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(Bidition originale 1980), Reboul, 0. (2010). Qu’est-ce qu'apprendre ? Paris : PU CHAPITRE 1 ’apprentissage Lacquis et Pappris ferme « apprentissage » ne désigne pas en frangais Vactivité d’apprendre en général. Tl a gardé longtemps un sens restreint, Dérivé du mot « apprenti », il désignait seule- ment « le fait d’apprendre un métier manuel ou technique » (Robert), par opposition a Pétude, c'est-i-dire & Pacquisi- tion de connaissances désintéressées constituant une culture libérale. On trouve un autre sens, également limitatif, non plus quant & Pobjet mais quant au degré de Pacquisition : Papprentissage, c'est « les premitres legons, les premiers essais » (Robert). De nos jours est appar un emploi plus technique du terme, celui des psychologues, qui traduit Panglais /earning, mais aussi ’anglais training, ce qui ne va pas sans de lourdes ambiguités, Landsheere (1979) définit ainsi Papprentissage : « Processus d'effet plus ou moins durable par lequel des comportements nouveaux sont acquis ou des comportements déja présents sont modifiés en interaction avec Je milieu ou I’ ‘envi- Tonnement, » Définition qui, & mon sens, omet un élément essentiel, celui qui précisément permet de distinguer Pappris de Pacquis. Si « acquis » signifie tout ce qui n'est pas inné, ce gui est appris est acquis; mais Pinverse n’est pas vrai, Laccoutumance, par exemple, peut modifier un compor- LAPPRENTISSAGE, 4a tement de fagon durable, étnousser les sens, portable Ia privation (de tabac, etc.) @apprentissage. De méme comportement nouvemu, comme celui de bégayer & la suite d'un choc psychique ou d’avoir le vertige-A la suite d'une chute, n’a rien d'un apprentissage. Pour définir celui-ci, on ne peut faire "économie de la finalité. L'apprentissage n’est pas Pacquisition dun compor- tement quelconque, mais du pouvoir de produire des comportements utiles au sujet ou a Wautres, Je dis « a autres », car ce qu'on apprend dans Parmée ou dans une usine n’est pas nécessairement utile a Papprenti Iui-méme, Je dis « pouvoir », car le comportement acquis n’est utile que si le sujet peut le reproduire & volonté dans une situation donnée. C’est pourquoi une manie, une habitude routiniare ou compulsionnelle ne peuvent étre considérées comme © apprises » ; on n’ « apprend » pas & devenir un rond-de-cuir ow un alcoolique 5 en revanche, on dira qu'un acteur apprend & mimer ces routines ou ces passions, Je définis donc Papprentissage comme acquisition un savoit-faire, c’est-A-dire d'une conduite utile au sujet ou & autres que fui, et qu'il peut reproduire volonté si la situation s'y préte. Cette définition vaut aussi bien pour le savoit-faite du chien qui a ¢ appris » & rapporter que pour celui de Pesctimeur ou du joueur déchecs. rendre insup- sans qu’on puisse parler Pacquisition durable dun Le paradoxe de Vapprentissage ‘Une autre ambiguité vient de ce qu’on étend aujourd'hui Je mot « apprentissage » toute activité qui consiste 4 apprendre, J’estime au contraire qu'il faut s’en tenir aux enseignements de la langue et réduire Papprentissage aux cas ou Je verbe « apprendre » se construit avec une proposi- tion infinitive introduite par @ : « Papprends que vous saver danser » n’est pas un apprentissage ; mais c'est un appren- tissage que d’apprendre d danser, ou d farter ses skis, etc, Dans Je domaine du savoir que, le contraire de la réussite | i | | I | t i | p QU'EST-CEQU’APPRENDRE ? signific Pignorance ou Perreur ; dans celui de savoir-faire, il signifie Vincapacité ou la maladresse. ‘Maintenant, on peut admettre qu'il existe des niveaux 4 Vintérieur méme des apprentissages ; certains aboutissent & de simples automatismes, autres & des aptitudes plus ou moins adaptables ; d’autres de véritables compétences, comme celle du joueur d’échec. Qu’est-ce donc qui permet de dire qu'un sayoir-faire est d’un niveau supérieur a un autre ? Le fait qu'il est plus intelligent, Qu’est-ce A dire ? Liintelligence d'un savoir-faire tient & ceci qu'il n'est pas seulement Ja reproduction de conduites acquises, mais Vaptitude a les adapter A des cas nouveaux, & les modifier en fonction de situations insolites. C'est ainsi qu’on dit de quelqu’un qu’il sait « bien » danser, © bien » conduire, « bien » jouer aux échecs, « bien » raisonner. « Bien » dans tous ces exemples ne signifie pas la conformité a un modele, mais la possibilité d’adapter et d’innover. Comment acquiert-on un savoir-faire ? En « faisant » Papprentissage se distingue de Tinformation parce qu'il implique Pactivité du sujet et n'est possible que par elle, ‘Mais quelle activité ? Celle-Ia méme qu'il faut apprendre | « Les choses qu’il faut apprendre pour les faire, cest en les faisent que nous les apprenons », dit Aristote (Ethique a Nicomague, 1103 a). Et est 1a qu’éclate le paradoxe; il faut faire ce qu’on ne sait pas faire pour apprendre A le faire | Crest en forgeant qu’on devient forgeron, mais comment forger si l'on n’est pas forgeron ? Ce paradoxe est essence méme de Papprentissage ; et tout ce chapitre a pour but de le comprendre. Posons dés maintenant comme hypothese que le niveau d'un savoir- ire dépend de le maniére dont il 2 été appris : qu’on est un bon forgeron, c'est-i-dire qu’on sait forger intelligem- ment, dans la mesure o& Yon a « bien » appris & forger. Que signifie ce.« bien apprendre » ? VAPPRENTISSAGE 43. T. LE DRESSAGE La qualité d'un savoir-faire dépend de la.maniére dont on Pa acquis : comme on a appris, on sait, Cette hypothése est confirmée par le peu d’estime qu’on accorde aut dressage, Pour certains, c'est le niveau le plus bas de Papprentissage. D’autres vont plus loin et disent qu’il se situe & un niveau plus bas que tout apprentissage, car son résultat est un automatisme avengle et qui n’a pas d’utilité pour le sujet Iui-méme mais seulement pour le dresseur. Il en va ainsi pour le dressage animal, le dressage militaire ou tout ‘nutre. Toutefois, objectent certains, il'n’est pas d’éducation sans une part de dressage. Reste & savoir ce qu’on entend ar ce mot, qui est en fait trés ambigu, Il a un sens technique et un sens populaire ; ce dernier est dailleurs loin d’étre clair. Le conditionnement pavlovien Dans le sens le plus technique, le dressage est le condi- tionnement pavlovien, qui transfére, par association, le pouvoir un stimulant sur un autre objet 5 ainsi, lorsqu’un son est associé plusieurs fois a la présentation de nourriture, le chien finira par saliver en entendant le son, méme sans nourriture. En associant ensuite le son a un autre signal, comme une lumiére, on arrive & ce que ce dernier provoque a Tui seul Je réffexe de salivation. Je n'insiste pas sur ce phénoméne ; je pose simplement la question : avoir acquis un réflexe conditionné revient-il 4 avoir appris quelque chose ? Notons tout d’abord que le dressage des animaux se fait en grande partie ainsi. Le claquement du fouet devient signal de la douleur et Ja remplace, Ja voix du maitre signal de la punition ou de la récompense, Le dressage complexe, comme celui des animaux de cirque, consiste & associer des “4 QU’EST-CE QU’APPRENDRE ? associations ; reportons-nous a ce qu’en dit Paul Guillaume (B. 1960, p. 153) : « Le dresseur apprend animal de cirque chaque partie de son tour séparément en la subordonnant d'abord a un stimulant instinctif (appa, fouet), puis & un geste ou & un ordre, » Dans cette premiére phase, on crée done des réflexes conditionnés, puisque le signal conditionnel (geste, ordre) remplace le’ stimulus inconditionnel (appat, fouet). La seconde phase consiste pour le dresseur & associer entre elles ces associations : « Ensuite il lic les différentes parties ; 1a fin de la premigre donne a Yanimal des perceptions qui finissent par devenit les signaux du commencement de la deuxitme, etc, et dispensent de gestes et d'ordres. » Bref, au stade initial, le coup de fouet fait sauter animal ; au second stade, ordre, plusieurs fois associé au coup de fouet, va de Iui-méme provoquer le saut; au troisiéme stade, c'est le mouvement de l’animal précédant le saut qui va servir de signal provoquant celui-ci. C'est pourquoi Vanimal bien dressé semble accomplir sa performance de lui-méme, sans que le dresseur intervienne ; I'automatisme est tel que chacun de ses actes sert de signal au suivant. Lrenfant acquiert bien des comportements de cette maniére, comme probablement la propreté et les rites de la politesse élémentaire. Toutefois la plupart des conduites qu’on attribue au dressage parce qu’elles sont automatiques ont en fait une autre origine. Par exemple le savoir par cur, Certes, dans un texte ou un morceau sus par cur, i se passe Ia méme chose que pour le cheval de cirque : chaque acte sert de signal au suivant : c'est le fait de dire « ayant chanté » qui provoque la réponse « tout Pété », Toutefois, le procédé d’apprentissage est tout différent 5 on apprend par cozur non pas par dressage mais par essais et erreurs, ce qui implique une activité du sujet, absente dans le dressage. Et