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Arbres Et Bois Sacrés Dans Le Monde Celtique Et Gallo-Romain
Arbres Et Bois Sacrés Dans Le Monde Celtique Et Gallo-Romain
Arbres Et Bois Sacrés Dans Le Monde Celtique Et Gallo-Romain
THIERRY LUGINBÛHL
Université de Lausanne
LES SOURCES
brefs passages d'auteurs antiques (grecs et latins), de mythes rites et de lieux de culte similaires, par la fonction si «' nVsl
insulaires (irlandais et gallois) rédigés au début du Moyen Age, par la forme, à ceux des autres grands groupes européens,
de quelques documents épigraphiques d'époque romaine et notamment de leurs voisins italiques et germains. Comme
et de données archéologiques et archéobotaniques encore celles de ces derniers, les religions des populations celtiques
trop rares. Ces données ne suffisent pas pour proposer une présentaient différents niveaux - personnel, familial, régio-
restitution fiable des liens entre les arbres et la religion chez nal, national, supranational - et n'ont jamais constitué un
les Celtes, mais éclairent certains aspects de la question et ensemble unifié. Ces religions ont naturellement beaucoup
permettent des comparaisons avec d'autres cultures contem- évolué de l'âge du Bronze à la conquête romaine et sont
poraines (romaines et germaniques, notamment}. encore mal caractérisées pour les périodes anciennes. La reli-
gion des populations du second âge du Fer, mieux connue,
LES RELIGIONS CELTIQUES présente quant à elle différentes caractéristiques qui peuvent
être considérées comme des spécificités celtiques:
II peut être utile de rappeler que la notion de «celtique» est
avant tout linguistique et qu'elle désigne par extension les - Remplacement à la tête du panthéon du grand dieu
populations porteuses d'idiomes appartenant à cette famille tonnant Taranis (équivalent de Jupiter/Zeus), par un
de langues indo-européennes, ainsi que différentes cultures jeune dieu trifonctionnel, Lug, dont les attributions
protohistoriques, antiques et modernes. étaient à la fois spirituelle, guerrière et technique.
Les populations celtiques ont connu leur extension maxi-
male au nie siècle avant notre ère, durant lequel elles occu- - Importance du clergé druidique, hiérarchisé et intégré
paient une large part de l'Europe «tempérée», des îles à l'échelle de la Celtique, chargé de l'organisation des
Britanniques au Bas-Danube et même à la plaine anato- rites, de la justice, de l'orientation des aristocrates, de
lienne. Le domaine celtique se réduit dès le siècle suivant, l'enseignement, de la médecine, de la transmission des
sous la pression conjuguée des Romains, des Thraces et mythes (bardes) et de l'interprétation des signes (vates).
des Germains, et ne survivra plus durant le Moyen Age que
dans quelques régions inhospitalières de la façade atlantique - Absence (initiale) de représentation anthropomorphique
(ouest de l'Irlande, Pays de Galles, nord-ouest de l'Ecosse, des divinités. Art religieux symbolique et ésotérique.
Bretagne occidentale).
La religion des Celtes du second âge du Fer, ou période - Absence de temples au sens méditerranéen du terme
de La Tène (environ 450 à 30 av. J.-C), nous est connue par (construction considérée comme la demeure de la divi-
les catégories de sources évoquées ci-dessus, qui nous per- nité). Pratique des rites autour d'autels creux, au sein
mettent de la restituer comme une religion polythéiste indo- d'espaces sacrés souvent délimités par des palissades
européenne «normale», présentant des types de divinités, de et des fossés.
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- Pratique de sacrifices humains, dont l'importance a cer- image de Taxe du Monde, trait d'union entre les domaines
tainement été exagérée par les auteurs méditerranéens, céleste (les branches), terrestre (le tronc) et souterrain (les
mais qui sont néanmoins attestés par l'archéologie. racines)/ à l'instar du frêne Yggdrasil chez les Germains,
mais aussi comme une représentation de l'Univers dans son
Contrairement à ce qui a pu être écrit, la religion des Celtes ensemble. De par son renouveau saisonnier, l'arbre était éga-
n'était pas naturaliste, terme sans réelle signification scienti- lement considéré comme une image de la régénération per-
fique, même si elle intégrait des arbres et d'autres éléments pétuelle du Cosmos, jouant ainsi le double rôle d'Arbre des
naturels (sources, cours d'eau, marais/ montagnes/ grottes, Mondes et d'Arbre de Vie, connus dans un grand nombre de
animaux...), aussi bien dans ses croyances, que dans sa sym- cultures polythéistes.
