Octave Mirbeau, Contes Pour Une Malade

You might also like

Download as sxw, pdf, or txt
Download as sxw, pdf, or txt
You are on page 1of 7

Octave Mirbeau : Contes pour une malade (1900)

Ainsi donc, vous êtes malade, chère petite amie, et vous voilà condamnée à rester, de longs
mois, étendue sur votre lit ! Vous, grand Dieu !... Est-ce possible ? Et comment ferez-vous pour
accepter cette immobilité, vous le mouvement, et vous la vie? Et nous, comment ferons-nous d’être
privés de vous ? Durant une demi-année c’en sera fini des toilettes que votre génie de la parure
inventait sans cesse, pour notre joie d’artistes, et des corsets trop étroits, et des dîners en ville, et des
bals, et des théâtres... Faut-il vous plaindre ? Car cette vie, dont vous payez aujourd’hui, par de la
souffrance, les succès et les fatigues, vous plaisait-elle vraiment ? Peut-être pas. Mais on a de
l’ennui quand on est belle, et il faut bien mener son ennui quelque part, jusqu’au jour où c’est lui
qui vous mène, vous savez où, maintenant !...
Oh ! je suis bien tranquille sur la façon dont vous saurez orner votre maladie, et je vois d’ici
les exquis chiffons, les mousselines nuageuses, les batistes aériennes, les vieilles dentelles royales,
et les draps, et les coussins, et les rubans harmonieux, tout ce que la lingerie peut créer de
merveilleux, quand vous l’inspirez... Mais je sais que cela ne vous suffit pas...
Vous me demandez des contes, chère petite amie, beaucoup de contes, et vous m’assurez que
vous y prendrez un plaisir extrême... Je voudrais le croire... Hélas ! je n’ai pas tant d’orgueil ; et puis
votre médecin met à cette tâche pour moi, à ce plaisir pour vous, des conditions d’incurabilité bien
difficiles, et qui, je l’avoue, me troublent et m’effraient un peu. Si j’ai bien compris son
ordonnance, et le commentaire légèrement mélancolique que vous en faites, il faut que ces contes ne
soient ni trop doux, car ils vous ennuieraient, ni trop tristes, car sous aucun prétexte vous ne devez
pleurer, ni trop tragiques, cela se conçoit ; ni trop passionnés, ni trop sentimentaux, car il faut
ménager vos nerfs ; et que vos veines ne battent pas trop fort et trop vite, que votre chair ne
frissonne jamais, que votre rêve ne rêve pas, et que votre pensée elle-même ne pense à rien !... Des
contes, beaucoup de contes, qui soient, en sensations apaisantes et lénitives, en lumière voilée, en
tranquille joie, pareils au paysage de soleil brumeux, de claire verdure, d’ombre limpide et bleue de
ciel uni, qui, chaque matin, vos fenêtres ouvertes, vous accueille à votre réveil .
Voilà une tâche, en vérité, peu commode, et comment faire ?
Comment, par exemple, ne pas pleurer au spectacle de l’amour ? Et, au contact de la vie,
comment ne pas sentir ses lèvres se pincer, sous un ricanement qui est aussi une façon de larmes, et
plus douloureuses ?... Ceci pour moi... Et comment fermerez-vous votre cœur aux passions
généreuses, aux tendresses violentes, à tout ce que la vie lui apporte, à chaque heure, à chaque
minute, d’impressions vibrantes ? Comment déshabituerez-vous votre cerveau des pensées nobles,
ainsi que des frivolités délicieuses, fatigantes, et si joliment artistes, qui le hantent tour à tour, et par
quoi vous êtes plus belle, plus femme et plus amie ? Ceci pour vous...
Pour ma part j’essaierai, car on ne refuse rien aux malades, surtout aux malades jolies,
gâtées et un peu folles, comme vous êtes... D’être malades, les femmes sont deux fois femmes, à
moins que d’être femmes, c’est de cela qu’elles soient deux fois malades. Leurs caprices, n’importe
lesquels, nous sont des choses sacrées et charmantes, même quand nous en pleurons, et nous devons
