Penser Limage III

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Penser Vimage III Comment lire les images? Emmanuel Alloa (éd.) les presses du réel Images relues : la méthode de Georges Didi-Huberman Jacques Ranciére Nous avons connu le temps oi la politique commandait de lire les | images pour découvrir ce qu'elles cachaient, ce qu'elles étaient faites | pour cacher. Roland Barthes nous apprenait ainsi a déceler toutes les mythologies, toutes les naturalisations de la domination bourgeoise que pouvaient contenir les images publicitaires d'une nouvelle lessive ou d'une marque de pates. Jean-Luc Godard nous apprit a transfor- mer les images trop vite vues de films en tableau noir ol toutes les supercheries d'une idéologie pouvaient se laisser pointer. Nous avons connu ensuite le discrédit de ces lectures. Aux platitudes du studium qui renvoyait les images du cété de leur sens ou de Chistoire qu’elles illustraient, nous apprimes alors 4 opposer le punctum de ('avoir-été transmis par un drap recouvrant un corps ou un bandage au doigt d'une fillette ou bien le pur souvenir d'un verre de lait ou d'une bou- teille qui tombe dans un film d'Hitchcock. Il semble que nous vivions aujourd'hui un troisigme temps od (on se penche 4 nouveau mais aussi différemment sur ces images ol on lisait avant-hier le men- songe de Uidéologie et hier la vanité des significations : un temps de relecture des images ol! un nouvel équilibre s établit entre les vertus dialectiques de leur déchiffrement et la puissance de leur simple étre- 3 et de leur pathos silencieux La démarche de Georges Didi-Huberman illustre bien ce troisieme temps. Depuis quelques années, son travail sur les images a affiché des implications politiques qui n’étaient pas jusque-la aussi mani- festes. On [a vu repenser sous la rubrique de l'expasition des peuples des figures qu'il avait naguére envisagées sous aspect moins com- promettant de (évolution du drapé tombé. Et on 'a vu du méme coup Sengager sur des terrains ols on ne lattendait pas en revenant sur des lectures politiques paradigmatiques : celles de la dialectique brech- tienne ou du plus brechtien des artistes contemporains, Harun Farocki. Cette relecture des images et de leurs lectures antérieures est fon- dée sur une certaine foi dans la politique des images. Il faut entendre 351 | Par la deux choses : une politique a Uégard des images et tique confige aux images. Le premier point sensible, radi | doute parla mauvaise querelle qui lui a été faite & propo photographies d’Auschwitz, c'est une affirmation de la pul images cornme telles. Contre les pourfendeurs de lidolatrie des images, contre les critiques habiles 8 en montrer Leny ou contre les dénonciateurs du spectacle, Georges Didi-| prend le parti des images. Il leur donne méme le privilege s sance qu'on charge volontiers de leur rédemption, 8 savoi peut, 8 cet égard, considérer comme exemplaire la démor qu'il mane a propos de l'ceuvre de Steve McQueen consacrée a dats anglais morts en Irak. IL n'y a pas de probléme, montre-| que les murs d'une galerie d'art se couvrent de planches de ti a leur effigie. Ce que Uautorité refuse, en revanche, c'est ce qui voquerait un désordre dans le monde ordinaire des images, la circulation de ces effigies sous la forme de vrais timbres émi la Poste et collés sur des envelopes’. S'il y a une puissance di cette puissance est d'abord celle des images qu'il met ou ren circulation. Celles-ci ne sont pas ce que décrit la doxa éclai lumiére uniforme du monde marchand oui lactivité humaine transformée en spectacle et oti toutes différences s estompent. Ell sont les petites lumi&res qui trouent cet horizon d’indifférence. Ell | ne sont pas des copies passives des choses et des étres, elles 50 les gestes qui les portent & lexistence. La politique des images pas celle que on déduit de leur interprétation, mais celle qui est ir rente 8 leur disposition méme. D’oU ce titre provocant ; Quand le images prennent position. Ce qui doit nous retenir dans Uopposit peut-@tre un peu trop simple que Uauteur fait entre prise de posit et prise de parti) c’est le court-circuit politique qu'elle opére au p des images*. Lopposition est en effet une fausse fenétre. Des indi on peut dire indifféremment qu’ils prennent parti ou qu’ils prennent position. Car, dans les deux cas, on n‘indique par ces mots qu'une ten dance de lesprit, une bonne volonté qui ne produit par elle-mér aucune altération de (ordre du sensible. Il n’en va pas de méme sion 1 Georges Didi-Huberman, Sur te fil, Paris, Minuit, 2013, p. 56. 4 | 2Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, Paris, Minuit, 2009, p18. 382 dit des images qu'elles prennent position. Une image est toujours une certaine disposition du visible. Elle dispose d'une certaine facon les corps. que sente, elle occupe une certaine place, elle y expose quelque-chose. Elle est en sormme toujours déja.une position, elle est toujours déja sur Te terrain que La politique doit occuper. Sa « prise de position » politique p it alors étre pensée comme une simple modifi- cation de la position qu'elle prend toujours par son étre méme. Elle le peut d'autant plus si (on pense la politique selon un paradigme essen- tiel qui est celui-de apparition. Et Georges Didi-Huberman se tient ici au plus prés d'Hannah Arendt : un peuple, c’est d'abord une apparition, une venue-d-la.visibilité. La position des images est alors immédiate- ment une avec exposition des peuples. Mais aussi cette exposition a une modalité trés particuliére qu’une| nouvelle sorte de lecture doit imposer. Il y a en effet plusieurs| maniéres de penser Uapparition du peuple. On peut la penser comme subversion d'un ordre sensible. C’est par exemple ce que donne a voir la gravure d'une barricade de juin 1848 qu'un journal conservateur anglais traite comme une scane de théatre ffig. 11. C'est une image de | désordre et de parodie, bien sir, mais aussi une image que nous pou- | vons voir positivement comme image de apparition du peuple. Le | peuple des incomptés se fait compter ; il erée son espace d'apparition | en subvertissant la distribution normale des espaces : les ouvriers | qui devraient @tre a l'atelier ne sont pas seulement dans la rue. Ils | bloquent les rues et utilisent pour cela les pavés et les charrettes des- | tinés a la circulation et les meubles destinés au confort de la maison. Lapparition du peuple se manifeste comme un désordre des temps et des espaces. Or, apparition privilégiée par Georges Didi-Huber- man dans Peuples exposés, peuples figurants est tout autre : le sur- gissement y est moins sous le signe de la subversion que sous celui | de la précarité : précarité du compte, d’abord : le pluriel n'y est pas | donné comme modification du paysage sensible par un collectif assemblé mais seulement comme un rapprochement de singularités produites par une opération : Copération militaire qui a produit Vali- gnement des cadavres des Communards ou Uopération artistique qui a réuni les photographies de bébés de Philippe Bazin®. Et (apparition 4 Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Minuit, 2012, P. 97-105 et p. 40-55. 353 elle-méme est moins la levée d'un interdit de visibilité qu'un prélée verent au bord du non-étre : photographies de bébés qui ont du mal & supporter la lumiére nouvelle du jour, de vieillards d'un hospice, tout prés de passer de l'autre cété, ou de communards brutalement mis en lumiére comme morts. tfg.21. Limage et le peuple ne se lient qu'en bord de disparition, exposés sans cesse au double péril de la sous-exposition indifférenciante et de la surexposition aveuglante, lls sy lient comme survivants, vivant malgré tout, entre les deux périls de la disparition dans la nuit et de taveuglement par la lumidre. Cest cela qui sépare cette humanité exposée — au sens ou on exposait Jadis (enfant CEdipe ou le mort Polynice — de celle de la « famille de homme » de Steichen dont l'‘ombre semble réder dans Peuples exposés, peuples figurants. Les enfants y sont sans mare et les viell- lards sans famille. Mais c’est cela aussi qui sépare les morts photo- graphiés par Disdéri du peuple qu'ils illustraient quelques jours avant en posant sur les barricades. Ce qui fait rupture dans image, ce n‘est pas alors le conflit sur la distribution du sensible. C’est la survivance, la facon dont la fameuse « vie nue » se dédouble comme survivance, 354 : DB 2. Auguste Fugéne Disdérlatibué 2, Insurgés tués pendant lo Semaine sanglante de lo Commune 1871 comme battement d'un temps opposé & celui qui méne & la dispari- ) tion, La survivance comme principe actif de division du temps, c'est \ ce qui donne & la politique didi-hubermanienne des images sa dyna- mique singuligre. Les images comme formes visuelles et les images comme opérations figurales y sont vues dans le prisme d'une «image » qui n’a elle-méme rien de visuel méme si un ange lui sert dembléme : limage dialectique benjaminienne — une image qui nest en son fond qu'un rapport entre des temporalités = arrét, inversion et chevauchement des temps. Limage survivante, limage comme divi- sion active du temps, & Uceuvre dans tout corps exposé, c'est ce qui soutient les tensions présentes dans la « lecture » des images opérée par Georges Didi-Huberman, dans sa maniére de parler des formes visuelles qu'il montre et commente. Le principe le plus évident de cette lecture, c'est de remettre en question le cadre conceptuel au sein duquel normalement les images sont « lues », & savoir le cadre de (opposition entre activité et passivité. Dire que les images « prennent ¥ position », c'est d’abord refuser a traditionnelle images 8 la passivité. Les images sont actives, El La démonstration opérée 8 légard des quatre ima vaut en ce sens pour toute image. Ces images floues ne extermination, arguent les détracteurs, et, de tou auraient tort de vouloir la montrer. Mais ce qu’elles répond Georges Didi-Huberman,est le geste de coux le geste d'humanité radical qui consiste & prendre des im tout, a risquer sa vie dans lespoir improbable que ces i humanité en bord d’anéantissement parviennent a ¢ qu’elles touchent un destinataire qui se soucie