service d’ une dramatisation ou d’une catharsis des passions
humaines mais, au contraire, elles sont les éléments dénonciateurs d’un
regard intellectuel porté sur les codes sociaux et culturels autant que
sur les enjeux éthiques de tels comportements. L’éthique transpire de
l’esthétique froide et maîtrisée de ces tableaux vivants photographiés,
déjà tableaux avant d’être « vivants » et toujours tableaux une fois photo-
graphiés. Récurrences d’images et non transposition du réel. La nature
immobile est ici au service d’une abstraction d’où le corps est exclu. 63
1. XAVIER LE ROY in « Jan Kopp / Xavier Le Roy », Art Press, numéro spécial n° 23, « Médium :
danse », décembre 2002, p. 102.
2. GÉRARD MAYEN, « Dans les buts du jeu », texte critique du spectacle Projet de Xavier Le Roy,
dossier de presse du Théâtre de la Ville, Paris, oct.-nov.-déc. 2003, p. 16.
3. Id.
avec humour et ironie, nos propres comportements sociaux faits
d’obéissance, de détournement, d’adaptation et même de renoncement.
Alors, devant l’énigme de la proposition, si proche de ce que l’on croit
« reconnaître » et si éloignée de ce que l’on en attend, le spectateur est
obligatoirement invité à choisir sa propre règle du jeu. Les danseurs
revêtent des jeux de rôles dont les attributs vestimentaires interchan-
geables contribuent à dire que la représentation est production, que le
corps est produit et producteur, que la scène est lieu de langage et espace
de médiation. Ainsi, si comme le suggérait Roland Barthes « le costume
de théâtre ne doit être à aucun prix un alibi, c’est-à-dire un ailleurs, une
justification 1 », il est toutefois « le gestus social de la pièce » : là est la
morale du costume, ce par quoi se manifeste « le schème historique parti-
68 culier qui est au fond de tout spectacle, l’expression extérieure, maté-
rielle, des conflits de société dont il témoigne 2 ». Ce à quoi Xavier Le
Roy obéit dans la mesure où les tee-shirts superposés dans un jeu
d’échanges faussement aléatoires disent la règle tout en la déréglant,
mais situent aussi le spectacle dans notre monde contemporain et plus
particulièrement celui d’individus jeunes et actifs. La danse est bien
alors « un langage si celui-ci est une fonction d’expression de la pensée
et de communication entre les hommes… quelque chose qui travaille
sur le passage d’un langage à un autre 3 ».
Mais ce passage n’est possible que si le corps n’entre pas dans la
hiérarchie que le langage établit entre les relations sujet / objet. « Si le
corps (signifié) en tant qu’il précède la signification, est un effet de la
signification, alors le statut mimétique ou représentationnel du langage,
qui proclame que les signes suivent les corps comme leurs miroirs néces-
saires, n’est pas du tout mimétique 4 ». Et nous revenons ici à ce qui
caractérisait la mimésis « linguistique » d’Aristote, lorsque celui-ci la
faisait dépendre d’un « système de faits », qui par là même la dégageait
justement dans son rôle de pourfendeur des règles du jeu que le corps
du danseur, dans ses arrêts, ses courses, ses évitements, montre le sujet
même de l’objet, à savoir la critique de la représentation (en l’occur-
rence celle d’un spectacle sportif).
Dans Projet de Xavier Le Roy, le corps devient dès lors un producteur
de pensée. Le corps du danseur «dit» le sujet du «tableau animé» qu’est
le spectacle chorégraphié en même temps qu’il invente de nouvelles règles
du jeu : celles qui deviendront les paramètres spatiaux de l’espace scénique
devenu lieu de représentation habité par la relation des corps entre eux,
copiant et détournant les règles du jeu – une partie de handball à demi
reconnue. Aller-retour d’une écriture chorégraphique en prise avec les codes
linguistiques d’une mimésis mise à mal par le corps et ses virtus.
LAURENT GOLDRING, photogramme d’après la vidéo Fait avec (with/out of) Franco Semica -
Donata d’Urso, 1995-1997. Courtesy de l’artiste.
oserons-nous le rappeler, le défi et le désir de tout photographe à la
recherche de sa proposition iconique et stylistique – si ces termes ont
encore un sens non révolu aujourd’hui. Mais que l’image photographique
soit une source de renouvellement pour l’appréhension de son propre
corps et fonctionne comme tremplin à la découverte d’autres images
du corps, à la mise en écriture de l’espace par ses nouvelles postures,
que la photographie soit elle-même l’objet relationnel élu entre le corps
et l’espace, qu’elle soit ce lieu de convergence entre le vécu, le perçu
et le non-vu, voilà ce qui hante le travail de deux plasticiens, photo-
graphes et vidéastes : Laurent Goldring et Frédéric Lormeau. Tous deux
semblent quêter la dissemblance comme émergence du réel, comme sujet
de l’image photographique. Tous deux travaillent à une certaine inver-
sion de la mimésis : c’est le corps qui va ressembler à l’image en train 71
de se faire et non l’image qui sera ressemblante au modèle élu. Pour cela
le modèle, celui du corps du danseur, sera toujours en état de grâce, c’est-
à-dire en vie, en mouvement, en déplacement aussi ténu soit-il. Et c’est
justement dans cette ténuité que photographie et vidéo installeront leur
pouvoir de captation de ce qui n’est pas visible ou même perceptible
dans le moment de la prise, dans l’instant du geste ou du déplacement.
Plasticien, vidéaste et photographe, Laurent Goldring travaille juste-
ment avec des chorégraphes-danseurs parce qu’ils ont en commun le
fait d’être constructeurs de l’image de leur propre corps. Mais il ne s’agit
pas dans leur construction de produire des images de corps formatés,
au contraire il s’agit de découvrir un corps possible, jamais vu ainsi, de
laisser s’exposer certains virtus. En travaillant sur le corps de l’image
à travers l’image du corps, ils questionnent précisément « le statut de
l’image du corps et de la figure humaine au regard de l’histoire de la
photographie 1 », comme nous le rappelle Xavier Le Roy qui fut un des
premiers chorégraphes-danseurs à « poser » pour le vidéaste.
Comme Édouard Levé, comme Xavier Le Roy, Laurent Goldring est
en effet un artiste questionneur : après les codes des clichés photos,
après ceux de la production d’une représentation, ce seront ceux de la
1. LAURENT GOLDRING cité dans LAURENT GOUMARRE, « Pour une esthétique de la posture »,
Art Press, n° 282, sept. 2002, p. 42.
2. LAURENT GOLDRING, entretien avec CYRIL BEGHIN et STÉPHANE DELORME, Balthazar,
n° 5, 2002, p. 77.
aujourd’hui découvrir certains fondamentaux captivant relevant de l’an-
thropologie et réapparaissant dans ces images vidéo de visage en perpé-
tuelle transformation. Chorégraphie du visage d’où apparaît un masque
Fang, un portrait de Picasso, la tête sculptée d’une pipe bavaroise…,
ces images « survivantes » d’un temps et d’une civilisation autres, mais
comme par magie, prêtes à être désenfouies par le travail d’un temps
contemporain et technologique : celui de la capture lente de l’image
vidéo. Déclinaisons ici de visages pour mettre en jeu la question du
corps en dehors de sa représentation.
1. WALTER BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages (1982), trad. Jean
Lacoste, Paris, Le Cerf, 1989, p. 435.
2. Ibid., p. 436.
3. Ibid., p. 437.
modernité artistique, à savoir celui qui déhiérarchisera l’espace pers-
pectif, relativisera point de vue et représentation et qui du même coup
sensibilisera à de nouvelles approches du temps dont la musique, la litté-
rature mais aussi la peinture, la sculpture même mais bien sûr la photo-
graphie déclineront les nouvelles temporalités.
Pour cela nous convoquerons nécessairement les textes inauguraux
du personnage du flâneur, à savoir ceux de Baudelaire et ceux de Benjamin
sachant que le second traitera du thème du flâneur au moment où ce dernier
disparaîtra de la ville. Cependant, nous retrouverons chez les deux penseurs,
poètes, critiques, philosophes, un intérêt commun tant pour la photographie
naissante que pour celle en prise avec la société industrielle des biens de
marchandises, c’est-à-dire là où le geste de photographier sera interrogé,
78 d’une part, à travers l’acte technique de fragmentation de l’espace-temps
et son acte conséquent d’une esthétique de la décontextualisation (esthé-
tique du fragment ouvrant à la temporalité de l’instantané et de la série
où la perception se substituera à la vision) et, d’autre part, grâce à l’acte
corporel du déplacement dans un espace-temps de plus en plus fluide et
son corollaire, une esthétique de la déterritorialisation, tant mentale que
physique où l’idée même de trace se substituera à celle de plan.
Malgré l’écart générationnel de ces deux personnages de la moder-
nité, il nous intéressera, en effet, de trouver dans leur pensée à la fois
du flâneur et de la photographie, quelques points de réflexion antici-
pant sur ce qui fera du geste de flâner et du geste de photographier deux
modalités de la présence du corps dans l’espace et de sa nécessité de
rencontrer et d’instaurer une échelle architecturale dont la conséquence
se mesurera aux différentes modalités du temps alors mis en espace,
c’est-à-dire offerts en images.