le résultat est Iui-méme différent : si j'ai un © trou » pendant ma récitation, j’en prends aussitdt LAPPRENTISSAGE 45 conscience, et c’est cette conscience qui me permettra a son tour de combler ma lacune. Bref, on n’apprend pas un texte par coeur comme un perroquet « apprend » a dire des mots, c’est-a-dire par dressage, Les véritables dressages chez 'homme, on ne les trouve guére que dans les cures de désintoxication. Par exemple, on injecte & Palcoolique un produit qui provoque en lui une crise trés pénible dés qu’il absorbe une boisson alcoo- lisée ; Je godt de celle-ci, qui était au départ un excitant inconditionnel « positif », devient alors un excitant condi- tionnel « négatif »; en effet, aprés Ia cure, le sujet éprou- vera des nausées ou autres malaises dés qu'il absorbera la moindre goutte d’alcool. On sait que ce genre de cure n’est efficace que si le sujet y patticipe activement et volontaire- ment, Mais méine dans ce cas, on ne peut pas dire qu'il ait appris quelque chose ; il a seulement acquis le dégodt de Yalcoo!, aussi aveuglément qu'il en avait acquis le gott. Un film de Kubrik, Orange mécanique, nous le montre par Tabsurde ; le héros, un voyou dangereux mais trés intelligent, est « rééduqué » de Ia méme maniére qu’on désintoxique un drogué ; aprés lui avoir injecté de force un certain produit, on lui présente des films de violence et de perversions sexuelles ; au moment précis ob surgissent les images scabreuses, Pinjection fait son effet, et Je sujet est pris de nausées intolérables ; sorti de prison, il sera en proie aux mémes nausées dés qu’il sera tenté de commettre « le ‘mal » ; on a installé en lui, par conditionnement, la répulsion qu’éprouve tout homme normal envers la violence. Le film, qui est en réalité une fable voulant montrer la dérision de Ja morale sociale, illustre en tout cas le fait que le condition nement n’ « apprend » rien ; le sujet a subi sa désintoxication de fagon passive et involontaire ; devant le film, il était ligoté a sa chaise, les paupiéres maintenues ouvertes par des agraphes. Une fois sorti de prison, le conditionnement a fait de tui un inadapté, incapable de se défendre puisque tout combat le plonge dans des nausées et des convulsions ; dagresseur, il est devenu victime, mais toujours en proie 46 QU'EST-CE QU’APPRENDRE ? a ses pulsions, sans choix possible. Enfin, la cure a détruit ce qu'il y avait malgré tout de beau en lui, son amour pour Ja musique de Beethoven ; parce que celle-ci servait de fond sonore aux scénes de violence filmées, elle provoque ensuite en lui la méme répulsion que les actes violents, ‘Malgré certaines affirmations, il est douteux’ que le conditionnement pavlovien ait servi de base aux proc’s staliniens ou au lavage de cervean maoiste. Par contre, ill joue son réle dans Ia publicité et dans la propagande poli- tique, od tel mot, tel cliché devient le signal automatique dune réaction d’approbation ou de répulsion, Mais, méme dans ce domaine, le conditionnement pavlovien n’agit pas seul ; il s’intégre @ des processus complexes, Toujours est-il qu’étre conditionné ne signifie pas « apprendre » & aucun sens du terme ; étre conditionné, c’est avoir acquis un lien rigide et arbitraire entre un signal et une réaction, Le conditionnement pavlovien permet de dire que le sujet a acquis quelque chose, non qu'il a appris quelque chose. Le dressage au sens populaire + automatisme et souffrance Le mot « dressage » au sens populaire désigne deux réalités bien distinctes. D'abord un résultat : une conduite automatique, utile a d'autres qu’au sujet Iui-méme ; c’est ainsi quion parle un animal « bien dressé » ou d’un laquais « bien dressé », mais sans tenit compte de la maniére dont cet automatisme a été acquis, Ensuite, un moyen dacquisition. Dans expression « ga va le dresser », on sous-entend que la souffrance va apprendre au sujet quelque chose qui lui manquait, comme Vobéissance, la modestie, la politesse ; ce qui importe dans ce second sens n’est pas acquis mais acquisition; on peut en effet acquérir par la souffrance autre chose que des automatismes aveugles, L’APPRENTISSAGE 47 Nietzsche disait de la souffrance qu’elle est « le seul dressage (Zucht) qui ait permis jusqu’ici & Phomme de stélever » (Au-deld du bien et du mal, n° 225 5 cf. n° 188 et 203). Est-ce vrai ? Le dressage par la souffrance est-il un élément indispensable a Péducation ? On pourrait dire que la souffrance est une « lecon » en. ce qu’elle dissuade le sujet de faire des actes mauvais pour lui ou pour autrui; par exemple, enfant qui s'est brdlé ne touchera plus au few. Mais on peut croire Skinner quand il affirme que le « renforcement négatif » est aussi peu efficace qu'il est cofiteux. De plus, la souffrance pourrait aussi bien dissuader "homme de faire des actes utiles et bons, comme escalader une montagne ou se sacrifier pour ses semblables. La souffrance aveugle fait « apprendre » mimporte quoi ; autrement dit, elle n’ « apprend » rien, Néanmoins, dans un apprentissage actif, la souffrance peut tre doublement utile. D'abord parce que I’épreuve éduca- tive est un moyen de préparer Pindividu a surmonter Pépreuve réelle, qui vient toujours quand on Pattend le moins. Ensuite, parce que la souffrance qu’on a subie permet de comprendre et les autres et soi-méme, Il existe donc bien une « école de la souffzance », Il reste que la souffrance est loin d’étre toujours éduca- tive. Quand elle n’est que souffrance, elle révolte ou elle accable, elle aigrit ou elle décourage, Car ce qu'il y a de vraiment douloureux en elle, c’est qu’on ne la comprend pas. Absurde et humiliante, elle dégrade "homme au lieu de Vélever, Ce n'est pas’ Ia souffrance par elle-méme qui éduque, mais cette forme trés particuliére de souffrance quest Pépreuve, L’épreuve éléve Phomme parce qu’elle lui fait prendre douloureusement conscience de ses limites tout en lui insuffiant assez d’élan pour les dépasser; parce quelle élimine progressivement les conduites qui ont provoqué la souffrance tout en sélectionnant celles qui permettent de la surmonter. En ce sens, elle « grandit » Phomme, mais & condition que I’homme Vaccepte et la comprenne, La ot 48 QU'EST-CE QU’APPRENDRE ? manque cette condition, la douleur n’est plus un « maitre » et Pépreuve n’est plus qu’un dressage qui forme des auto- ‘mates, non des hommes, Dressage et apprentissage Essayons maintenant de récapituler les traits distinctifs du dressage, au sens Je plus général du terme, et de voir son rapport avec lapprentissage. 1° Le dressage est une contrainte extérieure qui impose au sujet d’acquérir certaines conduites, sans que soit fait appel son initiative ; s'il est un procédé pour le dresseur, il nest pour fe dressé qu’un processus, qui se déroule en lui sans Tui, En d'autres termes, on ne se dresse pas soi- méme ; on est toujours dressé par quelqu’un d’autre et pour quelqu'un d’autre, 2° Le dressage refuse de prendre en compte les gotits, les désits et les aspirations du sujet; il n'utilise que ses craintes et ses répulsions. En ce sens, le conditionnement pavlovien n’est pas un pur dressage, puisqu’il utilise des réactions positives ; mais il s'agit toujours de réactions partielles, non du bien-étre total de Vindividu; il est probable que le chien serait nettement mieux & courit dans un bois qu’a saliver dans un laboratoire, C’est pourquoi chez Phomme, le dressage, méme quand il n’est pas accompa- gné de soufitance physique, 2 toujours un caractére humiliant. 3° Dans le dressage, la correction du comportement se fait par une peine réelle qui agit mécaniquement sur lin vidu (cf, Durkheim, E. 1963, p. 113 et 147). Dans Pédu- cation, la sanction, méme physique, a toujours un caractére symbolique, et c'est bien en tant que symbole qu’elle opére ; elle n’est pas une cause mécanique de redressement, mais Je signe qu’il faut se corriger. Donner un coup sur Ia main de Papprenti pianiste quand il fait une fausse note est du pur dressage ; lui dire « c’est faux » est de Penseignement. L'APPRENTISSAGE 49 Il reste que si le coup ou la gfe sont si douloureux pour Penfant, c'est quill les regoit comme le signe, soit de sa culpabilité, soit de la haine des grandes personnes ; dans ses jeux, il peut encaisser des coups bien plus forts sans en soufftir, parce qu’ils ne Phumilient pas, 4° La conduite acquise par dressage est un automatisme aveugle, qui se déclenche dés que les circonstances s'y prétent, sans que le sujet puisse le transformer pour Padapter. ‘William James cite Pexemple d’un vieux soldat si bien dressé qu'il se mit au garde-a-vous au cri d’un officier et laissa tomber le repas qu'il portait. 