de thu preneur d'images, passion elle-méme indissoctable du pe par le sujet qu'elle « prend ». Georges Didi-Huberman j penser la politique des images & partir d'une triade emp Erich Auerbach : réalisme mimétique, opérativité figurale e Mais, 8 chacun de ces niveaux, opére une équivalence fond celle du-pathos-et de Tactivité, La passion,.c’est précisémer sivite retournée en activité, la souffrance qui se transforms _gie. Mais ce retournement est & comprendre sous son versant : la passivité n'est pas supprimée au profit de Uactivit contraire « normal » de lirmage passivement enregistrée, Uimage activement manipulée. Et (on sait que les mémes qui disent les victimes irreprésentables accusent immanquabl de manipulation limage des victimes qu’ils ne veulent pas conr Ce qui s'oppose au jeu des renversements, c'est alors lidentité des contraires. C'est ce qui singularise les lectures d'images op par Georges Didi-Huberman. Lactivité de image est aussi bien| tivité d'une souffrance, d'un étre en péril, d'un témoignage to menacé de mutisme sur des existences menacées de disparitic Significative est 4 cet gard U'analyse faite de l'installation d’ Shalev-Gerz « Entre l‘écoute et la parole‘ ». Ce titre exprime bit principe de complémentarité qui caractérise la plupart des inst tions d’Esther Shalev-Gerz : chez elle, il y a quelgu'un qui pal quelqu’un qui écoute quelques fois le méme qui s‘écoute ; ou bier y a quelqu'un qui regarde ou écoute et une image qui suit sur. 4 Georges Didi-Huberman, Blancs soucis, Paris, Minuit, 2013, p. 67-113. 356 visage Ueffet de ce quill ou elle voit ou entend ; ou encore ily a un objet témoin, une main qui le tient, une voix qui en parle. Toujours, dans 9¢5 installations, un souci communique avec une attention. C'est {e cas de cette installation o¥, tandis que les visiteurs regardent les yidéos qui portent les témoignages des rescapés d’Auschwitz, un geran géant isole des moments muets de ces témoignages, les moments ou les témoins sarrétent, pensent ce qu'ils vont dire, & la maniére de le formuler. Or ces moments d’attention, (analyse de Georges Didi-Huberman les présente comme des moments de blo- cage, de déaillance de la parole, qu'il n’hésite pas & rapprocher du fameux silence d’Abraham Bomba dans Shoaf®. Il ne se range pas pour autant a la these des détracteurs de Limage, mais, pour le réfu- ter, pour montrer que l'image est active, il a besoin d’affecter cette activité de son coefficient de souffrance, Limage qui prend position, cest image qui survit 8 sa propre impossibilité, c’est-a-dire Limage qui expose en méme temps une impossibilité et la victoire malgré tout sur cette impossibilité Cest cette dialectique du pathos actif ou de lactivité pathique que Georges Didi-Huberman cherche a gagner sur des artistes formés & une autre entente de la dialectique, celle de la tradition marxiste de critique des images : dans cette derniére, il ne Sagit pas tant de ce que image fait survivre dans un chevauchement des temps mais, plus classiquement, du rapport entre ce qu'elle montre et ce qu'elle cache. Chez Brecht, c’est une dialectique relativement simple entre “fa « naturalité » du visible et (histoire qu'elle cache. Chez Farocki, cette dialectique est compliquée par la mise en cause adornienne de cette histoire elle-méme, comme histoire de la raison technicienne. Mais, dans les deux cas, cette dialectique est menée dans une forme canonique : ce sont les mots qui doivent dire ce que les images opé- rent, sous le masque de leur apparente passivité, ou, inverse, ce qu'elles manquent 4 voir alors méme qu’elles prétendent assurer une maitrise absolue du visible. Dans l'un et l'autre cas, Georges Didi- Huberman doit recadrer la « lecture des images » produite par ces activistes de la dialectique pour rendre-droitd-tidentité de actif et du pathique, et 4 son cceur : {image comme survivance. Dans Cun et tautre cas, il doit re-disposer pour cela le rapport entre la forme § Ibid. p. 77-86. 387 visuelle, les mots et le temps. Je me pencherai pour le mo part sur son analyse du film de Farocki, Images dy mond tions de a guerre, de (autre, sur son analyse des imag la guerre de Brecht La dialectique de Farocki articule en fait deux d'abord la double-opératios. propre a lima i toire, qui est de conserver et propre de limagé mili conserve fidélement les datails architect la destru s'empécher de filmer ceux-la mémes que leur tri enyoi instantanée. La seconde opposition, c'est Copposition Uimage est destinée.@ voir — ainsi, les installations i Farben dans la photographie aérienne d’Auschwi américaine le 6 avril 1944, — et ce qu'elle montre ~Vu-— les installations du camp, et notamment la chambre é Oppe les jouxtent, mais que les opérateurs ne voient pas p détenir le savoir sur ce qui se passait 13, savoir apporté témoins, évadés d’Auschwitz ; et il faut qu'un grossisser image permette de montrer 4 ceux qui désormais le savent taches blanches sont les trous sur le toit par lesquels le gaz versé, et ce serpentin noir, la file de ceux qui attendaient au b des enregistrements. Mais le montrer, cela veut dire faire lire finalement, nul n‘a vu, ni les Américains qui ont pris les photos, gardiens du camp, ni les victimes, ni nous-mémes, car, si nous prenons que ce serpentin est une queue, nous ne voyons nullemer de nos yeux ce que nous dit le cinéaste : « On les voit attendre les tatoue, qu’on leur rase la téte_qu’on leur attribue un travail lecture de Uimage opérative/aveugle passe donc par une opé de la démonstration qui consiste 8 ajouter du savoir et 4 g timage pour.qu’elle montre ce qui est (objet de ce s voir. Or, par port a cette inflation «operative », il est significatif que (analy: Georges Didi-Huberman consiste aremettre du pathique dans ration. Voici, nous dit-il, que dans la démonstration de Harun Fai les images d’Auschwitz « nous tombent dessus® ». A partir de 6 Georges Didi-Huberman, Remontages du temps subi, Paris, Minuit, 2010, p. 135, 358 «chute », iL met ensemble des opérations qui ajoutent du savoir et dela ljsibilité sous un concept qui unit exemplairement la force d'une gativté avec un effet de fragilisation : le cingaste, nous dit-il, procéde Sune série de « refentes » de limage. La refente, c'est encore [unité de lactifet du passif. C'est une-activité-de-bGcheron, mais ¢ est aussi ne activité qui fait@pparaitre sur limage [ceuvre de mart, non par ceite-accumulation de certitudes dont Farocki fait le compte, mais ar une succession de brisures, La démonstration du dialecticien expliquant.ce quiil ya sur timage peut ainsi devenir une « position » de Limage survivante. ~ C'est encore cette tension entre deux.dialectiques que mani este _Yécart-ontre-deux commentaires de la méme image, celle dela “ferme qui se détache de la file des arrivants souris a Copération du “rita. 1. Ici encore, c'est un double recadrage, un. double grossisse- ment quiautorise le commentaire en isolant le visage de la femme. Mais ce « grossissement » donne lieu & des nouages bien différents entre un visage, des mots et le temps. Farocki fait en effet ici une étrange remarque ou une remarque d'étrangeté — une remarque a la Godard — sur le regard de la femme. Ce regard de femme qui se voit wue, c'est, nous dit-il, le regard de celle qu'elle était, le regard de (habitanté des villes sur les passants et sur les vitrines des magasins, qui cherche encore vainement a cadrer ce décor perdu. Georges Didi- Huberman ne commente ici ni les mains de Farocki découpant la photo, ni son ironie de dialecticien sur la fagon dont un habitus social persiste dans le regard porté sur ce qui le nie radicalement. Ce qui lui importe ici, c’est la fagon dont cette femme est arrachée ala mort 8 laquelle elle est en méme temps. envoyée, cette fet \te des temps qui va de pair avec la facon dont elle est sifigularisée an la foule des victimes : une singularisation qui.se résume-dans un mot, dans le nom de-la femme que image a permis de retrouver. Ce qui compte dans le rapport des temps n’est plus alors le déplacement de la femme qui conserve en arrivant au camp le gestus de la citadine élé- gante, c'est la survivance d'une singularité arrachée matgré tout & extermination’. C'est d'une autre maniére que le rapport du temps et des mots fonctionne lorsque Georges Didi-Huberman entreprend de penser la 7 Ibid. p. 138-141 359 3. Harun Farocki, Bilder der Walt und inschrift Krieges, 1988 lecture brechtienne des images a partir de limage dialectique benja- minienne. En un sens, son livre sur Brecht développe le malentendy qui est au cceur du rapport de proximité entre Brecht et Benjamin. On sait que Brecht in petto se disait « effrayé » par la « mystique » ben= jaminienne de ‘aura. Pour Benjamin, le différend restait traitable parce que son analyse des poémes ou du théatre de Brecht n’avait affaire & aucune forme visible. Il n’en va évidemment plus de méme lorsque Georges Didi-Huberman traite de (ABC de la guerre ou des images annexées par Brecht 4 son Journal de travail. Il Lui faut alors: affronter directement l‘écart qui sépare la pensée benjaminienne de Uimage dialectique et le dialogue que Brecht construit pour s@_part entre des formes visuelles et des mots. Et pour cela le rapport entre activité de image et sa passivité doit d’abord se-tendre &-textréme, Cest ce qui se produit avec ces trois images que Brecht met en regard les unes des autres : Rommel penché sur sa carte, des méres ukral- niennes pleurant leurs enfants morts et le pape Pie XI! bénissant les uns et les autres. L'effet de dispersion dans ce montage, nous dit-il 360 doit tre pensé « sous angle d'une coincidence cruelle, voire d'une concomitance [..J IL est pas vrai que ces images n’aient rien 2 voir. Cequil faut voir, au contraire, c'est comment, au sein d'une telle dis- persion, les gestes humains se regardent |..." ». Mais pour dramatiser Finsi, au-deld de Brecht, le pouvoir actif qu’auraient les images assemblées de faire que des gestes « se regardent », il faut avoir réalablement accordé & Brecht Uidée de la dispersion, lidée que, pour le spectateur ordinaire, ces images n’ont « rien avoir ». Il faut avoir oublié la longue histoire