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SUBJECTIVITÉS ET ÉCRITURES DE LA DIASPORA FRANCOPHONE:

Maryse Condé, Alain Mabanckou et Melchior Mbonimpa

Bodia Bavuidi

Thèse présentée à la Faculté des études supérieures de L’Université de


Toronto pour l’obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph D)

Études françaises
Université de Toronto

© Copyright Bodia Bavuidi, 2014


SUBJECTIVITIES AND WRITINGS OF THE FRANCOPHONE DIASPORA:
Maryse Condé, Alain Mabanckou and Melchior Mbonimpa

Bodia Bavuidi

Doctor of Philosophy

Graduate Department of French

University of Toronto

2014

ABSTRACT

The objective of this study is to bring to light the diverse modalities of the enunciation

of subjectivity in the francophone literature of the African diaspora. Our analysis

focuses on novels by Maryse Condé, Alain Mabankou and Melchior Mbonimpa.

In the first part, we formulate a diachronic overview of the concepts of subjectivity and

of diaspora. Then, we study the hegemonic discourses constituted as architexts leading

to the reification of identities, cultures and collectivities. From that arises the urgency

to contest which ends up in a revaluation of identity and in a return to sources. The

second part of this research addresses the subjective perspective offered by the

enslaved African woman speaking about her existential reality in Maryse Condé’s

novel I, Tituba, Witch of Salem by resorting to theories of pragmatics, discourse

analysis, diaspora, feminism and sociological studies on memory. Resting on the

theoretical concept of critical relationality, the third part examines the process of

disaffiliation and affiliation created in contact with alterity. This process sets in

motion an epiphanic moment followed by an economy of the affect in Maryse Condé’s

novel En attendant la montée des eaux.

ii
In the fourth part, emphasis is placed on the picaresque in Alain Mabankou’s novel

Verre Cassé, which underscores the context of enunciation that is the precarity of

psychological, existential, socioeconomic and political health of the postcolonial and

diasporic subjects; a precarity resulting from a historical and systemic oppression that

gives rise to the modalities of subjectivity and to the emergence of diverse critical

discourses. The fifth part of this thesis studies the identity claim and the cultural

appropriation catalyzed by the memory of origins in Melchior Mbonimpa’s historical

novel, Le totem des Baranda. This examination is done through the causal link

between the epic and the diasporic subject’s critical subjectivity. The conclusion puts

into perspective the connections between major themes explored beforehand and the

alternative view of identity suggested by the filiation/disaffiliation/affiliation

recurrent conceptual framework.

iii
SUBJECTIVITÉS ET ÉCRITURES DE LA DIASPORA FRANCOPHONE:
Maryse Condé, Alain Mabanckou et Melchior Mbonimpa

Bodia Bavuidi

Doctorat de Philosophie

Départment d’Études Françaises

Université de Toronto

2014

Résumé

Ce travail a pour objectif de mettre en lumière la diversité des modalités de

l’énonciation de la subjectivité dans la littérature francophone de la diaspora africaine.

Nous analysons notamment des romans de Maryse Condé, Alain Mabanckou et

Melchior Mbonimpa.

Dans la première partie, nous élaborons d’abord un panorama diachronique des

concepts de subjectivité et de diaspora. Ensuite, nous étudions les discours

hégémoniques constitués en tant qu’architextes menant à la réification d’identités, de

cultures et de collectivités. De là surgit l’urgence d’une contestation qui aboutit à une

revalorisation identitaire et à un retour aux sources. La deuxième partie aborde la

perspective subjective qu’offre la prise de parole de l’esclave dans le roman de Maryse

Condé, Moi, Tituba, sorcière… en recourant aux théories de la pragmatique, de

l’analyse du discours et à celles de la diaspora, du féminisme et des études

sociologiques sur la mémoire. S’appuyant sur le concept théorique de la relationalité

critique, la troisième partie examine le processus de désaffiliation et d’affiliation qui

se crée au contact de l’altérité. Ce processus enclenche un moment épiphanique suivi

iv
d’une économie de l’affect dans En attendant la montée des eaux de Maryse Condé.

Dans la quatrième partie, l’accent mis sur la thématique du picaresque dans le roman

d’Alain Mabanckou, Verre Cassé, souligne le contexte d’énonciation de la précarité de

la santé psychologique, existentielle, socioéconomique et politique des sujets

postcoloniaux et diasporiques; une précarité résultant d’une oppression historique et

systémique qui donne lieu à des modalités de subjectivité et à l’émergence de divers

discours critiques. La cinquième partie étudie la revendication identitaire et

l’appropriation culturelle que catalyse la mémoire des origines dans le roman

historique de Melchior Mbonimpa, Le totem des Baranda, par le lien causal entre

l’épique et la subjectivité critique du sujet diasporique. La conclusion met en

perspective les rapports entre les thèmes majeurs préalablement explorés et la vision

alternative sur l’identité que propose le cadre conceptuel récurrent de

filiation/désaffiliation/affiliation.

v
REMERCIEMENTS

L'aboutissement de l'écriture de cette thèse est le fruit d'un travail collectif.


C'est pourquoi je tiens à exprimer ma gratitude envers les personnes et les institutions
qui m'ont aidées à achever ce long parcours d'études doctorales.

Je remercie profondément le Professeur LeHuenen qui a accepté que les recherches et


la rédaction de ma thèse se fassent sous sa direction. Sa grandeur d'âme et sa patience
m'ont permis de faire face simultanément à mes études doctorales et à mes
responsabilités parentales. C'est là un grand défi que j'ai pu relever grâce à lui.

Je n'aurai pas assez de mots pour remercier le Professeur Michelucci pour sa rigueur
éditoriale dans le travail d’écriture et dont le soutien moral et l’intérêt qu'il a accepté
de consacrer à mon étude m’ont permis d’arriver au bout de ce cursus. Je ne saurais
l'oublier.

Je remercie sincèrement le Professeure LeBlanc pour ses précieux conseils et pour


l'apport de son expertise dans mon intérêt pour l'étude de l'énonciation.

Cette thèse n'aurait jamais vu le jour si mes aînés africains ne m'avaient pas précédée
dans la conscientisation par l'adoption de la modernité sans pour autant tout rejeter
des traditions africaines. C'est ainsi que du fond du coeur je tiens à exprimer ma
reconnaissance et mon profond respect envers les Professeurs Melchior Mbonimpa et
Ato Quayson.