bolique et ses rites. Nous verrons que les conceptions cel- Le bois était considéré par les Celtes irlandais comme le
tiques concernant les .arbres et la forêt ne différaient guère symbole de la sagesse et de la connaissance, tandis que les
de celles des peuples méditerranéens et germaniques, dans principales essences d'arbres étaient investies de symbo-
lesquelles l'arbre pouvait être tour à tour considéré comme lismes et de pouvoirs particuliers, mais aussi associées à des
une représentation de l'axe et des trois niveaux du monde/ lettres (de l'alphabet oghamique), des oiseaux, des couleurs
comme une image divine/ comme un symbole de vertu mo- et des mois déterminés.
rale ou physique et être à l'origine d'un lieu de culte ou de
récits mythologiques.
La doctrine druidique interdisant de mettre par écrit ce qui Chêne Le chêne est le roi des arbres dans la
touchait à la religion, les Celtes continentaux n'ont pas laissé culture irlandaise, à la fois axe du monde
de sources littéraires concernant leurs croyances et l'archéo- et image de l'Univers et du pouvoir divin.
logie ne permet guère d'aborder un sujet aussi immatériel Ses branches entremêlées symbolisent les
que la conception de l'arbre par les populations gauloises. La différentes doctrines qui proviennent de
rédaction de leurs mythes nationaux par les moines irlandais la même source et tendent au même but.
du haut Moyen Age nous permet/ par contre, de mieux la Cet arbre était associé à la couleur noire, au
connaître pour le monde celtique insulaire, où l'arbre joue corbeau et à la lettre D (duir).
un rôle religieux et symbolique de première importance. Des
chercheurs comme M. Green/ C.-J. Guyonvarc'h, F. Leroux
et J.-P. Persigout (voir bibliographie) ont permis d'établir que
l'arbre était premièrement conçu en Irlande comme une
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Hêtre Arbre de l'éloquence et des lettres, le hêtre Aussi important que le chêne pour les
permettait également de communiquer Celtes insulaires, le pommier était considé-
avec les ancêtres, dont les images étaient ré comme l'arbre de la connaissance, de la
déposées à son pied. Ses fruits servaient clairvoyance et de la magie. Cet arbre, dont
à nourrir les animaux et en faisaient un les fruits suppriment la faim, la soif et la ma-
symbole de prospérité. ladie, symbolisait l'Autre Monde, souvent
désigné sous le terme d'Ile des Pommiers
(Emain Ablach en irlandais, Enez Aballan en
Breton, Avallon en français). Le pommier
était également associé à l'érotisrne, aux
magiciennes et aux fées.
Frêne Le frêne était considéré comme le symbole Coudrier Des baguettes de coudrier (c'est-à-dire de
de la puissance, de la renaissance et de l'im- noisetier) étaient utilisées par les druides et
mortalité. Associé au vent, à la bécasse et à par les sorciers pour découvrir des points
la lettre N (nion), son bois était utilisé pour d'eau et lancer des incantations magiques.
tracer les oghams. Les prêtresses irlandaises
avaient l'habitude de prophétiser à son pied.
If Considéré comme le plus ancien des Arbre associé au feu (il brûle très bien), à la
arbres, l'if était associé à la mort notam- magie et à la rapidité.
ment à cause de ses baies toxiques, que
les rois vaincus ingéraient pour se suicider.
Imputrescible, l'if était également tenu pour
le symbole de la résistance et était utilisé
dans des pratiques prophétiques, ainsi que
pour fabriquer lances et boucliers.
Dessins de D. Glauser.
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Les auteurs antiques, grecs et latins, nous livrent des infor- à qui il Ta donné. Ils pensent que la boisson tirée de cette plante
mations ponctuelles sur différents rôles joués par les arbres donne la fécondité à tout animal stérile et qu'il est un remède
contre tous les poisons. Tant on met de religion généralement
dans les religions celtiques. Le texte le plus célèbre est certai- dans des choses futiles.»