de ces dessins-charge qui montraient gux lecteurs de LAssiette au beurre ou de Simplicissimus les eflets criminels des beaux plans des officiers paradant ou lempressement ges hommes ¢’église a bénir les pourvoyeurs de chair 8 canon. Le montage des trois images ne dit rien de plus que ces dessins-charge. La différence est qu'il le dit sous la forme d'un secret révélé. C'est lindiscréte legon assénée par les lignes introductrices a (ABC de la Guerre : « Le non-initié déchiffre aussi difficilement une image qu'un hiéroglyphe. La vaste ignorance des réalités sociales, que le capita- lisme entretient avec soin et brutalité, transforme des milliers de pho- tos parues dans les illustrés en de vraies tables de hiéroglyphes, inaccessibles au lecteur qui ne se doute de rien. » Le montage brech- tien semble ainsi se limiter a la confrontation entre le mutisme trom- peur de image et la parole qui révéle ce qu’elle cache. Ainsi de ce soldat du-débarquement de Normandie dont (épigramme nous dit ~quil vient se battre en apparence contre {homme de la Ruhr mais.en réalité contre (homme de Stalingrad. Le probléme est que ce dévoi- lement de la réalité cachée par Lapparence est tout entier enfermé dans les quatre lignes du quatrain. Limage d'un soldat nageant vers le rivage n’est que Cimage d'un soldat nageant vers le rivage. Elle ne présente aucun message trompeur, aucun hiéroglyphe 8 déchiffrer. Elle est en somme supertlue. Le quatrain se suffit a lui-méme. Il en va de méme pour cette image d'ouvriers Saffairant autour de plaques soulevées par des treuils {fig 41. Il s'agit de montrer que les mémes ouvriers avec le méme métal font aussi bien le blindage des chars que les obus destinés a le percer, parce que, dans les deux cas, ce travail a pour eux le méme but : gagner de quoi vivre. Les plaques elles-mémes n’en disent rien, Elles ne sont (8 que pour dire qu’elles 8 Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, op. cit, p. 78-79. 361 ne aisent rien. C'est [épigramme seule qui introduit le rapport entre les differences de (usage et Uindifférence de la valeur d’échange. It nous explique que derriére les camps en guerre, ilya la loi uniforme du Capital. Mais aussiil Lexplique comme une dialectique circulaire : il faut ouvrir les yeux de ceux qui « ne se doutent de rien » en leur mmontrant 8 [2 fois la différence de la guerre derriére le polissage uni- forme des plaques et Lindifférence du Capital derriére laffrontement vjerrier, Mais aussi iLne sert & rien de révéler de quoi ils vivent a ceux qui, de toute facon, ont besoin de vivre. Lépigramme qui veut mettre de (activité dans la passivité de (image retrouve cette « passivité » pu cceur méme de la réalité qu'il lui oppose : lépigramme est, en son fond, indifférence, tourniquet sans fin de la vie et de la mort, de la yerité et du mensonge. Et c'est finalement (image « morte » qui sem- ble sur la page regarder ironiquement les quatre lignes qui préten- dent la rendre vivante Georges Didi-Huberman doit alors opposer a cette dialectique du déchiffrement et son double fond nihiliste une autre dialectique. Ses mots doivent faire voir cette dialectique comme immanente a limage elle-méme, en tant que forme visuelle. Il faut que la tte de mort qui regardait ironiquement le texte s'anime et montre le montage présent dans limage comme montage des temps. C'est ce qu’autorise en par- ticulier dans (ABC de la guerré ce crane japonais carbonisé fixé sur un char américain ffig. 51. En renvoyant Ueffet 8 sa cause {tecapita- lisme], [épigramme renvoie la vision d’horreur 4 la cruauté intellec- tuelle d'un jeu de mots = celui-ci est mort pour une banque japonaise sans pour autant que sa dette de sang paie celles que sa famille y a toujours. Georges Didi-Huberman entend rendre-au crane (a puis- sance dialectique — 1a puissance d'image dialectique — que Uépi- gramme lui a volée. Il doit pour cela le faire voir comme un montage iemporel, un remontage du temps. Il suffit, nous dit-il, de lire sur 'épigramme « Pauvre Yorrick » pour réentendre les paroles d’Hamlet «Ce crane avait une langue et pouvait chanter jadis [ J. Ici pendaient les lévres que j'ai embrassées tant de fois’. » Cet «il suffit » est, bien sir, une antiphrase. Justement cela ne suffit pas. Il est arrivé au crane du pauvre Yorrick la méme chose qu’au « To be or not to be ». Ils sont devenus des expressions démonétisées qui ne suscitent plus 9 Ibid. p. 152. 363 5. Bertolt Brachi, Kriegsfibel, Berlin, 1955, planche 44 aucune vision macabre. Il faut donc en ressusciter la puissance sen- sible pour que cette langue et ces lévres pendantes viennent, depuis le XVI? siécle de Shakespeare, revivifier cette image dont les mots du commentateur ont confisqué la puissance en subsumant la simple horreur du crane sous la dialectique du capital... Les mots « survi- vants » de Shakespeare déploient a partir du crane du soldat japonais une parabole oil se trouve emportée l'image de la femme de Singa- Pour pleurant son enfant ffig. 6) qui va alors communiquer avec une parole théatrale qui est aussi bien arrét de la parole, énergie nue d'une forme de pathos venue du fond des ages : le cri d’Helen Weigel 364 sur la scéne de Mére Courage” ttig. 2), déploie alors omme une contre-« remontage du montage brechtien ~ Tes livres de Georges Didi-Huberman sont tou, cela : des livres « sur » le montage des images qu eux-mémes des montages démontant-remontant le qui se sont exercés & une forme plus classique de redistribuer les éléments et les fonctions et refend scéne qui ne cesse de se reconstituer a propos des i platonicienne o& (on veut éclairer par les mots ou le défaut d’intelligence des images-La dialectiq i rman veut rendre @ ces images que l'on dé fiantes ou indignes toute leur puissance de subversion, valoir leur puissance d’actions et de mémoire d’actio chant de la dialectique, qui démonte par son patient labe Jdence rect, avec la puissance-nue-du geste qui traver ou du cri qui désarme toute rhétorique. Mais ce sont les “doivent exécuter ce travail. Ce sont eux qui produisent limag tique en brisant la dialectique ordinaire des rapports des image, en mettant les formes visuelles en mouvernent, en: er les mots qui les identtifiaient, en précipitant rte x d'abord qui produisent cette dan cette « ivresse des images dans le 1S tions » qu'il faut produire 8 neuf sur les pages du livre pour voir » rétrospectivement entre les mots et les images de ces ticiens qui-voulaient nous rendre lucides en nous faisant voir glement des aveugles. Et (on sait que, pour cela, les mots doi dani mémes, sortir des usages qui ont effacé leur origine et le ont assignés & une signification dominante. Il faut que la « position 3 d'un artiste sur les affaires du monde devienne L images sur une surface, la position qu'une arr taire Mais aussi le point de vue d’ot ce terri visible. Ifaut que cette position se montre comime disposition et q cette disposition elle-méme échange un i contre un y et devienn dys-position pour. transformer son étre-la passif en activité dissen- | ‘suelle. Il faut que les mots qui fendent et refendent toute évidence. 10 fbid., p. 162-165, 366 criol Brecht. Paris, Theatre constituent en mame temps un réseau serré recueillir sans cesse dans sa familiarité tout ¢ éclats. Il faut qu'ils exhibent la puissance de ce position sur la page comme éléments visuels en riellernent ce quills disent. On le vérifiera aisem| page des livres de Georges Didi-Huberman qui ne italiques par quoi lacte du pédagogue, insistant sur tiels de sa démonstration, se transforme en tout poéme-tableau ol! les mots sans cesse sinclinent Poignante de limage en méme temps qu’ils tender irection de son sens ; un poéme oti toutes ces fort ces flaches de direction sont prises dans une grande rim celle de la bibliothéque infinie faite de livres dont les ce referment comme les rimes du vers et souvrent en ma Cinfinité des opérations qui rendent vie aux mots, leur puissance de mordre la vie et d’en racheter les blessure nant dans la nappe infinie de leurs assemblages et de le tions. Comme si la puissance vitale pratée aux images ne qu’au prix d’étre démontrée par un travail sans fin de l’éct | Lire, encore et toujours, ce qui n’a jamais été écrit’ Georges Didi-Huberman L'image au galop Voir une image. Tenter de (écrire (cette image, ce voir de Uimagel. Il yve de mon corps entier. Mon corps en face du corps de image, voire mon corps appelé par cet autre corps (passé, disparu] dont limage convoque, ou me fait convoquer, la sensation. Méme si limage est accrochée & un mur, méme si son marbre la retient fermement au sol, écrire ce regard sera danser, galoper avec elle. La danse comme mouvement psychique de nos corps réels et imaginés, imaginés ajointés, tout cela que image me donne. Je viens de trouver dans un livre a visée politique une certaine expression de cette largesse des images. Cornelius Castoriadis, dans Liinstitution imaginaire de la société, affirme en effet de Limage — ou de la « représentation », selon son vocabulaire — qu'elle « n'a pas de frontigres, et aucune séparation qu’on y introduirait ne serait jamais assurée de sa pertinence — ou, plutét, serait toujours assurée de sa non-pertinence sous quelque rapport essentiel. Ce gui y est renvoie 3 ce qui n'y est pas, ou lappelle ; mais il ne Cappelle pas sous [égide dune régle déterminée et formulable, comme un théoréme appelle ses conséquences, fussent-elles infinies, un nombre ses succes- seurs, une cause ses effets, fussent-ils innombrables. [...] Ce qui n’est pas dans une représentation peut quand méme sy trouver, et a cela iLn’y a aucune limite ». 5 Cela voudrait dire que ma danse psychique avec une image est elle-m&me sans frontiéres, sans limites. L‘écriture se situera exacte- ment sur une limite vertigineuse, sur le fil du risque & prendre : écrire pour contenir, dessiner les limites de ce qui n’en a pas, mortifier le sans-limite ? Ou bien écrire pour laisser fuir, dessiner [absence méme * Extraits d'un «journal de regards » en cours, intitulé Apergues. Le dernier extrait onstitue une lettre en reponse a Jacques Ranciere. 