20 mai 1969 : Yves-Guy Bergas, 38 ans, recoit a Paris,
le Prix Albort-Londres, qui récompense le meilleur grand
reporter de l'année écoul6e, pour sa série d'articles sur le
Biafra (parue en aott 1968 dans « France-Soir »). Le
23 mai, dans son journal, le lauréat lit cette dépéche
‘expédiée de Colombie : « Une famille préhistorique cap-
turée prds de La Podrera, dans le tottitoire de !/Ama-
zone, Les Indiens inconnus découvrent Ia civilisation et
la grippe. Ils ne connaissent pas le sel, ne parlent aucune
langue connue, utilisent des haches de silex. » Le 29 mai,
Borges sauto dans l'avion de Bogota, Son plan est
simple : aller La Pedrera, devonir I'ami do la famille
préhistorique. La ramener dans sa case au fond de la
jungle en comptant sur cette amitié pour prendre, avec
Je minimum de risques, contact avec la tribu. Au moment
04 les hommes s‘approtent a marcher sur la Lune, Berg’s
va faire un extraordinaire voyage a reculons dans le
temps : de I'an 2000 a I'age de pierre. La-bas, envoys
spécial de « France-Soir » se renseigne. On lui dit
« Comment, vous ne connaissez pas l'histoire de Julian
Gil? » Une prodigieuse aventure commence, qui va durer
deux mois.
yaar
MYT
Pendant que
les astronautes
marehent sur la Lune
des hommes inconnus
Wi) hero lanintlcs
il y@ 30.000 ans
™YVES-GUY BERGES
rand reporter & Franve-Suit, Yves-Guy Ber
‘est né le 22 septembre 1930 a Fes (Maroc).
as des études socondaires au Lycée Michel-
ntaigne de Bordeaux, il alterne pendant dix
des cycles de sciences humaines (psycho-
ie, sociologie, ethnologie) avec de grands
is solitaires & pied et en auto-stop autour
mond
jeporter photographe au Service Cinéma de
mée pendant les événemonts d’Algérie, il
érimente I'aventure-querre aprés 'aventure-
age. Collaborant tour a tour a Express, &
is-Match, & France-Sotr, etc... en 1964 il
Venvoyé spécial de « Cing colonnes & ta
s » au Congo. Journaliste complet, indiffé-
ment photographe, reporter, homme de
‘ou de télévision, Yves-Guy Berges met
| 4 peu au point une formule personnelle de
nd reportage, & base d'aventures vécues,
umour et d'action, Le Prix Albert-Londres,
récompense le meilleur grand reporter de
née, ul est décemé en 1969.
|
20 DO
3.0 BEAU
4
5
CUMENTS
OYAGES
v
‘ADRESSE
KART:
HISTOIRE
ON
CCHNIQUES
SCIENCES,
RELIG
cre__-YVES.GUY BERGRS
LA LUNE 4
EST EN AMAZONIE —
a
EDITIONS ALBIN MICHEL
22, RUE HUYGHENS
PARISA tous les Colombiens,
paléolithiques, catholiques, indios, blancos,
prolétaires, savants, libéraux et conservateurs,
mes fréres.
YG. B.ER=DES=ANTILLES:
Barrangull
ol
omedéitin
Drtanises
‘@BOGOTA
KE
CIFIQUE
Ce livre vous propose l'histoire d’un reportage pas-
sionnant et difficile. Il n'est pas donné tous les ans 4 un
reporter de tenter d’explorer le passé. Guerres et révo-
lutions sont généralement notre pature: en noir, en
jaune, en kaki, en tenue camouflée et méme en noir
et blanc, nous en yoyons de toutes les couleurs. Pour
changer, un coup d’Etat de temps en temps, un trem-
Dlement de terre, un incendie, un naufrage... Toujours
le drame. Toujours la violence... A ce régime, le témoin
professionnel risque de se blaser. Alors vient l'imprévu,
le sujet insolite, le «beau coup» qui séduit au pre-
mier coup d’ceil et réveille en nous le Tintin des pre-
miéres armes que l'on croyait définitivement endormi.
On regarde, on évalue, on soupése, on plonge, et dés
lors on est mordu : plus question d’abandonner, de lacher
prise ; c’est une affaire d’amour-propre, d'honneur. D’ail-
leurs le voudrait-on qu'il serait impossible de reculer.
Les engagements sont pris. Trop d’intéréts sont en jeu,
& commencer par les siens. Trop de gens paient, et font
confiance. Il faut y aller, et jusqu’au bout.
Le lecteur pourra trouver ici une aventure: le récit
que j'ai publié en septembre 1969 dans France-Soir («A la
Saver
W/COLOMBIE
9La Lune est en Amazonie
découverte des derniers hommes de I’age de pierre»).
S'il est pressé, qu’il commence sa lecture page 37, qu'il
saute les chapitres 6, 7, 8, 14, 15 et 16, qu'il survole
les autres et qu’il gagne directement I’impénétrable forét
qui se trouve page 133. Si, par contre, il s'intéresse aux
coulisses du métier, au travail d’artisan de l’enquéteur,
aux parties d’échecs et parfois de poker qu'il faut mener
contre notables, responsables, impondérables et vents ct
marées pour réussir malgré tout son reportage, alors
qu'il feuillette l'ensemble, visite le sous-sol, la cour et
le jardin. Ce livre a été concu en deux temps: le texte
publié dans France-Soir, écrit A chaud, racontait surtout
Vhistoire de Caraballo, "homme préhistorique: sa cap-
ture, sa séquestration, mes tentatives d’apprivoisement
et son retour 4 la liberté. Par la suite, en me relisant,
jfai cru bon ici et 1 de batir un décor, de situer une
action, d’expliquer une démarche, de préciser un carac-
tre, Certes, délayer efit été déloyal. Mais je tenais en
réserve quelques personnages et plusieurs anecdotes,
que la nécessaire concision des articles m’avait empéché
d'utiliser. La place qui, ici, ne m’est plus chichement
mesurée, m’a permis de donner air et relief & cette his-
toire et de vous y faire ainsi, vous qui me lisez, mieux
participer.
Tout commenga le 23 mai 1969, 100 rue Réaumur
4 Paris. A 10 heures du matin — autant dire a l’aube
pour la rédaction — une dépéche de I’A.F.P. en prove-
nance de Bogota tombait sur le téléscripteur de France-
Soir: «Yuca (pomme de terre): c'est a partir de ce seul
«mot qu’ils aient eu de commun que les savants colom-
«biens doivent essayer de percer les secrets d’une tribu
10
La Lune est en Amazonie
«indienne privée jusqu’a maintenant de tout contact
«avec la civilisation. La nouvelle tribu a été découverte
«par hasard dans l'immense forét vierge qui sépare la
«Colombie du Brésil. Son chef est d'une taille impres-
«sionnante : 1 m go. Mais avec ses lévres minces, sa peau
«couleur dorée et son nez droit, il se différencie A un
«tel point des quelque trente et une autres tribus d’In-
«diens dé) connues ct répertoriées de la région, que les
« anthropologues se demandent s'ils n'ont pas découvert
«les descendants directs de I’4ge de pierre européen qui
«auraient gardé intactes les traditions et les coutumes
«de leurs lointains ancétres
«En effet, la tribu n’a pas encore atteint 1’age du
«bronze: ses armes et ses ustensiles sont tous de pierre,
«fait d'autant plus étrange que la région qu’ils habitent
«est dépourvue du moindre caillou, Une lance de pierre
«effilée et une courte hache de bois noir trés dur consti-
«tuent tout leur équipement. C'est également en frot-
«tant deux pierres l'une contre l'autre qu'ils allument
«le feu.
«Peut-tre en raison de cet équipement primitif, les
«Indiens inconnus semblent essenticllement végéta-
«riens et leur alimentation consiste surtout en yuca
«(pomme de terre de consommation courante en Colom-
«bie) et en bananes. Mais la taille exceptionnelle de ces
«hommes — qui mesurent tous entre 1 m 7o et 2 métres
«— et la vigueur qui leur a permis de survivre dans
«des conditions aussi primitives font que les savants se
«demandent si ces Indiens n’auraient pas découvert une
«plante ou une herbe spéciale dotée de qualités énergé-
«tiques particuliéres.
IrLa Lune est en Amazonie
«C’est un extraordinaire concours de circonstances
«qui a amené la découverte de cette tribu isolée depuis
«des siécles dans la forét vierge proche de Amazone.
«En décembre dernier, un citoyen colombien, Julian Gil,
«tenta une expédition dans l'immense jungle de 100000
«kilométres carrés qui, aux confins sud-ouest du pays,
«s'étend entre les fleuves Putumayo et Caqueta. II dis-
«parut sans laisser de traces.
«Son frére Efrain, avec une escorte de quinze hommes,
«se mit A sa recherche, prenant comme point de départ
le petit poste frontitre de La Pedrera, habité ordinai-
«rement par un détachement de militaires colombiens
«et par quelques missionnaires. Pendant cing mois,
«Ffrain Gil explora sans relache toutes les pistes possi-
«bles, et c'est en se frayant & coups de hache un sentier
«A travers la jungle qu’il découvrit, par le plus grand
«des hasards, la tribu inconnue.
«La région est infestée de viptres particulitrement
«dangereuses, qui assuraient, en quelque sorte, la pro-
«tection de ces Indiens dont personne ne soupgonnait
«Texistence.
«Contrairement aux autres Indiens de Ia région qui
«yivent par petits groupes tres distants les uns des
«autres, la nouvelle tribu vit en communauté dans
«un vaste village abritant sept cents personnes. Les mai-
«sons de style primitif sont faites de pierre et de boue
«séchée, recouvertes de branchages. Les hommes y sont
«entigrement nus, leurs corps sont décorés de rayures
«transversales aux vives couleurs. Les femmes portent,
«en guise de bijou, un petit os blanc et poli passé en
«travers des narines.
12
La Lune est en Amazonie
«En voyant arriver 'expédition d’Efrain, les Indiens
«qui, de toute évidence, n’avaient jamais rencontré de
«Blancs, manifestérent de la crainte, mais aucune hos-
«ctilité. Ce qui les terrorisa en particulier, c’est l’aspect
«rondouillard d'un des membres du groupe: c’était Ia
«premitre fois qu’ils voyaient un homme gras.
«Le chef de la tribu, sa femme et ses quatre enfants,
«ont &é ramenés & la base de La Pedrera. Pour leur
«premier contact avec la civilisation, ils ont attrapé la
«gripe de Hong-kong, mais s'en sont remis et se prétent
«avec patience aux examens des anthropologues. »
Cette dépéche tombait bien. France-Soir venait d’ache-
ter les droits du plus grand reportage de tous les temps:
le récit des deux cosmonautes qui allaient bient6t mar-
cher sur la lune. A la technique ultra-moderne de
Vhomme de demain, Pierre Lazareff désirait opposer,
en un contraste hugolien, Ia survie de I’homme d’hier.
L’homme primitif contemporain de von Braun. Décrire,
en une saisissante ellipse qui embrasserait toute Phistoire
de Vhumanité, un voyage dans le temps qui serait le
contrepoint du voyage dans I’espace. La pérennité de
Vhomme et sa marche prométhéenne devaient ressortir
dévidence de cette coexistence du passé et de l'avenir.
Grand sujet! Vaste entreprise... Mais ce pélerinage aux
sources semblait difficile 4 réaliser: Papous, bushmen
d'Afrique du Sud, pygmées et aborig&nes d’Australie
ayaient été successivement pressentis et abandonnés.
La dépéche de Bogota était providentielle, inespérée.
Tout devenait simple. Provisoirement, la conférence de
rédaction de midi en fit quatre colonnes & la huit, illus-
13La Lune est en Amazonie
trées d’une carte sommaire, un titre en soixante tempo
demi-gras souligné: Les INDIENS INCONNUS DECOUVRENT
LA CIVILISATION... ET LA GRIPE, et un inter-titre: Son
FRERE AVAIT DisPaRU. Puis: «Coco, me dit Pierre Laza-
reff, vous allez passer huit jours avec cette tribu et
yous revenez avec un papier.» Et yoild comment on
écrit la préhistoire... Trois jours plus tard, je prenais
Vavion (Air-France, merci!) pour Bogota.
Ce n’était pas sans inquiétude que j’avais accepté de
partir. La trame de la dépéche, son style «& Vesbroufe »,
me donnaient quelques soupcons. Je savais par expé-
rience que certains confréres n’hésitent pas A engendrer
des serpents de mer chaque fois que la saison sy préte.
La marige me paraissait trop belle. Déja, ce que je
connaissais de l’Amérique latine me permettait de relever
certaines erreurs: Ja yuca, par exemple, nest pas une
pomme de terre, mais un gros féculent proche du manioc.
Par ailleurs, la taille prétée aux hommes — 1 m 7o 4
2 metres — me laissait sceptique, les Indiens connus
du bassin amazonien mesurant rarement plus de 1 m 70.
Un village de sept cents habitants allait trop & l’encontre
de tout ce que I’on savait de leurs coutumes. D'autre
part, les vipdres me paraissaient vraiment trop envahis-
santes et la lance de pierre effilée, comme la hache de
bois noir trés dur, dignes de figurer au «Catalogue des
Objets introuvables ». Plus grave, un coup de téléphone
passé avant de partir au Musée de I’Homme m'avait
appris qu’aucune information sérieuse n’était yenue con-
firmer la présence sur place des anthropologues colom-
biens annoncés par VA.F.P. «Toutefois, m’avait dit le
professeur Lehmann, cela ne veut pas dire que la now-
14
La Lune est en Amazonie
yelle est fausse. Tout en possible en Amazonie, Le mieux
est encore d’y aller voir. »
De la Colombie, je ne conservais que des impressions
vagues: j’y étais passé en 1956, au cours d’un périple
en auto-stop Alaska-Terre de Feu. J’avais gardé de Cali
le souvenir d’une mémorable beuverie en compagnie des
Ballets folkloriques de Panama (au cours de laquelle
je confondis désastreusement bouteilles d’aguardiente et
d'eau minérale); de Bogota, je ne me souvenais que
hotels sordides et de la quéte acharnée que je devais
mener auprés des ambassades, afin d’organiser des cau-
series pompeusement intitulées conférences qui me nour-
rissaient difficilement et me donnaient une couverture
@honorabilité définitivement gagnée depuis.
La Colombie 1969 a beaucoup changé: « Mesdames.
«messieurs, dans quelques instants nous allons atterrir
& Bogota. Vous étes priés d’attacher vos ceintures et de
ne plus fumer.» La phrase rituelle, aussi banale que la
plus stupide des clés, m’ouvre une fois de plus les portes,
de l'aventure. Nuages noirs, ciel bleu foncé : les couleurs
des Andes. Comme un fleuve entre les fantastiques ampli-
tudes dela cordillére, Bogota m’apparait enserrée dans ses
falaises vertes. Bogota ville-chantier ; 200000 habitants
aprés la guerre, 2000000 aujourd’hui. En approche
du terrain, les champs bien peignés, les fermes aux toits
de tuiles, les haies de saules et les bosquets d’euca-
lyptus, les sinueux chemins de terre, composent un
paysage sympathique et familier. Avec un peu d’ima-
gination, on pourrait se croire aux environs de Toulouse.
A 2.600 métres d’altitude, les hauts plateaux de Colom-
7sLa Lune est en Amazonie
bie, proches de I’équateur, posstdent un climat d’éternel
printemps.
Premiere impression: l’aéroport d’Eldorado. Entre
Jes vitrines d’émeraude et de café, qui sont A la Colombie
ce que le vin et les fromages sont & la France, des poli-
ciers gras et moites déambulent, l’uniforme et le teint
bistres, ton sur ton, tachés seulement par les points
noirs des yeux, des boutons et des moustaches.
16
Le lecteur — toujours vous — me pardonnera cer-
tainement, et ce avant la fin du volume, une digression
destinée 4 lui présenter la Colombie. La Colombie est
le pays révé pour un voyage dans le temps. Des hommes
primitifs, on peut certes en rencontrer au Brésil, en Aus-
tralie, au Congo. Mais mieux que le Brésil qui est & lui
seul un continent, micux que le Congo, I’Australic ou
la Nouvelle-Guinée (oi les tribus en yoie d’extinction
sont depuis longtemps connues des ethnologues), la
Colombie offre un panorama complet et ramassé de I’hu-
manité, ménage des étapes et des transitions. La Colombie
est un microcosme a I’échelle humaine: deux fois un
quart la France, 19000000 d’habitants. L’Etat le plus
méconnu de I’Amérique latine, protégé des curieux par
Ja susceptibilité ombrageuse de certains de ses politiciens,
n’est pas une nation, c'est une mosaique : des neiges éter-
nelles du pic Cristobal Colon (5774 métres) aux jun-
gles amazoniennes, elle a le privilége de posséder tous
Jes climats du monde. Ses villes s’étagent de I’hiver 4
T'éé, séparées par des vallées profondes qui sont autant
de siécles. Tous les ages du monde. Toutes les fleurs du
monde. Et aussi tous les hommes, du plus savant au
17La Lune est en Amazonie
plus primitif: c'est un Colombien, le professeur Guil-
lermo Otalora, qui a étudié & Houston les premigres
pierres ramenées de Ia lune. Ft c’est un autre Colombien
— que ses compatriotes ont appelé Bernardo Caraballo,
et que nous allons connaitre — qui utilise encore les
pierres de notre terre pour allumer son feu.
En somme, la Colombie est semblable & une planéte.
Et, comme toutes les planétes, elle a une face obscure
et une face éclairée. La face éclairée, c’est la Colombie
andine, favorisée par son climat, son altitude, son peu-
plement. Sa facade est Bogota. Bogota qui sera en quel-
que sorte notre camp de base, le cap Kennedy de ce
voyage dans le passé.
Seconde impression: Bogota-la-facade est encore le
brouillon de la grande cité qu’elle sera demain. Qua-
drillée & V'américaine, découpée comme une grille de
mots croisés, elle étale ses chantiers comme autant de
ratures. Elle trace ses lignes de batons: ses gratte-ciel
(compétition de prestige des capitales sud-américaines)
entre ses banques et ses églises. Ville froide et grise
plus allemande que latine, que ne parviennent pas 4
réchauffer les publicités au néon. De loin en loin, un
fot colonial, un clocher baroque, viennent rompre I’es-
thétique «boite 4 chaussures » de l’'urbanisme moderne.
Pourtant, malgré les buildings de quarante étages, les.
distractions et la culture rasent le sol: bottes miteuses,
crasse et désordre, vulgarité agressive des vitrines. Lour-
deur et ennui,
Troisitme impression: la rue. Les petits cireurs tra-
vaillent devant les grandes banques. Chapeaux et pon-
chos. Vendeurs de souvenirs, de fruits, billets de loterie,
18
La Lune est en Amazonie
prostitués des trois sexes, marchands de journaux et
de cigarettes A la piéce. Un Pigalle de bazar. Apercu
rapide sur les églises: christs peints, champs de cierges,
femmes a genoux; A la porte, mendiants d’apocalypse,
exhibant leurs plaies. Flics verdatres 4 la longue matra-
que déambulant avec des démarches de casseurs et fai-
sant la tournée des pourboires. Le pape rencontré dans
un bar mal famé — la visite, de Paul VI en 1968 fut
une opération promotionnelle trés payante pour le tou-
risme —; dessiné sur les verres, en blanc évidemment,
noyé tous les quarts d’heure jusqu’aux yeux dans la
mousse opaque d’une mauvaise bitre. Des Champs-Ely-
sées (la Carrera Septima) dont on ne voudrait pas 4
Barbés, Parfois pourtant une vitrine, une silhouette, un
visage, sortent de la banalité quotidienne et présagent
Ia métropole de demain.
Mais c'est au petit matin qu'il faut voir Bogota, &
Vheure ot les derniers ivrognes croisent sur les trottoirs
les premieres bigotes. La ville est vide, sale, glacée. Les
patrouilles de cuecos (flics) réveillent les gosses, les
gosses couchés en grappes au pied des statues de Bolivar
ou recroquevillés sous les portes cochtres, avec pour
draps de viewx journaux, pour matelas des cartons
d’emballage ; les gosses sales et dignes, qui ne mendient
pas, qui préférent voler, et qui attendent désespérément
avoir treize ans pour que la prostitution leur permette
enfin de manger @ leur faim.
Le voyage dans le temps est commencé. Et pas seule-
ment A cause du décalage horaire (six heures). Mais &
quelle époque sommes-nous? Difficile 4 dire... 1788 si
Yon en croit la puissance de l’Eglise, les curés en soutane,
19La Lune est en Amazonie
les propriétés épiscopales; I’Eglise dont l'omniprésence
imprdgne tellement le peuple qu’un juron ici se dit:
«Ave Maria!» et que les actes de naissance se retirent
& la paroisse (il est vrai que les cartes d'identité sont
délivrées par les bureaux de poste...); 1945 si l'on en
juge par les grosses voitures américaines, ailleurs pices
de musées, ici taxis rapetassés de toutes parts, aux
lourds pare-chocs chromés pris d’assaut par les gamins
agiles, bruyants témoignages de l’obsédante assistance du
grand voisin du nord et du plan d’austérité (150 % de
droits d'importation sur les automobiles); 1955 pour
la musique de danse, qui semble s’étre arrétée au mambo ;
1930 pour I’alimentation ; 1920 pour I’élégance qui rap-
pelle Moscou ou Bucarest — et c’est bien tout ce que
V'on peut trouver de socialiste ici —; 1880 pour la
mistre des bas quarticrs ct des bas salaircs, ou pour le
carnet mondain de la Sefiora Dofia Maria Elvira Ortega
de Gonzales, curieusement appelé: «Bogota social », qui
conte en style sucré la dolce vita d'une haute société
victorienne entitrement tournée vers les U.S.A.
Mais aussi 1969 pour les portraits de Che Guevara
tolérés dans quelques librairies de gauche, pour les
hippies qui ont déja fait leur apparition sur les pelouses
pelées bien assorties 4 leurs guenilles, pour les murs qui
parlent & l'Université: «Gringos asesinos. — Viva
Camillo Torres! — Abajo la persecucion! — Fuera
Rockefeller! », pouvait-on lire aprés les manifestations
d’étudiants, matées par l’armée, qui suivirent la visite de
Venvoyé spécial du président Nixon, officiellement qua-
lifige de triomphale...
Bt encore 1980 pour le réseau téléphonique partout
20
La Lune est en Amazonie
et pour tous, pour essence a vingt centimes, pour les
lignes intérieures d’Avianca d’une densité enviable qui
relient entre eux tous les morceaux du puzzle colom-
bien, pour les énormes progrés de la construction en
vingt ans, pour tne classe de jeunes patrons dynamiques
et capables, pour quelques brillantes réalisations écono-
miques — l’oléoduc transandin fait passer le pétrole
du Putumayo A quatre mille métres daltitude —, pour
une élite intellectuelle authentique et solide, malheu-
reusement tenue a l’éart des postes de responsabilité.
On le voit, la gamme est vaste. Pour mieux préciser
Vheure colombienne, il faudrait encore parler des US.A.,
qui pésent de tout leur poids sur cette épaule naturelle
de leur sous-continent, de la toute-puissance de I’Eglise
sur laquelle s’appuie le parti conservateur (et c'est bien
réciproque...), du café qui enrichit deux cents familles
qui se partagent le pouvoir par politiciens interposés,
des loteries, des bars, des filles, des films mexicains
semeurs d’idées révolutionnaires, de la violence — il y
a quinze ans, on se tuait encore entre Cali et Bogota
et on ne circulait en voiture qu’avec un pistolet posé
sur le sitge avant —, des guérilleros provisoirement
écrasés, de la Féte nationale du Sacr&Coeur, d'une admi-
nistration pléthorique et paresseuse imbue de ses droits
et ignorante de ses devoirs, du chauyinisme et de la xéno-
phobie, de la popularité du football — CATASTROFO EN
BARANOUILLA, titrait en rouge sur huit colonnes un grand
journal du matin: il ne s’agissait pas d’un séisme, mais
de la premiére défaite en Championnat (par 5-0) de « los
Millonarios », le Saint-Etienne local... —, du cyclisme,
de la T.V. balbutiante comme au lendemain d’une gréve,
arLa Lune est en Amazonie
de la radio emphatique et redondante... Nos Indiens sont
bien loin.
Mais dans cette chauditre fermée qu’est I’Amérique
latine, ott les troubles menacent 4 chaque instant d’écla-
ter, la Colombie est bien le seul pays qui ait pu I’an
dernier se permettre d’envoyer son président huit jours
aux U.S.A. sans risquer la réyolution. Depuis quelques
années, la politique de la Colombie tend a s‘affranchir
du marché exclusif américain, s’ouvre vers l'Europe
(Renault vient d’y installer une chafne de montage). L’ac-
tuel président dé la République, le docteur Carlos Lleras
Restrepo, libéral, homme compétent et intégre, sans for-
tune personnelle, tente d’accélérer les réformes sociales
qui réduiront les inégalités les plus criantes. Partagé
entre I'influence d'une Eglise d’autrefois ct d'une Amé-
rique d’aujourd’hui, quelque peu prisonnicr des grands
bourgeois qui financent les campagnes électorales, sa
marge de manceuvre est étroite; néanmoins, si les prix
ont triplé en quinze ans, les salaires ont quintuplé. La
production est en nette expansion dans tous les secteurs.
On ne saurait exiger d’un pays neuf qu’il résolve en
méme temps tous ses problémes: il y a seulement cent
cinguante ans que Bolivar donnait 4 1a Colombie son
indépendance.
Tel quel, ce pays impressionne. Une bouilloire. Moins
de nonchalance que dans les autres nations latines. Plus
activité économique. Un regard tourné vers l'avenir.
Pour son dynamisme et pour sa lourdeur, la Colombie
est certainement I'Etat le plus germanique de I'Amérique
du Sud. Elle a quelque chose de démesuré, de violent
et de rude. Comme les U.S.A. du sidcle dernier. Un
22
La Lune est en Amazonie
monde viril, grossier, géant, est en gestation. On en repar-
lera dans cinquante ans. Les U.S.A. de 1880, la Cali-
fornie de Suter, ne devaient pas étre trés différents.
Voila pour le décor. Voila pour la face éclairée, la
Colombie andine. Mais, du haut de ce balcon, les Colom-
biens riches et pauvres, noirs et blancs, capitalistes ou
révolutionnaires, regardent avec commisération — ou
plutét ignorent délibérément — les basses terres: les
deux tiers du pays, les prairies, la selva tropicale, 'Ama-
zonie. Les Indiens sont bien loin. C’est naturel. Allez
donc parler des Francais de la Guyane & une employée
des P. et T. de Libourne! Allez donc exposer au chauffeur
de taxi parisien les problémes laitiers de la Corréze!
Encore y va-til peut-ttre en vacances. Ici, c'est le vide.
