Octave Mirbeau, La Nature Et L'art

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LA NATURE ET L’ART AM. de Fourcaud Vous étes un ctitique d'art wés Eminent, éminentissime, disent tes Latins fot le monde aime & orner votre nom de ce superlatif rare et envig, et rout le aende a bien raison, car aucun, parmi les critiques d’art, ne le mérita mieux que ‘sees. On vous entend discourir dans les banquets de protestation, vous figurez *bes beaucoup de commissions libres, vous rédigez des rapports innombrables, et is vous catalogue... Ah! vous cataloguez avec une grice non pareille. Les zres disent de vous : « Voila notre maitre », et les sculpteurs aussi. ignore ce disent MM. les musiciens, mais ils ne doivent pas s’exprimer autrement que ks peintres et les sculptents ; ils n’oseraient. Du consentement unanime, yous pez sut les empires de la brosse, de ’ébauchoir et du piano avec majesté. Je me ens aussi que vous avez, cette année, grandement admiré M, Cabanel et sa ce, et dans un chaud langage, vous avez féliciré la Nature, que vous sez particulitrement, d’avoir remporté, dans la personne de M, Cabanel, plus noble conquéze qu'elle puisse faire sur le pompier?, Tour cela est fort Geant pour moi, je vous assure. Aussi est-ce en ttemblant que je vais me -t i répondre respectueusement aux observations que vous avez daigné tai Su mol et sur quelques enthousiases comme moi, Pautre jou A propos de l’exposition internationale de peinture* vous blamez les gens de Lisser aller, ingénument, & une admiration que vous jugez inopportune et t irraisonnée. Pour vous, qui é1es toujours de sang-froid, qui planez dans des sacerdotales, inaccessibles au vulgaire, cette exposition ne saurait avoir sre signification artistique ; elle vous est méme suspecte, parce que VOUS y avez fades tableaux de M. Roybet, de M. Charlemont, de M. Van Beers, qui dégagent mauvaise odeut de commerce. Vous les avez donc vus ? Moi pas, je vous en ee ma parole d'honneur. J’avais cru, au contraire, qu’une exposition qui reunit jexuvtes des Cazin, des Claude Monet, des Renoir, des Rodin, des Besnard, des ali - vous ajoutez méme les ceuvres de M. Edelfel, qui ne sont point ongues, en effet, et celles de M. Gervex, qui a fait votre portrait — pouvait pour intéressante et significative ; car, il n'y a pas si longtemps de cela, la part de ces artistes étaient dans limpuissance d’arriver jusqu’au public ou n'y 303 arrivaient qu’a travers les tires des uns et les huées des autres. Reportez-vous aux premigres expositions des Impressionnistes, of Pon allait en partie de plaisir, ainsi qu’on va a la foire de Neuilly, oi Ies tableaux étaient traités de la méme fagon que les monstres & trois tétes et & dix pattes des baraques foraines, o des hommes esprit et de gaieté déposaient des sous sur le rebord des cadres, comme on fait dans la sébille d'un mendiant. A cette époque, MM. Claude Monet et Renoir étaient point parmi les plus épargnés et les moins insultés. Ce qu'on a écrit d’eux, vous vous en souvenez. Un peu plus tard, le jury du Salon refusait Age d'airain une trés belle figure de M. Auguste Rodin, sous le prétexte excessivement comique que le grand sculpteur avait moulé un soldat belge? ~ de ce méme Rodin dont vous admirez si fort les bustes et dont vous n’admirez pas assez les superbes études, qui sont d'un art tellement puissant et tellement nouveau qu’elles vont, soyez-en persuadé, révolutionner toute la sculpture moderne. Or, voyez ce qui se passe aujourd'hui. Jadis, les Roybet, les Charlemont et les autres, dont vous parlez si justement, n’eussent jamais consenti & exposer cate a céte avec les Impressionnis- tes. Aujourd’hui, ce sont les Impressionnistes qui tolerent que ces mémes peintres exposent avec eux. La différence est notoire et significative — pardonnez-moi ce mot que vous n’aimez pas ; ~ elle prouve au moins que nous avons fait quelques progrés et marché de avant. |__ Oh ! je ne prétends pas, croyez-le bien, que l'éducation du public, en matigre d'art, soit parfaite, et qu'elle est artivée au point od nous la voudrions voir, Ces lumiéres franches et hardies offusquent toujours un peu son ceil, enctassé pat les bitumes anciens®, il ne peut encore se plier 3 la simplification tres compliquée et tres difficile de ce dessin, qui dessine Pimpalpable de Tait, le frisson de Pombre, gui met les étres et les choses en leur milieu atmosphérique’, au risque de les enlaidir et de les déformer, comme disent les docttinards de l'Ecole. Le public a été depuis si longtemps dérouté par le dessin & contours fixes, par 'invariable représentation des formes convenues, par T'inflexibilité ennuyeuse et jolie des ensembles académiques, qu'il s'étonne bien un peu, n’y étant point habitué, dés quil se trouve en présence d’un coin de nature ou d'humanité recréé par un cerveau et par une main @artiste*, Mais il ne crie plus, mais il ne tit plus, mais il ne léve plus les bras au ciel de stupeur. Trouver-vous donc que ce résultat soit aussi indifférent que vous le dites ? Ex vous partez de li pour protester presque contre ces démonstrations de groupes libres, ct pour vous incliner devant la souveraine autorité du Salon que vous félicitez de ces progrés constants, du Salon a