369 — ou la porosité — de toute limite ? It n'est pas fort lignes plus loin, Castoriadis soit revenu sur le fait appelle, convoque, fait désirer la langue : « Certes, fons de la représentation. Comment pourrions-nou ler ? — et ce que nous en disons n’est pas entidrey faisons en en utilisant des fragments que nous fixo réle de termes de repérage, 8 quoi nous accrochons ¢ langage, de sorte que nous pouvons approximativement eq méme “de quoi nous partons”... » Mais ce qui compte, devant une image, n’est pas « d parlons ». Ce qui compte c'est la danse elle-méme — da et de mes phrases — avec Limage. C'est une question Pas de hasard si, 8 ce moment, Castoriadis ne sait rien ~— malgré le ton généralement aride et sévére de sa pro phique — que de laisser se former, depuis le coour de Uimage rythmique, bientét romantique, d'un galop : « Nous util ces termes [de repérage et de langage] comme un cheval quig utilise des plages du sol ; ce ne sont pas ces plages, c’est | qui importe. Qu'ily ait sol et traces est condition et conséq a course ; mais c'est la course que nous voudrions saisin. des traces des sabots, on peut éventuellement reconstituer | tion du cheval, peut-étre se faire une idée de sa vitesse et d du cavalier ; non pas savoir qui était celui-ci, ce qu'il avait t&te, et s'il courait vers son amour ou vers sa mort. » ILn’emp Vimage au galop (une amie psychanalyste me dit, d'ailleurs, ser en ce moment un travail sur la notion de « galop psychi aura mis toute Uécriture et toute la pensée en demeure de comme elle, comme ce que dit Castoriadis dans un autre te « transformer des masses et des énergies en qualités [..], faire sur gir un flot de représentations, et, au sein de celui-ci, enjamber de ravins, des ruptures, des discontinuités, sauter du coq a Une et midi & quatorze heures. » (Cornelius Castoriadis, L'Institution imaginaire de la société, Paris, Editions du Seuil, 1975 [éd. 2014), P. 404-407. Id, « Imaginati imaginaire, réflexion » [1991], Fait et faire. Les carrefours labyrinthe, 5, Paris, Editions du Seuil ¥ (23.03.2015) 370 qravailler aux travers Travailler se dit et se pratique selon plusieurs sens, styles ou genres possibles. On ne fabrique pas un violon comme on dirige une entre prise, on ne fait pas un film comme on installe une vidéosurveillance. out est possible, je le sais bien : ily a des gens qui font des films cornme on fabrique un violon, mais ily ena d'autres, sans doute, qui le font comme on dirige une entreprise, et d'autres encore qui filment leurs semblables comme on installe une vidéosurveillance. Toute la question est de savoir, non pas tant ce que ton cherche, mais plutdt comment on le cherche. Facon de mettre en lumiére la dialectique entre ce qui, dans un travail donné, met en jeu Uobtention du résultat et ce qui met en ceuvre sa suspension méme, son désir, dans le pro- cessus inhérent au travail ILy aurait donc deux dimensions, au moins, dans le travail : ily aurait un travail en voie directe (majeure] et un travail en voie traver- sire [mineure]. Louis Marin avait commencé ses Lectures traver- siéres en écrivant qu’« il faudrait pratiquer le texte comme le promeneur pratique habituellement la rue Traversiére [12°] en empruntant d'un pas vif une section de son parcours sans y flaner par curiosité ni s'y attarder par intérét. Simplement pour passer au plus vite & d'autres lieux ou ouvrir plus aisément d'autres espace » Or, cette vitesse méme du travail au travers est une vitesse psy- chique : elle met en ceuvre le travail psychique de tous nos impensés — ce que veut ignorer le « travail direct », volontaire, de la construc- tion de savoir —, donc de tous nos « travers » au travers méme du travail de la pensée. Tout ce qui nous traverse, tout ce qui nous tord de Uintérieur, apparatt alors, On ne révéle jamais mieux son désir que lorqu’on bifurque de la voie directe sur une voie de travers. ‘Travailler aux travers — il faut Uécrire au pluriel puisque les voies de travers sont, par définition, innombrables — ne consiste donc pas 3 ouvrir de grandes percées toutes droites dans la forét vierge du non- savoir, ce qui supposerait de détruire les obstacles, de couper les lianes 8 la machette, de faire place nette des arbres et de leurs racines mémes, qui sont toujours encombrantes bien qu'invisibles d'abord. Cela suppose de marcher dans la jungle humide de limma- nence, d'accepter la persistance des obstacles, de buter sur les racines et de sentir les lianes passer sur notre visage. C'est vouloir respecter la complexité, voire le désordre du monde. C'est renoncer d'abord & déméler, 3 trancher trop brutalement dans les problémes. an « Toute analyse qui déméle rend inintelligible », 6 dans Le Visible et Uinvisible, page esquissée ob tide phénoménologique — 'embrassement de tun dans gérait la nécessité de « créer un nouveau type d Travailler serait donc composer avec les différe «travaux psychiques » qui nous traversent, depuis nos jusqu’a nos « constructions » les plus élevées. Freud t6t la notion de travail psychique : dans un texte écrit en fre publié en 1893, il tentait, par-dela son maitre Charcot, de cor la « lésion hystérique » comme « abolition de Uaccessibilité tive de la conception » [terme par lequel il traduisait Valle fellung, représentation] lige & un organe quelconque. Ceti qui fut ultérieurement théorisée comme refoulement et disjonction entre affect et représentation, devait pouvo dans une pratique dite du « travail psychique associatif » (p assoziative Verarbeitung). C'est cela que, pour finir, Freud la « perlaboration » ou Durcharbeitung, mot que on pou leurs traduire exactement comme « travail au travers », Notre psyché ne cesse pas de « travailler » et d'« 8tre tray en méme temps. Travailler, c'est aussi travailler avec cela courage et de responsabilité), qui nous dépasse pourtant. Le du réve » (Traumarbeit] transforme sans relache les stimuli cor du dormeur, ses restes diurnes ou ses « pensées de réve » en i ou en scénes dont la « déformation » utilisera toutes les ressou de ce qu'on nomme « travail de la figurabilité ». Le « travail de det (Trauerarbeit) en passera aussi par la figurabilité pour compos figures viables — ou survivantes — de Uobjet perdu. Quelque part Combre, omniprésent, le « travail du négatif », dont lidée a été d loppée par André Green, soutiendra la grande dialectique des sions de vie et des pulsions de mort. Freud exhortait ses pati — mais aussi, de facon plus générale, ses lecteurs — 3 « trou courage », disait-il, de regarder ce négatif en face, « comme un adi saire digne d’estime » et, plus encore, comme une « partie de mémes ». Ce vers quoi pourrait justement nous guider un travail perlaboration ou Durcharbeitung : travail psychique destiné a recuel lir certains éléments refoulés afin de se dégager de leur empris répétitive, tout en les faisant participer au travail de la pens Travailler aux travers serait donc tout autre chose que papillonner, se dissiper dans la simple cueillette du divers : ce serait travailler a a7 enger avec les travers qui nous hantent, nous traversent et défient hotre pensée [Louis Marin, Lectures traversiéres, Paris, Albin Michel, 1992, p. 15. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et linvisible [1959-1961], éd C, Lefort, Paris, Gallimard, 1964, p. 322. Sigmund Freud, « Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques » [1893], Résultats, idées, problémes, |, Paris, PUF, 1984, p. 57-58. /d., « Remémoration, répétition et perla- poration » [1914], trad. A. Berman, La Technique psychanalytique, Paris, PUF, 1959 [éd. 1977], p. 111 et 114-115. André Green, Le Travail du négatit, Paris, Minuit, 1993 [éd. 2011]) (03.01.2015) Vague a lame Rien de vague — rien d'imprécis, de nébuleux ou d'estompé — dans cette Vague de Gustave Courbet. Ily a pourtant des récifs submergés par Lécume, un océan tourmenté, un ciel nuageux dont le chroma~ tisme est, d'ailleurs, trés bizarre, tirant sur le m@me brun que les rochers, en bas. Dés le premier regard, on voit bien que Courbet a uti- lisé dans ce tableau deux techniques picturales complétement oppo- sées : ce que la mer produit en surface, ille traite en moutonnements de blanc, le pinceau semble gras, ca foisonne, ¢a bouillonne. Mais ce que la mer fait puissamment surgir du fond, il le traite — par une nécessité technique accordée aux pouvoirs de la figurabilité, comme si le peintre faisait passer entre ses mains et ses outils la conversion picturale d'une expression verbale telle que « lame de fond » — au couteau, technique inoule pour un tel sujet, technique pour faire de cette vague un tranchant de lame qui, dans la volumétrie du paysage, affirme ses irrésistibles, ses souveraines césures. Faire une image serait donc aussi savoir trancher dans le visible, et ne pas craindre de diviser le monde, méme en peignant la mer. (Gustave Courbet, La Vague, 1869 Francfort-sur-le-Main, Stadel Museum] (12.06.2012) 373 Cité idéale avec snipers Dans le quatriéme épisode de Paisa, tourné en 1946, Re lini raconte quelque chose qui pourrait ressemblera gs tois ou a une nouvelle dans le style du Décameron de B conteurs italiens de la Renaissance : Massimo, qui femme et ses enfants, s engage avec Harriet, une infir qui veut revoir (homme de son coeur (un peintre devenu, ri de insurrection menée par les résistants) dans un « d'embiches mortelles. Il s‘agit de passer 8 travers les bats dans Florence encore coupée en deux. Tentative ris les Allerands tiennent encore le centre de la cité et quel sy battent rue par rue sous le feu des snipers de la des miliciens fascistes. Uhistoire fut tournée dans une ville — ici Florence, comm dans Allemagne année zéro — partiellement detruite par le bardements et encore toute meurtrie des violents coml eurent lieu en aotit 1944. En sorte que deux histoires vienner ter ou s‘affronter dans presque chaque image : une séculaire de la création ou histoire des arts (celle dont Florence s‘eno depuis le XIV siécle d'avoir été la capitale par excellence, cell du cinéma pour laquelle Rossellini apporte ici une majeure con tion] et une histoire de la destruction, une histoire des guer Nous, amateurs d’art, avons sans doute trop vite oublié combier rence