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PREMIERE PARTIE DECORATION THEATRALE TRADITIONNELLE ET VOLONTE DE REFORME Il arrive qu’on assiste dans des théatres de province & des représentations d’opéras données dans des décors qui datent de la fin du dix-neuviéme siécle ou du début du vingtiéme. Chacun de sourire a la vue de couleurs délavées, de foréts en toile peinte, dimmenses et plates constructions architecturales surchargées d’ornements et de fiori- tures dont la vérité archéologique nous parait dérisoire et nulle la puissance drama- tique. Immenses toiles peintes sans stylisation : nous ne sommes plus sensibles a I'illusion quelles prétendaient créer. Cette formule décorative nous parait morte. Que les amateurs de théatre des années 1880 aient pu y déceler des merveilles de science, d’art et de vérité dépasse notre entendement. Parler de la « décoration théatrale » dans la seconde moitié du dix-neuviéme siécle, c'est évoquer l’univers de fictions que dressent sur les scénes de l’époque les Thierry, les Amable, Robecchi, Rubé et Chaperon parmi tant d’autres. Prestiges de la perspective, amour de l'ornement, passion du trompe-’ceil, enthousiasme pour le détail exact. Mais pour l'expliquer, il faut oublier nos goiits. Les décors de cette époque nous paraissent autant plus anachroniques que les techniques et les moyens d’expression scénique ont depuis considérablement évolué, que notre mentalité de spectateur et nos facultés de perception n’ont rien de comparable 4 celles du public de 1880. Nous devons nous replacer a cette époque. A cette seule condition il nous sera permis de déceler en cette formule décorative l’achévement d’une tradition directement héritée des romantiques, et Ie point de départ d’tne série de réactions en chaine qui provoqueront une transformation compléte des structures décoratives, et conféreront au décor un réle et,des moyens nou- veaux. Dans histoire du décor de théatre, la décoration théatrale des années 80 repré- sente une étape-charniére. Il semblerait donc qu’a la fin du siécle dernier, 1’état de la décoration théatrale, son style, son réle et ses buts suscitent la génération spontanée de réformes. Si séduisante que soit cette thése, elle se fonde sur une analyse superficielle. L’approuver, c'est négliger tn courant réformateur dont de nombreux indices apparaissent dans tout le cours du dix-neuviéme siécle : prises de position de critiques, d'auteurs, voire d’animateurs, qui annoncent les réformes a venir. Si elles ne sont que rarement suivies de réalisations, si les réalisations ne correspondent pas toujours aux veux émis, c'est que la situation n’est pas mire, que les auteurs etx-mémes, les décorateurs et les animateurs restent pour la plupart prisonniers des modes de représentation de leur époque. Les spectacles des Meininger précédent I’ceuvre d’Antoine. La lutte contre Y’illusionnisme et le luxe décoratif ne commence pas avec Paul Fort, Lugné-Poe ou Appia ; un Delacroix ot un Théo- dore de Banville lentreprennent en plein dix-neuviéme siécle, 4 une époque oit Richard Wagner prone un théatre fondé sur I'union des arts. La décoration théatrale traditionnelle apparait donc comme la réalité historique la plus évidente, tandis que s'esquissent les réformes futures. CHAPITRE 1 DECORATION THEATRALE TRADITIONNELLE ® A) DONNEES SOCIALES ET CULTURELLES Le dix-neuvidme sigcle est celui d'une étonnante poussée scientifique, économique et technique. Perfectionnement des sciences, recherches fondées sur une méthode expéri- mentale, tant dans le domaine de la physique, de la chimie que dans célui des sciences naturelles. Elan économique et technique qui conduit a la concentration industrielle, au développement des moyens de transport, et bouleverse les structures sociales : puissance croissante de la bourgeoisie, extension du prolétariat ouvrier. La bourgeoisie, malgré les changements de régime, dirige par personne interposée ou directement I’Etat. Elle assure une prospérité économique dont elle tire ses bénéfices, ses priviléges et son prestige. Confiante dans sa destinée, sa maturité politique et intellectuelle, fitre des résultats acquis, elle affiche sa croyance en la science source de progrés et de vérité. Sa puissance se mesure a celle de argent. A l’époque de la fondation des sociétés par action, (WD) Notre étude portera essentiellement sur le décor de théétre traditionnel en France. Pour la clarté de exposé, nous n’avons pas voulu gonfler cette analyse volontairement rapide par un trop. grand nombre @exemples’ pris 4 Y'étranger. Ils ne feraient que confirmer notre point de vue: les caractéristiques de la décoration thédtrale & la fin du dix-neuviéme sicle sont en effet identiques en France, en Autriche, en Allemagne, en Angleterre ou en Russie. Les mémes moyens servent a atteindre des buts’ semblables. Scule po pls ou moins sande hablleté techniaue dstingue les décartens. co gal expliue, guArihur Pou uisse affirmer la supériorité des décorateurs francais sur les décorateurs italiens de cette 6 Entcle «Décor, décoration » dans son Dictionnaire historique et pittoresque du thédtre et des arts,@i SY rattachent, Patis, 1885). Il est par contre possible de parler d'une supériorité des Anglais dans le/domaine des trucs et des’ décors machinés. 6 DECORATION THEATRALE TRADITIONNELLE du développement des entreprises de crédit, la spéculation est un mode de vie, Ie luxe est le symbole du pouvoir. Deux courants dominent l’évolution de la vie intellectuelle entre 1850 et 1890: Yun que Yon peut qualifier de réaliste et Vautre d’idéaliste. En 1865 Claude Bernard publie son Introduction 4 l'étude de la médecine expéri- mentale. La recherche du vrai, sa description, son analyse, constituent la préoccupation majeure de savants et d’écrivains. A ’époque du positivisme, le vrai, ce sont les décou- vertes des sciences exactes, mais également celles de l'histoire, de l'archéologie ou de Vethnographie. C’est aussi l'image que la société se renvoie d’elle-méme a elle-méme & travers les romans réalistes qui de Balzac et Flaubert conduiront aux Goncourt et 4 Zola, et, si le roman tient une place considérable dans histoire culturelle du dix-neuviéme siécle, c'est que ses structures littéraires permettent une analyse minutieuse, voire expéri mentale, une description d’apparence scientifique, une vision globale du monde social. Mais le courant réaliste, si important soit-il (on le retrouve dans les littératures russe, allemande ou anglaise, on en décéle les manifestations en peinture), n’en rencontre pas moins l’opposition de penseurs, d’artistes, dont les uns restent plus ou moins fidéles 4 la doctrine de Vart pour l'art, tandis que les autres tentent de dépasser la description objective pour cerner l’ineffable, l'inconnaissable ou l'inconscient. Hartmann et Scho- penhauer sont les adeptes de philosophies essentiellement idéalistes. Baudelaire, Verlaine et Mallarmé sont les précurseurs du symbolisme poétique. Si la bourgeoisie régnante est volontiers scientiste, elle impose au réalisme les limites que lui dicte sa morale, et fait passer en jugement Vartiste qui s’oppose & son confor- misme. Vive le réalisme 4 condition qu’il ne choque ni les conventiofis sociales ni les habi tudes morales. Flaubert, Baudelaire et Zola surent ce qu’il en coiitait de dépasser les bornes prescrites. La bourgeoisie a son « gofit >. Qui ne le respecte est un suspect, condamné a vivre en marge d’une société qui l’exclut. Les Beaux-Arts qui la satisfont concilient plus ou moins adroitement le gotit du réel, lapel du passé, et les ¢ signes extérieurs de richesse ». La peinture qui réalise l’unanimité des suffrages n’est ni celle de Courbet ou de Manet (a l’exposition universelle de 1867 ils doivent exposer dans des pavillons privés), ni celle des impressionnistes (en 1874 la premiére exposition du groupe chez Nadar fait scandale), ni non plus celle de Cézanne. Le succés récompense les offi- ciels qui reproduisent scrupuleusement les apparences de la réalité et traitent de maniére académique les fresques historiques, les scénes sentimentales, les nus et les portraits : le grand peintre du dix-neuviéme siécle, celui dont les ceuvres atteignent les cotes les plus élevées, c’est Meissonier. On aime aussi G. Ch. Gleyre, H. Regnault, J. L. Géréme, Edouard Detaille, J. P. Laurens, Léon Bonnat et William Bouguereau... Mais c'est probablement dans le domaine de Yarchitecture et de 1a décoration qu’apparaissent le mieux les gofits des classes dominantes fondés sur la valeur sociale du luxe. L’architecture Napoléon III met entre leurs mains des demeures imitées des splendeurs royales, qu’elles meublent de faux Louis XV. Amour du décor, de la sur- DONNEES SOCIALES ET CULTURELLES #: charge, de la fioriture, de Varabesque gratuite, passion du détail, les batiments des expositions internationales de 1878 et de 1889 en témoignent (2). La pierre parait-elle trop vulgaire et trop pauvre, qu’on la recouvre de staff et de stuc. Il y a 1a un goiit du spectacle fondé sur la richesse décorative et l’exubérance de I’ornement. On ignore tota- Iement le dépouillement et I’économie des moyens. Comment pourrait-il en étre autre- ment A une époque placée sous le signe de l’éclectisme et du pastiche et oii l'archéologie est source d’inspiration architecturale. On imite tantét la Renaissance, tantét l'art gothique et tantét les créations du siécle de Louis XIV. Le gothique, si prisé au temps du romantisme, ne lest pas moins a la fin du siécle puisque la premiére église construite en béton armé par A. de Baudot, Saint-Jean I’Evangéliste de Montmartre (1894), est de «style gothique ». L’art est imitation et copie, quand il n'est pas camouflage. Dans une telle situation le théatre suit une évolution logique. Considéré comme un art, un luxe et un divertissement, c’est un rite social: la salle a l'italienne débordante de dorures, le fer & cheval des balcons et des loges dont le centre de gravité est dans la salle et non sur Ja scéne, voila l’immense salon oi I’on se retrouve et pavane. La loge est une cellule sociale oi se préparent les intrigues, se débattent les affaires et se réglent les mariages. Le spectacle est sur la scéne, dans la salle le public se donne 4 Iui-méme son propre spectacle. Phénoméne significatif, la notion méme de « poéte dramatique » est inconnue sous le Second Empire et les débuts de la Troisiéme République. II n'est question que d’au- teur dramatique. Au libéralisme politique et économique correspond un libéralisme dramaturgique qui rejette les régles classiques et prétend fonder le drame nouveau sur une imitation de la vie. Aux régles on substitue le plus souvent des formules et des procédés. Le réalisme est obligatoirement limité. ‘Aux drames romantiques succédent les fresques historiques de Victorien Sardou, pales reconstitutions baties sur des faits divers, des péripéties habilement agencées, des anecdotes savamment rassemblées, qui satisfont le gout du public pour I’histoire. La comédie et le drame bourgeois, volontiers précheurs, allient Ia thése a la description sociale tout en sauvegardant les droits de la morale. Augier et Dumas fils sont les maitres du genre. Certes nous ne sommes plus au temps des pirouettes faciles de Scribe, mais Ia comédie bourgeoise assure le triomphe de la piéce bien faite. La Dame aux Camélias risquait-elle de choquer que le pére Duval remet les choses dans Yordre : la convention est sauve. Et lorsque Zola écrit sa préface a l’adaptation théatrale tirée par Busnach et Gastineau de son Assommoir, il ne peut s'empécher de constater qu’on a sacrifié aux conventions thédtrales, qu'on a édulcoré son ceuvre (3). Seul Henry Becque sait échapper A cet univers théatral fondé sur un compromis entre réalité sociale et convention morale, mais 4 la Comédie-Francaise on siffle Les Corbeaux (1882). ‘Ants eConsulter& ce sujet les importants recueils de documents iconographiques de la Bibliothtque des ratifs, 3) Cf. William Busnach et Octavé Gastineau, L’Assommoir, drame en cinq actes et neuf tableaux, préface d'Emile Zola, Paris, 1881. 8 DECORATION THEATRALE TRADITIONNELLE Cette société qui craint le scandale aspire a ’évasion. Au goiit du luxe, a la frénésie de jotissance, répond un théatre fait pour assouvir sa soif de divertissement. Rien ne lui fait plus peur que «le monde oit I’on s'ennuie ». Liopéra et ses somptuosités, l'opé- rette, triomphe de I’insouciance, la oo enchantement du merveilleux, voila de quoi satisfaire son désir d’évasion. Dans le domaine de l’opéra, Meyerbeer sait admirablement allier les immenses fresques historiques, les élans grandiloquents et les effets spectaculaires, On Iui assure un triomphe. La encore, l'art qui l’emporte est celui qui se fonde sur une habile utilisa~ tion de procédés. Les procédés changent, les principes restent les mémes. Les succés de Gounod sont au début limités, alors qu'il annonce un renouveau de I’art lyrique; la Carmen de Bizet parait trop réaliste en 1875, mais on aime Reyer. Le trio Meilhac, Halévy, Offenbach régne sur l’opérette dont le succés est consi- dérable sous le Second Empire et la Troisitme République. Quant a la féerie et a la piéce A grand spectacle, elles incarnent a la fois I'attrait de Yinconnu, et Ia confiance dans les progrés de la science au théatre. A une époque ott Ie tourisme est encore relativement peu développé, ott l'aventure coloniale excite Vimagination des foules, elles offrent & beaucoup ce qu’ils ne verront jamais. Elles pro- posent un dépaysement que les techniques cinématographiques prendront plus tard a leur charge. En 1882, le Théatre de la Porte Saint-Martin affiche une féerie en trois actes et vingt-cinq tableaux de MM. d’Ennery et Jules Verne, dont le titre est le symbole du genre: Le Voyage dans 'Impossible. Rendre Vimpossible réel, faire du miracle une réalité pour les yeux, présenter au public une succession de tableaux éclatants oi le luxe le dispute 4 la surprise, non pas l’intéresser, mais I’émerveiller et l’éblouir, tels sont les fondements de Ia féerie, qu'elle se dénomme Cendrillon, Les Mille et une Nuits, Les Pilules du diable ou La Poudre de Perlimpinpin. Réalisme des comédies bourgeoises, fresques historiques des drames 4 la Sardou, importance des effets spectaculaires, il appartient aux décorateurs de donner au spectacle Yattrait ou lefficacité visuelle qu’ils nécessitent, mais avant d’aborder la fonction du décor, et le réle de ses techniques, et de ses moyens d’expression, il faut savoir qui sont les décorateurs de l’époque, comment ils travaillent. Ils s'intégrent 4 une évolution théatrale et professionnelle, et-leur situation aide 4 mieux comprendre leurs réalisations. B) LES DECORATEURS DE THEATRE Dans son Essai sur Vhistoire du thédtre (1893), Germain Bapst écrit: « D’une fagon générale, on peut affirmer qu’en France tout ce qui au théatre procéde de V'art est de ordre le plus élevé. Ce sont les plus grands peintres qu’on appelle & préter leur LES DECORATEURS DE THEATRE 9 concours aux auteurs dramatiques en vue. Aprés Chassériau et Paul Delaroche, Meisso- nier dessine pour Emile Augier les costumes xv1° siécle de Fanny et de L’Aventuriére. Plus récemment encore, Frémiet composait des armures et des vétements de la fin du moyen age pour I'opéra de Jeanne d’Arc (1876), Gustave Moreau dessinait les vétements de Sapho de Gounod (1884), Rochegrosse ceux de La Femme de Socrate et Bernier ceux de La Korrigane (1880). Le Chevalier Chevignard restituait de véritables guerriers du douziéme siécle pour Garin, tout comme Detaille avait (...) composé les travestis des interprétes les plus célébres de l’opérette (...) » (4). Et il ajoute: « Souhaitons que dans l'avenir, tous nos grands peintres concourent également a élever le niveau de l'art de la décoration thédtrale, et espérons que leurs efforts, combinés avec ceux des savants, aboutiront au progrés constant de la mise en scéne » (5). Plus de soixante ans aprés sa parution, ce texte parait pour le moins sujet a caution. Les exemples cités par Bapst sont exacts, moins exactes les conclusions qu'il en tire. Quant au souhait quil formule, analyse de l’évolution du décor nous apprendra si cette union du peintre et du savant devait se réaliser et si elle allait entrainer le « progrés constant de la mise en scéne ». Un examen plus précis nous permet de tirer des conclu- sions différentes de celles de Bapst. Les exemples qu’il cite concernent tous la conception de costumes et non celle de décors. Parmi les artistes qu'il nomme ne figurent ni Manet, ni Cézanne, ni aucun des impressionnistes, mais des peintres qui, recueillant a leur époque les faveurs du public, suscitent de notre part des jugements partagés et beaucoup moins enthousiastes. Il ne nous viendrait en tous cas pas a l'idée de mettre sur le méme plan Chassériau et Rochegrosse. L’expression « tous nos grands peintres » reste des plus vagues, mais il est certain que Bapst ne pense a aucun de ceux qui, pour nous, représentent Ja peinture la plus vivante de la deuxiéme moitié du dix-neuviéme siécle. Ce texte risquerait de nous induire en erreur si nous ne connaissions pas la situation réelle du décor de théAtre 4 la fin du dix-neuviéme siécle. Alors qu’aujourd’hui la parti- cipation des peintres au thédtre est un phénoméne courant, et ceci quelle que soit leur esthétique, il n’en est pas de méme vers 1880. Les décors sont I’ceuvre de décorateurs professionnels, qui utilisent une technique nettement définie tenant compte des contin- gences scéniques et du réle qu’on attribue alors au décor. Héritiers des grands décora- teurs romantiques, ils exercent leur métier de fagon réguliére. Ils en ont appris les formules et les procédés dans les ateliers de leurs prédécesseurs, dont ils furent les éléves avant d’en devenir les collaborateurs, les associés ou les successeurs. Cambon et Séchan furent les éléves de Ciceri, J.