PREFACE
OCTAVE MIRBEAU ET LE THEATRE
Octave Mirbeau (1848-1917) a obtenu au théatre
d’étonnants succes, que de multiples reprises n’ont fait que
confirmer : Les Affaires sont les affaires est passé plusieurs
fois & la télévision et a connu un triomphe dans la mise en
scéne de Pierre Dux en 1983 et, plus encore, dans celle de
Régis Santon, en 1994 (400 représentations devant des salles
combles) ; Le Foyer a été la révélation de l’année 1989 et —
tout comme Les Affaires, d’ailleurs, cing ans plus tard — a
obtenu le Moliére de la meilleure pice de l’année, quatre~
vingts ans aprés sa création ; L’Epidémie, Vieux ménages et
Le Portefeuille font de temps & autre les beaux jours de petits
théatres et de troupes d’amateurs, voire de la Comédie-
Francaise ; il n’est pas jusqu’aux Mauvais bergers qui n’ait
connu, en 1975, une reprise en forme de redécouverte, au
théatre des Athevains. Pourtant, soixante ans aprés la
publication des ceuvres de Mirbeau abusivement qualifiées
de « completes », aux Editions nationales, de 1934 a 1936,
aucune édition de son thédtre n’était plus disponible ! Il est
grand temps de réparer cette injustice et de combler cette grave
Tacune,
Si l'on considére que Mirbeau avait quarante-six ans
lorsqu’a été représentée sa premiére pice, Vieux ménages —
et encore, au Théatre d’ Application, dit « de la Bodiniére »,
qui servait & entrainment des acteurs ~, on pourrait étre
tenté d’en conclure qu'il n’a trouvé que tardivement sa
Voie. Mais les apparences sont trompeuses. Car, depuis plus
7Octave Mirbeau ~ Thédtre complet
de vingt ans il s’intéressait & la scdne, et déja, dans Jes colonnes
de L’Ordre de Paris, auquel il prostituait sa plume de
« prolétaire des lettres », puis dans celles des Grimaces de
1883, sous le pseudonyme transparent d’ Auguste, il menait
Iebon combat en faveur d’un art dramatique libéré des vieilles
routines et des rengaines ressassées '. Parallélement aux
chronigues théatrales, il est méme probable qu’ il adi rédiger,
pour des commanditaires inconnus, diverses productions
dramatiques que nous serions bien en peine d’ identifier, faute
de pistes, puisque « le négre » ne signe pas ses ceuvres et, par
contrat, perd tout droit sur sa propre production. C’est en tout
cas ce qui ressort d’un conte cruel de 1882, « Un Raté ?»,
bourré de souvenirs personnels, oi son double, Jacques Sorel,
entre autres travaux alimentaires, « a replatré des comédies
et des drames ».
Quoi qu’il en soit, dans les chroniques, signées ou non,
qu'il livre, a une cadence infemnale, aux différents quotidiens
qui lui achétent sa copie, bien souvent il recourt, avec une
aisance stupéfiante, & la forme dialoguée. Citons, par exemple,
cet étonnant dialogue entre le chocolatier Menier et son
secrétaire particulier, paru dans L’Ordre du 23 novembre 1876
sous le titre de « Cacao Ier empereur ». Ou encore ces
interviews imaginaires, de politiciens ou de cabotins des lettres
ou de la scéne, 03, avec un aplomb déroutant, il fait tomber
leur masque de respectabilité. Mais il faudra attendre 1887
pour qu’il entreprenne sa premiére tentative théatrale sérieuse,
lorsque, au lendemain du faramineux et inespéré succés du
Calvaire, paru le 23 novembre 1886 chez Ollendorff, il
envisage d’en tirer une adaptation théatrale, comme Zola et
Daudet I’ont fait souvent de leurs propres romans, en
collaboration avec des techniciens de la scene. Méme s'il est
trés peu probable qu'il ait jamais proposé son drame & la
Comédie-Frangaise, comme il s'en vante indiment aupres
d'un de ses créanciers, en 1890, dans la mesure od les archives
de la Maison de Moliére n'en conservent aucune trace, il n’en
est pas moins venu A bout de son pensum, comme en témoigne
Je manuscrit conservé & la bibliothéque de I’ Institut.