Ma gratitude profonde va aussi au gouvernement de l'Ontario et à l'Université de


Toronto qui à travers son Département d'Études françaises, m'a permis de bénéficier
de son régime de bourse pour mes études doctorales.

Enfin, je ne remercierai jamais assez ma famille: Dr Bavuidi Babingi; Giitah Macharia;


Giitah Bavuidi Macharia et Lusemo Bavuidi Macharia ainsi que Danielle Veron pour
l’amour et la patience qu’ils ont exprimé durant ce long parcours.

Je n’oublie pas l’amitié de Marc Zammit, Joe Lima, Maurice Carney, la famille
Paterson ainsi que tous ceux que je n’ai pas mentionnés et qui m’ont assisté à plusieurs
niveaux durant ce parcours.

Je revendique l’entière responsabilité de cette thèse.

vi
TABLE DES MATIÈRES
ABSTRACT ..................................................................................................................... ii
INTRODUCTION GÉNÉRALE...................................................................................... 1
1. Sujet ...................................................................................................................... 2
2. Motivation d’un choix .......................................................................................... 5
3. Justification du choix du corpus .......................................................................... 7
4. Problématique: comment le je du sujet Noir se met en place pour créer
une autre forme d’être au monde? ..................................................................... 12
5. Hypothèses ......................................................................................................... 13
6. Méthodologie ..................................................................................................... 16
PARTIE I. Subjectivité, Diaspora, Littérature............................................................ 21
Chapitre 1. Pour une subjectivité du sujet Africain /Noir : Définition,
Émergence et Évolution............................................................................................... 22
A. La subjectivité du sujet africain / Noir .............................................................. 22
A.1. Définitions et évolution du concept ............................................................ 23
B. L’architexte: identité occidentale et subjectivité africaine ................................ 29
B.1. Vestiges des discours sur l’altérité .............................................................. 30
B.2. La création du mythe du primitif: discours hégémoniques, classification,
grille de lecture, clichés sur l’Africain ......................................................... 35
B.3. Consécration vs condamnation identitaire par la race et la classe ............ 38
B.4. Paradoxe des Lumières ou l’identité eurocentrique ................................... 44
C. Sujet et liberté font subjectivité ......................................................................... 45
D. Prestige de l’universalité: l’universalité de la francophonie
par la Négritude et la relation universelle de la créolisation ............................ 48
E. De l’Antillanité à la créolisation ......................................................................... 56
Chapitre 2. Situer la Diaspora ..................................................................................... 58
A. Étymologie et définition..................................................................................... 58
B. Panorama historique et évolution du concept ................................................... 60
C. Diaspora noire francophone .............................................................................. 66
Conclusion partielle .................................................................................................. 69
PARTIE II. Moi, Tituba, sorcière… ..............................................................................71
Chapitre 1. Genèse d’une subjectivité .......................................................................... 72
A. Moi, Caraïbes, née du « désir colonial » ............................................................ 77
B. La chair, archive du temps : corps noir, mémoire de l’oppression ................... 84

vii
C. Constitution d’une subjectivité: blessure de la race, muselage
et consolidation culturelle ................................................................................. 91
D. Consolidation de l’habitus culturel, formation et croissance individuelles ...... 97
Chapitre 2. L’intersubjectivité ................................................................................... 102
A. L’intersubjectivité et la subjectivité collective : le sens du social .................... 103
B. Métamorphose ou assimilation?...................................................................... 108
C. L’intersubjectivité et la subjectivité universelle : le sens de l’Histoire ............ 112
C. a. Le processus d’objectivation n’est pas toujours subjectivisation .............. 113
C. b. Choix d’éthique dans le contexte de la domination .................................. 120
Conclusion partielle ................................................................................................ 132
PARTIE III. Économie de l’affectivité et moments épiphaniques : pour une lecture
de la désaffiliation dans En attendant la montée des eaux de Maryse Condé ......... 134
Chapitre 1. Legs d’une identification ......................................................................... 144
A. Thécla et les origines ........................................................................................ 145
A.1. La famille comme structure diasporisante .................................................. 145
A.2. Continuité identitaire et performance de la diaspora ................................. 147
B. Distanciation des carcans des déterminants identitaires ............................... 153
C. Enfance de Babakar Traoré et héritage d’une idéologie .................................. 156
Chapitre 2. Refus des carcans des déterminants identitaires et signes
de la filiation à l’Autre................................................................................................ 162
A. Conceptualisation des origines ........................................................................ 162
A. 1. Lien à l’intersubjectivité ............................................................................ 162
B. Trajectoire d’une désaffiliation ........................................................................ 165
B. 1. Désaffiliation de la classe sociale : phénomènes migratoires miroirs de
l’inégalité. .................................................................................................. 165
B.2. Désaffiliation des idéaux nationalistes et fin d’une amitié ...................... 169
B. 3. Amour interdit, exploitation et invisibilité de la femme .......................... 176
C. Errance, diaspora, l’autre et moi : un modus vivendi ..................................... 182
C. 1. La Guadeloupe et Anaïs .............................................................................. 183
C.2. Vox patria versus la voie du sang ou Identité en relation ? ...................... 187
C.3. Haïti et l’identification transnationale et composite .................................. 190
Conclusion partielle. ............................................................................................... 195
PARTIE IV. Subjectivités picaresques chez les sujets postcolonial et
diasporique dans Verre Cassé d’Alain Mabanckou .................................................. 199