C’est à ce titre que ces deux gestes pourront être considérés contem-
porains dans le grand projet d’une philosophie de l’histoire qui ne verra
le jour que dans l’œuvre inachevée de Benjamin, Le Livre des passages 1,
1. Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages en est la première traduction française,
d’après l’édition originale établie par Rolf Tiedemann. Celui-ci qui a rassemblé tous les textes se
rapportant au grand projet de livre sur Paris et le XIXe siècle auquel Walter Benjamin a travaillé
où l’histoire des images sera aussi une histoire de temps. Histoire qui
mettra en exergue le concept d’image dialectique dont l’image photo-
graphique sera un des symboles « fulgurant » et la flânerie une des figures
conceptuelles les plus éclairantes. Car si l’image dialectique sera « ce
en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former
une constellation 1 », l’image étant « la dialectique à l’arrêt », la flânerie
sera la dialectique paradoxale du mouvement nécessairement arrêté ne
serait-ce qu’un instant. Geste photographique et geste de la flânerie pour-
ront alors se réfléchir autour de ce « Geste qui est le nom de cette croisée
où se rencontrent l’art et la vie, l’acte et la puissance, le général et le
particulier, le texte et l’exécution. Fragment de vie soustrait au contexte
de la biographie individuelle et fragment d’art soustrait au contexte de
la neutralité esthétique : pure praxis. Ni valeur d’usage, ni valeur d’échange, 79
de 1927 à 1929 puis de 1934 à 1940. On y trouve déjà des « Notes et matériaux » sur « les
passages, magasins de nouveauté », « Le flâneur », « L’intérieur, la trace », « Le collectionneur »,
« Les rues de Paris », « La photographie »…
1. WALTER BENJAMIN, « Réflexions théoriques sur la connaissance » in Paris, capitale du XIXe
siècle, op. cit., p. 478.
2. GIORGIO AGAMBEN, « Gloses marginales aux Commentaires sur la société du spectacle » (1990),
trad. par la rédaction de Futur antérieur, n° 2, 1990 où le texte a d’abord paru pour être repris
in Moyens sans fins. Notes sur la politique (1990-1993), Paris, Payot et Rivages, 1995, p. 90.
3. MICHEL DE CERTEAU, L’Invention du quotidien. 1, Arts de faire (1980), Paris, Gallimard,
1990, p. 151.
4. Voir à ce propos JEAN-LOUIS DÉOTTE, L’Époque des appareils, Paris, Lignes et Manifestes, 2004.
chaque fois entraîné à se déprendre de lui-même, à défaire la continuité
du réel par des actes de fragmentation, de découpe, à sauter de lieu en
lieu, d’instant en instant, bref à cadrer-décadrer, déplacer, déterritoria-
liser jusqu’à décontextualiser le sens des choses, mais aussi leur fonc-
tion et leur usage.
1. Dans « Paris. La ville dans le miroir », Walter Benjamin s’intéressant « au spectre littéraire de
la ville, diffracté par les facettes de l’entendement prismatique, [constate] que les livres appa-
raissent de plus en plus rares à mesure qu’on va du centre vers les bords. Il y a [alors] une connais-
sance ultraviolette de cette ville et une infrarouge qui ne peuvent ni l’une ni l’autre se réduire à
la forme du livre. [Et] c’est la photo et le plan – connaissance la plus exacte du singulier et du
général […] les plus beaux exemples de ces bords extrêmes du champ de la vision » (WALTER
BENJAMIN, « Paris. La ville dans le miroir » (1929) in Images de pensée (1974), trad. Jean Lacoste
et Jean-François Poirier, Paris, Christian Bourgois, 1998, p. 99).
2. WALTER BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 464.
3. WALTER BENJAMIN, Petite histoire de la photographie (1931), trad. André Gunthert, Études
photographiques, n° 1, nov. 1996, Paris, Société française de photographie, p. 12. Voir aussi la
note 19, p. 32.
ou l’effet de grossissement et d’agrandissement du lointain ou du minus-
cule, mais aussi par ce que permettra plus tard le téléobjectif : cet effet
de proximité spatiale d’un lointain hors de portée de la vue.
Entre l’aura et la trace se joue alors la question du sujet et de l’objet,
à la fois du flâneur et du photographe, la question de ces autres visions
possibles à coup d’abstraction, d’extraction (et donc révélation-autre)
d’un fait ou d’un phénomène passé ou lointain que jamais on n’aura la
possibilité de voir dans une configuration d’espace-temps originale tant
notre paresse a jeté un voile sur « les formes originaires 1 ».
Ici, c’est déjà une approche du geste photographique considérant l’ap-
pareil photographique comme étant « un appareil qui imprime sur une
surface » certes, mais qui n’imprime pas encore nécessairement tout. La
82 photographie est juste une empreinte et « non une représentation 2 ». Ainsi,
si « le sujet est la cause de la photographie tandis qu’il est la signification
de la peinture 3 », il est dans le cadre du flâneur la cause du regard et non
le sens de son activité. Le geste du flâneur sera alors celui d’un individu
en proie à ces « clins d’œil que lui lance l’espace 4 ». Le geste photogra-
phique serait, lui, celui d’un appareil qui « met en œuvre des traces sur
un support et qui met en rapport singularité et communauté selon la loi 5 »,
mais une loi technologique, celle physico-chimique du procédé de la camera
obscura et de la chimie des sels d’argent, qui transmute toutefois en image
une singularité du réel qui n’aura de cesse de trouver dans la commu-
nauté de la réalité une loi, ou plutôt une bijection possible qui permet-
trait le passage désiré quoiqu’impossible du fait à son contexte, du singulier
au pluriel. Car ce serait sinon oublier l’automaticité et l’instantanéité du
procédé photographique, cet impossible retour en arrière qui guette pour-
tant tout flâneur dans la ville. L’apparition fugitive de la passante dans
la foule ne laisse en effet qu’une empreinte évanescente, incapable de
1. WALTER BENJAMIN, « Du nouveau sur les fleurs » (1928) in Sur l’art et la photographie, trad.
Christophe Jouanlanne, Paris, Carré, 1997, p. 70
2. VILÉM FLUSSER, « Le geste en photographie » in Les Gestes, Paris, Hors commerce, « HC
D’arts », 1999, p. 81.
3. Ibid., p. 81
4. WALTER BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 437.
5. JEAN-LOUIS DÉOTTE, conférence introductive au séminaire de recherche « Arts, appareils,
diffusion », Maison des sciences de l’homme, Paris, 7 novembre 2005.
reconstruire dans la tête du flâneur une image en quatre dimensions.
L’empreinte photographique du passage du temps ne sera alors que la
tache aveuglante d’une surface blanche « sans toits » ni contours si ce
n’est le cadre abstrait de l’image photographique.
EADWEARD MUYBRIDGE, Étude de nuages, stéréographes, vers 1869. Coll. Lone Mountain College.
Courtesy Bancroft Library, Université de Californie, Berkeley.
Avant de s’intéresser au mouvement du corps, Muybridge s’est essayé
à capter ce qui n’a ni contour, ni immobilité, ce qui par essence est le
symbole parfait de l’éphémère et du perpétuel changement, ce qui est
le symbole exponentiel de la variation – définition sémantique de la
série en opposition à la séquence qui elle suit un ordre chronologique
et ouvre à la narration et non à la fiction –, à savoir le nuage. Dès 1869,
Muybridge effectua en effet une série d’études de nuages, certes pour
résoudre le vide qu’étaient à l’époque les ciels photographiés, mais aussi
parce que la photographie comme technique le confrontait à fixer ce
qui était par définition in-fixable, mais aussi in-cadrable et donc sujet
à toute rêverie et flânerie du regard et de l’esprit. Ce qui d’ailleurs expli-
quera en partie ces montages ultérieurs lorsqu’il fera ses planches « faus-
sement » chronologiques dites chronophotographiques. Quelques 85
soixante-dix ans plus tard, celui qui sera considéré comme le père de
la Straight Photography, de cette photographie saisie par la moder-
nité, Alfred Stieglitz aura lui aussi consacré une grande partie de sa
vie à photographier les nuages. En 1922, il propose une suite de dix
photographies de nuages qu’il appelle Music, retrouvant ici les corres-
pondances musicales que poètes et musiciens de la fin du XIXe siècle
voulaient retrouver dans une œuvre d’art totale, mais surtout une série
connue aujourd’hui sous le nom d’Équivalents qui s’étalera de 1924 à
1928 et qui était destinée à être montrée sous la forme de « tableaux
photographiques » comme si le nuage était l’allégorie sublime du geste
photographique comme geste de la flânerie, geste où la pensée et le
corps sont convoqués par un appareil configurant des équivalences et
non des représentations, dès lors que « l’équivalence va au-delà du
subjectif, [car] on ne réagit plus à quelque chose d’extérieur, mais on
projette une intériorité, le fruit d’une expérience, sur la réalité environnante,
comme si elle réagissait à notre présence 1 ». Cette notion d’équivalence,
accompagne l’idée que « le sens profond d’une image réside par delà
1. DAVID TRAVIS, « Continuez à travailler. L’influence d’Alfred Stieglitz sur la photographie améri-
caine après 1920 », trad. Jeanne Bouniort, in New York et l’art moderne. Alfred Stieglitz et son
cercle, 1905-1930, cat. d’exposition, Paris /Madrid, RMN / Musée national centre d’art Reine-
Sofía, 2004, p. 271.
86
sont des images totalement flottantes, libérées comme les nuages de toute
amarre 2, sans sens ou plutôt visibles quel que soit le sens, et qui n’exis-
tent que par la découpe photographique qui est ici le vrai « instrument
esthétique ». Car « la découpe n’est en rien un simple phénomène méca-
nique. C’est la seule chose qui constitue l’image, et qui, en la constituant,
implique que la photographie est une transformation absolue de la réalité 3 ».