5° Enfin, la conduite acquise par dressage n'est ni transférable ni généralisable, contrairement un savoir-faire véritable. Celui du pianiste, par exemple; consiste a pouvoir jouer un nombre indéfini de morceaux trés différents de ceux qu'il a appris ; plus encore, le pianiste a appris & apprendre de nouvelles techniques, donc a généraliser ce qu'il savait déja, Le résultat du dressage est a 'opposé : le sujet ne sait faire qu’une chose, autrement dit il ne sait na acquis aucun pouvoir réel sur les choses ou sur lu méme, Il a été conditionné a réagir, il n’a pas appris a agit. ‘Méme si l'acquisition d’un savoir-faire comporte souvent une part de dressage, le dressage en lui-méme ne confére aucun savoir-faire, I! n’est méme pas le niveau inférieur de Vapprentissage ; il se situe & un niveau inférieur & tout apprentissage. Il est du domaine de ’acquis, non de 'appris, 2. LES DIVERSES FORMES DE L’APPRENTISSAGE Imitation et répétition Si le dressage ne donne aucun savoit-faire, comment donc apprend-on a faire quelque chose ? En le faisant, avons-nous dit. Mais comment faire ce qu’on ne sait pas encore faire ? La réponse populaire est trés simple : on Papprend par imitation et par répétition. | | 50 QU'EST-CE QU’APPRENDRE ? En fait, ces deux termes posent plus de problémes qu’ils n’en résolvent car, loin de désigner des moyens d’apprendre, ils se référent bien plutt au résultat de lapprentissage. Crest parce qu’on a appris a forger qu’on peut imiter le for- geron et répéter ses gestes a volonté, sans risque de se blesser. Le mot imitation désigne deux réalités différentes. D’une part, Paction de reproduire ce que fait autrui ; cette reproduction est trés fréquente dans le monde animal, ‘mais elle ne constitue pas un apprentissage, puisque P « imi- tateur » ne fait que ce qu'il sait faire ; il fait ou il vole comme Jes autres, mais il n’apprend pas a fuir ou a voler. D’autre part, limitation peut désigner la tentative de reproduire ce que fait autrui et par li méme la possibilité de apprendre alors qu'on ne savait pas le faire au départ ; les animaux, sauf peut-étre les oiseaux chanteurs, en sont incapables ; Phomme, au contraire, est capable de tenter de reproduire uun acte qu'il ne sait pas faire, de se donner ainsi une chance @apprendre tout en prenant le risque d’échouer. Ce que fait autrui_n’est plus alors un simple stimulus, comme le vol d’un oiseau pour les autres, mais un modéle, ce modéle pouvant étre soit Pacte méme d’autrui, par exemple les gestes du peintre, soit son résultat, par exemple le tableau. ‘Mais, méme ainsi, Pimitation permet de modifier, denti- chir ou de consolider ce qu’on sait déja faire, non d’apprendre ale faire ; il faut tre déja peintre pour imiter un peintre ou son tableau ; si Penfant apprend a parler ow & écrite en imi- tant, c'est & partir de savoir-faire déjt donnés par la matur: tion ou par Vexercice. Bref, limitation joue tn role décisif dans Vapprentissage humain, mais a condition d’étre insérée dans une activité globale dont elle ne constitue que certains moments privilégiés (cf. Guillaume, E, 1968, p. 58, 110-111). Quant au mot « répétition », il est ambigu et décrit mal ce qu'il désigne. Il est certes utile par ce qu'il sous-entend : qu’on n’apprend pas & faire quelque chose en une seule fois, qu'il faut s'exercer encore et encore pour savoir ; comme le dit le proverbe allemand : Ucbung mackt den Meister, est exercice qui fait le maitre ; legon d’humilité et de courage L’APPRENTISSAGE su ensemble. J’avais un collague d'origine helvétique qui pouvait écrire aussi bien en allemand et en anglais quien frangais ; les gens disaient : « C'est parce qu’il est Suisse » ; comme s'il suffisait de naitre Suisse pour en avoir les qua- lités ! Mais le terme « répétition » est trompeur en ce qu'il laisse croire que chaque performance ne fait que reproduire Ja précédente ; si c’était le cas, il n’y aurait ni progrés, ni méme apprentissage, puisqu’on ne ferait que s'imiter soi- miéme, en reproduisant ses erreurs et ses maladtesses ; tels ces apprentis musiciens qui achoppent toujours & la méme mesure du morceau qu’ils « travaillent », précisément parce quills ne font que le « répéter », La véritable répétition n’est efficace que parce qu’elle n’en est pas une, parce que chaque performance marque un. progrés par rapport 4 la précédente; le terme anglais practice exprime bien mieux ce qui se passe ; 'acquisition par V'action d'un savoit-faire qu’on ne possédait pas. En fait, le mot « répétition » signifie surtout Pacte de reproduire un savoir-faire pour le maintenir ou le consolider ; c’est ainsi que le plus grand pianiste doit « répéter » tous les jours pour ne pas «se rouiller » ; ici encore Uebung macht den Meister ; mais Pexercice de « répéter », de «repasser » n'a rien d'une simple reproduction (cf. Guillaume, E, 1968, p. 24 A 28, 66, 113 4 117), Bref, il faut se garder de deux erreurs, qui ne sont pas seulement théoriques mais qui paralysent bien des appren- tissages ; la premigre est de croire que la répétition est inutile, In seconde est de s’imaginer qu’elle est sulfisante pour apprendre. La répétition m’est pas en elle-méme une cause de progrés ; elle n’est qu’une occasion pour les causes de progrés de se manifester ; c'est & ce titre qu'elle est utile. Le tdtonnement En fait, il existe une forme d’apprentissage qui ignore toute imitation et toute pratique méthodique ; c'est P'appren- tissage par essais et erreurs (trials and errors), commun & | | F | 52. QU'EST-CE QU'APPRENDRE ? Phomme et @ animal. Le sujet proctde aveuglément, en titonnant, et les erreurs, cest-i-dire les actes parasites, s’éliminent progressivement au cours des performances successives, alors que les essais utiles se confirment et svenchainent avec de plus en plus d’aisance. Apprentissage aveugle, mais qui différe pourtant totalement du condition- nement pavlovien, comme le montrent les deux exemples suivants, Le premier est celui des labyrinthes. On place un rat affamé & entrée d’un labyrinthe ; a force de tétonner, il finit par en sortir, Au cours de Pexpérience suivante, il fera tun peu moins d’erreurs, puis de moins en moins, jusqu’s ce quill arrive a parcourir le labyrinthe sans la moindre hésitation. La premiére fois, Panimal a découvert par titonnement la sortie du labyrinthe, mais il n’a pas encore appris d en sortir. L’apprentissage se poursuit d’une épreuve 4 Pautre par élimination progressive des erteurs, autrement dit des impasses ; cette élimination, dabord trés lente, va Saccélérer brusquement jusqu’a ce que Panimal arrive & une performance parfaite, ce qui donne & l'apprentissage la forme d'une courbe de Gauss. Le second exemple est celui de Pexpérience de Skinner. Un rat est placé dans une boite contenant un récipient rempli d’eau, une mangeoire o& peuvent tomber des bou- lettes de nourriture, et un levier. Affumé, le rat se livre & des mouvements désordonnés ; il fouille, furette, se dresse contre les parois ; par hasard, il Iui arrive d’appuyer sur le levier, ce qui déclenche un mécanisme qui fait tomber la boulette dans la mangeoire. Au cours de lexpétience, Pinter~ valle de temps entre deux pressions sur le levier diminue, @abord lentement, puis de plus en plus vite, jusqu’au moment oi Je rat appuie de facon répétée sur le levier, ne s'interrompant que pour consommer la boulette, La réaction utile, surgie par hasard, va progressivement éliminer toutes les autres, c'est-a-dire les erreurs (Le Ny, E. 1972, p. 49). Dans ces deux exemples, contrairement aux expériences de Pavlov, Vexcitant inconditionnel (la nourriture) n'est L/APPRENTISSAGE 53 pas donné avant la réaction mais la suit. Autrement dit, le stimulus positif est provoqué par la réaction, qu'il confirme en retour. C’est ce que Skinner nomme le renforcement positif, Méme A ce niveau trés bas, Papprentissage est supérieur au dressage. D’abord, il met en jeu 'organisme tout entier. Ensuite, il implique une motivation préalable ; si Panimal court ou se débat, c'est parce qu’il a faim. Enfin, il repose sur Vactivité du sujet et n’existe que par elle. Paul Guillaume note d’ailleurs que les rats qui appren- nent facilement le labyrinthe « sont des animaux actifs, remuants, curieux »5 et il ajoute : « Ces qualités sont un facteur essentiel de Pédueabilité » (E, 68, p. 48). Cette temarque me parait valoir a fortiori pour homme. Un apprentissage est d’autant plus efficace qu'on laisse plus de Place 4 activité, & la curiosité, au « remuement » des apprentis, Il reste que Véducation ferme trop souvent les yeux devant ce genre d’évidence. Liapprentissage par essais et erreurs confirme nos remarques sur la répétition, Celle-ci n'est féconde que si elle permet & chaque performance d’éliminer une partie des erreurs faites au cours des précédentes; c'est done qu’elle n’est pas une simple reproduction. D’ailleurs, comme le remarque Guillaume, si la répétition avait pour effet inexorable de consolider les conduites et de les transformer en habitudes, elle serait plus nuisible qu’utile a Pappren- tissage ; en effet, les erreurs initiales, Parce que longtemps répétées, devraient devenir des « plis » incorrigibles ; le sujet serait condamné & ne jamais sortir de son orniére ; or il en sort (cf. Guillaume, p. 115). C’est que les succés, méme rares, suffisent d’eux-mémes & éliminer des erreurs bien des fois répétées ; il suffit pour cela que le succés soit confirmé par