en souffrit elle aussi. Vangoisse mémes des fuyards — traverser des paysages que reconnaissons sans réussir a y croire tout a fait : la coupole de San Maria del Fiore et un bout du Campanile de Giotto surplombant, & moment, toute une zone de ruines avec ses grandes arcades effon. drées et ses immenses tas de gravats ; la Piazza della Signoria oct pée par les blindés allemands ; la pietra serena criblée d’écl d'obus ; le vide angoissant de toute vie autour de l'innocent Baptis- tére... On voit les facades classiques éventrées, on voit des sc&nes- (des mises en scéne] de guerre dans des rues (utilisées telles quelle: dans l'état 04 Rossellini les a trouvées en 1946) ol les belles ordon- nances humanistes sont quelquefois mutilées. Parmi les moments les plus dramatiques de lépisode, se trouvent la traversée du couloir de Vasari, au-dessus de (Arno, et 'arrivée des 374 gevx protagonistes dans la grande galerie des Offices. Le couloir est, Mesormais, celui du danger mortel : 8 ses murs ne restent que elques emplacements vides et poussiéreux de ses deux mille trois ts autoportraits (la plus grande collection de ce genre au mondel. tp galerie, quant 2 elle, n'est plus qu'un dépét pour de grandes caigses en bois dol émergent, quelquefois, les tétes de quelques déesses antiques. On voit aussi, dans une bréve séquence remarqua- ble, comment [a population civile, craignant les tirs de snipers, sor- gonise pour recueillir (eau potable d'une canalisation de rue et la faire passer de [autre cété sans se mettre & découvert. Or, c'est au coeur de cette scéne quasiment documentaire que resurgit, tout a coup, par la grace du cadrage cinématographique et de Carchitecture tlle-méme, le type sublime de la Citta ideale de la Renaissance. Ville éyidée, ville silencieuse, comme Giorgio De Chirico en aura repris le principe dans ses fameuses architectures « métaphysiques » Les historiens de Cart ont toujours commenté ces rares tableaux de « cités idéales » en termes d'idées pures ou d'espaces purs : ge0- métriques, perspectifs, thédtraux ou architecturaux. Or, c'est bien ici la violence du temps qui engendre cet étrange calme de (espace : la Citta ideale selon Roberto Rossellini est simplement vidée de ses habitants parce que les snipers sont sur les toits en face : pas de vide métaphysique, donc, mais juste la peur, la peur au ventre. (Roberto Rossellini, Paisa, 1946) (24.12.2014) ‘Au point de vue de la servante Cadrer, c'est trancher. Trancher, c'est choisir. C’est prendre le risque de mettre certaines choses sens dessus dessous. C'est faire mal quelquefois. Tout cadrage est un geste politique : territoires affirmés ou mis A mal, hiérarchies établies ou bousculées. Il ne fait pas de doute que Velézquez a disposé d’étourdissants cadrages dans son chef-d'ceuvre Les Ménines. Dans cet immense tableau (3,18 sur 2,76 métres] il a tranché, il a choisi avec une telle subtilité — devant laquelle historiens de l'art, philosophes et psychanalystes n’ont pas cossé de se perdre en conjectures — que son geste politique, son bousculement des valeurs, sa mise 4 mal passent majestueusement, 375 presque inapercus, Mais cela se passe la courde Len est allé tout autrement & Séville quarante ang ce que fon a quelquefois considéré comme son tout pre connu — un tableau au format modeste, 55 sur 18 Velazquez n'a pas hésité 8 trancher, 8 bousculer, a | perspectives d'une facon plus innocente, donc plus brut une seéne des Palerins d’Emmaiss. Mais ici, vous yous de deux personnages seulement [le coude d'un troisiéme - tout & gauche, le tableau a dd étre légérement rogné]. De to vous en savez assez, vous avez mille fois récité tEvangile s Luc, il me suffira donc d'un tout petit Christ et d'un seul convives. Tranchons encore un peu : on va les repousser tout, On va les réduire 4 une scéne entrevue, la-bas, de lau patio : petits personnages apercus attablés. Certains disent méme pas qu'ils sont ld-bas, c'est juste une image. Certaing C'est juste un reflet. Tableau, reflet ou scéne : toutes les a des Ménines sont déja ici 4 'euvre. Tableau dans le tableau ou dans la scéne : toutes les virtuosités du théatre espagnol — Vega, Calderén — sont déja ici a [ceuvre. La scéne religieuse n‘occupe, en tout cas, qu'un sixiéme plus de la surface peinte. Alors, le reste ? Le principal, lesser Velazquez nous offre donc son essentiel & lui : 'essentiel po homme quia décidé de poser son regard sur le monde. Son esser tranché. Et c'est une simple servante. Elle se trouve au centre m tueux de Uespace, mais espace est une simple cuisine. Sainte rése d'Avila disait, je crois, que « le Seigneur entre aussi a la cuisi Peut-étre. Mais la servante est bien seule, penchée, pensive, deva les quelques accessoires ménagers disposés devant elle, cruc bols, pilon, torchon, une casserole dont le fond resplendit inopiné ment. Elle porte un turban blanc sur un sombre front. C'est ur Maure ou une Gitane. Elle porte, seule, humble, tout le poids — pesanteur psychique liée & quoi exactement ? on ne saura pas — cet espace. Elle produit, seule, humble, espace lui-méme dont couleur semble émaner de sa carnation : en effet tout, ici, est brun, une variation de bruns. Tout est 4 sa couleur, a son échelle. Elle est la plus humble qui soit mais elle est le centre, le sujet de ce tableau. Ce tableau humble, météque et politique. ame [Diego Velazquez, Servante avec la scéne des pélerins d’Emmais, vers 1617-1620, Dublin, National Gallery of Ireland) (24.07.2011) Le temps inscrit 4 méme le sol Je descends de l'autobus devant le musée Grévin, sur le boulevard Montmartre. Ici, comme ailleurs, s'applique la régle de toute survi- vance : les parts maudites de Uhistoire apparaissent presque toujours depuis le bas. C’est ce qu’a montré Julius von Schlosser dans son ouvrage sur la longue durée du portrait en cire : la haute prérogative des souverains — les effigies royales — n’aura finalement survécu, chez nous, que sur les boulevards du petit peuple parisien. Antoine Benoist aura eu, sans doute, le privilége aristocratique de fabriquer les effigies en cire de Louis XIV mais, trois générations plus tard, on moulait les tétes qui dégringolaient de la guillotine : aristocrates et criminels dans le méme panier, sion peut dire. C’est ainsi que lim- mémoriale technique de l imago retrouvait par en bas sa fonction pri- mitive — Lexposition visuelle de la res publica — par le biais de la fureur des peuples. Je traverse le boulevard Montmartre : me voici dans le passage des Panoramas, comme chaque lundi lorsque je me rends rue Vivienne pour donner mon séminaire. Le grand livre inachevé de Wal- ter Benjamin — avec les photographies que Germaine Krull lui offrit des passages parisiens — m’aura enseigné & mieux voir le temps dans cet espace anachronique ou les « magasins de nouveautés », comme on disait {la mode cheap des boutiques d’aujourd’hui), coexis- tent avec ce cété « antiquisant » et « collectionneur » des numis- mates, des fabriquants de tampons ou des échoppes de cartes postales. Ilya bien des gens qui se croisent dans les passages pari- siens, et chacun porte avec soi une temporalité différente : touristes ou affairés, de passage ou du quartier, restaurateurs, marchands d'images, de vétements, voire de plaisirs [au bout du passage des Panoramas, ily a un « hammam pour hommes » avec un grand platre de Dionysos, une porte-miroir et une publicité qui vante 'ambiance « Rome antique » du lieu). Le touriste et (amateur d'art, dans les passages parisiens comme ailleurs dans les rues d'une capitale, se reconnaissent & ce qu’ils an regardent presque toujours vers le haut : vitrines, ver architecturales. J'ai limpression que, pour me fond pour mieux le voir et Uhabiter, il vaut fa peine de le re aussi intensément, vers le bas. L'autre jour jétais 4 lets ma joie d'admirer le prodige des coupoles et celui des en Rorschach — comme les doubles pages d'un grand lj teres — sur les parois de Sainte-Sophie. Au bout d'un m suis apercu a quel point le sol, Lui aussi, racontait la spl moréenne du lieu, sa mémoire en morceaux éclatés, ree jamais disjoints, selon un travail du matériau qui, sije pul tout vu passer depuis des siécles et des siacles, toute qu‘on réverait de déchiffrer dans l'écriture en labyrinthes sures. Ici, passage des Panoramas, c'est un peu la méme cho sur une période plus courte : le temps s'y écrit 8 méme | mosaiques de pas-de-portes, en effacements de carreaux, d'inscriptions, en survivances de motifs inapercus. Un peti passage des Panoramas peut alors dignement ressemble une paroi de Sainte-Sophie, méme si le bout d'a cété englouti sous sa moderne chape de béton. Cela va et vi finira pas. Cela disparait sans cesse mais survivra par bribes, ¢ un leitmotiv souterrain, c'est-a-dire comme un Leitfo: mémoire du sol que chacun foule aux pieds dans oubli d'y pense (Julius von Schlosser, Histoire du portrait en cire [igml], trad. E. Po Paris, Macula, 1997. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIx¢ livre des passages [1927-1940], trad. J. Lacoste, Paris, Editions du 1989, p. 65-125) (26.04.. Pas de porte avec anfractuosités Innombrables, les hommes qu’elle a pris dans ses bras et qu'e laissés venir en elle pour un peu d'argent. Innombrables, les nui sur la Rambla de Santa Ménica, a attendre, & ferrer le client, & nég cier un peu, 2 monter dans la chambre, & se déshabiller, a fail amour, a se laver et se rhabiller, puis 4 redescendre, encore encore, vers le méme pas de porte pour attendre le nouveau client. 