C’est ainsi que, à partir de la découpe, le geste photographique et celui
de la flânerie évacueront la nécessité d’un espace perspectif et invente-
ront cet appareil paradoxal qui reconnaîtra en la fragmentation du réel
une autonomie d’écriture à la fois visuelle et formelle, et attendra de cette
même fragmentation du réel une série de variantes multiples capable de
se substituer à la disparition inexorable d’un espace-temps une fois pour
toutes (sacrifice) mais, en l’état de fragment, une fois pour rien (série).
D’un côté, la flânerie qui sacrifie le réel puisqu’elle consiste à passer,
ne pas s’arrêter, ne rien fixer, et de l’autre côté la découpe photographique
1. Ibid., p. 274.
2. Voir à propos de cette série Les Équivalents (1923-1932) d’Alfred Stieglitz, l’analyse de PHILIPPE
DUBOIS in L’Acte photographique et autres essais, Paris, Nathan, 1990, p. 187-200. Cette analyse
est elle-même nourrie, comme le mentionne l’auteur, par l’essai de ROSALIND KRAUSS, « Stieglitz:
Equivalent », October, n° 11, 1979, p. 110-112 (repris dans ROSALIND KRAUSS, Le
Photographique, trad. Marc Bloch et Jean Kempf, Paris, Macula, 1990, p. 126-137).
3. ROSALIND KRAUSS, « Stieglitz : Equivalent » (1979) in Le Photographique, op. cit., p. 136.
88
1. FRIEDRICH VON SCHLEGEL, Fragments (1798-1800), trad. Charles Le Blanc, Paris, José
Corti, 1996, p. 161, fragment 206,
histoire de la photographie et qui aura sa propre histoire chez les théo-
riciens de l’image photographique (Vacari, Krauss, Flusser) –, que le
procédé photographique mettra au jour, que photographe et flâneur se
reconnaîtront dans le travail d’observateurs passionnés captifs de la magie
des circonstances et de ses transformations optiques puis sémantiques.
Ainsi, le cadrage en tant qu’« inconscient optique », isolera automa-
tiquement de ses contingences spatiales le chapeau sur la tête, photo-
graphié par Man Ray avec un point de vue en plongée inhabituel (sans
titre, 1933). Mais c’est aussi cet autre « inconscient optique » qu’est la
Zeitlupe ou loupe temporelle chère à Benjamin, qui aura permis à l’œil
de voir révélé autrement par le gros plan, le savon cadré par Brassaï.
(Sculptures involontaires, 1933), mais aussi les « sculptures » végétales
de Blossfeldt ou les trames de tissu de Finsler. 95
PATRICK TOSANI, Volcan, 1982. Trois photographies couleur, c-print, 170 x 360 cm.
Courtesy de l’artiste.
Mais ce plaisir fugitif de la circonstance accompagnera aussi le photo-
graphe, tout autant flâneur que curieux de déchiffrer l’intériorité d’une
personne juste à partir de son visage. Débusquer ce qui est caché derrière
l’apparence, tel que l’agrandissement photographique de la Zeitlupe pourra
le permettre, sera un des enjeux de gestes coupables de cadrages mis
en abyme. Ce Zeitlupe, dans le sens de « ralenti », terme de l’univers
cinématographique que Benjamin semble attribuer par confusion séman-
tique à la photographie qui serait plutôt de l’ordre de l’instantané 1, est
toutefois intéressant à garder dans le cas de la photographie dans le sens
littéral que nous en propose Didi-Huberman : littéralement cette «machine
à grossir visuellement le temps 2 ». Non seulement cette confusion est
plutôt à comprendre comme une « condensation puisqu’elle permet de
penser à la fois l’agrandissement de l’image et la visibilité du temps 3 », 97
ce qui sera illustré plus récemment par la série des glaçons (Volcan, 1982)
de Patrick Tosani, « le glaçon métaphorisant à la manière d’une lentille
l’effet optique ainsi décrit 4 », et dans le cas du Marcheur (1982), dont
l’immobilité est le sujet ironique d’un instant gelé au sens propre et au
sens figuré, mais cette « confusion » est aussi constructrice d’une réflexion
autour du fragment et des rapports d’échelle et non de taille que produit
cet « inconscient optique » photographique. En découpant et en agran-
dissant, non de manière microscopique mais en changeant le rapport au
réel et surtout en permettant de supprimer ainsi toute perspective, l’objet
photographié s’étire et s’étale en une surface matérielle proche d’un espace
pictural, « faisant jaillir de nouveaux mondes d’images, comme des
geysers, dans des lieux d’existence où nous étions loin de nous y
attendre 5 ». La Zeitlupe est un appareil à supprimer l’illusion de profon-
deur et donc l’illusion d’un temps historique, d’où la nécessité de recourir
à la série pour retrouver la fiction d’une temporalité chronologique.
PATRICK TOSANI, Le Pont d’Iéna, 1980. Soixante-cinq photographies noir et blanc, 68 x 87 cm.
Courtesy de l’artiste.
Blossfeldt, Tosani et bien d’autres photographes exploiteront cette capa-
cité de faire de la matière un temps d’image comme pour rappeler avec
Bergson que la matière est aussi « un ensemble d’images et que par
image il faut entendre une certaine existence qui est plus que ce que
l’idéaliste appelle un représentation mais moins que ce que le réaliste
appelle une chose – une existence située à mi-chemin entre la “chose”
et la “représentation” 1 ». Pour le photographe, cette distance entre la
« chose » et la représentation sera activée par l’utilisation d’un agran-
dissement gigantesque, tandis que le flâneur, lui, l’éprouvera lors de
l’impression d’ubiquité que lui donneront ces multiples images flottantes
et démultipliées devant lesquelles il se trouve. « La durée prenant ainsi
la forme illusoire d’un milieu homogène et le trait d’union entre ces
deux termes, espace et durée, [étant] la simultanéité qu’on pourrait définir 99
ALVIN LANGDON COBURN, Portrait d’Ezra Pound (exposition multiple), 1917. Impression à la
gélatine argentique, 20,4 x 15,3 cm. © Georges Eastman House, International Museum of Photography
and Films.
qui recueillent les visions fragmentaires au ras du sol, car « c’est “en
bas” […] à partir des seuils où cesse la visibilité que vivent les prati-
quants ordinaires de la ville […] les marcheurs 1 ».
Parce que le flâneur est homme des foules et que le photographe est
un regard mobile sur les choses, tous deux pratiquent l’espace dans un
laisser-faire proche d’un acte de doute qui ne cesse de créer des discon-
tinuités capables de se télescoper dans la plus grande fugitivité, lançant
dans un éclair une multitude de constellations que l’œil et la plaque
photographique reçoivent sans rien demander. La mouvance du réel
vient s’étaler comme une mouche sur les rétines sensibles du flâneur
et du support photographique. Mais le flâneur peut être celui qui va
s’aider de prothèses plus ou moins élaborées pour capturer ces séries 101
L’espace est étendue, certes, mais il est aussi espacement et donc inter- 109
L’espace, en effet, pour les danseurs est à la fois cet appel au déplace-
ment en même temps que ce « vide-plein » d’où émergera le geste et pas
seulement la figure ou la phrase chorégraphique. Le photographe aussi
trouvera son geste dans ce laps de temps qui fait de toute image photo-
graphique l’image d’un espace-temps et non l’image d’un temps révolu
ou d’un espace cadré. L’espace tresse l’instant et la durée dans un préci-
110 pité invisible où le geste chorégraphique et le geste photographique
apprendront leur propre capacité à réaliser cette « médialité pure » dont
Giorgio Agamben nous précise qu’elle est « sans fin » mais que c’est
elle « qui se communique aux hommes ». En effet, si « le geste consiste
à exhiber une médialité, à rendre visible un moyen comme tel […] si
la danse est geste c’est parce qu’elle consiste tout entière à supporter
et à exhiber le caractère médial des mouvements corporels » 2, la photo-
graphie sera à son tour « geste » dans sa capacité à engrammer ce qui
du temps fera espace et de l’espace inventera du temps.
Si alors l’un des philosophes les plus innovants de la photographie,
mais aussi des sciences, perpétuera encore un semblant de distinction
entre « arts de l’espace » et « arts du temps », il n’en discutera pas moins
de manière pertinente les occurrences reliant ces deux catégories deve-
nues aujourd’hui obsolètes quant à leur séparation conceptuelle. C’est
ainsi qu’Henri Van Lier a pu distinguer trois propriétés de l’espace où
le temps « fait un geste » : l’espace aurait la capacité « de rendre évident
le caractère matériel de l’objet… d’offrir un objet complexe simulta-
nément… [et bien sûr] de nous situer 3 ».
1. DORIS HUMPHREY, Construire la danse (1959), trad. Jacqueline Robinson, Paris, L’Harmattan,
1998 (1990).
2. GIORGIO AGAMBEN, « Notes sur le geste », trad. Daniel Loayza, Trafic, n° 1, hiver 1991, Paris,
P.O.L., p. 35.
3. HENRI VAN LIER, Les Arts de l’espace, Paris / Tournai, Casterman, 1959, p. 357-358.
Si le caractère matériel est aisé à envisager, il nous faut aussi l’étendre
à ce que les déplacements mais aussi les tensions internes de corps immo-
biles, tels ceux des danseurs ou de corps en situation, peuvent avoir comme
qualité corporelle créatrice d’espace. Il n’est qu’à penser aux infimes
mouvements de tensions musculaires mais aussi de souffle intérieur de
Donata d’Urso pour retrouver ce que William Forsythe énonce quant à
la danse qui ne serait pas « un art visuel mais un art de l’écoute 1 ». Écoute
de soi, histoire de rythme intérieur qui nous renvoie au geste comme
«souffle de la mémoire sensorielle» tel qu’il était entendu dans l’épos
grec 2.
