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Tchad - Enquête Jeune Afrique (N°2457)
Tchad - Enquête Jeune Afrique (N°2457)
LE CANCER T
N’Djamena, le 5 février.
La ville a été le théâtre de combats
violents deux jours auparavant.
P. GUYOT/AFP
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Entre Idriss Déby Itno et ses frères ennemis, pour se déverser ensuite vers le
Niger, le Nigeria, le Cameroun
cʼest une lutte à mort pour le pouvoir. et la Centrafrique. Tertio : face
à cette vague verte, je suis, moi,
Jusquʼà quand un clan continuera-t-il Idriss Déby Itno, le seul rempart,
de prendre en otage tout un peuple? car le seul en mesure de m’élever
au-dessus des groupes ethniques
qui composent mon pays, bref le
D
FRANÇOIS SOUDAN seul vrai Tchadien. Discours clos,
rodé, séduisant comme la méthode
eux phrases et glace, les mains se crispent sur le Coué. Mais qui sonne faux tant il
tout est dit. Mer- pommeau de la canne qui ne le élude l’essentiel : la responsabilité
credi 6 février, en quitte plus. En deux phrases donc, cruciale, dans le cancer qui mine
battle dress, ran- Idriss Déby Itno vient de résumer le Tchad, d’une petite minorité de
gers aux pieds, l’état exact de son régime : mili- Tchadiens, adossée sur des com-
chèche brun tairement vivace et politiquement munautés elles-mêmes marginales
noué autour du cou, le président moribond. – 15 % à 20 % de la population,
Idriss Déby Itno, 55 ans, reçoit En dix-sept années de pou- tout au plus – et qui depuis près de
la presse en son palais de N’Dja- voir souvent chaotique, le chef trente ans ont pris l’ensemble de
mena comme Napoléon après la de l’État tchadien a vécu tant de la population de ce pays en otage
bataille : triomphant et revan- crises, de tentatives d’assassinat, de leurs déchirements claniques et
chard. Dehors, les stigmates cal- de maladies données pour incu- familiaux.
cinés d’un siège de quarante-huit rables et de rezzous hostiles que Sous Goukouni Weddeye puis
heures au cours duquel il a bien son argumentaire est devenu Hissein Habré, entre 1979 et
failli laisser sa peau de chef de aussi répétitif qu’un lever du jour 1990, la lutte fratricide pour le
guerre. Dedans, le choc des mots sur le f leuve Chari. Primo : les pouvoir opposa les Toubous aux
et le poids des menaces. « J’ai été agresseurs d’aujourd’hui, comme Goranes, soit une centaine de
un soldat et je le suis encore. J’ai ceux d’avril 2006, ne sont pas des milliers de personnes au total,
ça dans le sang », martèle-t-il, rebelles mais des mercenaires à la en comptant les femmes et les
avant d’ajouter : « Oui, il y a eu solde du Soudan, voire des étran- enfants, sur une population glo-
des trahisons au sein de la Répu- gers tout court. Secundo : tout bale d’environ 7 millions de Tcha-
blique. Le monde est fait de trahi- cela participe d’un plan machia- diens. Sous Idriss Déby Itno, elle
sons. Pas seulement dans l’armée, vélique ourdi par le président s’est déplacée vers le nord-est,
mais aussi dans la classe politi- Omar el-Béchir et les arabo-isla- sans quitter pour autant la même
que et la population. On va bien mistes de Khartoum, qui, après aire géographique et culturelle
savoir qui a flirté avec l’ennemi, avoir nettoyé le Darfour, rêvent du Borkou-Ennedi-Tibesti, englo-
avec les Soudanais. » Le regard se de faire main basse sur le Tchad bant au passage d’autres
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groupes – notam-
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La bataille de NʼDjamena
Battue par les rebelles à Massaguet, lʼarmée de Jeudi 31 janvier
Déby Itno a résisté près du Palais, en pleine ville. LA VEILLÉE D’ARMES
Voici le récit exclusif des violents combats qui ont Les rebelles sont maintenant à Ati, à
fait plus de 160 morts et un millier de blessés. 400 km de la capitale. À leur arrivée,
tous les représentants de l’État ont fui.