nement celui de Pline l'Ancien (voir infra], qui nous apprend Pline l'Ancien, Histoire naturelle, XVI, 249
que les druides avaient leurs sanctuaires dans les bois de
chênes et qu'ils n'accomplissaient aucun rite sans feuillage l.'épigraphîe gallo-romaine n'apporte également que peu
de cet arbre. Selon Pline, les druides croyaient que la pré- d'éléments sur la question des arbres, à l'exception d'anthro-
sence du gui révélait le caractère sacré («choisi par le dieu») ponymes attestant la conception d'un monde à trois niveaux
de l'arbre. Sa cueillette était hautement ritualisée. Après {tlumnofs?), bitu(os?), a!bio(s?))r proche de celle connue
avoir sacrifié deux taureaux blancs, un prêtre, vêtu d'une t ho/ les Irlandais et les Germains, et d'une petite série d'ins-
robe blanche, montait'dans l'arbre et coupait avec une fau- i liplions dédiées à des arbres ou à des groupes d'arbres,
cille d'or le gui, que l'on recueillait dans un drap immaculé. provenant des Pyrénées françaises. Consacrées à Robur (le
D'autres textes nous apprennent que des sacrifices humains «lime), Fagus (le hêtre), Abeilio (le pommier), Buxenus (le
étaient pratiqués sur des arbres et décrivent différents bois IMIK), ,iux Très et aux Sex Arbores, ces dédicaces pourraient
sacrés gaulois et bretons, commentés au chapitre suivanl. liit'.M-i supposer que des arbres étaient considérés comme
Ces sources ne donnent par contre que peu d'informations il»", divinités (GRIMAL dir. 1963, p. 7), mais il n'en est pro-
sur les conceptions religieuses et les pratiques cultuelles |M|I|I'INIMI| rien, comme nous le verrons en conclusion du
attachées aux arbres eux-mêmes. |Mt".i'Ml t hapitre.
I ci .ul>ies, et a fortiori leur conception, ne laissent que peu
«Les druides (...) n'ont rien de plus sacré que le gui et l'arbre tli- Ihu i". ai< héologiques, mais l'art de La Tène a développé
dans lequel il croît, s'il s'agit d'un chêne rouvre. Or c'est dôj.'t
pour lui-même qu'ils choisissent le rouvre pour leurs bois sacrés MM«.l\li l.iip.t'nient inspiré par le monde végétal (décors conti-
et ils n'accomplissent aucun acte sacré sans son feuillage (...), MIN - I ''Mi du vide»), qui indique sans le moindre doute
C'est un fait qu'ils pensent que tout ce qui pousse sur n". «MI itM|M>[|,uu e dans les conceptions religieuses gauloises et,
chênes est d'origine céleste et que c'est le signe que l'.irhir
|»!n» lrU|ii<iiH'Ml, < ellïques (voir PI. IV). Cet art «végétalisant»
a été choisi par le dieu lui-même. Il est tout à fait rare de imu
ver le gui dans ces conditions, quand c'est le cas il est recueilli Ml ntili n.|ii.' (Inclure à plusieurs niveaux) survivra jusqu'au
avec une grande vénération (...). Ils appellent le gui d.ins h-in Vr «t.MIS l'ouest des îles Britanniques et influencera
langue "celui qui guérit tout". Après avoir préparé au pird dr vikin^. Les représentations d'arbres sont
l'arbre et selon les rites le sacrifice et le repas religieux, il-, .imr
nent deux taureaux de couleur blanche dont les ccrnii-, -.nul
m's dans l'art laténien, à l'exception de
attachées pour la première fois. Un prêtre paré d'un vHrnu'iti iitin 1 M.mrhing (Bavière), une branche, en fait,
blanc monte sur l'arbre, avec une serpe d'or il coupe le p.nl il* l. |Mi rvotjuent celles du lierre (voir, par ex.,
celui-ci est recueilli dans un sayon blanc. Ensuite ils il
MM), l-lles y sont généralement rempla-
les victimes en priant le dieu de faire ce présent propic
|Mt i I (II
( ||-
ou de rameaux, qui apparaissent
58 THIERRY LUCINBÛHL ARBRES ET BOIS «SACRES» 59
Fig. 2.
Esus en bûcheron et le Taureau aux trois grues (figure mythologique)
devant un arbre. Pilier des Nautes de Paris.
Fig. 1.