-B. Lavastre celui de Despléchin, dont il devint Vassocié jusqu’a la mort de celui-ci. Rubé était l’éléve et le gendre de Ciceri. Chaperon, avant d’étre l'associé de Rubé, travailla chez Ferri. Jambon, d’abord collaborateur de Rubé et Chaperon, se sépara bientét d’eux pour monter son propre atelier de décoration. (4) Germain Bapst, Essai sur Phistoire du thédtre. La mise en scene, le décor, le costume, Varchitec- ture, Véclairage, Phygiéne, Paris, 1893, p. 595. () Ibidem, p. 596. 10 DECORATION THEATRALE TRADITIONNELLE Ces exemples imposent une double constatation : il s'agit d'une profession fermée dont les membres se repassent les secrets de fabrication, et qui vit repliée sur elle-méme sans @tre directement influencée par l’évolution des arts (de la peinture en particulier), & laquelle elle ne participe pas. Elle se fonde sur lassociation: au temps du romantisme, Séchan-Dieterle-Despléchin, Philastre-Cambon; sous le Second Empire Despléchin- Philastre; 4 la fin du dix-neuviéme siécle Rubé-Chaperon, Amable-Robecchi. Les déco- rateurs ne sont pas seulement les créateurs d’esquisses ou de maquettes de décors, ils sont Wabord les directeurs et les « patrons » des ateliers qui les exécutent. Il y a 1a les signes d'une évolution marquée par I’industrialisation d'une profession : I’atelier est une firme. Ce qui est vrai pour la France ’est aussi pour I’Angleterre, I’Allemagne (6), I’ Autriche oi une « société de décorateurs » (Biihnenbildnergemeinschaft) connue dans toute I'Eu- rope Centrale, groupe les trois décorateurs Carl Brioschi, Johann Kautsky, Hermann Burghart. Autre signe d'industrialisation : ces associations, particuligrement en Europe Centrale, ne se contentent pas de créer des décors pour des ceuvres déterminées, elles vendent de véritables « décors de confection », préts a étre utilisés : foréts, bords de mer, paysages de montagne, etc. Les décorateurs sont avant tout des « fournisseurs » 4 qui l'on commande des décors au méme titre qu’on commande les costumes 4 des costumiers. Il faut voir 1a I’indice d'une spécialisation technique précise, dans laquelle n’entre aucune considération artis- tique. Leur situation Iégale en témoigne. En 1875, Fernand Bourgeat, qui tente de défendre la décoration théatrale en tant qu’art, se plaint de ce qu'il appelle une « erreur légale ». « La loi elle-méme, écrit-il, par une confusion inexplicable, classe les peintres- décorateurs de théatre avec les peintres-vitriers et leur impose, en cette derniére qualité, une patente de commersants. Il y a li une sorte d’erreur légale qui n'a pas peu contribué a entretenir I’erreur sociale qui fait considérer comme industriels des gens qui vivent bien et absolument d’un art véritable et trés élevé » (7). Cette « confusion » est aujour- hui parfaitement explicable: les chiffres fournis par M. J. Moynet dans son livre L’Envers du théétre prouvent que le travail créateur du décorateur n’est absolument pas rémunéré (8). Le décorateur est payé au métre carré de toile peinte. Encore les prix varient-ils selon la complication des motifs peints : en 1895 un métre carré de ciel ou de mer est payé 6 francs, un métre de «pittoresque » (paysages: kermesse de Faust, premier acte de La Maladettay 8 francs, un métre d’architecture normale 10 francs, un métre d’architecture riche (le palais des Capulet dans Roméo et Juliette) 12 francs (9). Autre fait capital : dans la trés grande majorité des cas, les décors de l'ensemble d'un spectacle ne sont pas I’ceeuvre d'un seul atelier, mais de plusieurs entre lesquels © Cf. Otimar Schuberth, Das Biihnenbild, Munich, 1955, p. 93. a é ALP F. Boureeat, «La Décoration théitrale et la eritgue », in Le Phédtre, 15 janvier 1875, Paris, note, p. 131, (8) Cf. J. Moynet, L’Envers du thédtre, Paris, 1888, chapitre XX: « Quelques chiffres », pp. 274-286. (9) Ces chiffres sont donnés pat C. de Néronde dans un article intitulé « Les Décors de ‘Tannhaiiser », 1895, p. 118. Nous n'avons pu en découvrir la référence exacte. On le retrouvera a la Bibliothéque de VArsenal, Fonds Rondel, sous la cote Ro.6.772. LES DECORATEURS DE THEATRE il on répartit les différents tableaux. Collaborent aux décors de Faust (1869) Despléchin et Lavastre (1* acte, 1* tableau ; 2° acte; 5* acte), Cambon (1* acte, 2° tableau ; 3° acte), Rubé et Chaperon (4° acte). Les décors d’dida (Opéra, 1880) sont dus & Daran, Rubé et Chaperon, Chéret, Lavastre ainé et Carpézat (10). Ces exemples, qui concernent YOpéra, reflétent une situation générale, valable aussi bien pour les spectacles de la Comédie-Francaise que pour ceux du Théatre de la Porte Saint-Martin, de la Renais- sance ou de l’Ambigu. Une telle pratique nous semble aujourd’hui contraire a la néces- saire unité visuelle d’un spectacle. Mais a la fin du dix-neuviéme siécle l’unité visuelle du spectacle ne constitue pas un souci majeur: chaque « tableau » scénique représente une réalité autonome, il n’est pas rare qu’on méle des décors extraits du fond du magasin A des décors nouvellement peints (pratique que l'on retrouve d’ailleurs en matiére de costumes) (11). Il arrive également qu'on utilise le méme décor dans deux piéces, opéras ou ballets différents en se contentant de trés légéres modifications (12). D’autre part, la réalisation d’un décor est alors la mise en pratique d’une technique généralement connue, et non pas la rencontre entre une ceuvre dramatique, lyrique ou chorégraphique, et l’univers, le répertoire de formes et de couleurs d’un artiste. D’un atelier 4 l'autre les moyens de représentation sont semblables, identiques les procédés. Les différences concernent I’habileté technique et les sujets que les ateliers sont plus ou moins aptes traiter : lorsqu’en juillet 1895 l’Opéra de Paris monte Tannhduser, on confie la déco- ration du « Venusberg » 4 Amable, spécialiste de la féerie (Fig. 7), la vallée éclairée par un soleil brillant a Jambon qui réussit particuliérement les paysages de plein-air et les vastes horizons (Fig. 8). A Carpézat, amateur de reconstitutions architecturales, on réserve Ia salle de la Wartburg. Si l’on veut expliquer cette répartition du travail entre plusieurs ateliers, il faut également tenir compte d'une réalité purement matérielle: dans un grand théatre un seul décor représente une moyenne de 1000 1500 métres carrés de surfaces peintes (toiles de fond, chassis, fermes, terrains, plafonds, etc.). Un seul atelier, dans les condi- tions de temps qui lui sont imposées et en raison de I’importance de ses locaux et de son personnel, ne peut se charger de la réalisation de I’ensemble des décors d’un spectacle. (10) Il est trés rare que les décors de ensemble d'un spectacle soient aujourd’hui Yceuvre de plusieurs écorateurs. Une exception : la présentation par le Théatre National de Opéra de Paris des Indes Galantes de JP. Rameau (1952, mise en scéne de Maurice Lehmann): décors de Carzou, Chapelain-Midy, Dupont, Fost et Mouléne, G. Wakhévitch. Cette participation de six peintres au méme spectacle constitue, dans Thistoire du décor de thédtre au vingti#me siécle, une exception. (11) J, Moynet note, & propos d'Hamlet (Opéra, mars 1868): «Ila été fait pour cet ouvrage 184 cos- tumes neufs, 55 en partie neufs et en partie composés de costumes de service, et 101 costumes du service, Cestai-dire costumes appartenant au magasin et faits antérieurement pour d'autres ouvrages ». (L’Envers du thédtre, op. city p. 283.) (12) Pour Les Deux Pigeons d’André Messager (Opéra de Paris, 1886), Rubé et Chaperon réutilisent au premier acte (le parloir d'une maison de campagne) le décor qu'ils avaient créé pour le premier tableau le casino) de Namouna d'Edouard Lalo (Opéra de Paris, 1882). Ils ne modifient qu'un seul détail : au de découvrir un paysage de montagnes embrumées, Ia large fenétre du fond donne sur un pigeonti cf, H. Laffargue, Photographies des maquettes de décors de Opéra avec plans, recueils B. 69 de la théque de l'Opéra de Paris). 12 DECORATION THEATRALE TRADITIONNELLE Un dernier trait nous parait particuligrement important: les mémes décorateurs travaillent pour des genres aussi différents que le drame, l’opéra, la comédie bourgeoise ou la féerie: on ne fait appel 4 eux ni 4 cause de leur sensibilité 4 telle forme littéraire ou dramaturgique, ni pour leur style propre. On leur demande simplement de créer un cadre dont les grandes lignes sont définies par les indications scéniques, un décor dont la plantation peut étre fixée par Tauteur-metteur en scéne (Hugo, Sardou, Wagner, ete.) (13), ou plus généralement laissée a leur libre choix et & leur imagination. A eux de résoudre les problémes purement techniques. Le décorateur est certes renseigné sur le lieu oit se passe I’action, on lui a indiqué les accessoires nécessaires, les entrées et les sorties des personnages, voire méme leur évolution, mais la préparation du spectacle ne comporte pas de discussion approfondie sur «I'esprit » de la piéce. Il est vrai que le décor n’est pas encore chargé de le traduire, et qu’il n’est la plupart du temps que repré- sentation topographique et description historique. Méthodes de travail et fonction du décor s'influencent mutuellement. De telles habitudes, une telle organisation professionnelle, Ia scission entre le déco- rateur et l’évolution artistique, son indépendance de fait, quand bien méme il doit. se soumettre 4 des contingences techniques, expliquent le style méme de la décoration théatrale a la fin du dix-neuviéme siécle. La virtuosité du métier Vemporte sur V'inspi ration créatrice. L’autonomie risque de conduire aux abus de décorations que favorise le goiit du public pour le « spectacle >. Rares sont les contemporains qui*aient conscience de ces risques et de ces dangers. La plupart, confiants dans le progrés inéluctable des arts, estiment que la mise en scéne et la décoration théatrale n’ont jamais atteint une telle perfection artistique et scienti- fique. C'est en particulier opinion de Moynet et d’Arthur Paugin. Et ce n’est pas sans un certain mépris qu’on parle des naivetés du public élisabéthain qui se contentait des écriteaux shakespeariens, ou du « plaisir exquis, mais froid, incomplet » que goftait un «trés petit nombre de lettrés » en assistant aux représentations d’Esther ou d’Athalie dans un salon de la Maison de Saint-Cyr, «sans autre prestige que la beanté des vers de Racine » (14). Le décor est devenu I’un des éléments essentiels de la représentation, son importance est soulignée. Dans de telles conditions on ne comprend pas que les décorateurs de théatre soient ignorés du public alors méme qu’il admire leurs réalisations, on souhaite que la critique eur réserve dans ses comptes rendus la place qu’ils méritent, on demande que la dignité art soit enfin reconnue a la décoration théatrale, art d’autant plus respectable qu'il exige une somme de connaissances et la pratique d'une technique difficile. (13) Victor Hugo esquissait des croquis de décors et indiquait 1a plantation des tableaux. Il lui arrivait méme de corriger sur place certains décors qu'il ne jugeait pas satisfaisants. Victorien Sardou, qui mettait en scéne ses propres piéces,. procédait d'une facon sensiblement identique. ‘On posséde des croquis de décors de Richard Wagner. Pour plus de détails, voir p. 56. (14) J. Moynet, L’Envers du thédtre, op. cit, p. 2. LES DECORATEURS DE THEATRE 13 Il est certain que les décorateurs sont pratiquement ignorés du public. Si l'on tionne leurs noms sur les affiches et les programmes, et encore cette régle est-elle Wétre générale, bien souvent les critiques se contentent d’apprécier la somptuosité, fexactitude ou la féerie des décors sans parler du peintre qui les a congus. Au moment la mort du décorateur Joseph Thierry, Théophile Gautier publie un article dans lequel déplore cette situation: «C'est a peine, “crit-il, si, au bout de leurs analyses les letonnistes signalent en quelques mots rapides ces merveilles qui demandent tant talent, d’'imagination et de science, Le moindre peintre ayant exposé au Salon un deux petits tableaux est connu. Les reviewers de I’Exposition s’en occupent, la foule rend a en retenir le nom, tandis que celui du plus habile décorateur reste souvent sbscur, quoiqu’il figure a présent sur P'affiche. On pense a l’auteur, & la piece, aux comé- diens, aux maillots, aux trucs, 4 tout avant d’arriver a Ini » (15). Neuf ans plus tard la situation n’a guére évolué, puisque Fernand Bourgeat, traitant de «La Décoration théatrale et la critique » déclare: «Au point de vue critique nous avons le regret de ‘constater que tout est 4 faire. Il nous faut batir absolument sur le vide: ni la presse spéciale de théatre, ni le public par conséquent ne se trouvent au courant de la question » (16). Gautier découvre les raisons d’une telle ignorance dans le caractére éphémére de la décoration théatrale: «Tout ce luxe, toute cette féerie, tout cet art dépensé en pure perte, toutes ces richesses prodiguées, qui doivent, la vogue passée, s’ensevelir 4 tout jamais dans la poussiére des magasins, inspirent une pensée de regret au spectateur le plus indifférent » (17). Mais aussi les décorateufs appartiennent aux sacrifiés des arts : «On ne se figure pas la quantité énorme de travail qu’exigent cette littérature et cet art de tous les temps dont on ne fait guére plus de cas que de lair qu’on respire, tant il semble naturel d’étre baigné par cet oxygéne de lesprit (...). On n’estimt pas ces talents faciles qui enlévent toutes les difficultés, ces improvisateurs toujours préts, ces érudi- tions que rien ne surprend (...). « Parmi ces sacrifiés, il faut mettre au premier rang les décorateurs (...) un préjugé bizarre empéche de les apprécier a leur juste valeur. Le public s'imagine que pour produire une belle décoration il suffit de répandre des seaux de couleurs sur une toile (15) Article sur Joseph Thierry (Le Moniteur, 15 octobre 1866) reproduit dans: Théophile Gautier, Portraits contemporains, Paris, 1874, p. 341. 16) F. Bourgeat, «La Décoration thédtrale et la critique », op. cit, p. 130. L’auteur ajoute (pp. 131-2): ‘< (..) La posture de decors est peut-éire de tous les arts celut qui’ recompense le moins dignement. ses adeptes; le décorateur reste non pas inconnu, mais non classé parmi les artistes; sa gloire est fragile comme Ses ceuvres éphémires'peintes en détrempe, ses efforts ne rencontrent, dans le public, ni juste discernement, saine appréciation. Il a méme la douleur de se voir accuser de’mercantilisme et d'amour de l'argent, i'en est pas de plus cruel, de plus amer que de se voir privé de ce qui © Cg eld ara Syrag rope ie nea hess? a Gautier, «Les Beautés de l'Opéra », in Souvenirs de thédtre, d'art et de critique, Paris, » p. 69, 14 DECORATION THEATRALE TRADITIONNELLE étendue a terre et de les mélanger avec des balais; le jeu des lumiéres fait le reste » (18). C’est donc la méconnaissance du travail du décorateur qui conduit 4 la sous-estimation de son art. «Et cependant, dit encore Gautier, quel art vaste, profond, compliqué que le décor comme on I’entend de nos. jours > (19). Non seulement il s'agit d’un art (de cela personne ne doute), mais d’un art extrémement complexe qui atteint sa plénitude a la fin du dix-neuviéme siécle, et qui réclame une «somme incroyable de connais- sances > (20). Dans sa « Notice sur la vie et les ceuvres de J.