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Octave Mirbeau, La Chronique
Octave Mirbeau, La Chronique
Je pensais à tout cela en lisant les Gaietés de l’année que M. Étienne Grosclaude vient
de publier chez Laurent . Ce livre, illustré par Caran d’Ache de croquis amusants, imprévus
et, ce qui est plus rare, très bien dessinés, est un recueil de chroniques, écrites, de verve, au
jour le jour, dans divers journaux, le Gil Blas notamment. Il y est traité de toute sorte de
questions, depuis les incidents de la vie parisienne les plus menus jusqu’aux plus gros
événements sociaux ; de tous les hommes, depuis le cabotin le plus infime jusqu’aux
souverains les plus redoutables. Dieu lui-même n’échappe pas à la critique, ni la lune à
l’interview. Politique, littérature, philosophie, art, science, monde, M. Étienne Grosclaude a
touché à tout de sa plume fantaisiste et libre, de son esprit brillant, mordant et, malgré les
pétillantes légèretés desquelles il se joue, remarquablement ouvert à toutes les belles choses,
d’une tenue littéraire absolument irréprochable. Je l’avoue, j’ai été vivement charmé ; j’ai été
complètement conquis à la gaieté ironique de cet esprit très particulier, derrière lequel on voit
si bien une âme délicate, enthousiaste et généreuse.
M. Grosclaude se distingue de ses confrères en chronique parisienne en ce qu’il a
beaucoup plus d’esprit qu’eux d’abord, et ensuite en ce qu’il ne se sert jamais de son esprit
pour rire de ce qui est beau. Dans les trois cents pages de son livre, où tant de choses et tant
d’hommes défilent qui sont marqués au trait parfois sanglant d’une pénétrante satire, il n’est
pas une seule opinion qu’un écrivain qui aime les lettres puisse regretter plus tard. J’y ai
trouvé au contraire, au milieu des éclats de rire d’une intarissable verve, les indignations fort
bien placées, très littérairement exprimées et qui lui font grand honneur. Est-ce curieux
qu’aujourd’hui il faille féliciter un homme de lettres de la tenue de son esprit plus que de son
esprit lui-même ! On est si peu habitué à rencontrer, en cette époque de camaraderie éhontée,
quelqu’un qui se permette d’avoir des idées et de les défendre courageusement, en dépit de la
coterie, qu’on est tout étonné et qu’on s’arrête devant lui, comme devant une exception.