La déesse Artio («Ourse»), une ourse et un arbre (Mûri, BE). La feuille dea Arduinna des Ardennes ou de la Diana Abnoba de la
conservée, délibérément représentée avec cinq lobes par le bronzier, Forêt Noire (voir infra).
semble être celle d'un érable, arbre symbolisant l'agressivité pour les
Des arbres apparaissent sur d'autres documents majeurs
Celtes irlandais.
de l'iconographie religieuse gallo-romaine, comme le pilier
des Nautes parisiens, sur lequel le dieu Esus apparaît en train
notamment sur plusieurs panneaux du célèbre chaudron d'élaguer un arbre dont l'essence est difficile à déterminer
cultuel en argent de Gundestrup (sud du Danemark). et où un arbre figure également derrière le Taureau aux trois
Différents documents iconographiques gallo-romains met- grues (Tarvos Trigaranos, voir fig. 2). Un arbre apparaît éga-
tent des arbres en scène, comme le petit groupe statuaire de lement derrière le Mercure très gaulois représenté sur une
la déesse Artio de Mûri (BE), constitué d'une déesse assise, coupe en argent de Lyon, où figurent également un corbeau
d'une ourse et d'un arbre qui semble pouvoir être identifié et un sanglier. Il s'agit certainement d'un chêne, désigné par
comme un érable (voir fig. 1 ). Cette divinité, également attes- la forme de son tronc et, surtout, par une boule de gui. Ce
tée en pays trévire ainsi que sur le limes germano-rhétique, document est à notre connaissance le seul qui permet de lier
semble devoir être considérée comme une divinité de la le «roi des arbres» au jeune souverain du panthéon gaulois,
forêt et de la faune, vraisemblablement assez proche de la Lug, associé à Mercure durant la période gallo-romaine. Des
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arbres sont par ailleurs fréquemment associes aux images de Arbres isolés
sacrifice ou d'offrande en plein air, dans l'iconographie des
provinces nord-occidentales. Il est possible que leur présence II est probable que les arbres aient été employés pour accro-
soit une simple convention graphique, pour indiquer qu'il cher et exposer des offrandes dans le monde celtique, jouant
s'agit d'une scène d'extérieur, mais il semble plus probable ainsi les rôles d'autel et de sacrarium, mais cette pratique n'a
que des arbres aient effectivement été souvent associés à jamais pu être observée archéologiquement et les sources
des lieux d'offrande (voir infra et fig. 3). littéraires ne la mentionne qu'à une seule occasion, dans le
La lutte des ecclésiastiques contre les survivances du paga- cadre de sacrifices humains: «Esus Mars est honoré de cette
nisme nous offre une dernière catégorie de témoignages sur façon : un homme est suspendu dans un arbre jusqu'à ce que
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ses membres se détachent» (Scholies bernoises à ia Pharsale noms ou des épiclèses animales (Mocco, le sanglier, pour
de Lucain, I, 445-446). L'exposition d'offrandes et de restes Mercure,-par ex.). Les dédicaces aux «trois arbres» et aux
de sacrifices est également attestée dans le monde germa- «six arbres» permettent cependant de penser que ces ins-
nique, avec des exemples célèbres comme les crânes des lé- criptions étaient associées à des arbres réels, qui paraissent
gionnaires de Varus cloués ou pendus aux arbres de la forêt ainsi avoir joué le rôle d'image divine naturelle, connu dans
du Teutoburg (Tacite; Annales, Livre 1, LX1), et trouve aussi de nombreuses religions, de la Rome antique à l'hindouisme
des occurrences dans les mythes gréco-romains (voir infra). contemporain (voir infra). Cette fonction est d'ailleurs attes-
Des arbres isolés pouvaient par ailleurs, nous l'avons vu, tée par un passage des Dissertations de Maxime dit «de Tyr»
être révérés (et non vénérés), pour des raisons qui semblent (VIII, Sur les images des dieux, 8) : « Les Celtes vouent un culte
avoir été variées. à Zeus, mais l'image celtique de Zeus est un chêne.»
Les chênes porteurs de gui mentionnés par Pline (voir L'archéologie, nous l'avons dit, n'apporte pour l'heure que
supra, p. 56-57) appartenaient à une essence particuliè- peu d'informations sur les pratiques associées à des arbres
rement importante sur le plan symbolique, mais n'étaient isolés, mais il est vraisemblable que les arbres représentés
honorés et fréquentés qu'à cause de la présence du gui, qui sur les scènes de sacrifice ou d'offrande gallo-romaines (voir
les désignait comme «choisis» par la divinité (Lug ou Taranis, fig. 3) aient été considérés comme sacri (appartenant à la divi-
probablement). Aucune prière et aucune offrande ne leur nité) et, peut-être, comme sanctf (inviolables). Il est par ailleurs
était probablement adressée, mais ils constituaient certaine- probable que certains petits enclos «vides» découverts dans
ment l'élément fort du cadre rituel (à l'instar d'un monument des lieux de culte aient à l'origine été construits autour d'un
construit) et étaient sans doute considérés comme «sacrés», arbre, comme cela semble être le cas, notamment, dans le
au sens du latin sac/7, c'est-à-dire appartenant à la divinité sanctuaire de l'Ouest, à Lousonna-Vidy.