Les habitants de Bogota sont plus loin de leurs Indiens
que de nous. Mille kilométres d’avion et un siécle au
moins séparent la capitale de Leticia, chef-lieu du terri-
toire de I’ Amazone. L’Amazonie, le réservoir de demain,
ol Vavenir rejoint le passé, dernidres terres vierges du
globe... Scule une poignée d’aventuriers — de la foi,
du caoutchouc, du pétrole — et quelques militaires
sacrifiés peuplent ce territoire grand comme la moitié
de la France. Et les Indiens. C'est la face obscure de
la Colombie.
23Placez I'Amazonie sur la carte d'Europe: la forét
recouvrira tout, de Belfast A Helsinki, de Lisbonne 3
Moscou, du cap Nord 4 la Sicile, de Gibraltar 4 Istanbul.
Imaginez: le Marafion, l’Amazone, le Rio Negro déva-
lent de Sudde et d’Irlande, balaient Bruxelles et Paris,
creusent la Hongrie, recouvrent 1'Ukraine. Plus d’eau
que tous les fleuves du monde, un débit qui doublerait
en quelques jours le volume de la Méditerranée. En
jode d'inondation, quand dans la région de Belem
Veau drainée sur tout le continent monte d’une ving-
taine de métres, la largeur de I’Amazone dépasse cing
cents kilometres. Par cette bréche ouverte dans le mur
continental, des bateaux de haute mer venus de Liver-
pool Viennent s‘enfoncer au coeur de la jungle jusqu’au
pied des Andes. Au centre de I’Amérique latine, au pre-
mier tiers de son cours, ce fleuve-enfant, Gargantua
liquide, a déja la largeur de plusieurs Girondes.
Pourtant, toute cette eau ne recouvre que 3 % de
V’Amazonie. Le reste, & l'infini, c'est la forét. La forét
vierge la plus vaste du monde: un quart de toutes les
foréts de la terre. Forét impénétrable et presque inha-
bitée, monde étranger hostile et impitoyable que nous
5La Lune est en Amazonie
préférons ignorer. Il faut brutaliser notre imagination
pour se convaincre qu’il y a seulement trente mille ans,
l'Europe entire, de I’Atiantique 2 ’Oural, était recou-
verte par cette méme jungle quand nos lointains ancé-
tres y apparurent. Ils y vivaient comme vivent aujour-
hui ceux que nous cherchons.
La Colombie ne détient qu’une petite partie de cet
univers. Une partie quand méme grande comme la moitié
de la France, la moins connue et la moins peuplée du
bassin amazonien. Dans cet enfer flou et mou, on ne
peut encore parler de I’ge de pierre. La seule chose
dure, c'est 'homme. Dur comme la pierre justement.
Impitoyable comme la forét. Ici comme dans les grands
fonds, une seule loi: survivre. Les faibles meurent ou
se retirent, laissant en présence deux mondes, deux phi-
losophies, deux conceptions du bonheur : les Indiens et
Jes aventuriers.
On ne fait pas plaisir aux Colombiens quand on écrit
que leur élite est blanche. On ne leur ferait pas plaisir
non plus si l'on disait qu’elle est métissée et on leur
déplairait franchement en déclarant qu’elle est indienne.
Ce n’est, il faut bien le reconnaftre, absolument pas le
cas. La haute société dirigeante était naguére tres fitre
dafficher un systéme pileux qui prouvait ses origines
espagnoles; aujourd’hui encore, elle n’aime guére étre
confondue avec ces fréres inférieurs qu’elle traine comme
une maladie honteuse. L'ensemble de la population, bien
que fortement métissée, partage paradoxalement ce
point de vue. Les appels & la conscience humaine des
intellectuels colombiens, l’esprit et la lettre de la Consti-
tution, ne peuvent rien contre ce racisme latent. Le
26
La Lune est en Amazonie
Colombien moyen est raciste comme le Frangais moyen
est alcoolique. L'Indien pur représente pour lui ce vieil
oncle de la campagne, inculte et malpropre, qu’on a
honte de présenter A ses amis. Tl ne reste d'ailleurs plus
beaucoup d'Indiens purs en Colombie. Combien sont-
ils? Si Yon ne compte que ceux qui ne parlent pas l’es-
pagnol, critére généralement utilisé, peut-étre trois cent
mille, dispersés en une multitude de tribus dans le sud
des Andes, les prairies (los Hanos) et la forét amazo-
nienne (la selva).
On peut dire sans crainte de se tromper qu’il existe
autant de tribus indiennes en Amazonie que de nuances
politiques en France. A vrai dire, ce ne sont pas des
tribus, mais plutét des familles, allant de quelques indi-
yidus & quelques centaines, chacune parlant sa langue
ct gardant ses traditions et ses coutumes propres. Si deux
cents familles possédent le nord de la Colombie, deux
cents autres familles se partagent ainsi le sud, 4 ceci
prés que le sens de la propriété n'intéresse pas I'Indien.
Ces familles sont en général trés dispersées : les Mirafias
du rio Caqueta sont une cinquantaine, répartis sur trois
cents kilomatres de fleuve; les Huitotos, les plus nom-
Dreux, se retrouvent dans tout le trapéze amazonique;
les Makus ne sont plus que deux. Chaque année, une
famille, un clan, une langue disparaissent. Les tribus
vivent le plus souvent dans de grandes cases appe-
Iées malocas, qui groupent quatre ou cing foyers. Cha-
cune a ses rites culinaires, sa musique, ses poisons, son
systéme social. Les Ticunas ont le meilleur curare. Les
Yaguas arrachent un par un les cheveux des filles
pubéres. Les Matapis enterrent les morts et les excré-
27La Lune est en Amazonie
ments sous le sol de leur maloca (mais apres tout, & Paris,
Jes égouts sont aussi voisins des catacombes). Seuls points
communs entre elles: le mépris du profit et un gofit
forcené de la liberté. Pour la liberté, et plut6t que de
faire un travail qui lui déplaft, Indien est capable
d'échanger sa maison contre un verre de biére ou un
plat de bananes.
Le malentendu entre les Indiens et les Blancs ne date
pas d’hier: déja, vers 1540, les rapports des conquista-
dores Quesada, Balboa et Belacazar, adressés au roi d’Es-
pagne, font état de ces paiens, de ces sauvages tout juste
bons 4 rétir au bficher. «Indio» prend peu a peu le
sens qu’on donnait naguére 4 «arabe dans certains
secteurs de I’Algérie. Et il n'est méme plus nécessaire
a’tre blanc pour étre «Blanco » : il suffit d'etre réputé
racional (civilisé): un pen d’instruction, un peu de
travail, beaucoup de religion. Alexandre Huitoto est un
«Blanco », reconnu comme tel: il ya & la messe, vend
des peaux et gagne de argent, Son frare est resté au
village: c'est un «Indio». On pense: «C'est un idiot. »
ly a done les racionales (nous dirions: les évolués)
et les autres, qui sont supposés ne pas avoir de raison.
Les Blancos reprochent aux Indios d’étre paresseux. Les
Indios ne voient pas la nécessité de travailler. «J'ai la
femme, j'ai la machette, j'ai la maison, pense le frére
Alexandre Huitoto, des fruits et du poisson, qu’est-ce
que tu yeux de plus?» Aucune ambition ne les tenaille,
ni celle de la richesse, ni celle de V'instruction, ni méme
celle du syndicalisme. Ils sont heureux comme ils sont
Un padre, découragé, me disait: « Pourquoi précher ici?
Is ne désirent méme pas le ciel !»
28
La Lune est en Amazonie
Les aventuriers sont de trois sortes : d'abord, les colons.
Pour eux, la conquéte continue comme au xvi" siécle.
Dans les prairies de l'est, plus faciles A pénétrer que la
forét, le ministre de l’Agriculture encourage la colo-
nisation : on donne trois mille hectares de terrain aux
familles pauvres qui en font la demande. Ces familles
de petits Blancs, venus le plus souvent des quartiers les
plus misérables des villes, n'ont rien A perdre: ils s'ins-
tallent sur leurs terres et partent & la chasse aux vieilles
souches et aux Indiens. Tirer comme des singes ceux
qu’on rencontre au bord des rios fait partie du défri-
chage. Le gouvernement n'approuve pas, mais n'y peut
rien. Comment savoir? Et d’ailleurs, que vaut ici la
peau d’tn homme? A peine le prix d'une cartouche.
Viennent ensuite les aventuriers de la foi. On sait déja
qu'il n'est pas un pays au monde oi [’Eglise ne soit
plus délibérément maitresse de tout. Mais ce que l'on
sait moins, cest que les deux tiers de la Colombie sont
territoires de mission, c'est-a-dire dépendent directe-
ment du Vatican. Ces départements déshérités que l'on
appelle, sans doute par humour, les Territoires natio-
naux, sont certainement ceux qui le sont le moins. Un
privilage datant du concordat de 1887 y confie le mono-
pole de l'éducation des Indiens aux Missions capucines
espagnoles — en fait catalanes depuis 1906. Le texte,
toujours en vigueur, mérite d’étre lu: les Indiens,
«mineurs d’Etat », y sont qualifiés de «barbaros » ; les
missionnaires capucins y ont droit au titre de «protec-
teurs des Indiens ». Les Missions, qui bénéficient du droit
dappropriation des terres domaniales, ont fondé de
grandes propriétés foncitres exportatrices de bétail et
29La Lune est en Amazonie
productrices de produits laitiers qui contribuent & la mise
en valeur coloniale de ces régions, au détriment des inté-
réts de I'indien. Un livre, Serfs de Dieu, maitres des
Indiens, publié V'an dernier par un jeune sociologue
colombien, Victor Bonilla, dénonce ces méthodes ana-
chroniques fondées sur le paternalisme ct la ségrégation
et fait actuellement scandale 4 Bogota
Sur le Territoire national de l’Amazone, l'évéque
porte le titre de préfet apostolique. Avec ses six missions
installées dans la brousse cinquante ans avant l'adminis-
tration gouvernementale, il posstde la seule infrastruc-
ture d'un département grand comme un quart de la
France et seulement peuplé de trente mille Indiens. Sur
ces trente mille Indiens, deux mille cing cents en-
fants fréquentent les internados des Missions. Ils y recoi-
vent une éducation sommaire qui évite soigneusement
toute notion de comptabilité, d’agriculture ou d’élevage,
mais fait la part belle aux pritres — «Seul le Christ
nous sauvera de notre culpabilité» (prigre du matin).
Cet enseignement les transforme en deux ou trois ans
en doux animaux apprivoisés préts & servir d’esclaves
aux patrons caoutcheros. II faudrait un centre de recher-
ches anthropologiques, des écoles professionnelles, des
centres d’apprentissage. Mais rien.
1a valeur personnelle et la sincérité des capucins n'est
pas en cause: il y a chez eux des hommes admirables,
tel ce padre Antonio, fils de famille héritier d’une des
plus grosses fortunes d’Espagne, qui a librement choisi
de s‘exiler 4 Miriti, poste perdu a trois jours de pirogue
du premier village, ob il écoute 3 longueur d’année,
nostalgique, du Brél et du Brassens sur un vieux phono
30
La Lune est en Amazonie
hésitant entre le 33 et le 78 tours. Tous ceux que j’ai
visités ne posstdent rien par eux-mémes. Ils vivent chi-
chement, Ils s‘enthousiasment pour leur tache d’édu-
cation, et il faut reconnaftre que, gréce au travail des
Missions, les guerres tribales ont cessé et que les mariages
entre gens de différentes tribus se multiplient.
Mais le systéme est en cause: il est pénible de voir
ces hommes, isolés du monde, si loin de leur temps. Il
est douloureux d’entendre des missionnaires qui, pen-
dant des sitcles, ont fait de l'ethnographie sans le savoir,
contribuer 4 répandre le mythe de I’Indien paresseux
et inassimilable qui sert si bien les intéréts des colons
Crest peu dire qu’ils n’ont pas entendu parler du deu-
xiéme concile: ils n’ont méme pas lu Rerum Novarum
Soucieux avant tout d’ordre et de respectabilité, ils pren-
nent place en toute bonne foi au sommet du triangle des
notables : Armée, Eglise, Gouvernement. Préchant la rési-
gnation et le respect aveugle du pouvoir, chargés par
Dieu d’enseigner la seule civilisation possible et leur pro-
pre notion du bien et du mal, ils régnent sur leur petit
monde, le dirigent, le contrdlent et contribuent ainsi &
fabriquer A la chaine des générations de chatrés, de
soumis et d’impuissants.
En concurrence directe avec les Capucins et en lutte
sournoise avec eux, les «gringos». Ainsi nomme-t-on.
les missionnaires évangélistes américains. Ceux-ci arri-
vent roses, souriants, aseptisés, brandissant la Bible
comme d’autres le Petit Livre Rouge. Avec une nai-
yeté redoutable, ils condamnent les danses, la nudité,
Vamour. Ils ont des stocks de conserves, de vétements,
de machetes, qu’ils distribuent A bon escient aux fidéles
31La Lune est en Amazonie
les plus fidéles... Ainsi, avec une désarmante bonne
conscience, gringos et capucins sapent les fondements
de la société indigene et lui enlévent toute chance de
se révéler 4 elleméme.
Oui, mais sans eux, il n’y aurait rien
32
4
Les derniers aventuriers sont les caoutcheros. Il y a
ici un nom qui sonne comme Oradour, Dachau, Ausch-
witz et quelques autres. Tout le monde en Amazonie
yous en parlera avec honte et horreur: c’est la Casa
Arana. Cela se passait il y a cinquante ans a peine, pen-
dant l'occupation péruvienne du territoire voisin du Putu-
mayo. Au temps du grand rush sur le caoutchouc. Les
aventuriers tenaient les Indiens en esclavage, leur ven-
daient 4 crédit fusils et machetes et les obligeaient
ensuite a travailler pour eux: les Indiens devaient
récolter quinze kilos de gomme en vingt jours. Ceux
qui n’y parvenaient pas étaient marqués A coups de
raquettes en bois trouées: attachés sur le ventre et
frappés sur les fesses avec une diabolique précision
jusqu’a ce que la marque infamante reste visible. Les
récidivistes, faits prisonniers, servaient les jours de féte:
on pariait jusqu’a dix bouteilles de whisky ou de cham-
pagne frangais qu’on les tuerait 4 cent métres d’une
Dalle entre les deux yeux. C’était le temps des palais
de marbre de Manaos chez les cousins seringueros du
Brésil. Vingt mille, trente mille morts entre 1900 et
1914? Qui le saura jamais? Un jeune anthropologue
33La Lune est en Amazonie
colombien me disait: « J’ai un ami huitoto dont le pére
a travaillé toute sa vie pour rembourser les préts de
Ja Casa Arana. Chez eux, les anciens se souviennent :
pour eux, ce sont les Blancs qui sont les sauvages. » Ces
supplices, qui furent en leur temps dénoncés par des
journalistes, prirent fin avec la crise du caoutchouc
déclenchée par la concurrence des hévéas de I’Asic du
Sud-Est. Le caoutchouc, matiére maudite, tuait déja...
Done, les Indiens qui vivaient le long des fleuves ont
&é christianisés, civilisés, colonisés. IIs parlent espagnol,
yont a la messe, portent un pantalon ct travaillent pour
les caoutcheros. LA se trouve la véritable frontitre qui
sépare les «apprivoisés » de ceux qu’on appelle encore
i les «sauvages», parce qu’ils ont youlu rester libres.
Il existe entre eux la méme haine qu’entre chats-tigres
et chats domestiques, des uns le méme mépris pour la
trahison, des autres la méme crainte des fantémes d’un
récent passé. Un mur les sépare. Ce mur ne se franchit
que dans un seul sens: ceux qui le traversent le laissent
intact derriére eux; ils ne le repasseront jamais. Plus
que les Blancs, ils se sentiront civilisés, racionales, et
considéreront leurs ancétres et méme leur famille comme
des sauvages. Ils en auront méme tellement peur qu’ils
seront préts a tirer sur elle, comme cela se produit par-
fois.
En somme, les Blancos ne sont pas autre chose que
des pieds-noirs qui ont réussi, qui n’auraient rencon-
tré devant eux qu’une poignée d’Arabes faciles 4 vain-
cre, a asservir et parfois 4 absorber. Mais les chances
sont faussées au départ:: il n’existe pas d'Indien «arrivé »,
établi, respecté et reconnu comme tel. Dans la forét,
34
La Lune est en Amazonie
domaine des fourmis rouges et des capucins marron,
Ja colonisation continue: Indiens et colons se méprisent
mutuellement, mais, par de curieux rapports sado-maso-
chistes, ils sont devenus indispensables et complémen-
taires les uns aux autres.
D’autres Indiens ont fui le contact: ce sont les tri-
bus perdues, rares, inconnues. Depuis le xvr' siécle, ces
hommes ont appris 4 connaftre I’homme blanc. Ils en
ont peur. Ils se sont éloignés des rios, se sont enfoncés
au plus profond de la forét, loin des couloirs aériens;
ils sont allés IA oi ils savent par expérience que l'homme
blanc ne pénétrera pas. La forét, c’est leur refuge. Ils y
étaient nés; ils y sont restés. Combien sont-ils? Impos-
sible de le dire. De temps en temps, on signale leur pré-
sence: on sait que prés de Miriti un groupe vit dans la
montagne. Les Mirafias en signalent un autre pres du
rio Puré. Ces Indiens sont bravos, comme on le dit
des toros. Bravos, c'est-A-dire sauvages. Ils sont préts
4 tout pour défendre leur liberté. Les avions, ils les
voient. La lune est un de leurs dieux. Les satellites arti-
ficiels dérangent leur connaissance du ciel. Pourtant, ils
n’ont rien changé & leurs coutumes: pour eux, Balboa
passe en avion et I’étendard de Pizarre, précieusement
conservé au Musée national de Bogota, s’étend toujours
sur les terres conquises. En cing sitcles, ils ont pris la
mesure de l’ennemi. Ils redoutent le pouvoir des Blancos.
A peine onteils dérobé de-ci de-ld quelques gadgets dans
des campements abandonnés: une hache aux conquis-
tadores, une lampe aux caoutcheros. Ils vivent oubliés,
cachés, méfiants, Ils ignorent le savon, l’argent, l’écri-
ture. L’age de pierre, ce ne sont pas les cavernes ici,
35La Lune est en Amazonie
mais les huttes: les malocas. Les premiers hommes en
forét vivaient ainsi il y a trente mille ans. L’homme
préhistorique existe encore. [I nous connaft. Il nous fuit.
Les tribus perdues — les sauvages — sont le serpent
de mer de la presse colombienne. Parfois, on découvre
un «hommessinge » (ailleurs, on I’appellerait un «enfant-
loup»). C’est simplement un gosse perdu dans la jungle,
et qui, par miracle, a survécu. Aucun Kipling pour tirer
la philosophie de la chose; on n’en fera méme pas un
dessin animé. Si l’individu trouvé mesure moins de
1 m 60, on parle de pygmée. Plus de 1 m 80, c'est d’un
géant qu'il s'agit. Toujours d'un «sauvage». Et bien
entendu d'un «cannibale», bien qu'il n'y ait aucune
preuye qui permette d’étayer ces rumeurs. Les anthro-
pologues accusent la presse de sensationnalisme outran-
cier, mais que peuvent-ils faire? Is gagnent 1 700 pesos
Par mois (600 F). Avec une telle somme, ils se contentent
depuis cinquante ans de remacher les mémes villages.
Ils savent que le paléolithique est 1a, & la portée de la
main, mais ils ne peuvent I’atteindre. Faute de moyen,
Vanthropologie colombienne en est encore 4 I’économie
de cueillette.
36
Voici les véritables circonstances de la découverte
de la tribu primitive, telles que j’ai pu les reconstituer
aprés huit jours d’enquéte 4 Bogota :
Julian Gil était une téte bralée. La-bas, 4 La Pedrera,
on l’appelait Julian el loco (Julien le fou). Fou d’aven-
tures, ce grand gaillard efflanqué, au regard fixe un peu
inquiétant, I'était depuis son enfance. Toute sa vie, il
s‘obstina A jouer les personnages de western: engagé
dix-huit ans dans I’Infanterie de Marine —l’arme d’élite
de l’armée colombienne —, volontaire pour la Corée,
sergent & la fin de son temps, il vint A trente-cing ans
se fixer A La Pedrera, au coeur de la selva amazonienne,
ot son frére aing, ancien militaire comme lui, tenait
déja un petit comptoir.
Dans la forét immense, La Pedrera, 30 habitants,
petit poste frontitre entre la Colombie et le Brésil, c’est
en quelque sorte l’anti-oasis: un endroit od il n'y a pas
d'arbres. LA-bas, il est possible A un homme qui ne sait
trayailler qu’avec son fusil de se recaser dans la vie
civile: il devient chasseur de fauves. Les jaguars, les
pumas, les ocelots abondent, et, quand on ne peut pas
a7La Lune est en Amazonie
les tuer soi-méme, on les achéte aux Indiens. On paic
une peau dix pesos et on la revend mille.
Dans cette jungle, Gil n’était pas tout a fait comme
Tes autres. Gil était un «humaniste». Pas un tendre,
oh non! mais les peaux, il les payait cent pesos au lieu
de dix. Pour cette raison, il était aimé des Indiens et
détesté des autres chasseurs 4 qui, comme on dirait
en Corse, il cassait le travail
Julian avait construit Iu-méme un petit rancho loin
du poste, & trois jours de pirogue de La Pedrera. Pirogue
4 moteur, femme indienne, une chemise, un pantalon,
un fusil, une hache et des machettes: il vivait heureux.
Une ou deux fois I'an, il descendait la ville (Leticia)
vendre ses peaux, boire une bitre fraiche et acheter des
cartouches. Mais 14, les choses se gtaient : pour gagner
Leticia par la seule voie existante. les fleuves, il fallait
passer par le Brésil. Et au Brésil, les douaniers brésiliens
trop (ou trop peu) scrupuleux le dépouillaient au passage.
Pour mettre fin A cet état de choses, Julian décida
douvrir lui-méme une piste qui éviterait le déour par
le Brésil et relicrait directement le rio Caqueta & l'Ama-
zone. Le 24 décembre 1968, veille de Noél, il partit,
accompagné de deux Indiens fidéles et chargé d'un sac
de farine. Pendant un mois, droit vers le sud, il ouvrit
sa piste, progressant chaque jour de quelques kilometres,
trouant a la machete le mur végétal, dans un territoire
inconmu grand comme la Bretagne, totalement vierg
inexploré, blanc sur la carte, vert sur le terrain. Il s’hal
tua 4 vivre dans l'intimité des araignées, A ne pas plus
faire attention la nuit a la visite d'un jaguar qu’A la
présence d’un chat familier, A passer chaque matin un
38
La Lune est en Amazonie
baton dans ses chaussures, afin de s’assurer qu’aucune
vipére ne s'y était abritée pendant son sommeil.
‘Ouvrir une piste dans ces conditions, cela signifie subir
Ia selva obsédante qui, le jour, donne I’impression qu’elle
se laisse vaincre et, la nuit, se referme sur yous. Cela
signifie, du lever au coucher du soleil, dégrossir un
sentier, marquer les troncs A la machette, couper les
ronces, trancher 4 hauteur d’homme les buissons et les
lianes, déplacer les arbres morts, combler les marais,
abattre un tronc sur un ruisseau pour en faire un pont.
Cela veut dire, du crépuscule I’aube, supporter les
insectes et les feulements des fauves, les cris d’oiseaux
répétés A L'infini, toutes les puissances inconnues qui
vous écrasent et qui, la nuit, reprennent possession d’un
domaine qu’au soleil elles ne font que préter. C’est un
travail de forcat, de fou. C'est ce que fit Julian el loco.
‘TAche surhumaine, impossible, que pourtant il mena a
bien.
Vers la fin de janvier, il arriva en vue d’une maloca
immense. Tout autour, des hommes inconnus. Laissons
la parole A son compagnon, tel qu’il s’exprima dans son
rapport au corregidor (commissaire du gouvernement)
de La Pedrera: «Nous les Miraiias, nous savions qu’il
existait par Ia-bas des sauvages. Les hommes étaient nus,
cheveux longs. Julian voulait avancer. J’ai dit non. Nous
avons eu une discussion. Il est parti avec Alberto. Moi,
je suis rentré au camp. »
Personne ne devait jamais revoir Julian Gil et son
Indien Alberto.
Gil était sous-officier. L’armée est respectée en Colom-
bie. «Si je ne suis pas revenu Ie 1” mars, recherchez-
39——-
La Lune est en Amazonie
moi», avait-il dit. Sa mére, son frére écrivirent au géné-
ral commandant en chef de l'Armada Nacionale, pour
qu'une expédition fit organisée. La premitre, qui com-
prenait dix hommes, partit le 15 mars. Ils arrivérent
& mi-chemin de la maloca, et IA, terrorisés, découvrirent
des traces de pas que la boue avait élargies. Affolés, ils
revinrent A La Pedrera et racontérent ce qu’ils avaient
vu. Le corregidor le rapporta au gouverneur, qui fit son
rapport au ministre. La presse nationale en mal de copie
titra sur huit colonnes: «TRACES DE GANT DANS LA
SELVA. » L’affaire Gil était lancée A Bogota. A La Pedrera,
Ta croyance au mythe du sauvage se renforca de la
lecture des journaux.
La mére de Julian ne désarma pas. Le 22 avril, une
seconde expédition quittait La Pedrera. Cette fois, on
n’avait pas lésiné sur les moyens: une demi-section, la
moitié de la garnison du poste, sous le commandement
du sergent Rojas, partit comme on part pour la guerre.
Se joignirent aux soldats une vingtaine de civils: caout-
cheros, chasseurs, Indios racionales. En tout quarante
hommes, armés jusqu’aux dents. Il ne fallut pas moins
de huit barques 4 moteur — toute la flottille disponible
du rio Caqueta — pour les transporter jusqu’au point
du rio Bernardo, od commengait la piste. Ce fut 'expé-
dition de la peur.
Le sergent Rojas est un brave garcon, bon pére de
famille, excellent joueur de billard, mais 4 aucun
moment il ne lui vint a l’esprit que c’étaient des hommes
qu'il allait rencontrer. Les bruits les plus tenaces circu-
Tent 1a-bas sur les sauvages anthropophages. On risque
40
La Lune est en Amazonie
donc d’étre attaqués. Done on distribue des armes de
guerre & tous les civils.
Enhardie par le nombre, la troupe suit la piste Gil,
traverse collines et marais, arrive en trois jours en vue
d'une clairitre: la maloca est bien 14, gigantesque, ronde
et ouverte sur tout son pourtour. Personne. Ils l'occu-
pent. A V’intérieur, ils trouvent des outils de pierre,
des hamacs d’écorce, des poteries, mais aussi une hache
que le frére de Julian, don Efrain, reconnatt formelle~
ment comme ayant appartenu au disparu, des boutons
de chemise, des fragments de lampe électrique et un cein-
turon d’Alberto.