378 nnorbrables fatigues, innombrables rires ou pleurs, vraies ou fqusses fetes, peurs, innombrables alcools, choses du commun. Et innombrable, immense solitude, peut-étre. Cela fait longtemps quelle a vieilli et qu'elle s'en est allée. Une gutre, sous le méme pas de porte, a remplacée, a travaillé, vieilli, et cen est allée elle aussi. Sur le pas de porte, le marbre blanc salia garde cette relique tres paienne : les deux traces de leurs talons, alors quielles feisaient « le ped de grue » ou « battaient la semelle », comme ondit, dans la nuit de Barcelone, & attendre, attendre, attendre. (Juan José Lahuerta, « Se calienta el marmol », Acto, n° 4, 2002, p. 122-129] (20.12.2014) prendre, sur une table, les pierres au mot Ala fin de année 1991, un poete recopie quelques lignes d'un dis- cours sur la méthode prononcé par lui quatre ans plus t6t : « Je tra- vaille sur une table. Jy ette, 2 plat, une collection aléatoire d”"objets de mémoire”, qui restent a formuler. Au fur et & mesure que s'élabo- rent les formulations, des relations logiques {non causales) peuvent apparaitre. Tel est le dispositif de base qui permet la mise au jour 'éventuelles connexons logiques. Alexandre Delay parle des pierres qui, du fait de la gravitation, remontent incessamment ala surface des champs. Ces relations logiques [de Lordre du langage] forment entre elles des réseaux imprévisibles, inouis. C'est la que “soudain, on voit quelque chose”, qu'un autre sens surgit, méme & propos dan ciennes choses. Ace moment-la, un énoncé devient possible. Je dirai méme qu'il simpose alors avec la force de lévidence. » Le poate se souvient alors que, deux ans aprés avoir prononcé de telles paroles, il aura fini par appliquer cette méthode, non pas aux mots, mais aux pierres mémes qui lui avaient servi de métaphores pour les mots. Fagon, donc, de prendre les pierres au mot: « En été quatre-vingt-neuf, je me suis mis & ramasser des cailloux et des bouts de verre sur les plages de Paros et de Délos. Puis, dans les rues de Moscou et de Léningrad, des fragments colorés de facades et des mor- ceaux de goudron. En été quatre-vingt-dix, des lapil et de la terre vio- lette au-dessous des volcans de Madére. J'ai recueilli ces objets dans 319 des enveloppes blanches sur lesquelles j'inscrivais seruy le lieu exact, le jour et Cheure de la cueillette, De retou Vidais, séparément, le contenu des envelopes sur des ta plongeais dans la contemplation (théorie] des cailloux, mois je les ai observés et j'ai consigné par écrit mes 9 J'étais, en somme, devenu traducteur de cailloux, » (Emmanuel Hocquard, Théorie des tables, Paris, POU Dans quel sens un geste est-il antique ? Dans la seconde partie de la Recherche, c'est-a-dire A Vom Jeunes filles en fleurs, le narrateur proustien discute avec sur art de la tragédienne Berma dans Phédre. Selon « dans la scéne oi elle reste le bras levé a la hauteur de — précisément une des scénes ow on avait tant applaudi — el su évoquer avec un art irés noble des chefs-d'ceuvre qu'elle 1 peut-8tre d'ailleurs jamais vus, une Hespéride qui fait ce g une métope d’Olympie, et aussi les belles vierges de Uanci théion ». Comment, alors, s'est opérée la transmission 2 « C atre une divination, poursuit Bergotte, je me figure pourtan va dans les musées. » Un peu plus loin, il dira se rappeler qu Berma fait aussi dans Phédre « avec la main le mouvement d'Hi dans la stéle du Céramique [le cimetire antique d’Athénes}, c’ art bien plus ancien qu'elle ranime. [..] ly a la bien plus d’antiquit que dans bien des livres ». Bergotte a raison : ily a dans un seul geste, potentiellement, d'antiquité que dans bien des livres. L’antiquité du geste — le comme réminiscence de temps enfuis, de temps enfouis — est u: idée justement qu’a (époque de Proust élaboraient des penseurs 0 des poétes tels qu’Aby Warburg, Sigmund Freud ou Rainer Maria Rilke. Je constate cependant que Bergotte butte encore sur la di culté ouverte par son modéle de transmission artistique : la Berma a-telle vu la métope d'Olympie ou la stéle du Céramique ? Mais est- ce bien une question de culture ou de visites dans les musées ? Et si_ 4 la question, tout simplement, était mal posée ? Et s'il fallait inverser la perspective ? Patience : ne renversons pas immédiatement les 380 choses en paradoxes de simples commutations temporelles : ne fei- gnons pas établir que la métope d’Olympie sest inspirée de la Berra plutot que le contraire. Ce ne serail quinverser les antécédences tem- porelles, mais en gardant intact le modale classique de la transmis- Pion. Or, c'est bien ce modéle-la qu'il s'agit de mettre en question Ce que Warburg, Freud ou Rilke ont proposé était un modéle de survivances, non de transmissions. Les différences entre survivances at transmissions — dans le sens usuel des traditions, iconogra~ hiques par exemple — sont nombreuses. Ce que exemple de Proust Tne suggere se résume, pour le moment, a une constatation tres sim- ple : si le geste de la Berma peut étre dit, en un sens, plus ancien que celui de [Hespéride sur la métope d’Olympie, c'est que le corps humain existe depuis bien plus longtemps que toutes les métopes, tous les temples et tous les musées du monde. Le geste pose une question d'anthropologie avant de se soumettre aux références d'une culture artistique transmise historiquement d’ceuvres en ceuvres. Si une douleur psychique intolérable me donne Limpression qu'elle ne Gapaiserait qu’a ce que je m’arrache la téte, alors je porteral spon- tanément les mains vers mon front, mes tempes, mes cheveux. Et je rejouerai ainsi, sans avoir voulu ni connu, les gestes de lamentation les plus antiques. Alors, d’oU vient cette antiquité ? Elle ne vient pas seulement du passé. Elle vient avant tout d'une actualité de la sen- sation corporelle, qui fait se répondre la psyché — avec toute sa mémoire inconsciente — et le mouvement tout simple de prendre sa téte entre ses mains. (Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Il A lombre des jeunes filles en fleurs [1919], éd, P. Clarac et A. Ferré, Paris, Gallimard, 1954. p. 470-471) (30.12.2014) Au vu et al'insu Crest un paradoxe de tous les jours. Ila trouvé son paradigme littéraire avec la célébre Lettre volée d’Edgar Poe. C'est le paradoxe que nous ne voyons pas, le plus souvent, ce qui se trouve ici méme, juste devant nous, sous notre nez. Et justement parce que c'est sous notre nez : trop proche, trop évident pour étre questionné ou méme, simplement, 381 regardé regarder, ne serait-ce donc pas, tout simpl au monde une question nouvelle par choses visibles Crest le paradoxe des choses qui sont au vu etd Uinsy de Scobserve partout dans Chistoire de la peinture [mais coy ver ce qui est « au vu et & insu de tous », sinon en t constamment déplacer nos regards, nos questions 7 Prado, te souviens-tu par exemple que, dans la célbre des Andriens de Titien, juste devant toi, un petit garcon de pisser ? Te souviens-tu qu'il pisse carrément sur le e¢ merveilleuse nymphe dénudée, cette nymphe du premier p vement renversée en arriére (endormie ou réveuse, voire jou et que tu n’as pas pu ne pas voir ? Regarde : il souléve sa chemise (on dirait, aujourd'hui, s et il pisse sans vergogne. Derriére lui dansent deux adul homme et une femme rivés (un & (autre par un regard évi sexuel. Tout prés, jonchant le sol, des verres renversés, de la va une partition musicale avec une chanson a boire. Un peu plus sur la colline, un vieiltard nu, jambes écartées, cuve son p bacchanale du Titien serait donc une sorte de pique-nique ostensiblement livré aux désordres obscénes du vin, du cha désir Ily a beaucoup de gens nus. C'est, en un sens, bien pl que Le Déjeuner sur herbe de Manet. Philipp Fehl, qui fut un rien de Uart assez original — Viennois immigré aux Etats-Unis en il fit partie des interrogateurs de nazis au tribunal de Nuremb développa une activité artistique parallélement a ses recherche savantes sur lart de (Antiquité et Uhumanisme renaissant —, a pr posé une facon judicieuse de comprendre l'image du Titien a tra les paradoxes enchassés du vu et de Uinsu. Dans ce tableau, dit-il substance, les personages modernes [vétus a la made du XVIes ne voient pas comme tels les personages antiques (plutét dénudés avec lesquels ils font pourtant foule et féte. Les corps antiques ne sont que des allégories : ainsi, la nymphe que nous trouvons si belle. au Prado ne serait vue par les autres personnages du tableau que pour ce quelle allégorise, & savoir une source ou une rivigre. Selon cette interprétation, donc, (enfant que nous voyons pisser sur la nymphe [si nous voulons bien le voir) ne verrait, \ui, qu'un petit cours d'eau propice & se soulager. Que ce soit dans ou devant image, done, personne ne semble voir la méme chose devant les mémes choses. Lecon de (modestie du) regard ? (Titien, Bacchanale des Andriens, 1523-1525. Madrid, Museo del Prado. Philipp Fehl, « The Hidden Genre : A Study of the Concert Champétre in the Louvre », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, XVI, 1957, n° 2, p. 153-168] (16.12.2014) Image, langage : Uautre dialectique Cher Jacques Ranciére, ILy a bientét trois ans, vous avez eu la générosité de prendre au sérieux la « politique des images » — disiez-vous — inhérente mon travail récent’. Venant de vous, qui aviez notamment publié en 2003 un Destin des images et, en 2006, une Politique de la littérature, cela ne pouvait qu’augurer de fortes problématisations. Vous avez semblé admettre, depuis votre propre élaboration philosophique, que je puisse avancer la formule, apparemment provocante, selon laguelle « les images prennent position » en tant que telles, ou plutat en tant qu’elles deviennent telles & travers un montage leur conférant cet efficace méme, qui est politique {la position comme ouverture de dif- férences si ce n'est de conflits) autant que structural [la position comme jeu de places si ce n’est de fonctions). Cela supposait, entre autres choses, que la relation de Cimage au langage fat tout autre qu'une relation d’illustration plus ou moins adéquate ; et que la relation du langage & image fit tout autre chose qu'une relation de pur déchiffrement. Quelle relation, quelle « autre dialectique », ainsi que vous le formuliez vous-méme, faudrait-il donc mettre en ceuvre ? Il ne vous a pas échappé, alors, que cette « autre dialectique » supposait elle-méme un double travail ou, pourrait-on dire, une double confiance accordée sur les deux tableaux en méme 1 Note de (éditeur: Référence & la communication faite par Jacques Ranciére lors du colloque Images — Passions — Langages. Autour de leuvre de Georges Didi- Huberman qui s'est tenu 3 Paris le 11, 12 et 13 juin 2013 [BNF/Musée d'Art et d'His- toire du Judaisme/Centre allemand histoire de Cart], Lessentiel des arguments de cette communication est repris dans le présent volume, dans le texte de Jacques Ranciére intitulé « Images relues » 383 temps 3 limage et au langage : a la consistance visuelle par-dela sa fonction strictement représentative, autant qua sance imaginative du langage par-dela sa fonction stricter mentative. Il est, certes, toujours utile — et souvent nécese savoir ce qu'une figure visuelle représente ; il est évidemmer de décrire ou de « lire » une image en construisant sa « lec maniére rigoureuse et argumentative, ainsi qu’Erwin Panofs| donné quelques exemples magistraux. Mais faire cela, ce pi que la moitié du chemin. Et (on sillusionnerait complétement « résoudre » une image par une opération de langage qui lu « rendre raison ». On ne fait rendre raison qu’aux personnes choses suspectes, celles dont on a décidé, par avance, de se mi C'est la méfiance séculaire des gens raisonnables a Uégard de: les sortes d’illusions, ou celle des policiers 4 (gard de tous vidus passe-frontiéres. 