Les colonnes de tout-terrain avancent
CHRISTOPHE BOISBOUVIER, pour J.A. très vite. Rien ne semble pouvoir les
arrêter. L’armée française les observe
du ciel, avec deux avions Bréguet Atlan-
de l’aviation française sont inquié- tique et un satellite, Hélios. Mais ils pro-
Mercredi 30 janvier tants. Les rebelles sont très nombreux. gressent de nuit ou par petits groupes.
LE SERMENT Trois cents véhicules. Donc au moins Ils sont très difficiles à repérer.
trois mille hommes. Surtout, ils sont À N’Djamena, on sait que la bataille
« Je sais qu’il y a en ville un mar- très déterminés. Abéché, la grande est inévitable le lendemain. Déby Itno
ché qui s’appelle Hissein-a-fui. Je ne ville de l’Est, ne les intéresse même rassemble ses forces. Le problème, c’est
veux pas qu’un jour on aille faire ses pas. Ils l’ont contournée par le sud. qu’il n’a pas le temps de faire revenir
courses au marché Idriss-a-fui », lâche L’objectif est clair : N’Djamena. Le 30 à les troupes de l’Est sur la capitale. Dans
Idriss Déby Itno, le jour de la chute midi, le président tchadien annule à un combat en terrain découvert, il ris-
d’Oum Hadjer, à 550 km de N’Dja- la dernière minute son départ pour le que d’être submergé. Il choisit pour-
mena. Depuis deux jours, des colon- sommet de l’Union africaine (UA) à tant d’aller à la rencontre de l’ennemi.
nes rebelles venues du Soudan sont Addis-Abeba. Il est résolu à se battre. Le combat se déroulera à Massaguet, à
entrées au Tchad. Les renseignements Plutôt mourir que partir. 80 km au nord de N’Djamena.
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Dès le 2 avril, les N’Djaménois fuient la capitale. Direction: la ville camerounaise de Kousséri, de l’autre côté du fleuve Chari.
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la réunion, un dignitaire du régime, les Kousséri, au sud-est. La rumeur enfle : d’essence. L’explosion ne laisse pas de
larmes aux yeux, lâche: « Je sais que je « Déby a fui le Palais. Il a demandé asile survivants.
vais mourir demain. » au Cameroun. » Au passage des pick-up Au même moment, à Paris, Sarkozy
Dans la soirée, nouvelle réunion de de la rébellion, beaucoup de N’Djamé- s’apprête à dire « oui » à Carla Bruni. Le
crise à Paris autour de Sarkozy. Les nois applaudissent. Boulevard Pompidou mariage est prévu à 11 heures, au pre-
rapports de l’armée française sont alar- au nord, et avenue Mobutu au sud-est, mier étage de l’Élysée. À 9 h 30, il s’en-
mants. À minuit, la décision est prise les assaillants foncent vers la Présidence. ferme dans son bureau au même étage
d’évacuer les expatriés. À 9 heures, après un premier accrocha- avec ses collaborateurs et téléphone à
ge à la hauteur de la gendarmerie, les Déby Itno. Celui-ci est au Palais, dans
Samedi 2 février rebelles venus du nord atteignent l’ave- une salle de commandement tapissée de
CHARS CONTRE PICK-UP nue Charles-de-Gaulle, l’artère la plus cartes du Tchad et de la ville. Sarkozy lui
À N’DJAMENA, commerçante de N’Djamena. Au bout, propose l’évacuation. C’est non. « Mais
MARIAGE À L’ÉLYSÉE à 800 mètres, ils aperçoivent la place de est-ce que tu pourras tenir ? » « Oui, je
l’Indépendance. La Présidence est juste suis en mesure de les repousser. »
Au lever du jour, les rebelles entrent derrière. Mais un char T55 de l’ANT est Les rebelles attaquent de tous côtés.