Des monticules indiquent la présence de tombes:
Efrain Gil en ouvre une coups de pioche. Alors, des
Indiennes apparaissent. Elles sont nues, peintes sur tout
le corps. Devant Ie sacrilége, elles crient, pleurent, se
tordent les bras. «Cariba! Cariba!» hurlent-elles. Des
enfants les suivent peureusement, peints comme elles
de dessins réguliers, «comme s'ils revenaient d'une
fete», dira un soldat. On les capture.
Le sergent Rojas envoie des patrouilles reconnaftre
les chemins qui rayonnent autour de la maloca. L'un
des groupes est composé uniquement de civils. Ceux-ci
voient bouger la brousse, distinguent dans la pénombre
des formes humaines. Fous de terreur, ils tirent. Tableau
de chasse: quatre femmes et un enfant. Ennuyé, le ser-
gent ordonne qu’on les enterre sur place.
La nuit vient. Dans la maloca, & la lueur des Jampes
torches, on déterre un cadavre: c’est un vieil Indien
aux cheveux longs. Efrain Gil, néanmoins, Ini fracture
la michoire pour voir s'il ne porte pas les dents de son
4La Lune est en Amazonie
frre. Les Indiennes groupées gémissent et pleurent. Une
vieille, sans doute la sorcitre, prononce des paroles incan-
tatoires, propose aux soldats un breuvage inquiétant,
que ceux-ci refusent. La nuit passe, Personne ne dort.
Les Blancs plus morts que vifs, livides, dents serrées,
s’attendent tout instant a étre attaqués la sarbacane
et aux fléches empoisonnées par les hommes de la tribu.
De temps & autre, la troupe tire des rafales d’intimi-
dation & travers le toi
Au petit jour, les «civilisés » relachent les Indiennes,
mais décident de ramener la preuve qu'ils ont bien
trouvé des «sauvages ». Ils gardent une famille: une
femme entre vingt-cing et trente ans, deux petites filles
de huit & neuf ans, un gargon qui en parait onze et un
autre de deux ans.
Au moment du départ. un homme, un adulte, sort
de la forét et s'avance seul au milieu des fusils. 1 est
jeune, tres musclé, il a les cheveux longs, le corps nu
et entigrement peint a l'ocre de motifs géométriques
réguliers. Il répéte: « Cariba! Cariba! », s'incline devant
les Blancs médusés, les mains croisées au-dessus de sa
t8te, et va se placer aux cétés de sa femme.
La troupe part — détale serait plus juste —, refait
en pleine panique et en trente-six heures la marche de
trois jours de Waller, la famille placée en téte, homme
attaché marchant devant pour décourager les embus-
cades.
Le camp, le bateau, le poste... Les hommes arrivent
a La Pedrera épuisés. Seule la famille préhistorique est
fraiche comme un bouquet de roses.
A Bogota, la presse est prévenue: pour justifier le
42
a
La Lune est en Amazonie
massacre, des membres de I’expédition racontent qu’ils
ont été attaqués, parlent d’un sitge qui aurait duré toute
Ja nuit (en fait, ils n’ont pas vu une arme). Les journaux
titrent: « CANNIBALES EN AMAZONTE. » L’Université pro-
teste contre la capture. Les notables de La Pedrera répon-
dent qu’ils n'ont agi que dans l’intérét de la science.
Les vrais anthropologues prennent la défense des faux
anthropophages et répliquent qu’on ne peut étudier des
hommes comme des spécimens zoologiques hors de leur
milieu naturel, L’armée, génée par le scandale, public
un communiqué: «Nous n’avons pas tué d'indigénes »,
et donne ’ordre de ramener la famille & sa maloca. Les
notables de La Pedrera refusent et confient leur famille
4 la Mission.
LEglise alors entre en scine: « Nous les gardons pour
les acclimater 4 notre civilisation. »
L'armée ne céde pas et réittre son ordre. L’Eglise pro-
duit un certificat médical: «Cette famille a la gripe.
La grippe est mortelle pour les Indiens. Les ramener &
Ja tribu dans ces conditions serait un assassinat collec-
tif...»
On va done les garder et les convertir. L'armée se
rend. Les journaux se taisent. Les anthropologues aussi,
et l'affaire tombe dans l’oubli.
Julian Gil m‘importe peu, Ce qui m’intéresse, c'est
Vhomme que l’on dit préhistorique. Il n’a pas de nom.
Les soldats de la troupe l’ont appelé Bernardo Caraballo,
composé du nom du rio le plus proche de la maloca
et de celui d'un boxeur colombien ici célébre. Mais on
trouyerait plus facilement le boxeur au classement
annuel de I'International Boxing Organisation que le
ae— —
La Lune est en Amazonie
rio sur la carte de V'Instituto Nacional Geografico. A sa
place, ily a une tache blanche : région inexplorée. Vanité
inconsciente des civilisés: 1A ol nous n’avons pas pu
faire pénétrer l'homme blanc, nous avons tout de méme
mis du blanc sur la carte...
|
Mon plan est simple: r° Aller 4 La Pedrera ; 2° Devenir
Vami de la famille préhistorique; 3 Les ramener & leur
maloca en comptant sur cette amitié pour prendre, avec
le minimum de risques, contact avec la tribu.
Mais avant de le mettre 4 exécution, il me reste 4
vérificr quelques informations, & obtenir le maximum
dappuis et aussi bien stir A savoir si l’expédition que
jfenvisage est encore possible, car la manitre dont le
contact a été établi avec la nouvelle tribu ne facilite
guére ma tache.
Ma premitre source de renseignements est German
Castro Caycedo. Ce jeune journaliste m’a été désigné
par les confréres du bureau de I’A.F.P. comme étant
celui qui a «monté le coup Julian Gil». C'est Ini en
particulier qui a affolé l’opinion par les articles 4 sen-
sation dont je viens de citer les titres, et que 'A.F.P.
na fait que résumer dans sa dépéche. German Castro
travaille au Tiempo. El Tiempo, c’est le plus ancien
journal de Bogota: sept étages cossus, vieille affaire de
famille dans le quartier chic de la ville. Digne, bien-
pensant et futile, El Tiempo c’est un Paris-Jour habillé
45La Lune est en Amazonie
par Le Monde, mais qui se prendrait pour Le Figaro.
German Castro, qui a la confiance du patron, est un
jeune reporter d’avenir, futur politicien, graine de tech-
nocrate, dynamique et remuant, une sorte de brouillon
de Servan-Delmas et de Chaban-Schreiber. Il fait beau-
coup de vent quand il parle et du super Ici-Paris quand
il écrit, Mais alors que personne ici, fonctionnaire,
ethnologue ou journaliste, n’a jugé bon de se rendre sur
place pour étudier l’affaire, seul German a eu le mérite
aller, non pas bien stir 4 La Pedrera — i] ne faut tout
de méme pas trop demander —, mais & Leticia, le bout
du monde, d’ot il a pu recueillir par téléphone les
propos des membres de l’expédition du sergent Rojas.
German Castro, devant une soupe au poulet arrosée
de vin chilien, ne fait aucune difficulté pour reconnattre
quiil a quelque peu dramatisé Vhistoire : s'il a sensibilisé
Vopinion sur la disparition de Gil, c'est parce que Gil
était un homme blanc, militaire de surcroft ; personne
ici ne s'intéresse aux Indiens de la forét, sauf s'ils sont
cannibales, comme on se soucie de la neige par temps
avalanche ou de la mer par grosse tempéte, quand
ces éléments présentent un réel danger.
Il est donc faux que l’expédition ait éé attaquée.
Faux que l'on ait trouvé la moindre preuve d’anthro-
pophagie. Il n'y a pas plus de géant que de village de
sept cents personnes. Et la lance en pierre effilée n'est
autre qu’un palo en bois dur qui, dans toutes les tribus
indiennes, sert 4 fouiller le sol. Par contre, il est vrai
que la famille capturée ne connaft pas le sel, ignore les
animaux domestiques et ne parle aucune langue connue.
Ces indications, beaucoup plus intéressantes A mon
46
=
La Lune est en Amazonie
avis que le sort de Julian, me sont confirmées par les
rapports de Fray Juan. Fray Juan Berchmans de Felanix
est un capucin frotté d’ethnographie qui appartient &
la préfecture apostolique de Leticia, ol il se trouve
en ce moment. J’ai pu lire le long article qu'il a consa-
cré 4 «I'affaire » dans Almanecer Amazonico, le bulle-
tin paroissial ronéotypé du territoire de l'Amazone :
beaucoup mieux documenté, moins fantaisiste que ceux
de German, il m’a servi a rétablir la vérité. De plus,
Fray Juan est allé, lui, La Pedrera, a vu la famille, a
observé son comportement, essayé de noter son langage.
C'est lui aussi qui a persuadé les notables de La Pedrera
de la conserver et décidé de la maintenir en «période
d’adaptation » 4 la Mission. Un homme voir...
En résumé, je suis désormais convaincu qu’en dépit
des exagérations de German, on se trouve en présence
d'une découverte passionnante: les derniers hommes
leptolithiques* purs vivant encore parmi nous.
‘Afin de savoir ce qu’en pensent ceux qui devraient
@tre les premiers intéressés par cette découverte, les
anthropologues colombiens, je me rends au Museo Nacio-
nal. L’anthropologie colombienne est cotée: les profes-
seurs Hernandez de Alba, Casas Manrique, Reichel-
Dolmatoff et Recasens, pour ne citer qu’eux, sont connus
et estimés des cercles scientifiques. Malheureusement, si
l'on en croit les jeunes contestataires de 1’Université
des Andes, certains de ces « grands patrons » ont conservé
un style vieillot et désuet, trés membre-correspondant-
dela-sociétéde-Géographie... «On ne s'intéresse pas A
1, Période de la préhistolre correspondant au paléolithique supérieur
(environ 30000 ans avant J-C).
47La Lune est en Amazonie
Thomme, disentils sournoisement, on se penche sur
lui.»
Le Museo Nacional est une ancienne forteresse qui
abrite les trésors de I’histoire colombienne. Musée tous
azimuts, surtout consacré & la conquéte coloniale, conser-
vatoire de guerre plus que de traditions, vestiaire d’ar-
mures, de casques et de cottes de mailles depuis long-
temps rouillées, vitrines de traités de paix jaunis et de
boulets de canon écaillés, vastes séchoirs 4 étendards
mités de Pizarre & Bolivar, portraits barbus et académi-
ques des généraux, présidents et présidents généraux les
plusimportants du dernier sitcle. Les salles consacrées aux
civilisations précolombiennes sont moins grandiloquen-
tes, mais combien plus émouvantes: momies, tissages,
types d’habitat, fragments de poteries et ces somptueuses
tapisseries en plumes multicolores faites par les Incas,
qui ont conservé une stupéfiante frafcheur. Dans la pina-
cothéque, un bronze égrillard chatré par des mains
pieuses, nommé «El borracho» (V'ivrogne), attend les
visiteurs; une gardienne style chaisigre Saint-Sulpice
aussi, qui tricote dans un coin: «E mutilado!» tranche-
t-elle sans réplique, plagiant l’évidence, dés qu’elle sur-
prend le regard du passant.
Les enfants des écoles, les Indiens de la campagne,
viennent, intimidés, le dimanche aprés-midi, renforcer
ici leur conscience nationale et défilent, empruntés, sur
les parquets cirés.
Le professeur Gérardo Reichel-Dolmatoff, anthropo-
logue mondialement connu, dont Lévy-Strauss a pu écrire
qu'il avait rénové Vethnographie sud-américaine, me
regoit. Je m’étonne de l'immobilisme de l'Université.
48
La Lune est en Amazonie
Pourquoi, alors que la famille primitive se trouve depuis
deux mois 4 la Mission de La Pedrera, n’a-t-on pas encore
envoyé li-bas un groupe de scientifiques chargés de
contréler les informations publiées dans la presse? Trés
aimablement, le professeur me répond: 1° Que la déci-
sion appartient au Service des Affaires indigénes du Minis-
terio del Gobierno (Ministére de 1'Intérieur); 2° Que les
universitaires sont trés mal payés et les crédits spéciaux
trds difficiles 4 débloquer; 3” Qu’en dépit du merveil-
leux terrain d’études dont ils disposent, trop peu d’étu-
diants s'intéressent A l’ethnologie ou a la sociologie appli-
quée. On retrouve 1a le reflet de la désaffection des
Colombiens pour leurs Territoires nationaux, considérés
généralement avec le méme mépris que nous portions
jadis 4 nos fameux arpents de neige canadiens; 4° Que
les anthropologues, agacés par la [agon dont German
Castro présentait l’affaire, ont d’abord cru qu'il s‘agissait
d'un canular de journaliste. Ils ont ensuite eu du mal
4 déméler I’authentique de l’affabulation, & trier les
faux géants des vrais primitifs, et se sont contentés de
protester contre le massacre, la capture ct les calomnies
dont avaient été victimes les Indiens inconnus.
Plus précisément questionné sur la vraisemblance de
la découverte d’une société de type paléolithique trés
différente de celle des autres tribus indiennes de I’Ama-
zonie, Reichel-Dolmatoff me donne le méme point de
yue que Lehmann: «Tout est possible. I faut y aller
voir.» Et il ajoute en me raccompagnant: «Faites trés
attention & vous. S'il n'y avait pas eu ces cing morts... »
Plus tard, a l'Université des Andes, de jeunes pro-
fesseurs frangais détachés par la Coopération me don-
49La Lune est en Amazonie
neront d'autres raisons de I’absentéisme des professeurs:
Les anthropologues «arrivés », notables de la Cité,
sont retenus par I’age ou la notoriété — et méme, par-
fois, par leurs responsabilités. Ils n’aiment plus guére
se rendre sur un terrain particulitrement difficile qui
exige jeunesse, santé, enthousiasme et forme sportive.
Les jeunes universitaires qui en seraient capables et
qui le désireraient sont trop souvent suspects de gau-
chisme et de sympathies communistes. On les soupgonne,
sous couvert de mission scientifique, de chercher & pren-
dre contact avec d’éventuels groupes de guérilleros.
Done, ils ne peuvent obtenir les permis nécessaires pour
se rendre dans des territoires entitrement contrélés par
VEglise et I’Armée.
Enfin, je me rends & la Direction des Affaires indi-
genes du Ministerio del Gobierno. Milieu administratif,
dossiers poussiéreux, chefs de bureaux myopes, relents
de lustrine, dactylos avachies émergeant des paperasses:
toujours ce méme personnel rongeur international, qu'il
s'agisse de comptabiliser les Indiens, de classer les fiches
de la Sécurité sociale ou de stocker Ies chaussures de
Varmée. Le docteur Osorio, chef du Service, me recoit
assez cavaliérement et m’abandonne au docteur Joachim
Molano Campuzano, professeur & l'Université des Andes,
qui fait ici des piges alimentaires pour le compte du
gouvernement. Désabusé depuis longtemps, Campuzano
me confirme le peu d’activité de ce service fant6me qui
ne s’occupe que de trés loin des affaires des prairies, et
d'encore plus Join de celles de la forét. « jamais depui
trois ans, me dit-il, nous n’avons envoyé quelqu’un 1a-
bas.»
50
Une autre visite instructive me conduit a ]'Instituto
Geografico Nacional, qui a le monopole de fabrication
des cartes de Colombie. Je n’y trouve qu’une carte géné-
rale au 500000", Quand j'ai demandé une carte plus
détaillée du Territoire de l'Amazone, le responsable a
souri. Il a retiré des tiroirs de grandes planches presque
blanches, avec de-ci dela quelques tracés de fleuves ct
indications d’altitude : les rapports de missionnaires topo-
graphes amateurs datant parfois d’un demi-siécle. Encore
me met-il en garde:
«Considérez avec la plus grande méfiance le tracé
des fleuves et des affluents dans certaines régions. Cer-
tains de ces relevés n'ont jamais été vérifiés.
— Au moins peut-on se fier aux noms?
— Gutre mieux. Les noms indiqués sont parfois tota-
Jement inconnus des habitants de ces régions. Il est vrai
que ceux-ci, de leur cdté, donnent aux territoires qu’ils
connaissent d’autres noms que nous ignorons. »
Et il ajoute:
— llexiste en fait de véritables zones blanches sur la
carte amazonienne, dont une en particulier: la région
du Cahuinari, est justement celle ot a été capturée Ja
51La Lume est en Amazonie
famille préhistorique. Seules, les régions prospectées par
la Texaco pour la recherche et l’évacuation du pétrole
ont fait l'objet, grace aux capitaux étrangers, de photos
aériennes et de relevés topographiques sérieux.
Je me souviens alors du conseil que me donna il y a
treize ans une personnalité francaise installée depuis
longtemps en Colombie :
— Ne faites surtout pas confiance aux cours des
fleuves et 4 la hauteur des pics mentionnés sur les cartes
des régions peu fréquentées, Ceux-ci jouent dans la com-
pétition engagée entre les différents Etats andins le méme
role de prestige que les statistiques de population en
Afrique noire. Aucun Etat ne veut reconnaftre qu’il est
plus inexploré — donc plus sauvage — que son voisin
Comme les vieilles coquettes qui font des patés sur
leur carte d'identité, les jcuncs Etats d’Amérique latine
ont tendance 4 maquiller cartes et statistiques...
Il est clair désormais que les Territoires nationaux
sont totalement délaissés. L’Amazonie est aussi indiffé-
rente au gouvernement colombien que I’Alaska ou la
Mongolie extérieure. A sa décharge, il est bon toutefois
de noter que la priorité au dévelopement, dans un pays
ol tout est A faire, place la forét amazonienne sous-
peuplée (od les investissements, pour étre rentables,
devraient étre considérables) en derniére position, loin
derritre les Andes, la céte et les prairies.
‘Avant de partir pour Leticia, d’ot je devrai louer
un petit avion de tourisme pour me rendre & La Pedrera,
j'estime prudent de prendre une série de contacts, tant
du cété frangais que du cété colombien, destinés
entourer mon expédition du maximum de garanties. [1
52
La Lune est en Amazonie
faut en particulier que je sois certain d’étre recherché
rapidement si je m’égare...
Visites 4 l’ambassade de France, a la Direction
d’Avianca, a 1’état-major de l'Armée de l’Air, aux Mis-
sions évangélistes se succédent. L’accueil réticent que
je regois coté colombien me confirme le peu de crédit
que I’on accorde ici a la profession que j’exerce. Mon
projet n'est guére pris au sérieux, Certes, les articles
du Tiempo m’ont bien mal préparé le terrain, mais cela
ya plus loin: malgré les efforts de quelques journalistes
de talent qui ont réussi A se faire un nom A coups de
plume dans un pays ot la rhétorique polémique, 4 défaut
de littérature révolutionnaire, est tout de méme trés
appréciée, l'ensemble de la presse reste soumis aux pres-
sions du pouvoir et au service de Voligarchie qui la
posstde. Un journaliste étranger s’occupant d’unc affaire
intérieure est a priori suspect.
Pour aggraver les choses, ma qualité de Francais tombe
mal. Les trois ou quatre articles les plus récents publiés
en France sur la Colombie — et lus ici avec une mégalo-
mane avidité par de hauts fonctionnaires s’érigeant en
défenseurs de la patrie — ont été sévérement jugés. La
psychose de «1a mala prensa » (la mauvaise presse) sévit.
Confondant grand reportage et dépliants touristiques,
les vestales de I’Etat parfait n’admettent pas la moindre
critique. Leur susceptibilité chatouilleuse a éé particu-
litrement agacée ces derniers mois par:
1° Jean Lartéguy, qui venait malencontreusement de
publier Les Guérilleros, bloqué trois jours dans son hétel
4 Bogota sans autorisation de sortir, et qui s’est vengé
en publiant dans Paris-Match un article rageur.
53La Lune est en Amazonie
2° Henri Fesquet, l'envoyé spécial du Monde pour
le Congrés cucharistique, spécialiste des questions reli-
gieuses, qui s’est cru de ce fait particulitrement com-
pétent pour traiter de l'ensemble des probl¢mes colom-
biens. I] avait certes raison, mais ses vues ne coincidant
pas avec la ligne officielle, ses articles firent scandale,
3° Enfin, une équipe de télévision de VO.R.T-F., invi-
tée par I’Armée pour aller faire un reportage sur son
action pacificatrice, profita du transport gracieux pour
se rendre dans le camp d’en face flirter avec les guéril-
leros. Ce geste, on s'en doute, fut peu apprécié du haut
commandement.
J'ai done un sévére handicap 4 remonter. Mon meil-
leur atout: une lettre de recommandation de I’ambas-
sade de Colombie & Paris pour le directeur de I’Infor-
mation A la Présidence de la République. Malheureu-
sement, le docteur Prospero Morales, titulaire du poste,
est en Europe.
Pour gagner du temps, l’équipe du Tiempo prend sur
elle de me présenter au docteur Emilio Urrea, gros pro-
priétaire foncier et conseiller personnel du président de
la République. Personnage occulte, on dit qu’avec son
immense fortune gagnée dans le café, il aurait active-
ment soutenu la candidature du docteur Carlos Lleras
Restrepo aux derniéres élections, et que celui-ci n’aurait
donc rien & lui refuser. Pour instant, Don Emilio se
contente d’un poste de directeur de cabinet au ministre
de l'intérieur, qu'il a parfois l'occasion d’occuper quand
il ne traine pas son ennui dans les Hilton fréquentables
des cing continents.
Par chance, Don Emilio doit parfois revenir 4 Bogota
ae
La Lune est en Amazonie
pour discuter avec ses régisseurs. Il accepte de me rece-
voir. Nous nous rendons, dans sa finca luxueuse aux
murs de verre, 4 quelques kilométres de la capitale. Salon
cossu, tapis, fourrures... Présentation. Chivas millésimé,
jolies femmes (la sienne et ses amies): i] m’accueille en
Dottes de cheval, prés du splendide trophée de butflle
du Kenya qui tréne au-dessus de la cheminée.
C'est un homme encore jeune, d'une distinction
ennuyée, trés courtois et tres aimable. Je connaissais
déja son visage, car il ne se passe guere de jour qu’il
ne se montre aux photographes. Grand ami de la presse,
Don Emilio a des préoccupations sociales: comme jadis
Madame la générale Salan & Alger (en compétition, il
est vrai, avec Madame Massu), il aime qu’on le voie
distribuant aux pauvres de chaudes couvertures.
Les convictions de Don Emilio sont libérales, c'esta-
dire qu’elles reposent sur la foi en un capitalisme éclairé,
social, paternel. Beaucoup de grands seigneurs de l’Eglise,
de la bourgeoisie et de la finance ont ainsi, entre deux
séjours dans leurs appartements de New York et de Lon-
dres, des sympathies pour une réforme radicale de la
société, sans pour autant vouloir mettre le pays cul
par-dessus téte pour la réaliser. Rien ne presse, que
diable! Pour l'instant, ils se contentent de financer les
campagnes électorales de leurs protégés et de se faire
photographier serrant des mains prolétaires dans des
quartiers insalubres. Ils sont convaincus que ce qui les
sépare du peuple, c’est moins une différence d’idéo-
logic que quelques si&cles d'histoire, et ne voient pas
Vintérét qu’ils auraient 4 s'immoler dans le désordre
et l'anarchie d’une révolution prématurée.
55La Lune est en Amazonie
Don Emilio, en vieil ami de la maison, prend connais-
sance de la lettre destinge & la Présidence de la Répu-
blique, et me déclare qu'il me donne tout son appui.
Il propose d’envoyer un télégramme officiel & Leticia
pour annoncer mon arrivée au gouverneur. Comme le
DC 6 d’Avianca, le seul avion de la semaine, part le
Jendemain matin, je lui dis ma crainte d’arriver avant
le télégramme. Il m’écrit alors de sa main une lettre de
recommandation, dans laquelle il demande au gouver-
neur de m’aider de tout son pouvoir dans l'accomplis-
sement de ma mission et de lui rendre personnellement
compte de tout ce qu'il pourra faire pour la favoriser.
Comblé, je ne crois pas nécessaire de rechercher ailleurs
un autre patronage et m’envole le lendemain, la précieuse
lettre contre mon cceur.
56
Comment décrire ce que je vois de l’avion? L'Ama-
zonie: une gigantesque Sologne dans laquelle nous ne
serions plus qu'une mouche égarée. La selva, & la diffé-
rence de la forét congolaise, apparatt parfaitement plate,
infinie, tapis de laine A grain serré, vert sombre & midi,
seulement tirée du néant par les molles ondulations des
grands fleuyes paresseux. Les filets d’cau découpent la
terre, Ia malaxent, en font des pices, des morceaux,
entre lesquels ils insinuent leurs surfaces brillantes.
Milicu hostile 4 I’homme. Enfin, aux hommes que
nous sommes devenus... Pendant des heures et des heures,
la forét recouvre tout. Puis, immense, le rio Mar: 4
quatre mille kilométres de son delta, l'Amazone est
déja plus large que celui du Danube.
Leticia est le poste avancé de la civilisation en Ama-
zonie colombienne. A V’extréme sud du pays, ce port
ouvert sur l’Amazone est l’étape indispensable avant de
pénétrer au coeur de la forét. Quand I’eau n’inonde pas
Je terrain, un vol régulier bihebdomadaire la relie 4
la capitale. Bourgade de bois et de ciment, Leticia
(9000 habitants) ressemble au brouillon du plan de
Bogota qu’un entrepreneur peu soigneux aurait laissé
57La Lune est en Amazonie
trafner dans la boue. Hommes et batiments baignent dans
Ia moiteur et la vase, noyés par les pluies tropicales.
Prés du fleuve opaque, la berge devient spongieuse, de
nature imprécise: eau souillée de plantes en décompo-
sition et plantes recouvertes de boue.
Dans ce marécage, les cases sur pilotis, les comptoirs
de bois évoquent des baraques foraines: «Casa Ia
Confianza: nous achetons des dollars, des sols, des cru-
zeiros; il n'y manque méme pas les animaux naive-
ment dessinés: «Nous achetons des peaux.» Le Brésil
est A droite. Le Pérou a gauche. L’Amazone fait l’unité,
autoroute liquide ot l'on peut parler avec exactitude de
Ja fluidité du trafic.
‘Au port, des sentiers de planches circulent entre les
cases, les séparent et les réunissent. De loin en Join, des
pieux plus ou moins pourris, des semblants de débarca-
déres descendent jusqu’aux barques, pirogues, chaloupes,
remorqueurs disséminés sur l'eau sale et parmi lesquels
tréne, rouge, princier, le mini-hydravion qui appartient
a révéque,
Une fle flottante passe, indifférente. Une pirogue &
moteur couverte de chaume apporte des peaux. La
silhouette d’un homme se dessine 8 l’avant, A cheval sur
la proue, en jeans et sombrero; la chemise ouverte au
vent, il laisse avec volupté le courant éclabousser ses
pieds nus,
Une grande péniche venue du Pérou est amarrée face
a avenue Santander qui, perpendiculaire au fleuve,
remonte vers la place Bolivar, décorée de maigres pal-
miers. Les rues principales, recouvertes de plaques de
ciment, quadrillent les cases en dur du futur quartier
58
La Lune est en Amazonie
des affaires. Les chantiers étalent leur boue rose sous
Vacier des bulldozers. Deux ou trois bars balisent ce
qui sera demain le centre de la ville: de vieux caout-
cheros ridés comme ne l’est ici aucune écorce, le visage
couleur pain br@lé abrité du soleil et des averses par
de larges sombreros — les fameux panamas fabriqués
en Colombie — sirotent un café. A la table voisine,
des Indiens au regard droit et inexpressif, dans lequel
on peut lire, suivant ses convictions, la résignation ou
l'abrutissement.