la récompense qu’il provoque. La répétition west pas par elle-méme un facteur de succés ; mais elle donne aux facteurs de succés Poccasion de se produire, ces facteurs étant les succés eux-mémes, Sans Vactivité globale et motivée, 'apprentissage serait 54 QU’EST-CE_QU'APPRENDRE ? impossible. On n’apprend pas un labyrinthe a des rats en les tenant en laisse, ni l’écriture & des enfants en leur tenant Ja main (cf. Guillaume, p. 69). Encore que « tenir » soit la tentation de tous les pédagogues. La méthode L’apprentissage par essais et erreurs est commun & Vanimal et & Phomme. Il existe en outre un apprentissage méthodique qui, lui, n’est le fait que de Phomme. Il est donc supérieur au premier, si du moins Pon admet que Vhomme est supérieur 8 l’animal ! Le caractére essentie! de la méthode, ce qui !a distingue du titonnement, est économie des essais et surtout des erreurs. Dans tous les cas, elle consiste : r) a prendre conscience du but, du modéle a apprendre ; 2) & diviser ce modéle en actes assez simples pour que le sujet puisse les exécuter ; 3) enchainer progressivement ces actes simples ; 4) a récapituler les essais jusqu’a Pélimination totale de tout geste parasite. Les trois derniers moments correspondent aux trois derniéres régles de la méthode de Descartes. Les deux résultats quis visent sont, dune part, d’éliminer tout geste inutile, et autre part, d’enchainer entre eux les. gestes utiles, Or, les gestes utiles sont exécutés, ensemble ou séparément, parce quiils sont des actes que le sujet savait éja faire. L’apprentissage vérifie 4 sa maniére Ia formule de Platon : on mapprend jamais que ce qu’on savait déja. Tout savoir-faire nouveau est la mise en euvre d'un savoir faire: inné ou déja acquis, Papprentissage consistant seule- ment a sélectionner et & enchainer. Lenfant qui apprend & écrire ne fait rien d’autre que ce qu'il savait déja faire, tout son travail est d’éliminer les gestes inutiles et de coordonner les gestes utiles. Le premier temps de Papprentissage méthodique consiste & prendre conscience du modéle; c'est cette prise de conscience qui distingue ’apprentissage du pur tatonnement, APPRENTISSAGE 35 On peut bien dire alors que Pimitation est au départ de Papprentissage ; seulement, elle agit comme « cause finale » et non comme « cause motrice », Si, en effet, il sufisait dimiter pour savoir faire, Papprentissage serait inutile ; on n’aurait besoin ni de décomposer, ni d’enchainer, ni de récapituler. En revanche, le modéle est le but qui permet Papprenti de sélectionner et d’enchainer les actes utiles et de supprimer les autres. Mais, outre limitation globale du modéle, qui constitue un probléme et non une solution, la méthode introduit, dans chacune de ses trois derniires phases, une imitation partielle, o& le sujet reproduit bel et bien ce qu'il sait déja faire; il exécute l'acte difficile, mais au ralenti ; ou bien il le décompose en actes faciles pour Tui; ou bien il Pintégre a des exercices qu’il est capable exécuter. Le modéle est encore ce qui lui permet d’en- chainer et enfin de récapituler. Bref, le modéle, en permet- tant de contréler chaque essai, économise les titonnements, donc les erreurs. La méthode est donc une école d’économie, Néanmoins, cette opposition entre tatonnements et méthode est peut- étre trop simple pour n’étre pas simpliste ; celle-ci n’a pas nécessairement cet aspect purement rationnel qui lui per- mettrait de se passer de ceux-li, Mais, méme si la pure méthode était possible, serait-elle vraiment soubaitable ? N’est-elle pas une entrave a la spontanéité et a la créativité de ceux qui apprennent, une atteinte a leur liberté ? Nous ne pouvons pas éluder, en tout cas, le procés qu'une certaine pédagogie (ou antipédagogic) fait a la méthode. 3. METHODE ET LIBERTE La méthode est-elle supérieure aux tdtonnements ? Les deux manidres d’apprendre 4, par titonnements et par méthode, constituent chacune une réponse spéci- fique au probléme posé par Aristote : cest en forgeant 56 (QU'EST-CE_QU’APPRENDRE ? qu’on devient forgeron, mais comment forger tant qu’on n’est pas forgeron ? Au niveau des essais et erreurs, on accomplit par hasard, dans une foule de gestes inutiles ou parasites, L'acte 2 apprendre ; et I’on recommence jusqu’a ce que ce dernier ait éliminé tous les autres. Au niveau méthodique, Pacte 4 apprendre est montré, décomposé en actes simples qu’on exécute séparément pour les enchainer ensuite et répéter enfin Ja synthése finale. La supériorité de 1a méthode semble donc indéniable, Diabord elie constitue un gain de temps. De plus, elle empéche les erreurs, c'est-a-dire les gestes parasites, de s'invétérer, autrement dit de se renforcer a mesure quon répéte, comme c’est souvent le cas dans ’apprentissage par tatonnement ; ainsi le mauvais pianiste qui, par manque de méthode, répéte chaque fois les mémes fautes, Enfin, Ia méthode permet de supprimer les risques; si Papprenti forgeron se mettait du premier coup & forger, il coutrait de graves dangers, de méme que Vapprenti nageur qui se jetterait d’emblée en eau profonde ; en ce sens, Pappren- tissage méthodique réalise cette simulation que jai consi- dérée comme essentielle & Penseignement, Il permet de forger sans se briller, de nager sans se noyer, etc., en repérant ce que le sujet sait déja faire, Et pourtant, il existe aujourd’hui tout un courant qui, au_nom de la spontanéité et de la créativité, rejette Ia méthode, comme entrainant nécessairement Pintervention autoritaire et répressive du maitre. C’est une volonté étrangére qui impose, d’une part, le modéle & exécuter, et d'autre part, la décomposition de Pactivité en actes parcellaires, enchainés ensuite en performances contrélables, évaluées d’aprés un étalon extérieur. Le corps humain avest plus qu’une machine, au service d'une volonté étran- gére qui peut la démonter et Ia remonter a son gré. Dans cette perspective, loin d’étre supérieure aux tétonnements spontanés, la méthode ne serait que la forme la plus insi- dieuse du dressage. L’APPRENTISSAGE 37 On peut remarquer tout d’abord qu'il ne faut pas confondre la méthode avec ses excés, pas plus qu'il ne faut confondre la non-directivité avec la licence ou Panarchie, Les excés, comme instruction militaire a la prussienne, Je travail & la chaine, l'entrainement forcené a la compétition sportive, proviennent toujours du fait que Papprentissage n’est pas au service de Papprenti, Ce n’est pas & Ia présence de Ia méthode qu’il faut s’en prendre, mais & sa finalité, puisqu’elle vise & faire du futur soldat, du futur ouvrier, du futur champion, des machines. Le sophisme des pédagogies non directives consiste & confondre la méthode avec la contrainte, plus précisément avec la contrainte extérieure et aliénante. Sans doute toute méthode d'apprentissage est-clle contraignante, mais on n’est_pas nécessairement contraint de Padopter. On peut Ja refuser, demander d'autres méthodes, L’essentiel est que celui qui désire acquérir un savoir-faire demande de fui- méme une méthode pour sortir de Porniére des essais infructueux et des erreurs invétérées, La lui refuser au nom de I’ « autonomie » est un véritable déni de justice. Et Papprentissage ne profitera en fait qu’aux sujets assez motivés pour s’imposer une méthode et assez doués pout Ja trouver d’eux-mémes, Abandonner In méthode revient donc a faire de l'apprentissage une sélection aveugle. Reste que la méthode mest vraiment éducative que si Je sujet en comprend la nécessité, S°il ne voit pas le but des exercices de détails, comme Ia respiration ou les gammes, ceux-ci ne sont plus que des corvées qui risquent non seule- ment de Je dégoiter d’apprendre mais plus encore de Paliéner dans le conformisme ; tout exercice devient domma- geable dés qu’on n’en comprend plus Penjeu, dés qu’on est privé de voir & quoi Pon s'exerce. Reste également que le but de Papprentissage méthodique n’est pas seulement @acquérir tel savoir-faire, mais de pouvoir trouver sa propre méthode, d’apprendre & apprendre. « Liindividu, écrit Paul Osterrieth, ne peut organiser ‘ou réorganiser convenablement son comportement que s'il 38 QU'EST-CE QU’APPRENDRE ? a une idée claire du résultat qu’il doit atteindre » (E. 1972, P. 61). Excellente formule, qui permet dexclure deux pédagogies opposées ; celle qui impose a Papprenti des exercices fastidieux parce qu’il n’en voit pas le but, et celle qui Ie laisse « libre » de tatonner sans savoir comment sen. sortir, Dans Ja premigre, il ne sait pas ol il va; dans Ia seconde il le sait mais ignore comment y aller. Quant au modéle, terme fort décrié de nos jours au nom de la « créativité », le fait qu'll joue le role de cause finale ne signifie pas qu’il soit une fin en soi, Il n’est qu'un objectif transitoire. Car le but véritable d’un apprentissage supérieur n’est pas de reproduire le modéle mais de s’en Passer; de jouer le morceau non pas comme le joue le maitre mais comme on veut le jouer. C’est la, en tout cas, Ie critére le moins contestable de tout apprentissage, celui qui permet de dire & coup siir si on a.