(voir notamment SCHEID 2002, p. 24-25). Les mythes irlandais, encore trop peu étudiés sous un angle
Les inscriptions d'époque romaine dédiées à des «arbres» anthropologique, auraient certainement beaucoup à nous
^dans les Pyrénées (voir supra) sont plus difficiles à interpré- apprendre sur les différentes formes de sacralité attribuées par
ter. Retrouvées dans des sanctuaires, ces dédicaces pré- les Celtes à des arbres isolés. Nous savons par exemple que
sentent une formulation classique et désignent ces noms chaque province disposait de son propre Arbre des mondes,
d'arbres comme les destinataires de pratiques rituelles et, considéré comme une image de l'axe de l'Univers, à l'instar
donc, comme des divinités. Il est peu vraisemblable, nous de l'arbre sacré des Saxons, Irmensul, que Charlemagne fit
l'avons dit, que des arbres physiques aient été considérés abattre pour convertir ce peuple au christianisme. Certains
comme des dieux et il semble donc nettement plus probable de ces arbres-axes irlandais étaient des chênes, mais certains
qu'il s'agisse de divinités désignées sous des noms d'arbres appartenaient également à d'autres essences, comme l'If de
(Robur, Fagus, Abellio...), hypothèse d'autant plus probable Ross, considéré comme l'axe primordial de l'Ile et réputé
que plusieurs divinités gallo-romaines pouvaient porter des pour ses fruits de connaissance. Il est possible que ce type
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d'arbres «cosmiques» ait également existé en Gaule, mais probablement aménagés, il est très peu probable qu'ils aient
il ne sera probablement jamais possible de le démontrer. Il trouvé des adeptes prêts à rester vingt ans dans la forêt ou
en est de même des arbres à vœux, à souhaits, à rêves et à dans une caverne. Le texte de Pomponius comprime en
guérison, attestés dans les traditions populaires de régions fait des informations relatives à des périodes et des situa-
autrefois ce tiques. Il est par ailleurs probable que les Celtes tions différentes. Les vingt années sont certainement tirées
aient connu l'équivalent des dryades et des hamadryades de César (Guerre des Gaules, VI, 14) et concernent en fait
de la mythologie gréco-romaine, nymphes des bois identi- la durée d'une pleine formation druidique. L'enseignement
fiées à un arbre, naissant et mourrant avec lui. Nous savons dans les bois «retirés» est tiré de Lucain qui affirme même
que les Gaulois et les Gallo-romains vénéraient des fatae, à que les druides y habitent, tandis que les Scholies bernoises
l'origine des fées romanes dont certaines étaient liées à des à la Pharsale (I, 451) ajoutent qu'ils «étaient habitués à exer-
arbres ou des forêts, à. l'instar de .leurs consœurs Zauberinen cer la divination sous l'effet d'une ingestion de glands». Le
germaniques. caractère secret de l'enseignement et son déroulement dans
des grottes évoqués par Pomponius Mêla, quant à eux, sont
Bois sacrés probablement des topo/ plus récents, nés de l'interdiction
du druidisme (par Auguste, puis par Tibère) et partiellement
Les sources antiques relatives aux bois sacrés dans le do- contrée par une poursuite clandestine de certaines pratiques
maine celtique sont plus abondantes que celles concernant rituelles.
des arbres isolés, mais pâtissent d'une accentuation de leur La seconde catégorie comprend d'une part des ensembles
caractère morbide lié, une fois de plus, à la pratique des sa- boisés considérés comme naturellement sacrés et som-
crifices humains. Ces textes nous permettent de définir deux mairement aménagés pour le déroulement de pratiques
catégories de bois «sacrés»: les bois sanctuaires, où étaient rituelles, dont les sources classiques nous donnent quelques
pratiqués des rites et notamment des sacrifices, et les bois de exemples, et de l'autre des bosquets d'arbres ou de petits
réunion, où enseignaient les druides. Ces bois druidiques sont bois intégrés dans un lieu de culte, attestés par l'archéologie
mentionnés par plusieurs auteurs, dont Pline (voir p. 56-57), et la paléobotanique dans des sanctuaires gaulois et gallo-
Lucain (Pharsale, I, 455) et Pomponius Mêla (Chorographie, romains.