qui, dites-vous, Manet a infusé un sang nouveau. Evidemment vous confondez. Cela vous semble une révolution 304 extraordinaire et féconde que les peintres du Salon, depuis quelques années, peignent en blanc, au lieu de peindre en noir. Mais qu’y a-til donc de changé ? Ils peignent en blanc ce qu’ils peignaient en noir, et voila tout ; cela n’a pas d’autre conséquence. IIs peignent en blanc comme les femmes s’habillent en mauve, parce gue le mauve est la couleur & la mode d'une saison. Ils peignent en blanc, méme ce qui devrait étre peint en rouge, en bleu, en jaune, en vert, la belle affaire” Ontils done répudié leur parti pris de dessin vulgaire, leur habileré odieuse et photographique, leur fatigant truquage! De tout Tensemble de ces ceuvtes semblables l'une a l'autre, de ces ceuvres qui avortent dans le distingué et le trompeT'ceil du métier, sentez-vous craquer les vieux moules, s’effondrer les formules surannées, se dégager un mouvement sérieux ? Certes, il existe encore au Salon de braves artistes, des hommes du moins qui sefforcent vers un art plus libre et plus hautain, mais ils deviennent et deviendront chaque jour plus rates, dégotités quills sont par lodeur de cette antichambre, cette boutique, ce tripot qui est la Société des artistes francais, Tenez, il y avait au Salon le Martelewr, de M. Constan- tin Meunier, un morceau de sculpture telle que vous dites 'aimer ; cela était pris sur le vif de la nature, on sentait respirer, dans ce bloc de platre, tout une vie male et triste @ ouvrier : en avez-vous parlé ? Avez-vous parlé du Paysage de M. Lebourg une ceuvre de premier ordre, et conforme atrx théories de milieu et « d’ambiance » que vous ne cessez de précher ? Ah ! que vous étiez mieux inspiré quand, dans un banquet, vous jetiez ala tere de M. Garnier les baroques platres de son Académie de Musique, quand, dans un autre banquet, vous montriez le poing a l'Institut et proclamiez sa déchéance prochaine ! Mais ils peignent en blanc ! Et la nature sans doute est de peindre en blanc ! La Nature ! Voila un mot qui revient souvent dans vos manifestes ! La nature est ceci ; la nature est cela ; la nature est tout. Il n’y a que la narure ! Sans doute. Mais le malheur est que la nature, par elle-méme, la nature telle que vous la comprenez n’existe pas. La Nature n’est visible, elle n’est palpable, elle n’existe récllement qu’autant que nous faisons passer en elle notre personnalité, que nous Panimons, que nous la gonflons de notre passion", Et comme la personnalité et la passion sont différentes a chacun de nous, il en résulte que la nature et Part sont différents aussi et qu’ils revétent les formes infinies de cette personnalité et de cette passion. En att, il n'y a point de régles implacables et de vérité unigue et l'on ne peut pas dire d’un genre qu'il est supérieur 4 un autre. A cété du métier qui importe, certes, mais doit rester dans les limites restreintes de la technique, il y a a sensation, Cest-i-dire Pexpression de la personnalité''. Or, le mystére d’art consiste dans le plus ou moins de développement de cette sensation. Et je retrouve 305 ceuvres, des sensations plus intenses et, par consequent, plus nature que d M. Roll, qui se borne & copier la nature, froidement, sans émotion, dans 8 apparence photographique et morte Crest ce qui vous explique que, moi et beaucoup de gens comme moi, admirons des ceuvres trés dissemblables, et que tout nous semble beat contient une patcelle de personnalité et de passion, c'est-a-dire de nature, L'a se résume point tout entier M. Roll, a la gloire de qui vous sacrifiez le présent et Pavenir. Je suis le premier a rendre justice & son talent et & ses eff Je sais que M. Roll, cest déja beaucoup. Mais, en vérité, croyez-moi, ily en ea ily ena, ily en aura d'autres que lui. 3 Gil Blas, 29 juin (repris dans L’Art moderne, Bruxelle, 15 aout NOTES CE, supra « Maitres modernes », 20 juin 1885, note 4 Allusion au Portrait de M™ Jugan, exposé au Salon de 1886 [cf supra « Le Salon' ‘Allusion a Varticle de Foureaud « Peindre le vivant », para le 9 juin dans Le Gas Cf. supra « Impressions d'art », 16 juin 1886. . Le modele de Rodin était en effet un soldat belge, Auguste Neyt, Ibid, note6. Mirbeau développera cetie idée dans « Camille Pissarro », infra, 1° févtier 1892, Voir sfra « L’Exposition Monet-Rodin », 22 juin 1889, Réminiscence de la definition de l'ceuvre d'art donnée jadis par Zola : « Un coin de vu A travers un tempérament » Z 9. Zola développera la méme idée dans Le Figaro du 2 mai 1896, & Voccasion du y déplorera Vabus de « la note claire » et des « linges décolorés par de longues lessivs. 10. Cela explique que Mirbeau ait pu s'enthousiasmer d’emblée pour express Van Gogh. 11. La sensation n’est done pas pure passivté elle implique une réaction de la du «tempérament » de chacun, Le mot « expression » est important, en ce qui Texpressionnisme. 12. Crest ld un apport spécifique de Mirbeau. II peut, sans la moindre contradictoa, Ja sérénité de Monet et Véchevelement de Van Gogh, la luminosité de Renoir et les noo Whistler ou les brumes de Cartire, les paysages de réves de Puvis de Chavannes ou bi des portraits de Vallotton.

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