« bien » appris ou non, Avoir « bien » appris, qu’est-ce, sinon avoir acquis une maitrise permettant de se passer de maitre ? Apprendre , dans tous Jes domaines, est apprendre 1a chose la plus utile mais aussi la plus difficile ; c'est apprendre a faire ce qu’on veut, Méthode analytique et méthode globale La méthode, & condition quelle soit comprise par I’élave et si possible trouvée par lui, est donc ce qui lui permet de prendre en main son propre apprentissage, Alors, elle n'est pas contrainte mais liberté, Abordons maintenant une autre objection, bien plus pertinente, car elle ne porte plus sur le principe de la méthode mais sur son contenu, On lui reproche d’étre analytique, c’est-A-dire axée sur la décomposition et la recomposition des actes & apprendre, alors qu'une méthode globale serait nettement plus féconde parce que plus naturelle, Cette autre méthode, en fait, est celle qui met en ceuvre a « lecture globale », ou mieux encore les techniques de LAPPRENTISSAGE 59 Freinet, o& enfant apprend a lire et a écrire par Vimpri- merie. Celle également ot ’on apprend tne langue étrangire par un « bain linguistique », ou, mieux encore, en allant séjourner dans le pays. Celle oi I’on apprend les éléments de Ja musique en jouant d’emblée dans un ensemble d'instru- ments A percussion, etc. Dans tous les cas, au lieu de partir dexercices partiels pour construire progressivement l'acte a apprendre, on part de celui-ci. Ul faut reconnaitre la méthode globale un double avantage, D’abord, elle comporte une trés forte motivation ; il est bien plus intéressant de faire de Ia musique que du solfége, de converser dans une langue que de faire des exercices structuraux, de lire que d’épeler. D'autre part, elle est effectivement plus « naturelle » que la méthode analytique, autrement dit plus conforme a la réalité de Papprentissage. Paul Guillaume (E, 1968, p. 132) rapporte que si des rats apprennent un labyrinthe en s’exergant a en parcourir d’abord les parties, puis en enchafnant ces savoir-faire partiels, ils cessent, dans ce deuxiéme temps, de reconnaitre les parties quills avaient pourtant appris & parcourir sans faute dans le premier et commettent finale- ment bien plus d’erreurs que si on les avait lichés tout de suite dans le labyrinthe total. De méme, le pianiste n'a pas toujours intérét a exercer séparément ses deux mains 5 supposons que la gauche doive jouer dans un rythme binaire et la droite dans un rythme ternaire: méme si chaque mélodie est facile en elle-méme, leur synthése peut présenter une difficulté insurmontable ; chacun peut s’en rendre compte en essayant de frapper réguligrement deux coups avec sa main gauche en méme temps que trois avec sa droite. On pourrait multiplier les exemples. Tout ceci pour dire qu’un savoir-faire n'est pas une totalité mécanique, une somme de savoir-faire partiels qui resteraient identiques & eux-mémes aprés leur enchainement avec d’autres. Guillaume en conclut que la méthode ana- lytique risque d’étre « un détour cofiteux » (p. 133), puis- qu'elle impose d’epprendre des gestes partiels qu'il faudra 60 QU'EST-CE_QU’APPRENDRE ? ensuite désapprendre pour les intégrer dans le savoir-faire terminal. La méthode globale est supérieure puisqu’elle permet de « constituer le tout aussitét que possible, pour procéder ensuite & une différenciation progressive des parties » (p. 133). Toujours est-il que la méthode globale reste une méthode, et non pas un retour aux titonnements, encore qu’elle leur laisse plus de place dans la phase initiale que fa méthode analytique. Une méthode, d’abord parce qu’elle constitue Je tout « dés que possible », et non tout de suite 5 Papprenti doit avoir acquis un minimum de savoir-faire avant de « se jeter & Peau »; dans tous les cas, si on lui présente une tiche trop complexe pour qu’il puisse lexé- cuter, méme trés approximativement, on le livre a Pimpuis- sance et au découragement. Une méthode, ensuite, parce qu’on procéde, dans un second temps, «une différenciation progressive des parties »; ainsi, 'éléve de Freinet, aprés avoir écrit son texte, corrige ses fautes de francais et d'ortho- araphe jusqu’a ce qu’il soit imprimable ; I’étudiant qui va appreidre l'anglais en Angleterre seta bien avisé de se munir d’un livre de grammaire et d’exercices, non pas pour « apprendre » Panglais, mais pour l'apprendre plus vite, plus intelligemment, en corrigeant ses gallicismes, en géné- ralisant Jes exemples qu’il a appris, bref, pour « profiter de son expérience ». Plus généralement, dans un apprentissage quel qu’il soit, il n’y a progrés que si Papprenti est A méme disoler l’acte qu'il sait mal faire et de l’exercer & part, sans perdre de vue pour autant l’enjeu de Pexercice. A titre dexemple, citons ce que Freinet nomme « le titonnement expérimental », méthode globale appliquée & Pacquisition du savoir, et qui remplace le cours pat la libre recherche des éléves. Tl s’agit bien d’un « tétonnement » ; un éléve, ou un groupe, se pose une question ; par exempl « Pourquoi les mouches peuvent-elles marcher au plafond sans tomber ? » Et cest a Iui de trouver la réponse 5 ill egardera les pattes de la mouche au microscope, cherchera dans les fiches ou dans les livres. Mais il s'agit d'un tdton- L’APPRENTISSAGE 6r nement bien encadré, qui n’a rien d’aveugle. Les enfants partent d’une question précise, font des hypotheses — « les mouches n’auraient-elles pas des crochets aux pattes ? » — puis des expériences ; ils disposent en outre d'un matériel adéquat, comme le microscope et le fichier ; enfin, le maitre est la pour les aider 4 trouver une méthode de recherche et pour leur fournir les documents pertinents. Son réle est sans doute plus important que dans l'enseignement tradi- tionnel, et la « legon a posteriori » lui demande plus dPefforts que les legons routiniéres répétées chaque année, Liintérét de 1a méthode globale est donc de motiver fortement Vapprentissage en permettant a l’éleve d’en trouver Iui-méme l'enjeu, Mais global ne signifie pas laisser- aller ou débraillé. Et Vopposition entre Panalytique et le global n’est pas celle entre la contrainte et le hasard, mais entre une méthode mécanique et une méthode qui s’appuie davantage sur la liberté. Méthode passive et méthode active Par la méme, la méthode globale comporte une marge de tatonnements. Ce qui nous améne & réviser Popposition par trop simpliste entre Papprentissage par essais et erreurs et Papprentissage méthodique. D'abord, il n’existe guére d’apprentissage par essais et erreurs 4 Pétat pur. Les rats eux-mémes, quand on les lache dans un labyrinthe, ne font pas n'importe quoi guidés par une tendance, par exemple garder la initiale, qui-agit comme une hypothése de travail qui sera rectifiée au fur et A mesure des essais. Inversement, il n’existe pas d’apprentissage purement méthodique, qui permettrait d’exclure toute erreur et tout risque. La meilleure méthode ne peut éliminer les titon- nements. Et cela pour deux raisons, La premiére tient au sujet Iui-méme. L’homme qui apprend, depuis la nage jusqu’au raisonnement, en passant par Ja danse, 1a musique, les échecs, c’est homme total, 6 QU'EST-CE_QU’APPRENDRE ? ala fois corps et esprit. Or, le scandale de tout apprentissage réel, Cest-i-dire difficile, est que cet homme qui devrait étre un se trouve étre deux, opposé a lui-méme, douloureu- sement divisé ; si son esprit comprend ce qu'il faut faire, son organisme ne le comprend pas pour autant. Les moralistes traditionnels ont insisté sur ce scandale : Video meliora proboque, deteriora sequor : des deux partis, je vois Je bon et je Papprouve, mais je prends le mauvais | On le retrouve dans le plus humble des apprentissages ; je « vois » que je pourrais nager en faisant tels mouvements, mais une fois dans eau, je ne les fais pas ; je ne puis les faire, & cause de agitation de Panimal en moi. On rencontre Je méme probléme avec la vitesse; l'apprenti skieur ou musicien arrive a faire au ralenti des gestes qu’il ne sait plus faire a la vitesse normale ; pourquoi ? C’est qu’en réalité Jes gestes ne sont plus les mémes ; la vitesse impose de les enchainer et de les associer sans que le sujet puisse en prendre conscience séparément et surveiller chacun d’eux ; il est alors en danger de perdre le contr6le de Iui-méme ; et Vappréhension de ce danger ne fait qu’'aggraver son impuissance. Pour que cesse cette impuissance, faite d'inquiétude, de crispation, de panique, il faut un apprentissage qui laisse au corps Ie temps de comprendre ce que l’esprit a compris, qui donne libre cours a agitation de l’animal jusqu’é ce qu’elle cesse d’elle-méme, Reste qu’elle ne cessera jamais tout a fait d’elle-méme. Si je veux supprimer cette agitation en moi qui m’empéche @agir comme je Ventends, si je veux surmonter la raideur, le trac, le vertige et autres « passions » aussi folles que banales, la répétition ne suffi pas. Il faut agir sur une pattie pour arriver & contrOler le tout : par exemple, s’exercer & respirer de telle