viii
Chapitre 1. Du panorama et de la critique de la société à la mise en scène
de la survie, de l’autonomie et du choix du vécu picaresque .................................... 213
A. Sources et nature picaresques du roman : tension intersubjective
et critique du social .......................................................................................... 214
B. Panorama social ................................................................................................217
Chapitre 2. Le picaresque en tant que récit de voyage et critique diasporique ........ 225
A. Entre conditions et migrations picaresques et postcoloniales,
adhésion à la modernité ................................................................................... 226
B. Conflit intérieur et le travail de la Diaspora .................................................... 229
B. 1. Individualité et ascension sociale : spécificité et réussite ........................ 231
B. 2. Entre l’aliénation et la conscience diasporique : masques
et conscience double ................................................................................. 237
B.3. Résolution du dilemme existentiel. .......................................................... 242
Aliénation et conflit intérieur ....................................................................... 242
Chapitre 3. Références au grotesque : aliénation et dilemme existentiel ................. 253
A.1. Grotesque de l’entre-deux identitaire : errance et suffisance .................. 253
A.2. Grotesque de l’entre-deux et double conscience : entre subjectivité
collective et masque picaresque ................................................................ 258
B. Rejet affectif et aliénation : absence et aspiration à l’amour et l’affect .......... 263
B. 1. L’aliénation du laissé-pour-compte et la fragmentation
dans le picaresque ..................................................................................... 264
B. 2. Grotesque de la précarité : l’aspiration et le manque d’amour
dans le picaresque ..................................................................................... 267
L’Imprimeur ................................................................................................. 267
Verre Cassé ................................................................................................... 269
L’attitude picaresque du laissé-pour-compte vis-à-vis de la femme ............ 271
Conclusion partielle ................................................................................................ 274
PARTIE V. Impact de la mémoire collective sur la subjectivité diasporique
dans notre modernité : l’épopée dans le roman historique Le totem des Baranda
de Melchior Mbonimpa ............................................................................................. 277
Chapitre 1. Contexte énonciatif de l’aliénation de la modernité et la mémoire
thérapeutique ............................................................................................................. 293
A. Aliénation de Niki et besoin d’authenticité : maux de la modernité
et formes d’exil ................................................................................................. 293
Chapitre 2. Le récit épique ........................................................................................ 307

ix
A. Les éléments épiques de l’expérience moderne : le questionnement
et le séjour chez les morts ................................................................................ 307
B. Revalorisation de l’histoire par l’épopée ..........................................................317
B. 1. Parcours initiatique en Afrique..................................................................317
B.2. Migration et récit généalogique. Carrefour de l’épique et
de la diaspora ............................................................................................ 321
Conclusion partielle ................................................................................................ 336
CONCLUSION ...........................................................................................................340
BIBLIOGRAPHIE ...................................................................................................... 351

x
INTRODUCTION GÉNÉRALE

« C’est précisément cela l’objectivité : une


œuvre de l’activité méthodique. C’est
pourquoi cette activité porte le beau nom de
“critique ”. » (Paul Ricœur, Histoire et vérité,
Paris, Seuil, Esprit 25, 1957, p.26.)

« L’objet principal du genre romanesque qui


le spécifie, qui crée son originalité
stylistique, c’est l’homme qui parle et sa
parole. » (Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et
théorie du roman, Paris, Gallimard,
(traduction française), 1978, p.152-53.)

1
2

1. Sujet

L’objet de la présente étude est de rendre compte de la subjectivité chez les

narrateurs et les personnages principaux de quelques œuvres contemporaines

francophones de la diaspora noire. Les analyses mettront en lumière les

représentations de la conscience, de l’expérience, de l’intention et des actes

d’appropriation du sujet ainsi que le sens que tous ceux-ci suggèrent dans leurs

contextes respectifs. Nous appréhendons la notion de subjectivité dans le sens où elle

se rapporte à la fois aux différents lieux d’inscription du sujet d’énonciation et aux

diverses représentations et manifestations de la subjectivité. Suivant cette optique,

notre analyse tiendra non seulement compte de la dimension immanente des textes,

mais aussi de leur contexte d’émergence socio-historique. Ce cadre théorique sera

enrichi par les études de l’énonciation, auxquelles nous allons également recourir dans

notre examen de la subjectivité dans les œuvres de la diaspora noire.

Lors de l’examen de la subjectivité énonciative impliquant le repérage des

traces1 du sujet et de la subjectivation de celui-ci, il est indispensable d’éviter la voie

essentialiste et réductionniste qui caractérise les discours antérieurs de la majorité des

critiques de la littérature francophone. En effet, cette voie réductionniste est celle que

plusieurs auteurs2 ont dénoncée en soulignant la manière dont ces critiques se sont

contentés de chercher la spécificité raciale dans les textes écrits en français par des

auteurs dont les origines proches ou lointaines pouvaient être retracées en Afrique.

1 Catherine Kerbrat-Orecchionni, Les actes de langage dans le discours: théorie et fonctionnement,


Paris, Nathan, 2001, p.32.
2 Voir Luhaka A. Kasende, Le roman africain face aux discours hégémoniques : étude sur
l'énonciation et l'idéologie dans l'oeuvre de V. Y. Mudimbe, Paris, L’Harmattan, 2001 et Justin
Bisanswa, Roman africain contemporain. Fictions sur la fiction de la modernité et du réalisme,
Paris, Honoré Champion, 2009.
3

C’est cette perspective que le poète Jean-Baptiste Tatti-Loutard dénonçait déjà comme

étant « […] une conséquence de toute cette conception essentialiste » qui consiste à

juger du point de vue critique « […] l’écrivain noir non pas par ce que vaut sa

personnalité, son individualité artistique, mais à chercher dans l’œuvre africaine ou

d’un Africain une spécificité raciale3 ». Ainsi donc, en allant à la quête de « l’accent

africain dans les lettres françaises4 », cette critique s’est enlisée « dans une pratique

stéréotypée et répétitive, fondée en grande partie sur des données extérieures aux

œuvres5 » dans lesquelles « l’étranger chercherait […] un accent original ou profond,

l’imagination sensuelle et colorée du Noir, l’écho des haines et des aspirations d’un

peuple opprimé6 ».

C’est en s’inscrivant en faux contre ce discours d’indigénisation de la langue

française et de ghettoïsation d’une littérature francophone que Kasende souligne qu’il

ne faut « […] pas chercher la spécificité négro-africaine mais plutôt l’impact de celle-

ci dans la mise au point de la structure et de l’univers d’une œuvre donnée7 ». En effet,

comme le souligne Bernard Mouralis, le risque à ne pas prendre est de mettre l’accent

sur le « “critère culturel” [qui] est le privilège accordé à une lecture idéologique,

ignorant le travail d’écriture 8 ». Dans le même sens, Charles Bonn fait remarquer à

propos des écrivains africains, qu’«un survol de la majorité des recensions critiques

comme des travaux universitaires sur ces écrivains […] montre que, le plus souvent, le

Jean-Baptiste Tati-Loutard, cité par Marc Rombaut, dans « Nouvelle poésie négro-africaine. La
parole noire » dans Poésie 1, n° 43-44-45, janv.-juin 1976, p.130.
4 Robert Lavignette, « L’accent africain dans les lettres françaises », dans Service africain, 4e édition,
Paris, Gallimard, 1946, p.243-254 ; Cité aussi dans Luhaka A. Kasende, op.cit., p.47.
5 Luhaka A. Kasende, op.cit. 47.
6 Étienne Léro cité dans Luhaka A. Kasende, op.cit., p.46.
7 Luhaka A. Kasende, op.cit., p.50-51.
8 Jean-Marc Moura à la suite de Bernard Mouralis, Littératures francophones et théorie
postcoloniale, Paris, Quadrige/PUF, 2007, p.70.
4

travail d’écriture est ignoré ou gommé au profit du contenu9 ».