tout faire pour les satisfaire, même des chefs-d’œuvre, car il est facile, après tout, de faire des chefs-
d’œuvre, c’est de proclamer bien haut qu’on en fait . Peut-être que l’ardent désir de vous plaire,
l’espoir d’abréger les heures si longues de l’inaction, la joie d’être ou de me croire pour quelque
chose dans votre guérison, guideront mon imagination vers cet impossible idéal où vous la conviez.
Et puis, je m’en remets à votre affectueuse indulgence du soin de ne pas trop demander à mon
esprit, vous qui le connaissez si bien, et de vous contenter de ce qu’il vous donnera. Soyez sûre,
chère petite amie, qu’il vous donnera tout ce qu’il peut donner... Et c’est beaucoup, même si c’est
peu...
Et d’abord, je constate que vous n’avez pas exigé de ces contes qu’ils fussent écrits en vers.
Au premier moment, je vous ai remerciée de cette condescendance, et puis, à la réflexion, je vous en
ai presque voulu. C’est que je me rends compte aujourd’hui que, sous prétexte de m’éviter un
embarras ou une difficulté, vous compliquez singulièrement ma tâche ; si paradoxal que cela vous
paraisse, vous n’y avez sans doute pas songé, mais à l’inexpression totale à laquelle votre médecin
me condamne, il n’y a, voyez-vous, rien de tel que les vers. C’est avec les vers qu’on habille le plus
somptueusement le néant ou le pas grand-chose. Avec les vers, on se tire toujours d’affaire, et
combien glorieusement ! Quand il s’agit d’éliminer d’une œuvre d’art la tristesse, la gaieté, la
douleur, la passion, l’horreur, tout ce qui est émotion véritable dans un sens ou dans l’autre ; lorsque
l’on n’a rien à dire et que l’on ne peut pas faire de la prose avec ce rien tout nu, on fait des vers. Et
c’est admirable ! Et, du pauvre imbécile que l’on est, on devient tout de suite un dieu ! Par les vers
on rend le vide sonore , et le néant se peuple aussitôt de quelque chose... on ne sait pas quoi... mais
de quelque chose .
Ah ! les vers ! Quels thèmes merveilleux ! Quelles ressources infinies pour tous ceux-là à
qui les idées sont étrangères et les sensations inconnues... Quelques haies... quelques saulaies..
quelques hêtraies, et les roseraies, et les aulnaies, et les chênaies, et les routes blanches, et les voiles
de pourpre... Appareillons ! appareillons ! Et les villes en terrasse, et les vierges qui vont sur la ville,
et les jardins, et les bassins, et les buccins... et la lune sur tout cela... et les chevauchées à travers les
plaines chaotiques... et les princesses – si pâles — penchées sur les sources, ou toutes droites à la
proue des navires – gonfle ta voile ! – et les mers de vermicelle, et les ciels larveux... et les palais
aux cent portes de cuivre... et les héros casqués d’or dont les chevaux se cabrent au haut du
promontoire... et les âmes errantes... les lys vagabonds ... les vieux porches et les vieux porchers... et
les Viviane dans les Brocéliande... et les Eurythmies dans les cacophonies... et les ailleurs, et les là-
bas... et tous les Phocas , les Rephocas, les Surphocas... et les Archiphocas et les Louphocas... Quels
trésors, chère petite amie, et comme on y peut puiser à pleines mains, sans crainte qu’ils
s’épuisent !... Et comme c’est facile... et glorieux... et pas cher !
Mais vous ne voulez rien de tel. Vous êtes aussi sévère pour la toilette de votre esprit que
pour la toilette de votre corps, et vous avez horreur des vieilles défroques.
C’est donc en tremblant que je vous adresserai chaque semaine un de ces contes que vous
me demandez, que vous avez eu l’ironie de me demander, à moi qui ne suis guère qualifié, il me
semble, pour un aussi délicat travail. À défaut du talent qu’il faudrait, et que, hélas ! je n’ai point,
vous reconnaîtrez du moins l’immense affection dont j’ai le cœur gonflé. Et ceci compensera cela .