La vie s’écoule au rythme du fleuve, plate et lente,
et lourde... Flotte partout une odeur d’argile humide et
de poisson séché, Bourdonnent les vélomoteurs japonais,
papillons mécaniques multicolores (la D.D.T. a tué les
autres). Hurle la musique cubaine des transistors. Le
galop d'un cheval claque sur le ciment. Les petits cireurs
écrasés de chaleur mangent leurs bénéfices chez le mar-
chand de glaces. Les bidasses en garnison se perdent en
contemplation devant les images saint-sulpiciennes & la
Mao, partout dans les vitrines.
L'ennui des villes coloniales marque déja Leticia
ayant méme qu’elle soit achevée. Mais le soir, quand
le coucher de soleil sur le fleuve prend des teintes de
sangria, quand on voit épinglée 4 un arbre du centre
une affichette annoncant que sabado proximo aura lieu
une course de toros, avec mise A mort par la vedette
locale et toro réservé au public, on ne peut s’empécher
d'établir un paralléle avec nos boules lyonnaises qui
avaient naguére si bien réussi a s'implanter dans les vil-
lages oubliés de I’Algérie francaise...
Administrativement, Leticia, c’est la faillite du gou-
59La Lune est en Amazonie
vernement colombien : son représentant le gouverneur,
qui porte Ie titre de commissaire spécial, n'a aucun
pouvoir et pas d'argent. Ici, il n'y a plus que Dieu et
V'Infanterie de Marine.
Dieu est représenté par I'évéque, préfet apostolique.
L'fanterie de Marine par le major Fuentes, Ce sont
les notables.
Mais le notable des notables s’appelle Mike Tsalickis
Mike est le maftre du pays. C’est le Tarzan de I'Ama.
Zone: un Tarzan reconverti dans l’épicerie en gros. Il est
le protecteur des Indiens;; protecteur comme on lentend
A Pigalle... Cet Américain d’Athénes régne depuis seize
ans sur 124000 kilométres carrés. I vend de tout: si
vous voulez acheter un boa vivant, écrivez-lui, il yous
Venyerra. Il a débuté comme chasseur de fauves, mais
4 présent préfére les acheter aux Indiens: un python
Contre un Kilo de sel. Il est copropriétaire avec l’évéque
du _mini-hydravion (qu'on appelle ici I'avionnette). 11
vend du tissu; au-dessus de son comptoir flotte un con-
pon un peu plus rayé, un peu plus étoilé que les autres:
il est aussi consul des U.S.A.
Ce spécialiste du coup de fusil s'est mis au service
du tourisme. Il a ouvert un motel: piscine, car bleu,
700, cases individuelles avec salle de bains et réfrigé.
rateur personnel bien garni. Le paysage fait réver. Les
prix aussi, Mais les repas sont infects et le service inexis.
tant. Le 200 fait face & I’hOtel : dans des cages paralléles
aux chambres, singes et perroquets sont alignés, Mike
n'y a mis aucune malice. A midi, des Indiennes tristes
portent aux singes leurs bananes et aux touristes leurs
plateaux.
60
La Lune est en Amazonie
Deux fois par semaine, Mike recoit les audacieux
Américains qui ont vécu la grande aventure du voyage
en DC 6 et qui se croient 4 Miami, ce qu’ils cherchaient
ailleurs... Un parcours classique mais bien fait a été
prévu pour eux: 200, victoria régia (nénuphar géant),
promenade dans une ile aménagée en forét vierge, expli-
cation de la recette du curare, dégustation de larves de
troncs de palmier, vente de sarbacanes-souvenirs, accueil
Par quelques emplumés de service qu’ils prennent pour
des Indiens, et qui pourtant ne le sont plus; aussi conta-
minés que leurs cousins du Nevada, ils exécutent méme
pour un léger supplément des danses que l’on dit folklo-
riques.
L’autre grand homme de Leticia est quand méme l’éyé-
que: le préfet apostolique Monsefior Marceliano Canyes,
associé du précédent. Cet ex-auménier de V'armée fran-
quiste, échappé de Barcelone en 1936, est installé ici
depuis trente-deux ans: en un tiers de sidcle, il a fait
huit fois le tour de ses missions et vu passer vingt-neuf
commissaires spéciaux. Ses influences sur le gouverne-
‘ment sont connues et sa puissance grande. Quand il n’est
pas dans sa confortable villa de Bogota, il peut aller
visiter son élevage de Puerto-Narifio. A’ Leticia, trois
fois par semaine, il entre en contact radio avec les
Padres des cinq missions réparties sur le territoire; on
Parle catalan pour ne pas étre compris des Indiens qui
connaissent la longueur d'onde.
Je m/attendais & trouver un pacha. J’ai rencontré une
sorte de Raimu-Harry Baur-Anthony Quinn un peu
empaté, un homme («Soy un hombre, con todo!») de
caractére, seigneur de Ta Renaissance 4 l'indéniable
61
eeLa Lune est en Amazonie
charme de condottiere, fier et dominateur, écrasant de
sa personnalité les personages effacés qui lentourent.
Il me regoit d’abord avec méfiance, puis me promet
son appui et prévient méme par radio La Pedrera de
mon arrivée.
Personnage hugolien, Monsefior Canyes a le visage
raviné comme le delta de l’Amazone par une petite
vérole que dissimulent soigneusement les portraits offi-
ciels, le regard catalan admirable, noir de jais, de fer et
de yelours, Ia voix assortie au regard. Peu souciewx du
qu’en dira-ton, il s'entoure de charmantes secrétaires,
ce que l'on peut trouver de mieux A Leticia, ob Ie choix
est forcément limité. Anticonformiste, il a rangé dans
un tiroir sa croix pectorale en or massif — concession
a l’époque — et circule sur les pistes de son diocése,
en civil et casquette de base-ball bleu ciel, monté sur
un vélo de femme comme on n’en voit plus guére dans
os campagnes.
Monsefior Canyes, outre les charges de son ministére,
achate les peaux et les vend, Tous les Blancs, ici, aché-
tent et vendent des peaux. Les seuls qui manquent de
peaux, ce sont les Indiens. Comme les enfants biafrais
Tout le monde n’a pas la chance d’étre bébé phoque.
62
Il faut A présent sauter A nouveau dans le passé,
reculer d'un siécle pour atteindre La Pedrera, quatre
cents kilométres plus au nord. Cela ne peut se faire
qu’avec le petit hydravion, unique moyen de transport
vers les postes de brousse dépourvus de terrain, si l'on
ne dispose pas des semaines nécessaires A I'attente et
au voyage du remorqueur de l’'armée. L’avionnette, louée
au prix fort par Mike et l’évéque, est un monomoteur
de trois places, ou trois cents kilos de charge utile. Nous
partirons demain.
Le pilote s’appelle Jorge Tsalickis. C’est le petit frére
de Tarzan. Jorge est un garcon un peu effacé, un peu
béat, aux grands yeux de biche, au fort nez aussi peu
grec que possible, l’air échappé de West Side Story ou
de quelque autre quartier de la banlieue new yorkaise,
oii son frére V’arracha pour le faire venir piloter des
avions en Amazonie. I] conduit indifféremment l’évéque,
les padres, les sceurs et les touristes, suivant les besoins
de ses employeurs.
Je m’en remets & lui pour tout ce qui concerne les
provisions et le matériel : pour un forfait de cent dollars
USS., il me prépare le parfait trousseau du touriste ama-
63La Lune est en Amazonie
zonien : hamac, moustiquaire, gamelle, savon, conserves
danoises (oui...) ; plus quelques cadeaux conseillés pour
les Indiens: couteaux, machetes, miroirs de poche, cuil-
eres, boutons, cigarettes, bonbons (avec papiers de cou-
leur), épingles de nourrice, colliers fantaisie, lampes de
poche, piles. Avec un peu de patience, j’aurais pu trouver
le tout pour cent pesos dans le commerce local. Mais
Jorge est trés serviable. Moyennant un supplément de
dix dollars, il accepte méme de me louer une pharmacie
portative contenant une trousse de sérum antivenimeux.
A Leticia, c’est normal, les remous autour de I’affaire
Gil sont plus importants qu’A Bogota. Ma seconde visite
est pour le gouverneur Roberto Vega. Don Roberto est un
homme rond d’une quarantaine d’années, un homme
affable, un homme faible qui se plaint souvent. Ancien
journaliste, il me regoit fraternellement dans son bureau,
qui dispose de I'unique climatiseur du territoire, seul
indice de ses hautes fonctions. Il approuve mon projet,
lit Ja lettre d’Urréa, me tutoie, met tous ses moyens 4
ma disposition, soupire: «Je voudrais bien venir avec
toi!» I m'indique qu'il a protesté contre la fusillade
dans un communiqué A la presse, qu’il a ordonné une
double enquéte: 1° pour retrouver le corps de Gil;
2” pour établir les responsabilités dans le massacre.
Le soir, A I’hétel, en téte A téte devant une bouteille
de gin, il m’avoue son impuissance : tout ici appartient
a la préfecture apostolique, avec qui il partage le pou-
voir en droit. En fait, il n'y a rien a partager: la Mission
a tout, lui rien. Le théAtre, I’hdtel appartiennent aux
Capucins qui ont des intéréts dans toutes les affaires
de la région. Paralysé, il ne dispose que d’une Land Rover.
64
La Lune est en Amazonie
Pour un bidon d’essence, pour I'avionnette, pour les
messages radio, il doit faire appel a I’évéque. « Méfie-toi
de lui, me dit-il en me quittant. Ga m’étonnerait qu'il
te laisse emmener la famille. »
Le major Enneo Fuentes Varon est plus diplomate.
Il élude habilement toute conversation qui pourrait
mettre en cause l'évéque ou le gouverneur. Calme et
résigné, le commandant de la garnison de Romorantin-
sur-Amazone attend comme dans la chanson de Brél le
combat qui le fera héros. Devant une tasse de café, sur
Ja terrasse de la caserne qui donne sur le bassin de la
grand-place, face au m&t du drapeau dont les hauts et
les bas rythment les journées, il s'ennuie. Le dimanche
matin, ce jeune officier préside en uniforme au salut
aux couleurs des Infantes (soldats de |'infanterie de
Marine) et des enfants de I’école de la Mission. En
semaine, en civil, il lutte contre le temps en s’enterrant
dans les habitudes d’une irréprochable et monotone vie
de famille.
Le major Fuentes m’annonce qu’il a lui aussi prévenu
par radio de mon arrivée le sergent commandant la place
de La Pedrera ; I’infanterie de Marine, qui remplace ici
Ta poste, a deux vacations quotidiennes avec la section
infortunée qui symbolise 18-bas la présence de la patrie,
Par tradition militaire, le major s’en prend aux journa-
listes, peste contre German Castro qui a brouillé les cartes
dans l'affaire Gil, dressé 1'Université contre l'Armée
et vice versa. Fuentes a vu le sergent Rojas qui com-
mandait l’expédition; il ui a longuement parlé, il a
Tu son rapport: il insiste sur le fait que ce sont des
civils qui ont tiré. Il me met en garde contre les dangers
65La Lune est en Amazonie
qui me guettent: fivres, vipdres, cannibales peut-etre
(«Quien sabe? »). Il me propose de me préter une arme,
que je refuse. Il me confirme qu'il n’existe aucune carte
de la zone oii Gil s’est perdu, mais me dessine lui-méme
un plan approximatif : ici le rancho de Julian, 14 la forét,
plus loin un ruisseau assez large, 4 droite des collines,
plus bas un marécage (« Attention, on enfonce jusqu’a
la ceinture!»), 1a le dernier campement... La maloca
devrait se trouver par ici...
Seconde visite A la préfecture apostolique, blanc
giteau étalé qui s’étage de couvent en internat et d’église
en patronage. Les batiments sont relativement imposants,
les meilleurs, les mieux placés. Les missionnaires se
comportent en seigneurs du lieu. Au bureau de l'évéque,
un gros capucin me rabroue. A son domicile, un autre
m’enyoie promener. Les charmantes secrétaires sont heu-
reusement plus attentionnées. Monsefior Caynes me
regoit enfin. Café. Cigarettes. Il apprécie mes Gitanes.
Cette fois, son accueil est cordial mais bourru :
« Vous avez vraiment besoin d’emmener cette famille?
— Je ne tiens pas 4 me suicider, Monseigneur. Apres
ce qui s'est passé, sa présence A mes cétés sera ma seule
protection,
— Bien... Mais vous savez qu’ils sont malades?
— Le commissaire spécial m’a dit qu'ils allaient beau-
coup mieux.»
Jexplique mon plan en détail, parle de la recomman-
dation d’Urrea, de la lettre au gouverneur. Monsefior
Canyes se montre chaleureux, paternel et un peu
mogueur. Malgré la sourde opposition que je percois,
je ne peux me défendre d’une certaine attirance pour
66
OE
La Lune est en Amazonie
son personnage. Adversaire ou partenaire? Peu importe.
Mais, dés cet instant, je sais que la partie qui s'engage
se jouera entre nous.
Dans la salle & manger frafche et confortable — som-
bres meubles de chéne, argenterie et fleurs artificielles
— Fray Juan et le padre Marcello circulent sans bruit,
comme jadis les lieutenants de Bigeard au P.C, du
6 RPC. Au fond de la salle, I'émetteur-récepteur. Le
padre Marcello appelle: «Monseigneur! Nous avons
La Pedrera.» Monsefior Canyes prend le micro; la voix
roule, basse, autoritaire:
— Padre Romualdo, Padre Romualdo... Le journa-
liste frangais qui viendra vous voir demain désire se
rendre A la maloca... Aidez-le autant que vous pourrez.
— Hombre! Su Révérencia! crachote le haut-parleur,
il ne va pas trouver beaucoup de volontaircs !
Crest tout. Je remarque qu’il n’a pas parlé de la
famille
Nouveau café. Evocation de la Catalogne. Paris. Les
communistes dans le monde. Les Indiens qui ont tant
besoin de nous. Accord pour I'avionnette. Pour le prix,
voir Mike. C'est fini. L’audience est terminée.
— Et surtout, un conseil, me dit encore Monsefior :
Méfiez-vous du gouverneur !
Fray Juan me raccompagne. Fray Juan Berchmans
de Felanix a la quarantaine ascétique, la barbe et le
regard mystique, ce dernier un peu estompé par de
fortes lunettes, une jovialité un peu forcée qui dissi-
mule mal une grande nervosité. J’aimerais m’entretenir
longuement avec lui il est allé 4 La Pedrera, a passé dix
jours avec la famille, a tenté d’étudier son vocabulaire.
67La Lume est en Amazonie
C'est lui aussi qui est allé chercher au Brésil le médecin
bon catholique qui a signé le certificat médical inter-
disant son déplacement. Mais Fray Juan se montre trés
réticent pour me parler de ses observations. I serait
indélicat d’insister.
Le soir, je tente d’en savoir davantage en le lisant,
si je ne puis I’écouter. Fray Juan est en effet le fondateur-
directeur-rédacteur-en-chef-reporter-éditorialiste d’Alma-
necer Amazonico, un bulletin ronéotypé qui est aussi
lu par les dix mille habitants du territoire que France-
Soir dans notre hexagone (avec bien stir un tirage propor-
tionnel). Lecture édifiante s'il en est:
«Mis au courant, écrit-il, du manque de sérieux et
Wéthique professionnelle avec lequel quelques moyens
d'information ont répandu la nouvelle (de la capture de
la famille), je me suis décidé & enquéter moi-méme. »
Certes, il n’approuve pas. Il ne condamne pas non
plus. II expose «objectivement pour remédier A une
relation journalistique et sensationnaliste des faits». Il
trouve des excuses au massacre dans «I’état général de
tension nerveuse des membres de l’expédition » et dans
le fait «qu’ils étaient épouvantés & l'idée de tomber
dans une embuscade ».
Quant a la famille, il semble plut6t la considérer
comme un don du ciel, un cas concret pour travaux
pratiques de morale sociale. Certes, il n'est pas ques-
tion de l’asservir. Il n'est pas question non plus de la
ramener. L’occasion est trop bonne de I’utiliser comme
point de fixation: un exemple permettant d’illustrer
les méthodes missionnaires pour tirer ces malheureux
de leur vie sauvage. N’est-ce pas IA une des responsa-
68
La Lune est en Amazonie
bilités des «protecteurs des Indiens»? Dieu, Patrie,
Culture est la devise du journal. Ramenons au sein de
la civilisation chrétienne ces brebis égarées. L’Eglise est
la gardienne de la seule Vérité.
Sous le titre: «Nuestros Indigenas de La Pedrera.
El valor de nuestros Indios», l’éditorial du numéro de
juin est riche de nobles propos: «Les valeurs humaines
se rencontrent chez. nos indiggnes découverts dans la
région de La Pedrera dans les mémes proportions que
chez n'importe quel homme de la terre, méme s'ils dif-
-férent en leurs modes de vie et concepts idéologiques.
Nous devons toujours les respecter, comme des personnes
qu'ils sont; leur vie en état primitif peut résulter de
ce quils n’ont pas eu l'occasion d’évoluer plus rapi-
dement par manque d’influences étranggres supérieures,
car si celles-ci étaient parvenues jusqu’& eux, intelli-
gemment exercées, leur sort en efit certainement été
changé. Et si nous-mémes avons eu cette chance, nous
avons aussi l'obligation — sans violer la liberté humaine
— de faire tout notre possible pour accélérer I’évolution
de tous nos indigenes et leur intégration a la vie du
pays.»
Sans violer la liberté humaine... Scrupule, cynisme
ou naiveté? Naiveté sans doute. Le ton de l'article est
sincére, mais l'usage immodéré des possessifs laisse
réveur...
Dans les «Tribunes libres» qui suivent, cependant,
une controverse s’engage entre les lecteurs. Si certains
se {élicitent de la présence dans la région d’une attrac-
tion capable d’attirer l’attention de la capitale, d'autres
protestent. Un certain Antonio Posada Restrepo sauve
691a Lune est en Amazonie
Vhonneur de la communauté : il s'éléve courageusement
«contre le massacre inutile de cinq malheureux Indiens
et contre le rapt et la séquestration de quelques enfants
et d’une femme qui n’avaient rien 4 voir avec la perte
d'un Blanc, et qui furent enlevés par la force pour étre
exhibés 4 La Pedrera comme trophées de I'excursion ».
«La mere de Julian Gil, poursuit-il, a su qui s'adresser
pour que I’on recherche son fils et que l'on fasse la
lumiére sur sa disparition. Mais & qui devront s‘adresser
les parents des Indiens sacrifiés? Auprés de qui devront
réclamer les parents des enfants et de la femme violem-
ment arrachés 4 leur village? Il ne s'agit pas de la mort
de cing bétes sauvages, mais de cing é@tres humains
Pour quelle raison furent tués ces Indiens? Quelle est
Ja part de responsabilité de chacun ? La vie de ces malheu-
reux a autant de valeur que celle de n’importe quel
autre Colombien, et il n'est pas possible et il n'est pas
juste que cet incident ne laisse que le souvenir d'une
joyeuse partie de chasse. »
Huit heures du matin, Deux heures avant mon départ,
vol régulier pour Bogota. Le gouverneur Roberto Vega
et Fray Juan Berchmans de Felanix sont parmi les pas-
sagers, endimanchés, l'un en cravate, I’autre en soutane.
Les deux hommes s'ignorent. Je suis sans méfiance. Per-
sonne, il me semble, ne peut plus s‘opposer 4 la réali-
sation de mon projet.
Jorge me conduit au fleuve, od tourne déji le moteur
de I'avionnette. Il se garde bien de me dire que dans
vingt-quatre heures un avion militaire brésilien — qui
transporte gratuitement les civils — décollera du terrain
de Leticia et ira se poser au Brésil, 4 quatre-vingts kilo-
7o
La Lune est en Amazonie
metres en aval de La Pedrera, que I’on peut ensuite
rejoindre en trois heures de bateau.
‘A nouveau, le survol de la selva, identique a elle-
méme jusqu’a l’écoeurement, entre des falaises de nuages.
Deux heures et demie plus tard, La Pedrera, le seul
endroit de l’Amazonie d’od l'on exporte des pierres
depuis la préhistoire. Ici, les transistors, les cuvettes en
plastique, les chemises en nylon ne sont pas encore
inventés.
7
NE10
Batie de part et d’autre d’un ruisseau de huit cents
métres de large, sur deux zones défrichées péniblement
arrachées A la brousse, La Pedrera, comme Paris, offre
un visage bien différent suivant que l’on se trouve rive
gauche ou rive droite.
La rive gauche, c'est le Far West: quelques maisons
de bois alignées le long d’une rue boueuse, ob ne man-
quent que le saloon et les stalles pour les chevaux. Une
poignée de fonctionnaires y administre une poignée
de caoutcheros qui protégent et exploitent une poignée
d'Indiens.
On peut y rencontrer le corregidor Lisimaco Canizales
(commissaire du gouvernement), shérif de poche, str de
lui, discret et souriant, le juge, gros homme grave qui
s'appelle Don Luna, également propriétaire du billard
et du seul réfriggrateur & pétrole existant & quatre cents
kilométres 4 la ronde, le vieux Manuel 4 téte de tortue
qui sait aussi bien vous réparer un moteur que vous
fabriquer en un tour de main une clé de rechance, Don
Efrain Gil, le frére du disparu, gargon doux ct effacé
qui ne quitte plus son comptoir & épices ot il échange
des bracelets-montres contre des peaux d’ocelots, Her-
3La Lune est en Amazonie
man Dominguez, le gosse de riches amoureux de la selva,
Vinfirmier arracheur de dents, le sergent Ramon, chef
de la garnison — on ’appelle ici « Commandante » —,
son adjoint le sergent Rojas, et leurs jeunes recrues
débraillées, piégées pour un an, qui s'abrutissent 4 lon-
gueur de journée 4 la bitre ou au billard. Tous en maillot
de corps moite, tous bien sérieux et aussi identifiés 4 leur
fonction que des santons de Provence.
Plus loin, invisibles (ils habitent des cases en bordure
de la selva), les caoutcheros: ils sont cing ou six qui
exploitent la forét et les Indiens. Il y a 1A Don Felipe,
maigre renard sec et gris comme un sarment briilé,
Je vieux Jacome au calme trés étudié, brosse blanche sur
teint de brique, Don Miguel, quelques autres... Chacun
tient sous sa coupe une dizaine d’indiganes, le plus sou-
vent de la méme tribu. Comme au bon vicux temps,
ils leur fournissent nourriture, fusil, machette, puis les
font travailler jusqu’s ce qu’ils aient pu rembourser
leur prét, cest-dire jamais. Les Indiens, soumis, ne
voient de leur vie la couleur d'un peso et n'ont prati-
quement pas accés A l'économie monétaire. Parfois bien
traités — certains caoutcheros n'hésitent pas a les faire
soigner quand ils sont malades — mais dépendant pour
tout de leur patron, ils sont pratiquement en esclavage.
Les patrons, bons catholiques, visitent parfois la
Mission, et plus particulitrement I'Internado, ob sont
éleyés les enfants de leurs employés. Généreux, ils don-
nent parfois un peso a un gamin, le notent sur un carnet ;
puis, deux ans aprés: « Dis-moi, ton fils, il me doit aéj
quatre-vingts pesos! Quand est-ce qu’il vient travailler
pour moi?»
a4
La Lune est en Amazonie
Rive droite, c'est la Mission, sur une hauteur domi-
nant le fleuve. Et l’Internado: cent vingt nifios de huit
4 treize ans, nonchalants, indolents, confiants, aux sou-
rires gentils, de dix-huit tribus et langues différentes, «si
pauvres en vocabulaire, me dit le padre, qu'on ne peut
méme pas traduire la Bible ». Batiments de bois aux cou-
leurs pastel, clochette gréle de la chapelle, statue bleue et
blanche de Notre-Dame de Lourdes que les petites filles
couronnent de fleurs le dimanche... Messe tous les soirs
a la chapelle. Harmonium. Atmosphere suave. Bonnes
sceurs exemplaires. Domestiques respectueux (Indiens
évolués et travailleurs...). Il ne manque méme pas le
chien fidéle. Des vaches bucoliques paissent sur les prai-
ries qui entourent a Mission ; une cldture de fil de fer
barbelé les empéche ’y entrer et les enfants d’en sortir.
Cet univers de patronage distille un mortel ennui.
Pire qu’un purgatoire, c'est le paradis rose avant l’enfer
vert. Maftre du lieu : le padre Romualdo de Palma, Cata-
lan, un ange barbu de soixante-trois ans trés myope
et tres enthousiaste. Dans la collection de santons des
notables, c'est Iui qui tient le r6le du ravi. Quand je
demande au padre Romualdo s'il y a danger & se baigner
dans le rio, il me répond:
— Penséz-vous! Pas du tout! Baignez-vous donc &
midi avec les enfants, ils font peur aux crocodiles !
On me présente Jorge, le petit prof détaché par le
ministére de I'Education nationale (vingt ans, trente
pesos par jour, des idées contestataires), madre Laura,
soeur Judith, sceur Esperanza. On m’installe un hamac
dans la buanderie, entre les réserves de conserves et
les machines 4 coudre. On me donne des bougies, des
7SLa Lune est en Amazonie
Discuits, de la lecture. Le soir, sceur Judith et soeur Espe-
ranza, angéliques, me portent des orangeades, Elles ont
fini par ressembler, par mimétisme, aux saintes de
platre peint qui ornent Ja chapelle.
Aujourd’bui, c'est dimanche, jour de visite de I'infir-
mier. C'est, aprés la grand-messe et avant le match de
football qui oppose cinquante-deux fois par an I'équipe
de Ia section d’infanteric de Marine a celle des anciens
de l'Internado, la seule distraction du jour.
Non. Désormais, il y en a une autre : la famille préhis-
torique. J’ai choisi de loger 8 I'Internado, afin de mieux
Vobserver. Ils sont installés sous un préau, protégés des
regards par quatre murs de chaume, entre le terrain de
football et celui de basket, au centre de la Mission.
La femme passe, nue, splendidement digne. fesses &
Yair, le slip sur les genoux, réfractaire A toute pudeur
enseignée. Les sceurs ont brdlé le cache-sexe d’écorce
qui constituait toute la garde-robe de I'homme, lui ont
coupé les cheveux, l’ont habillé.