En somme, notre examen de la subjectivité présentera un panorama historique

du développement du concept de subjectivité et explorera les axes définitionnels les

plus pertinents de ce concept avant de passer à la recherche des modalités de

perception du sujet et de sa représentation dans les textes du corpus, en évitant de

tomber dans le piège d’une analyse ethnographique des « sources 10 ». Il découle de

cette préoccupation la nécessité de marier les structures internes et externes du texte

dans le souci d’établir un équilibre entre « les conditions de production [qui]

préexistent au texte11 » et « les signes du social [qui] sont immanents au récit 12 ».

Comme certains spécialistes 13, nous tenons à éviter ce qui a été jusque-là la

pierre d’achoppement de la critique et des institutions qui se consacrent au champ

romanesque francophone. Tout d’abord, leurs réserves insistent sur le fait que « Trop

souvent, […] la mécanique institutionnelle “broie” les auteurs et leurs textes en

rabattant sur des questions de pure logique distinctive ce qui constitue leur

spécificité 14». Ils proposent une lecture « libérée de l’emprise de la critique

consacrée 15 ». Ensuite, une lecture « figée 16 » comporte le risque de voir les textes

romanesques « comme le miroir fidèle de la société et de la culture africaine 17 ». Ceci

9 Charles Bonn, Naget Khadda et Abdallah Mdarhi-Alaoui, Littérature maghrébine d’expression


française, Paris, Edicef/Aupelf, 1996, p.8.
10 À ce propos, Justin Bisanswa prévient de ne pas nous fier à la critique des sources littéraires dans ce
sens qu’elle va à l’encontre de leur « création », car elle omet la relation inextricable de « la
dimension de l’Histoire » dans le texte et qu’elle « rappelle la critique d’humeur ou [du bon goût]
qui caractérise la plupart des ouvrages de critique africaine ». Justin Bisanswa, op.cit., p.36.
11 Leenhart cité dans Bisanswa, op.cit., p.49.
12 Ibidem.
13 Notamment Pius Ngandu Kashama et Bernard Mouralis cités dans Luhaka A. Kasende, op.cit., p.49
et Jean-Michel Devesa et Bernard Mouralis cités dans Justin Bisanswa, op.cit., p.36.
14 Justin Bisanswa, op.cit., p.46.
15 Luhaka A. Kasende, op.cit., p.12.
16 Justin Bisanswa, op.cit., p.11.
17 Ibidem.
5

parce que, de cette façon, il y a risque de dupliquer le discours « hyperbolique et

paraphrastique, parce que producteur d’une parole hypothétique sur le texte

constituant un écart par rapport au pouvoir du texte de produire des systèmes

secondaires “démultiplicateurs”18 ».

Cependant, tout en reconnaissant l’universalité des textes, dans le sens où le

récit est la chose du monde la mieux partagée19, il va de soi que chacun d’eux recèle

une spécificité qu’il est important de reconnaître dans le cas particulier d’une étude de

la subjectivité et que les outils d’analyse sélectionnés ne devraient pas négliger. Ceci

est une démarche importante dans la mesure où l’analyse de la subjectivité mettra en

relief la diversité du corpus relative à la fois aux différents contextes sociaux dans ces

romans et à l’hétérogénéité inhérente à la diaspora Noire. Au cours de cette démarche

analytique qui veillera à garder intacte la visibilité de la spécificité culturelle définie

dans le contexte énonciatif, il s’agira de spécifier avec précision l’apport original du

cadre théorique de base et les outils méthodologiques. Il va sans dire que cette étude

ne prétend pas instaurer un nouveau discours. Elle se veut une contribution fondée

sur l’acquis et l’apport des prédécesseurs dans ce domaine. Vue sous cet angle, cette

étude va dans le sens de l’apport des critiques précédentes, en essayant en même

temps d’aller au-delà de leurs limites, soit de dépasser les contraintes de leurs

discours.

2. Motivation d’un choix

Pourquoi se pencher sur la question de la subjectivité qui est, principalement,

une question philosophique? La réflexion sur le sujet est certes au centre des questions

18 Bernard Mouralis, cité par Luhaka. A. Kasende, op.cit., p.49.


19 Cf. aussi Pascale Casanova dans La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999.
6

philosophiques, mais l’importance du sujet n’échappe pas non plus à la

psychanalyse, à la linguistique, à la rhétorique, à la littérature. Comme le souligne

Merleau-Ponty, la philosophie et la littérature entretiennent des liens étroits :

Quand il s’agit de faire parler l’expérience du monde et de montrer comment la


conscience s’échappe dans le monde, on ne peut plus se flatter de parvenir à une
transparence parfaite de l’expression. L’expression philosophique assume les mêmes
ambiguïtés que l’expression littéraire, si le monde est fait de telle sorte qu’il ne puisse
être exprimé que dans des « histoires »20.
La question de la subjectivité se trouve donc à cheval sur deux disciplines connexes du

fait que, d’une part, l’essai philosophique s’attache à signifier le sujet et, d’autre part,

puisque « la fonction du romancier n’est pas […] de discourir sur la subjectivité mais

de la rendre présente 21 », voire sensible, le récit littéraire véhicule l’expérience de la

subjectivité.

Cette expérience est d’autant plus importante qu’en optant pour ce choix nous

estimons que si toute vérité s’enracine dans l’expérience vécue d’un sujet, la

subjectivité est alors « le seul domaine dont il est raisonnable et légitime de parler22 ».

Cependant, autant la pensée philosophique est élaborée à partir des valeurs des

sociétés qui la créent, autant la littérature est le reflet de différents contextes sociaux.