II

L’été, la mode veut que l’on voyage . Quand on est un bourgeois cossu, bien obéissant,
respectueux des usages mondains, il faut, à une certaine époque de l’année, quitter ses affaires, ses
plaisirs, ses bonnes paresses, ses chères intimités, pour aller, sans trop savoir pourquoi, se plonger
dans le grand tout . Selon le discret langage des journaux et des personnes distinguées qui les lisent,
cela s’appelle un déplacement, terme moins poétique que voyage, et combien plus juste !... Certes,
le cœur n’y est pas toujours, à se déplacer, on peut même dire qu’il n’y est presque jamais, mais on
doit ce sacrifice à ses amis, à ses ennemis, à ses fournisseurs, à ses domestiques, vis-à-vis desquels
il s’agit de tenir un rang prestigieux, car le voyage suppose de l’argent, et l’argent toutes les
supériorités sociales.
Donc, je voyage, ma chère petite amie, ce qui m’ennuie prodigieusement, et je voyage en
Suisse , ce qui change en torture particulière l’ennui général que j’ai de voyager. Par une fatalité que
je ne m’explique pas et contre laquelle je proteste de toutes mes forces, après m’être, tous les ans,
depuis dix ans, solennellement juré à moi-même de ne jamais remettre les pieds dans ce pays, tous
les ans, la saison venue, j’y retourne . Notez que rien ne m’y attire, ni un souvenir pieux ou
charmant, ni une espérance d’on ne sait quoi, ni un désir d’études géologiques, hydrographiques,
anthropologiques et préhistoriques... Tout m’en éloigne, au contraire, et j’y retourne !... Et les
savants de l’Institut osent conclure à la responsabilité de l’âme humaine !
Je ne voudrais rien dire qui désobligeât la Suisse. Comme peuple je le respecte et je
désirerais que la France eût quelques-unes de ses vertus... C’est, je crois bien, le seul peuple du
monde qui possède, véritablement, une éducation démocratique, encore que ce soit en Suisse où
l’on trouve le plus de domestiques, et des mieux disciplinés. Nulle part il n’existe de meilleurs
téléphones, de plus délicates pâtisseries, et quels jambons !... J’aime surtout la probité native de ce
petit peuple, sa vaillance calme, son activité robuste et vaillante, et cette ingéniosité hardie, par
quoi, sans bruit, sans ostentation, la Suisse a su assouplir aux besoins de la vie la plus ingrate et la
plus terrible nature qui soit sur le globe...
Mais comme paysage, je la déteste. Ce que je lui reproche le plus, c’est d’être des
montagnes... Or, les montagnes, dont je sens pourtant, aussi bien qu’un autre, la poésie énorme et
farouche, symbolisent pour moi tout ce que l’univers peut contenir d’incurable tristesse, de noir
découragement, d’atmosphère irrespirable et mortelle ... J’admire leurs formes grandioses, et leur
changeante lumière... Mais c’est l’âme de cela qui m’épouvante... Il me semble que les paysages de
la mort, ça doit être des montagnes et des montagnes, comme celles que j’ai là, sous les yeux, en
vous écrivant. C’est peut-être pour cela que tant de gens les aiment !