4 Contre cela, dites-vous, j‘aurai donc « pris le parti des imag Mais quels genres de risques cette décision engage-t-elle ? Vo répondiez, en conclusion de votre discours de 2013, par les deux m « excés » et « podsie ». Je les ai pris pour les plus grands comp ments qui puissent m’étre faits — et, en méme temps, j'ai bi quiily avait déja la, pour vous, quelque chose qui cloche. C'est cag me confirme la lecture de lessai que vous venez juste de propos pour le catalogue de l'exposition Soulévements qui va, dans quelq mois, se tenir au Jeu de Paume. S’agissant de la puissance imagina tive du langage, vous introduisez d’emblée un soupgon quant a Faura_ sémantique du mot « soulévement » : « Qu'y a-t-il au monde qui ne se souléve ? C'est & cela que la vie se reconnait : le battement sous _ (a peau, la respiration qui souléve imperceptiblement le drap, le vent qui meut également la poussiére qui est le symbole du rien et la vague qui sert de symbole au tout Comment alors ne pas inclure dans. la grande respiration de la vie qui se souléve le moment ot les vagues de populations [...] se déversent bruyamment dans les rues derriére des poings levés ou des drapeaux qui claquent dans le vent ?» De tels lyrismes, sous votre plume, ne sont en réalité que des parodies : soit une entrée — ironique — en matiére pour la critique que vous entendez mener contre toute cette « poésie de l'excés » qu’appelle, en effet, le mot « soulévement ». Vous évoquez Flaubert, et c'est sans doute pour mieux révoquer le romantisme hugolien de Uémeute-tempéte qui court sur tant de pages des Misérables. Ainsi, a j a lorsque vous répétez la formule « comment ne pas...» il me semble comprendre qu'il sagit, pour vous, et de reconnaitre cette puissance imaginative du langage, et de [a mettre & distance comme une espace ge pente fatale qu'il reviendrait au philosophe de critiquer & tout prix. « Comment ne pas...» devient alors la formule de votre irnpératif caté- gorique : celui de se dessaisir de toute la fascination — associative, visuelle, fantasmatique — inhérente a la « poésie » de certains mots comme de certaines images Mais, pour ne pas étre emporté par ces mots trop voyants — trop chatoyants, trop kitsch ou trop riches d’harmoniques, donc d’ambi- guités —, ne risquez-vous pas de retomber dans (orniére que vous aviez accepté de dénoncer, celle d'un langage univoque ou. tout au moins, d'une dialectique standard ? Langage univoque : c'est lorsque vous ne voyez dans la vague, pour finir, rien de plus que ce qu'un ico- nographe y « lit » sans tropy refléchir, & savoir un tres général « sym- hole de liberté ». Dialectique standard : c'est lorsque, dans votre discours de 2013, vous vous employez 2 « dé-dramatiser » mon inter- prétation du montage brechtien ol (on voysit le maréchal Rommel penché sur une carte d'état-major, des femmes ukrainiennes pleu- rant leurs parents morts et le pape Pie XIl photographie dans le geste de bénir les fidéles. Vous rappelez, & raison, ce qu'un tel montage doit aux dessins-charge de Ciconographie politique ol les pussants qui commandent se trouvent mis en regard des pauvres gens qui souf- frent : Rommel versus les femmes ukrainiennes, donc. C'est le mal incarné contre la bonté méme, c'est Lexploiteur contre Vexploité. ‘« Le montage des trois images, écrivez-vous en conclusion, ne dit rien de plus que ces dessins-charge. » Il y a pourtant bien quelque chose de plus que cette simple dualité, puisqu’il y a trois images et non pas deux. Vous voyez une structure 4/8 (un face-a-face parti contre parti) 14 04 Brecht, visuellement, a besoin d'une autre posi- tion exigeant ce supplément, ce troisiéme terme, pour forme’ un ABC de compréhension plus dialectique et plus profonde. Compréhension plus ouverte aussi, parce qu'elle appelle nécessairement une multi- tude d'associations, donc d'occasions pour penser ce qui lie les trois images entre elles, par exemple : la double face du pouvoir (militaire et religieux, « technique » et « spirituel »I ; [ambivalence contenue dans le geste de bénédiction papale [geste de paix et de lacheté poli- tique en méme temps] ; les ressemblances et les contrastes multi- ples des corps voués 8 tuer [Rommel), & pleurer les morts [femmes] 385, et a prétendre pardonner, voire justifier, tout cela depuis vue d'un Bon Pasteur (Pie XII; les paradoxes d'une anti gestes lisible dans ces images, qu'il Sagisse des gestes pour une proie ou pour embrasser une absence... Comment tout cel rait-ilpas mis au travail, ainsi qu'il le disait Lui-m&me, un met scéne — ou metteur en gestes — tel que Bertolt Brecht 2 Loin de cette ressource, cependant, vous finissez par ne vo les images visuelles que de pauvres tautologies (« image d'un nageant vers le rivage, écrivez-vous, n'est que Uimage d'un nageant vers le rivage ») | oti seul le langage aurait, selon y capacité 8 construire un rapport authentiquement dialectique, pression d'image dialectique — qui vient, en effet, du dialectici moins orthodoxe qui fat, Walter Benjamin — peut-elle encore. dan es conditions, avoir un sens pour vous ? D'un cdté, vous vous raid sez de méfiance lorsque vous lisez un texte oil les images litté vous semblent « accomplir déja ce qu'felles] désignent » par leur pre mouvement d’emphase, de lyrisme ou de dramatisation (poésie de Uexcés ou excés de poésie). D'un autre cété, vous tournez le aux images visuelles lorsque vous postulez tout implement — da un autre passage sur (ABC de la guerre de Brecht — qu’elles « disent rien » [langage du néant ou néant de langage] Or, ce que vous refusez ainsi aux puissances imaginatives du lar gage — du moins dans les exemples tirés de mes objets ou de m modes de travail —, vous le refusez plus encore a la consistan visuelle des images en tant que telles. C'est un paradoxe au regard du fait que, par différence avec toute une tradition de la philosophie académique qui n‘avait vu dans les images de ‘art qu'une éventuell cerise [esthétique] sur le gateau de la pensée (ontologiquel, vous ave courageusement pris les images au sérieux de leur immanence, jusqu’a développer une remarquable approche de la politique sous angle du Partage du sensible. Tout votre parcours philologique [ten trée dans le matériau, celui de Uarchive dans le cas de vos travaux sur la parole ouvrigre] vous prédisposait & suivre les méandres, voire les extravagances ou les excés, de cette immanence des images ; mais votre position philosophique semble, par contraste, marquée par un arrét, voire un mouvement de recul, devant cette immanence méme. Partage du sensible : votre pratique philolagique souvent orientée vers létude de contre-discours comme vos prises de position philo- sophiques aboutissant presque toujours a la production de tels 386 contre-discours, tout cela temoigne bien de votre propre passion du portage, 8 entendre bien siir dans toutes les harmoniques de ce mot, depuis ce qui veut trancher (mésentente, dissensus) jusqu’a ce qui peut redistribuer (démocratie, égalité). Mais le sensible ? Comment faites-vous, non seulement avec le sens, mais avec les sens ? Avec les sensations, voire les sentiments ? Je vous ai plusieurs fois posé la question — lors d’échanges publics autant que privés — sur Lab- gence remarquable de Maurice Merleau-Ponty, ce grand penseur du sensible, dans votre travail, alors que les relais théoriques, histo- riques et méme biographiques sont la, évidents (prises de position antistaliniennes, médiation de Claude Lefort, investissement du champ esthétique...]. A chaque fois vos réponses mont semblé déce- yantes, défensives, non argumentées : « Ce n'est pas ma tasse de thé », disiez-vous simplement. Voila, peut-étre, ol! la passion du partage se révéle entrer chez vous en conflit avec votre intérét pour le sensible. C'est une chose — et considérable : (une de vos grandes contributions théoriques — que de poser la question du « partage du sensible » dans Chistoire des pratiques artistiques envisagée sous son aspect politique ; mais c'en est une autre que de voulair, devant chaque objet esthétique, « partager le sensible » entre ce qui peut y étre « lu » et ce qui n'y « dit rien ». Si je devais, de ce point de vue, formuler la difference entre nos deux attitudes & gard du sensible, je dirais que vous cher- chez constamment a en désintriquer les composantes — les unes profondes et les autres superficielles, les unes émancipatrices et les autres régressives, les unes acceptables et les autres critiquables — quand je chercherais plutot a y « lire », « relire » ou « relier » Uintri- cation elle-méme. Cette derniére attitude ne fait pas mystére d’étre redevable, cété psychanalyse, aux principes freudiens de la « non- omission » ou de la « surdétermination », de (« aprés-coup » ou du « retour du refoulé » ; cété philosophie, aux réflexions de Merleau- Ponty sur le visible ou ses engagements de méthode, quand il disait par exemple : « Toute analyse qui déméle rend inintelligible » ; et, cété histoire de lart, 8 Ceffort presque tragique d’Aby Warburg pour « lire » et « relier » & n’en plus finir des significations derriére d'autres signi- fications, selon une éthique de la connaissance qui se refusait 8 tout rétrécissement des puissances imaginatives telles qu'une « science de la culture » (Kulturwissenschaft) pourrait seule en retracer les his- toires comme les territoires multiples. 