maniére, concentrer son attention sur tels muscles et relacher le reste du corps, etc. La seconde raison pour laquelle il est impossible d’éli- miner les tatonnements réside dans Pacte méme qu’il faut apprendre ; il est souvent de nature telle qu’on ne peut VAPPRENTISSAGE, 63 Paborder de fagon purement méthodique. Pour apprendre & sauter 4 la corde ou & monter & bicyclette sans perdre son équilibre, « il faut le faire »; aucun exercice préalable ne peut supprimer le risque. Il en va de méme, selon Guillaume (p. 100), pour Papprenti automobiliste, aviateur, ébéniste, forgeron (justement !); il arrive toujours un moment od les procédés de facilitation comme la décomposition des gestes, le ralenti, les exercices subsidiaires ou la simulation de Pacte, cessent de setvir 4 Papprentissage et peuvent méme Tui nuire, car ils en masquent le probléme central. Ce pro- bléme est d'affronter 1a tiche comme un tout, quitte échouer totalement, Sans doute en va-t-il ainsi de tout apprentissage sérieux, donc difficile. Il comporte nécessairement un moment du. « tout ou rien », un moment ot il faut faire Pacte dans sa totalité quitte & le manquer totalement. « Totalement », car Péchec ne met pas seulement en cause Pacte mais la personne elle-méme; est elle qui peut tomber, se faire mal, se blesser, se ridiculiser en public. Finalement, la difficulté essentielle de Papprentissage vient de ce que les « erreurs » ne concernent pas seulement les parties de I’acte & appren- dre, ni méme Pacte dans sa totalité, mais qu’elles peuvent étre un échec pour le sujet Iui-méme. Faut-il éviter & tout prix ce risque d’échec, ou faut-il en faire au contraire une condition de Papprentissage lui- méme ? Guillaume (cf. p. 128) oppose deux méthodes : la méthode « passive », ott le sujet est guidé du dehors pour accomplir dés le début Pacte sous sa forme définitive et sans se tromper, 4 la méthode « active » ot le sujet est livré & Jui-méme et doit arriver, & ses risques et périls, au résultat, Et sur trois exemples il va montrer la supériorité de la seconde sur la premiére, Premier exemple : le rat tenu en laisse dans un labyrinthe, pour éviter toute erreur, n’apprend pas & le parcourir ; car il prend Phabitude, & chaque impasse, d’obéir au signal constitué par la résistance du guide ; mais en parcours libre, ce signal ayant disparu, le rat est désemparé (cf. p. 48). 64, QU'EST-CE QU’APPRENDRE ? Second exemple : on apprend le dessin ou Pécriture & un enfant & Paide de calques ; ici encore, Papprentissage est défaillant, car, une fois qu’on retire le calque, Penfant ne sait toujours pas reproduire le modéle ; quand il calquait, son probléme était en effet de ne pas s'écarter des divers points de la ligne qu'il parcourait ; résultat: il n’a pas « vu», « compris » le modéle en tant que structure globale; le retrait du calque le laisse donc devant un probleme tout & fait nouveau. Dans la méthode active, au contraire, le modile agit d’emblée comme une structure globale qui sera décomposée ensuite progressivement, selon les essais et les erreurs (cf, p. 129 131). Dernier exemple : on fait apprendre un texte par corur 4 un groupe de sujets, qui se bornent a le lire et & le relire ; lun autre groupe, devant le méme texte, ne consacre que 10% du temps d’apprentissage a la lecture et emploie le reste 4 la récitation sans modéle, avec toutes les erreurs qu’elle comporte. On constate pour le second groupe une amélioration de 100 % par rapport au premier | (cf. p. 49 et 129). Crest que les sujets qui ne font que lire s*habituent & « une correspondance entre chaque signal graphique et chaque son prononcé » (p. 131), ce qui les empéche de lier entre eux les éléments du texte et d’en saisir la structure globale. On pourrait s'interroger 4 ce propos sur Pabus du solfége dans les conservatoires, qui habitue les éléves la lecture note par note et les empéche de saisir la mélodie comme un tout, donc de la jouer avec expression. Ne pourrait-on aller de la musique au solfége, au lieu de faire Pinverse ? Dans ces trois exemples, en tout cas, la méthode active savére étre la meilleure, sinon la seule ; c'est parce qu'elle va du tout aux parties, alors que si Pon commence par les parties, on risque de ne jamais trouver le tout, De plus, ces exemples montrent que les erreurs jouent un role positif, favorable 4 Papprentissage ; elles ne sont pas des « fauites », mais des essais actifs d’ajustement de Ia conduite au moddle souhaité. Méme quand elle est un véritable échec, pat L/APPRENTISSAGE 65 exemple une chute, Perreur reste utile, car se tromper est encore le plus sGr moyen de comprendre les causes de Perreur et d’éviter ainsi qu’elle ne survienne trop tard, une fois Papprentissage terminé. Felix culpa est une grande vérité pédagogique, On m’objectera que tout ceci dément ma thése initiale de lenseignement comme « simulation », En effet, P'appren- tissage réel implique toujours le risque de voir échouer non seulement acte mais le sujet Iui-méme ; c'est Iui qui peut tomber, ou se ridiculiser, ou plus simplement se décourager. La méthode active fait toucher le réelj elle n’est plus une simulation ! Et pourtant si ; en tant que méthode, elle constitue une simulation, Firai plus loin ; contre ceux qui rabaichent que Pécole est hors de la vie, je dirai que P’école, méme si elle n’emploie que trop rarement les méthodes actives, est le seul endroit ot Pon puisse réellement les pratiquer. Comme Ya si bien dit Alain (Propos sur Péducation, n® 29), Pécole assure un apprentissage bien supéricur 4 celui des ateliers, non seulement parce quelle est plus méthodique, mais surtout parce qu’elle fait place & Perreur, L’apprenti, le clerc de notaire par exemple, n’a pas le droit de se tromper, puisque erreur giche du matériel et surtout fait perdre du temps, donc de Pargent. A Pécole, on a le temps ; a Pécole, Perreur ne blesse pas, n’humilie pas, ne mutile pas, du moins en principe ; et il est fréquent que Pécole bafoue ses propres principes; mais, Ii ot elle est ce qu’elle doit étre, Pécole accueille Perreur comme une étape nécessaire pour appren- dre, comme ce quiil faut surmonter pour savoir faire et pour savoir. En conséquence, alors que lapprenti acquiert tés vite une technique irréprochable mais qui ne changera plus, qui rejettera toute initiative comme une faute, I’éléve se sert de ce qu'il a appris pour apprendre autre chose ; et, quand je dis Péléve, j’entends aussi bien celui qui apprend le ski que la guitare ou les mathématiques. Dans tous les cas, il va d’autant plus loin qu’il a le droit de se tromper. Quant au maitre, dans le domaine des savoir-faire, il est 0. nou, 2 66 QU'EST-CE QU’APPRENDRE ? toujours, au sens fort du terme, le « moniteur », celui qui avertit. Son réle est moins de montrer que d’encourager et de dissuader, de graduer les difficultés, d’éviter & l’éléve les efforts inutiles, les crispations, les gaspillages énergie ar la, il n'est pas seulement un informatcur mais un for- mateur. J’en dirai autant de tous les enseignants; du moment que le savoir qu’ils dispensent comporte toujours une part de savoir-faire, ils sont utiles au méme titre qu'un maitre d'escrime ou de danse. Tout professeur est d’abord un professeur d’économie. 4. QU'EST-CE QU'UN SAVOIR-FAIRE ? Envisageons maintenant Papprentissage 4 partir de son résultat et demandons-nous ce quest, au sens le plus général du terme, un savoir-faire, Un pouvoir Dans bien des cas ott le frangais emploie le mot « savoir » Pallemand utilise le mot « pouvoir » : Er kann Deutsch, il sait allemand ; er kann seine Lektion, il sait sa legon ; er kann es auswendig, il le sait par coeur. En somme, Pallemand dit « pouvoir » 18 of notre « savoir » équivaut A un savoir-faire. S'agit-il dun pouvoir sur les choses ? Sans doute, mais de fagon indirecte, Le savoir-faire est un pouvoir direct du sujet sur son propre corps; le conducteur qui « perd les pédales », Yauditeur qui « perd le fil » ne perdent jamais que le contrble de leur propre corps, « leurs moyens », Encore plus significative, Pexpression « perdre Pesprit », crest-a-dire au fond ne plus disposer de ses savoit-faire. Le savoir-faire est, dans tel domaine de la vie, le pouvoir de disposer a volonté et en permanence de son propre corps plus précisément Ia faculté d'utiliser dans le silence de l'or- ganisme les organes indispensables @ Ia tiche qu’on s'est fixée, « L’enfant qui apprend écrire remue les Iévres, la LUAPPRENTISSAGE 67 langue, les jambes ; les doigts et le bras sont crispés dans une sorte de contracture » (Guillaume, E. 1960, p. 158). Le savoir-faire est au contraite une maitrise de soi, qui permet de supprimer cette gesticulation diffuse, cette raideur provenant de irradiation de effort dans tout Porganisme, et ainsi de localiser Vacte : de ne faire que ce qu’on veut. Le savoir-faire est un pouvoir réel, c’est-i-dire perma- nent. Il faut y insister pour lutter contre une certaine mystique de la « créativité », sympathique sans doute, mais qui a mon avis passe & cOté du probléme de ’apprentissage. On admire Jes dessins libres de enfant, ses poemes, ses improvisations musicales, comme autant de manifestations d'une spontanéité ctéatrice que Pécole s'acharnerait & répri- mer, C'est oublier que les créations de enfant sont for~ tuites ; il n’en dispose pas puisqu’il ne peut pas faire ce qu'il veut ; il joue, et parfois de fagon merveilleuse, mais il n’est pas maitre de son jeu; et Cest un pur sophisme que de répondre que Partiste lui non plus ne fait pas ce qu'il veut 5 Vartiste dispose d’une compétence acquise qui lui permet au moins de refaite son ceuvre, ou encore de progresser d'une cuvre a Pautre; enfant non, Et cest pourquoi, a un certain Age, il demande lui-méme autre chose ; il demande 8 faire non pas ce qui enthousiasme les adultes, mais ce qu’il veut. Savoir faire, c’est pouvoir refaire, quand on veut et comme on veut. Reste que le savoir-faire ne s’oppose pas au savoir pur comme Ie « manuel » & P’ « intellectuel », Je « physique » au « moral », fe « corps » AP « esprit », Il n’existe pas d’activité purement physique, et tout savoir-faire, depuis nager jus- qu’a raisonner, intéresse 'homme tout entier. Ce qu’on peut dire, en revanche, est qu’un savoir-faire peut étre plus intelligent qu’un autre. En effet, que veut dire « bien » dans des expressions comme « bien nager », « bien skier », « bien jouer aux échecs », « bien raisonner » ? Stirement pas : agir selon un modéle imposé. Savoir-faire n’est pas savoir singer 5 c’est pouvoir adapter sa conduite & Ja situation, faire face A des difficultés imprévues ; c’est aussi pouvoir ménager 68 QU'EST-CE_QU’APPRENDRE ? ses propres ressources pour en tirer le meilleur patti, sans effort inutile 5 ’est enfin pouvoir improviser la oit les autres, ne font que répéter. Bien savoir faire, c'est pouvoir agit intelligemment, Une structure Intelligent ou non, tout savoir-faire est un pouvoir de ‘structurer ses actions. J’entends par structure une totalité dont toutes les parties sont solidaires, et par la méme diffé rentes de ce qu’elles seraient & Pétat isolé, Un savoir-faire n'est donc pas une somme de savoir-faire partiels; savoir jouer son morceau des deux mains ne se réduit pas 4 ajouter deux savoirs ; la synthése est irréductible a ses éléments, Dans un autre ordre, savoir traduire une langue dans une autre est plus que de savoir les deux langues ; je puis parfaitement comprendre un vers de Shakespeare sans étre pour autant capable de le traduire, Guillaume (E. 1968, p. 105) compare heureusement le savoir-faire & une mélodie. Ila en effet les caractéres qui font dune mélodie une structure ; elle est une totalité close, avec son rythme et sa tonalité, ce qui fait que telle note ou tel accord ne seront pas pergus comme identiques dans une autre mélodie ; enfin elle est transposable (du moins dans un tempérament égal) ; autrement dit, elle est parfaitement reconnaissable jouée deux tons plus bas, quand toutes ses notes ont changé, alors qu’on peut la défigurer en ne chan- geant qu'une seule d’entre elles. De méme, quand on sait écrire, on sait écrire au tableau, alors que les mouvements des doigts sont remplacés par ceux du bras (cf. p. 106) ; quand on sait traduire de Panglais, on sait traduire de allemand, etc. C’est donc bien une structure qu’on a acquise et non une somme d’éléments. Une mélodie : mais que dire alors de improvisation ? Ici encore, il faut se garder de Popposition simpliste entre Phabitude rigide et la pure créativité, Improviser, de méme qu’inventer ou créer, comportent toujours une part @habi- tude et, d'une certaine maniére, sont des habitudes. La L'APPRENTISSAGE 69 Véritable opposition n’est pas 18; elle est entre les habitudes spécialisées et les habitudes générales. Les premiéres ne sont pas transférables, car elles ne sont que des réponses rigides, déterminées dans tous leurs détails, & des situations qui le sont également ; le moindre changement, le moindre imprévu, suffit a les désorganiser. Les habitudes générales sont des structures vides, en ce sens qu’elles peuvent prendre les contenus les plus divers et s’adapter aux situa- tions les plus variées ; ainsi Phabitude de conduire, de déchiffrer, de parler en public, de faire un diagnostic. On entrevoit ici une thése importante : que le but d'une forma- tion se situe non au niveau des performances mais de la compétence. En tout cas, on sait d’autant « mieux faire » une chose que le savoir en question est transférable, donc adaptable ; que le savoir ne s’épuise pas dans ce qu'il fait, qu'il consiste au contraire & pouvoir autre chose, Le « non-pouvoir » Définir le savoir-faire comme un pouvoir sur soi-méme implique de prendre en considération son contraire, ce que Bollnow (1978, p. 33 et s.) appelle, aprés Wolfgang Kroug, le Nichthénnen, Ce non-pouvoir n’est pas seulement le contraire logique du pouvoir, ni Pétat d’ott Von part pour acquérir le savoir-faire, ni méme ce qui excéde les limites du savoir-faire ; il est aussi, a Pintérieur de ses limites, la possibilité permanente de son échec ; le non-pouvoir est coextensif au savoir-faire comme le fond sur lequel ce dernier ce détache ainsi qu’une figure, d’autant plus admi- rable qu'elle n'est jamais acquise, Le « non-pouvoir », ensemble des résistances que le monde et le moi lui-méme opposent au savoir-faire, explique qu’on ne peut jamais isposer totalement de son propre pouvoir, qu’on n'est jamais vraiment sir de réussir ce qu’on croit savoir, autre- ment dit que le transfert des apprentissages antérieurs, s'il est toujours possible, n’est jamais vraiment certain, 7 QU'EST-CE QU’APPRENDRE ? Toute action digne de ce nom, celle qui n’est pas une routine ou une réaction, comporte un risque ; malgré tout ‘mon acquis et tous mes efforts, sa réussite ne dépend pas de moi seul, Curieusement, ce non-pouvoir est le propre des savoir-faire supérieurs, ce qui les sauve de Pautoma- tisme ; dans ce domaine comme dans bien d’autres sans doute, le pouvoir absolu ne signifie pas la perfection mais Ja mort. Le non-pouvoir que décrit Bollnow n’a rien a voir avec Pimpuissance de Penfant, qui crée sans le savoir, Tout savoir-faire supérieur s’appuie sur des savoir-faire stables, transférables, dont on peut disposer a sa guise, comme la nage, le solfége, le calcul. Mais ces automatismes stirs n’ont de valeur qu’au service d’une activité supérieure. Dés qu'un savoit-faire devient infaillible, dés qu’il cesse d’étre confronté 8 un non-pouvoir, il n'est plus une mattrise mais un auto- matisme ; il ne libére plus, il aliéne. Cette aliénation, qui menace tout homme dés qu'il se repose sur ses savoit-faire, on peut en décrire, avec Paul Ricceur, les étapes (cf. 1949, p. 280). 1° Le stade de la fixation, ot le savoir-faire exclut tout progrés. Le jeu, chez Penfant d’un certain Age ou chez Padulte, est souvent un ensemble d’aptitudes merveilleusc- ment souples et complexes, mais qui ne progressent pas. len va de méme pour la vertu, qui n’est jamais qu’un savoir- faire éthique ; ce qu’on peut lui reprocher n’est pas nécessai- rement le conformisme ; une vertu peut étre une « force », une réussite personnelle, mais qui par li méme exclut toute inquiétude, done toute ouverture et tout progrés : "homme est alors victime de sa propre réussite, précisément parce que celle-ci ne rencontre plus d’obstacle. 2° Le stade de Ja sclérose. Ici, c'est le contenu méme du savoir-faire qui se fige ; sa structure cesse d’étre un schéma dynamique, souple et transférable, pour s*identifier Atel contenu qui se répétera chaque fois dans tous ses détails, On Je remarque dans les routines techniques, les clichés verbaux, les automatismes des discours et des cours, A ce UAPPRENTISSAGE n niveau, Phabitude n’est plus au service de Pactivité, elle la supprime, 3° Le stade du machinal, Maintenant, cest le déclen- chement méme de la conduite qui cesse de dépendre du sujet. Ainsi Charlot dans Les temps modernes, qui, a la sortie de Pusine, continue de tourner avec sa clef anglaise les boutons des passantes! On remarque des phénoménes analogues dans le somnambulisme ou dans certaines psy- choses, L’aliénation est totale puisque la conscience a déserté l’acte. Liéchec en pédagogie Paradoxalement, cest Ia présence méme d'un non- pouvoir au plus intime de nous-méme qui sauve le savoir- faire de Yautomatisme et de la slérose, Ce non-pouvoir est le risque permanent de P’échec, Les pédagogues n’aiment pas Péchec. Chacun, depuis Platon, réve d'une éducation qui ferait des adultes préservés de Vinadaptation, de Perreur, de la faute, du péché ; le résultat d'une telle éducation serait-il un adulte ou un automate ? Mais ia pédagogie contemporaine va plus loin ; non seulement elle prétend éviter ’échec dans le résultat de Vapprentissage, mais elle veut le supprimer dans son déroulement, Certains, comme Skinner, veulent le d&compo- ser en séquences assez faciles pour qu’on soit str de réussir chacune elles, la réussite étant la récompense méme de Vacte, son « renforcement positif », D’autres, les non- directifs, résolvent encore