Et j’y suis, moi qui ne les aime pas !... Et j’y reste !
Et je suis en ce qu’il y a de plus Suisse dans la Suisse, à J... , la seule ville de Suisse que je
ne connaissais pas, et que maintenant je connais... Ah ! oui, que je connais, hélas ! Mais pour
exprimer tout ce que, dans cet “hélas” il y a d’ennui tragique, de halètement, de volonté écrasée, il
me faudrait, avec le geste de Dudlay , la belle voix de M. Mounet-Sully . Et c’est bien difficile de
faire passer cela dans des mots écrits .
La particularité de cette ville où je suis, et dont l’excellent Baedecker, pince-sans-rire
allemand, chante en des lyrismes extravagants « la sublime beauté idyllique », c’est de n’être pas
une ville. En général, une ville se compose de rues, les rues de maisons, et les maisons d'habitants.
Or, à J..., il n’y a ni rues, ni maisons, ni habitants, il n’y a que des hôtels... soixante-quinze hôtels,
énormes constructions, semblables à des casernes et à des asiles d’aliénés, qui s’allongent les uns à
la suite des autres, indéfiniment, sur une seule ligne, au fond d’une gorge brumeuse et noire, où
toussote et crachote sans cesse, ainsi qu’un petit vieillard bronchiteux, un petit torrent. Ça et là,
quelques étalages installés au rez-de-chaussée des hôtels, boutiques de librairies, de cartes postales
illustrées, de vues photographiques de cascades, de montagnes et de lacs, assortiments
d’alpenstocks et de tout ce qu’il faut aux touristes ; bijouteries qui offrent, avec une offensante
impudeur, les échantillons variés et hideux de cet art anglo-germano-suisso-belge si particulier aux
villes d’eaux... et enfin quelques magasins où cette effarante sculpture helvétique, avec ses ours
debout, ses chamois bondissants, ses chevreuils cabrés, ses mouflons poursuivis par des aigles, ses
horloges, nous pose perpétuellement ce point d’interrogation plein d’angoisse : « Où tout cela peut-
il bien aller? »... Et c’est tout... En face de soi, la montagne haute et sombre ; derrière soi, la
montagne sombre et haute... À droite, la montagne, au pied de laquelle un lac dort ; à gauche, la
montagne toujours, et un autre lac encore... Et pas de ciel... jamais de ciel, au-dessus de soi ! De
gros nuages qui traînent d’une montagne à l’autre leurs pesantes masses opaques et fuligineuses...
Si la montagne est sinistre, que dire de ces lacs – ah ! ces lacs ! – dont le bleu faux et cruel,
qui n’est ni le bleu d’eau, ni le bleu de ciel, ni le bleu du bleu, ne s’accorde avec rien de ce qui les
entoure et de ce qu’ils reflètent ?... Ils semblent peints – ô nature ! – par M. Guillaume Dubufe ,
quand cet artiste, aimé de M. Leygues, s’élève jusqu’aux vastes compositions symboliques et
religieuses...
Mais peut-être pardonnerais-je aux montagnes d’être des montagnes et aux lacs des lacs si, à
leur hostilité naturelle, ils n’ajoutaient cette aggravation d’être le prétexte à réunir, dans leurs gorges