en ville. Ils arrivent par l’avenue Nimeiri, dans l’axe. Il tire sur les pick-up. Cer- Ceux du Sud-Est visent la radio. En
au nord, et le carrefour de la route de tains sont chargés de fûts de 200 litres milieu de matinée, ils sont stop-
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LE TRIUMVIRAT DE LA RÉBELLION
MAHAMAT NOURI, LE PIVOT
À 61 ans, l’ancien fonctionnaire des postes Maha-
mat Nouri est l’homme le plus puissant de la rébellion
tchadienne. Son mouvement, UFDD (Union des forces
pour la démocratie et le développement), rassemble
trois mille combattants équipés et motorisés par le
Soudan. Né à Faya-Largeau, la grande palmeraie du
Nord, ce musulman lettré est gorane, comme Hissein
Habré. Après avoir combattu avec le rebelle Habré,
il devient en 1982 l’un de ses ministres, puis le chef
du parti unique Unir. Pour Habré, cet homme posé et
cultivé est de toute confiance. Après 1990, il se rallie
L. CORREAU/RFI
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s’est arrangé pour qu’il n’y ait pas de l’UA à l’issue du mandat de John Oumar Konaré fait le tour des délé-
d’exception à la règle. Kufuor. Le choix que vous allez por- gations. « Les Français me disent que
Le 31 janvier, les chefs d’État arri- ter sur Jakaya Kikwete est judicieux, les rebelles ont pris N’Djamena. » Le
vent au Centre de conférences des mais il constitue un impair vis-à-vis huis clos commence. Deux camps se
Nations unies d’Addis. En l’absence du Soudan. » Silence gêné dans la forment. L’un privilégie l’envoi immé-
d’Idriss Déby Itno, la délégation tcha- salle. Béchir se veut compréhensif. diat de troupes pour soutenir le prési-
dienne est conduite par le ministre « Vous savez que je ne vous en tiendrai dent et préconise une condamnation
des Affaires étrangères, Ahmat Allam- pas rigueur. » Mais la mansuétude a ferme du gouvernement de Khartoum
mi. Tantôt il informe sur l’avancée ses revers et toute velléité d’hostilité pour son soutien aux rebelles. L’autre,
des troupes rebelles qui traversent à l’égard de la politique régionale de composé essentiellement de l’Égypte
son pays, tantôt il accuse leur par- Khartoum devra se faire discrète. et de l’Éthiopie, s’oppose à toute idée
rain soudanais et tente de rassurer Le lendemain, 1er février, Ahmat d’incriminer, « sans preuve tangible »,
tout le monde quant aux capacités de Allam-mi, le téléphone satellite collé un État membre. Yoweri Museveni
résistance des troupes régulières loya- à l’oreille, est en contact permanent fustige la « désertion » du Soudan,
listes. Omar el-Béchir prend alors la avec Déby Itno et informe le Séné- qui a laissé son siège vide. Kikwete,
parole pour s’adresser à l’assistance – galais Abdoulaye Wade, le Gabonais président de séance, tente de déten-
événement rare dans une assemblée Omar Bongo Ondimba et l’Ougandais dre l’ambiance. Il rappelle à Museveni
Yoweri Museveni. C’est que lui-même avait pris le pouvoir,
à l’issue de l’interven- en 1984, avec l’aide de la Tanzanie
Museveni, aidé de Wade et de tion de ce dernier que le de Julius Nyerere. « C’était un autre
chef de l’État tanzanien, temps », réplique l’Ougandais. Le
Bongo Ondimba, fait inscrire qui préside les travaux, « Guide » libyen se propose de repren-
inscrit la question tcha- dre la médiation, à laquelle on associe
la crise à l’ordre du jour. dienne à l’ordre du jour Denis Sassou Nguesso. Konaré plaide
de la séance du lende- en faveur d’une condamnation ferme
informelle, quelques minutes avant main consacrée aux conflits. Dans les de la tentative de prise du pouvoir
l’ouverture officielle du sommet. couloirs, observateurs et diplomates par la force. Un compromis minima-
« Mes chers frères, je tenais à vous sont formels : Idriss Déby Itno est fini. liste grâce auquel le sommet de l’UA
rappeler l’engagement que vous aviez Le plaidoyer d’Allam-mi sonne comme a donné l’illusion de s’être intéressé à
pris à Khartoum, en janvier 2006, de un chant du cygne. la bataille de N’Djamena. ■
me confier la présidence en exercice Dernier jour du sommet. A lpha CHERIF OUAZANI , envoyé spécial
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