-B. Lavastre », A. Lahaye se refuse 4 le considérer comme «un art secondaire», alors que «certains tableaux de nos grandes scénes, purs chefs-d’ceuvre de reconstitution architecturale et archéo- logique, évocations grandioses de toutes les époques de V’histoire, ou fantaisies super- bes > lui paraissent étre une « manifestation d'art (...) compléte dans le sens esthétique du mot, servie par une science impeccable » (21). Plus encore, c'est un art nécessaire qui «ajoute au mérite littéraire de la piéce et au jeu des acteurs » (22) I’élément indispensable d’un théatre parvenu a I’age adulte. Dans de telles conditions, méme si le critique le néglige, méme si le public l’ignore, méme si ses créations sont éphéméres, le décorateur ne peut et ne doit pas soufirir dun complexe d’infériorité 4 V’égard du peintre. « N’importe qui, en somme, peut se faire peintre, mais n'importe qui ne s'improvise pas décorateur : le décorateur en un mot doit étre universel ». C'est ce qu’affirme L’/llustration du 24 février 1894 (23), et Gautier proclame que Feuchéres,'Séchan, Diéterle, Despléchin, furent au temps du romantisme les <« Delacroix, les Decamps, les Marilhat, les Cabat de la peinture de théatre » (24). Qu’en 1878, dans le cadre de l’exposition internationale, on estime nécessaire de réserver pour la premiére fois, une section au décor, c’est la preuve d'une vulgarisation du décor, de I’attrait qu’exerce sur le public l’aspect visuel du spectacle, tis aussi de la reconnaissance du décor en tant qu’art et technique dignes de la considé- (18) Théophile Gautier: Portraits contemporains, op. cit. pp. 340-1. (19) Ibidem, p. 343. (20) F. Bourgeat, «La Décoration théitrale et la critique >, op. cit. p. 130. (21) A, Lahaye, «Notice sur la vie et les cuvres de JB. Lavastre», in Revue du Midi, 1** semes- tre 1895, Nimes, p. {G2)'I Moyne: Litnvers du thédtre, op. cts p G3 Ce Thiet Sason, “« Decors’ ef decorticurs de théltre », in L’llustration, 24 terrier 1894, p. 155. Curieuse affirmation qui revient a faire du décor de théatre un’ art supérieur a la peinture. Une fois de plus, le critique du temps, se laisse séduire par Ia virtuosité du décorateur et Ia somme de connaissances de tous ordres qu'elle suppose. (24) Théophile Gautier, Portraits contemporains, op. cit., p. 343. BUTS ET MOYENS D’EXPRESSION 15 LA DECORATION THEATRALE : BUTS ET MOYENS D’EXPRESSION On ne peut comprendre Vhistoire de Part de la Renaissance au dix-neuviéme siécle ‘on ne tient pas compte d'une notion primordiale: celle d'illusion. La situation du décor de théatre a la fin du dix-neuviéme siécle refléte son importance : ion demeure plus que jamais son principe fondamental. Fernand Bourgeat peut : « (..) de cette qualité inhérente au principe méme du théatre, l'apparence vérité ou vraisemblance, découle naturellement cette conséquence absolue, que tout, la mise en action, ou représentation, doit concourir 4 amener et a entretenir jon chez le spectateur. Ces deux termes inséparables, vraisemblance de T'action illusion du spectateur, sont les bases nécessaires, les conditions primordiales du tre moderne > (25) et il ajoute: «Le créateur, en faveur méme du but moral ou ire qu’il poursuit, doit donc, avant tout, rechercher quels sont les moyens propres donner 4 son action la vraisemblance, 4 son spectateur T'llusion. C’est pour répondre ‘cette double nécessité qu’a été de tous temps employé, de nos jours perfectionné, de la mise en scéne » (26). En quoi consiste [illusion ? Etymologiquement, cest une erreur des sens telle Yon croit a la réalité d'une chose qui n’existe pas. Une représentation illusionniste une représentation qui fait croire la réalité actuelle de la chose représentée. Lors- nous parlons théatre, il faut cependant distinguer deux éléments différents qui it étre indépendants ou complémentaires. Dune part V’acteur nous fait croire istence de son personnage par sa passion dramatique ou V’exactitude de son jeu, ‘ceci méme s'il joue devant de simples rideaux noirs: nous entrons <« dans le jeu >. autre des décors habilement peints ou construits, aux perspectives savantes, tituent pour nos yeux les lieux de V'action dans « la réalité» de leur apparence. est bien entendu que vers 1800 illusion concerne l'ensemble du spectacle, jeu, mise scéne, décors. Il faudra attendre Adolphe Appia pour qu’on parle d'une illusion ée sur la présence vivante de I’acteur. : Liillusion chére 4 Fernand Bourgeat, et que Jean Moynet considére comme le de l'art théatral, cette illusion, critére de jugement pour Théophile Gautier lorsqu’il récie un décor, suppose entre le spectateur et l'image scénique un rapport tel que spectateur croie a la réalité de l'action scénique et de son cadre, que le monde imagi- naire devienne pour lui un monde réel, méme si en entrant au théatre il a pleinement science des conventions théatrales. II faut donc que cet univers soit figuré de fagon ‘elle qu'il ne puisse douter de son existence, ce qui implique la mise en ceuvre de modes (25) F. Bourgeat, «La Décoration théatrale et Ia critique », op. cit, p. 129. (26) Ibidem. 16 DECORATION THEATRALE TRADITIONNELLE de représentation (reproduction, imitation, description) fondés sur une connaissance de la réalité quotidienne, historique ou féerique, et l'application de techniques illu- sionnistes précises (perspective, trompe-l'ceil) s'appuyant sur le pouvoir descriptif de la peinture. Comment atteindre de tels buts en utilisant le matériel scénique (plateau, toile de fond, principales, fermes, chassis, praticables, etc...) ? Comment transformer Yespace limité de la scéne a Titalienne en un espace élastique dans lequel s’inscriront les lieux les plus divers ? Comment structurer cet espace de telle sorte qu'il n'y ait pas disjonction entre l’acteur et lui ? Les décorateurs traditionnels ont résolu ces problé- mes selon leur optique et avec leurs moyens propres. En réalité le probléme est double: véracité et vérité de l’'univers représenté par rapport aux suggestions de V'ceuvre dramatique, organisation de l'espace scénique. En les étudiant nous aurons toujours présente a l'esprit la phrase du dramaturge alle- mand Lessing: «Tout ce qui ne favorise pas illusion la détruit » (27). le La recherche du vrai On a fréquemment constaté un phénoméne significatif: les indications scéniques mentionnées par les dramaturges du dix-septiéme siécle sont extrémement vagues : nomination d’un lieu («La scéne est a...>) sans aucune description. Celles des auteurs du dix-neuviéme siécle sont au contraire trés détaillées, et comportent en général une description méticuleuse des lieux oft se situe action. Il n’est que de songer a la Marion Delorme de Victor Hugo, ou 4 La Marétre, pour laquelle, rapporte Hostein, Balzac «avait minutieusement indiqué tout ce qui concernaif l’époque, le lieu de I'ac- tion, 'ameublement et le décor. Il était méme allé jusqu’a donner la mesure du double tapis qu'il jugeait indispensable pour la mise en scéne > (28). Ces auteurs, un Hugo en particulier, plus tard un Sardou, suivent de prés la réalisation des décors, ils en dessinent parfois des esquisses, ils en tracent des plantations. C’est dire que le décor a pour eux une importance primordiale : dans la mesure oit il représente les liewx ott se déroule le drame, il est jugé indispensable. Le décor n’est plus‘un cadre vague, simple fond décoratif, ou splendeur ajoutée au drame. C’est la représentation topographique et historique du liew dramatique. II situe l'action dans espace et dans le temps avec le maximum de précision et de vérité, ou du moins on lespére. Dans son livre La Mise’ en scéne en France dans la premiére moitié du dix-neuviéme @7) Cité par W. Unruh dans un article intitulé «Uebertechnisierung und das Buhnenwunder » Bihnentechnische Rundschay, aott 1956, p. 4). (@8) Hostein, Historiestes ‘et souvenirs, p. 40. Cité par M.A. Allévy dans La Mise en scdne en France dans la premiere’ moitié du dix-neuvieme siecle, Patis, 1938, p. 158. BUTS ET MOYENS D’EXPRESSION 7 Marie-Antoinette Allévy a montré avec raison que la « Préface de Cromwell » tue pas A proprement parler une révolution, mais Vaffirmation de principes qui «dans lair » et avaient déja été réalisés sur la scéne. Dans histoire du réalisme e, elle marque une étape de l’évolution qui, de Diderot 4 Antoine, entraine direc- acteurs, animateurs et décorateurs dans une quéte incessante de la réalité. Elle définit pas moins importance du lieu dramatique: «On commence 4 comprendre jours, écrit Victor Hugo, que la localité exacte est un des premiers éléments de ité. Les personnages parlants ou agissants ne sont pas les seuls qui gravent dans it du spectateur la fidéle empreinte des faits. Le lieu oit telle catastrophe s'est passée ient un témoin terrible et inséparable; et l’absence de cette sorte de personnage décompliterait dans le drame les plus grandes scénes de V’histoire. Le potte ft-il assassiner Rizzio ailleurs que dans la chambre de Marie Stuart ? poignarder IV ailleurs que dans cette rue de la Ferronnerie, tout obstruée de haquets et de ? bréler Jeanne d’Are autre part que dans le Vieux-Marché ? dépécher le duc Guise autre part que dans le chateau de Blois oi son ambition fait fermenter une tbiée populaire ? décapiter Charles I® et Louis XVI ailleurs que dans ces places ‘es oii l'on peut voir White-Hall et les Tuileries, comme si leur échafaud servait pendant a leur palais ? > (29). Cette déclaration est d’autant plus importante que la dramaturgie repose désormais Ja construction en < tableaux », image de la pluralité des lieux successifs. Le terme est significatif, qui correspond a la représentation globale d'une image scénique, ‘méme que le tableau du peintre de chevalet propose a I'ceil du spectateur une image suffisant 4 elle-méme. A l'unité d’action contenue dans un acte, cette nouvelle struc- substitue une unité fondée sur un fait visuel. C’est en tableaux ,qu’on adaptera tragédies de Shakespeare, c’est une sttite de tableaux que présenteront les drames Sardou, les opéras ott les féeries. Quelles que soient les péripéties dramatiques au rs du méme tableau, c'est le décor, représentation du lieu dramatique, qui en assure fond et en garantit l'unité visuelle. A la fin du dix-neuviéme siécle, le changement a se fait de plus én plus rare (sauf dans les féeries, dont il constitue un des attraits sjeurs: gofit du merveilleux et de la surprise). Les raisons ne sont pas seulement niques (praticables encombrants rendant difficiles les changements rapides). La ‘adie classique proposait tne illusion fondée sur la continuité visuelle du spectacle, dramaturgie nouvelle fonde son illusion sur la perception instantanée. Le rideau tombe les tableaux. A l'exception du cas oit les changements 4 vue s’intégrent a [illusion ‘aitée qu’ils soutiennent (la chaumiére de féerie soudain transformée en palais), un gement de décor sans interruption ni rupture visuelle est une atteinte aux principes illusion (30). En 1884 Becq de Fouquiéres réclame des changements & vue entre ep eMaasice Souriau, La Préface, de Cromwell, introduction, textes et notes, Paris, sans date, (G0) Cette affirmation concerne essentiellement le drame parlé. 18 DECORATION THEATRALE TRADITIONNELLE les tableaux des pices de Shakespeare, afin de maintenir le rythme du spectacle : il est seulement en avance sur son temps (31). Le décor doit done fournir le cadre de action, un cadre juste, vrai, et qui ait Yappa- rence de la réalité. Son but est essentiellement représentatif et descriptif. Il doit donner au drame sa couleur locale et historique. Ces conceptions, qui furent celles des grands décorateurs romantiques, de Séchan (32), de Feuchéres, de Despléchin, sont celles des décorateurs de la seconde partie du siécle, de Thierry 4 Amable en passant par Lavastre, Rubé et Chaperon. Monte-t-on Hamlet, le décorateur ne puise pas son inspiration dans Yesprit du drame et sa facture, il ne repense pas la piace, il sait que les lieux qu’il doit figurer (et non pas évoquer) sont la chambre de la reine Gertrude ou la terrasse d’Else- neur, il posséde des indications de dates et ce qu'il recrée, cest un cadre qu’il croit géographiquement et historiquement exact, mais qui ne serait pas différent si Hamlet avait &é écrit par Victor Hugo, Victorien Sardou ou Henri de Bornier, ou s'il s'agissait de Yopéra d’Ambroise Thomas (Fig. 2). En un siécle ot lethnographie et Varchéologie prennent une importance croissante, le décorateur, disciple de Viollet-le-Duc, travaille comme un restaurateur de monuments historiques, il reconstitue les temps passés en s’appuyant sur Phistoire-date, sur le fait, Yanecdote et le détail. II ne décéle pas les grands courants de la civilisation, il ne suggére pas atmosphere d’un paysage. Sa traduction est littérale. II n’adapte pas, il ne choisit pas, il ne stylise pas. D’un style architectural, il ne percoit ni le principe de base, ni la structure nécessaire, mais le détail ornemental. A l’époque du développement de la photo- graphie (33), son travail n'est pas de création, mais d’agencement, de copie, d’imitation et de reproduction. Et pour qu’on croie au décor qu’il esquisse, il accumule les détails, qu'il juxtapose sans vraiment se soucier de leur importance relative. On congoit alors qu’un tel travail réclame des connaissances géographiques et histo- riques trés vastes, que la documentation tienne dans la préparation d’un décor davantage de place que l'étude approfondie de la pigce, et que le jugement de la critique porte sur GI) Cf. L, Becq de Fouquitres, L’Art de la mise en scéne, Paris, 1884, pp. 178-179. On verra plus Join que Banville attache une grande importance au changement A yue, et qu'il Iui parait indispensable la présentation des pitces shakespeariennes. (32) Charles Séchan note dans ses Souvenirs d'un homme de thédtre (recucillis par A. Badin, Paris, 1883): «Sous T'influence des pices romantiques de Hugo et de Dumas, nous sentions que l'étude de In couleur locale était devenue une nécessité au thédtre, que le temps était passé de ces a-peu-prés vieillis et démodés qui, seuls, jusqu'alors, étaient chargés, de représenter indifféremment les lieux les plus divers. On voulait, maintenant, que les personnages de chaque pidce fussent montrés avec leurs véritables costumes et dans le milieu réel od ils avaient vécu » (pp. 10-11). (33) La photographie, dont l'un des inventeurs avait été Daguerre, le décorateur de thédtre et créateur du diorama, eut une double influence sur I'art et plus particuligrement la peinture : (a) Elle poussa certains peintres & rivaliser avec elle (trompe-lail, réalisme intégral): forme vouse & Téchec, mais conception qui Vemporte d’abord au théatre (imitation matérielle). (©) Elle inclina les autres. a refuser le monde purement objectif, détacha T'artiste des concepts d'une Teproduction sans réelle transposition ou interprétation, Il y a dans le subjectivisme de Cézanne, de ‘Van Gogh et des impressionnistes, le refus d'accepter la réalité matérielle telle quelle, et Ia volonté d'affirmer Vautonomie de T'art: de telles conceptions n'influenceront que plus tardivement le théétre. BUTS ET MOYENS D’EXPRESSION 19 degré de vérité des divers décors. On comprend que Part du décorateur se mesure partie a la somme de ses connaissances historiques et géographiques, 4 son « univer- >. « Nous devons tout connaitre, déclare Lavastre. Un jour on nous demande une édrale gothique : un autre, le bain des sultanes de Alhambra, et le lendemain un er de soleil dans les pampas de l’Amérique. » (34). En 1886 Théophile Gautier, sa part, note: « Pour suffire aux exigences imprévues des auteurs, il faut posséder fond tous les pays, toutes les époques, tous les styles; il faut connaitre la géologie, la et architecture des cing pays du monde. Cela n’est méme pas assez. Les civilisations es, les splendeurs du monde antédiluvien, les verdures azurées du paradis, les yboiements rouges de I’enfer, les grottes de madrépores de I’Océan, Babel, Enochia, finive, Tyr, Memphis et tout le domaine de la féerie, ce qui existe et ce qui n’existe pas, décorateur doit étre prét 4 rendre tous ces spectacles divers. Un auteur écrit en téte acte: «La scéne est & Byzance », et vite Vartiste bitit un palais byzantin, avec ins cintres, coupoles, colonnes de porphyre, mosaique a fond d'or auquel Anthémius Tralles, V'architecte de Justinien, ne trouverait rien & reprendre. Si l’action se passe Chine, tout aussitét les tours en porcelaine aux toits recourbés, les ponts s’élévent en e de dragons, s’ouvrent dans les murailles les portes circulaires, flottent au vent enseignes historiées de caractéres, s’échevélent dans les lacs les saules d’un vert ité. On dirait que le décorateur a fait le voyage d’Hildebrandt, le peintre prussien, ‘que le Céleste Empire lui est aussi familier que la banlieue. Et ainsi pour une pagode, ‘r un temple grec, pour tne cathédrale gothique, pour une forét vierge, pour le sommet Himalaya, pour un intérieur pompéien ou pour un boudoir de marquise » (35). Ces déclarations confirment ce que nous avancions. Lavastre ne part pas de l'étude ‘une piéce, mais seulement du lieu qu’il doit figurer. Le texte de Gautier témoigne d’un gereux automatisme: «La scéne est 4 Byzance» et vite Vartiste batit un palais ‘byzantin. La piece exige-t-elle ce palais byzantin ? Si oui, quelles doivent étre sa struc- ‘ture, sa représentation en fonction méme de Vesprit de la piéce, de son organisation dramatique ? Questions que le décorateur ne se pose méme pas. II obéit A une sorte de réflexe de la représentation. Si le décor reproduit le lieu du drame, il n’en jaillit ‘pas et n’influe pas sur son déroulement. Le lien est un témoin. Le décor est une ‘description et une illustration. Il y a rupture. Rupture d’autant plus certaine que les connaissances archéologiques du décorateur sont loin d’étre toujours trés solides et que l’archéologie est souvent pour lui l’occasion une recherche purement gratuite. On profite des découvertes les plus récentes méme si elles ne correspondent pas exactement au but qu’on se propose. Ainsi en est-il ‘Athalie remontée A la Comédie-Frangaise en 1892 (Fig. 6). Les décors et costumes sont exécutés d’aprés des monuments découverts peu de temps auparavant 4 Suse et en Bactriane. Il importe peu que plusieurs siécles les séparent de l’époque a laquelle (34) Cité par A. Lahaye dans sa «Notice sur la vie et les ceuvres de J.B. Lavastre », op. cit., p. 19. G5) Théophile Gautier, Poriraits contemporains, op. cit, p. 342. 