Quand ils sont arrivés ici il y a quelques semaines,
chaque fois qu'on les touchait, ils mordaient. Ils sont
restés dix jours sans manger. Quand un des enfants,
affamé, machait devant lui quelque nourriture volée,
le pére le faisait vomir en lui fouillant Ja gorge avec
un bout de bois. Ils avaient peur: peur des barbes,
peur des grands rios, peur des canots 4 moteur, peur
du gros ventre de Don Luna, terreur panique des poules,
des vaches et des chiens. Ils se terraient prés du feu
au fond de leur case comme des lapins dans un clapier.
Puis, peu a peu, la curiosité I’a emporté sur la crainte.
76
La Lune est en Amazonie
Ils se sont intéressés aux tissus, aux métaux, ont demandé
des allumettes, ont commencé & sourire.
Aujourd’hui, ils acceptent une nourriture vivante,
gibier 4 poil ou 4 plume, qu’ils préparent a leur gotit,
bouillie, sans sel. On les a baptisés. On leur a donné des
noms qu’ils commencent & connaftre: Bernardo Cara-
ballo pour l'homme, Amazonas pour la femme, Juanito
pour le gargon, Laura et Maria pour les deux filles et
Venancio pour le petit. L’homme fume — mais n'avale
pas la fumée —, va a la péche, danse, s’habille scul.
La femme va chercher l'eau la pompe, demande un
briquet pour allumer le feu. Les enfants veulent des
robes et des maillots, apportent le fil pour la machine &
coudre. Juanito va méme jusqu’a demander le fusil, dont
il avait pourtant au début une peur panique.
Ils aiment qu’on les prennc cn photo, sans comprendre
la signification de ce rite, car ils ne reconnaissent pas
leur image. Quand ils sont de bonne humeur, ils répe-
tent tous les mots que l’on prononce devant eux, sans
les comprendre, mais avec des dons certains d'imitation.
Is touchent tout ce qu’ils ne connaissent pas: les tissus,
les poils des jambes, les barbes, les couteaux. Ils ont
appris 4 aimer la farifia, granulés de yuca séchés au
four, qu’ils ignoraient et qui constitue pourtant avec
la banane lalimentation de base de toutes les tribus
amazoniennes connues. Mais ils continuent & enterrer
leurs excréments avec un morceau de bois et, si c'est
1a une coutume préhistorique, on peut regretter que
les touristes de Fontainebleau ne le soient plus...
Le seul probléme insoluble est celui de la langue. On
a déja essayé les dixchuit dialectes de l’Amazonie colom-
weiLa Lune est en Amazonie
bienne, plus quelques autres originaires du Pérou et du
Brésil: Andoke, Muinane, Huitoto, Mirajia, Bora, Cari-
jona, Yucuna, Tanimuca, Cabiari, Matapi, Ticuna,
Letuama, Macuna, Barazano, Cubeo, Cavillarie, Desano,
Tariano, Tatuyo, Tuyuca, Traira, etc. En vain, Aucun
interpréte n’a pu étre trouvé. Par contre, ils ont appris
cing mots d’espagnol: «Vamos!» (Allons!), «Bueno »
(bon), «Malo» (mal), « Farifia » (farine de yuca) et «Pla-
tanos » (bananes). De leur cdté, les Blancos ont compris
que le mot «Cariba» les désignait.
Je les regarde quand ils sont seuls. Sous les vétements
ridicules, le corps de Caraballo est souple et lourd 3
la fois: 1 m 70 environ, torse puissant et long, jambes
gréles. Les pieds sont absolument plats, & larges empat-
tements. Les mains: des pinces. La démarche est un pew
votitée vers I'avant. Le regard, vide-quand il ne rit pas,
s'allume parfois de Iueurs jaunes. La face est large,
mongolienne: yeux bridés, pommettes proéminentes.
Pas de sourcils. Peau claire. Incontestablement, il posséde
un type beaucoup plus archaique que les autres Indiens
connus.
La femme est inquiéte. Le soir, elle pleure souvent,
avec des regards de béte perdue. Les gosses sont graves,
ne jouent pas avec les autres, ignorent les billes et le
ballon des nifios de I’Internado. Juanito imite tout ce
que fait son pére. Laura grimpe aux palmiers manger
des fruits et des larves. Venancio ne pleure jamais.
Quand on ne s‘occupe pas d’eux, ils sont tristes. Ils
ne quittent guére leur case, soit, quand il y a du soleil,
accroupis devant la porte, soit A l’intérieur, étendus prés
78
La Lune est en Amazonie
du feu dans les hamacs qu’on a accrochés 4 leur inten-
tion.
Le plus génant, ce sont les visites, quand les gens de
la rive gauche viennent regarder leur famille. On rit,
supérieur. On tape sur ’épaule de Caraballo, on lui
serre la main, on se fait photographier 4 cté de lui,
on prend la pose, Caraballo se laisse faire avec patience,
sourit, suit comme un animal, répate tout ce qu’on lui
dit: «Bonjour, Caraballo! — Bonjour Ca-ra-ba-yo!»,
vaguement heureux d’étre une vedette.
Les enfants le regardent avec curiosité, s’approchent
quand jl dort des trous percés dans la cloison. Les Indiens
avec lui se défoulent de leur complexe d'infériorité ;
ils sont contents de trouver enfin plus « sauvage » qu’eux.
Les idées recues et les légendes sur le cannibalisme refleu-
rissent. Quand Caraballo, innocemment, posc Ia main
sur une épaule, on rit grassement :
— Il tte ta viande!
Tout cela laisse une impression de honte. Un zoo au
centre d’un patronage...
Mais il existe autour de la famille préhistorique
comme une aura protectrice. Eux ne savent pas encore
quills sont des «sauvages». Un mur de verre de trente
mille ans les sépare des badauds. Ils sont libres, donnent
des ordres, grondent contre les uniformes qui leur rappel-
Jent de mauvais souvenirs, chassent au besoin les impor-
tuns en crachant par les meurtritres d’observation
ménagées dans les palmes des cloisons. Toutefois, leur
liberté est pratiquement limitée aux fils de fer de la
Mission.
Les soeurs veillent maternellement sur ces futurs bons
79$s
La Lune est en Amazonie
chrétiens. Elles les soignent, les peignent, les habillent,
les chaussent (mais Caraballo confond les pieds), intro-
duisent sans complexes le pantalon dans le paléolithique,
tentent d’enseigner des cantiques et des mots d’espagnol.
‘Avec zéle. Avec dévouement. Il faut civiliser ces grands
enfants. Elles n’ont pas une minute Vidée, ces ames
pures, qu’il pourrait exister d’autres valeurs que celles
quelles connaissent, prouvant ainsi A quel point la géné-
rosité sans imagination est dangereuse.
Le match Préhistoire contre xix’ sidcle est engagé. Je
ne me contenterai pas de I'arbitrer...
Tos gosses couchés en grappe sous les portes cochives, affrontent une
80.famille préhistorique photographiée pou do temps aprés sa capture, De gauche d droite
>, Amazonas, Maria, Juanite et Laura,sbalo trenne son premier pantalon, mais! porte encore eur le corp le dessins
Jour de sa capture. i. dete oe13. Le plus jeune des garcons, Venancio, et s2 mire. II ne pleure jamais,
il
‘Avant que Jorge ne reparte, je l’ai persuadé, pour
une poignée de dollars de plus, d’aller faire un vol de
reconnaissance au-dessus de la région 4 explorer. A vol
oiseau, nous n’en sommes guére éloignés que d’une
centaine de kilométres. Nous emmenons le vieux Jacome,
quia participé aux deux précédentes expéditions et qui
a la réputation de connaitre la forét comme sa poche.
Mais il y a trois foréts: celle que l’on voit du fleuve,
celle que l’on subit quand on y est enfermé et celle que
Von domine de V’avion. Comme je le redoutais, dés
quill a perdu de vue le rio Caqueta, Jacome est perdu.
Néanmoins, nous continuons & voler un peu plus d’une
heure.
Et soudain, au-dessous de nous, une minuscule tache
claire. Nous descendons: une maloca. Il fait trés beau.
A deux mille métres, notre regard porte au moins &
cinquante kilométres: & perte de vue, jusqu’a l’horizon,
rien d’autre que la forét. Il est impossible qu’il s’agisse
de la maloca de Caraballo, distante seulement d'une
trentaine de kilométres en ligne droite du rio Bernardo,
facilement repérable. Done, d'autres hommes primitifs,
totalement inconnus, vivent aussi dans la région. Sous
81La Lune est en Amazonie
Ie couvert, aucune piste n’est visible, mais une clairigre
plantée de bananiers prouve leur présence. Nous faisons
trois passages de plus en plus bas, le dernier & cinquante
métres environ. Je prends des photos. Evidemment, nous
ne yoyons personne: si des hommes sont a, ils se
cachent. Combien de temps passera avant que cette
maloca soit 4 nouveau photographiée? Sans carte, sans
instruments, nous ne pouvons relever sa position. Mais
si, en une heure, en cherchant un village d’hommes
primitifs, on peut tomber par hasard sur un autre...
Combien sontils?
La vie quotidienne 4 La Pedrera: nous avons avec le
padre Romualdo de Palma de longues conversations.
C'est un homme sincére, profondément bon, aux convic-
tions simples. Il aime ses Indiens, mais il pense qu’ils
sont naturellement yolcurs ct paresseux, qu'il faut donc
les aider A se corriger, les guider et les protéger. Le padre
me confie qu’il a parfois payé les caoutcheros pour per-
mettre & ses Indiens d’assister A un mariage ou de prendre
le temps de se soigner d'une vilaine maladie. I lui est
méme arrivé, dans les cas graves, de racheter leurs dettes,
jusqu’d neuf cents pesos, leur rendant ainsi leur liberté
dans la plus pure tradition romaine’. «Des tigres, mon-
sieur !», me ditil en parlant des caoutcheros.
Quand je Iui demande si, en préchant & ses Indiens
la résignation et le respect aveugle de l'autorité, il ne
craint pas de bloquer chez eux toute possibilité de
progrés, il est troublé.
Quand je lui dis que la situation ici de la famille
1, La Rome des Césars, bien stir.
82
La Lune est en Amazonie
primitive est contraire au droit des gens, qu'ils sont en
fait prisomniers, il est troublé.
Quand, assez sournoisement, je lui laisse entendre
que la vie que méne Monsefior Canyes 4 Leticia est
tres différente de la sienne, il grogne: «Nous ne jugeons
pas ce que fait Monseigneur. » Mais il est troublé.
Et quand le padre Romualdo de Palma est troublé,
il me quitte et va jouer de l'harmonium.
A la Mission, les repas se succédent, monotones,
frugaux, 4 heures fixes. J’ai donné mes conserves, que
je n’ai pas encore revues sur la table. («Il les revend »,
accuse, maussade, le petit prof.) On mange par castes:
d'un cété les bonnes sceurs, de I’autre les nifios (séparés
des nifias), 4 la cuisine le petit prof et ses collégues,
moi et le padre dans la salle & manger. Mais c’est tou-
jours le méme menu, spartiate, sur la toile cirée usée:
steacks de tapir (carne de monte), nouilles ou riz a
Veau, eau claire, soda le dimanche. Café. Je fais lire au
petit prof des livres interdits (Serfs de Dieu, mattres des
Indiens) qu'il cache soigneusement. Je joue avec Pinta-
dillo, le gentil orphelin de sept ans qui m’a adopté, de
longues parties de billes. A I'Internado, les nifios ont
aussi leur billard: un carré de contreplaqué d’un métre
de c6té pivotant autour d’un clou sur une vieille souche,
sur lequel ils poussent des pions de jeu de dames avec
un manche & balai
Le soir, 4 19 heures, on met en route le groupe élec-
trogéne. Des guirlandes d’ampoules s‘allument autour
de la Vierge et sur la terrasse qui domine le fleuve, enca-
drant le chromo du couchant: & droite, la plus haute
montagne de l’Amazonie colombienne (7o métres); 4
83La Lune est en Amazonie
gauche, les rapides; sur l'autre rive, la Ville, ses tenta-
tions et la stéle commémorant I’accident d'un hydravion
qui s’écrasa au décollage en 1963 (sept morts). A 22 heu-
res, cesse le ronronnement du groupe. Tout le monde
dort. L’obscurité moite n’est plus trouée que par les
lucurs fugitives des lucioles et les secs coups de feu des
chasseurs de caimans.
En face, la biére fraiche a les attraits de Pigalle pour
un clerc de province, de Berlin-Ouest pour un habitant
de Stalinallée, de Sodome pour un client du Fiacre. Pour
trayerser, je dois faire appel & Quintero, le marinero
chargé de la barque. J'ai un laissez-passer permanent,
signé du padre Romualdo:
«Chaque fois que le Sr. Bergas désire aller de l'autre
«cété, tu dois lui obéir immédiatement, afin d’accomplir
«les ordres de Monscigneur. »
A part la bidre et le billard, pourtant, les attractions
sont rares. Je connais peu de monde et ne me méle
guére & Ja vie sociale des Blancos. Juste ce qu’il faut de
Tapports courtois avec le corregidor Don Lisimaco. Dans
sa maison de bois, une cloison de planches sépare son
bureau de sa vie privée: dans le bureau, il tranche avec
conscience les litiges et pase les plaques de caoutchouc
devant un faisceau des drapeaux brésilien, péruvien et
colombien, derriére une vieille machine A écrire rouillée ;
de l'autre cété de la cloison, il vit entre une grand-mére
qui ne vaut guére micux ct une jeune sceur promue
vamp du village, mange, boit, dort et fait la sieste dans
son hamac.
Mon seul camarade est Hermann Dominguez. Her-
mann est un énergique gargon de vingt-trois ans, le sourire
84
La Lune est en Amazonie
denté, l'ceil noir et le cheveu hirsute, héritier d’une riche
famille de Bogota. Visitant la région avec son oncle au
cours des vacances qui suivirent son baccalauréat, il fut
victime de ce que I’on appelle ici la fascination de la
selva. Six mois plus tard, lachant la fac, il revint seul et
n’est jamais reparti. Il vend des peaux, traficote, chasse,
voyage en pirogue et vit intensément. Instruit, parlant
un peu le francais qu’il a appris au lycée, ayant de
plus participé a la dernitre expédition, il est sympa-
thique et me conseille discrétement.
Le padre Romualdo joue de plus en plus souvent de
Vharmonium. Sa conversion au progressisme se pour-
suit. Aujourd’hui, en ce troisitme dimanche aprés la
Pentecdte, le sujet de son sermon n’est pas la parabole
de la brebis perdue (pourtant évangile du jour), mais le
but de mon expédition :
«Mes bien chers fréres,
Nous avons ici un homme que tous maintenant vous
connaissez bien, C’est un journaliste de France-Soir, le
plus grand quotidien d'information de France, qui tire
4 1200000 exemplaires. Ce n’est pas un aventurier. Il
a étudié V’ethnologie, l’anthropologie et 1a géographie,
qui sont des sciences de maintenant. Il nous a appris
que cette famille, qu’en toute bonne foi nous conser-
vions ici, doit retourner dans son milieu naturel. Je
vous demande, mes bien chers fréres, de Ini apporter
toute votre aide. Rassurez-vous, il n’a pas besoin d’ar-
gent. Mais il a besoin de porteurs, et les volontaires
seront trés bien payés... »
85La Lune est en Amazonie
Dans I'assistance: les internes en chaussettes du
dimanche, garcons d’un cété, filles de l’autre, bien sage:
Les civils endimanchés, les notables & leur banc. Les mil
taires prés du bénitier. Et au milieu, en vedette, encadrée
par les bonnes sceurs anges gardiens, la famille préhis-
torique: Amazonas en robe rose qui, ennuyée, donne
le sein 4 Venancio, Laura et Maria, Juanito affublé d’un
maillot bleu bien trop large marqué «Yankee » (dja?)
et Carabello souriant qui se Iéve quand les autres s'ai
soient, s’assoit quand ils se lévent et entre-temps s‘inté-
resse 4 la plante de ses pieds qui vaut bien toutes les
semelles des chaussures que les sceurs s’évertuent en vain
4 lui faire porter.
Entre une grosse matrone boudinée de partout : Dofia
Pilar, la sceur de Jacome Ie caoutchero. Mantille sur la
téte, elle se place deux trayées derritre Caraballo. Un
maquillage irresponsable place sur son visage sa propre
caricature. Les fleurs imprimées de sa robe — de celles
qui poussent bien sur terrain gras — s’épanouissent sur
sa poitrine. Caraballo, bouche bée, la regarde comme si
elle débarquait du paléolithique inférieur. Madre Laura
joue de I’harmonium. Les fidéles chantent. Un enfant
pleure. Le chien aboie. Les poules caquettent. A la sortie,
la famille est trés entourée; c’est tout juste si on ne
lui demande pas des autographes...
Depuis trois jours, j’enregistre quelques progrés dans
mes contacts avec Caraballo. D’abord, j'ai décidé de me
démarquer par rapport aux autres Blancs. Je ne lui serre
pas Ia main, ne I'appelle jamais par son nom de «civi-
lisé », ne lui parle jamais espagnol. Je me personalise
86
La Lune est en Amazonie
en portant toujours la méme tenue: short et appareil
de photo autour du cou (ici, les hommes sont tous en
pantalon et mon appareil doit passer pour quelque amu-
lette). Chaque matin, je prends bien soin de me raser
de prés, afin de ne pas les effrayer. Le plus souvent pos-
sible, je vais m’asseoir prés d’eux et reste 1A des heures,
immobile, pour qu’ils s’habituent 4 ma présence, comme
ils se sont déja habitués a celle du chien.
Je joue le contact physique. Avant de savoir parler,
les hommes se regardérent. Je crois beaucoup au regard.
IL va au-dela des codes affectifs qui peuvent changer d’un
groupe humain A un autre. On peut trés bien imaginer
un pays ot le rouge voudrait dire: « Passez », une fleche :
«Sens interdit», etc. Pour eux, une poignée de main,
un signe de téte, qui chez nous signifient salut et acquies-
cement, peuvent trés bien avoir un sens proyocant ou
obscéne. Alors reste le regard, la sympathie, le contact
physique des animaux. Il y a un langage du regard, puis
du contact, qui ont duré bien plus longtemps que les
nétres avant que les sons s’articulent. Les chiens parlent
encore ce langage.
Je progresse. Si la femme m’est encore hostile, Cara-
ballo me montre des signes d’intérét. Hier, d’un grand
geste du bras, il m’a invité 4 entrer dans sa case. Je
massois prés du hamac. Je lui offre une cigarette et
surtout je ne dis rien. Nous nous regardons en souriant.
Il me caresse, me flaire, me passe la main dans les
cheveux, examine mes dents, s‘intéresse 4 mon briquet,
aux boutons de ma chemise. Rien d’équivoque dans ces
contacts qui témoignent seulement d'une curiosité natu-
relle. Tout ce que fait le pére, Juanito, Laura et Maria
871a Lune est en Amazonie
Vimitent: je suis un mannequin pour lecon de choses
préhistorique.
A présent, je suis le témoin invisible de leur vie
privée: Amazonas travaille, va chercher le bois, l'eau,
allume le feu. L’homme ordonne, les enfants obéissent.
Beaucoup de pudeur dans les rapports entre Caraballo
et sa femme: jamais je ne serai témoin du moindre geste
réyélant l'affection ou le désir sexuel.
Le sens familial est trés développé: les enfants sont
choyés, adulés, visiblement élevés ; le fils ainé surtout,
qui a dé un comportement de petit chef. Que le petit
Venancio ait le ventre enflé ou un peu de fitvre, et c'est
Vaffolement. Mais leur facon d’agir est déroutante et
témoigne d’une affectivité non contrélée, d'un Age mental
qui pour nous serait de dix ans. Le plus souvent doux
ct calmes, ils ont des sautes d’humeur brutales. Ils
passent en un instant du rire aux larmes. Hier, Caraballo
est rentré en sanglotant de la péche: il n’avait pas pris
de poisson.
La langue qu’ils parlent entre eux est inarticulée,
presque animale, totalement différente des autres dialec-
tes de la région. Elle comprend beaucoup d’onomatopées,
de grognements répétés, comme chantés en litanie, et
paraft exprimer beaucoup plus des sensations que des
idées. Mais, peut-€tre pour cela, on y retrouve toutes
les intonations de joie, de menace, de colére, de peur,
d'interrogation et de tendresse qui soustendent nos
langues élaborées.
Je viens de faire une découverte : j’ai chanté. D’abord
un simple murmure, qui éveille de l’intérét particuli-
rement chez Amazonas. Elle m’encourage & continuer.
88
La Lune est en Amazonie
Le premier air qui me passe par la téte est cette chanson
interprétée par Franck Sinatra qui fit fureur sur les plages
voila quelques étés : Strangers in the night. Je ne connais
pas les paroles et me contente de chanter «ia Ia Ja Ia la»,
mais avec sentiment.
Le résultat est inespéré: leurs yeux s’allument, la
joie éclate, on m’entoure. La préhistoire était-elle déja
mfre pour les mass media? Amazonas surtout parait
subjuguée et sourit aux anges: elle me découvre sous
un jour nouveau, comme une lectrice de France-Diman-
che qui verrait soudain sortir Charles Aznavour de la
loge de sa concierge. Caraballo reprend au refrain. Ga
marche.
Désormais, on m‘invitera a danser. On ne me chassera
plus aux heures des repas. Je soignerai les furoncles.
On m’enverra chercher les enfants quand ils s’€loignent.
Jai gagné mon pari numéro 1: je suis l’ami de la famille
préhistorique.12
Hermann m’a prévenu: el personero Don Luna, le
juge. qui est aussi le propriétaire du café, du billard
et du réfrigérateur, s‘oppose au départ de la famille.
De quel droit? Je suis convoqué rive gauche 4 une
réunion extraordinaire des notables. Pourquoi? Her-
mann me dit que j’ai gaffé: j'ai oublié d’aller saluer
Jes autorités de La Pcdrera. Ils en sont mortifiés. « Com-
ment, cet étranger qui vient, qui décide...» Je pensais
qu’étre présenté par le commissaire spécial suffisait.
Non. Chaque groupe représente ici une féodalité auto-
nome, Il n'y a pas de higrarchie, d'administration cen-
tralisée, Il faut chaque fois recommencer les visites de
courtoisie, les courbettes, les ronds de jambes... Je les
ai vexés. Erreur psychologique: dans ma hate & séduire
la famille préhistorique, j'ai négligé d’apprivoiser les
notables.
Crest grave: pour m’accompagner, le padre Romualdo
a mis sa soutane blanche. Is sont tous IA assis en cercle
dans la case du sefior Efrain Gil, sous les diplémes de sous-
officier de ce dernier, la photo de son frére, le portrait
du Sacré-Coeur et celui du président de la République.
C'est mon examen de passage. Le corregidor s'inquiéte
9XLa Lune est en Amazonie
de mes projets: il m’explique que le juge, le sergent
Ramos commandant la place, Don Efrain, 1’infirmier,
lui-méme, tous ici présents, se sentent responsables du
sort de leur famille et qu’ils désirent savoir pourquoi,
selon moi, celle-ci se trouverait mieux au sein de sa
tribu qu’a la Mission.
Je connais un peu leur position. Leur idée force est
celle-ci: quand cette famille aura été civilisée (qu’ils
auront appris I’espagnol ou nous leur langue), les Blancs
pourront, grace & elle, prendre contact avec la tribu et
poursuivre I’enquéte en cours sur le sort de Julian Gil.
Tous ces braves gens sont traumatisés par ce qu’ils ont
Tu dans les journaux. Ils sont rongés par l’idée qu’on
ait pu les croire capables de tuer délibérément des
Indiens, mais veulent défendre les coupables du sérail
de tout jugement extéricur, se réservant le droit de
les morigéner en famille. Les sous-officiers Ramos et
Rojas sont dépassés par les événements, victimes des
préjugés dans lesquels ils baignent, de leur peur des
sauvages : «On m’a raconté qu’un des Indiens de Jacome
Jui aurait avoué qu'il avait mangé de la chair humaine »,
me dit gravement l’infirmier. Pourtant, ils veulent répa-
rer.
Je batis mon argumentation sur trois points: leur
projet concernant la famille préhistorique est généreux,
mais naif et irréalisable. Il est clair que les structures
mentales des adultes sont gelées et ne peuvent plus étre
modifiées. Quant aux enfants, si l’on parvient a les accul-
turer, ils seront coupés de leur milieu d'origine, dont ils
auront ensuite plus peur que les Blancs. Par ailleurs, plus
Je temps passe et plus la tribu risque de les rejeter comme
92
La Lune est en Amazonie
traftres et complices de ceux qu’elle considére comme
ses ennemis. Au contraire, en y allant de suite, on pro-
yoque sa joie de retrouver ceux qu’elle croit morts et
on lui prouve du méme coup qu’on ne désire pas garder
les siens en esclavage. En agissant vite, on a ainsi
beaucoup plus de chances de prendre contact avec le
groupe primitif dans des conditions favorables.
Je développe ces arguments, je fais valoir les succts
déja obtenus: Strangers in the night, V’amitié récente,
Vavantage pour l'avenir de La Pedrera de relations de
bon voisinage avec la tribu (La Pedrera transformée en
carrefour mondial pour anthropologues...). J'insiste sur
le principe de la liberté de chaque homme 3 décider
Tui-méme de son propre sort. Je montre ma carte d’offi-
cier de réserve (cet argument a beaucoup plus de force).
Le padre m’apporte son concours. Hermann aussi:
«Alors, vous voyez bien que ce n'est pas un aventurier !»
Ils sont gens de bonne foi. Le juge ne dit rien, done il
est convaincu. Le rituel est respecté, leur honneur est
sauf. Le réle est jou. « Bueno, Don Yves, me dit le corre-
gidor, dés que Caraballo vous aura exprimé clairement
son désir de rentrer chez lui, vous pourrez partir. »
On verse la bigre, on se congratule, Prés de la porte,
discrétement, un Indien en guenilles qui était resté assis
sur les marches se léve, coiffe son sombrero et sort. Je
demande : « Qui est-ce? — Comment, vous ne le connais-
sez pas? C’est Alexandro Roman, le rescapé, le second
compagnon de Julian, celui qui a donné 'alerte. » Per-
sonne n’a pensé que j’aurais pu vouloir lui parler. C'est
un Indio...
93La Lune est en Amazonie
De retour sur la rive droite, je médite sur les possi-
bilités de communication, sans paroles, avec mes nou-
veaux amis. A la Mission, on féte, sans aucun humour,
le cent cinquantitme anniversaire de l’indépendance de
la Colombie. Sur la terrasse illuminée, des danses folklo-
riques mélent dans la nuit les jeunes des différentes
tribus. Je me joins aux groupes de danseurs et sens tout
& coup dans ma main le contact d'une poigne plus
rugueuse que les autres: Caraballo, tras gai, féte l'indé-
pendance colombienne avec ses cousins contemporains.
Test certain qu’il prend gofit & la civilisation. Que va-t-il
choisir? Et comment pourra+-il s’exprimer? Je me
débrouille pour danser longtemps & ses cOtés.