III, 2, 18-19). Ce dernier écrit notamment que les druides La plus longue et célèbre description d'un bois sacré cel-
«apprennent beaucoup de choses aux représentants de la tique se trouve dans la Pharsale de Lucain, à propos du siège
noblesse, dans le secret et sur de longues périodes, vingt ans, de Marseille par César. Rappelée ci-dessous presque inté-
soit dans une grotte, soit dans des bois retirés. L'un de leurs gralement, elle nous apprend qu'un bois sacré indigène de
enseignements (...) est que les âmes sont éternelles et qu'il l'arrrère-pays a été détruit par le dictateur pour ses travaux de
y a une autre vie chez les morts». S'il ne fait guère de doute circonvallation et nous offre une description très emphatique
que les druides aient enseigné dans des bois consacrés et et probablement en partie imaginaire de ce lieu de culte.
66 THIERRY LUG1NBÙHL ARBRES ET BOIS «SACRES» 67
Malgré son faible niveau de fiabilité, ce texte nous permet cette soudaine torpeur, il osa le premier brandir une hache (...)
de penser que ce bois, un vallon avec des sources proba- et fendre de son fer un chêne très haut. Que le fer fut enfoncé
dans le tronc violé, il déclara: " Désormais pour qu'aucun de
blement, était considéré comme la propriété et le lieu de vous n'hésite à abattre ce bois dites vous que c'est moi qui ai
séjour de divinités auxquelles des sacrifices, peut-être en commis le sacrilège. "»
partie humains/ étaient dédiés. Ce bois était sommairement Lucain, Pharsale, I, 399-452
concernant les arbres et les bois sacrés sont demeurées ou, Fig. 5.
Stèle du Mont-Donon. Représenta-
plus exactement, se sont adaptées au nouveau cadre reli- tion du dieu des Vosges, Mercurius
gieux et que des arbres ou des bois révérés aux temps de Vosegus. ta divinité tient un cerf
l'Indépendance aient été intégrés dans des lieux de culte et porte une lance, une dague, une
hache de boucherie et un sac conte-
gallo-romains (phénomène attesté pour des pierres cultuelles
nant différents fruits de la forêt.
au sanctuaire du sommet du Chasseron, notamment).
Une part de la conception celtique des bois sacrés est
probablement aussi passée dans le subconscient de l'imagi- d'une peau de loup et tenant
naire médiéval qui nous livre des exemples variés de forêts de la main droite un cerf par
magiques ou enchantées, tant en langues celtiques (mythes ses bois (voir fig. 5 et GREEN
irlandais et gallois) que romanes (cycle arthurien, notamment). 1992, p. 220-221).
De telles forêts, lieux de rencontre privilégiés entre les héros, Les quatre autres dédicaces à
les fées et différents types de créatures favorables ou malé- Vosegus n'indiquent pas l'assi-
fiques, existaient probablement dans les légendes gauloises. milation de ce dieu à Mercure,
Nous n'en saurons pas plus, faute de sources écrites. mais les deux provenant du
pays triboque, découvertes sur
Divinisations de massifs forestiers deux sites distincts (Gôsdorf
et Zinsweiler, D), donnent ce
L'épigraphie nous permet de savoir que trois grands massifs théonyme suivi par l'épiclèse
forestiers du nord de la Gaule étaient vénérés à l'époque abrégée Sil, pour 5/Yvester, tandis que celles mises au jour
gallo-romaine: les Vosges, sous la forme d'un Mercurius dans la Cité des Nemetes, provenant également de deux
Vosegus, les Ardennes, sous celle de la dea Arduinna et sites différents (Haardt et Silz, D), n'indiquent que le nom
la Forêt Noire, représentée par Diana Abnoba (pour les de Vosegus. Il n'est pas possible de savoir si la vénération
références épigraphiques de ces théonymes, voir JUFER et du même dieu par ces trois dvitates voisines indique un
LUGINBUHL 2001). culte commun, soutenu par des solidarités régionales, ou au
Le dieu des Vosges est attesté par cinq dédicaces décou- contraire une volonté d'appropriation nationale, engendrée
vertes sur les territoires de trois peuples, ou c/v/fates, de la région par des rivalités territoriales. La désignation de cette divinité
vosgienne: les Nemetes, les Triboques et les Médiomatrices. sous des appellations légèrement différentes, qui semblent
Son sanctuaire le plus important semble avoir été sur le terri- propres à chacune des trois cités, permet néanmoins de
toire de ces derniers, au sommet du Mont-Donon, où ce dieu penser que la seconde hypothèse est la plus probable.