Dans cette optique, ce choix d’une étude sur la question de la subjectivité dans

20 Maurice Merleau-Ponty, 1966, cité par Kasereka Kavwahirehi, V.Y. Mudimbe et la ré-invention de
l’Afrique. Poétique et politique de la décolonisation des sciences humaines, New York, Rodopi,
« Francopolyphonies », 2006, p.11.
21 Maurice Merleau-Ponty, 1966, cité par Kasereka Kavwahirehi, op.cit., p.45.
22 « Mais la science sur laquelle le sujet fonde son espoir révèle bien vite ses limites. Sur le plan
institutionnel, tout d’abord, elle s’inscrit dans un contexte et un système de procédures qui
demeurent marqués par la prédominance de l’Occident et à l’élaboration desquels les Africains n’ont
pas été véritablement conviés. Ces conditions, certes, pourraient être modifiées et l’on peut imaginer
qu’un jour disparaîtra l’actuelle division internationale de la recherche. Mais tout ne serait pas
résolu pour autant car cette science enfin autochtone risquerait alors d’apparaître crûment pour ce
qu’elle est, c'est-à-dire une rhétorique de la nomination et du classement, qui, par là même, n’est
guère susceptible de conduire à une élucidation du réelle. Cette prise en compte des “limites de la
science” rend ainsi le sujet à lui-même et fait de l’expérience de la subjectivité le seul domaine dont
il soit raisonnable et légitime de parler. » Bernard Mouralis, L’Europe, l’Afrique et la folie, Paris,
Présence africaine, 1993, p.209.
7

l’écriture diasporique africaine/noire est envisagé au regard de la diversité des

subjectivités qui constituent la diaspora Noire.

Dans un deuxième temps, le sujet Noir ayant connu la particularité d’une

histoire et d’une expérience existentielle déshumanisante gravée dans son intériorité

et dans sa chair, la question corporelle est en jeu dans l’expression et la représentation

de la subjectivité africaine/ du Noir. Lorsque les discours dominants choisirent de

définir le corps du Noir en fonction de leur vision stéréotypée du monde, il s’en est

suivi un processus de marginalisation raciale et d’exclusion de classe. Ce double

processus s’est accompagné de l’instauration d’une grille de lecture idéologique visant

à évaluer négativement l’Autre dans ces attributs identitaires. Nous montrerons dans

le premier chapitre (en nous référant aux contextes de l’esclavage et de la

colonisation), que cet état de fait donne lieu à une dialectique du dominant et du

dominé qui complexifie par la suite le regard sur le sujet africain et la perception du

Noir dans le discours hégémonique.

Dans un troisième temps, cette étude veut combler les lacunes des études sur

la subjectivité lorsqu’il s’agit de textes d’expression française aux motivations

identitaires divergentes. Cette analyse procédera d’abord par une démarche

méthodologique fondée sur les théories de l’énonciation, de l’analyse du discours et de

la narratologie, puis tentera de combler le manque d’études relatives au champ

littéraire de la diaspora Noire.

3. Justification du choix du corpus

Notre corpus est constitué de quatre textes d’auteurs de la diaspora Noire, à

savoir: Moi, Tituba, sorcière… et En attendant la montée des eaux de Maryse Condé,
8

Verre Cassé d’Alain Mabanckou et Le totem des Baranda de Melchior Mbonimpa.

Voici comment l’on définit généralement le terme diaspora Noire: elle est le résultat

des migrations forcées et volontaires des ressortissants des peuples d’ascendance

africaine. Ils ont en commun l’Afrique comme lieu d’origine, des expériences toujours

complexes et non-unifiées de l’esclavage, de la colonisation, de l’adaptation, de

l’inévitabilité du métissage, ainsi que l’idée toujours importante d’un possible retour

aux sources physiquement, par un voyage réel, ou symboliquement par des actes

mémoriels. Il a fallu alors tenir compte de cette diversité inhérente à la diaspora

africaine/Noire qu’on pourrait ramener aux trois catégories qui ont inspiré le choix

des auteurs et des ouvrages : (1) les descendants des déportés lors de la traite

atlantique des esclaves noirs, soit l’Atlantique noire, (2) les Africains qui ont

récemment fui les diverses conditions de marginalisation dans leurs pays d’origine et

(3) les immigrants volontaires.

Les ouvrages et les auteurs choisis devraient certes refléter cette diversité mais

surtout contribuer à cerner les modalités diverses du sujet de notre thèse, et à les

confronter aux hypothèses posées et à la problématique de notre thème, à savoir les

modalités de la subjectivité dans l’écriture diasporique d’expression française.

Le choix de ces textes devait se justifier par le fait qu’ils soutiennent notre

hypothèse. Ce qui revient à dire que le corpus se devait de représenter les différentes

étapes développementales de la subjectivité de la diaspora noire telle qu’elle se laisse

saisir dans la littérature. Le choix de ces romans est motivé par le fait que les questions

de l’énonciation et de la diaspora constituent des enjeux essentiels chez les auteurs

susmentionnés.

La définition de la subjectivité sur laquelle nous nous basons se scinde en deux


9

axes principaux sur lesquels nous nous appuyerons : conscience et expérience

individuelles et collectives ou, selon Merleau-Ponty, le « particulier » et

l’ « universel ». Nous recourons à ces axes définitionnels de la subjectivité pour

explorer les thèmes mis en exergue dans l’analyse de notre corpus à savoir: la

subjectivité et la dispersion en rapport avec la diaspora noire. Le critère de dispersion

devait répondre aux caractéristiques identifiant le contexte social du corpus à l’étude,

soit la diaspora noire qui se déploie en trois volets : l’hétérogénéité due à la dispersion

géographique et à la pluralité des expériences, l’expérience collective d’une

marginalisation systémique historique et contemporaine, le retour aux sources

principalement par l’évocation de la mémoire.

Enfin, le troisième critère était celui de l’écriture d’expression française ou

francophone. Faisant référence à l’histoire d’une domination culturelle qui est celle de

l’imposition européenne de la langue et des valeurs culturelles françaises moyennant

l’éradication des valeurs traditionnelles caribéennes et africaines, à côté des langues

originelles, le rapport des auteurs à ces langues et à la langue française et leur usage

de celle-ci devaient se présenter dans chacun des ouvrages à des degrés divers et de

manières différentes.