La question de la complexité simultanée, elle, fait appel à la valeur
temporelle incluse dans la notion d’espace, à savoir celle qui combine un
élément fixe, reconnaissable dans l’instant et la nécessité de sa dispa- 111
rition dans le temps pour justement créer l’espace. Ainsi une photographie
qui est censée saisir un instant mais qui ne donnera dans l’après- coup
de sa prise qu’un moment à tout jamais à réinventer, ou une figure de
danse qui sera aussitôt effacée par un moment chorégraphié, comme si
l’espace ne pouvait en fait se construire qu’à coups d’instants révolus,
c’est-à-dire de temps inclus. Ainsi, aussi paradoxal que cela puisse déjà
paraître, photographie et danse ont en commun un geste créateur premier :
celui d’installer dans le temps un instant nécessairement voué à dispari-
tion. Le corps du danseur ne restitue pas un temps mais garde l’empreinte
inachevée (comme l’image photographique) d’un espace traversé. Corps
du danseur et image photographique restituent la mémoire non d’un
mouvement mais d’un geste, d’un déplacement aussi ténu soit-il, d’une
translation de volume d’air dans un temps étiré. Histoire de palimpseste
mais aussi de « manque » concernant ladite inscription du réel sur une
surface de réception sensible. En cela, ils font tous deux appel à la qualité
1. WILLIAM FORSYTHE, « L’artiste en étranger », conversation avec Toni Morrison et Peter Weltz,
8 nov. 2006, dans le cadre des « Faces à faces », soirées d’art contemporain à l’auditorium du
Louvre, en lien avec l’exposition « Corps étrangers. Danse, dessin, film », Paris, musée du Louvre,
13 oct. - 11 déc. 2006.
2. GEORGES DIDI-HUBERMAN, Gestes d’air et de pierre. Corps, parole, souffle, image, Paris,
Minuit, 2005, p. 41. L’auteur s’appuie sur la pensée de Pierre Fédida à propos de l’épos grec et
de « sa capacité à ré-instaurer le mémorable ».
matérielle et nécessaire des arts de l’espace qui « favorisent la saisie
d’objet » et son inscription dans un espace, autant qu’à l’éviction d’un
« volume d’air » dans lequel se love éphémèrement la figure du corps.
Geste photographique et geste chorégraphique illustreraient magistra-
lement cette qualité d’espace-temps que la théorie de la relativité nous
a appris à penser et que danse et photographie nous font éprouver chaque
fois que leur espace est construit par un geste capable de révéler les poten-
tiels d’un corps vivant et pas seulement dit « dansant », un geste instau-
rateur d’un espace vivant habité par un corps aussi immobile soit-il.
Rappelons-nous Merce Cunningham et ses structures mathématiques
nourrissant son écriture chorégraphique, ce qui fait justement voir dans
son apport révolutionnaire du geste chorégraphique « une tendance à la
112 mise en mouvement de la théorie de la relativité d’Einstein 1 ». Là réside
la différence artistique et non esthétique entre trace et espace, lisibilité et
visuel, connaissance et perception. Aussi pourrons-nous éviter d’opposer
arts de l’espace et arts du temps, tout comme nous ne pourrons plus
envisager la possibilité d’une photographie de danse au sens d’image
d’un spectacle de danse. Peut-être trouverons-nous ailleurs ce que la
photographie de danse peut être, à l’image de ce que Daniel Dobbels
nous dit des « repasseuses et des lingères dans les tableaux de Degas
qui dansent mieux que les danseuses souvent saisies lorsqu’elles ne dansent
pas encore ou ne dansent plus », ajoutant plus loin que « le danseur n’est
pas fait pour occuper l’espace mais pour s’en préoccuper » 2, tout comme
le photographe n’est pas là pour illustrer un sujet mais pour le construire.
1. AGNÈS IZRINE, « La ligne américaine, fil rouge de notre inconscient artistique », loc. cit., p. 9.
2. DANIEL DOBBELS, lors d’une conférence sur la danse donnée à l’École nationale supérieure
de la photographie d’Arles, le 7 janvier 2003.
nécessairement le sujet mais que l’espace y soit réalisé par un geste photo-
graphique ? Inversement, comment rendre dans la photographie de danse
l’investissement de l’espace que le geste chorégraphique induit ? Si, dans
les deux cas, il s’agira de garder le corps comme matériau catalyseur
de l’espace réalisé (espace photographique et espace chorégraphique),
il conviendra dans le même temps de convoquer ce qui du corps dans
l’espace peut définir une attitude ou une posture, une manière d’être ou
de se comporter à même d’insuffler un geste créateur (photographique
ou chorégraphique), instaurateur d’un lieu architecturé, qu’il soit image
photographique ou espace chorégraphié. Et c’est alors que nous rencon-
trerons la notion de déplacement – et non exclusivement de mouvement –
ainsi que celles de porte-à-faux et de point de bascule comme outils de
réflexion appartenant au champ de l’architecture, intervenant dans celui 113
réinvestis ici, instant figé, figure sur fond blanc, mouvement dans son
extension maximale, éloge de la légèreté, conquête de l’apesanteur, éléva-
tion du corps dans l’espace, prouesse au XIXe siècle du danseur dans les
portés devenus figures incontournables des ballets classiques... Il y a
longtemps que la danse est réfléchie en dehors des prouesses techniques,
des acrobaties, de la virtuosité ou à l’échelle de celle ou de celui qui aura
le plus grand écart ou le plus haut saut. Ceci est d’autant plus étonnant
que depuis au moins Mary Wigman, mais aussi grâce à l’écriture du
langage spatial selon Laban (1879-1958), on ne peut oublier que « se
mouvoir devient mouvement chez les êtres vivants qui possèdent la néces-
sité intérieure d’utiliser pour leurs propres desseins, le temps et les chan-
gements qui s’y déroulent 2 ». Dès lors il s’agira tant pour le chorégraphe
que pour le photographe d’avoir présent à l’esprit que « l’espace choré-
graphique vit, comme vit et danse le corps du danseur […] L’espace plein,
par exemple, avec lequel Mary Wigman travaille comme on pourrait
brasser un autre corps, l’espace-corps… un espace-corps qui s’appuie
1. JEANNE LIGER, « Garry Stewart, Australian Dance Theatre », texte du programme du Théâtre
le Ville, oct.-déc. 2005, p. 13.
2. RUDOLF LABAN, La Maîtrise du mouvement (1950), trad. Jacqueline Challet-Haas et Marion
Hansen, Arles, Actes Sud, 1994, p. 130. Signalons que, dans la préface de la première édition
datant de 1950, l’auteur enseignant et théoricien de l’art du mouvement écrivait que « ce livre
[était] pour la pratique de la scène (et incidemment pour celle de l’usine) » (ibid., p. 13).
et presse sur son corps… travail sur la résistance du milieu que le corps
suscite depuis ses propres mutations toniques 1 ». Mais à l’opposé du
geste photographique de décontextualisation que s’emploient à perfec-
tionner des photographes de danse comme Lois Greenfield, il appar-
tient à d’autres photographes de faire du geste photographique un vrai
geste d’incarnation, incarnation de la durée du mouvement cette fois-
ci contrairement à sa saisie dans l’artifice d’un instant. Il est tout aussi
intéressant que cette démarche-là soit ou fut celle de photographes non
dits « photographe de danse », même si certaines de leurs photographies
sont reconnues aujourd’hui comme des icônes de cette thématique. Ainsi
en est-il d’Alexey Brodovitch (1898-1971), graphiste de formation et
directeur artistique de Harper’s Bazaar jusqu’en 1858, dont il dyna-
116 misera la mise en page grâce précisément à son approche inédite de la
photographie de mode (saisie du mouvement dans l’instant) et aussi
grâce à sa connaissance des travaux faits au sein des constructivistes
russes et de l’atelier de typographie du Bauhaus. Quant à sa propre créa-
tion photographique, elle reste en mémoire grâce à son livre Ballet (1945)
où cent quatre photographies des ballets russes en tournée à Boston dix
ans auparavant offrent dans une mise en page plein cadre un déroulé
de ce que le mouvement du corps peut créer comme espace habité. La
photographie n’y est pas au service d’une représentation figurative du
corps mais montre visuellement du geste photographique ce qu’il est
capable d’inventer comme matière photographique dans cette « puis-
sance qu’il a de modifier, de mettre en mouvement l’espace tout entier 2 »,
tel que Georges Didi-Huberman l’a aussi perçu dans les photographies
Explosante-fixe (1934) de Man Ray. C’est, en effet, à une volontaire
« construction de l’espace induit par la danse 3 » que nous convie la photo-
graphie de danse envisagée comme geste capable de se gonfler du moment
et non de l’instant, concrétisation et concrétion visuelle de cette « traîne
du temps » qui fait des photographies de Man Ray comme de celles de
1. Ibid., p. 44.
2. RAYMUND HOGHE cité dans LAURENT GOUMARRE, « La danse plasticienne » in catalogue
du festival Montpellier Danse 05, op. cit., p. 38.
soi et l’autre. Raimund Hoghe précise ainsi la forme que peuvent prendre
ces intervalles ; certes ils sont ceux qu’il explore dans sa saisie de la
scène, mais ceux aussi qu’il institue dans l’écart qu’il propose lorsqu’il
tourne le dos au spectateur : « Chaque espace de scène est l’équivalent
d’une salle d’exposition. Aussi je ne joue pas uniquement dans la direc-
tion du public. Il est très important de me diriger dans tous les coins,
d’être conscient de tout l’espace et de ne pas seulement affronter le public.