était identifié à Mercure et où ont été retrouvées deux stèles La dea Arduinna, personnification divine des Ardennes
à bas-relief représentant le dieu nu, les épaules couvertes (voir notamment GREEN 1992, p. 33-34), n'est attestée, à
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notre connaissance, que par deux inscriptions, l'une décou- Bien que leurs noms soient topiques, ces trois divinités ne
verte à Duren (D), en Germanie inférieure, et l'autre à Rome peuvent être considérées comme telles car elles ont toutes
(dédicace d'un légionnaire d'origine gauloise). Cette divinité été vénérées sur différents sites et, même, dans différentes
est également connue par un petit bronze qui la représente régions, au contraire du Jupiter Poenninus du Grand Saint-
sous la forme d'une Diane chevauchant un sanglier, équipée Bernard ou du Nemausus de Nîmes, par exemple.
d'un arc et d'une dague de chasse.
Diana Abnoba, quant à elle, était fa déesse de la Forêt SÉRIATIONS, COMPARAISONS, PERSPECTIVES
Noire (voir notamment GREEN 1992, p. 26). D'une concep- i
tion probablement assez similaire à celle de la Diane des Essais de sériation
Ardennes, cette divinité semble avoir eu une grande impor-
tance dans les Champs Décumates (territoires transrhénans Le passage en revue des sources disponibles pour le monde
conquis par Domitiën), où elle est connue par six dédicaces celtique permet de distinguer treize cas de figures dans les-
provenant de cinq sites différents (Muhlburg, Muhlenbach, quels un arbre (ou une partie d'arbre) pouvait intervenir
Pforzheim, Rôtenberg, Walmossingen, D). Deux dédicaces dans le domaine du sacré. Ces différents modes de sacra-
à cette déesse sont également connues à Cannstatt (D), sur lisation sont présentés ci-dessous sous la forme de tableaux
le //mes germano-rhétique, et une en territoire rauraque, à (1 et 2) donnant un ou quelques exemples de manifesta-
Badenweiler (D). Seule cette dernière inscription et celle de tions de chaque catégorie (mentionnés dans les précédents
Muhlenbach associent Abnoba à la Diane romaine. chapitres).
H ne fait guère de doute que les Dianes des Ardennes et de Nous ne nous étendrons pas ici sur ces différentes formes
la Forêt Noire aient été considérées comme les déesses tuté- de sacralisation de l'arbre dans le monde celtique, commen-
laires de leurs massifs forestiers respectifs et comme des divi- tées aux précédents chapitres, pour passer directement aux
nités de la faune et de la chasse (protection des chasseurs et six types de sacralisation d'espaces boisés que nos sources
de leurs animaux, notamment). La nature de Vosegus est plus ont permis de définir (tableaux 3 et 4).
difficile à déterminer, même si son équipement sur la stèle
du Mont-Donon permet de l'associer aux activités de chasse
et de cueillette en forêt. Son assimilation à Mercure chez les
Médiomatrices nous permet d'imaginer qu'il s'agissait à l'ori-
gine d'un surnom (et peut-être d'une forme) topique du dieu
Lug, associé par César, puis par les Gaulois au Mercurius
romain. Une attribution des Vosges à cette divinité fréquem-
ment honorée sur des sommets est par ailleurs vraisemblable.
74 THIERRY LUCINBUHL ARBRES ET BOIS «SACRÉS» 75
Tableau 1. Tableau 2.
Arbres et religion chez les Celtes continentaux (Gaulois laténiens et Arbres et religion chez fes Celles insulaires (Bretons et Irlandais) : types
Calâtes orientaux): types de sacralisation, attestations, indices. de sacralisation, attestations, indices.