387 Le probléme que pose image & toute tentative de « lecture dig. criminante », c'est que lorsque vous tirez un seul fil, la pelote entiére vient vers vous au risque de vous sauter & la figure. Limage appelie le sensible, mais le sensible implique le corps, le corps Sagite de gestes, les gestes véhiculent des émotions, les motions ne vont = sans inconscient, et Uinconscient lui-méme Suppose un neeud de temps psychiques, de sorte que c'est toute la modélisation du temps et de thistoire elle-méme, y compris politique, qu'une seule image peut remettre en jeu ou en question. Vous considérez introduction de la « survivance » — le Nachleben de Warburg tel que je le fais tra. vailler — comme un « principe actif de division du temps » ; mais est ici trop donner au paradigme du partage, puisque la survivance est plutét ce qui, dans une image ou dans un geste, ne permet justement plus de « diviser les temps », par exemple entre ce qui y serait passé (remémoré], présent (agil ou 4 venir {désiré) Une image se partage, bien heureusement: c'est méme un médium exemplaire pour la constitution sociale — aussi bien proten- sive qu’active et mémorielle — de nos histoires communes. Mais. une image ne se laisse pas sans dommage diviser en parts, & moins de considérer la « lecture des images » comme une autopsie, soit une opération dans laquelle connaitre et mettre 4 mort — pour mieux iso- ler les organes sains des organes malades, par exemple — iraient de pair, selon un fantasme épistémique qui remonte peut-étre bien a la métaphysique aristotélicienne elle-méme (quand il est exigé que Socrate soit mort pour qu'on puisse dire de lui, philosophiquement et définitivement, qu'il est bon). Nécessaire est la critique des images, bien sGr, mais a condition de savoir ne rien oublier de leurs complexi- t8s ou, mieux encore, de leurs implexités. Alors qu'il parlait dans son Esthétique du coloris incarnat — qui méle profondeur et surface, cou- leurs bleues des veines, rouge des artéres et jaune de la peau —, Hegel utilisa lexpression magnifique ein Ineinander : « un Cun-dans- Uautre » [non par hasard, c'est par cette « implexité » de la couleur que j'eurai commencé, dans La Peinture incarnée, a réfléchir sur ces questions]. Voila quelque chose qui a, sans doute, une structure dia- lectique, mais qui ne se laissera jamais « partager » en trois éléments distincts — veines, artéres et peau ou thése, antithése et synthése — . 8 moins de disparaitre purement et simplement. Les images sont de telles « implexités ». Mais comment « lire une implexité » ? Pas plus qu'on ne peut séparer Uhuile de la peinture 388 dans une peinture a Chuile — une fois que le peintre a fait le mélange et a transformé tout cela en image de (art —, on ne pourra séparer dans les ceuvres visuelles ce qu'elles impliquent sur un plan qui est tout a la fois matériel et psychique, sémiotique et phénoménologique. Cest une question de médium, justement : Uhuile est nécessaire et inseparable au pigment en poudre pour que celui-ci parvienne a faire image. Or, ce qui apparatt d'Eisenstein & Warburg et de Freud a Mer- eau-Ponty, jusqu'a se constituer en anthropologie du visuel, c'est que \e pathos constitue — du moins en Occident — un medium privilégié du fonctionnement des images. Vous aifirmez avec bon sens, chez Jacques, que (motion n'est pas « dans » Limage, qu’elle est une simple affaire de réception spectatoriale, et qu'elle n'appartient donc pas la constitution de Cimage en tant que telle : « Lartiste, écrivez- yous, sait bien que, sur les écrans des cinémas, comme sur les murs des musées, il n'y a pas d’émations. Il n'y a que des images. » C'est l& jouer, pour la réfuter aisément, une relation d'inclusion logique (motion « nest pas dans » limage, ce sont deux classes distinctes) contre la relation toute différente qui semble plutat a [ceu- vre : une relation d'implexité phénoménologique [!émotion « est impliquée dans » image, les deux étant faites pour que Tune soit le médium de autre, et pour que, dés qu’elles apparaissent, elles soient inséparables|. Vous dites qu'il m’aura fallu « recadrer la lecture des images » de Harun Farocki pour « rendre droit & Uidentité de actif et du pathique ». Mais mon propos n’était ni de « recadrer » [au sens ou il sagirait de se recentrer sur quelque signification essentielle de Limage) ni d’affirmer une « identité » [notion que les images ne ces- sent de malmener de toutes les fagons possibles] : plutét de com- prendre la « vie dans les plis » de limage, si ‘ose parler ainsi — avec un poate —, pour tenter de décrire la surdétermination de tout ce qui y remue, de tout ce qui s'y implique en effet. En « lisant » dans le soulévernent du Potemkine « le contraire de la déploration matinale des vieilles femmes et non simplement sa transformation », vous répétez en quelque sorte ce méme type de rai- deur conceptuelle en privilégiant de facon unilatérale un rapport logique sur un processus phénoménotogique. Car, du point de vue phénoménologique, la « transformation » n'est en rien le contraire de la « contrariété »... Ily a beau temps qu’Aby Warburg a étudié les « formules de pathos» en termes de métamorphoses « polarisantes » ou « dépolarisantes », et que Sigmund Freud — s'agissant de pul- 389 sions, de fantasmes ou de symptémes, c’est-a-dire d'ér chiques, d'images ou de gestes — a parlé de la « transform le contraire » (Verwandlung ins Gegenteill : ce qui advient, dans la dramaturgie du Potemkine. Et sans que le pathos d autour du cadavre de Vakoulintchouk doive étre jeté aux comme un simple « moment faible » de Uinsurrection elle- colére qui nous souléve est le contraire du lamento qui nou sans doute ; mais ce que raconte Eisenstein est, précisément dont une lamentation [pas encore politique] peut faire si colére [déja politique]. Vous semblez contrarié, cher Jacques, lorsque quelque Con pourrait sommairement nommer « Lirrationnel » pointe devant vous ou sur des sujets qui vous tiennent a coeur. Vous rappeler, devant ma lecture benjaminienne des montages br que Brecht lui-méme « in petto se disait “effrayé” par la” benjaminienne de (aura »... Le pathos, & vos yeux, serai comme aura ? Cela ne fleure-t-il pas Uarchétype ou les g humains « venus du fond des ages », comme vous Uécriv défiance envers la notion de survivance ? A moins que cela ne fi dans quelque « sublime postmoderne » que vous avez légitimem critiqué avec ardeur ? Il ne s'agit pourtant ni de Jung ni de Lyota ne s‘agit pas des prestiges de la pulsion intemporelle, mais de toire culturelle des images et des « formules de pathos » qui y impliquées dans la longue durée de la culture occidentale. Commi donc « lire » cela ? La méthode déductive héritée de Panofsky a po ses fruits sur le plan d'une lisibilité entendue comme déchiffrer En mame temps elle 2 montré ses limites, liées aux apories d'une raison qui, devant les images, ne cherchait qu’ « expliquer » « thémes et concepts » en reculant devant toute imagination diale tique comme devant toute écoute de Uinconscient, Contre ce modéle axiomatique et déductif, Walter Benjamin — la m&me époque que Panofsky et sur des objets trés proches, com la Mélancolie de Durer — a formulé une tout autre voie pour la lisibi- lité des images : une voie heuristique et « constellative ». Une voie qui n’était pas mystique, mais au contraire attentive a limmanence, C'est-a-dire aux corps, aux désirs, aux associations d'idées et 8 leurs « signes » d’avant toute écriture : « “Lire ce qui n‘a jamais été écrit” ("Was nie geschrieben wurde, lesen”). Ce type de lecture est le plus ancien : la lecture avant tout langage, dans les entrailles, dans les 390 atoiles ou dans les danses. Plus tard vinrent en usage [es éléments intermédiaires d'une nouvelle fagon de lire, runes et hiéroglyphes Tout porte 8 croire que jelles furent les étapes par lesquelles le don, mimétique {mimetische Begabung], autrefois fondement des pra- fiques occultes, trowva accés 8 Lécriture e| ay langage. » Les entrailtes (ou le viscéral), les étoiles {ou le sidéral] et les danses [ou le gestuel] n’ont pas cessé de mouvoir ou d’émouvoir notre constitu- tion anthropologique : elles innervent encore toutes nos images pré- centes. Mais on ne parviendra pas & les « lire » si onne cherche qu’a les expliquer ou les déchiffrer comme un langage standard : cest la tine butée de (a raisonen face des images. On pourra le faire ayimpli- quer — & nos risques et perils, je le sats bien — un travail de Uimagi- nation susceptible de trouver cette « autre dialectique » née des montages qu'un atlas de photegraphies ou qu’un film auront su met- tre en ceuvre. Avec ce dissensus, cher Jacques, je vous redis mon amitié. (Jacques Ranciére, Le Destin des images, Paris, La Fabrique Editions. 3009, Id, Politique de la littérature, Paris, Galilée, 2006. Id., « Georges Didi-Huberman, la politique des images », Intervention 2 colloque Images, passions, langages. Autour de Cceuvre de Georges Didi-Huber- man, dir. E. Alloa, A. Beyer, P. Geimer, L. Schwarte et S. Weigel, Paris, Bibliotheque nationale de France-musée dart et d Histoire du judaisme, 2013 Lrepris supra Pp. 351-368). /d., « Un soulévement peut en cacher un autre », Soulévements, dir. G. Didi-Huberman, Paris, Jeu de Paume- Gallimard, 2016, p. 63-70. Id, Le Partage du sensible. Esthétique et poli- tique, Paris, La Fabrique Editions, 2000. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et linvisible (1959-19611, éd. C. Lefort, Paris, Gallirnard, 1964, p- 322 Georges Didi-Huberman, La Peinture incarnée, Paris, Minuit, 1985, p. 20- 98. Walter Benjamin, « Sur le pouvoir d’imitation » (1933), trad. M. de Gan- dillac revue par P. Rusch, CEuvres, 1, Paris, Gallimard, 2000, p. 363 Georges Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inguiet Lewil de Uhistoire, 3, Paris, Minuit, 2011, p. 9-79. !d-, Peuples en larmes, peuples en armes. Leeil de Uhistoire, 6, Paris, Minuit, 2016.) 391

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