Je me montre souvent de dos, je répète les scènes des différents côtés ;
cette distance est nécessaire pour qu’on puisse remarquer des choses,
supporter des sensations, des sentiments. Cette façon d’être sur scène
rejoue ce qui se passe quand vous êtes dans une salle d’exposition où
on peut se promener comme spectateur. Dans mes pièces, le public ne
118 peut pas venir sur scène et s’y promener, mais par la manière que j’ai
de jouer, de montrer les choses de devant, de derrière ou de côté, on fait
une expérience comparable 1. » Expérience, en effet, de cette mouvance
du regard partagée dans le temps de la déambulation, de l’arpentage et
de tout ce qui en résulte dans le passage d’un état à un autre, d’une
posture à un état de corps, d’un être-là toujours en quête d’être ailleurs.
Certes, «le déplacement n’est pas la seule figure de ce rapport entre
corps et espace; immobile, fût-ce à terre, le corps entretient avec l’espace
un dialogue vivant et fort… [mais] l’espace bouge à travers nous, mais
aussi en nous, dans le sillage des “directions”, à l’intérieur du corps,
mobile ou immobile 2 ». Et c’est parce qu’il y a alors l’impulsion du
vivant de passer d’un état à un autre, de franchir un seuil aussi invisible
soit-il entre telle et telle posture que l’on peut parler, non d’inscription
du corps dans l’espace, mais de véritable « partenariat » entre l’un et
l’autre, de l’un avec l’autre. « L’espace comme partenaire. Où le corps,
s’il sait jouer de ses états tensionnels, peut inventer des consistances,
les “sculpter” (le “carving space” de Laban), qui commence avec le
modelage de l’espace de proximité 3. » Où le corps a besoin d’intervalle,
d’espace entre, de vide pour inventer un plein unitaire, faisant justement
1. Ibid., p. 39.
2. LAURENCE LOUPPE, Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 179.
3. Id.
corps avec l’espace devenu matière à prendre, à saisir, à tendre mais
aussi à lâcher. Où le corps a besoin aussi de cet autre intervalle, celui
de ce temps « tendu » entre deux moments, de cette concentration silen-
cieuse qui nourrira les divers rythmes du corps, ceux des vibrations invi-
sibles, des changements de poids du corps à peine perceptibles ou des
appuis faussement directionnels, des pas différenciés ou des courses striant
l’espace-scène. Où le corps est à son tour cette sculpture mouvante chère
à Rodin qui avait besoin aussi de l’espace interstitiel du fragment pour
se dérouler dans l’espace et faire de celui-ci un espace de sensations. Où
le corps donc, agi par l’espace mais aussi agissant dans l’espace, réalise
ce lieu où ça danse, ce « chœur 1 » toujours mouvant dès que « danser est
autant le mouvement que le faire 2 », le lieu où il est fait et qu’il « fait ».
Le geste chorégraphique est donc ici entendu non dans son sens clas- 119
1. « Chœur », emprunté au grec khoros, avait aussi le sens de danse, groupe de danseurs et lieu
où l’on danse (ALAIN REY (s.l.d.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires
Le Robert, 1998 (1992), p. 743).
2. RUDOLF LABAN, « De la matérialisation de l’espace ou de la différenciation spatiale dans la
matière » in Espace dynamique, trad. Élisabeth Schwartz-Rémy, Bruxelles, Contredanse, 2003,
p. 59.
3. DANIEL DOBBELS, lors de la conférence déjà citée.
4. RUDOLF LABAN, « De la matérialisation de l’espace… », loc. cit., p. 55.
120
Young People, Old Voices, chorégraphie de RAIMUND HOGHE, 2002. Photo : © Rosa Frank.
s’érige en sujet. Oscillant entre la marche et le déplacement, la trans-
lation des corps et les échappées enjouées, les postures de dos mais
aussi les poses frontales, l’espace se réalise par le plein de vibrations
que chaque corps insuffle à l’autre et que cet autre renvoie dans des
faces à faces ménageant le lieu intervallaire indispensable à la gestuelle.
Bras levés, mains à plat l’une contre l’autre, deux corps en cathédrale
trouvent leur équilibre précaire dans l’énergie qui transite de part et d’autre.
Instabilité de la pose pour l’émergence d’une tension qui envahit un
espace plus grand que celui occupé par les seuls danseurs. C’est dans
cette extension spatiale que la danse fait son travail et construit un espace-
matière tissé de sensations et d’émotions. Puis très vite d’autres inter-
prètes surgissent, traversent et déchirent cette trame sensible à coups
de jetés maladroits, proches des passes des joueurs de handball, juste 121
avant de disparaître dans les cintres et de laisser vide une scène encore
habitée par la voix de Dalida interprétant le célèbre credo de Léo Ferré,
Avec le temps. Comme pour imager ce que le temps défait mais aussi
transmet dans les séparations mêmes qu’il entraîne, les danseurs revien-
nent un à un sur scène jusqu’à dessiner cette ligne frontale du début de
la pièce où chacun vient prendre place de part et d’autre du chorégraphe.
Là, ils avancent lentement, chacun à son rythme, vers leurs paires de
chaussures alignées devant la rampe de scène, comme pour une fois de
plus, nous dire que, sans intervalle, sans espace à conquérir par le dépla-
cement, le « moindre geste » cher aux enfants autistes filmés entre 1961
et 1963 par Fernand Deligny (1913-1996) ne pourra rien dire, rien montrer.
Les pas, les poses, mais aussi les dégagements, tout comme les désé-
quilibres, rythment un espace où la chorégraphie est au service de corps
en acte et non nécessairement en mouvement.
Le geste chorégraphique de Young People, Old Voices est fondamen-
talement dans la réalisation du « chœur », la preuve du lieu et de la danse,
comme le geste photographique sera dans des photographies non dites
de danse, la preuve de ce qui se construit juste à ce moment-là, pour ce
moment-là sans que l’on puisse parler de mise en scène car l’espace n’y
est pas isolé comme fond ou support mais s’y révèle comme matière
sculptée par le corps en tension.
122
JULIE GANZIN, Mont Faron, 1996. Photographie noir et blanc. Courtesy de l’artiste.
Porte-à-faux et point de bascule : le geste photographique
1. Vilém Flusser distingue le sujet qui est la cause de la photographie du sujet qui est la signifi-
cation de la peinture (VILÉM FLUSSER, « Le geste en photographie », loc. cit., p. 81).
2. MERCE CUNNINGHAM, Le Danseur et la Danse, entretiens avec (et trad. de) JACQUELINE
LESSEHAEVE, Paris, Belfond, 1980.
124
JULIE GANZIN, extrait de la série Terra incognita, 2000. Photographie couleur. Coll. Le Ring-
Artothèque de Nantes. Courtesy de l’artiste.
autre, il redéfinit son propre corps jusqu’à devenir un personnage et
même parler de « l’autre » qui est « dans » la photographie. Histoire de
dédoublement mais surtout de sortie de soi comme pour mieux passer
d’un état à un autre, comme pour mieux dire l’extraction, c’est-à-dire
l’abstraction originelle qu’est le geste photographique lorsqu’il réalise
l’espace photographique. Mais là où Julie Ganzin et Laurent Dejente
ajoutent à la bascule, au point de déséquilibre nécessaire allant parfois
jusqu’au décentrement de la personne et de la personnalité même, c’est
dans le choix des sites ou des lieux qu’ils investissent. Tous deux, en
effet, privilégient des lieux où le réel est fragmenté naturellement ou
architecturalement.
Julie Ganzin choisit des «points de vue», points sublimes signalés parfois
par l’implantation de belvédère ou l’emplacement d’un banc accroché au 125
1. JULIE GANZIN, discussion personnelle et notes de l’artiste pour l’exposition « Paysages », parcours
d’art contemporain en milieu hospitalier, œuvres du FRAC Île-de-France, février 2003.
126
LAURENT DEJENTE, série Stations, Station n° 31, Paris, Trocadéro, 9 avril 2006. Tirage argen-
tique, 80 x 100 cm. Courtesy de l’artiste et de la galerie Le Réverbère, Lyon.
Cette instabilité nécessaire est celle que l’on retrouve dans les photo-
graphies de Laurent Dejente. Mais si chez Julie Ganzin il était question
d’une attitude corporelle en suspens dans la nature, chez Laurent Dejente
il s’agit davantage d’une « reconfiguration artificielle de l’espace 1 ».
Passionné d’anatomie et de physiologie du corps, le photographe met
son propre corps au travail, dans des espaces dont la configuration archi-
tecturale énonce déjà l’ambiguïté perceptuelle dont elle pourra être l’objet.