rocheuses et sur leurs agressives rives, de si insupportables collections de toutes les humanités.
À J..., par exemple, les soixante-quinze hôtels sont surbondés de voyageurs. Et c’est à grand-
peine que j’ai pu, enfin, trouver une chambre... Et depuis que je suis là, par les chemins de fer, par
les funiculaires et par les lacs, d’Angleterre, d’Allemagne, de Russie, d’Italie, d’Amérique, ils
arrivent, ils arrivent en foules pressées, désordonnées, ahuries, les Baedecker à la main. Ils viennent
là, non pour soigner leurs foies malades, et leurs estomacs dyspeptiques, et leurs dermatoses... ils
viennent là – écoutez bien ceci, chère petite amie – pour leur plaisir !... Et du matin au soir, on les
voit, par bandes silencieuses ou par files mornes, suivre la ligne des hôtels, se grouper devant les
étalages, s’arrêter longtemps à un endroit précis, et braquer d’immenses lorgnettes sur une
montagne illustre et neigeuse qu’ils savent être là, et qui est là, en effet, mais qu’on n’aperçoit
jamais, sous l’épaisse muraille plafonnante de nuages qui la recouvre éternellement...
Je ne rencontre ici que des Anglais et des Allemands. En général, ils sont fort laids, de cette
laideur particulière aux villes d’eaux... À peine une fois par jour, au milieu de tous ces masques
épais et de tous ces ventres pesants, j’ai la surprise d’un joli visage ou d'une svelte allure. Les
enfants eux-mêmes ont déjà des airs de vieillards. Spectacle désolant, mais, au fond, plein de pitié,
car on se rend compte que partout les classes bourgeoises sont en déchéance et que tout ce qu’on
rencontre, même les enfants, si pauvrement éclos dans les marais putrides du mariage, c’est déjà du
passé !...
Hier soir, j’ai dîné sur la terrasse de l’hôtel... À une table voisine de la mienne, un monsieur
causait bruyamment. Il disait:
— Les ascensions ?... Eh bien, quoi, les ascensions ?... Je les ai toutes faites, moi qui vous
parle... et sans guide !... Je suis allé trois fois au Mont-Blanc... comme dans un fauteuil... en cinq
heures ! Oui, en cinq heures, mon cher monsieur.
Le cher monsieur ne disait rien, il mangeait, le nez sur son assiette. L’autre reprenait:
— Je ne vous parle pas du Mont-Rose... ni du Mont-Bleu... ni du Mont-Jaune... ce n’est pas
malin... Et tenez, une année, au grand Saint-Bernard , j’ai sauvé trois Anglais perdus dans la neige.
Ah ! si j’avais prévu Fachoda ...
Il disait encore des choses que je n’entendais pas bien, mais où revenait sans cesse « Moi !
moi ! moi ! » Puis il invectivait le garçon, renvoyait les plats, discutait sur la marque d’un vin, et,
s’adressant de nouveau à son compagnon :
— Allons donc, allons donc !... Moi, j’ai fait plus fort. Moi, j’ai traversé, à la rame, en quatre
heures, le lac de Genève, de Territet à Genève... Oui, moi... moi... moi !...
Ai-je besoin de vous dire qu’il était de Tarascon ?
La musique des Tsiganes m’empêcha d’en entendre davantage, car il y a aussi la musique
des Tsiganes... Vous voyez que c’est complet...