Le lendemain, tras officiellement, Don Lisimaco me
remet I’acte suivant :
ACTE DE LA REUNION CELEDREE ENTRE LE sENOR
AGENT DU MINISTERE PUBLIC ET UN GROUPE DE CITOYENS
DE LA LOCALITE DE LA PEDRERA AVEC LE SENOR YVES-
GUY BERGES, JOURNALISTE FRANGAIS DU QUOTIDIEN
(CPRANCE-SOIR» DE PARIS, AFIN DE CONNARTRE LA DECI-
SION A PRENDRE SUR LA FAMILLE D'INDIGENES SAUVAGES
QUI SE TROUVE EN PERIODE D’ ADAPTATION A LA PEDRERA.
«En V’endroit occupé par la maison d'habitation du
«Sefior Efrain Gil Torrés, au dix-septitme jour du mois
«de juin mil neuf cent soixante-neuf, 4 15 heures, se
«réunirent les Sefiores Eduardo Luna M., agent du
«Ministre Public, Padre Romualdo de Palma, curé de
«La Pedrera, José Angel Uribe Molina, Efrain Gil Torrds,
«Hermann Dominguez, Luis E. Trujillo, sergent-chef
ey
La Lune est en Amazonie
«Oscar Ramos, commandant la place de La Pedrera, Lisi-
«maco Canizales Jimenez, commissaire du gouvernement
«A La Pedrera et YvesGuy Bergés, journaliste francais
«de France-Soir de Paris. Une fois réunis, il fut traité
«par l’agent du Ministére Public de ce qui concerne le
«départ de la famille d’indiggnes sauvages pour accom-
«pagner le Sefior Yves dans son voyage journalistique
«dans les foréts du rio Bernardo.
«Le Sefior Yves-Guy Berges, aprés s’étre présenté de
«fagon satisfaisante aux autorités citées, entreprit d’ex-
«pliquer tous ses points de vue, tant journalistiques
«qu’ethnologiques, en forme claire et précise. Large-
«ment se discutirent les différents systtmes d’adapta-
«tion les plus pratiques et moyens d’acculturation les
«plus conseillables dans ce cas particulier, pour lequel
«chacun exposa son opinion, en tenant compte de
«lexpérience du temps déja passé par la famille indi-
«géne dans le milieu de l'homme blanc. A tous, le Sefior
«Yves prouva ses connaissances scientifiques qui furent
catrés bien accueillies par tous ceux qui étaient réunis
«la, et qu'il démontra en forme pratique et appliquée.
«Apres que le Sefior agent du Ministtre Public eut
«pris connaissance en forme explicite des propositions
«du Sefior Yves, de ses connaissances ethnologiques et
«plus spécialement de sa mission journalistique, et en
«plus de cela, aprés avoir entendu expliquer la possi-
«bilité d'une prise de contact efficace avec la tribu
«inconnue, le Sefior agent du Ministére Public, avec
«approbation de tous, approuva le départ de la famille
«d'indigenes sauvages qui se trouve en période d'adap-
tation A I'Internat de La Pedrera, dans ses foréts natales
95La Lune est en Amazonie
«comme moyen de rapprochement entre les Blancs et
«la tribu.
«Pour sa part, le Sefior Yves manifesta son intention
«d’aller A la tribu sans armes, pour étudier au mieux
«ces familles, puisqu’en accord aux faits allégués jus-
«qu’A maintenant, il se déduit qu’il peut s’agir d’une
«tribu quasi néolithique.
«La présente n'ayant pas d’autre objet et en certi-
«fiant exact ce qui précéde, signent pour tous ceux qui
«intervinrent en cette réunion tenue & La Pedrera, Corre-
«gimiento Comisarial de La Pedrera, Amazone, le dix-
«septiéme jour du mois de juin mil neuf cent soixante-
«neuf:
Epuarpo LUNA MARTINEZ, Luts E. TRUJILLO.
Agent du Ministére Public.
Padre ROMUALDO DE PALMA, EFRAIN GIL TorRés.
Curé de La Pedrera.
HERMANNDOMINGUEZCALA. Jost ANGEL URIBE.
YvesGuy Bercts. Sergent I.M. Oscar RaMos.
Lisimco CANIZALES JIMENEZ,
Commissaire du gouvernement @ La Pedrera. »
Cet acte est un véritable traité dalliance. Je grignote
Vopposition...
96
14-15. Le logement cl fami primitive & a mission : un préau prota par que mur de
lipase ncn ur Tomo, tends autour ou ce es hamachi2 rogard de Corobalo est dificile& lire 21. Juanito, le petit chef, mite toutes les expressions de son pire4
I est temps de penser l'organisation matérielle de
Vexpédition. J’emporterai de la farine de yuca, peu de
conserves (trop lourdes), des hamacs, le tout dans des
sacs imperméables. Pas d’armes. Pas de radio. Rien qui
puisse étre interprété par la famille comme un risque
de conquéte ou de trahison. Et le moins de monde
possible: trois porteurs indiens. Je ne veux surtout pas
emmener avec moi des hommes, Blancos ou Indios racio-
nales, qui ont participé & la seconde expédition et qui
risqueraient d’étre reconnus par la tribu. Hermann, par
exemple, bien qu'il ait proposé de m’accompagner, ne
viendra pas: Caraballo se souvient de lui et ne I’aime
guére. Il ne faut pas oublier que les hommes inconnus
ont perdu onze personnes — cing morts et six dispa-
rus —; s'ils ne se sont pas enfuis beaucoup plus loin
au coeur de la forét, ils doivent étre sur leurs gardes
et animés d'un désir de vengeance. Faire réapparaitre
vivants les six disparus, compter ensuite sur leur amitié
pour faire les présentations est ma seule et unique
chance.
Pas de guide. Le seul possible, Alexandro Roman, a
peur des « sauvages » et, de plus, est connu de la famille.
1 97
Dalicatement, Juanito cure les orelles de son pare avec un batonnet.
Mon but: gagner Tamitié et la confianes de la famille primitive afin de pouvoir la ramener
s trop de risques § sa tibuLa Lune est en Amazonie
Mais la piste est, paraft-il, bien marquée. Les quarante
membres de la seconde expédition ont laissé des traces.
Le sergent Rojas qui, & défaut de carte, a une bonne
mémoire, m’explique le parcours et me fait, Iui aussi,
un dessin qui complete celui du major : trois cents kilo-
métres en barque & moteur environ, pour remonter le
rio Caqueta et le rio Bernardo jusqu’au rancho de Julian
(deux jours et deux nuits). Ensuite, trois jours de mar-
che (environ soixante-dix kilométres) en territoire vierge
jusqu’a la maloca. Apres...
Le padre Romualdo vient me voir. Il a beaucoup réflé-
chi. Il me préte la barque de la Mission et me vend
essence. Mais il me propose d’emmener avec moi soeur
Judith et sceur Esperanza, ainsi qu'un padre que l'on
ferait venir de Miriti (lui-méme serait bien venu, mais
se sent trop Agé pour unc telle aventure). On demanderait
l'autorisation 4 Monsefior par le prochain contact radio.
‘A premitre vue, Vidée parait saugrenue; mais a la
réflexion elle pourrait @tre bonne, car les soeurs ont
Ja confiance de la famille. Par ailleurs, la tribu les pren-
dra pour nos femmes et n’aura donc aucune raison de
redouter que nous venions voler les leurs. Je fais part
de cette remarque au petit prof Jorge, qui est mon
confident ici. Il murmure: «Je ne suis pas sr qu’ils
savent que ce sont des femmes...»
Jaccepte cependant, mais je pose mes conditions:
le padre devra étre prét a se raser la barbe et les soeurs
au moins A se mettre en civil : ’acculturation doit jouer
dans les deux sens et, la-bas, c'est nous qui serons les
invités. Je n'ignore pas que demander 4 un missionnaire
de se raser la barbe, c’est demander A un «sauvage»
98
La Lune est en Amazonie
de sacrifier ses tatouages, mais cela me semble nécessaire.
Il ne faut négliger aucun détail. Le padre Romualdo est
bien d’accord. Les sceurs aussi. Elles sont aux anges, déja
alléchées par la perspective du martyre. L'expédition
se prépare dans I’enthousiasme.
Il reste A obtenir l'accord sans équivoque de Cara-
ballo. Parvenir & lui faire comprendre que je veux le
ramener chez lui ne va pas étre facile...
Je suis A présent tout a fait admis. Strangers in the
night est devenu notre indicatif : méme de nuit, quand
je m’approche de sa case, je fais «do ré ré do ré> et jl
me répond «do ré mi ré do». Ce n'est peut-étre pas
trés orthodoxe comme méthode anthropologique, mais
cela se révéle étre un excellent moyen de contact. Il
ne fait aucun doute que cette mélodie un peu sirupeuse
aurait fait un «tube» dans le néolithique. Grace & elle,
je poursuis ma campagne psychologique.
Sournoisement, j’ai fait comprendre 4 Caraballo que
je ne pouvais pas étre de la méme tribu que tous les
guignols qui les traitent en chiens savants, puisque j’ai
les yeux bleus. Je répéte si souvent: «Cariba bueno,
cariba bueno» en me désignant, qu’un jour il est tenté
de me faire des confidences. « Cariba malo!» me dit-il
durement, Il fait ensuite le geste de creuser le sol avec
une pioche, dit « Cariba, pan! pan!» et imite des pleurs
et des gémissements. En quelques secondes, 4 sa manitre,
il m’a raconté la seconde expédition.
Ce matin, j’ai décidé de tenter une expérience. J’arrive
avec du papier blanc et des crayons de couleur. Il fait
soleil. A V'intérieur de la case, Amazonas fait rétir des
bananes. Devant la porte, Juanito cure délicatement les
99La Lune est en Amazonie
oreilles de son ptre avec un batonnet. Je m’assois & cOté
d'eux, l’air de rien, et j’attends qu’ils s’intéressent & moi.
Je sais quills ne lisent pas les photos ou les dessins tout
faits, mais j’attends beaucoup de leurs réactions quand
ils me regarderont dessiner.
hes
SS
ANG
Ro
Caraballo, me voyant en short, enléve son pantalon,
puis vient s'accroupir 4 cOté de moi, assis sur ses talons,
dans sa position favorite. Je commence me dessiner,
bien identifiable 4 mon appareil de photo autour du cou,
et me désigne: «Cariba bueno. » IL regarde sans expres-
sion. Puis je le représente avec ses cheveux longs et dési-
gne alternativement lui et le dessin. Ga marche.
100
La Lune est en Amazonie
Il se passe alors quelque chose d’extraordinaire: mon
ami préhistorique me prend le crayon des mains et, péni-
blement, maladroitement, dessine toute la partie droite
du croquis que nous publions ci-contre. Sans aucun doute,
sa famille: la tache noire des cheveux de sa femme et,
en bas, trés reconnaissable, le petit dernier.
I me faut A présent lui faire comprendre que je veux
le ramener & sa tribu. Sur une seconde feuille, j'esquisse,
telle qu’on me I’a décrite, la maloca. En vert, tout
autour: la forét. J’ajoute, I’un aprés Vautre: lui, moi,
‘Amazonas et chacun des quatre enfants. Pour situer
Yaction, je place un petit singe dans un arbre; et Cara-
ballo fait mine de soufiler dans une sarbacane en le dési-
gnant A toute la famille qui s'est 4 présent groupée
autour de nous et me regarde avec intérét.
Troisiéme feuille: je dessine le préau de la Mission ;
Jui habillé: cheveux coupés, en chemise; Amazonas en
robe, tous accroupis devant leur case et, pour qu'll n'y
ait pas d’erreur possible, les deux bonnes soeurs et,
sauf son respect, le padre Romualdo en bas et A gatiche,
avec sa barbiche et ses lorgnons. Mes amis restent impas-
sibles.
Quatrime feuille: je griffonne le bateau, imite avec
Ja bouche le bruit du moteur. La ligne d’eau, en bleu,
symbolique, ne peut étre comprise : j'y ajoute un poisson.
Ils ne bougent pas, mais suivent attentivement mes
gestes.
Cinquime dessin : moi et la famille marchant ensem-
ble dans la forét. Aucune réaction.
Comment leur donner la notion d’espace? Je place
sur le sol, céte A cdte et dans I'ordre, le dessin de la
rorjes WB
a
1, — Caraballo et sa famile, habillés, cheveux coupés, assis devant leur
case A la Mission.
ely 7 Ht maehe i travers a fort del famille que jacompagne jusqau
it
Voici les quatre dessins
comprendre @ Caraballo que je
2, —La famille et moi (aecompagnés par une bonne soeur) dans le bateau
qui doit nous conduire & la forét.
4, — Notre arrivée 3 la maloca et la joie supposée des autres membres
de'la tibu.
qui m’ont permis de faire
youlais le ramener a sa tribu.
103La Lune est en Amazonie
Mission, celui du bateau, celui de la marche en forét
et celui de la maloca. Ils ont ainsi sous les yeux une
bande dessinée qu’ils regardent sans comprendre.
Et, tout & coup, c’est le miracle: l'homme, soudain, me
contemple avec émotion, me pose la main sur l’épaule,
me dit: «Cariba! Oh Cariba!» Comme un chat, il se
frotte la téte contre ma poitrine. La femme fait de méme.
Juanito, le petit chef, les imite, vient lui aussi me tou-
cher I’épaule. On me fait féte. Soeur Esperanza, qui pas-
sait par Ia, ne comprend rien. Je chante Strangers in the
night, repris en chcour par la préhistoire.
Tl reste & donner Ia notion de temps. Je compte partir
dans trois jours: je dessine donc en rouge trois soleils,
fais un large geste du bras allant du levant au couchant,
puis montre le dessin de la maloca et sa direction dans
Vespace.
Caraballo me donne alors la plus vraie, la plus tou-
chante, la plus précieuse marque de confiance: avec
solennité, en un geste pour lui certainement sacré, il
pose sa main droite sur mon cceur, ma main droite sur
la sienne et, de sa main gauche, frappe plusieurs fois
nos mains jointes en pronongant des phrases rituelles
devant la famille ravie. Je suis, définitivement, son ami.
Tout va bien.
104
13
Tout va bien sur le front de la préhistoire. Mais
rien ne va plus sur celui de I’Eglise. Le coup de théatre
que je redoutais se produit: au petit matin, la barque
des militaires traverse le fleuve; ce n’est pas normal, ce
n'est pas dimanche, il n'y a ni match de football ni
messe chantée. Un Infante grimpe jusqu’a la Mission,
fait un crochct, prudent, pour ne pas passcr devant la
case de Caraballo, frappe chez le padre Romualdo. Ceh
ci sort, lit le papier que lui tend I'Infante, reste saisi,
puis vient vers moi, avec un visage de désolation.
Je lis: «Leticia, 18 juin. — Au padre RomuaLpo,
La Pedrera, Copie du message adressé & Monseigneur
Marceliano Canyes, préfet apostolique, Leticia, actuelle-
ment absent: Vous prie vous abstenir donner la famille
indigéne Q journaliste francais qui n'est pas capable de
retrouver leur habitat. Exploration projetée par ce jour-
naliste n’est pas patronnée par le gouvernement qui la
considére comme inopportune en ce moment. En consé-
quence, vous prie de lavertir sur entire responsabilité
résultant nouveaux faits pouvant se présenter. Vous prie
attendre instructions via autorités commissariales sur
05La Lune est en Amazonie
situation famille indigne qui a été placée sous votre pro-
tection. Vous remercie de votre message. Répondez-moi
rapidement. Signé: Jorge Osorio Silva, coordinateur de
la Division des Affaires indigenes, ministére de I'Inté-
rieur, Bogota. Cordialement. Padre MARCELLO. »
L'Infante est encore la. Je saute dans la barque et fonce
chez le corregidor. Lui aussi a regu son message. Cons-
terné, il me montre le télégramme qu'il a en main:
«Leticia, 18 juin, — A LisiMaco CANIZALEs, Corre-
gidor Commissarial La Pedrera. Pour information, vous
transmets message suivant: Au Commissaire spécial
Leticia: Vous prie communiquer préfet apostolique
détermination de ce ministre ne pas patronner expé-
dition journaliste francais dans le Cahuinari. Ministre
ne considére pas moment opportun, car présence nou-
velle expédition zone indigene od se produisirent récem-
ment faits sanglants pourrait engendrer nouveaux évé-
nements de violence. Si journaliste francais persiste dans
ses projets, devons lui notifier pleine responsabilité
Gtrangere devant faits nouveaux pouvant se présenter.
Signé: ALVARO GAiTAN SUAREZ, directeur général Inté-
gration et Développement communal, ministre de 'In-
iérieur. Vous prie de prendre les mesures pertinentes.
Cordialement. ROBERTO VEGA CABRERA, commissaire
spécial Amazone. »
Ainsi, c'est la guerre. La hache est déterrée. Le pre-
mier télégramme est arrivé par le canal de la préfecture
apostolique. Le second lui est pratiquement adressé. Le
106
La Lune est en Amazonie
sournois: « Vous remercie de votre message» confirme
mes soupgons. Je comprends tout : les réticences de Mon-
sefior, la discrétion de Fray Juan, son voyage & Bogota...
C'est le coup de goupillon dans le dos. Tout me parait
clair 4 présent : pendant que j'étais coupé du monde, la
préfecture apostolique a fait jouer ses relations au minis-
tére de I’Intérieur.
Son plan visait 4 convertir la famille, a lui apprendre
des rudiments d’espagnol et, au bout de quelques mois,
A la ramener 4 la tribu, croix et bannitre en téte. La-
dessus, j'arrive avec le méme programme, en yersion
laique et accélérée : je suis un géneur qu’il faut éliminer.
Dans mon voyage vers l'age-de pierre, me voici bien
involontairement mis en orbite au temps des croisades.
Je m’étais trompé: la jungle est & Bogota. C’est 14 qu'il
faut aller.
La premitre chose & faire est sortir d'ici: je profite
de mon passage rive droite pour monter immédiatement
4 la radio militaire, d’ol j’envoie A Jorge Tsalickis un
message comminatoire: «Trés urgent. Ai besoin avion-
nette aujourd’hui méme. Dois absolument prendre pre-
mier avion pour Bogota. Te prie m’envoyer réponse
immédiate et heure arrivée La Pedrera. Merci. »
Retour dare-dare rive gauche: il y a justement a
10 heures une liaison en phonie avec la préfecture apos-
tolique. La réponse & mon télégramme arrive indirecte-
ment; Monsefior est en tournée! II fait la visite annuelle
de ses postes avec I’avionnette, bien entendu, qui est
ainsi indisponible pour trois jours... Tout a donc été
prévu: je suis piégé.
La liaison est mauvaise. Friture, interférence; les
107La Lune est en Amazonie
crachotements des padres se distinguent mal de ceux de
Vappareil. Le haut-parleur est dans une pice; le micro
dans l'autre, Aussi le padre Romualdo estil obligé de
trottiner A toute vitesse entre les deux pour écouter
les réponses & ses questions. («Il fait sa cucaracha », dit
avec indulgence la madre Laura, qui se souvient d’une
danse de sa jeunesse.) A Leticia, l'interlocuteur est le
padre Marcello. Je sais qu’il reste en contact par radio
avec Monseigneur & chacune de ses étapes. Sans signaler
ma présence, je lui fais suggérer par le padre Romualdo
de demander au préfet apostolique de m’envoyer l’avion-
nette pour un rapide aller-retour — je paierai tous les
frais. Le padre Marcello répond que c'est impossible,
que le programme est trop chargé. J'insiste: ne pourrait-
on pas le modifier? Passer aujourd'hui par La Pedrera?
Non. La Pedrera n’est pas prévuc dans la tournée.
(Curieux'!...) Alors, demain? Non, Demain, Monseigneur
est 4 Tarapaca. Docile, le padre Romualdo transmet mes
suggestions avec fébrilité. Le padre Marcello pare tous
les coups, regimbe, tergiverse, élude les questions :
Vavion est trop lourd, il y a trop de bagages, la météo
est mauvaise, le pilote est fatigué, le moteur a besoin
une révision... Et soudain, tout trac: «Et puis, nous
n’avons aucune raison d’aider ce journaliste! Nous
avons d’autres projets avec cette famille!»
C'est l'aveu. Le padre Romualdo est sur des charbons
ardents. Moi, furieux. Ma colére éclate: «No soy un
primitivo, yo! No soy prisionero! Alors, quoi, vous vous
croyez les maitres partout!» Le petit prof jubile. Les
sceurs éloignent les enfants. Malheur & celui par qui le
scandale arrive... Le padre Romualdo, bléme, se préci-
108
La Lune est en Amazonie
pite a Ia chapelle : quelques instants plus tard, je l'entends
qui écrase du Bach A I’harmonium sur le tempo de
la Chevauche des Walkyries...
Analysons froidement la situation: le gouverneur m’a
laché. Il fallait s’y attendre. Roberto Vega est un homme
faible et choisi pour cela. Sa carriére s’appuie sur quel-
ques politiciens, qu'il doit ménager. Mais Don Emilio
Urréa a-til été prévenu de ce qui se passe? Un seul
moyen de le savoir: retourner & Bogota, le mettre au
courant s‘il ne l'est déja, et lui demander de faire annuler
Vinyraisemblable décision qui m'empéche de ramener
la famille sa tribu. Mais, sans V'avionnette, comment
sortir d'ici? Je suis dans la trappe.
Heureusement, il me reste une arme:: les télégrammes,
Jen use. J’en abuse. Le manipulateur radio de la section
d'Infanterie de Marine en a le doigt fatigué:
«1° Au Sr EMILIO URREA, conseiller Présidence de la
«République, Bogota. «Ai I’honneur yous informer que
«suis place dans Vimpossibilité de réaliser partie essen-
«tielle mon reportage par décision Don Alvaro Gaitan
«Suarez, directeur général Intégration et Développement,
«ministére Intérieur et Don Jorge Osorio Silva, coordi-
«nateur Division Affaires indigtnes. Serai Bogota lundi
«avec rapport complet sur situation. Sollicite audience.
«Expédition se trouvait pourtant minutieusement pré-
«parée en coordination avec autorités locales. Vous prie
«attirer attention fonctionnaires cités sur urgence et
«importance reportage, compte tenu notoriété France-
«Soir et diffusion mondiale envisagée. Servidor. YvEs-
«Guy BERGES, envoyé spécial de France-Soir. »
109La Lune est en Amazonie
«2° Au Sr. JonGE Osorio St.vA, coordinateur Affaires
«indigines, Edificio Murillo, Bogota. «Proteste énergi-
«quement contre insinuations calomnicuses et affirma-
«tions gratuites contenues dans son message recu ce jour
«par canal préfecture apostolique Leticia. Réserve mes
«droits de défense. Ambassade de France avisée, Répete
«que mission se trouvait patronnée par Don Emilio
«Urrea, conseiller Présidence République, sur recom-
«mandation ambassade Colombie 4 Paris. Mission se
«trouvait minutieusement préparée selon critéres scien-
«tifiques et en plein accord autorités locales. Dois éga-
clement vous avertir pleine responsabilité sur consé-
«quences décision prise faire échouer reportage de diffu-
«sion mondiale qui ne pouvait qu’étre favorable & la
«Colombie. Serai lmdi Bogota. Servidor. YvEs-Guy
«BERGES, envoyé spécial France-Soir. »
«3° Au Sr. ALVARO GAiTAN SUAREZ, directeur général
«Intégration et Développement, ministre Intérieur,
«Bogota. «Ayant pris connaissance de votre message
«adressé au Sr. Commissaire spécial Amazone, ai l’hon-
«neur yous informer que proteste contre impossibilité
«pratique réaliser reportage diffusion mondiale déja
«approuvé par autres autorités colombiennes. Risques
«pris par moi-méme me concernent et concernent mon
«journal qui m’assure en conséquence. Serai 4 Bogota
Tundi et sollicite rendez-vous afin présenter références
«et accréditations et informer sur enquéte plan et pré-
«paration mission en cours. Servidor. Yves-Guy BERGES,
«envoy€ spécial France-Soir. »
110
La Lune est en Amazonie
Pour faire bonne mesure, je préviens aussi en détail
Vambassade de France (cent quarante-deux mots), Ger-
man Castro au Tiempo (soixante et onze mots) et, pour
la forme, Roberto Vega (quarante-cinq mots). Je prépare
ainsi mes batteries pour Ie combat de Bogota, que j’appré-
hende. Je compte bien aussi, sachant que tout le monde
4 Leticia sera au courant de mes démarches par les indis-
crétions des radios, que Monseigneur en sera aussit6t
informé, J’ajoute un dernier message destiné au major
Fuentes, lui demandant s'il est possible d’obtenir des
Brésiliens, des pétroliers, ou des Missions évangélistes,
qu'une avionnette que je louerais vienne me prendre &
La Pedrera.
Car je n'ignore pas que, pour que Vorage que je
déclenche ne se retourne contre moi ct ne favorise une
expulsion qui ravirait la préfecture apostolique, il est
absolument nécessaire que je sois 4 Bogota lundi. Nous
sommes vendredi. Il y a un avion Leticia-Bogota diman-
che 4 11 heures. Je dois le prendre.
Ir15
Une chance sur mille: il existe & quatre-vingts kilo-
metres en aval de La Pedrera un poste militaire brésilien
qui, lui, posséde un terrain, Comme nous n’avons aucun
contact radio avec le Brésil, la seule facon de savoir si
Von peut y trouver un avion pour Leticia ou Manaos
est d'y aller. Le padre Romualdo me préte sa barque
A moteur et le marinero. Trois heures de fleuve sous
la plnie, Le poste brésilien est la copie conforme de
La Pedrera: de l'eau, de la boue et des militaires; seuls
changent les uniformes et la marque de biére. Rien,
Vayion est passé hier. Nous rentrons dans la nuit, fourbus.
Samedi, 8 heures. — Aucune réponse 4 mes télé
grammes au programme radio des Infantes. On convient
d'une vacation exceptionnelle avec Leticia 4 rx heures,
11 heures. — Toujours aucune réponse de Vega ni
d'Urréa, mais aucune réaction non plus d’Osorio ou de
Suarez, ce qui est plutét bon signe. Leticia transmet
un message de I’ambassade de France; je lis par-dessus
Vépaule du radio: «L’ambassadeur est intervenu auprés
du ministre de I'Intérieur qui se charge de Vaffaire. »
Quitte ou double... Fuentés demande 4 me parler : rien
chez les évangélistes, rien & la Texaco et rien au Brésil.