Si les quatre romans représentent chacun, dans son contexte socio discursif et

la singularité de son récit et de son écriture, l’évolution de la subjectivité

africaine/ Noire, une auteure contemporaine de la littérature francophone est connue

pour faire montre de l’expérience et de l’histoire individuelles et collectives de la

diaspora Noire francophone. Il s’agit de la Guadeloupéenne Maryse Condé. En effet,

l’œuvre romanesque de Condé incarne l’évolution de la subjectivité africaine/ Noire.

Elle retrace le parcours historique du sujet africain / Noir dans le continent « mère »
10

et l’affirmation de la personnalité culturelle négro-africaine dans la condition

d’esclave, la diversité des résistances dans le système esclavagiste, ainsi que

l’expérience de la créolisation et de la mondialisation. C’est le cas de son œuvre Moi,

Tituba, sorcière… et de En attendant la montée des eaux aux côtés de celles de deux

autres auteurs, Le totem des Baranda de Melchior Mbonimpa et Verre Cassé d’Alain

Mabanckou. Les parcours identitaires de ces trois auteurs sont manifestés dans leurs

œuvres qui laissent paraître des problématiques socioculturelles et historiques qui

éclairent de façon décisive la question de la subjectivité dans l’aventure respective de

leur écriture.

Le rapport entre Moi, Tituba, sorcière… et Le totem des Baranda est d’autant

plus aisé à établir que le rapprochement entre ces deux œuvres repose sur une double

réalité inséparable l’une de l’autre : la référence historique et le fondement

socioculturel. En raison de cette double réalité aux facettes inséparables, les deux

romans en question évoluent sous les traits du récit historique en même temps qu’ils

s’énoncent à partir de l’expérience culturelle de la Guadeloupe (inscrite dans le

système esclavagiste) et celui de l’Afrique inter-lacustre. Par ailleurs, leurs deux

auteurs laissent entrevoir le devoir de l’écrivain de rendre justice à ses origines et

d’assurer la survivance de la mémoire en la réhabilitant. C’est dans ce sens qu’après

avoir constaté l’ignorance de l’histoire de Tituba (même en milieu universitaire),

Maryse Condé se résout à corriger cette lacune en tentant d’effacer une « biffure de

l’Histoire23 ». On retrouve le même souci de correction dans Le totem des Baranda de

Melchior Mbonimpa, qui s’inscrit « dans le projet d’informer le public et de sécuriser

23 Katia Gottin, « La voix "à venir" dans Moi, Tituba, sorcière… », Nouvelles études francophones 21.1,
Printemps 2006, p.96.
11

l’avenir des générations futures 24 » par la mission de conscientisation propre à la

double nature épique et historique du texte. De par leurs fonctions sociales

d’universitaires et d’écrivains, les deux auteurs participent ainsi à l’éveil historique des

consciences en s’imposant comme garants de la mémoire collective.

Si leurs imaginaires diffèrent sur bien des points, leur écriture présente

néanmoins des analogies, puisque les deux romans circonscrivent un double espace

socio-discursif où leurs personnages font la dure expérience de la domination et de la

marginalisation que les deux écrivains dénoncent dans leurs fictions. En attendant la

montée des eaux et Verre Cassé mettent aussi en évidence une expérience de la

marginalisation, cette fois dans le contexte contemporain de la mondialisation. Dans

cette temporalité, la négociation du vécu dépend nécessairement des conditions

sociales et économiques qui déterminent le milieu dans lequel le sujet évolue. Là où le

sujet diasporique de Verre Cassé ne trouve que l’aliénation de son milieu d’origine

congolais et l’assimilation comme choix absolu pour s’intégrer en France, celui de En

attendant la montée des eaux fait des choix conscients de se désaffilier de ou de

s’affilier aux milieux d’origines et à des discours dominants qui tendent à inhiber son

éthique de vie. Nous avons en l’occurrence affaire à une « écriture subjectiviste » 25 qui

allie acte performatif, et défi critique, une stratégie récurrente dans l’écriture

diasporique. Viennent enrichir cette stratégie d’écriture de multiples jeux de

24 Bodia Macharia, « Pour une renaissance généalogique : résistance féminine chez Melchior
Mbonimpa », Thèse de MA, McMaster, Hamilton, 2006, p.13.
25 À ce propos Pierre Van den Heuvel explique que « l’écriture subjectiviste [est l’un des] procédés
[constituant] des figures de contestation qui ont pour but de subvertir l’ordre idéologique du
discours existant, miné par le cliché et le stéréotype, et de rendre au langage ses valeurs véritables
par la transformation ». Pierre Van Den Heuvel, Parole, mot, silence. Pour une poétique de
l’énonciation, Mayenne, Librairie José Corti, 1985, p.64.
12

subversion, de citations, d’hybridation, auxquels s’allient des phénomènes

mnémoniques représentant l’acte performatif diasporique, ou encore des formes de

contestation contre les diverses formes de sujétion, de stigmatisation, de persécution

et d’indigence qui affligent l’identité culturelle de la diaspora Noire.

4. Problématique: comment le je du sujet Noir se met en place pour

créer une autre forme d’être au monde?

On remarque dans l’univers diégétique des romans de la diaspora une tension

dialectique entre l’imaginaire caribéen ou africain et l’imaginaire occidental; tension

qui se répercute sur différents registres et à des degrés divers au sein de ces œuvres

par la présence d’archétypes de subjectivité qui donnent lieu à une appropriation du

monde.

Du point de vue d’une étude de l’écriture subjectiviste, si l’on en croit Kasereka

Kavwahirehi, qui ne voit pas dans le chemin menant à la négociation entre deux ou

plusieurs espaces et expériences culturels un processus aisé, celle-ci :

[…] est même inséparable d’un procès de dé/construction du discours colonial


ayant promu une définition essentialiste et dichotomiste de l’africanité et de
l’occidentalité et des contre-discours africains (négritude/African personality,
ethnophilosophie). Son défi est donc de « défaire » la ratio réductionniste
présidant au discours impérialiste pour faire émerger un espace pluriel, «un
espace métissé »26.