plus simplement le probléme ; ils affirment que la notion d’échec est purement relative, qu'elle dépend de normes qui sont toujours subjectives. Ainsi n’a-t-on pas le droit, selon cux, de dire qu'un texte est mauvais, qu’une phrase est lourde, qu’une performance est sans style, etc. ; il faut au contraire donner chaque Aleve toute la confiance en soi nécessaire pour progresser selon sa propre norme, et d’abord pour lui permettre de la trouver, Cette maniére de voir corrige heureusement les excés pz QU’EST-CE_QU’APPRENDRE ? de Péducation traditionnelle, encline a peser lourdement sur les « fautes » et & s’en servir pour sélectionner, I! n’en reste pas moins que ’échec existe et qu'il peut étre absolu, au sens de non relatif. Personne n’acceptera de faire des fautes de calcul, de parler sans pouvoir se faite comprendre, de chanter faux, de conduire mal, de manquer de tact. Liéchec, dans ces exemples, ne dépend pas d'un critére extérieur et relatif, mais du jugement du sujet Iui-méme, qui estime qu’il n'a pas fait ce qw’l voulait faire. Il ne pergoit as son acte comme un insuccés relatif qui pourrait, sous autres rapports, apparaftre comme un succés ; il le percoit comme un échec et mat. Jirai plus loins dans ce genre Wexpérience, le sujet éprouve que ce n’est pas telle de ses performances, que c’est Iui-méme qui est mat, que cest lui, le roi, qui perd sa couronne, et selon son propre verdict. ‘Maintenant, si Penscignement est une « simulation » ne devrait-il pas éliminer les causes d"échec, dans Poptique de Skinner ? Je réponds deux choses. D'abord, pour étre une simulation, Venseignement n’en est pas moins une préparation a la vie; s'il abolit Péchec, il n’est plus qu'un refus de la vie. Ensuite, Penscigné lui-méme accepte Péchec ; l'enfant dans ses jeux, Padolescent dans ses sports a’hésitent pas a affronter Péchec absolu et seraient indignés de s'entendre dire qu'il n’en est pas un! Au lieu done déliminer Péchec de 1a pédagogie, il faudrait susciter une pédagogie de léchec, Comment la caractériser ? D’abord, éviter P’échec irré- meédiable, celui qui hypothéque jamais Pavenir de Péléve ; Jui montrer qu’aprés le mat il peut toujours recommencer la partie. Ensuite, tenir compte des facteurs extra-scolaires de P’échec, les handicaps sensori-moteurs, psychologiques, sociaux. Sur tous ces points, la marge de jeu de Penseignant est restreinte ; il s'agit de problémes qui le dépassent, car leur origine est ailleurs que dans Penscignement, Reste le r6le de V’éléve Iui-méme dans son échec ; c'est & ce sujet que Penseignant peut le plus ; c’est & lui, et lui seul, de pouvoir Pévaluer et de lui en montrer les causes, L’APPRENTISSAGE 2B Rappelons que dans tout apprentissage le critére le plus sir du succés ou de Péchec est la volonté de celui qui apprend. L’évaluation par excellence, celle qui est propre- ment pédagogique, est donc celle qui détermine si P’éléve a vraiment fait ce qu'il voulait faire, s'il a acquis cette souplesse, cette aisance, cette liberté que chacun veut acquérir quand il apprend, Crest sur cela qu’on peut le juger, qu'il demande Iui-méme & étre jugé. Le verdict peut tre négatif : tu joues faux, on ne comprend pas ce que tu écris... } autrement dit : tu n’as pas fait ce que tu voulais, Mais il peut étre aussi positif, révéler & Péleve que sa performance est meilleure que ce qu'il en pense lui-méme, En tout cas, le réle du pédagogue n’est pas de renoncer & évaluer, ni d’enfermer I’éléve dans son échec, ce qui dans les deux cas revient 4 Pabandonner ; il est de fui montrer comment en titer parti. Ensuite, il peut expliquer les causes de Péchec ; et il le peut d’autant mieux que ce dernier a motivé Péleve & les connaitre ; apprendre respirer Pinté- ressera au moment précis oi il aura compris que c’est une mauvaise respiration qui Pempéche de faire ce qu’il veut. Savoir-faire ot savoir-étre Le drame de l’échec est que celui qui le subit le resent comme une défaite de son propre moi, Sentiment sou- vent excessif, que éducateur doit redresser, en faisant comprendre éléve que Péchec concerne ce qu'il fait et non ce qu'il est, Toujours est-il qu'il comporte un aspect positif : P’idée que tout savoir-faire réel engage la personne tout entidre, Un savoir-faire tant soit peu complexe est transférable ; autrement dit, le fait méme de Pavoir acquis permet d’en acquétir beaucoup dautres. Ce processus commence dés la naissance. Comme le dit Dewey, le bébé humain est désavantagé par rapport au petit animal, car il doit apprendre presque tous Jes gestes qui lui seront utiles, méme celui de prendre; mais ce handicap est aussi un avantage, car tout m4 QU’EST-CE QU’APPRENDRE ? ce que enfant apprend ainsi lui servira @ apprendre autre chose; chaque savoir-faire qu’il acquiert lui permet de découvrir des méthodes qui lui serviront dans d’autres circonstances : « Et ce qui importe le plus est le fait que Pétre humain acquiert Phabitude d’apprendre, I! apprend & apprendre » (E. 1966, p. 45). Ce pouvoir créateur et autocréateur de Penfant, on le retrouve dans les savoir-faire de Padulte, du moins dans ceux qui engagent le sujet tout entier. G. Gusdorf (1963, p. 61) ainsi que Bolinow (1978, p. 60) montrent que, dans Pacquisition de ce genre de savoir-faire, on apprend toujours autre chose que ce qu’on apprend, et que cet autre chose est lessenticl, P’éducation de Pétre tout entier. Les deux auteurs se servent de exemple d’Eugen Herrigel (E. 1970), un Allemand qui s’initia au Japon a Part traditionnel du tir A Pare. Il découvrit, progressivement et non sans mal, qu'il ne s'agissait pas du tout d’acquérir un certain coup de main, une technique de compétition sportive, mais une transfor- mation intérieure, une mattrise de soi qui se traduirait par Ja justesse du tir. C’est donc un pouvoir spirituel qu’il faut apprendre, et la véritable cible de l'archer n’est autre que lui-méme. En surmontant sa raideur musculaire et l'incohé- rence de ses mouvements, il parvient & la liberté d’esprit qui signifie & la fois détente et concentration, Il arrive & la perfection quand il n’a plus conscience de tirer : « Le coup part de lui-méme pour atteindre le but de fagon infaillible. Le non-vouloit devient ici 1a condition de la réussite » Gollnow, p. 61). A. ce niveau, toute séparation entre P’ime et le corps disparatt ; « ce » qui tire est & la fois corps et Ame tout en n’étant ni Pun ni Pautre, Sans doute, Pexercice du tir & Pare n’est ici qu’un moyen au service de la mystique Zen. Mais peu importe; Pexpérience garde une valeur universelle, Elle montre qu’on acquiert par la maitrise d’une technique 12 maitrise de soi-méme, que les formes supé- rieures d’apprendre a faire sont aussi des maniéres d’ap- prendre & étre. Tl faut pourtant s'interroger sur le mot « supérieur », APPRENTISSAGE 3 Il est significatif que les savoir-faire dont parle Herrigel, comme le tir & Parc, Pescrime, Ia peinture a Pencre de Chine, ont perdu toute portée utilitaire ; et c'est pourquoi Pexercice y importe plus que le but ; pour mieux dire, leur but véritable est de transformer homme par I’exercice, Inversement, la plupart des apprentissages utilitaires. : industriels, militaires, sportifs, n’ont guére de valeur éduca- tive. La société moderne, de plus en plus complexe, fait de Phomme un travailleur ultra-spécialisé, non seulement dans Pindustrie mais aussi dans le sport, Ia musique et méme Ia science ; ses apprentissages sont & Popposé d’une formation ouverte et compléte. L’homme moderne, « instru- ‘ment et fragment d’homme », dit Nietzsche : fragment parce quiinstrument, outil spécialisé au service de la producti Il y a [a une situation d’ordre économique et politique qui dépasse ’éducateur. Du moins permet-elle a Péducateur de prendre conscience @ contrario de ce qui distingue un apprentissage humain au service de individu d’un appren- tissage purement technique au service de la société. ‘Un apprentissage humain est celui qui aboutit & des savoir-faire permettant d’en acquérir une infinité dautres et qui éduque ainsi la personnalité tout entiére, En d’autres termes, termes bien galvaudés, mais auxquels ai tenté de rendre leur valeur, un apprentissage humain est celui oi Yon apprend & apprendre et par la méme A étre. 1. Nous disons, p. 72, quil faut «susciter une pédagogie de Méchec », A heure ob Yon parle tant de pédagogie de la réusste, notre formule peut apparaltre comme une provocation. En réalite, notre pedagogic de Péchec, ‘qui conaiste & faire de celui-ci un tremplin’ pour progresser, n'est pas Join de ce quion entend par pédagogie de la réussite. Mais cette dernitre formule nous parait dangereuse par son caractére euphorisant : comme si Penseignant — et surtout enseigné — pouvaient ignorer In réalite de Péchee | Trajoute qu'il faut bien distinguer la pédegogie de W'échec et I"échec de la pédagogie, cest-Andire la «situation d'échee » d Tes causes sont extrinstquer & Venseignement j cel en partie mais, & lu seul il ne peut pas tout,

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