20 DECORATION THEATRALE TRADITIONNELLE Yaction d’Athalie est censée se dérouler, que Jérusalem soit le lieu de la tragédie tandis que Suse et la Bactriane sont en Iran, L’archéologie est la source d'un attrait supplé- mentaire. Le théatre fait fonction de musée. On aime a y contrdler la valeur d'tme certaine érudition mondaine. Le théatre s'intégre au courant général et traduit un goiit largement répandu pour I’histoire, en méme temps qu'il joue le réle rempli aujourd'hui par les documentaires cinématographiques: découverte de paysages peu connus, ete. Quels moyens, quelle technique permettent de reconstituer pour les spectateurs sites et Tiewx dramatiques ? Les moyens traditionnels du décorateur de théatre : la peinture sur toile. Elle devient un langage, mode de représentation purement réaliste, assem- blage de signes représentatifs, accumulation de détails descriptifs et pittoresques. Au bric-a-brac des salles d’exposition de 1878 ou 1889 ott tous les objets sont mis sur le méme plan sans que soit isolé Yobjet typique, correspond Ia juxtaposition des motifs décoratifs qui fait des décors de Rubé et Chaperon d'immenses piéces montées. A tne Epoque oit 'universalité est prenve de connaissance, ott le détail passione, oit l'art ne se fonde en général ni sur la sélection ni sur Ia synthése, le décor n’est qu'une imitation purement matérielle de la réalité historique, géographique et sociale. Il y a abus de signes représentatifs, hypertrophie du langage. Les mémes constatations s'imposent lorsqu’on analyse les décors des piéces contem- poraines. La connaissance des milieux sociaux les plus divers, de Ia bourgeoisie d'affaires au prolétariat, est aussi nécessaire au décorateur que la science de I'héraldique ou de Varchitecture médiévale, La aussi on imite la réalité, et on ’imite avec d’autant plus de soin qu’on la cétoie journellement. Mais le théatre contemporain provoque dans la mise en scéne du dix-neuviéme siécle une réforme capitale. Il ne s’agit pas seulement de copier le réel et d’en donner une représentation figurée. On introduit Je réel sur la scéne sous forme d’accessoires et de meubles vrais : le réalisme de méthode se compléte d'un réalisme de fait. C’est en 1846 que Nestor Roqueplan, présentant Pierre Péorier de Davesne aux Variétés, substitue aux meubles peints un mobilier réel, des chaises, tables, buffets et armoires de bois, ¢ acajou incontestable » (36) qu’admire Théophile Gautier. Cette pratique se généralise au cours du dix-neuviéme siécle. On multiplie les vrais meubles, les vrais accessoires, les vrais tapis et Pon s‘ingénie 4 reproduire la vie quoti dienne de la société bourgeoise. Ustensiles réels, vraies potiches, vrais repas (L’Ami Fritz d@Erckmann-Chatrian & lar Comédie-Francaise en 1876) envahissent la scéne (37). Le 36) Théophile Gautier: «Un homme peut se promener dans une chambre ou dans un jardin, pure illusion produite par le décorateur: mais il ne peut s'asscoir que sur un sige menuisé. Ces accessoires raticables sortent nécessairement des lois de la perspective. M. Nestor Roqueplan, en remplissant la salle & manger de M. d'Estourville d'un acajou incontestable, a été hardi, mais non’ téméraire » (La Presse, 30 novembre 1846. Cité par Edith Melcher dans Stage Realism in France between Diderot and Antoine, Pennsylvania, 1928, p. 129). (37) On assiste Ala fin du dix-neuvitme sidcle a une véritable prolifération des, accessoires. En 1885, Pougin écrit: « Au théAtre, tout ce qui ne rentre ni dans la catégorie du décor, ni dans celle du costume, fait partie des accessoires’ et Dieu sait qu’ils sont nombreux aujourd'hui avec les exigences de 1a sctne moderne », (Dictionnaire historique et pittoresque du thédtre et des arts qui s'y rattachent, op. cit pp. 4-5.) En 1888, J. Moynet ajoute : «Qui n'a pas vu un magasin accessoires de thédtre n’en peut avoir une idée, BUTS ET MOYENS D’EXPRESSION 21 régne du tapissier n’est pas loin. Les piéces d’Emile Augier, de Feuillet, de Dumas fils, de Sandeau, le réclament. Et dés 1857 le bon et stupide bourgeois Joseph Prudhomme devenu directeur de théatre entend I’« auteur réaliste » lui déclarer: «Quant 4 moi, je ne connais que le tapissier: je n’entends pas que mes personnages se meuvent au milieu des tons les plus criards, parmi les meubles peints A la détrempe; ces artifices rossiers sont dignes tout au plus de l’enfance de l'art: on les comprendrait si nous étions du public naif de Shakespeare, a qui Yon disait: «ceci est un mur, cela une forét >, et qui voyait réellement le mur et la forét ainsi nommés. Mais le public d'aujour- @hui est bien plus exigeant, et il a raison, car ott serait le progrés de T'art, si on en restait toujours aux vieux accessoires ? (...). Point de mensonge, la vérité partout, voila comment nous comprenons I’art, nous autres réalistes. Nous voulons qu’un meuble de Boulle soit positivement de Boulle et non d’un autre (...). «J’ai causé avec mon tapissier de l’arrangement de mes trois petits salons: le premier aurait des rideaux de lampas, le second des rideaux de velours, le troisiéme des rideaux de satin et de mousseline. Il nous faudrait trois tapis différents, un meuble assorti aux trois couleurs que vous savez pour chaque salon ; un piano avec incrustation de nacre, trois pendules, des coupes, des vases du Japon, une crédence moyen age, dewx armoires en bois de rose, etc., etc. Je vous envoie un devis détaillé de ces divers objets, le tout s’éléve a peine au chifire de vingt-cing ou trente mille francs ; c'est pour rien » (38). Non seulement on multiplie les meubles vrais sur la scéne, copiant leur disposition sur celles des salons contemporains, mais on les fait entrer directement dans Ie jeu. On a longtemps attribué cette initiative 4 Victorien Sardou. Bapst nous livre une étonnante conversation entre Sardou et Thiers qui remet les choses at point sur Ie plan historique : « Victorien Sardou était candidat 4 !’Académie Francaise et M. Thies lui avait donné rendez-vous dans son cabinet de la place Saint-Georges avant sept heures du matin. Quand les compliments d’usage eurent été échangés, M. Thiers s’accouda a la cheminée et, s'adressant @ son visiteur: « Je ne vais plus au théatre, dit-il, j’en suis resté aux piéces de Casimir Delavigne... Vous avez fait bien des changements depuis, Mon- sieur Sardou ! On dit que dans vos piéces on prend du véritable thé et qu’on met du véritable sucre dans les tasses ! — Oui, Monsieur le Président, nous avons beaucoup changé depuis Casimir Delavigne. — Si vous m’expliquiez cela ? reprit M. Thiers. — Cela est fort simple ! Je suis venti ici il y a vingt-cinq ans: votre cabinet était une grande pidce rectangulaire, avec, au centre, une grande table couverte de papiers, un fauteuil devant, et tout autour, alignées le long du mur, des chaises... Regardez votre cabinet méme incompléte; 1a boutique d'un brocanteur_n'en donnerait qu'une faible image. On trouve bien des ‘choses chez un brocanteur; au magasin d'accessoires, on trouve tout ». (L’Envers du thédtre, op. cit., p. 157.) (38) H. Monier, Les Mémoires de Monsieur Joseph Prudhomme, Paris, 1857, 2* tome, premiere partic de Ja citation, ‘p. 213, seconde partie, pp. 215-216. Que Monnier ironise, cela ne fait aucun doute. Mais cette ironie ne ‘fait que confirmer la vigueur du courant «réaliste » et la faveur dont il jouit. L'histoire du thédtre a 1a fin du dix-neuvidme sitcle témoigne de la place occupée par le « décor de tapissier », qu’exige- Font, aprés les pices de Dumas fils ou Sandeau, celles de Henri Bataille, Porto-Riche, Eugéne Brieux ou Paul Herview (cf. Le Dédale de Paul Hervieu & la Comédie-Francaise, 1904, décors de Devred — Fig. 12). 22 DECORATION THEATRALE TRADITIONNELLE aujourd’hui ! Les chaises ne sont plus au mur; les fauteuils sont devant la cheminée; A droite et a gauche, de-ci de-la, il y a des poufs, des bergéres, des crapauds, des tabou- rets, éparpillés, disséminés, se regardant, se tournant le dos, formant comme des groupes de personnages qui devisent entre eux ! Nous n’avons pas fait autre chose au théatre. Du temps de Scribe, la porte était au fond de la scéne, en face du trou du souffleur, de chaque cété, il y avait, comme autrefois dans votre cabinet, des chaises alignées. Aujour- dhui, la scéne représente un véritable salon meublé comme I’est cette chambre, comme le sont les salons élégants de notre temps. Ce n'est pas moi ¢’ailleurs qui ai le mérite de cette transformation, mais bien Montigny, ’habile directeur du Gymnase depuis vingt ans, Dans une comédie, plusieurs individus, qui étaient censés jouer des scénes de la vie réelle, avaient I’air de quatre péripatéticiens ou de quatre musiciens d’orchestre ambulant qui, au lieu de causer entre eux, parlaient au public alternativement, alignés 4 cdté les uns des autres, sur le rebord de la rampe. Frappé de cette absurdité, Montigny opéra une premiére réforme en faisant mettre une table au milieu de la scéne ; ensuite, il fallut mettre des chaises autour de la table; et les acteurs, au lieu de se causer debout sans se regarder, s'assirent et parlérent entre eux naturellement en se regardant comme on le fait en réalité. Quand la table et les chaises furent en place, on arrangea le décor, comme yous avez arrangé votre cabinet; on mit un peu partout des guéridons, des chiffonniers, des siéges, de tous modéles, suivant la manie d’aujourd’hui. Mon mérite, si j’en ai un, est d'avoir appliqué les théories de Montigny au thédtre historique; j’ai cherché a intro- diuire la vérité dans le drame » (39). La recherche de la vérité se traduit done sur un double plan: reproduction d'une réalité figurée, introduction d’une réalité objective (mobilier, etc.) dans les piéces contem- poraines surtout. Elle constitue un progrés dans la mesure oit elle permet d’éviter des erreurs flagrantes, de dangereux anachronismes, et confére au drame une plus grande densité de présence. Mais elle aboutit 4 une série de dangereuses contradictions et nous conduit & poser tn certain nombre de questions, Les décorateurs figurent sur leurs toiles peintes le lieu dramatique en une reproduction nourrie de documentation de tous ordres. Ils imposent donc au spectateur une vision précise du drame et de son cadre, et le condamnent & la passivité en refusant de faire appel 2 son imagination : si une telle technique peut paraitre nécessaire pour le drame historique d’un Sardou, oit Ia couleur locale est davantage dans tes décors que dans les personages (40), est-elle utile pour (9) G. Bapst, Essai sur Vhistoire du thédtre, op. cit, pp. 283-4. (40) Sardou poussait le souci de 1a couleur locale dans ies décors et les costumes de ses pitces & un point difficilement imaginable aujourd'hui. I suffit pour s'en rendre compte, de se référer & Varticle d'Ange Galdemar (Le Gaulois, Supplément illustré, 7 février 1894) consacré a Ia représentation de Madame Sans-Géne (Théitre du Vaudeville). Cet ‘article est illustré de reproductions de dessins de 'YV. Sardou: croquis de décor pour le prologue chez la blanchisseuse, croquis de mise en scéne, plantations et mouvements des acteurs. ‘Nous y apprenons que les décors des trois actes suivant le prologue ont été peints par Amable, selon les indications de la petite-fille.de Fontaine, larchitecte de Napoléon. Les tentures viennent de la maison ‘Yer, marchand d’étoffes possédant une importante collection napoléonienne. Les accessoires sont la reconstitution exacte de dessins de 'époque. Les armes ont été spécialement concues par Barre d'aprés les BUTS ET MOYENS D’EXPRESSION 23 les classiques francais ou les drames de Shakespeare ? Ils appliquent une technique exigée par la dramaturgie de leur temps & des dramaturgies de structure totalement différente. Est-ce qu’en copiant la réalité dans ses moindres détails on en crée l'impression sur la scéne ? Le détail attire attention du spectateur, la reconstitution archéologique risque de susciter un intérét pour elle-méme. Le spectateur est pris au piége, le décorateur se laisse aller a une virtuosité, qui, si elle n’est pas gratuite au départ, le devient par la suite. Le décor reconstitue le lieu du drame, mais ce lieu n’est qu’un des éléments de Punivers théatral d'un auteur. Le décorateur ne se soumet pas 4 la piéce mais a ses settles données matérielles. Le décor ne s'intégre pas 4 un ensemble, il « encadre >, et prend une valeur autonome. Liintroduction de la réalité objective (mobilier et accessoires) représente un progrés pour autant qu’elle met l’acteur en contact avec un objet dont la réalité repose sur des qualités physiques identiques aux siennes (volume, forme, matiére). Mais le meuble, comme le décor, ne doit-il pas obéir 4 des lois d’optique thédtrale, et étre créé en vue de traduire univers théAtral propre a un auteur ? Le spectateur n’est pas dans le décor, il le pergoit & une certaine distance, sous un éclairage déterminé. L’optique théatrale ne nécessite-t-elle pas une nécessaire transposition ? Le meuble vrai est placé dans un décor de toiles peintes, oii sont figurés d’autres objets, d’autres volumes, d’autres matiéres qui eux sont peints. Le probléme qui se pose alors est celui de I’unité visuelle et plastique de l'image scénique : il y a discordance entre objet réel et Pobjet peint. Mettons un banc réel aur pied d’un arbre peint, le banc n’augmente pas Tillusion, il accroit seulement Virréalité de l’arbre. C’est 14 un probléme d’espace sur lequel nous reviendrons. Conséquence de ces contradictions : la quéte de la vérité décorative pourra paraitre insuffisante, dans son manque de précision (nous I’avons déja mentionné A propos des reconstitutions archéologiques) et plus encore dans sa réalisation matérielle (discor- modéles du musée d'artillerie, et le sabre que porte le Maréchal Lefebvre est celui qu’on donna & Murat aprés la bataille des Pyramides (une inscription en langue arabe est gravée sur la lame). Le costume de blanchisseuse de Réjane est fait de tissus datant de Ia Révolution. Les toilettes des femmes s'inspirent direc- tement des moddles fournis par le journal de Ia Mésangtre, et ceux des hommes sont la reproduction des costumes de V'époque impériale tels qu’op Jes trouve dans la collection de Dubois de tang. Cette reconst- tution passionne tellement le public que Sardou recoit des lettres dont les auteurs réclament qu’on modifie certains détails par souci de vérité historique. On s ‘en particulier que Napoléon soit représenté portant ta mtine tempe lo Grand Cordon ds a Legion @'tlouacur Is eres doficee et cals de cheval. . Romain Rolland, qui assista a cette représentation, confie ses impressions dans une lettre qu'il écrit le 4 décembre 1893 ‘A Malwida von Meysenburg: «(..) Il y a des costumes, des décors, de Ia vivacité, de Yanecdote colorée. L'intrigue est misérablement vide, mais je me suis plutdt amusé; les détails sont vivants et il y a cette impression profonde des mises en scine, réglées par Sardou, od Ia justesse précise des accessoires, des gestes, des uniformes, fait revivre brusquement Vépoque disparue. Il y a de ces ‘moments, o¥, sans aucun talent dans le dialogue et l'action, on recoit par la vue matérielle la petite secousse, a sensation étrange du monde napoléonien ». (Cahiers Romain Rolland. Choix de lettres d Malwida von Meysenburg, avant-propos d’Edouard Monod-Herzen, cahier 1, Paris, 1948, p. 93). 24 DECORATION THEATRALE TRADITIONNELLE dance entre objet peint et Pobjet réel) : un réalisme fondé sur d’autres méthodes sera considéré comme nécessaire. Elle pourra sembler inutile, superflue, accessoire, dange- reuse dans la mesure oit elle accapare l'attention du spectateur au détriment du drame: on songera alors a conférer au décor une autre fonction. Les réformes proposées par les adversaires de la décoration théatrale traditionnelle traduiront cette double opposition, mais elles prendront également pour point de départ une nécessaire transformation de Vespace illusionniste. 