III

Vous avez, chère petite amie, trouvé mon dernier article « absolument détestable » et même
« un peu ridicule » . Ce n’est pas du tout ce que vous attendiez de moi, et la meilleure preuve qu’il
était détestable, c’est que vous n’êtes pas encore guérie... Sans aucune circonlocution hypocrite,
avec cette loyauté directe que je vous ai toujours connue et par quoi, entre autres belles vertus, vous
différez de presque toutes les autres femmes, “vous ne me l’envoyez pas dire”. Vous le dites vous-
même et, quelque orgueil que l’on ait, il n’y a pas moyen de se méprendre à ce que vous dites...
Beaucoup que je sais et qui sont de fort illustres personnages vous en voudraient grandement
d’avoir pu, un instant, douter de leur génie. Moi qui ne suis pas illustre et qui espère bien, grands
dieux ! ne le jamais devenir – car je devrais accepter banquets et décorations – je vous remercie de
votre franchise et vous en aime davantage. Une telle franchise est tout ce qu’il y a de plus rare en
amitié, tout ce qu’il y a de plus noble aussi. Elle suppose la confiance réciproque et elle élimine le
mensonge et la vanité, ces poisons qui, trop souvent, corrompent les affections les plus
désintéressées et les plus charmantes... Puis, à la vivacité nerveuse de vos reproches, non moins
qu’à leur caractère si expressif, j’ai pu me figurer une minute que j’étais votre mari ... Cette idée
m’a longtemps amusé, et je crois qu’elle vous amusera aussi... Vous, sur votre chaise longue, petite
amie, et moi, pauvre homme perdu dans les montagnes, il faut bien que nous nous amusions à
quelque chose, n’est-ce pas ?
Vous avez raison. D’abord vous avez toujours raison, car vous avez de l’art et de la vie un
sens très spontané, très sûr, et qui ne vous et ne nous trompe jamais . Il était bien mauvais, cet
article, plus mauvais encore que vous le dites et que vous le pensez. Gauche, lourd, pénible,
haletant, sans un trait, sans une nuance, sans une originalité, un peu bête, il était tout cela, et pire
encore, puisqu’il n’était rien... Ah ! ce n’est pas moi qui le défendrai... Et je n’en suis pas triste, car
il y a à la tristesse une limite au-delà de quoi on n’est plus triste de rien. Pourtant il avait un mérite,
il en avait même deux, cet article ridicule, et qui n’ont pas dû vous échapper : le premier,
précisément, d’être ridicule et de marquer, avec une sincérité émouvante, l’état d’affaissement où
j’étais, lorsque je l’écrivis ; le second, de se conformer strictement aux prescriptions de votre
médecin qui voulait que vous ne fussiez troublée par rien, ni par le rire, ni par les larmes, ni par une
émotion quelconque. Or, je vous le demande, comment, mieux que par cet article, réaliser ce rien
obligatoire et thérapeutique ? Et il ne l’était pas !...
Hélas ! celui-là que je commence, je crains bien qu’il ne soit pas meilleur que le premier et
qu’il ne vous plaise guère plus... Car mon état est le même et les mêmes raisons de dépression
mentale subsistent et persistent, à moins qu’elles ne se soient encore aggravées. Croiriez-vous que je
n’ai pas quitté J... , où me retient, malgré moi, malgré tous les désirs que j’ai de fuir, une sorte de
mauvais génie qui s’est, pour ainsi dire, substitué à moi et dont la volonté implacable m’incruste, de
plus en plus profondément, en ce sol détesté... Très souvent, j’ai rêvé ce cauchemar . Je suis dans
une gare et je dois prendre le train... Mais quelque chose de mystérieux, une invincible force me
fixent au quai... Les train partent... partent... partent toujours. Et je suis là, immobile, sans pouvoir
lever une jambe, ni faire un geste, condamné à ne jamais plus partir.
Eh bien, je suis à J... comme dans ce cauchemar. Vingt fois j’ai voulu partir, et je n’ai pas pu.
L’annihilation de ma personnalité est telle que je me sens incapable du petit effort qu’il faudrait
pour boucler ma malle, sauter dans l’omnibus, et de l’omnibus dans le train libérateur qui
m’emmènerait vers les plaines, les plaines, les bonnes plaines, où tout est remuant et vivant, les
herbes, les arbres, les grandes lignes onduleuses des horizons, et les petits villages, et les villes
espacées, dans les verdures, et les routes dorées au soleil, et les douces rivières qui ne sont pas,
elles, ces affreux torrents, bougons et poussifs... Mais voilà – M. Viélé-Griffin me pardonne ! – que
je fais de la poésie et, pour peu que cela continue, de la poésie symbolique !...

Et je vais vers les deuils


Et vers les seuils
Et les maisons de bon accueil
Où des vieillards, parmi les feuilles,
— Tombez, tombez, les feuilles —
Où des vieillards trouvent des portes
Et loin des pâles cohortes,
— Ah ! il ferme la porte !
Souriant aux hortes
Fleuris de roses roses.
Il n’y a donc rien de changé dans mon âme, comme il n’y a rien de changé dans les montagnes et
sur les lacs qui m’entourent...
Ô lacs !
Lacs de Stenbach

Et d’Uri

Entrelacs
De l’ennui !

