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Texte 20
Mais ceux qui sont les favoris du tyran ne peuvent fonder sur lui aucune assurance, dans la mesure ot il a
appris d’eux-mémes qu'il peut tout, et qu’il n'y a ni droit ni devoir qui l'oblige ; il est habitué a ce que sa
volonté soit la raison et & n’avoir aucun compagnon, mais a étre le maitre de tous. Das lors, n’est-ce pas
pitié vraiment que devant tant d’exemples manifestes, devant un danger si présent, personne ne veuille se
faire sage aux dépens d’autrui et que, de tant de gens s‘approchant si volontiers des tyrans, iln’y en ait pas
un seul qui soit assez avisé et assez courageux pour leur dire ce que | renard, d’aprés le conte, dit au lion
qui faisait le malade : « Jirais bien te voir dans ta taniére ; seulement, je vois beaucoup de traces de bétes
qui avancent vers toi, mais n’en vois pas une seule qui en revient. »
Ces misérables voient briller les trésors du tyran et regardent, tout ébahis, les rayons de sa
splendeur ; alors, alléchés par cette clartg, ils s'approchent, sans voir qu'ils se jettent dans la flamme qui ne
peut manquer de les consumer. Ainsi le satyre indiscret (selon les histoires de l’Antiquité), voyant flamber
le feu trouvé par Prométhée, le trouva si beau qu'il alla lembrasser et se brila ; ainsi le papillon qui,
espérant jouir de quelque plaisir, se jette dans le feu parce qu'il brille, éprouve -comme dit le poéte toscan
—Vautre vertu du feu, celle de braler. Ilya plus: méme en imaginant que ces mignons glissent entre les
mains de celui qu'lls servent, ils n’échappent jamais au roi suivant : sil est bon, il faut rendre des comptes
et reconnaitre la raison, aussi tard que ce soit ; s'il est mauvais et semblable a leur maitre, il faudra bien
qu'il ait aussi ses favoris, et ceux-l8 ne seront contents d’avoir a leur tour la place des autres que lorsqu’ils
auront obtenu, le plus souvent, 3 la fois leurs biens et leur vie, Peut-il donc s’en trouver un qui, dans un si
grand danger et avec si peu d’assurance, veuille accepter cette malheureuse situation de servir avec de si
grands dommages un si dangereux maitre ? Quelle peine, quel martyre, 6 vrai Dieu, d’étre nuit et jour &
songer & plaire & un homme, et de le craindre néanmoins plus que tout homme au monde ; d’avoir toujours
Veeil aux aguets, oreille & I’écoute, pour épier d’ol viendra le coup, pour découvrir les embuscades, pour
deviner la mine de ses compagnons, pour dépister les traitres ; de rire avec chacun en craignant tout le
monde, de n’avoir pas plus d’ennemi déclaré que d’ami assuré ; d’avoir toujours le visage riant et le coeur
engourdi ; de ne pouvoir étre joyeux, et de n’oser étre triste !
Mais il est plaisant de considérer ce que leur rapporte ce grand tourment et le bien qu’ils peuvent
attendre de leur peine et de leur misérable vie. Le peuple a tendance & accuser du mal qu'il endure non
point le tyran, mais plutét ceux qui le gouvernent : les peuples, les nations, tout le monde a l'envi,
jusqu’aux paysans, jusqu’aux laboureurs, tous connaissent leur nom, démasquent leurs vices et amassent
sur eux mille outrages, mille insultes, mille malédictions ; toutes leurs priéres, tous leurs vaeux sont dirigés
contre eux ; tous les malheurs, toutes les pestes, toutes leurs famines, ils leur en font reproche ; et si un
jour, en appearence, ils leur accordent quelque honneur, ils ne laissent pas pour autant de les détester au
fond d'eux, et les ont en horreur plus encore que les bétes sauvages. Voila la gloire, voila 'honneur qu’ils
tirent de leur service envers des gens qui, sls repartaient chacun avec un moreau de leur corps, seraient
encore insatisfaits, semble-t-il, et & demi rassasiés de leur peine. Et certes, mme aprés leur mort, ceux qui
viennent ensuite trouvent toujours assez de volonté pour noircir le nom de ces mange-peuples a I’encre de
mille plumes, pour éreinter leur réputation dans mille livres, de sorte que méme leurs os, si ’on peut dire,
sont trainés par la postérité, et qu’elle les punit encore a titre posthume de leur mauvaise vie.
Apprenons donc pour une fois, apprenons & bien faire ; levons les yeux vers le ciel, que ce soit pour
notre honneur ou pour l'amour méme de la vertu, ou encore, si on veut étre plus exact, pour l'amour et
honneur de Dieu tout-puissant, qui est un sr témoin de nos actions et un juste juge de nos fautes. Pour
ma part, je pense bien ~ et a bon droit puisque rien n’est si contraire a Dieu, si libéral et plein de bonté,
que la tyrannie — qu'il réserve l8-bas, aux tyrans et 2 leurs complices, un chatiment tout particulier.
Etienne de La Bostie, Discours de la servitude volontaire, 1547, p.39 a 41 (fin du texte)