2° Un espace illusionniste ‘A chaque grande époque de histoire du thétre correspond une certaine conception de l’espace scénique, de son organisation et de sa mise en valeur. Alors que le probl&me de espace a été longuement étudié en peinture, il est curiewx de constater qu’en matiére théatrale, il n’a suscité, du moins en France, qu’un nombre relativement faible d’ana- lyses. Est-ce parce qu’on considére le théatre d’abord comme un art du temps ? Ce serait hier son existence scénique. Le probléme de I’espace au théatre se pose a la fin du dix-neuviéme siécle avec une particuliére acuité, comme il se pose alors dans la plupart des arts : peinture, sculpture, etc. Si l'on peut dire que la décoration théatrale traditionnelle est illusionniste, ce n’est pas setilement 4 cause de son souci figuratif et de sa volonté de représentation intégrale fondée sur I’accumulation de détails vrais, c’est aussi parce que Rubé, Chaperon, Amable et leurs collégues utilisent le volume scénique, disposent le matériel figuratif, mettent en ceuvre des techniques précises, dans le seul but de faire croire a l’existence de l'espace figuré sur le plateau. Toute action scénique suppose un lieu oit elle puisse prendre forme et se déployer. Le lieu de la représentation théatrale 4 la fin du dix-neuviéme siécle, c’est le théatre Vitalienne (41), dont je rappellerai briévement les données : rupture entre un lieu dot Yon voit (la salle) et un lieu d’oit I’on est vu (la scéne), division du public a la fois maté- rielle et sociale. Deux mondes*s’affrontent : I’un réel, l’autre fictif. Mais I'univers fictif de la scéne est encerclé, emprisonné dans un cadre qui lui impose des limites. L’illusion suppose le recul du spectateur, I’indépendance de Ia vie scénique, la scission entre le réel et le représenté. La majorité des scénes posséde un proscenium; mais ce proscenium n’a qu’un but: il permet a l’acteur de jouer au public, de lancer sa tirade au spectateur, il Lisole du fond visuel, il ne projette pas le drame dans le public. La rampe, méme si G1) LOpéra de Paris construi par Varchitecte Charles Garnier (1875) représente le type méme du thédtre a Titalienne tel qu'on le concoit a la fin du dix-neuvitme sitcle, Cf, Charles Garnier, Le Thédire, is, 1871. Charles Nuitter, Le Nouvel Opéra, Paris, 1875. BUTS ET MOYENS D’EXPRESSION 25 Yon condamne depuis longtemps le caractére antiréaliste de son éclairage (42) (éclairage par le bas qui n’existe pas dans la nature), n’en demeure pas moins la limite nécessaire : elle matérialise la frontiére entre public et action dramatique. Autre caractéristique fondamentale du théatre a V'italienne : il impose des lignes de vision nettement définies. Ni le proscenium, ni la disposition en fer 4 cheval des loges et balcons ne doivent nous induire en erreur. Cette vision est frontale, elle est axiale (43). Enfin, il faut également tenir compte d’un fait dont on ne soulignera jamais assez Vimportance : la vision suppose que soit éclairée la chose A voir. La scéne est encore faiblement éclairée au gaz. C’est durant les années 1880-1890 que l'emploi de I’électricité, favorisé par la découverte en 1879 de la lampe A incandescence d’Edison, se généralise sur la plupart des scénes. En 1880 I’électricité est réservée la production des effets. On n’en décéle encore ni la puissance, ni Vinfinie souplesse. D’autre part scéne et salle restent en général conjointement éclairées durant la représentation. Telles sont, briévement résumées, les caractéristiques du théatre A V'talienne vers les années 1880, Comment le probléme de l’espace se pose-t-il alors pour le décorateur ? Il faut distinguer plusieurs formes d’espace qui correspondent a des notions strictement différentes. Le premier espace est un espace réel, matériel, physique, qui impose sa réalité technique. C’est le volume cubique de la scéne dont les dimensions sont précises et intan- gibles (surface du plateau, profondeur, hauteur, etc.), et qui débouche pour ainsi dire sur le spectateur par Youverture du cadre. E8pace rigide et contraignant : toutes les créations du décorateur doivent s’y adapter et pouvoir y « entrer >. Le second espace est purement conceptuel. C’est celui qu’implique Ia réalisation scénique de lceuvre, Punivers que décrivent les indications scéniques, le monde impli- cite que sous-entend le drame, qu’il appelle ou qu’il évoque. Au décorateur d’en donner une représentation qui figure le lieu dramatique. Contrairement A T'espace scénique rigide, il est, lui, infiniment élastique, puisque tantét il faudra représenter un paysage aux horizons sans fin, la mer, un site montagneux, la nef d’une cathédrale, la salle d'un palais, (42) Il arriva qu’au dix-neuvitme sigele on supprima la rampe. C'est & Charles Séchan qu'on doit cette ; les architectes (Bornemann, Neu fert, Grund, etc.) le caractéristrent par la vision axiale qui dirige Tvil. du spectateur et détermine mise en seine et décor. (Cf. F. Borneman, «Zum Darmstidter Architekten Gesprich », in Biihnentechnische Rundschau, Berlin, 4, 1955, pp. 5-7.) Pour définir Ja scéne a Titalienne, les Allemands utilisent fréquem- ‘ment Ie terme « Guckkastenbilhne », qui signifie «sctne en boite d'optique ». 26 DECORATION THEATRALE TRADITIONNELLE Je salon d’un riche banquier, un cachot de prison, une cellule de moine ou I’étroite man- sarde d’un étudiant. Une premiére contradiction apparait ainsi entre espace scénique et l’espace 4 représenter. Troisiéme espace: celui que découvre le spectateur. Matérialisé par des décors, clest un compromis qui obéit 4 une triple nécessité: traduire univers de louvre et figurer le lieu dramatique, les inscrire dans le volume réel de la scéne, servir Ie jeu de Vacteur en Ini réservant une aire utile et en respectant son échelle vivante et sa mobilité. On apercoit les différences fondamentales existant entre peinture et décor de théatre, Alors que, dans le cadre d’une technique picturale illusionniste, le peintre peut choisir Ie format de sa toile selon ses désirs et donner 4 Vhomme figuré les dimensions qu'il southaite, le décorateur doit soumettre sa création A une double réalité physique: la grandeur du cadre de scéne, l’éhelle humaine. A la fin du dix-neuviéme siécle le cadre de scéne a une importance capitale. C'est att dela du cadre que commence le monde de l'imaginaire. Pour conférer a ce monde imaginaire sa réalité spatiale, le décorateur utilise des techniques traditionnelles, mais il emploie de nouveaux artifices, qui lui permettent de rapprocher encore I’espace représenté de Vespace réel imaginé par Pauteur dramatique. Reste A savoir, si, de compromis en compromis, il réalise V'illusion souhaitée. a) Priauré pu CADRE DE SCENE Pour le décorateur de la fin du dix-neuviéme siécle, le cadre de scéne constitue une réalité impérative. Il n'est pas question qu’il en modifie la largeur selon les besoins de sa figuration. L’architecture du théatre lui interdit de l’agrandir, la disposition du public ne lui permet pas de songer a le diminuer sans limiter d’autant la visibilité d’une grande partie des spectateurs (problémes des lignes de vue). Il joue par rapport a Timage scénique un réle sensiblement identique a celui du cadre par rapport au tableau : il la cerne, l'isole de la réalité ambiante, et Jui confére une valeur autonome. Mais son réle ne se limite pas 4 cette fonction d’encadrement. Front de contact entre le volume scénique et la salle, il dresse entre l'un et Pautre le plan purement imaginaire du «tableau > scénique, a partir duquel se développe la construction perspective du décor peint, s’échelonnant en une série de plans successifs. Par le cadre, univers scénique s‘ouvre sur le spectateur, et le spectateur débouche sur I’univers dramatique; le cadre de scéne est une fenétre ouverte sur un espace, et c’est en cela que sa fonction se différencie de celle d’un cadre de tableau: Le cadre du tableau limite une surface, le cadre de scéne découvre un espace qu'il clét idéalement. Pour que Vimage scénique prenne toute sa valeur illusionniste, il faut done qu’elle s'arréte au cadre, mais aussi qu'elle se prolonge jusqu’au cadre, qu’aucun espace neutre ne s'insére entre le décor et les limites du cadre, pratique courante aujourd'hui, qui souligne le conventionnalisme de la scéne et du matériel figuratif, mais qui serait impen- BUTS ET MOYENS D’EXPRESSION 27 Ala fin du siécle dernier. Pour que le décor crée Villusion visuelle, il faut que le , tout en ), des intérieurs de chaumiéres démesurés. Méme si le décora- teur réussit & créer T'illusion d’un lieu actuel, il ne parvient pas 4 donner celle du liew récl, Il se prive du moyen d’expression que lui’ fournissent les proportions. Est-ce & dire que les contemporains (47) n’aient pas conscience d’un fait qui nous parait si évident, Certains s’en plaignent : a propos du décor de Lavastye et Despléchin pour le cabinet du Docteur Faust (Faust de Gounod, Paris, 1869) Paul de Saint-Victor écrit: «C'est surtout a I’effet du premier tableau que nuit la grande dimension du cadre, Qui reconnaitrait la cellule mystérieuse de Faust dans ce magasin encombré de cornues, d’alambics et de récipients qui rappellent la salle de physique de Exposition ? On se la figure petite et votitée, presque remplie par une table chargée de grimoires sur lesquels pose une téte de mort, telle que Rembrandt I’a gravée dans sa célébre eau-forte du docteur Faustus, ou qu'il I’a peinte dans son philosophe en méditation du Musée du Louvre » (48). Le décor de Chapeton pour la méme scéne (1892) (Fig. 5) appelait une critique sensiblement identique méme si Chaperon avait limité le nombre des cornues (44) Roméo et Juliette de Ch. Gounod, Opéra, 1888. Décors de Poisson, Rubé, Chaperon et Jambon, _——Carpézat, Lavastre. : ‘ (45) Faust de Ch. Gounod (Théatre Impérial de 'Opéra, 1869). Décors de Despléchin, Cambon, Rubé, (47) Dés 1808 Schlegel se plaignait de l'impossibilité de rétrécir la scéne A plaisir, si bien que les sions d'une salle de palais et celles de l'intérieur d'une hutte étaient identiques (cf. Schlegel (A. W.), Cours de littérature dramatique, Paris, 1865, tome Pe 291). (48) Cité par Ch. Reynaud: Musée rétrospectif de la classe 18, op. cit., p. 123. 28 DECORATION THEATRALE TRADITIONNELLE et autres instruments scientifiques, mais Charles Reynaud, qui cite le texte de Paul de Saint-Victor, réplique que ni Rembrandt, ni Goethe, n'ont vu la cellule de Maitre Faustus, et qu’au théatre il s'agit de « reconstituer le milieu oit le personnage en chair et en os est appelé 4 se mouvoir » (49). Pour reconstituer un milieu, il faut d’abord en représenter Vespace. Encore faut-il ne pas étre prisonnier des structures préétablies, et qu'il n’y ait pas disjonction entre le signe et le réel, la représentation de l'objet et Vespace qui la contient. Or, le décorateur est prisonnier du cadre: il est obligé de lui adapter ses figurations, il ne dispose pas d’une technique qui lui permettrait de diminuer Tespace aux yeux du spectateur. b) Les TECHNIQUES TRADITIONNELLES DU DécoR DE THEATRE: PERSPECTIVE ET TROMPE-L’CEIL Lrespace scénique se déploie a partir du cadre. Rendu par une succession de toiles peintes, une ordonnance de chassis diversement plantés (50), il doit nous faire croire a la réalité de sa figuration. Pour atteindre ce but, le décorateur dispose de deux techniques traditionnelles dés longtemps mises au point, et perfectionnées dans le cours du dix-neuviéme siecle: la perspective et le trompe-l’ceil. Lorsque les contemporains admirent art et la science du décorateur ils songent en premier lieu A sa connaissance de la perspective et & son habileté en matiére de trompe-l’ceil. Théophile Gautier note : «La perspective que la plupart des peintres ignorent, les décorateurs la savent mieux que Paolo Ucello qui Vinventa. Ils la savent d'une facon rigoureuse, géométrique, absolue » (51). Selon Becq de Fouquiéres, «Tart spécial du décorateur >, est « exercé (49) Ch. Reynaud: Musée rétrospectif de la classe 18, op. cit. p. 125. (50) Parmi les toiles peintes on distinguers sta: (a) Les toiles de fond, qui limitent V'aire de jeu au lointain, complétent et achtvent le tableau perspectif dont elles constituent T'arriére-plan. En allemand, . (©) Les principales, qui sont des toiles de fond ajourées laissant apparaitre en découverte les toiles situées plus prés du lointain. La forme générale de leur ouverture leur a valu la dénomination allemande ‘« Bogen » (arc, courbure). Elles sont parfois montées sur filet, surtout lorsque leur dessin offre des ajours nombreux et des découpures accentuées (foréts). Elles limitent lespace scénique en hauteur et en largeur. Leur fonction est double: élément pictural du’ décor, moyen utilisé pour dissimuler & la vue du public Jes coulisses et les cintres. (©) Les frises. Bandes de tissu suspendues horizontalement au-dessus de Ia scéne, et plus ou. moins découpées, ce sont des principales dont il ne resterait que la partie supérieure, Peintes aux tonalités du ciel on les dénomme «andes d'air » ; simulant des plafonds, elles furent appelées « plafonds >. Les chassis sont des armatures de bois recouvertes de’ toile auxquelles on peut donner les formes et les apparences les plus diverses: murs d'une chambre, silhouettes d'arbres ou de montagnes, facades de maisons, etc. Selon leur position sur Ia scéne, et leur structure, on les qualifie de « chassis de coulisses », chassis © droits » ou « séométraux », « brisés », « obliques ». ‘Les fermes sont de grands chassis peroés’d'ouvertures et pouvant servir de fonds de décors. Les ‘errains sont des chissis de faible hauteur qui figurent généralement des silhouettes de montagnes, de talus, ete. Lorsquils repiésentent des étendues eau (mer, riviere, Gang), on les dénomme « bandes ‘eau >. (i) Théophile Gautier, Portraits contemporains, op. cit, p. 341. BUTS ET MOYENS D’EXPRESSION 29 en général par des perspecteurs trés habiles » (52). Pour Arthur Pougin, le trompe- Peeil fait la singularité de l'art du décor: « Cet art du décor, écrit-il, est d’une nature toute particuliére, et l’on pourrait presque dire qu’il ne procéde que par trompe-l'ceil, tellement l’optique du théatre nécessite de moyens singuliers par le fait du peu de pers- pective naturelle, du petit espace a V’aide duquel on doit produire de grands effets, du jen artificiel de la lumiére » (53). Perspective et trompe-l’ceil sont deux techniques complémentaires. 1) Perspective théatrale Il n’entre pas dans notre intention de procéder ici 4 une analyse technique de la perspective théatrale (54), mais il est nécessaire de rappeler quelques points essentiels. Sa pratique consiste 4 appliquer au théatre, en tenant compte des nécessités techniques, les lois de la perspective linéaire et celles de la perspective aérienne ou atmosphérique, dont le but est de permettre la reconstitution intellectuelle des apparences fournies par les sens. Selon les premiéres un objet nous apparait d’autant plus petit qu’il est plus Aloigné de notre ceil. Si nous nous placons dans I'axe d’une rue, les lignes horizontales paraitront converger vers un point de fuite unique situé sur une ligne idéale 4 hauteur de notre ceil, la ligne d’horizon. Les secondes permettent d'indiquer I’éloignement relatif des objets « par la dégradation progressive des tons depuis les premiers plans jusqu'aux lointains » (55). Il s'agit done de rendre 'apparence du monde visible en appliquant les régles de la perspective au tracé et 4 la coloration du matériel scénique. Mais alors que le peintre utilise ces lois sur le plan unique de son tableau, le décorateur de théatre les applique a des surfaces séparées (chassis, fermes, toiles de fond, etc.), dont organisation et la répartition doivent permettre la figuration d’un espace réel dans.le volume de la scéne : ces surfaces ne sont pas situées & la méme distance de ceil du spectateur (il y a donc effet perspectif réel de I'une a l'autre), elles occupent par rapport a lui des positions différentes : la toile de fond est perpendiculaire a l'axe salle-scéne, les chassis peuvent €tre obliques ou géométraux, etc. Les débuts de la perspective théatrale coincident avec la naissance de la scéne & Vitalienne. Son développement suit Pvolution de cette scéne, et s’adapte aux techniques successives, du décor construit & la toile peinte. Elle est d’abord frontale et tire ses effets scéniques de la duplication symétrique de formes se répétant et se rapprochant au fur et & mesure qu’on s’éloigne du cadre de scéne. Au dix-huitiéme siécle Servandoni intro- duit la perspective oblique. Au dix-neuvieme siécle elle demeure un des moyens de créer (52) L. Beca de Fouquitres, L'Art de la mise en scene. Essai d'esthétique thédtrale, op. cit. p. 3 Eis) A. Hough, Dietionanire Ristorigue et pttorenque di hAlire et der arts qu s'7 rattachent, op. ch P. {54 Nous renvoyons aux chapitres que Pierre Sonrel consacre a Ia perspective théitrale dans son Traité de scénographie, Paris, 194: (65) Lous Resu, Dictiornaie ilusiré @art et @archtolosle, Pari 1930, article « Perspective » p. 353. 