De guérison Gui de chêne considéré comme Référence symbolique Sources pour toutes essences, art
antidote ultime laténien et tardif
A rêve, à souhait Incubation avérée, ingestion de De guérison Médecine végétale très dévelop-
glands (S. bernoises) pée
Magique (à pouvoirs) Pas de sources directes (Irlande, A rêve, à souhait Hêtres des ancêtres, mythes,
cycles arthuriens) traditions populaires
Attribut divin Iconographie laténienne Magique (à pouvoirs) Arbre multi-essences (Mugna),
parlant, etc. (mythologie)
Autel (offrande-exposition) Sacrifices humains sur des arbres
pour Esus (Lucain) Attribut divin Iconographie laténienne
Instrument cultuel Feuillages employés par les Autel (offrande-exposition) Trophées et têtes d'ennemis sur
druides (Pline), archéologie des arbres (mythologie)
Résidence divine (temple) Pas de sources directes (dryades, Instrument cultuel Nombreuses essences employées
fées) (if, coudrier...}
Désigné (par un signe) Chêne choisi par le dieu pour Résidence divine (temple) Banshees (fées) attachées à des
porter le gui (Pline) arbres (mythologie)
Sacré (propriété divine) Présence d'arbres dans les sanc- Désigné (par un signe) Facteurs variés : taille, beauté,
tuaires (archéologie) étrangeté...
Apparat (non sacré) Ni sources directes, ni indices Sacré (propriété divine) Arbres dans les sanctuaires (ar-
indirects/ vraisemblable chéologie, mythologie)
Apparat (non sacré) Pas de données à notre connais-
sance, vraisemblable
76 THIERRY LUGINBUHL
ARBRES ET BOIS «SACRÉS: 77
Tableau 3.
Types et exemples de sacralisation des espaces boisés en Celtique Ces différentes catégories ne sont naturellement pas exclu-
continentale.
sives; les chênes porteurs de gui de Pline étaient à la fois
désignés et sacrés, leurs pieds servaient d'autel et Ton peut
Bois, forêt Attestations, indices penser qu'ils faisaient office d'images symboliques de la di-
Massif forestier divinisé Egigraphie gallo-romaine : Vose- vinité. De la même manière, le bois sacré d'Andrasta, chez
gus, Arduinna, Abnoba
les Bretons icéniens, était à la fois un lieu de culte et de réu-
Résidence divine Bois de Marseille (Lucain), bos- nion, mais était probablement aussi considéré comme une
quets de sanctuaires ?
résidence de la déesse. Bien que la sériation de phénomènes
Lieu de culte Bois de Marseille religieux soit toujours un exercice difficile, cette approche
Lieu d'assemblée Drynemeton galate (Strabon) taxinomique est nécessaire pour mieux appréhender la
Lieu d'enseignement Bois druidiques (Pline, Lucain, complexité des liens entre les arbres et la religion dans le do-
Mêla) maine celtique. Elle apparaît également comme la seule mé-
Lieu de retraite . . Bois druidiques (Lucain, Mêla) thode pour comparer ces formes de sacralisation avec celles
des cultures voisines/ gréco-romaines et germaniques notam-
ment. Les limites du présent article ne permettaient pas de
reprendre ici le vaste dossier de l'arbre dans ces cultures de
manière approfondie, mais une étude préliminaire, dont les
résultats sont présentés ci-dessous sous la forme de tableaux,
Tableau 4.
Types et exemples de sacralisation des espaces boisés en Celtique a permis de mettre en évidence de grandes similitudes aussi
insulaire. bien en ce qui concerne la conception religieuse de l'arbre
que les différentes formes de bois sacrés.
Bois, forêt Attestations, indices
Massif forestier divinisé Pas de données à notre connais-
sance
Résidence divine Forêts habitées par des dieux ou
des fées (mythologie)
Lieu de culte Bois de Mona (Tacite) et
d'Andrasta (Dion)
Lieu d'assemblée Bois d'Andrasta
Lieu d'enseignement Bois druidiques (mythologie)
Lieu de retraite Bois druidiques (mythologie)
-H
rri
70
C
Autel (offrande-exposition Q
z
ro
C
Résidence divine (temple
X
R : monde réel ; M : mythes ; Grisé foncé : attestation ; Grisé clair : indices indirects.
Tableau 5.
Types de sacralisation des arbres: comparaisons trans-culturelles.
q
ça
o
i/i
c/i
n
N : bois naturel (ou peu aménagé) ; A : bois artificiel (planté) m,
en
Grisé foncé : attestation ; Grisé clair : indices indirects
Tableau 6.
Types de sacralisation des espaces boisés: comparaisons trans-culturelles.
X]
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ARBRES ET BOIS.SACRÉS» 81
A**lm
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ARBRES ET BOIS «SACRÉS» 83