En effet, quoi de plus facile à inverser que l’image d’un escalier en une
volée de corniches de pierre, si ce n’est qu’il faudrait qu’un corps puisse
y accéder dans le monde réel. Laurent Dejente s’applique ainsi à mettre
en scène des postures mimant telle attitude plausible dans un espace
orienté selon la gravité, alors qu’il fait pivoter de 90° la photographie
une fois la pose saisie photographiquement. Un homme en équilibre sur 127
une jambe, l’autre pliée, s’accoude sur un parapet. Alors qu’il semble
prendre appui sur la marche d’un escalier au dénivelé quasi vertical, il
est en fait allongé de côté sur les marches, tenant cette position incon-
fortable grâce à la tension interne de son corps. Rien de son effort muscu-
laire n’apparaît sur son visage, mais c’est son irradiation invisible qui
en revanche fait que le spectateur est inquiété et englouti par cet espace
photographique mettant au défi toute logique perceptuelle. Mais au-delà
d’une certaine impression de vertige, c’est à une véritable photographie
de danse qui ne s’énonce pas en tant que telle – son titre étant juste
Station no 31 (2006) – que le regardeur à affaire. Il en est de même pour
les autres photographies de cette dernière série, convoquant la plupart
du temps son corps dans ces exercices de tensions où à partir d’une
figure de marche ou de natation, le photographe se met en tension –
métaphore organique de ces flux invisibles qui disent le potentiel d’ac-
tivité d’une installation électrique – et fait que son corps tout comme
celui du « danseur des solitudes » cher à Georges Didi-Huberman, « occupe
tout l’espace ambiant, mais, [ceci étant] une expérience intérieure qu’il
donne à découvrir 2 ». Ainsi les photographies de Laurent Dejente sont
bien dans leur espace instauré et architecturé par cette énergie invisible
1. DOMINIQUE BAQUÉ, « Reconfigurer l’espace », Art Press, n° 317, nov. 2005, p. 90.
2. GEORGES DIDI-HUBERMAN, Le Danseur des solitudes, Paris, Minuit, 2006, p. 127.
128
LAURENT DEJENTE, série Stations, Station n° 26, Saly, 6 avril 2005. Tirage argentique, 47 x 47 cm.
Courtesy de l’artiste et de la galerie Le Réverbère, Lyon.
d’un corps dont l’immobilité même révèle la vie, le souffle, l’énergie
au travail, des photographies de danse. Photographie construite grâce
à ce qui fait la danse : ce rythme intérieur peu propice au visuel mais
inventant cet espace dont se préoccupe le danseur au lieu de se contenter
de l’occuper pour reprendre la pensée de Daniel Dobbels. C’est le souffle
qui donne forme, c’est lui qui dit le vivant et définit la pression de l’air
autour d’un corps qui à son tour modèle l’espace avec lequel il fait corps.
Modélisation qui ne va pas sans un équilibre toujours menacé, passage
d’un état à un autre, franchissement de ce point de bascule sans lequel
il n’y aurait pas d’expérience de la vie comme il n’y aurait pas possi-
bilité de passer de l’autre côté du réel. Histoire du simulacre que rejoue
le nageur en position de planche sur le dos qui paraît à moitié immergé
dans une piscine devenue écran mouvant d’un improbable mur bleu-
gris (Station no 09, 2005), ou histoire de « l’homme qui marche » que
semble explorer sur un support vitré le personnage de la Station no 26
(2005). Sans cette interdépendance entre le corps, le regard et l’espace,
pas de geste photographique, pas de geste chorégraphique.
C’est l’invention d’une architecture spatiale en porte-à-faux, par un
corps en déséquilibre dans la nature comme chez Julie Ganzin, ou par
un corps en tension comme chez Laurent Dejente, qui réalise un espace
où la photographie peut dire quelque chose de ce qui est fondamenta-
lement en jeu dans la danse. C’est ce geste photographique là qui se
révèle alors en correspondance avec un geste chorégraphique inquiet
de mettre en jeu un corps dans l’espace sans que ce dernier ne se réduise
à une figure chorégraphique organisant l’espace, même si les points de
l’espace scénique chez Raimund Hoghe sont expérimentés au même
titre que le sont ceux des espaces photographiques de Ganzin ou de
Dejente. « Réaliser l’espace » n’est pas le combler de figures ou de signes,
c’est l’instaurer à partir d’une suite de ricochets, c’est-à-dire de dépla-
cements qui inventent des fictions vraies grâce aux intervalles, aux espaces-
temps des entre-deux. Entre deux gestes, entre deux moments dont le
point de bascule est l’inducteur de vie car sans lui, pas de corps vivant
c’est-à-dire de passage différentiel d’un état à un autre, d’un souffle à
un autre, d’une respiration à une autre, d’un déplacement aussi infime
soit-il à l’image de l’imperceptible « effet papillon ».
6. L’ORTHÈSE ET SON DOUBLE JEU
LE CORPS COMME « TECHNIQUE VIVANTE »
Des premières performances de l’art corporel des années 1970 aux 131
1. « Le premier et le plus naturel objet technique et en même temps moyen technique de l’homme
c’est son corps » (MARCEL MAUSS, « Les techniques du corps » (1936) in Sociologie et anthro-
pologie, Paris, PUF, 1950, p. 372).
ou avec attributs, prothèses, nouvelles technologies, que nous perce-
vrons paradoxalement « un retour du corps », grâce à l’enjeu d’une pensée
de l’orthèse, pensée qui nous permettra de discuter le terme même de
prothèse ne serait-ce que dans les multiples formes et pensées qu’elle
peut revêtir ou véhiculer. Peut-être serons-nous alors surpris de voir
que ce retour au corps passe davantage par une extension sensorielle
que par une performativité de nos capacités physiques ou l’esthétique
de notre image du corps.
1. Une des définitions de l’orthèse donnée par le Geroms (Groupe d’étude et de recherche des
orthèses du membre supérieur) fondé en 1978 au CHU de Rouen (http://reyemcj.club.fr/frame_-
droite.html).
Mathilde Monnier. Bref, toute une gamme de possibles du corps, de la
pensée et de l’image que l’orthèse a toutefois le pouvoir soit de contraindre
soit d’ouvrir, suivant l’époque, les lieux et circonstances où elle est expé-
rimentée mais aussi où elle s’expérimente. Comme si l’orthèse privilé-
giait l’image projetée dans tout ce qu’elle peut avoir d’incontrôlable au
lieu de se contenter, comme la prothèse, de faire en sorte de retrouver
au plus près, d’imiter ce pour quoi elle a été conçue puis fabriquée.
Mais pourtant, à la suite de l’anthropologue 1, le philosophe nous rappelle
que « la “prothèse” ne vient pas suppléer à quelque chose, ne vient rien
remplacer qui aurait été là avant elle et se serait perdu : elle s’ajoute…
La pro-thèse n’est pas un simple prolongement du corps humain, elle
est la constitution de ce corps en tant qu’“humain” (les guillemets appar-
tenant à la constitution) 2 ». Mais, justement, si la pro-thèse concourt à 133
l’humain, c’est qu’elle intervient au-delà du fait d’être une chose. Elle
est ce qui participe au temps d’élaboration qui passe par l’extériorisa-
tion de gestes et d’images qui auront comme finalité la construction
singulière de l’humain. Ainsi, ce que définit comme prothèse le philo-
sophe, aura pour nous, dans le cas de la danse mais aussi de toutes produc-
tions artistiques mettant en jeu le corps et son image, la signification
plus juste d’orthèse. En effet, cette dernière mettra l’accent sur ce que
l’image du corps peut faire faire au corps lui-même et parfois malgré
lui. Images (mentales, mémorielles, mais aussi numériques, sonores)
que le corps alors projettera sur scène mais manipulera aussi, quitte en
retour à « laisser venir ce que l’image a dans le ventre 3 ».
De l’image à la performativité
C’est affublée d’objets bizarres mais extrêmement pensés, sur la tête, aux
bouts des bras ou autour de son corps que la plasticienne allemande Rebecca
FRÉDÉRIC LORMEAU, Murmur, Shoes and Fracture, 2004. Performance au parc Saint-Léger,
Centre d’art contemporain de Pougues-les-Eaux. Photo : © Pascal Monteil.
inflige, les trois performeurs traversent dans un déroulement très lent
de leurs jambes, un terrain légèrement en pente, en se tenant à la barre
d’une rampe dessinant une ligne de fuite dans le paysage ainsi mis en
perspective. L’un à la suite de l’autre, ils parcourent l’espace dans un
environnement habité par des échappées sonores pré-enregistrées et diffu-
sées dans des endroits précis du lieu. Leur corps « empêché » par cette
« mauvaise » prothèse est amené alors à inventer des déroulements inha-
bituels des membres, d’infimes déplacements du buste, à parer à des
équilibres précaires, inventant une gestuelle chorégraphique inédite dont
l’écriture devient l’appareillage du corps performatif. Le spectateur-
marcheur est lui invité à accompagner de plus ou moins près, la traversée
de cet espace-temps sonore, faisant sa propre expérience du lieu.
L’individualité de chacun est alors contenue dans la visibilité choré- 137
graphique que les uns et les autres offrent au parc Saint-Léger devenu
scène naturelle d’un espace en extension visuelle, sonore et sensorielle.
Ce qui arrive est juste ce qui est vécu le temps d’une déambulation propice
à l’appareillage des sens par les sensations étendues. Le spectateur comme
le performeur n’est plus alors qu’un bloc de perceptions nourries de
sensations corporelles vécues ou ressenties à partir d’un corps en quête
constante de nouvelles et nécessaires expérimentations.