30 DECORATION THEATRALE TRADITIONNELLE Villusion. Mais le décor devenant la représentation fidéle d’un lieu, elle doit s’adapter a cette situation, et permettre la reproduction des topographies les plus variées. Multipli- cité des points de fuite et perspective panoramique modifient les structures représenta- tives du décor. L’influence du panorama sur le théatre est décisive : l'espace scénique tend a s’élargir au fur et & mesure qu’on s’éloigne du cadre de scéne, alors que la plan- tation traditionnelle répétait le schéma général d’un trapéze dont le plus petit des deux cétés paralléles se trouvait au lointain (conséquence de l'application des lois de la perspec- tive). C’est en rompant la continuité perspective, en supprimant pour le spectateur les points de repére possibles, que le décorateur perfectionne sa technique. Il rapproche au maximum de échelle humaine les éléments scéniques des premiers plans qui se détachent sur d’immenses panoramas de paysages sans fin, image d’une nature libérée des entraves scéniques. Les exemples abondent, tant pour les décors 4 base architecturale que pour les paysages. Dans les premiers les architectures des premiers plans servent de repoussoir (décor de Rubé et Moisson pour l’acte V de Patrie (56): une place de Bruxelles (Fig. 10); décor d’Amable et Gardy pour le deuxiéme tableau de l’acte II de lopéra Le Mage (57) : place royale de Bakhdi (Fig. 4). Dans les seconds les chassis qui repré- sentent des maisons, les arbres peints sur les principales forment un cadre qui crée le recul nécessaire pour les paysages de fond (décor de Rubé et Chaperon pour le premier acte de Guillaume Tell). Cette pratique s'explique par la volonté d’agrandir espace scénique: le spectateur est un «voyeur» qui découvre, au deli du cadre, des lieux immenses, un univers sans limite. Nous touchons 1a un fait significatif qui permet de préciser le réle de la perspective dans la décoration scénique: d'une part permettre la reproduction d'un espace réel, autre part faire éclater les limites scéniques et agrandir l'espace att gré de invention et de ’imagination des décorateurs. En aucun cas la perspective‘n’est utilisée A des fins dexpressivité dramatique, comme elle le sera par exemple chez les expressionnistes allemands (Sievert en particulier). En lui permettant d’agrandir T’espace, la fausse perspective offre au décorateur la possibilité de réaliser des prouesses décoratives dont ne se privent ni Lavastre et Despléchin, ni Rubé et Chaperon, ni Amable et Gardy; immenses salles aux voiites multiples, paysages sans fin, enfilades de colonnes oi l’ceil se perd, corridors a perte de vue, rues qui se croisent et débouchent sur des vues panora- miques. La tentation de I'immensité et du sublime, et le désir de prouver sa science atteignent parfois un tel degré que le décorateur en vient a réaliser des effets de perspec- tive que rien ne nécessite, ni I'ceuvre dramatique, ni le lieu A représenter. Ainsi dans leur décor pour la prison de Marguerite (Faust de Gounod, Paris, 1869) Lavastre et Despléchin accroissent-ils la profondeur d’une prison déji trop grande 4 nos yeux par un effet de perspective fuyante sur la toile de fond. A vrai dire le décorateur n’est pas seul & goiiter le grandiose et la prouesse technique : Ia passion du grandiose et de la (6) Pairie, opéra de Paladilhe, Opéra de Paris, 1 G2 Le ages opéra de Ir Masscoot, Opera de Pars, 1891. BUTS ET MOYENS D’EXPRESSION 3 ‘virtuosité domine a ce point la société du dix-neuviéme siécle finissant qu’elle en oublie son penchant pour la reproduction fidéle. Le théatre et V’illusion scénique ont pour elle tune signification magique. Rien ne lui parait trop grand, et Villusion ne sera totale & Ses yetix qu'au moment oit univers scénique n’apparaitra plus borné par les structures de la scéne, oi I’on réussira 4 «crever » le mur du fond de la scéne: le cadre ne sera plus alors qu'une fenétre ouverte sur Vinfini figuré. On peut donc parler de perfectionnements de la perspective théatrale au cours du dix-neuviéme siécle, mais ces perfectionnements ne résolvent aucun des deux problémes majeurs : rapport de la perspective et de l'acteur, rapport de la perspective et du specta- teur. Dans la mesure ot ces problémes ne sont pas résolus, Tillusion visuelle qu’on sothaite si ardemment ne peut étre atteinte. Que se passe-t-il ? J’ai déja eu Yoccasion de mentionner Ie plan du tableau scénique situé au niveau du cadre, La perspective est en rapport direct avec Iui. Si on veut que Vacteur qui entre en scéne s'intégre au décor, et que ne choquent pas les contradictions entre l’échelle humaine et les dimensions des objets peints ou construits, il faut le faire jouer au plan du tableau scénique. Lorsqu’il se déplace sur le plateau, il est soumis pour le spectateur aux lois d’une perspective réelle. Sa taille apparente diminue au fur et a mesure qu’ ’il s’éloigne du cadre et remonte vers le fond de la scéne, mais cette diminu- tion n’a rien de comparable a celle des ééments scéniques figurés selon les lois de la perspective thédtrale. Conséquence : le comédien s’éloigne-t-il du cadre de scéne qu'il donne impression de grandir par rapport aux paysages peints sur les principales et les toiles de fond. Le décor devient ridicule; pire, c’est I’acteur qui est ridicule : la coordi- nation entre l'acteur et le décor dans ses plans les plus éloignés se révéle impossible. Comme écrit Becq de Fouquiéres en 1884: « On remarquera combien Vacteur, tout en se trouvant démesurément grandi, perd en importance dramatique. Lfllusion qui nous faisait voir en lui un personnage du drame, faisant corps avec le miliew figuré, créé par le potte et le décorateur, s’évanouit en un instant, et nous n’avons plus devant les yeux qu'une marionnette trop grande, se promenant dans un théatre d’enfant » (58). Lorsque Yacteur, dans un mouvement inverse, descend du fond de la scéne, le décor prend de plus en plus d'importance att fur et a mesure que s’avance le comédien, la perspective accentue sa présence au détriment de celle de l'acteur dont la taille parait diminuer. On essaie bien de remédier & cette situation par des procédés décoratifs et des artifices de mise en scéne. On multiplie les points de fuite en utilisant différentes lignes d’hori- zon (la perspective des chassis les plus proches du cadre de scéne sera par exemple moins accentuée que celle de la toile de fond: décor de Rubé et Moisson pour I'acte V de Patrie (Fig. 10), on ne donne aucune inclinaison aux horizontales situées au-dessous du plan d’horizon, on évite de représenter sur la toile de fond ow les chassis et princi: pales des derniers plans des objets dont les dimensions risqueraient d’étre ridiculisées (58) Becq de Fouquitres, L’Art de la mise en scene, op. cit. pp. 38-39. 32 DECORATION THEATRALB TRADITIONNELLE par le passage de I’acteur. On crée des obstacles entre I’acteur et les éléments du décor trop déformés par les effets perspectifs ou dont les proportions ne correspondent plus a l’échelle humaine, Série d’artifices décoratifs que complétent des procédés de mise en scéne : on évite que I’acteur joue trop longtemps au dernier plan, on concentre le jeu sur la partie avancée de la scéne (59). Curieuse conséquence de I’impossible coordination entre la perspective et l'acteur : ce n’est pas I’acteur et son jeu mobile qui déterminent la structure décorative, mais le décor et sa représentation illusionniste qui obligent l’acteur 4 jouer au premier plan, devant le décor et non dans le décor. Le décor n’est plus qu’un fond. L’illusion visuelle fondée sur le décor ne compléte pas illusion fondée sur la pré- sence de Iacteur : pour jouer l'une et l'autre, elles doivent agir séparément sur l'esprit du spectateur. Enfin ce qui nous permet de mettre en doute I'efficacité de [illusion fournie par le décor, c'est le fait qu’on considére nécessaire la complicité du spectateur ou son aveu- glement. Selon Becq de Fouquiéres, l’acteur, «en parcourant la scéne dans le sens de la profondeur, détruit toujours plus ou moins [illusion habilement produite par le décor. Dans un tableau cette contradiction serait absolument choquante et constituerait une faute grossiére. Au thédtre, des considérations de premier ordre font passer par dessus cette anomalie. Le spectateur l’accepte, et quand le personnage en scéne captive son atten- tion, il apergoit vaguement I’incohérence mathématique qu'il y a entre la décoration et es personnages, mais il concentre ses regards sur ceux-ci et n’accorde qu'une impor- tance secondaire au milieu fictif qui les entoure » (60). Pour Charles Reynaud « l'optique du théatre a (...) ses exigences et (...) ses passe-droits. L'important est de frapper et de charmer I'esprit du spectateur, qui n’aura pas le temps de faire acte de critique documen- tée dans la demi-heure pendant laquelle il est placé devant un décor dont il sera distrait par action scénique » (61). Il y a de fait disjonction entre décor et action dramatique. La perspective théatrale présente ces inconvénients pour l’ensemble du public, mais son efficacité est en outre fonction de I'emplacement des spectateurs. Elle séduit les mieux placés. Elle dévoile la pauvreté de ses artifices et rompt l'lllusion pour les plus défa- vorisés, ceux des places latérales, et surtout ceux des balcons supérieurs, pour qui il y a contradiction flagrante entre les lignes fuyantes du décor, espace qu’elles prétendent (59) On va méme, comme le note Jules de Ia Gournerie, jusqu’d placer «aux derniers rangs les figu- rants les plus petits et méme des enfanis; mais cet artifice ne peut pas toujours étre employé, car souvent Te jeu de Ia scéne rapproche successivement des spectateurs les différents groupes » (Jules de la Gournerie, Traité de perspective linéaire contenant les tracés pour les bas-reliefs et les décorations thédtrales avec tine héorie des effets de perspective; Paris, 1859). Ce texte est emprunté & In troisitme Edition, 1898, p. 194, note. En 1835, lors de la présentation de La Juive de Meyerbeer A Opéra, Jes réles des bourreaux, dans Ia scne de Fexécution, sont tenus par des enfants. Il est yrai que ce procédé n’est plus que trés rarement employé vers 1880, et que les décorateurs ont perfectionné leurs artifices. Mais que de fois les dimensions des acteurs jurent avec celles des maisons figurées sur la toile de fond ! (60) Becq de Fouquitres, L’Art de la mise en scene, op. cit, pp. 37-38. (61) Ch. Reynaud, Musée rétrospectif de la classe ‘18, op. cit. pp. 122-123. Pour atteindre illusion souhaitée, on compte donc sur la distraction du spectateur par V'action scénique, et sur le fait qu'il ne pourra exercer son esprit critique. Lillusion suppose la passivité du spectateur. BUTS ET MOYENS D’EXPRESSION 33 “suggérer d’une part, la plantation réelle du décor, Vaire de jeu mise en valeur et dessinée ‘par le mouvement de I’acteur d’autre part. Les contemporains l’admettent, et n’y voient ‘que la fatalité d’une technique contre laquelle aucun artifice ne peut rien. Jules de ia Gour- “nerie note: «La position que on adopte pour P’horizon est d’ailleurs assez conve- ‘nable pour les spectateurs placés au parterre et A la premiére galerie; & la seconde galerie Tes effets sont moins satisfaisants; il n’y a plus de perspective pour les spectateurs les plus élevés » (62). L’illusion est fonction de la bourse du spectateur. Le plus pauvre " nlapercoit plus que des panneaux de toile peinte dont la ligne de contact avec le plancher scéne contredit facheusement la signification du décor. La perspective ne réserve plus ses effets au Prince (63) mais a argent. Elle rompt le charme que ses adeptes prétendaient créer. 2) Le trompe-Vevil A Yemploi de la perspective se trouve indissolublement liée la technique du trompe- Yoel. L’une et Yautre fondent leur pouvoir sur la reproduction des apparences. La perspective nécessite le trompe-l’ceil qui la complate. L’une permet de reproduire Pespace (du moins on Ie croit) : elle est application 4 la scéne d'une technique origi- nairement concue pour la peinture. L'autre tend & substituer a objet réel, & son volume, 4 son relief, A sa matiére, et A sa couleur, la représentation plane de l'objet (64). L’utili- sation du trompe-l'ceil est une conséquence de l'emploi de Ia toile peinte (65) 4 des fins illusionnistes, et de la volonté de reproduire la réalité dans ses moindres détails. Suggestion du relief et du volume: le décorateur distribue habilement les ombres et les lumiéres fictives en fonction d’un éclairage fixe et conventionnel. Prenons par exemple le décor de Rubé et Moisson pour I’acte V de Patrie (Fig. 10). €’est par la répar- tition des ombres (normales et portées) que les décorateurs s’efforcent de donner ’impres- sion que les maisons de la place, peintes sur la toile de fond, se situent 4 des plans diffé- rents, qu’elles ont leur structure et leur volume propre. L’ombre peinte traduit le relief d’un motif sculpté, la moulure d’une boiserie, le galbe d’ume colonne, et I’on peint sur le méme chassis le mur de vieille pierre et le feuillage de la vigne qui s'y accroche, sur Ia méme principale un arbre dont les branches et le feuillage se déploieraient norma- (62) J. de 1a Gournerie, Traité de perspective (..), op. cits p. 191. (63) Le point de vue choisi par le décorateur dans Ie thédtre classique & Titalienne était 1a place du Prince: c'est au Prince que les effets de perspective apparaissaient dans les meilleures conditions et dans leur plénitude, c'est lui quiils devaient charmer au maximum. Quant aux «personnes obtuses et du. com- mun» placées sur les cOtés, selon Sabbattini, elles n'y regardaient «pas de si prés > (cf. Pratique pour fabriquer scenes et machines de thédtre, Neuchitel, 1942, p. 68). (64) On. appliquait méme parfois le trompe-t'eil & la représentation de personnages peints. En 1840, Théophile Gautier admirait Yart des décorateurs qui savaient si heureusement harmoniser personnages peints et personages vivants (Les Martyrs de Scribe et Donizetti, Opéra, 1840. Cf, Th. Gautier, Histoire de lart dramatique depuis vingt-cing ans, Paris, 1858-1859, vol. Il, p. 48). Ce procédé était devenu trés rare la fin du dix-neuvitme sigcle. = (65) Les éléments tels que toiles métalliques (effets d'eau), glaces (effets de réfraction), tulles (effets de brouillard ou de transparence), etc., ne sont que complémentaires de 1a toile peinte. 34 DECORATION THEATRALE TRADITIONNELLE lement dans l’espace. On applique au décor les principes du tableau 4 surface unique. Volume architectural et éléments de nature sont réduits 4 des surfaces planes. L’éclairage figuré par le peintre, les ombres qu’il trace, les lumitres qu’il projette sur la toile sont immuables, La peinture ne crée que des apparences fixes : le décor est la représentation d’une réalité instantariée, méme si devant lui I’action se déroule dans le temps. Aucun probléme majeur ne se poserait si le décor peint était une réalité auto- nome, ce qui n’est pas le cas. On l’éclaire, l'acteur l’anime, Vobjet réel entre en contact avec l'objet peint. Dott une série de contradictions qu’on ne peut camoufler qu’a l'aide de compromis plus ou moins visibles et d’habiles artifices. Si Ton veut mettre pleinement en valeur les volumes peints et les objets figurés, Péclairage réel fourni par les rampes, les herses et les portants, doit se soumettre & Véclairage fictif imaginé par le décorateur. On en est réduit a « éclairer » les toiles peintes et les chassis par un éclairage d’ambiance générale, a refuser tout éclairage orienté qui risquerait de contredire la direction des ombres et des lumiéres peintes. La lumiére se contente de « rendre visible ». Elle ne participe pas au drame, méme si on Iui demande des effets de soleil ou de clair de lune. Condamnée 4 I'impuissance, elle se soumet au décor. Elle n’éclaire pas objet peint sur la toile, mais seulement sa représentation. Il y a également opposition entre l'objet peint et l'objet réel, entre l'accessoire déco- ratif et l’'accessoire de jeu. Leur densité de présence, leur matérialité, est totalement différente. Le spectateur peut éventuellement croire a la réalité de rayonnages de biblio- théque et de livres habilement représentés. Il ne peut croire a celle d'une chaise peinte sur la toile de fond, méme si I’éloignement rend difficile la distinction entre réel et figuré. Le décorateur est réduit 4 doser; les accessoires servant au jeu seront réels, ceux dont la présence est purement décorative seront peints. Mais la réalité des uns ne fera pas croire a celle des autres. Opposition encore entre l’'acteur doué de son volume mobile et Vobjet peint. Sa présence risque de détruire illusion fournie par @habiles procédés picturaux. Pire, de méme que les effets perspectifs le rendaient parfois ridicule, le trompe-I’ceil, par contraste, accentue I’antinomie existant entre sa réalité physique et la fausseté de L'univers qui lentoure. Aux procédés conventionnels de lombre peinte répond utilisation d’une couleur dont le réle est purement descriptif, et dont les tonalités s'inscrivent dans un schéma préétabli, Le trompe-I'ceil reconstitue la vision moyenne d’un spectateur moyen dominé par des associations qui reposent sur des conventions et des habitudes : en été le feuillage est vert, en atitomne il est doré, les ombres tirent sur le violet, etc. Alterdinger (66) nous indique quelles couleurs employer pour peindre I'air, les nuages, les lointains, les plans intermédiaires, le feuillage, le bois, les rochers et I’eau, selon que le jour est ensoleillé (6) J. Alterdinger, Handbuch fiir Theatermalerei und Biihnenbau, Munich et Leipzig, s.d. Bien que cet ouvrage ait é&é publié vers 1912, son auteur y définit les méthodes et les procédés techniques qui furent appliqués par les décorateurs académiques de la seconde moitié du dix-neuvitme sitcle et des débuts du vingtieme. BUTS ET MOYENS D’EXPRESSION 35 ou couvert, que laction se déroule le soir ou de nuit, par temps d’orage, au milieu des paysages enneigés ou tropicaux. Il compléte son tableau en signalant qu’en automne tous les tons doivent étre plus ou moins rougeatres, et il mentionne les couleurs du feuillage automnal, celles des ombres en général (bleu outremer avec un peu de violet, tune pointe de rouge ou de jaune dans tous les verts). Dans de telles conditions la stan- dardisation des moyens aboutit a celle des décors, oi se répétent les mémes tons. La couleur n’est ni un élément passionnel, ni un symbole possible. Elle n’intervient pas directement dans le drame. Le trompe-lceil pictural permet également de reproduire les « matiéres » : bois, métal, tists, eat, etc. Il n'est pas question de faire entrer la matiére choisie, voulue, reconnue en tant que telle dans le jeu dramatique, quand on se contente d’imitations. Le faux-marbre joue dans le décor le réle qu’on attribue au staff et au stuc dans l’archi- tecture contemporaine. Triomphe des apparences. On peut se demander comment le trompe-I’ceil pouvait faire illusion aux specta- teurs de la fin du dix-neuviéme siécle, alors qu’aujourd’hui nous sommes tellement sensibles a ses faiblesses. Il est vrai que nous appartenons & une époque dominée par Te refus de I’illusion en matiére artistique et que la lutte contre le trompe-l’ceil n'a vérita- blement commencé qu’ la fin du dix-neuviéme siécle. Mais il faut surtout se reporter @ l’équipement technique du théatre et considérer l'état de ses moyens d’expression. A la fin du dix-neuviéme siécle la faiblesse des sources lumineuses sert le décor tradi- tionnel en le maintenant dans une pénombre propice aux effets d'illusion, dont les arti- fices se trouvent dissimulés par force. La peinture dicte ses volontés A V’éclairage. Les contradictions entre l'objet peint d'une part, 'acteur et Pobjet réel de Vautre, ne sont pas aussi sensibles qu’elles nous le seraient aujourd'hui. Le spectateur a bien souvent des difficultés 4 distinguer le fictif du réel, surtout si Vobjet peint est suffisamment Aloigné de lui. N’oublions pas que face au tableau scénique le public éprouve seulement des sensations visuelles, que ne contréle aucune sensation tactile. Que s’accroisse la puissance Iumineuse, le trompe-I’ceil sera condamné; il ne trompera plus personne. c) Des STRUCTURES NOUVELLES Pujoulx, dés 1801, consacre un chapitre de son ouvrage Paris a la fin du dix- huitiéme sidcle au probléme de Villusion théatrale et des décorations. Tl y écrit notam- ment: « Lillusion qui nait de la vérité des décorations est un des grands moyens de fortifier V’illusion théatrale ; cependant il n'est que trop vrai, malgré le talent des peintres et des machinistes, nous sommes encore dans l’enfance de l'art, si, comme je le pense, Yart de décorer un théatre n’est que celui de transporter sur la scéne les effets variés de la nature » (67). « Transporter sur la scéne les effets variés de la nature », c'est bien (61) Pujoulx, Paris a la fin du dix-huitidme siecle, op. cit., p. 128. 