Et le ciel se plombe davantage, s’appesantit, si lourd, sur mon crâne, que j’en sens,
réellement, physiquement, le poids immémorial et l’inexorabilité cosmique... Et tous les jours, à
toutes les heures, des gens s’en vont, et d’autres arrivent... Et ce sont les mêmes falotes images, les
mêmes faces mortes, les mêmes âmes errantes, et les mêmes alpenstocks, et les mêmes tics, et les
mêmes jumelles photographiques ou télescopiques, braquées sur les mêmes lourds nuages, derrière
lesquels tous ces gens espèrent découvrir les montagnes fameuses dont Baedecker décrit la
splendeur horrifique, et que nul n’a jamais vues, et dont ce serait vraiment une admirable ironie
qu’elles n’existassent point et que, sur la foi mystificatrice des hôteliers, des guides et des
Compagnies de chemins de fer, des générations entières eussent défilé devant leur imposture
géographique ! Ah ! comme je le voudrais ! Mais, il ne se peut pas, hélas ! que tant
d’Administrations réunies aient tant d’esprit ...
Ah ! que je vous envie d’être malade, chère petite amie !... Comme cela doit être doux et
consolateur d’être malade parmi des choses claires, mouvantes, lointaines, et qui vivent et qui
vibrent dans des lumières argentées, sous ces grands ciels légers, capricieux et profonds, où les jolis
nuages passent, glissent, disparaissent, et reviennent, ainsi que les jolies pensées qui traversent sans
cesse le ciel léger, capricieux et profond de votre cerveau... d’être malade – ah! vous ne sentez pas
votre bonheur ! – dans un pays méprisé des Baedecker, inconnu des touristes, des alpinistes, des
stratégistes... dans un pays où il n’y a pas – ô joie merveilleuse ! – de points de vue !...
Les points de vue, chère petite amie, connaissez-vous quelque chose qui soit plus
horripilant, plus agressivement insupportable ?… Les points de vue, où l’on voit, agglutinée en
cristallisations lentes, en stalactites prodigieuses, la sottise énorme et pareille et toujours suintante
de tous ceux-là qui les visitèrent... Tenez, jadis, il y avait à Douarnenez un vieux chêne, et, près du
vieux chêne, un vieux puits en ruine et tari… Il y avait aussi à Douarnenez une mer émouvante et de
la lumière infinie, à travers les brumes délicieusement roses, ou dorées, ou grises sur la mer… Mais
personne n’allait jamais voir la mer, car la mer n’était pas le point de vue classique et recommandé
de Douarnenez… Tout le monde se dirigeait en processions admiratives vers le vieux chêne et vers
le vieux puits… On se disait entre soi : « Avez-vous vu le superbe point de vue de Douarnenez ?…
» Et les peintres l’illustrèrent. Plus de vingt mille s’assirent à quelques mètres du vieux chêne, et,
impitoyablement, ils le peignirent… On le voyait aussi, dans des boutiques, sur des galets, sur des
coquilles nacrées, sur des boîtes…Il est mort, dégoûté de sa gloire, et, surtout, d’avoir, pendant
cinquante ans, entendu les mêmes stupidités !…
Les chênes meurent, au moins… Mais les montagnes ?
Ce n’est que le soir, à l’hôtel, dans ma chambre, que je me reprends à vivre un peu, car le
soir les murs s’animent… ils parlent… ils ont des voix, des voix humaines… et ces voix, enfin
vivantes, m’apportent le bruit des passions, des manies, des habitudes secrètes, des tares, des vices,
des misères cachées, toutes choses par où je reconnais et par où j’entends vivre l’âme de l’homme…
Non plus de l’homme en face de la montagne invisible et décevante, mais de l’homme en face de
soi-même… Les murs tressaillent de toute l’humanité qu’ils abritent, et qui m’arrive, en quelque
sorte, filtrée, débarrassée de ses mensonges, de ses poses… Heures précieuses qui m’arrachent à
mon accablement, à ma solitude, et qui me replongent dans ce comique immense et fraternel de la
vie !…
Dans ma prochaine lettre, je vous conterai ce que disent mes murs...

You might also like