Mais ces expérimentations peuvent aller jusqu’aux limites, en l’occur-
rence, créatrices qu’un corps de danseur peut transformer en véritable
chorégraphie comme c’est le cas dans bODY_rEMIX / les_ vARIATIONS_-
gOLDBERG (2005) de Marie Chouinard 1. Entre érotisme et archaïsme,
la chorégraphe québécoise n’a de cesse d’explorer et de faire exploser
l’énergie que l’humain peut déployer au fil de gestes, postures, expres-
sions au confins parfois d’une certaine animalité. Pour son bODY_rEMIX,
Marie Chouinard a affublé la scène et ses danseurs de toute une pano-
plie de prothèses, dont la barre des studios de répétition certes, mais
surtout de tout ce que le corps médical peut utiliser selon les déficiences
du corps humain. Béquilles, déambulateurs, sangles deviennent les parte-
naires peu dociles de corps usant de toutes leurs capacités de résistance
1. « […] car le souffle est le grand maître mystérieux qui règne inconnu et innommé au-dessus
de toutes les choses » (MARY WIGMAN, Le Langage de la danse (1963), trad. Jacqueline Robinson,
Paris, Chiron, 1990, p. 16).
140
ront alors prendre, faire, fabriquer. La bouche sera à son tour dégagée
de sa fonction essentielle de préhension et le langage pourra se déve-
lopper. Ce processus de libération d’une partie des organes va avec la
création donc d’un artifice (la parole qui dès lors peut être appréhendée
comme technique), une orthèse venant non pas suppléer un membre,
mais venant compléter, aider l’homme dans son évolution et même sa
survie. L’image et son couplage avec les nouvelles technologies pour-
rait aujourd’hui relever de cette notion d’orthèse dans le sens où elle
décuple le savoir et induit des nouveaux gestes et comportements. Il
s’agira donc pour nous de préférer le terme d’orthèse lorsqu’une créa-
tion de l’homme pour l’homme viendra amplifier ses « performances »
et inventer des formes et des gestes, bref définir une troisième mémoire
et une nouvelle temporalité où se joue le rapport entre geste, expres-
sion et s’invente une nouvelle matière d’espace-temps.
L’univers ici technologique mis à disposition de la chorégraphie pour
une interaction entre le son et le corps, le traitement informatique de la
1. Double Points : +, pour un danseur – Emio Greco en collaboration avec Pieter Scholten –, six
musiciens de l’Ensemble intercontemporain dirigé par le compositeur Hanspeter Kyburz et élec-
tronique de l’Ircam, Paris, Centre Georges-Pompidou, Festival d’automne, novembre 2005.
pouvoir orchestral et réactualise cette notion d’« orchésalité 1 », du grec
orchêsis d’où dérive « orchestre » à l’origine « espace du théâtre entre
les acteurs et les sièges des spectateurs où le chœur faisait ses évolu-
tions », et où « chœur » lui-même désignait « danse ». Mais ce pouvoir
d’orchestration n’est pas seulement celui qui consiste à rassembler diffé-
rentes partitions, quitte à les adapter pour un ou plusieurs instruments.
Il est aussi et surtout celui qui sait, dans le même temps, faire advenir
les forces et les rythmes internes du corps, mais aussi, dans Double
Points : +, les sons et les lumières afin de les digitaliser, transformer,
modifier jusqu’à pouvoir induire dans leurs multiples modulations, varia-
tions et croisements une nouvelle dimension d’espace-temps. Espace
du corps inventant celui de la scène dans le même temps que l’image
sonore découle d’un geste capté, « traduit » et re-projeté et ceci ainsi de 153
1. Terme que Michel Bernard a pensé au regard du terme de musicalité comme étant « la tempo-
ralité corporelle kinétique que manifeste la danse » (MICHEL BERNARD, De la création choré-
graphique, Pantin, Centre national de la danse, 2001, p. 167).
2. « Orchestre » in ALAIN REY (s.l.d.), Dictionnaire historique de la langue française, op. cit.,
p. 2476.
3. JEAN LAUXEROIS et PETER SZENDY, « Cursifs (en guise de préface) » in JEAN LAUXEROIS
et PETER SZENDY (s.l.d.), De la différence des arts, Paris, L’Harmattan / Ircam / Centre Georges-
Pompidou, 1998, p. 9.
154
Slide, chorégraphie de MATHILDE MONNIER, Opéra de Lyon, 2003. Photo : © Michel Cavalca.
L’écran palimpseste et sa fonction d’orthèse : Slide de Mathilde Monnier
la lecture d’une des plus belles réflexions sur le geste au quotidien mais
aussi dans les arts visuels, nous n’ayons l’occasion de lire ce qui du
corps crée le geste, à savoir le mouvement. Il n’est qu’à nous rappeler
avec Martha Graham que « le mouvement est la semence du geste » parce
que le geste naît d’une résistance du corps à l’espace. Il est à la fois le
« faire » du mouvement et sa forme d’écriture, sa performativité et sa
qualité d’existence. Il n’est pas simple mouvement expressif. Le geste
est en cela postérieur au mouvement, il est son actualisation, et peut-être
n’est-il pas tout à fait innocent qu’un pan de la danse contemporaine ne
parle plus de mouvement – quitte d’ailleurs à oublier que l’immobilité
est une des formes que peut prendre le mouvement – mais de forme deve-
nant quasi stable, appelée aujourd’hui posture, sorte d’« arrêt sur corps »
ou « geste en arrêt ». On semble avoir ainsi peu à peu privilégié le geste,
comme si on avait « sauté » une étape, comme si l’on ne désirait plus
montrer ce qui lui donne forme et vie : le mouvement. Le geste serait
plus proche de l’arrêt sur image, de l’instant, de la pose sculpturale mais
aussi du fragment. Ainsi parlera-t-on du mouvement des jambes mais
non du geste des jambes et encore moins du geste du corps. Or, avec
l’utilisation particulière de certains dispositifs technologiques au sein
1. LOUIS BEC, préface de Les Actes du « Corps au corpus technologique », op. cit., p. 9.
Ainsi, les corps réels des danseurs semblent puiser leur énergie dans le
balayage de l’image de leurs propres corps devenus inducteurs du dépla-
cement actant un mouvement. C’est leur image projetée sur le sol-écran
qui semble provoquer l’extériorisation de leur parcours, même si celui-
ci garde son autonomie chorégraphique. L’écran fonctionne comme une
orthèse arrimée virtuellement au corps du danseur déployant grâce à
elle une mobilité spécifique. Et lorsque les danseurs ont fini de traverser
le socle où se projette leur image, lorsqu’ils ont achevé leur course, le
sol redevient vierge de toute trace, fonctionnant comme une surface auto-
nettoyante proche de ces tablettes de cire sur lesquelles on pouvait inscrire
puis effacer indéfiniment ce que l’on avait écrit 1. Ainsi l’écran qui fonc-
tionne comme orthèse par rapport au corps du danseur, a aussi la qualité
de rester dans la mémoire du spectateur, une fois « vide » d’images. Car 157
1. Voir à ce propos, l’ouvrage de FRANCES AMELIA YATES, L’Art de la mémoire (1966), trad.
Daniel Arasse, Paris, Gallimard, 1975.
2. Dossier de presse de la manifestation « Mouvements » organisée dans le cadre de la saison du
Ballet de l’Opéra de Lyon et conçue en écho à la Biennale d’art contemporain de Lyon, sept. 2003 –
janv. 2004, p. 4.
3. ROGER COOTER, « Pensée de l’orthopédie. Pouvoir de la culture sur la nature » in DOMINIQUE
LECOURT (s.l.d.), Dictionnaire de la pensée médicale, Paris, PUF, 2003, p. 823-827.
La pensée de l’orthèse comme appareil critique
1. Id.
2. Id.
à peu de la correction pour normaliser le corps à la correction pour
perfectionner le corps. De ce fait, l’orthopédie est devenue aujourd’hui
cette spécialité qui « sert de paradigme à un ensemble de pratiques médi-
cales qui prennent pour objet le corps narcissique de notre époque de
modernité avancée […] elle est alors impliquée dans un ensemble de
techniques visant à créer des êtres humains “sans défaut” (implants, fabri-
cation de tissus…) 1 ». Sans ouvrir à ce débat sur les avancées de la biotech-
nologie, il est intéressant de retenir ce passage de la norme à la perfection
dans un monde où efficacité, compétence et économie sont les nouvelles
valeurs de la société. Non seulement, la correction temporaire et ciblée
que l’on demandait à l’orthèse s’est généralisée au corps humain tout
entier mais elle s’est étendue symboliquement mais aussi pratiquement
au corps social par l’intermédiaire du politique, représenté par une certaine 159
1. Id.
2. MICHEL FOUCAULT, « Les anormaux » (1975) in Dits et écrits. 1, 1954-1975, Paris, Gallimard,
1994, p. 1691.
3. STELARC, « Le corps obsolète », entretien avec JACQUES DONGUY, Quasimodo, n° 5, « Art à
contre-corps », Montpellier, printemps 1998, p. 116.
le fantasme de l’utilisation de corpus technologiques dans certaines
performances ou pièces chorégraphiques. Parfois, comme on l’a vu chez
Olivia Grandville ou Mathilde Monnier, la technologie et ses images
projetées à demi interactives donnent l’illusion d’une extension du poten-
tiel corporel, alors que des moyens plus simples mais plus en prise avec
la motion corporelle induisent l’extériorisation du mouvement dans ce
qu’il a de plus naturel et exponentiel. Mais dans les deux cas, nous pouvons
convenir que, dès qu’il y a un phénomène d’orthétisation, grâce ou non
à un dispositif technologique, il y a une exposition de l’œuvre, une logique
de mise hors de soi et, lorsque c’est le corps qui est au centre de la créa-
tion, il y a une remise au premier plan du corps, première technique
vivante définissant l’humain au-delà de l’homme. Ainsi, le concept d’or-
thèse est ce qui nous permet, non de céder à l’idée de disparition du
corps mais d’y voir un projet d’extension de son être, d’affirmation de
son identité, même si celle-ci trahit ses sources animales et parfois mons-
trueuses. Ainsi assistons-nous davantage avec les nouvelles technolo-
gies, mais aussi dans le cas de certaines créations artistiques, à un retour
du corps et à une recherche de l’humain alors que nombre de fonc-
tionnements sociaux politiques tendent à nous prouver le contraire.