36 DECORATION THEATRALE TRADITIONNELLE de cela qu'il s'agit. La perspective et le trompe-I’ceil n’y suffisent pas. Ils nous permettent de reproduire lespace et de donner T’illusion d’une ceriaine réalité. Ce sont des techniques utiles, prépondérantes, certes, mais incomplétes, si I’on veut que la scéne soit pour le spectateur le reflet de la nature. II faut organiser I’espace scénique, le structurer, et le meubler de facon qu'il reproduise les topographies naturelles, et qu’on oublie les contraintes et l’artificialité du matériel scénique, d’oi des modifications nécessaires apportées a ce matériel. Pujoulx propose un certain nombre de réformes dont certaines seront réalisées dans Je cours du dix-neuviéme siécle. D’autres aussi le seront qu’il ne réclamait pas. Les unes et les autres vont dans le sens d’un rapprochement de la nature. Elles concernent Ia plantation des décors d’intérieurs, la traduction de l’espace dans les extérieurs, la figuration et le relief du sol scénique. 1) Le décor fermé On sait que, dans le décor a Vitalienne classique, les salles, salons et autres intérieurs étaient représentés par une succession de principales paralléles au cadre de scéne, termi- née par une toile de fond. Pujoulx proteste contre cette « manie de coulisses dans les décorations qui représentent des salons » (68). Il la juge absolument <« ridicule » (69) et réclame Vinstitution de décors fermés, oft chaque mur serait représenté par des chassis formant parois. I! propose ainsi de transplanter sur la scéne les éléments qui créent dans la vie courante le volume des lieux fermés et il déclare : « Inutilement on crie aux déco- rateurs que, puisqu’ils ne peuvent pas employer de bons moyens d’éclairer, ils doivent au moins saisir toutes les améliorations qui les rapprochent de la nature, telles que les salons fermés que I’on a essayés dans plusieurs piéces, les coulisges prévalent toujours, et je ne connais qu’un seul architecte qui soit d’avis de les adopter entiérement » (70). Pour la premiére fois en 1827, la Comédie-Frangaise présente un décor fermé a I’occa- sion de la création d’une comédie de Picard, Les Trois Quartiers. Le procédé se géné- ralise au point que Jules de la Gournerie croit devoir lui consacrer un chapitre de son Traité de perspective linéaire, out il écrit notamment : « Les plantations 4 l’italienne sont toujours employées pour les extérieurs, les galeries et les grandes salles; mais, quand on doit représenter un salon ordinaire, et 4 plus forte raison une pigce modeste, les disposi- tions architecturales, 4 l'aide desquelles on peut déguiser aux spectateurs éloignés du point de vue le nianque d’accord des chassis, deviennent impossibles, et il faut placer une feuille de décoration pour former chaque paroi » (71). (68) Ibidem, p. 130. (69) Ibidem. (10) Ibidem, pp. 130-131. (71) Jules de la Gournerie, Traité de perspective linéaire (..), op. cit p. 193. Il ajoute en note : « Les salons ordinaires sont des intérieurs quill est le plus difficile de représenter par des chassis plantés & Titalienne, Pour un atelier, une mansarde ou une chaumitre, on trouve dans les pitces de 1a charpente, ct dans divers objets appuyés contre les murs, les saillies quil est nécessaire d’avoir pour rompre les droites horizontales ». C'est une impossibilité technique qui pousse Jules de la Gournerie a préconiser l'emploi du 3 BUTS ET MOYENS D'EXPRESSION 37 _ Le décor fermé est bientét de rigueur et crée le cadre idéal et nécessaire de tant de ies et de drames bourgeois dus aux Augier, Guinon, Hervieu et Capus. Sa construc- architecturale se répéte selon un plan rectangulaire, trapézoidal et plus rarement coupés, qui ne va pas sans monotonie, L’espace cubique de la scéne a T'italienne réduit ainsi au « décor-boite », au «décor a plafond > fermé de toutes parts. Décors és de Cambon, Rubé et Chaperon, Lavastre, pour Hernani 4 la Comédie-Frangaise (Fig. 1), de Zara et Chéret pour Joseph Balsamo 4 YOdéon (1878). L’univers 4 imoureuse (Vaudeville, 1896) s’enferme dans les parois de la boite. Innombrables t les exemples. Avant méme qu’elle soit formulée, le décor fermé appelle la théorie quatriéme mur. Nous nous rapprochons peu a peu des plantations naturalistes: le iteur s'introduit subrepticement dans la « cage de scéne », il regarde par le trou la serrure. 2) Abandon des bandes d’air et principe du cyclorama Jai déja mentionné Vinfluence décisive que les panoramas exercérent sur le décor sur la perspective théatrale. Les décorateurs s’efforgaient de traduire limmensité d’un ‘espace sans bornes. Pour qu’on croie & leurs habiles paysages scéniques, encore fallai ‘quaucun élément matériel ne trahisse leur désir. Or,’ comment pouvait-on croire 4 existence d’un ciel figuré par une succession de bandes d’air terminée par une toile de fond. L’une des réformes proposées par Pujoulx porte justement sur la suppression de ‘ces bandes d’air que, de facon pittoresque, il dénomme «ciels en banderoles > (72) : «Avec quelque soin que ces bandes de toile soient peintes, il est impossible qu’elles tendent avec exactitude cette enveloppe d’apparence concave, que nous appelons le firmament. Les décorateurs n’ont pas calculé que ce que on nomme T'espace, ayant une ‘couleur locale, ou ce qui est la méme chose, I’atmosphére étant réellement colorée, chaque banderole doit se détacher, et se détache en effet sur celle qui est derriére; ce qui divise Teurs ciels en zones égales, assez semblables & des piéces de toile qu’on aurait tendues ‘aux sommités des arbres, pour les faire blanchir a la rosée » (73). En juin 1839, Théophile Gautier louait le réalisme de la présentation du Naufrage de la Méduse (Théatre de la Rengissance) et applaudissait 4 la suppression des bandes air (74). S'inspirant des procédés du panorama, Foucault présentait au Palais de VIndustrie en 1862 des maquettes de décors dans lesquelles il supprimait les bandes air et les frises : il suggérait l’infini du ciel en placant au fond de la scéne une immense toile panoramique concave, origine de nos modernes cycloramas. En 1865, Cambon, Bis feet aici troeetotest Lemctnn se concbntinn do Million poie, ccll exprimée par Pujo (72) Pujoulx, Paris 2 la fin du dix-huitidme sidele, op. cit, p. 131. (73) Ibidem, pp. 131-13: (74) Ch. Théophile Gautier, Histoire de Part dramatique depuis vingt-cing ans, op. cit. tome 1, p. 262. 38 DECORATION THEATRALE TRADITIONNELLE Despléchin et Nolau proposaient 4 la commission des décors de I’Opéra l’installation d’un systéme panoramique, mais on ne devait pas tenir compte de leurs suggestions dans Yéquipement du théatre congu par Garnier. En 1891 le procédé était utilisé au Théatre de l’Ambigu-Comique pour L’Ogre: une vue de San Francisco était peinte sur le panorama. . Il faudra attendre qu’un éclairage puissant démontre les possibilités du cyclorama pour que son emploi puisse se généraliser. En attendant, les décorateurs qui suppri- maient les bandes d’air étaient contraints de « truquer > : ils peignaient sur les frises et les principales des premiers plans des rideaux, des motifs architecturaux ou des feuillages d’arbres, ils évitaient que la bande de ciel peinte sur une frise se détache directement sur la frise suivante, et ils éloignaient au maximum les vues panoramiques peintes sur leur habituelle toile de fond. Le fait méme quiils aient été obligés de modifier les éléments figuratifs de leurs décors pour ne pas nuire a V’illusion permet d’affirmer que le matériel scénique en usage et son organisation nuisaient aux effets recherchés. Destiné a artifice, il l’exigeait. La suppression des bandes d’air, lorsqu’elle était réalisée, n’en constituait pas moins un effort vers un « rendu » illusionniste de la nature, mais en méme temps elle portait atteinte aux structures traditionnelles de la scéne a T'italienne classique. 3) Le probleme du sol Le décor aura beau étre merveilleusement peint, l’illusion qu'il prétendait créer sera détruite si le spectateur voit chassis et toiles de fond se dresser sur le plancher brut de Ja scéne. Dans une perspective illusionniste le sol lui-méme doit s’intégrer au décor, et participer a la figuration du lieu dramatique. D’autre part, pour un décorateur soucieux de reproduire Ia nature dans ses moindres aspects, il est impensable que le sol d’un site montagneux soit plat, il faut modeler le sol scénique, y créer reliefs et volumes. D’oit deux problémes : celui de la figuration du sol, celui de son organisation. Théophile Gautier avait conscience du premier. Dés 1846 il s’en inquiéte dans La Presse et félicite Nestor Roqueplan, directeur des Variétés, d’avoir adopté la solution du tapis pour le décor de Pierre Février, farce de Davesne: « Toutes les décorations devraient avoir leur tapis. N’est-il pas absurde de voir des rochers ou des arbres sortir d’un parquet ? Rien n’est plus facile que de peindre a plat sur une toile le sol de la décoration : sable, gazon ou pavé. Que M. Nestor Roqueplan, sans crainte d’étre appelé homme d’esprit ou directeur 4 idées, poursuive cette amélioration dans le premier vaudeville agreste qu’il mon- tera » (75). On recourt done, une fois encore, au pouvoir descriptif de la peinture sans se soucier des différences de matiére entre I’herbe, le sable ou le pavé. Les tapis peints se multiplient, de pavés ou d’herbe, de neige ou de sable, d’eau ou de glace. Ils complatent particuligrement le Iuxe des drames historiques ou des grands opéras. L’ (15) Théophile Gautier, in La Presse, 30 novembre 1846. BUTS ET MOYENS D’EXPRESSION 39 tations de décors d’opéra A la fin du dix-neuviéme sitcle révéle leur importance (76). Le trompe-I’cril atteint le sol de la scene, mais la lumiére n’éclaire ni Vherbe, ni le pavé, ni le sable, ni la glace : elle rend visible le tapis qui les figure, et lintégre plus ou moins adroitement & Yensemble du décor. Dans les intérieurs, le tapis étend son régne : imitations des planchers les plus divers, des parquets les plus savamment marquetés, tapis-mosaique pour les décors romans. Dans les décors de salon, il triomphe, tant il est vrai qu’un salon ne saurait se passer de tapis : vrais tapis de poils ou de laine superposés a de faux tapis. Ce n’est pas par hasard que Joseph Prudhomme désirait charger son tapissier de confectionner les décors de sa piéce. Tl ne suffit pas d’orner le sol ou de le camoufler pour faire du décor une imitation de la nature : il faut aussi le construire, d’oit l'utilisation fréquente des praticables. Nous avons trop tendance 4 penser aujourd'hui qu’ils sont invention des metteurs en scéne ‘et des décorateurs novateurs du vingtiéme siécle soucieux de mettre en valeur le jeu physique de Pacteur. C'est oublier leur importance dans toute l'histoire du théitre et particuliérement dans la seconde moitié du dix-neuviéme siécle. Pourquoi cette impor- tance ? Parce qu’ils permettent d’imiter les reliefs de la nature et les constructions archi- tecturales (escaliers, pentes, etc.). Parce qu’ils rendent possible un étagement décoratif des personages et témoignent, selon Vhabileté de leur agencement, du degré de virtuo- sité des décorateurs. Cette courte notice parue 4 la mort de Rubé est significative : «II aimait les décors compliqués, remplis de praticables. Quand un directeur lui faisait une commande, il lui disait tout de suite: « Outi, oui, je vois le motif. Nous flanquerons un praticable au jardin, un autre & la cour, deux dans le fond. a — Mais ca va me faire bien des frais de charpente, objectait le directeur effrayé, car Ia charpente est ce qui cotite le plus cher dans la décoration. A quoi Rubé répliquait : « C’est au praticable qu’on reconnait la pratique » (77). Dans une société éprise de grandeur, ils satisfont enfin le gofit de la somptuosité et du spectacle. Les grands escaliets des décors d'opéra ne sont que la réplique de celui qui conduit le spectateur du hall 4 la salle de l’Académie Nationale de Musique. Et Carpézat répéte le méme effet d’escalier monumental oblique au jardin dans ses décors pour Salambo (78) et Astarté (79). L’escalier n’est-il pas assez imposant, on en poursuit Ja figuration sur toile verticale. (76) Cf. les recueils B. 69 de la Bibliothéque de 'Opéra de Paris : Photographies des maquettes de décors de POpéra avec plans, pat H. Laffargue. er PAaGE *Nécrolopie» dans le dossier «Rubé» du Fonds Rondel de In Bibliothique de Arsenal tt. . z (78) Opéra de Paris, 1892. (79) Opéra de Paris, 1901. 40 DECORATION THEATRALE TRADITIONNELLE Deux faits méritent d’étre signalés: ces praticables sont le plus souvent peints (escaliers de palais), dissimulés par des tapis destinés a les raccorder aux paysages (chemins en pentes, ete.) ott par des chassis ou terrains masquant leur aspect purement fonctionnel. Ils ne jouent pas par eux-mémes. Quelle que soit leur structure, ils n’oceu- pent jamais le centre de la scéne, mais aboutissent a I’aire de jeu quiils laissent libre et encadrent. Ils s'intégrent 4 un décor congu comme un fond ou un cadre, et participent son role descriptif et décoratif dans la limite des conventions théatrales préétablies. Ainsi dans leur désir d’imiter la nature et de faire de espace scénique la repro- duction de lespace réel, les décorateurs de Ia fin du dix-neuviéme siécle sont amenés & utiliser les techniques ‘traditionnelles (perspective et trompe-l’ceil) tout en modifiant certaines structures scéniques. Les modifications cependant, si elles accroissent illusion fournie par le décor seul, ne résolvent aucun des problémes fondamentaux des rapports entre I'acteur et le matériel scénique. Il y a disjonction entre le décor et Vacteur, et les artifices picturaux, Vadroit dosage des fictions peintes et des réalités tridimensionnelles, la faiblesse des sources Iumineuses ne peuvent qu’imparfaitement la camoufler. Sur le plan purement spatial, Vorganisation de lespace scénique se rapproche des données de la nature sans pouvoir atteindre une impossible adéquation. 