A partir de l’automne 1890, aprés avoir publié les trois
premiers romans, dits « autobiographiques » parus sous son
nom, il entame, dans L’Echo de Paris, une bien curieuse série
8
Préface
de Dialogues tristes *, admirés par Mallarmé, od il lui arrive
parfois de jouer « sur le clavier de Maeterlinck », le jeune
poate gantois qu'il vient de lancer au firmament des lettres
par un tonitruant article du Figaro. Pourtant, lui-méme n’en
est pas satisfait: il a simplement trouvé une forme qui lui
déchapper au bagne de la chronique hebdomadaire
et de produire sans forcer de la copie — qui constitue alors son
unique gagne-pain — grace 4 son ébouriffante maitrise du
dialogue et & son sens exceptionnel de la caricature. Plasieurs
des futures Farces et moralités ont été ainsi esquissées en
toute hate pour des raisons strictement alimentaires.
Si, nonobstant son intérét pour la scéne et des
prédispositions éclatantes, Mirbeau n’a pas pourautant songé
d'emblée & embrasser une carritre de dramaturge, c’est tout
simplement parce qu’il est convaincu de longue date que le
thédtre se meurt, voire que le thédtre est mort, et qu’il serait
bien présomptueux de prétendre le ressusciter. Inutile
d’incriminer les billets de faveur, ou la censure, ou la
médiocrité des comédiens, ou encore le prix des places, comme
le font ceux qui refusent de regarder en face la gravité de la
crise : «Le théaue meut du théaue. Depuis plus de uente
ans, tous les soirs, sur tous les théatres, on joue la méme
pice ‘». Cette crise de I’art dramatique est irrémédiable &
ses yeux, parce qu’elle n’est que le reflet et le symptéme d’ une
crise autrement grave : celle d’une société gangrenée par
Vargent, qui transforme toutes choses, y compris les
consciences et les talents, en de vulgaires marchandises et
qui soumet artistes et écrivains aux lois inflexibles du marché.
Sile thédtre, « qui vit du public, ne peut étre autre qu’il n’est
actuellement », c'est parce qu'il témoigne de pratiques
culturelles qui ne se modifieront que « par une révolution
radicale dans les meeurs et dans les gods ® ».
Il n'est plus en effet qu’une industrie, entre les mains
d’entrepreneurs de spectacles qui ne songent qu’ rentabiliser
leurs investissements. Ils acceptent donc sans sourciller les
exigences du grand public qui, ddment abéti et « crétinisé »,
court vers les distractions les plus débiles plutot que vers les
‘ceuvres qui donnent & réfléchir ou qui risqueraient de perturber
sa digestion. Les auteurs, pour faire jouer leurs piéces, sont
obligés de se soumettre aux oukazes des directeurs de théatres
9Octave Mirbeau - Thédtre complet
exclusivement soucieux de leur tiroir-caisse, et produisent &
Ja demande opérettes ou vaudevilles, mélodrames ou revues,
féeries ou dialogues sentimentaux, que le troupeau ahuri des
spectateurs réclame. C’est déja la liberticide dictature de
«Taudimat » que s’en prend notre imprécateur... Si l'on
ajoute au tableau, déja bien noir, le culte des vedettes et la
cabotinocratie qui en découle, et la fonciére incompétence de
Ta plupast des critiques de thédtre, qui ne vont au théatre que
pour digérer paisiblement en lorgnant de jolies petites femmes
sur la sc8ne ou au parterre, ou qui, 2 |’instar de « l'oncle »
Francique Sarcey, voient dans « la piece bien faite », sur le
modéle de feu Eugene Scribe, le prototype immuable de toutes
les pices possibles, on aura un attristant panorama de la scene
francaise telle que la découvre Mirbeau au début de sa carriére.
Dans ces conditions, qu’irait-il faire dans cette galére ?
« L’heure n’appartient pas aux donquichottismes inutiles »,
conclut-il avec un défaitisme qui ne lui est pas coutumier ®.