7. PHOTOGRAPHIE, CALLIGRAPHIE, CHORÉGRAPHIE
LES DESSINS DU TEMPS
Graphie, écriture et donc trace laissée sur un support conviennent dans 161
162 La photographie est de cette écriture qui prélèvera les traces du temps
sur les choses et les gens, qui les inscrira mais n’en dira mot. Ce sera
à ceux ou celles qui la regarderont, plus tard nécessairement, d’inventer
le temps passé, qui ne sera plus celui du temps de la prise photographique
mais celui réinventé à partir d’une image et ce dans un présent qui n’aura
plus rien en commun avec le présent qui fut et qu’il fut. Cette question
du futur antérieur propre à l’image photographie a été magnifiquement
analysé par Siegried Kracauer à propos de la photographie de la grand-
mère. C’est en effet dans un texte du tout début du xxe siècle que le
proche de Walter Benjamin, l’essayiste et théoricien des arts, du cinéma
mais aussi sociologue et « penseur de l’histoire », nous donne l’occa-
sion d’y revenir. À propos donc de « la grand-mère sur la photographie »,
l’auteur nous dit que le corps de celle-ci, à l’époque, était revêtu d’un
costume, mais une fois regardé sur la photographie, mis à distance du
temps et de l’espace par la prise de vue, il était devenu « un mannequin
archéologique » ne servant plus qu’à illustrer le costume de l’époque
et, précise t-il, « à travers l’ornementation du costume d’où la grand-
mère a disparu, les petits enfants peuvent apercevoir un instant du temps
passé, du temps qui coule sans retour. Certes le temps n’est pas photo-
graphié comme le sourire et les chignons, mais la photographie elle-
même, leur semble-t-il, est une représentation du temps. S’il n’y a que
la photographie pour leur donner de la durée, ils ne se conserveront pas
du tout au-delà de ce temps, mais, plutôt, c’est par eux que le temps se
fera images » 1. La photographie donne de la durée aux choses et aux
êtres, mais le temps, lui, ne peut être photographié. C’est-à-dire que la
photographie, cette écriture de la lumière sur la pellicule sensible, ne
peut inscrire une représentation du temps nommable en tant que tel. En
revanche, elle peut, par l’intermédiaire de certaines formes qu’elle aura
inscrites, donner en différé une image du temps, et cette image sera
celle que le spectateur se construira devant la représentation d’une écri-
ture des traces du temps sur tel ou tel objet ou tel ou tel corps… Ainsi,
l’inscription des marques du temps n’est pas la représentation du temps.
Et pour se montrer, le temps a besoin du passage par l’image qui lui ne
pourra s’articuler qu’à partir de la saisie photographique des écritures
du temps, c’est-à-dire d’un geste qui va faire « figure », c’est-à-dire d’un
geste qui va ouvrir et non clore. Alors pourrions-nous voir les stigmates 163
1. Ibid., p. 359.
2. DOMINIQUE FRÉTARD, « Trisha Brown, en rupture de danse », Le Monde, 5 juillet 2002, p. 31.
3. LAURENCE LOUPPE, Danses tracées, op. cit, p. 16.
4. Ibid., p. 14. Citation des plus intéressantes avec l’écriture à double sens de « d’écrire », pouvant
jouer avec « décrire ». Entre le dessin, la trace, le but et les moyens de la description de ce qui
ne peut en fait se dessiner dans sa dimension dynamique.
166
1. TRISHA BROWN, «Danse et dessin », entretien avec HENDEL TEICHER (1998), trad. Lydie
Échasseriaud, in MICHÈLE DOUCET et MARIE-SOPHIE BOULAN (s.l.d.), Trisha Brown. Danse,
précis de liberté, catalogue d’exposition des dessins « chorégraphiques » de Trisha Brown, Marseille,
RMN / musées de Marseille, 1998, p. 32.
2. TRISHA BROWN, citée dans DOMINIQUE FRÉTARD, « Trisha Brown, en rupture de danse »,
loc. cit., p. 31.
168
TRISHA BROWN, sans titre (dessin en aveugle), 1993-1994. Encre sur papier, 43,2 x 35,6 cm.
Photo : © D. James Dee. Courtesy de l’artiste.
de Klee ou de Giacometti ne sont que les lignes invisibles d’une inté-
riorité corporelle, les traces graphiques que laisse au sol le passage du
corps de Trisha Brown nous disent le vivant dans le passage du temps
qui laisse graphiquement trace ou calligraphiquement une page-espace.
Parlant elle-même de « nécessité intérieure », la chorégraphe américaine,
qui aura très tôt collaboré avec des peintres, des vidéastes tant pour les
décors, les costumes, les projections – rappelons-nous l’emblématique
Glacial Decoy (1976) avec Rauschenberg –, met ici en relation le corps
dansant et la trace de son invisible énergie. Mais alors que d’habitude
la chorégraphe notait dans des dessins préparatoires 1 les avenirs du corps,
cette fois elle inverse le processus dans une relation instantanée du geste
et de sa trace.
Comme on l’aura compris, « danses tracées » ne sont pas ici traces 169
du corps, et c’est dans cet écart conceptuel que se joue la place du vivant,
que s’installe ce qui fera image à partir d’une écriture aussi abstraite
que peut l’être celle de la notation ou même celle de la fulgurance ou
de l’effleurement du fusain sur le papier. C’est aussi dans cet écart que
l’écriture du corps n’est pas celle de la partition qui sera la matrice de
la chorégraphie, à savoir cette écriture de l’espace en proie à la traversée
ou à la résistance d’un corps dans un volume atmosphérique. Si les dessins
au sol que laisse Trisha Brown lors de sa performance sont les traces
du contact de son corps avec le papier, ils sont aussi témoins d’un temps
de rencontre entre deux acteurs d’une chorégraphie en jeu. Ainsi devien-
nent-ils à leur tour des images porteuses d’un imaginaire de l’après-coup
comme toute écriture de la lumière l’est dès qu’elle fige le réel dans la
pellicule argentique. Mais si la photographie est cette pose qui donne
du réel une image morte « confondant la ressemblance avec l’imitation »,
elle est aussi ce temps de la pause qui rejoint la danse comme « image
vivante, faisant vivre une représentation en donnant forme à une repré-
sentation » 2, tout comme la chorégraphie est cette ex-position du temps
1. « Danses tracées », sera d’ailleurs le titre d’une exposition présentée à Marseille au musée de
la Vieille Charité en 1991, et celui de l’ouvrage qui rassemblera les croquis préparatoires de ses
chorégraphies.
2. AGNÈS MINAZZOLI, La Première Ombre, op. cit., p. 117.
170
1. JONAS MEKAS, « Trente-neuf notules sur la danse et le cinéma », Revue d’esthétique, n° 22,
Paris, Jean-Michel Place, 1992, p. 83.
le spectateur n’a plus que le souffle des danseurs pour lui rappeler qu’il
s’agit d’un spectacle vivant où le corps est bien présent. Mais le vertige
perceptuel auquel il est soumis le contraint parfois à fermer les yeux,
laissant alors libre cours à son imagination sensitive. La vision est en
effet destituée au profit d’une perception sensible convoquant davan-
tage l’empathie des sens que la focalisation de la vue. Le regard est pris
à son propre piège – à trop vouloir voir, on perd la vue –, mais le désir
de voyage hors du temps est réalisé juste à force de répétitions formelles
et de variations temporelles. Proche de ces étoiles qui dansent devant
nos yeux lorsqu’on se frappe sur la tête, Brice Leroux semble ici s’être
peut-être souvenu de ce que le cinéaste reconnaissait comme « le film
de danse de son système nerveux 1 ». Mais au-delà de la métaphore, il
s’agit de nous mettre devant le fait que la danse est « du » corps mis en
mouvement et non seulement le corps en mouvement. Il y est question
de fluidité, de passage, d’instabilité et donc d’écriture de temps dont le
corps est juste mais nécessairement le scribe. Alors si la chorégraphie
de Quasar pouvait faire référence, ne serait-ce qu’un instant, aux énig-
matiques particules d’énergie de notre univers, la création de Brice Leroux
Quantum-quintet (2006) n’ignore rien cette fois de ce que peut le corps
sitôt qu’il est pensé comme une construction / déconstruction de frag-
ments sujette à toutes les calligraphies possibles. Comme flottant dans
un espace sidéral noir, les tibias, avant-bras, pieds ou genoux viennent
dessiner d’étranges signes graphiques dont la forme dessine un alphabet
corporel éphémère, en proie aux effets d’illusion optique chers au choré-
graphe. Il ne s’agit plus de penser seulement la danse comme un espace
construit par un corps respirant et se déplaçant mais comme une page
d’espace-temps incisée par « du » corps prêt à se désarticuler jusqu’à
s’évanouir en grains de lumière et d’énergie.
Dessins du temps ou histoires d’écriture qui ne coupent pas la parole
puisque les images qu’ils et elles font surgir sont toujours en deçà de
la simple évidence, de la juste image, de cette impossible image qu’elles
nous confient à nous, regardeurs.
1. Id.
TABLE
Introduction
Entre rencontres et déplacements :
les rendez-vous de la danse et de la photographie . . . . . . . . . 7
4. Flânerie et photographie
Le cadre et les gestes du temps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77