Si, dans sa définition, la subjectivité implique la singularité intérieure à un

individu dans sa différence par rapport à autrui, on se demandera alors si le concept

de subjectivité dans la perspective de la diaspora africaine/noire devrait être

26 Kasereka Kavwahirehi, op.cit., p.18.


13

appréhendé dans la perspective individuelle ou collective. À l’ère de la mondialisation,

quelles sont les modalités de représentation de la subjectivité dans l’écriture de la

diaspora Noire? Quelles sont les stratégies textuelles et discursives qui mettent en

perspective les critères de singularisation du sujet? La perception du sujet par le milieu

environnant et celle que les sujets ont d’eux-mêmes donnent-elles lieu de ce fait à des

subjectivités éclatées? Le sujet est-il l’objet de son propre discours? Dans une

construction de soi, les sujets incarnent-ils chacun une historicité de subjectivité

marginale? La mémoire qui gère le sujet est-elle porteuse de l’énoncé? Le sujet parlant

et agissant dévoile-t-il la multiplicité et la diversité d’un bagage identitaire? Ce bagage

reflète-t-il l’expérience corporelle et une mémoire plurielle comme héritage d’une

traversée changeante? À partir du moment où ces subjectivités sont la résultante des

discours dominants et hégémoniques, leur mise en récit indique-t-elle une démarche

de déconstruction de ces discours? S’agit-il dans cette mesure d’un acte politique? Les

représentations des subjectivités mises en perspective permettent-elles d’entrouvrir le

voile qui protège la subjectivité auctoriale, si l’on admet que l’écriture est à la fois, pour

l’écrivain, une catharsis et une ruse pour transmettre un message? L’écriture de

chaque auteur révèle-t-elle une subjectivité strictement individuelle ou est-elle

l’expression d’un imaginaire partagé?

5. Hypothèses

Nous posons comme hypothèse majeure que la subjectivité dans les écritures

de la diaspora incarne l’évolution de la subjectivité africaine/noire, depuis l’époque

des mouvements de résistance contre l’esclavage jusqu’aux brassages culturels dus

aux phénomènes de créolisation ou d’hybridité et à la mondialisation, en passant par


14

les expressions d’une affirmation identitaire Nègre. Notre seconde hypothèse suppose

que la spécificité de l’écriture diasporique se laisse cerner dans l’enchevêtrement des

diverses représentations de cette subjectivité et de celles indissociables de l’expérience

dynamique mais à la fois positive (métissage culturel) et violente (assimilation

culturelle) de l’être diasporique. Enfin, notre dernière hypothèse considère que le

discours du sujet diasporique traduit un haut degré de conscience des contingences

sociohistoriques constitutives de sa spécificité. C’est en partant de cette expérience

concrète et irréductible ou lorsqu’il atteint un seuil de conscience qu’il choisit soit de

prendre la parole pour poser sa singularité et le sens qu’il donne au monde ou de se

taire et ne pas agir. Si le silence marque à plusieurs égards les signes du social ou

l’impact de l’histoire, par contre l’émergence du sujet dans et par le langage se traduit

par un acte performatif que reflète l’écriture subjectiviste. L’acte performatif prend la

forme d’un geste mémoriel, d’actes mnémoniques et d’actes d’appropriation par des

stratégies de subversion ou de refondation de discours hégémoniques.

Situé au carrefour d’histoires et de traditions diverses, le sujet diasporique est

un sujet transnational qui a émergé de la négociation entre deux ou plusieurs espaces

et expériences culturelles. De ce fait, la subjectivité diasporique exprime le statut

dynamique d’un soi flexible. En effet, de par son développement à travers les

mouvements spatio-temporels de son vécu et étant le produit de plusieurs rencontres,

le sujet diasporique recèle non seulement une pluralité de mémoires enracinées dans

un héritage culturel, mais il est aussi engagé dans une perpétuelle relation conflictuelle

dans les espaces multiples qu’il traverse. Au cours de son aventure diasporique, il doit

constamment négocier son passage entre sa propre historicité et les règles de vie des

milieux qu’il fréquente, entre son passé et le présent de l’espace étranger, ou encore
15

entre son identité personnelle et les habitus de la collectivité nouvelle par rapport à

laquelle il est engagé dans un processus de négociation permanente.

Dans ce processus, la figure du sujet diasporique devient le lieu d’une tension

mémorielle qui dévoile en même temps sa position ontologique de « conscience

double » qui correspond à celle de sa double distance. Parce que, d’un côté, en

affirmant une subjectivité qui incorpore les particularités et les tensions du monde qui

l’entoure, le sujet diasporique manifeste le refus de la fixation de la subjectivité

cartésienne dite « universelle », refus qui manifeste sa résistance à toute altérité ou

identité fixe – refus qui fait apparaître une économie de l’affect. Sous le signe de cette

démarcation, il enrichit son individualité propre dans le creuset des identités

multiples qui balisent dorénavant sa mémoire d’exilé sur une terre étrangère qu’il

essaie d’appréhender dans l’intérêt de sa propre survie identitaire. Ce qui explique la

raison pour laquelle au niveau de l’écriture, la subjectivité narrative reflète

généralement l’expression d’une légitimation de la différence liée à celle de la

perception individuelle.

On observe aussi des subjectivités à rebours. Celles-ci révèlent un automatisme

créé par une assimilation provenant de l’entretien inconscient d’un mécanisme subtil:

le discours d’altération de l’identité de l’Autre. Cette altération transforme l’Autre de

sujet en objet sur le plan grammatical et rhétorique. Le sujet énonciateur devient le

sujet d’un discours sur soi et prend à son compte, automatiquement ou

inconsciemment, un discours d’intimation du refus de soi et entretient une image qui

lui a été collée. Inversement, lorsque le sujet prend conscience de cet automatisme,

nous estimons qu’il met en marche un processus de refondation des discours

hégémoniques. Dans la refondation, le sujet cherche à se définir à partir d’une identité


16

d’emprunt ou à partir d’une affirmation de soi. Dans les deux cas, la narration présente

des stratégies de subversion ayant pour but de défaire le discours dominant. Ainsi, le

sujet arrive à faire de l’objet qu’il est le sujet de son discours27 et à sortir du cadre

inhibant du discours de l’infériorisation de sa race.

En effet, l’écriture diasporique s’instaure dans un espace fertile. Son caractère

fécond se traduit par sa potentialité à générer un savoir nouveau. Ceci, parce qu’elle

est d’abord née d’une situation à la fois d’hybridité et de double aliénation culturelle

et historique (oppression de l’esclavage, de la colonisation, de nostalgie et du deuil de

l’exil) et due à l’expérience de rejet et de racisme dans le lieu d’origine et le milieu

environnant (automatisme et situation d’altérité dans les situations de

discrimination).