3° Le goitt du spectacle Au début du dix-neuviéme siécle Geethe écrit son Faust et les propos qu’il place dans la bouche du Directeur de Théatre reflétent une tendance et un gofit qui domi- neront toute I’évolution théatrale du siécle : attrait des prestiges extérieurs et goiit du spectacle. «On viént ici au spectacle; on veut qu'il y ait beaucoup 4 voir. Si les yeux ont été satisfaits, si vous présentez au public des tableaux variés et merveilleux, vous voguez & pleines voiles, et le spectateur en sortant vous proclame son favori. Vous ne pourrez plaire a la foule que par la quantité : en fin de compte, chacun pense A soi. Si vous étalez un nombreux assortiment, vous en aurez pour tous les goiits, et vos chalands satisfaits se retireront de bonne humeur » (80). «On veut qu'il y ait beaucoup & voir». Il y a dans cette phrase les bases d’un pro- gramme: plaisir de I’ceil, plus quantitatif que qualitatif. L’aspect visuel du spectacle prend au dix-neuviéme siécle une importance croissante, qu’expliquent A Ia fois la volonté illusion et le souci d'un thédtre congu comme divertissement et moyen d’évasion. Le décor est I'un des éléments essentiels qui permet de procurer au spectateur ce plaisir de Veeil et Yon comprend que nombre de piéces doivent leur succés a Vattrait des effets (80) Goethe, Faust, in Guvres de Goethe, traductions revues par Brévannes, Coulommiers, 1906. «Prologue sur le théitre », p. 248, BUTS ET MOYENS D'EXPRESSION Al ratifs, Les contemporains le savent, qui, pour la plupart, s’en réjouissent. Comme foynet, comme Bapst, comme Vaulabelle et Hemardinquer, ils ont le sentiment que profusion décorative est le signe d’un perfectionnement, le symbole de « l’apogée ‘du luxe scénique » (81) et Moynet croit pouvoir écrire: « De nos jours, au prix modique dune stalle d’orchestre, on jouit d'une représentation fastueuse, que le grand roi Louis XIV n’a jamais pu se donner avec son budget des Menus-Plaisirs ». «Des esprits chagrins reprochent a nos auteurs de faire des piéces pour les yeux, faute d’en pouvoir faire pour esprit. C’est la une matvaise querelle (...). Les progrés matériels n'empéchent personne de faire de bonnes piéces > (82). Sentiment d'un progrés, croyance aussi en I’indéfectible union de l'art et de la science, source de la magie scénique. J. Moynet publie son Envers du thédtre dans une collection intitulée « Biblio- théque des Merveilles » Ce luxe décoratif se manifeste sous plusieurs formes. Dans la présentation des sites grandioses ou charmants qu'offrent nombre de décors, dans la reconstitution de tant architectures qui, par leur exotisme, leur pittoresque ou leur réalité historique, sédui- sent un spectateur avide de découvertes et d’émerveillement. On ressuscite la Bruxelles du seizi&me siecle (Patrie, 1869), la Byzance de Justinien (La Haine, 1874), ou la Rome de 1800 (La Tosca, 1887). Il se traduit par la multiplicité des détails ornementaux et Yexubérance des motifs décoratifs, la volonté de plaire au spectateur par des perspectives audacieuses, ou l’étagement harmonieux des personages sur de gigantesques escaliers. De tous ces éléments nous avons déja eu l'occasion de parler. Dans le ballet, l'opéra et, plus encore, la féerie et la piéce 4 spectacle, décorateurs et machinistes rivalisent d’invention, d'imagination et d’ingéniosité, cherchant 4 constam- ment renouveler leurs effets, & entrainer le spectateur au gré des plus« extraordinaires pérégrinations et des péripéties les plus inattendues. La multiplicité des tableaux, la rapidité des changements souvent inexplicables pour le spectateur, les prouesses tech- niques, autant de facteurs de succés. La machinerie, l'utilisation de la chimie et de la physique permettent de réaliser sur la scéne les effets les plus sensationnels. Apothéoses, marines, naufrages, inondations, incendies et engloutissements sont les clous qui font courir tout Paris. Selon Charles Reynaud, « on constituerait presque une flotte avec les vaisseaux du Fils de la Nuit, de L’Africaine, du Vengeur, du Corsaire, de La Tempéte, du Tour du Monde et la corvette de la Traite des Noirs naviguant dans le sillage de TOncle Sam » (83). Batailles sur mer, navires de haut bord virant sur la scéne a la vue des spectateurs... Lors de la premiére du drame de, Victor Séjour, La Madone des Roses, une grande partie du public effrayé quite la salle tant est grand le réalisme de I’incendie final qui embrase la salle du palais des ducs d’Este (décor de Robecchi). Moynet note que cet (Bl) J, Moynet, L’Envers du thédtre, op. cit, p. 36. (82) Ibidem, p. 39. (83) Ch. Reynaud, Exposition universelle de 1900. Matériel de Vart thédtral. Musée rétrospectif, p. 131. 42 DECORATION THEATRALB TRADITIONNELLE incendie, < unique dans I’histoire du théatre » (84), fut pour beaucoup dans le succés de l’ouvrage. Ce n’est pas tout. On recourt 4 tous les procédés de l’optique utilisables. Décor dit des glaces, effets de réfraction, spectres impalpables envahissent les scénes féeriques, tandis que les décors 4 volets permettent la métamorphose instantanée des chaumiéres en palais. Décorateurs et machinistes sont des prestidigitateurs habiles, qui inventent des «trucs » nouveaux autour desquels des auteurs prolixes batissent des histoires tissées des plus grosses « ficelles » de métier. Certains de ces trucs sont restés célébres : mat dune barque se développant en un escalier qui permettait a la princesse prisonniére en une tour au milieu des flots de rejoindre son amoureux, truc du décapité parlant, pour ne citer que deux exemples. L’électricité méme est de la féte. Alors qu’on ignore encore sa puissance dramatique, elle remplit I’univers scénique de ses mystérieux scintillements : bijoux et fleurs lumineuses, feux follets, duels électriques sont autant d’attractions qui soulévent I’enthousiasme des foules. Rien n'est impossible a la sorcellerie théatrale : tous les effets météorologiques, tous les cataclysmes et les mirages, toutes les catastrophes terrestres et tous les paradis, le réve d’un fumeur d’opium deviennent réalités scéniques. Sans doute souririons-nous si nous assistions aujourd’hui a de tels spectacles, mais a Pépoque le public est subjugué. Rares sont ceux qui regimbent contre ce déploiement de fastes et de prouesses techniques. Justifiés pour les féeries ou piéces a spectacle dont ils sont l'un des ressorts majeurs, ces effets visuels sont dangereux lorsqu’ils sont surajoutés A des ceuvres qui ne les réclament pas, lorsque cesse l’équilibre nécessaire entre le plaisir de «T’ceil » et celui de I’cesprit ». Dans leur enthousiasme pour la nouveauté, leur goat de Ja virtuosité, leur besoin d’évasion et d’émerveillement, les metteurs en scéne et les décorateurs de I’époque oublient trop naivement la distinction des genres. La encore ils épousent les goats d’un public qui s’étourdit dans le luxe décoratif. Nous en sommes au point oit I’excés doit provoquer de nécessaires réactions. * D) CONCLUSIONS Au début de ce chapitre nous déclarions que la décoration théatrale des années 1880 représentait une étape-charnigre : achévement d’une tradition, point de départ d’une série de réactions en chaine. Cette affirmation est valable tant dans le domaine technique que sur le plan esthétique. Le décor traditionnel s'est compliqué au point de devenir un enchevétrement de praticables, de chassis et d’accessoires. On sait que, dés 1829, la trop grande importance (84) J. Moynet, L’Envers du thédtre, op. cit, p. 156. CONCLUSIONS 43 praticables rend impossible le changement A vue et nécessaire le baisser du rideau fentr’acte. Le désir de reproduire fidélement les topographies naturelles, de se libérer plantations a Vitalienne classiques, d’accroitre le luxe décoratif, provoqua un alour- t du matériel scénique nuisible au rythme de la représentation théatrale. A jue ott de nouvelles sources d’énergie (énergie hydraulique, électricité) trouvaient application industrielle, Ia mécanisation des installations scéniques s’inscrivait dans Jogique du développement historique des techniques, d’oit la redécouverte de la scéne te, Vinvention des scénes 4 ascenseurs (85). Ces innovations techniques réalisées (85) En 1885 Arthur Pougin écrivait : «Ce n'est pas sans un certain étonnement que l'on peut constater fait Crest qu’ une Epoque od la mécanique opére des prodiges sans nombre, od Yemplor la Vélectricité, des forces hydrauliques, change la face du monde industriel et nous fait chaque jour & des miracles nouveaux, la machinerie thédtrale est restée presque completement et demeure, & peu de choses prés, ce qu’elle était il y a plus de deux sidcles. On peut se rendre de ce fait en consultant Encyclopédie, les livres spéciaux de Boullet, machiniste de YOpéra (Essai fart de construire les thédtres, leurs machines et leurs mouvements, Patis, Ballard, 1801), et du colo- Grosbert (De !'Exécution dramatique considérée dans ses rapports avec le matériel de la salle et de 2eine, Paris, 1809) publis au commencement de ce sitcle, les monographies des thédtres constuits dans derniéres années, on y verra que les procédés, Jes moyens employés depuis deux cents et que les modifications dans le jeu des machines sont & peu prés ecgahences (letonnaie hive, et pittoresque du thédire et des arts qui s'y rattachent, op. cit, p. 485). opinion d’Arthut Pougin t justifie. En 1885 on utilise toujours 1a machinerie classique du théAtre A I'talienne. Faits un pour autre, a Titalienne et machinerie classique se conditionnent mutuellement, s'expliquent et se_déterminent. Renaissance italienne a vu naitre leurs principes et leurs structures a'l’époque oti les peintres décou- les lois de la perspective. Das le dix-huitiéme sidcle' la machinerie classique répond & ce que l'on delle: changements de décors, vols et apothéoses, apparitions et disparitions, elle incarne sur. la la part de la magic, et réalise Ia fusion du fantastique et de Illusion qui a nom « merveilleux >. Son se confond avec’ celle de Vopéra, du ballet, des pices & machines > ; puis, au milieu du dix- sitcle, le théitre dramatique commence en utiliser tous les rouages et mécanismes. Désormais ‘Mmachinerie traditionnelle anime toutes les formes du spectacle théatral. Quels en sont les principes techniques ? II s'agit de déplacer les éléments du décor, de dissimuler les den faire apparaitre d'autres, afin de modifier partiellement ou radicalement Timage scénique: ou ‘Bien ces éléments montent dans les cintres et en descendent, ou bien ils s‘enfoncent dans les dessous, ou ‘encore ils disparaissent sur les cétés tandis que d'autres prennent leur place. La mancuvre a bras com- originellement les déplacements, mais elle est aidée, favorisée par un systtme d's équipes » emprunté Ja marine & voile. Fils de traction, treuils, tambours, contrepoids et chariots coulissant dans les_dessous, ‘els sont les apparcils de base. Principes simples, appareillage parfois tres complexe, surtout lorsque les ‘uvres présentées réclament un nombre important de décors, des changements rapides, des transforma- La machinerie classique implique un certain type de décor si Y'on désire qu’elle fonctionne avec le maximum defficacité et de rapidité. Elle permet essentiellement deux sortes de mouvements : le déplacement ertical des toiles et de certains chissis, et le déplacement horizontal (au niveau du plateau) et latéral pour les chassis de coulisses. Qu’on examine le plan de ces mouvements et l'on s'apercoit quiils s'effectuent Barallélement au cadre, de scine, et perpendiculairement & Taxe, de, visibilié sale-sctne, ls correspondent done exactement au décor A Tialenne classique. Diautre pat ell était p ing ment A vue, exercice de virtuosité, source d’émerveillement pour un put ation du matériel décoratif an ‘dixneuvieme sigcle rend ‘cette pratique impossibie. ll est vrai que le changement & yue est bientOt considéré comme incompatible avec Tllusion scénique’ sauf dans la. féerie, mais il n’en reste pas moins que la machinerie classique sous-entend le décor A deux dimensions, les éléments plats (chassis et toiles), et ne permet pas de transformer rapidement une image scénique od les praticables tiennent une place primordiale. La redécouverte de la scéne tournante et Tinstitution de scénes & ascenscurs ‘ent done pour but de remédier & cet inconvénient. Horigine lointaine de la sctne tournante remonte au périacte dy thédtre antique. L’Elmer Belt Library of Vinciana (Université de Californie Los Angeles, U.S.A.) posséde des dessins relatifs & un dispositif 44 DECORATION THEATRALE TRADITIONNELLE Wabord en Allemagne, aux U.S.A. et en Angleterre ne devaient que partiellement et plus tardivement atteindre la France. D’origine réaliste, elles devaient bientét s'adapter aux styles de spectacles les plus opposés. Le souci de traduire l’immensité de Vespace aérien rendait nécessaire installation de cycloramas et panoramas (86), achévement normal d’une évolution commencée au temps de Daguerre. Que plus tard le cyclorama ait été utilisé pour évoquer V'infini cosmique, att sein duquel homme se débat, n’infirme pas son origine réaliste. Le bilan de la décoration théatrale traditionnelle ne peut done étre considéré comme strictement négatif, du moins dans le domaine des techniques scéniques, puisqu’elle devait susciter un renouvellement de ces techniques, et l'apparition de procédés et de structures adaptables aux besoins de styles nouveaux. Sur le plan esthétique tout se passe comme si nous assistions a I’essouflement d’une formule victime de ses contradictions et de désirs irréalisables. La décoration théatrale des années 80 contient en elle des éléments générateurs des réactions et des réformes qui constitueront la révolution théatrale de la fin du dix-neuviéme siécle et du début du vingtiéme : 1°) Elle affirme la prépondérance de I’élément visuel au détriment du texte, de Yaction dramatique et de lacteur. Il y a disjonction entre Vacteur et le décor, l’ceuvre et son cadre. Une telle situation ne peut satisfaire ni ceux qui mettent en doute la nécessité des moyens visuels, ni ceux qui, au nom de la poésie et de l'art, refusent tout excés décoratif considéré comme tne dégénérescence de art théatral, ni ceux pour qui le théatre doit se fonder sur la synthése équilibrée des arts. 2°) Elle propose un univers illusionniste servi par une peinture purement imitative, une accumulation de détails photographiquement exacts, sans syrfthése ni sélection. Elle impose au spectateur une vision précise et limitée. I] est logique qu’elle suscite opposition tournant dus & Léonard de Vinci, et une maquette réalisée d'aprés ces dessins (se reporter & ce sujet aux indications et aux sources mentionnées dans le catalogue de l'exposition La Vie thédtrale au temps de la Renaissance, Institut Pédagogique National, mars-avril-mai 1963, pp. 92-93). Découverte au Japon par Namiki-Sh6zo, la scéne tournante est utilisée pour la premiére fois & Osaka en 1758 sur le plateau du théatre Kabuki. En 1835 le technicien japonais Hasegawa Gambe II Temploie sous 1a forme d'un anneau ‘mobile autour d'un cercle fixe. (Cf. Kurt Bethge, « Die Japanische Buhne », in Biihnentechnische Rundschau, Berlin, avril 1954, pp. 5-10). Cest en 1896 que Karl Lautenschlager installe la premigre scéne tournante européenne au Residenztheater de Munich. A cette époque le plateau tournant permet essentiellement de «construire » avant Ia représentation une série de décors qui, grace & son mouvement circulaire, pourront tre présentés successivement devant Vouverture du cadre de scéne. % La scéne A ascenseurs, dont le meilleur exemple est la sctne & deux étages, offre 1a possibilité d’équiper un décor sur une scéne inférieure dans les dessous, pendant qu'un autre décor est utilisé sur la scéne supérieure au niveau des spectateurs. Un mouvement vertical suffit au changement rapide. Ce systéme coliteux et encombrant fut utilisé pour la premiére fois au Madison Square Theatre de New York par St. Mac Kaye (1879), et développé par A. Linnebach (Chemnitz, 1925; Hambourg, 1926). (86) Au sujet de’Thistoire des cycloramas et panoramas on consultera tr&s utilement les deux. théses suivantes : Carl-Friedrich Baumann, Entwicklung und Anwendung der Biihnenbeleuchtung seit der Mitte des achizehnien Jahrhunderts (These dactylographiée, Institut fiir Theaterwissenschaft an der Universitit Kéin, 1955, pp. 368 et ss); Marianne Mildenberger, Die Anwendung von Film und Projektion als Mittel szenischer Gestaltung, Emsdetten, 1961, pp. 52-54. CONCLUSIONS 45 de ceux pour qui art et imitation s’excluent et qui, refusant toute vision imposée, soutiennent les droits du spectateur 4 la liberté d’imagination. Mais la refusent aussi ceux qui, jugeant incomplete et douteuse Ia réalité qu'elle présente, prénent un réalisme intégral et social. 3°) CEuvre de décorateurs professionnels ignorants de l’évolution artistique, habiles a utiliser des procédés routiniers, elle provoque la réaction des animateurs qui croient renouveler la décoration théatrale en I’intégrant au développement général des arts et particuliérement de la peinture considérée comme vivante, en faisant appel & des déco- raters non professionnels, 4 des nouveaux venus: les peintres, Ce schéma indique dans quel sens iront certaines des réformes entreprises par les metteurs en scéne novateurs. Mais dés le dix-neuviéme siécle des indices apparaissent, des condamnations sont prononcées, des propositions sont émises, préfigurant les réformes fondamentales qui consacreront la fin d'une tradition. 1. Hernani, décor de l’acte 1, Comédie-Francaise, 1879. 2. Rubé et Chaperon, Hamlet (acte |, scéne 2). Académie Impériale de Musique, Paris, 1868 3. Chaperon, Edipe roi, Comédie-Francaise, 188 # Amable et Gardy, Le Mage fecte Il, tableau 2), Opéra, Paris, 1891 . Chaperon, Athalie, Comédie-Francaise, 1 Opéra, Paris, 1895. = € 5 8 sé é

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