Face a cette hétéroclite coalition d'un public misonéiste,
une critique ventripotente et tardigrade, de comédiens m’as-
tu-vu, de directeurs allergiques & l'art et A la pensée, et de
fabricants de niaiseries a la chaine, la situation semble en effet
bien bloquée. Pourtant, en attendant le grand soir et la
révolution culturelle que Mirbeau appelle de ses voeux dés
1877, sans vraiment parvenir 8 y croire, une escouade de jeunes
gens passionnés d’art dramatique entreprend de secouer le
Vieux thédtre empoussiéré de papa, et s’engage tous azimuts
dans des voies nouvelles : Antoine et le Thédtre Libre, Lugné-
Poe et I'Guvre, Saint-Pol-Roux et ses tentatives pour créer
un théatre symboliste 7, Romain Rolland et ses projets de
Théatre Populaire. Notre justicier des lettres soutient
naturellement leurs efforts pour libérer le théatre de ses
conventions et omiéres mortiféres, et il apparait constamment
aux cétés de ces novateurs comme le grand ainé qui, par ses
articles coups de tonnerre dans la grande presse, apparait
comme le seul 4 méme de secouer un tant soit peu l’inertie du
public et des suppéts de la tradition.
Ce sont peut-étre ces tentatives en ordre dispersé qui lui
‘ont fait prendre conscience de l’intérét qu'il y aurait, pour les
valeurs cardinales qui sont les siennes, & mettre en ceuvre son
génie du dialogue et de la caricature afin de renouveler le
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Préface
répertoire et de lui fournir les pices fortes qui manquent si
cruellement depuis la retraite d’Henry Becque. Au cours de
Ia bataille pour tn ThéAtre du Peuple, qu'il méne au tournant
du sitcle, aux cotés de Romain Rolland et de Georges
Bourdon, il fixe aux ceuvres qu’il souhaiterait proposer & un
public populaire un double objectif. D’abord, une mission
émancipatrice : il s'agit de détruire les mythes et les
mystifications —c’est tout un — qui aliénent le prolétariat et le
maintiennent dans les chaines. Ensuite, une mission morale :
Jui inculquer l'amour de I’humanité, de la vérité et de la
liberté*, c'est-a-dire les valeurs des Lumigres, qui sont les
siennes depuis sa jeunesse” et auxquelles I’affaire Dreyfus a
donné une nouvelle jeunesse. Du méme coup, il définit les
principes de ses propres tentatives dramatiques.
‘Au thédtre anesthésiant et digestif de Sarcey, qui abrutit et
émascule le prolétariat, il oppose un théatre de combat, qui
désacralise les puissants, qui dévoile des vérités trop
longtemps tenues sous le boisseau, et qui affranchisse les
esprits pour les rendre plus aptes & se révolter. Seulement, &
défaut de ce Théatre du Peuple, dont les « mauvais bergers »
du gouvernement ne veulent évidemment pas entendre parler
— ils ont bien trop peur de I’émancipation des esprits -,
comment se faite entendre du grand public, sinon en
entreprenant sans barguigner la conquéte des thédires les plus
prestigieux ? D'abord, le Théatre de la Renaissance, dirigé
par la grande Sarah Bernhardt, pour Les Mauvais bergers ;
ensuite et surtout la Comédie-Francaise, & laquelle il réussit &
imposer ses deux grandes comédies, Les Affaires sont les
affaires et Le Foyer, au terme de batailles épiques ferties en
rebondissements.
Ce faisant, il encourt deux risques : celui de ne pas faire le
poids face 4 'inertie du plus grand nombre et aux intéréts
Coalisés de ceux qui contr6lent I’ institution et les media ; et,
en cas de suce’s, celui, pire encore, d’étre récupéré par le
systtme méme qu’il vitupére, et, partant, de participer, nolens
volens, ala mystification générale. Parfaitement conscient de
ces deux dangers, il n’en décide pas moins de mener baaille.
La premiéze tentative n'est qu’a moitié convaincante, etle
succes — au demeurant peu durable — d’une tragédie
prolétarienne devant une assemblée de clubmen en smoking
n
Karol Cytrowski, L'Abbé Jules D'octave Mirbeau en Tant Qu'exemple de L'influence de Fiodor Dostoïevski Sur Le Roman Français de La 2e Moitié Du XIXe Siècle
Lucía Campanella, "Le Journal D'une Femme de Chambre" Et "Puertas Adentro" de Florencio Sánchez: Rencontre Interocéanique de Deux Écrivains Anarchisants