113La Lune est en Amazonie
Ramos me dit que l'Armée de I'Air posséde quelques
hydravions de type Catalina; je demande au major de
se renseigner. ;
Midi. —La rive gauche et la rive droite me manifestent
une sympathie attristée. Les bonnes sceurs me servent
de Vorangeade. Le corregidor me sert de la bitre. Tous
participent au suspense. Le padre Romualdo me montre
une lettre qu'il a préparée 4 I'intention de Monsefior,
dans laquelle il se déclare convaincu qu'on ne peut garder
plus longtemps cette famille contre son gré. Le juge me
parle d'une possibilité de tourner Ia consigne: il doit
hommer un «expert» pour continuer l'enquéte Gil;
pourquoi ne serait-ce pas moi? j
15 heures. — Je suis comme une guépe enfermée qui
se cogne aux vitres. Mais une guépe, ca bourdonne et
a pique. Il faut que je sorte de ce trou. Jouer le grand
jeu. Faire beaucoup de vent. Bluffer. Aprés tout, dans
tun pays ob I’honneur compte autant qu’en Corse, j’ai
été rabaissé, humilié, On m’a démenti, on a mis ma
parole en doute. Ici, c’est une insulte. C’est le moment
de me draper dans ma dignité, et de m’en servir. Remuer
la terre sile ciel n’est pas avec moi. Il m’aidera peut-etre
si je m’aide... ,
Du vent, du vent! Je suis pleinement conscient que
agitation que je provoque peut parattre antipathique,
exagérée, ridicule. Peu importe, si elle est efficace. Il
faut gagner. Réussir ce reportage. Tous les moyens sont
ons. Je liche ma seconde salve de télégrammes:
1° Cable France-Soir, Paris, Francia - URGENT. « Atten-
tion PrerrE LAZAREFF. Derniére partie de ma mission
114
La Lune est en Amazonie
«expédition & pied en fort amazonienne avec famille
«primitive jusqu’a sa tribu pratiquement interdite veille
«départ par ministére Intérieur Bogota. Raison offi
«cielle: danger. Lettre suit avec explications. Ne renonce
«pas. Vous pric intervenir Quai d'Orsay pour me faire
«appuyer par ambassadeur Colombie & Paris directement
«prés Président République colombienne, Retourne pro-
«visoirement Bogota. Pense une semaine sera nécessaire
«pour arranger affaire. Contacts tres amicaux déja pris
«ayec famille primitive et nombreux éléments de repor-
tage. Risques 4 mon avis limités si peux exécuter plan.
«Si démarches Bogota réussissent expédition matérielle-
«ment préte, Fin du reportage prendra quinze jours.
«Pourrai envoyer premiers articles mi-juillet. Vous prie
«prolonger assurance et indiquer si fonds demandés ont
«été envoyés Leticia, Amiti¢s. BERGES. »
2° Au colonel BAQUERO, commandant en chef des
Forces aériennes colombiennes, Ministtre Défense,
Bogota. «Immobilisé La Pedrera au cours reportage
«importance internationale vous prie envisager possi-
«bilité envoyer urgence Catalina, Paierai tous les frais.
«Servidor. Yves-Guy BerGks, envoyé spécial France-
Soir.»
17 heures. — Réponse du ministére de la Défense:
«Violente tempéte sur la cOte Atlantique : tous les Cata-
«lina sont ooccupés 4 rechercher épaves prés de Baran-
«quilla. » Je suis las... Je cde ma place prés du radio au
sergent Rojas qui a sa mére en ligne: le commandant
115La Lune est en Amazonie
de la seconde expédition lui parle avec une émotion
touchante.
17 heures 30. — En compagnie du sergent Ramos
commandant Ia place, je donne du mais aux deux vaches
écornées de la garnison qui paissent paisiblement dans
la clairidre entourant le poste. «Elles aussi sont sans
défense », me dit Ramos avec une ironie désabusée. Sou-
dain, un ronron. Un moteur. Un point dans le ciel.
L’avionnette !
Monseigneur descend du ciel! Monseigneur vient &
La Pedrera: Monseigneur vient 4 Canossa. Les messages
qui lui ont été retransmis et ceux captés par l'appareil
Font, comme je l'espérais, alerté...
Branle-bas rive droite. OX sont les chaussettes du
dimanche? La soutane blanche du padre? Nifios rassem-
blés. Cantiques. Sceurs remuées jusqu’au fond de 1’ame.
L’hydravion rouge et blanc glisse, royal, dans une
traine d’écume, s'arréte, manoeuvre, s'approche. Sur la
berge, I'Internado au grand complet, le corregidor, les
corps constitués, les Infantes. Monsefior Canyes descend :
toujours en casquette bleu ciel, pantalon gris, chemise-
veste, il n'a rien perdu de sa superbe. Il vient vers moi
d'abord. J'affecte une mine modeste. Lui parait ravi. Il
me serre dans ses bras. J’engage, affable:
— Monseigneur, si vous étes un adversaire, vous étes
un adversaire de valeur...
Monseigneur se fait. bienveillan
— Querido amigo, j'ai bouleversé mon programme
pour venir vous voir.
Le ton est donné, avec un mélange ambigu d’estime
et d’hypoctisie réciproques.
116
La Lune est en Amazonie
On monte en procession. Jorge le pilote en blouson
jaune vif et la charmante secrétaire suivent & ’écart.
On visite I'Internado. Poignées de main. Caresses aux
enfants. Frou-frou de murmures déférents : « Monsefior-
Monsefior-Monsefior...» Sur la terrasse, des chaises et
un fauteuil sont installés aux pieds de la Vierge. Les
grandes personnes s’assoient. Orangeade et biscuits.
Chants de bienvenue des nifios.
Monseigneur prend la parole. Silence et recueillement :
C'est le grand monologue de Mounet-Sully.
— Querido Bergés — et roulent tous les «r» de
la Catalogne —, quand vous étes ven me voir & Leticia,
jfai cru que vous resteriez ici deux jours...
— Vous me sous-estimiez, Monseigneur...
— Laissez parler Monseigneur! s'indigne le padre
Romualdo.
— Je vais tout vous expliquer, reprend l’évéque. Ce
qui s‘est passé est de la faute du commissaire: il ne m’a
pas montré cette lettre d’Urréa...
— Cette lettre lui était adressée personnellement.
— laissez parler Monseigneur ! gémit le padre
Romualdo.
Monsefior Canyes poursuit, patelin :
— Jfavais des doutes. J’ai joué doble papel (double
jeu). J'ai envoyé Fray Juan se renscigner A Bogota.
Don Urréa était en Europe. Fray Juan a téléphoné 4
sa femme, qui lui a dit: «Ce journaliste est bien venu
voir mon mari, mais Don Emilio ne lui a donné qu'une
recommandation générale... »
— M™ Urréa n’était pas au courant...
— Laissez parler Mon...
117La Lune est en Amazonie
Je m’énerve:
— Excusez-moi, padre, mais ici nous discutons d’égal
a égal.
Monseigneur sourit :
— Done, Fray Juan a informé le ministére. Vous n'y
étiez pas connu... Le reste, tout le reste, c'est le gouver-
nement qui I’a décidé. Vous voyez bien que c'est la
faute du commissaire!
Nos regards s’accrochent :
— Monseigneur, je ferai ce reportage. J'ai le temps,
Vargent, et je suis prét A dépenser mille dollars s'il le
faut pour faire venir un Catalina de Baranquilla.
— Ah! mille dollars, je voudrais bien les avoir...
soupire benoftement le préfet apostolique.
— Vous les avez, Monseigneur. Je vous les ai déja
donnés en vous louant quatre fois I’avionnette.
Un ange passe (ici, tout A fait inapergu).
— Monseigneur, j'aimerais vous parler seul & seul.
Crest le tournant du match. Pendant que le padre
Romualdo, sous l'ceil réprobateur de madre Laura, ins-
talle la charmante secrétaire dans la meilleure chambre
et que sceur Esperanza, le cocur en féte, distribue aux
enfants les bonbons qui attendaient depuis trois ans le
jour de cette visite, nous avons, Monseigneur et moi,
en marchant de Jong en large sur la terrasse de la Mis-
sion, une conversation trés franche et tant soit peu
cynique.
— Voyons, Berges, tant de tapage! Les Catalina! La
présidence !
Je le sens & ma main et marque des points. J'imagine
118
La Lune est en Amazonie
qu'il n’a pas que des amis & Bogota. Je sais qu’il a déja
sur les bras une sale affaire avec le livre de Bonilla. J’en
profite bassement :
— Vous étes puissant ici. Pas en Europe, ott j’écris..
Je précise avec lourdeur :
— Les batons qu’on met dans les roues servent par-
fois & se faire battre. Un journaliste est un tambour:
tous les coups qu’il recoit résonnent.
Je mens:
— Je suis prét pour ma part A soutenir sans arritre-
pensée le réle que joue I’Eglise dans la défense des inté-
réts de I'Indien.
Jiinsiste sadiquement :
— Encore faudrait-il que la préfecture apostolique
ne se mete pas dans une position qui risque de la faire
passer pour complice d’actes irresponsables qui violent
la Constitution colombienne, les droits de I’homme et
la charte de 1’O.N.U.
Monseigneur Canyes cherche 4 me persuader de res-
ter:
— NVallez pas & Bogota, Bergés. C’était un malen-
tendu. Partez si vous voulez demain matin avec cette
famille! J’arrangerai les choses. Je prends tout sous mon.
bonnet!
Non. Pas confiance. Je crains les manceuvres de der-
nigre minute, qu’ici je suis incapable de parer. Aprés
tout, la préfecture apostolique n’est plus maitresse de
Ja situation : il y a un ordre du gouvernement, c'est le
gouvernement qui doit I’annuler. On m’a fait passer pour
un menteur. Je dois aller Bogota éclaircir la situation.
Voir Urréa. Il ne faut plus qu'il y ait une seule fourmi
119La Lune est en Amazonie
dans la maison, que tout soit clair et que tout le monde
soit d'accord.
‘A contrecceur, Monsefior Canyes céde. Il me prétera
Yavionnette demain matin pour me rendre 4 Leticia.
Non, rien A payer: il m’offre le voyage. Il se défend
encore une fois d’avoir voulu me géner, me dit qu'il a
cédé 4 la pression de ses missionnaires.
— Et la réflexion du padre Marcello: «Nous avons
‘autres projets avec cette famille»?
— Opinion personnelle, querido amigo, opinion per-
sonnelle !
Finalement, nous convenons d’un gentlemen’s agree-
ment qui ressemble A un armistice: 1° Je vais A Bogota
pour faire rapporter la décision gouvernementale. 2° Je
ne donnerai pas de conférence de presse qui risquerait
dameuter les ennemis des Missions capucines. 3° Lui,
de son cété, retournera sa soutane et m’aidera désormais
de tout son pouvoir.
Pour sceller la nouvelle alliance, je lui donne rendez-
yous la semaine prochaine A Bogota (il doit justement
s'y rendre pour une conférence épiscopale) dans le meil-
leur restaurant de la ville. Vino francés, Monsefior!
Ayant de nous séparer, il admet que Fray Juan, dans
son z8le apostolique, est peut-étre allé un peu loin. Je
Vachéve:
— Crest vous qui étes évéque, Monseigneur, mais
c'est Fray Juan qui porte le chapeau!
Dimanche, 6 heures 30. — Jorge est prét. J’aurai au
moins une heure de battement pour attraper I'avion de
120
La Lune est en Amazonie
Bogota. Pintadillo, déji debout, me demande de lui rap-
porter des billes.
‘Avant de partir, je vais voir Caraballo. Par grands
gestes du levant au couchant, comptés sur les doigts
de la main, j'essaie de lui faire comprendre que je pars
pour dix jours. I ne réagit pas. Monsefior Canyes se
présente 4 la porte de la case. Caraballo sent confu-
sément que c'est un chef et lui accorde un examen
attentif. Monseigneur détourne son regard.
La charmante secrétaire est fatiguée de la brousse,
mal vue des sceurs — une chatte dans un poulailler —,
pressée de rentrer. Comme il n'y a que trois places,
Monseigneur me céde la sienne dans l’avionnette. Il atten-
dra le retour de Jorge La Pedrera. Les sceurs sont heu-
reuses, heureuses !
Voyage sans histoire. Au débarcadére de Leticia, une
autre avionnette, celle des Missions évangélistes: une
jeune Indienne enceinte, l'enfant mort & moitié sorti de
son ventre, sa vieille mére hébétée, attendent I’ambu-
lance. Pendant quelques secondes, j’entrevois un autre
monde plus humble, plus quotidien, plus tragique que
le mien.
xo heures. — L’avion de Bogota est plein. Plus de
place. Aucune défection. Impossible partir. Je revois
Vega, impuissant contre le réglement comme il I’était
contre l'arbitraire. Apprenant qu'il y a des militaires
A bord, je vais chercher Fuentés chez lui, fais descendre
un Infante a qui je paierai sa place dans le prochain
avion.
A la dernitre seconde, j’embarque pour Bogota.
yan16
Comment I’homme préhistorique devint une affaire
Etat, comment la Presse, I’Armée, l'Université et
l'Eglise furent successivement alertées, comment je dus
lutter contre les couches superposées d’obscurs services
administratifs religieusement acharnés 4 faire échouer
ma mission, comment finalement j'obtins le soutien de
Ja Présidence de la République affolée par la séquestra-
tion d'une famille d’éires humains nettement contraire
a Varticle 23 de la Constitution, comment la décision
du ministére de ’Intérieur fut enfin annulée, comment
on m'imposa cependant d’emmener avec moi un repré
sentant du gouvernement, cela ne vaut sans doute pas
la peine d’étre conté par le menu.
Néanmoins, se dégagent de cette comédie un plan
d'ensemble, trois ou quatre acteurs et quelques scénes
pittoresques.
Acre I". — Premier tableau : ’effondrement d’Urréa..
Le conseiller 4 la Présidence est introuvable. Il est
rentré, mais reste silencieux et invisible. En réalité,
cette histoire commence 4 l’ennuyer: contourné par la
préfecture apostolique, il ne peut s‘opposer au minis-
ttre de I'Intérieur pour une aussi petite affaire, II s'en
123La Lune est en Amazonie
lave les mains. Devant mon insistance & lui demander
de me couvrir, il trouve une éhappatoire: il s’excuse
de ne pas me recevoir, il a un deuil dans sa famille.
Tne me reste plus qu’ lui présenter mes condoléances.
Mais il ne me dément pas.
Second tableau : l’ambassade de France.
Je trouve auprés de l’ambassadeur Francis Levasseur
et de son premier conseiller Jean-Jacques Peyronnet une
compréhension, une aide discréte et efficace rarement
obtenues ailleurs. Mais leur tache est délicate : d’impor-
tantes négociations sont en cours avec le gouvernement
colombien (installation d’une chaine de montage de la
Régie Renault). Je ne puis leur demander de compro-
mettre leur action par des démarches intempestives.
Dvnc, dés cet instant, dans I'élaboration de ma stra-
tégie, je dois tenir compte des éléments tactiques sui-
vants :
Hors-combat (out): Don Emilio Urréa,
Ennemi: Ministére de I'Intéricur.
Alliée de l'ennemi: L’Eglise.
Alliés: premiére ligne de défense :
La Présidence de la République.
L’ambassade.
Deuxiéme ligne de défense:
Le Conseil d’Etat.
L'ON.U.
e préfet apostolique.
La Presse.
Neutres sympathisants: L’Université.
Neutres méfiants: L’Armée.
124
|,
La Lune est en Amazonie
‘Transports de secours: L'Armée de I’Air, les Evangé-
listes (trois fois moins cher que I’évéque), Texaco.
Arme secréte: La zizanie. Jouer sur le nationalisme
de 'Eglise colombienne qui n’aime guére les Mis-
sions capucines espagnoles.
Dans un premier temps, s’occuper des neutres:
1° La Presse. — A éviter: quills n’envoient un jour-
naliste colombien retirer les marrons que j'ai mis au
feu. Parade: promettre au Tiempo des photos et une
interview exclusives pour la Colombie sur «I'Affaire
Gil», sitét mon reportage terming. German Castro me
prépare un papier présentant mon projet, qui sera publié
das que les derniers obstacles auront éé levés.
2° L'Armée. — Traumatisée par les accusations de
massacre, elle était favorable au retour de la famille dans
sa tribu. Elle devrait donc étre satisfaite, mais se méfic
des journalistes francais — tous des communistes. Se
contenter de la tenir au courant (s'attirer Ia sympathie
des chefs en passant par les yoies hiérarchiques régle-
mentaires).
3° L'Université. — Reichel-Dolmatoff m’accueille
avec une ironie désabusée : « Alors, ils ne sont pas encore
morts?» Je lui réponds qu’en dépit de quelques boutons,
furoncles, eczéma gagnés au contact des Blancs et d'une
évidente perte de musculature, les hommes de I’age de
pierre ont une santé de fer. La position de I'Université
est connue: tant pour des raisons morales que pour faci-
liter plus tard d’éventuels contacts qui permettront d’étu-
dier la tribu, elle désire la libération de la famille qu’elle
réclame d’ailleurs depuis longtemps. Mais j’ai besoin
125La Lune est en Amazonie
d’étre agréé comme instrument de cette opération, Afin
dobtenir sa caution scientifique, je mets le professeur
au courant des méthodes de contact que j’ai utilisées:
chant, dessin, etc. « Je n’aurais pas fait micux », me dit-il
avec simplicité.
De ce cété, c'est gagné. Sur le conseil de Reichel-
Dolmatoff, j'écris cependant au professeur José Casas
Manrique, directeur de I'Instituto Colombiano de Antro-
pologia, pour lui proposer de lui communiquer les résul-
tats de mon enquéte. Je garde cet atout dans ma manche.
Bien. Maintenant, le gros morceau! Attaquer 1a cita-
delle, le ministre de I'Intérieur. J'ai décidé de sauter
les étages, de snober les petits, les sous-ordres, les Osorio
et les Suarez. Je n’ai rien & attendre de ces produits de
Vinflation administrative des pays du Tiers-Monde, élite
de porte-plume et de papier buvard qui a copié et absorbé
toute la fausse élégance, la désinvolture affectée, I"hu-
mour gras et Ia vanité pigeonnante des chefs de rayon
de nos grands magasins. Inutile de perdre mon temps.
Jai tout de méme été recu par l’assistante d’Urréa;; elle
a enregistré mes doléances sans rien dire et m’a obtenu
un rendez-vous du docteur Carlos Del Castillo, secrétaire
général au ministére de I'Intérieur.
Parallélement, j'ai pu rencontrer & la Présidence de
la République — tapis rouges, huissiers A chaine et sen-
tinelles & la parade — le docteur Jorge Moreno, attaché
de presse, remplacant le directeur de I'Information tou-
jours absent. Je I’ai mis au courant de la situation dans
ses moindres détails et j'ai eu l'impression de trouver
une oreille complaisante.
126
La Lune est en Amazonie
DEUxIEME AcTE. — Le ministre de I'intérieur: un
édificio flambant neuf de vingt-sept étages dans le centre
des affaires. Le bureau du ministre — Docteur Douglas
Botero Boshell — est au vingt-septiéme, celui du secré-
taire général juste au-dessous. J'entre: une église. Des
christs partout. Au-dessus de chaque porte, de chaque
bureau. Ce n’est plus un ministére, c'est un chemin de
croix. Je le gravis jusqu’au petit salon ott m’attend le
docteur Del Castillo.
Le secrétaire général du ministére de |’Intérieur est
un jeune avocat d’une trentaine d’années, espoir du
parti conservateur. Physiquement, il évoque plutOt un
militant de l’Armée du Salut ou de la conférence de
Saint-Vincent-de-Paul. L’ceil pieux, la calvitie giscar-
dienne, la moustache distinguée. il se montre distant &
mon égard. L’entrevue est orageuse. D’entrée, il couvre
ses subordonnés: «C'est avec mon accord qu’ils vous
ont envoyé ces télégrammes. — Ces ordres sont illégaux.
Vous n’avez le droit ni de séquestrer cette famille, ni
de limiter mes déplacements. — C'est 4 nous d’en juger.
Cette expédition nous parait trop dangereuse. — Les
risques sont pour moi. Je n’emméne que trois porteurs
volontaires. — Cette famille est malade!» J'éclate de
rire. On ne va tout de méme pas me refaire le coup
du certificat médical ! « Je pensais que vous auriez
trouvé autre chose... Voici l’attestation des autorités de
La Pedrera, vieille de trois jours: ils sont en parfaite
santé, — S'il y a une décision A prendre, c'est le gouver-
nement colombien qui la prendra. Pas un journaliste
étranger. — Je ne suis pas str que vous puissiez prendre
127La Lune est en Amazonie
librement une décision de cet ordre. Je sais qui com-
mande ici... Je sais qui vous a prévenu...»
Pale et nerveux, le docteur Del Castillo se léve. L’au-
dience est terminée. Rien ne va plus. C'est l'impasse.
Nous nous quittons sans nous serrer la main.
Contre-offensive & la Présidence de la République:
averti des résultats négatifs de I’entrevue, Jorge Moreno,
pensif, va s’en entretenir avec Julian Yaramillo, secré-
taire général a la Présidence, et me fait recevoir immé-
diatement. Perplexité. Encouragements. Je suis de plus
en plus convaincu que mes meilleurs alliés sont ici. Il
me semble méme que la Présidence, libérale, ne serait
pas mécontente de se servir de cette affaire pour placer
des peaux de banane sous les pieds de ses adversaires.
«Bon, dit Julian Yaramillo, nous allons demander 4 Dou
glas Botero Boshell de le recevoir. S’il refuse, nous en
parlerons au président.» Et, souriant, il ajoute 4 mon
intention : « Nous étions déja au courant de vos mésayen-
tures, Nous avons recu un télex de notre ambassadeur
& Paris nous informant que le Quai tenait beaucoup 4
ce reportage... »
Au restaurant de I’hétel, des amis colombiens m’ini-
tient: selon un accord passé en 1958 — le Front Natio-
nal — les deux grands partis colombiens, le parti conser-
vateur et le parti libéral, se partagent a tour de réle
la présidence, Des élections ont lieu tous les quatre ans".
Quand le président est libéral, le ministre de l'Intérieur
est conservateur. Tout est dosages, cotes mal taillées,
1, 648 % @abstentions en 1966.
128
La Lune est en Amazonie
querelles internes. Le parti conservateur a partie lige
avec I'Eglise : certains ministéres contrOlant la population
(semblable A ceux que, par exemple, le parti religieux
se réserve en Israél) sont traditionnellement entre ses
mains: Education nationale, Intéricur. Aucun fonction-
naire ne peut y étre nommé s'il n'est pas «en état de
grace».
Le président Carlos Lleras Restrepo n’est pas faché
chaque fois qu’il peut réduire sans trop de risques ’in-
fluence de I’Eglise, et par la méme occasion celle des
conservateurs.
Colombie-les-cent-mille-églises ! En somme, je suis
venu ici pour faire un reportage sur la préhistoire et
Yon m’offre maladroitement sur un plateau un pano-
rama complet, vu cdté cuisine, des mceurs politiques
colombiennes. C’est trop! Je ne I’avais pas demandé.
Pour une fois qu'un journaliste francais venait en Colom-
bie pour s’occuper d’autre chose que des guérilleros...
Malgré le soutien précieux de la Présidence, je juge
prudent de me ménager deux coupe-feu, en cas de retour
de flamme possible du. ministre de V'intérieur.
Le premier: la mission de I’O.N.U. & Bogota. On
s’étonne, on s‘indigne, mais on ne peut rien faire. « Vous
comprenez, nous sommes ici & la disposition du gouver-
nement colombien... » Décidément, l'impuissance de cet
organisme est congénitale. Néanmoins, en cas d’expul-
sion, le grelot est accroché...
Le second: le Conseil d’Btat. Je vais voir un de ses
membres, le docteur Andres Holguin, professeur 4 l’Uni-
versité des Andes, un des meilleurs juristes colombiens.
129Ia Lune est en Amazonie
‘Aucun doute possible: la capture et la détention de la
famille primitive sont illégales, comme est arbitraire
Vintervention ministérielle les maintenant & La Pedrera.
Ces décisions violent l'article 23 du titre III de la Consti-
tution: «Personne ne pourra étre inquiété en sa per-
sonne ou en sa famille, ni arrété, ni fait prisonnier, ni
détenu, ni son domicile visité, sans un mandat écrit de
Vautorité compétente, avec les formalités légales et pour
un motif préalablement défini par la loi’.» Or, il n'y a
eu aucun mandat d’arrét délivré contre la famille, qui
n’a d’ailleurs commis aucun délit. Au contraire, le scan-
dale est de ne pas avoir sanctionné ceux qui V’avaient
enlevée. Si les Indiens sont mineurs d’Etat, il y a eu pour
le moins détournement de mineurs... Amical, le docteur
Holguin me dit: «Vous avez. raison. Aucun Colombien
ne pourrait vous reprocher votre action. Continuez et
tenez-moi au courant. Les Indiens ont davantage besoin
de défenseurs que de protecteurs...»
LA aussi, j'ai une carte en réserve en cas de besoin.
La grande scene du deux. Personnages :
1° Le ministre de I'Intérieur, docteur Douglas Botero
Boshell. Débonnaire, richissime et conservateur. Enjoué
et disert. Cinquantaine élégante, complet 4 carreaux, le
ventre satisfait qui appelle la chaine de gilet. Fier de son
nom anglais, de son style anglais, de sa voiture anglaise,
1. Texte orginal complet: Anricuto 25, — Nadie podra ser molestado
ex's potions a fanaa reducido a prsion o arrest, ni deteni, nis
GBmisfts regltrado, sito a virtud de ‘mandamiento escrito de autoridad
cetnmetente gon las Tormalidateslegaes y por motivo previamente deinido
en Io eyes
En ningun caso podra haber detencion, prision, ni arresto por deudas
1 obligaciones puramente civiles, salvo el arraigo judicial
130
La Lune est en Amazonie
mais I’Angleterre pour lui s'arréte 4 Victoria. Marié &
la femme la plus riche du pays, il a la coquetterie de
faire de la politique Iui-méme. L’exercice du pouvoir
est une distraction amusante.
2" Monsefior Marceliano Canyes, préfet apostolique
de Leticia. Réle de composition: Monsieur Loyal. Alerté
et appelé par moi en renfort pour I’audience, tiendra
ses promesses et sera fair play jusqu’au bout. If you
can’t beat them, join them’. M. le Ministre apprécierait
le proverbe...
3° Docteur Carlos Del Castillo. Troisitme couteau.
Trés intimidé par Ia présence de Monseigneur.
4° Moi. Figuration sans importance, porte-serviette
de I’évéque (un journaliste, c’est tout dire.
Décor: grand bureau Directoire. Par l'immense baie
vitrée, vue sur les quartiers neufs de Bogota.
Action : se réduit 4 un dialogue entre le ministre et
Vévéque. Celui-ci, de noir vétu, parle de malentendu,
plaide ma cause avec chaleur, charge le malheureux gou-
verneur. Le ministre se fait apporter une carte, cherche
du doigt La Pedrera du cdté du Putumayo... On déplace
le doigt du ministre. Monseigneur le rassure sur I’état
de la piste, le pacifisme des Indiens. J'essaie de placer
un mot. Peine perdue. J’aimerais faire comprendre au
ministre l'intérét de cette expédition pour les relations
publiques de la Colombie. Impossible. Le ministre me
coupe: «Moi, je ne m'intéresse pas A ce reportage. »
Je renonce. Méme pas l’espoir de lui faire un dessin.
«Et cette famille, Monseigneur, qu’en pensez-vous?»
1, «Si yous ne pouvez les battre, rejoigneztes. »
13La Lune est en Amazonie
Monseigneur pense qu’il faudrait la reconduire & sa
tribu, mais se retranche derritre la compétence d'une
commission d’anthropologues. C'est exactement ce que
je souhaitais. Le ministre approuve.
Le méme jour, 4 18 heures, la commission désignée
accorde son autorisation.
Rebondissement de action : cette famille, dont pen-
dant deux mois personne ne s'est occupé, il est inadmis-
sible qu'un Frances la prenne seul en charge. La Division
des Affaires indigenes, en un baroud d’honneur, impose
qu’un haut fonctionnaire colombien m’accompagne.
Divertissement comique: trouver un volontaire. On
le désigne aprés trois jours de recherches: c'est une
vieille connaissance, le professeur Joachim Molano Cam-
puzano, qui m‘avait accucilli & mon arriyée.
Déeuner avec l'évéque. Deux excellents restaurants
A Bogota: «La Réserve» et «La Table du roi». Il n'y a
plus de raison de choisir «La Réserve ». Je traite 4 «La
Table du roi». Vino frances...
La Présidence est enchantée, I’'ambassade soulagée,
l'Université satisfaite. Le rideau tombe. La pice est
jouée. Bulletin de victoire a Lazareff. L’article du Tiempo
parait: « Mission colombiano-frangaise. » Avec toutes les
autorisations et toutes les bénédictions requises, nous
repartons pour La Pedrera. Je n’oublie pas les billes pour
Pintadillo.
132
7
La Pedrera, dimanche 6 juillet. — Le professeur Joa-
chim Molano Campuzano, homme doux et discret d’une
grande courtoisie, vient de repartir avec Vavionnette
aprés avoir passé un jour A La Pedrera et une demi-
heure avec la famille. Logé pour la nuit dans une cabane
en planches disjointes, sans eau, sans W.-C., mais pleine
de moustiques (le padre Romualdo a refuse d’héberger
cet homme de gauche), il a pens¢ que, ’honneur colom-
bien étant sauf, il n’avait aucune raison de prolonger
plus longtemps son séjour.
Depuis mon retour, j’ai dl surmonter de nouvelles
difficultés : ’essence nécessaire au voyage que devait me
vendre la Mission s’est volatilisée en mon absence (sans
doute fautil voir 1A les conséquences des « opinions per-
sonnelles» du padre Marcello). 11 a fallu affréter & prix
or un vol spécial de l’avionnette pour aller chercher
4 Leticia le bidon de deux cents litres dont j’avais besoin
pour l’expédition. Quand I'essence est arrivée, plus de
bateau: celui de Ia Mission était en mission. Pour finir,
Ie corregidor m’a prété la barque (moteur de 12 CV) qui
sert d’habitude au ramassage scolaire.
15 heures. — Tout est enfin prét. Caraballo est ner-
veux. Il m/attendait. Il a compté les soleils dans le ciel.
133La Lune est en Amazonie
Hier, il a battu sa femme, prouvant ainsi les progrés
accomplis sur Ia voie de la civilisation. Amazonas pleure.
Le padre joue de I’harmonium, L’ambiance est mortuaire.
Les bonnes sceurs, privées de martyre, boudent et sont
plus grises que d’habitude.
Rive gauche, les notables m’offrent une derniére bidre,
me souhaitent bonne chance et glissent dans mon sac
une bouteille d’aguardiente. Au moment du départ,
Don Efrain me fait appeler et me donne des jouets pour
les enfants de la tribu qui peut-¢tre a tué son frére.
Crest l'heure. Lentement, Caraballo et les siens font
le tour de leur case. Doivent-ils prendre avec eux les
vétements qu’on leur a donnés pendant leur séjour? On
les laisse libres. Ils emportent tout: les hamacs, la mar-
mite, le linge. La femme ramasse une cuillére, Laura une
pelle & gateau. Juanito me donne I'ordre de porter un
sac, met le chapeau de papa et descend vers le fleuve.
Dans le bateau, mes amis s’entassent sur leurs trésors..
Ils ont froid, un début de rhume qui m'inquiéte. Is
toussent, se mouchent dans leurs doigts, s‘essuient par-
tout, Amazonas crache & trois métres.
‘Adieux. Départ. Mains agitées, silhouettes qui s’éloi-
gnent: la famille reste impassible. Le corregidor nous
escorte longtemps avec son bateau personnel. Plus
rapide, il tourne autour de nous et prend de nombreuses
photos. Sans doute compte-t-il en tirer un bon prix pour
ma nécro...
Mon équipe est bien: Juan et Ignacio, vingt-quatre
et vingt-trois ans, deux fréres de la tribu Moca qui
connaissent parfaitement la selva, un jeune Huitoto de
dix-sept ans, Cornelio, gai et costaud, et Jorge, le petit
134
Crest dapris cette unique carte dessinge par le major Fuentes et complétée ensuite par ie sergent Rojas que nout avons
pu Tetrouver Ta faataca de Carabaito,La Lune est en Amazonie
prof, un peu nerveux, qui a profité des vacances sco-
laires pour nous accompagner. Aucun n’a peur des « sau-
ages», qu'ils considérent comme des hommes. Assis 4
Varrire, ils chantent des mambos en frappant en cadence
dans leurs mains. Le marinero Gongalve, belle gueule
burinée sous un indévissable sombrero, tient le gouver-
nail: il nous conduira jusqu’au rancho de Julian sur le
rio Bernardo et attendra notre retour en chassant. Au
centre de la barque: le bidon d’essence, les provisions
et les cadeaux: machetes, couteaux, colliers et les
jouets donnés par Don Efrain (j'ai laissé le sel et les
bonbons, inutiles). A l’avant, 4 labri des intempéries
sous un toit de palmes tressées, la famille.
Deux heures aprés avoir quitté La Pedrera, hors-
d’ceuvre et mise dans le bain: le passage des rapides de
Cordoba, enfoncés dans le courant jusqu’au cou, remuant
constamment pour chasser les pirafias toujours possibles,
plongeant pour éviter les moustiques, sautant sur les
rochers, tirant, halant de Ia berge la barque délestée.
La selva vue du fleuve: un mur interminable qui file
lentement, vert sombre, lianes et singes, rares oiseaux
rasant les flots. Nous flottons sur un ciel renversé, dis-
loquant de notre étrave des nuages liquides qui crévent
en gerbes d’écume derriére nous. Les heures ne sont
qu'un interminable instant. Changer de position... Gri-
gnoter un biscuit... Laisser pendre un quart au bout de
sa main dans le fleuve quand on veut boire ou se laver...
Ici, rien n’a changé. Il y a, non pas trente mille, mais
trois cent mille ans, le fleuve devait ainsi déja ronger
sses berges et avaler ses fles flottantes. Nous ne sommes
pas a lage de pierre, nous sommes avant.
136
24, Tout est enfin prét. La famille préhistorique prend place dans la barque sous les toles
imparméables. Uhumidité n’épargne pas mes films.
Tr Mhon auuipe: de gauche & droite’: Jorge le petit prof, Cornelio, Juan, Gonealve et IgnLa Lune est en Amazonie
Il pleut, pluie tropicale, douche drue, cascade sans
fin: maintenant, nous ne sommes plus qu’une botte
sardines emportée par une rigole de boue, vibrant et
cognant contre le sol liquide martelé par la pluie comme
camion sur t6le ondulée. Nous transformons en cagoules
nos toiles imperméables. La famille a disparu, recro-
quevillée sous son toit de palmes. L’immobilité, l'eau,
font pénétrer le froid. Les masses d'horizon défilent,
floues, fantomatiques.
Caraballo est comme le temps. Instable, I m’inquidte:
tantét il fait la gueule, tant6t il chante et rit. Les enfants
s'intéressent aux oiseaux. Complice, je fais le geste de
souffler dans une sarbacane, ce qui n’a pas l’air de plaire
A Laura qui cafarde A son pére, comme chaque fois que
je leur semble avoir peroé un des secrets de Ja tribu.
Déroutant. Comment les prendre?
La nuit. A l’avant, Cornelio, avec une lampe torche,
sonde I'obscurité pour déceler la présence des troncs
flottants. Les plus dangereux sont ceux qui, imprégnés
d’eau et a moitié pourris, glissent invisibles sous la
surface. Eviter aussi les noeuds de branchages ou les
paquets d’herbes qui risquent de bloquer 'hélice... La
famille dort, ou patiente, immobile. A V’arrire, ’équipe
chante, chahute et se raconte avec de gros rires des his-
toires de curés. Juanito a froid, vient me trouver, pose
sa main sur mon bras. De longues minutes passent. Puis
il me sourit et se blottit contre moi sous mon imperméa-
ble. J'ai impression de tenir mon ancétre sur mes
genoux.
‘Au milieu de la nuit, escale pour une pause café: dans
le noir immense, un point rouge, des aboiements, une
ae
mazonas 9 définitivement ebandonné les robes de ls mission. Elle m'a confié Venancio
franchir un passage aificie.La Lune est en Amazonie
paillote. Trois ou quatre hommes, naufragés de l'aven-
ture, nous recoivent. Des chiens filiformes et blessés,
un fusil, une femme, une pirogue, deux ou trois perro-
quets apprivoisés, autant d’enfants, faiblement éclairés
par Ia flamme vacillante d’un feu de bois humide. Toute
Ta vie tient dans une clairitre aux dimensions réduites
d'un appartement parisien. Les chiens contre la cendre,
quill faut chasser A coups de pied pour leur disputer
la chaleur... Au centre de tout, le café, dans sa vieille
casserole d’aluminium cabossé... Le café, noir, brillant,
brdlant, parfumant I’odeur Acre de la fumée. Le bonheur ?
LA, nous rencontrons Armando, métis de trente ans,
Armando aux yeux de lynx qui accepte en cing minutes
de nous accompagner et de nous servir de guide pour
les premiers kilométres de piste
Il s'en va, comme ga, pour un jour ou pour un
mois, sale et noble, avec pour tout bagage sombrero,
chemise et pantalon (et une tortue pour le déjeuner),
plus le fusil et la mince pirogue que l’on charge en travers
de notre barque, & V'arriére. Vus d’avion, nous devons
ressembler A une croix flottante. Cela ferait plaisir 4
Vévéque, s'il passait par 1A...
Lundi 7 juillet. — Nous avons dormi trois heures
dans la brousse de la berge, étendus dans les hamacs,
dévorés par les fourmis voraces. La famille accroupie,
glacée, est restée A nos pieds, mal abritée de la pluie
sous les frondaisons du rivage. Cornelio, avant de dormir,
a longuement séché et nettoyé les bougies & la flamme
de son briquet.
‘Au petit matin, nous quittons l’autofleuve et péné-
138
La Lune est en Amazonie
trons dans le rio Bernardo, que le marinero a bien du
mérite & reconnaitre: il fait A peine cent metres de
large. Ici, tout est calme. L’eau dormante se perd en
méandres innombrables autour d’ilots de verdure. Les
nappes de brouillard se dispersent.
Crest 1a qu’on voit la selva, ailleurs tuée par le
courant des grands fleuves — ces routes nationales qui
ne permettent pas d’apprécier le paysage — dans toute
sa grandeur immobile: au soleil, un jardin public sans
satyres ni nourrices. Les rumeurs des singes et des
oiseaux sont répercutées par I’écho. Claquent des beu-
glements et des remous: ce sont les bufeos, poissons
géants de la taille d'un marsouin, inoffensifs. On dit
quills ont des sexes humains, et le récit d’étranges unions
est colporté par les voyageurs solitaires... «On ne les
mange pas, ce sont eux qui mangent les autres!» dit
en riant Ignacio. Le rio est sale, charrie lentement des
herbes pourries, des bétes mortes, des flaques jaundtres.
«Una porqueria!» me dit dégotté Armando, qui crache
dans l'eau sa noix de coca
Mardi 8 juillet. — Enfin & pied d’ceuvre, Une échan-
crure dans Ja selva. Une cahute: quatre pieux, un toit
de chaume. Quelques arbres coupés, un semblant de
port. C’est le rancho de Julian. Son nom est tout ce qui
reste de Vancien sous-officier d'Infanterie de Marine.
Derriére, la forét semble plus haute. Ici commence l’ex-
ploration, Ia selva vierge.
13918
Comme une fusée dont la vitesse augmente régulié-
rement dans l'espace, nous nous éloignons maintenant de
plus en plus vite vers le passé. Comme les grains de
blé du conte arabe, les années remontées doublent &
chaque pas. Dans la barque que nous laissons derritre
nous sous la garde de Gongalve, nous abandonnons les
derniers siécles qui nous reliaient 4 la civilisation.
Et voici, & pied comme jadis, les derniers jours, essen-
tiels. Graves, mes hommes préparent les tanchos, hottes
de palmes tressées qui vont contenir les sacs imper-
méables; la farine, la pharmacie portative, le matériel
photo, les machettes. Pas d’arme: Gongalve garde le
fusil. Nous ne pourrons donc pas chasser. Dernier repas
de viande: un singe, humain, trop humain...
La famille nous manifeste une précieuse reconnais-
sance. Accroupis prés du campement, ils rient, tout en
ficelant leurs bagages avec des lianes souples. Caraballo
me fait un cadeau. A plusieurs reprises, il se désigne en
disant: « Yacumo. » Est-ce son nom? Non, il me montre
Juanito: «Yacumo.» Puis Amazonas: «Yacumo.» Les
filles ont un sourire d’approbation. Sans doute est-ce
141La Lune est en Amazonie
le nom de la tribu? Is semblent heureux de cette confi-
dence, qui est une grande preuve de confiance. Ils posent
leurs mains sur mon bras.
‘Nous pénétrons dans le mur végétal, machete en
main, Quelques brindilles coupées, quelques troncs écor-
chés marquent la piste, sinueuse, invisible a trois métres.
Seul, je serais dé perdu, mais mes Indiens marchent
d’un bon pas, en habitués du lieu, comme je le ferais
dans les couloirs du métro, ot ils seraient sans doute
aussi mal & T’aise que je le suis ici... Juan ouvre la piste.
Caraballo marche devant moi: une énorme charge enve-
loppée de palmes tressées lui fait une sorte de carapace
que la marmite de la Mission couronne d'une téte
géante; seules sont visibles ses jambes gréles. Tel quel,
il ressemble A un gros insecte et évoque irrésistiblement
La Métamorphose de Kafka. Chaque fois que je me laisse
distancer, chaque fois que j'essaie de prendre la téte, je
mégare. Juanito, qui se tient derritre moi, m’avertit
et m’indique par ses grognements la bonne direction.
Jaurais bien youlu que la jungle soit encore ce tapis
de haute laine qui se déroulait sous l’avion, ou cette
sombre haie qui défilait lentement devant le bateau.
Maintenant, hélas! nous ne sommes plus que des poux
perdus dans ce tapis pourri, anéantis, fondus dans les
bruits et la pénombre de la selva.
‘A quoi bon dénombrer les espéces d’arbres et d’'in-
sectes? Ils y sont tous. Toutes sortes d’arbres: des épais,
des longs, des blancs, des plus hauts que les autres, des
qui-ont-la-forme-de-lianes, des écrasés, des abattus, des
rabougris, des flottants, des trés dignes, des qui-tombent-
en-poussitre, des qui-semblent-s'étre-échappés-d’un-jar-
142
La Lune est en Amazonie
din-public, des roseaux sans téte, tous mélés, enchevé-
trés, superposés, entassés et ne montrant a dix métres
qu'une obscure facade.
On écrase un lit de feuilles mortes, d’épines noires,
d'aiguilles. Les racines yeinent le sol, serpents pétrifiés.
Les ronces, les lianes nous crochétent, happent, griffent,
déchirent. Vous allez glissant, trébuchant, butant, arros¢,
pigué. La gifle d’une branche alterne avec la caresse
d'une feuille humide. Les moustiques s‘attaquent aux
poignets et aux cheyilles. Les araignées, les fourmis vous
happent au passage, vous prennent comme on prend
l'autobus: une descend, I’autre monte...
Les quebradas (petits ruisseaux) & traverser: sur un
tronc glissant, un baton d’équilibriste 4 la main, parfois
seulement une liane, un brin d’herbe pour se retenir...
Armando nous quittc. Nous arrivons au premier maré-
cage. Il faut s'y plonger : jusqu’aux genoux, jusqu’a la
taille, jusqu’aux épaules. Soulever la femme, Juanito, les
petites. Venancio impassible sur le dos d’Amazonas:
jamais je ne l'aurai entendu pleurer. Pas comme sa mére...
Un danger: les pirafias. II faut passer dans le courant.
Plus I’eau est morte, plus elle est dangereuse : ne jamais
traverser un marécage en fin d’aprés-midi, quand les
caimans et les poissons-torpilles sont en chasse.
‘Avant que la nuit tombe, Juan et Ignacio construisent
en quelques coups de hache un rancho sommaire. Sous
le toit de palmes, je tente de faire sécher mon linge et
mes appareils photos, suspendus comme des chaussettes
audessus du feu. Le bois humide ne prend qu’avec de
T’essence, dont la flamme soudaine émerveille Caraballo.
Je dine d’une botte de sardines. Dans la nuit bruyante
143La Lune est en Amazonie
de la brousse, la famille veille. Ils changent. Assis sur
leurs talons autour du feu, ils sont plus dignes, plus
eux-mémes. J'ai interdit & tous mes hommes de les appe-
ler par leurs noms espagnols.
‘Avec le repos, le supplice commence. Il a un nom:: les
fourmis. La fourmi est la béte la plus féroce, la plus dan-
gereuse de la jungle, peut-étre la seule qui attaque
Thomme. Je suis étendu dans mon hamac. Les voici. Elles
ont grimpé en procession sur le tron qui sert de poteau,
passé le pont de cordes, s'introduisent dans ma chemise,
dans mon pantalon. Elles mordent. Une préfére se laisser
arracher Ia téte de ma lyre, plutét que de lacher son
baiser mortel. Toute la nuit, je me bats contre des légions.
Le matin, rompu de fatigue, il faut repartir:
Mercredi 9 juillet. — La furés s‘€paissit. Je comprends
4 présent pourquoi cette zone pauvre en hévéas a été
délaissée par les caoutcheros. Le sol plus tourmenté,
alternant marécages ct collines, est un barrage plus
efficace que les serpents, partout présents, mais qui fuient
au moindre bruit. Juan pourtant a tué hier soir une
vipére; une autre hier s’est enroulée un instant autour
de la cheville de Jorge. Le petit Prof, plus novice encore
que moi en matiére de forét, se comporte dignement.
Mais il regrette vivement d’étre parti en culottes court
ses jambes sont dévorées par les moustiques.
‘Autre figau :I’humidité. Elle imprégne tout. Tout fond,
Tout se décalle. Les souches gorgées d'eau cassent quand
on s'y accroche. Les piles sont mortes. Les allumettes
ne prennent plus. Le pain est moisi. La farine devient
pouillie, Le sucre est comme du beurre, le beurre comme
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La Lune est en Amazonie
du lait, le lait il n'y en a plus, la dernitre conserve est
finie. Nous allons d’ailleurs avoir de sérieux problémes
de ravitaillement, car nous ne pouvons pas chasser et
nos réserves s*épuisent. Il m’était impossible d’emporter
davantage de provisions sans prendre un nouveau por-
teur; de plus, par malchance, nous nous sommes mal
compris avec Juan: il a cru que je leur donnerai des
conserves, alors que j’abandonnais celles-ci en. pensant
vivre sur leur farine... Nous sommes déja obligés de
nous rationner.
Nous nous enfoncons dans un élément liquide qui
n’est plus ni air ni eau. Transpirants, trempés jusqu’aux
6, l'eau du ciel et I’eau du corps se rejoignent. Le poids
de mon sac de toile a dd doubler. Je trane & chaque pied
une livre de boue. Quand les orages éclatent, les mil-
liards de gouttes tombant sur les milliards de feuilles
crépitent comme les applaudissements d’une foule.
La marche devient de plus en plus dure: ma paire
de chaussures de brousse, légerement trop étroites, se
transforme en insupportable instrument de torture: les
pieds trempés, les doigts blancs, les ongles ramollis se
déchirent. Je préfére ouvrir mes chaussures au rasoir.
Mais chaque fois que je heurte une racine ou que je
glisse dans la boue, je ne peux retenir des cris.
Pendant que nous souffrons, la famille, trés A l’aise,
fait le marché. Elle est chez elle, dans son élément. Ils
vont mieux, leurs furoncles séchent, leur rhume est
guéri. Jamais ils ne transpirent. La femme trotte devant
nous comme dans un grand magasin, cueille ici un fruit,
1a une larve, IA une amande. Il pleut: elle choisit pour
parapluie une large feuille. Elle a soif, elle a besoin de
10 145La Lune est en Amazonie
farine: elle en prend une autre plus petite qui se trans-
forme en verre ou en assiette.
‘A Vheure du déjeuner, Laura trouve comme par
hasard une tortue de dix kilos dans une quebrada : Cara-
ballo la retourne et l’ouvre 4 Ja machette comme une
conserve avec un ouyre-boite. La chair vive palpite...
Is la découpent en morceaux, la font bouillir sans sel.
Apparemment, il ne leur vient pas a l'idée de nous en
offrir.
Jeudi 10 juillet. — Aprds la nuit des fourmis, la nuit
du froid! 11 degrés sous I’équateur ! Le padre Romualdo
m’avait prévenu: trois jours par an, le vent violent qui
souflle du péle Sud balaic sans obstacle le continent,
glisse le long de la cordillére des Andes et porte 'hiver
austral des pampas argentines jusqu’a la selva amazo-
nienne. Un temps de Toussaint, de silence et de gris, s'est
abattu sur la forét. Toute vie s’est tue. Les arbres sem-
blent paralysés par le froid.
‘A quelques centaines de metres de notre dernier
campement, soudain, Juan qui marche en téte, pousse
un cri: en travers de la piste, des batons entrecroisés.
Cela veut dire: interdiction d’aller plus loin, danger.
Jiinterroge du regard Caraballo, mais il a l’air absent.
continue. Nous le suivons. Je croyais ne pas avoir peur,
mais mes genoux tremblent.
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Caraballo et les enfants ne quittent plus leurs véte-
ments, Seule Amazonas va nue, superbe, Venancio sur
son dos. Caraballo change, devient un autre. Plus nous
avancons, plus il paratt str de lui. 11 prend maintenant
souvent la téte du groupe. Mais il se montre plus distant
avec moi. Mes tentatives de dessin ne semblent plus
Tintéresser. Méme Strangers in the night ne répond plus.
Vendredi 1 juillet. — Le troisitme jour se lve,
brutal. Comme toujours, nous partons 4 l’aube. Plus
de café: Cornelio a malencontreusement confondu le
sel et le sucre et les a mélangés dans le méme sac. J'ai
perdu ma pipe et le couteau suisse vendu quarante pesos
par le juge. Nous mangeons d'une poignée de farine.
Nous devrions atteindre la maloca dans la matinée.
Le froid continue. En partant, Amazonas choisit dans
le foyer qui a brOlé toute la nuit un tison allumé: toute
la journée, elle le portera précieusement, soufflant sur
la braise pour ne pas qu'il s’éteigne, comme faisaient
Jes hommes de Néandertal dans les romans de J-H. Rosny
ainé... Le silence pése sur la foret, seulement interrompu
par des cris d'oiseaux qui sont presque des sifflements
147La Lune est en Amazonie
humains, lugubres, Caraballo devient nerveux, grognon,
fuyant. Il me refuse une cigarette.
‘Une réalité s’impose : A partir d’ici, & tout instant, nous
risquons de rencontrer la tribu. Nous croisons ses pistes.
Nous avons trouvé des morceaux de poteries. Comment
yont-ils nous recevoir? Chez eux, on doit enseigner que
tout «cariba» est un «sauvage »... Bien sir, nous leur
ramenons six revenants. Mais que va penser le sorcier
— car il y en a certainement un — des cheveux coupés
de Caraballo, de ses yétements? Ne va-t-il pas croire
que nous I’avons ensorcelé? Quand Caraballo lui parlera
des cachets, des piqdtres...
Les pistes que croise celle de Gil se font de plus en
plus larges. Un dernier pont de lianes, et soudain appa-
rait une vaste clairiére... au centre, la terre a été remuée.
De grosses branches sont posées régulitrement sur le sol.
Dans un silence de gel, la famille s’accroupit et pleure.
Pas des pleurs ordinaires. Des pleurs rituels, voulus,
exagérés, Caraballo hurle littéralement & la mort. L’aigu
de Juanito accompagne la basse de son pére. Parfois, ils
jettent sur nous des regards de haine. Ils m’insultent.
La femme et les filles se taisent, prostrées.
Je comprends: 14 sont enterrés les corps des cinq
victimes de la seconde expédition. Nous avions oublié
ces cing morts. Pas eux. Ils ont certainement 14 une
sceur, une mére... Un froid glacial me saisit: 4 l’écart
de la famille, nous sommes quand méme au centre de la
clairitre. La, 4 découvert, nous faisons des cibles parfaites
pour des arcs ou des sarbacanes.
Les hurlements continuent. Et si c’était un pidge?
J'ai peur. Circonstance aggravante: je dois étre encore
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La Lune est en Amazonie
plus Blanc que d’habitude... Juanito s’en va courant par
un sentier, toujours hurlant. Va-til prévenir les autres?
Mes Indiens sont livides.
Rien d’autre a faire que de m’accrocher 8 cette illusion
d'amitié qui est notre seule chance. Je m’approche de
Caraballo, je cherche 4 le consoler, 4 pleurer avec lui.
Je tords de mon mieux mon visage, je grimace. Mais il
miinsulte, sous l’ceil indifférent d’Amazonas.
Soudain, il se léve, se place en face de moi et me fixe
avec un regard dur, cruel, ol passent des lueurs jaunes,
Ce regard-la, les bonnes sceurs ne l’ont jamais vu... D'un
geste, il m’intime I'ordre de soulever une des biiches
de quinze A vingt kilos qui marquent l'emplacement
des tombes. Je ne sais que faire. Juan me conseille d’obéir.
L'homme primitif me fait signe, ou plutét me com-
mande de charger le bois sur mes épaules. J’obéis. Pen-
dant quelques secondes, je suis ainsi une croix vivante,
portant tous les péchés de ma race. Que va-t-il se passer?
Vact-il m’obliger & porter ce symbole jusqu’a la maloca,
me livrer a la tribu? Non, il se désintéresse brusquement
de moi et continue sa route. La famille suit. Nous aussi,
A distance.
Le froid 4 présent est en nous. Nous marchons méca-
niquement, plus serrés qu’auparavant, comme se regrou-
pent les soldats quand commencent 8 siffler les balles.
[a peur, une peur panique nous ¢treint. Nos visages
sont de marbre. On ne rit plus quand un de nous glisse
et tombe. Pour arme, nous n’avons que des machettes
et des couteaux — au fait, ot sont-ils, les couteaux?
Maintenant, et maintenant seulement, je comprends
pourquoi les autres ont tiré. Et s'ils étaient vraiment —
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