6. Méthodologie

La structure de ce travail met en œuvre les principes d’analyse requis par les

principaux aspects thématiques des littératures diasporiques à l’étude. La subjectivité

y est traitée dans son aspect littéraire. Nous nous sommes intéressés à ses modalités

de représentations dans le mécanisme textuel, en tenant compte du contexte

d’émergence de l’énoncé et des théories relatives au contexte d’énonciation de chaque

texte.

La première partie de notre thèse est consacrée à l’étude diachronique des

concepts de subjectivité et de diaspora et à une élaboration de l’évolution conceptuelle

et socio-historique des discours hégémoniques européens à propos du sujet noir. Il

27 Cf. Hommi Bhabha, The Location of Culture, Londres et New York, Routledge, 1994.
17

s’agit de l’élaboration restreinte des théories et travaux sur la diaspora qui ne seront

inclus qu’au fur et à mesure dans les parties analytiques, selon leur pertinence et le

contexte d’énonciation. Cette partie débute par l’explication du sens étymologique et

du cadre historique, social et culturel de leur apparition. Nous examinons, ensuite, les

variations d’usage du concept de subjectivité dans le temps et dans les divers courants

théoriques avant de présenter un historique du lien entre ce concept et les discours à

la base de la formation de la subjectivité du sujet noir. Une démarche similaire est

adoptée lorsque nous procédons à l’analyse des théories sur la diaspora africaine ou

noire, leurs points de divergences et de convergence ainsi que le lien entre l’expérience

collective, l’enjeu politique de la création diasporique et la violence d’ordre historique,

systémique et symbolique. C’est par le truchement de cette diversité des disciplines et

des théories dans lesquelles s’enracinent l’étude de la subjectivité et celle de la

diaspora que les parties analytiques suivantes mettent en œuvre une approche

théorique multidisciplinaire. L’analyse de la subjectivité dans chacune d’elles mettra

en lumière la singularité des textes privilégiés dans cette recherche.

La deuxième partie analyse l’expérience particulière du sujet diasporique qu’est

l’Africain réduit en esclavage dans le roman Moi, Tituba, sorcière… de Maryse Condé.

Nous partons pour ce faire des travaux sur l’epistemic saliency. Nous utilisons aussi

les théories féministes, celles de l’autobiographie au féminin portant sur l’examen de

l’intériorité par Sidonie Smith et Julia Watson et celles de « la perception » de

Merleau-Ponty. Nous nous servons également des travaux sur la critique postcoloniale

de l’impact du « désir colonial » selon Robert Young. Ensuite, nous nous inspirons de

certains théoriciens pour l’analyse de la déshumanisation du Noir. Et pour l’étude des

modalités de la mémoire, nous nous servons du concept de « diaspora literacy » de


18

Vèvè Clark et de celui de « unspeakable memory ». Afin de saisir les concepts de

l’individualité et de la conscience du sujet opprimé, nous faisons intervenir la

perspective de l’essentialisme stratégique. La théorie de l’énonciation est traitée

suivant les perspectives de l’analyse du discours et de la pragmatique, notamment

selon Jacques Dubois et Kerbrat-Orecchioni. Nous aborderons aussi l’approche

interactionniste et nous nous servirons de Jürgen Habermas en ce qui concerne

l’intersubjectivité.

Notre troisième partie examine les processus de désaffiliation et de réaffiliation

chez les personnages clés d’un autre roman de Maryse Condé, En attendant la montée

des eaux. En prenant comme point de départ la théorie de la relationalité critique de

Carole Boyce Davis, nous appréhendons ce processus en deux temps. Premièrement,

nous considérons qu’une prise de conscience intervient grâce à un moment

épiphanique. La conceptualisation de ce moment est appuyée plus loin dans notre

analyse par des considérations de Judith Butler sur la reconnaissance de soi

émergeant dans le cadre des relations avec les autres. Deuxièmement, nous traitons

de l’impact de ce premier moment de réalisation sur l’affect dans la mesure où il

nécessite une négociation de choix relationnels. Nous montrons comment la gestion

de l’affect explique les différents choix du sujet diasporique, en particulier la migration

et l’adhésion à la filiation ou son rejet. Sur ce point, nous nous inspirons du discours

de la relation selon Édouard Glissant.

Dans la quatrième partie le mode picaresque est au premier plan pour analyser

les modalités de la subjectivité dans le roman postcolonial Verre Cassé d’Alain

Mabanckou. Nous mettons en perspective la prolifération des discours émergeant du

lien entre l’autonomie propre à l’acte d’écrire du narrateur autodiégétique et l’esprit


19

de résistance inhérent à l’errance picaresque des personnages. Ceci, dans la mesure

où cette association présente le contexte énonciatif aliénant et marginalisant des sujets

postcoloniaux et diasporiques. Ce contexte s’avère néanmoins créateur car il motive la

performance de ces discours. Nous décrivons ce contexte comme un ensemble

d’incohérences socioéconomiques et politiques ainsi que d’aliénation psychique issues

de l’oppression coloniale et de sa continuité dans le néocolonialisme. Ensuite, nous

avons recours à d’autres travaux qui permettent d’éclairer le sentiment d’entre-deux,

concept utilisé par de nombreux théoriciens pour décrire la double conscience des

sujets postcoloniaux et diasporiques. Nous nous inspirons de Dominic Thomas et

Didier Gondola pour comprendre l’institution de l’identité normative en France qui

est liée à la race, puis nous examinons le phénomène social de la sape chez les

mikilistes en tant qu’émanation de la colonisation et de la précarité sociale

néocoloniale. La pertinence de ces travaux est évidente dans l’analyse de la manière

dont ces sujets doivent négocier les incongruités existentielles et socioéconomiques

qui découlent d’un amalgame de la culture de base et de celle imposée par la

colonisation et qui doit être assimilée en vue de s’intégrer.

La cinquième partie est consacrée à une analyse de l’épique dans le roman

historique Le totem des Baranda de Melchior Mbonimpa. Nous mettons en relief les

théories de Maurice Halbwachs (parmi d’autres) sur la mémoire collective comme

pratique de base et antérieure à l’historiographie moderne. Il s’agit de montrer le

parallèle entre la construction identitaire et la mémoire telles qu’elles sont

sauvegardées par les récits épiques. Nous ferons également état de travaux sur la

mémoire et sur la nostalgie dans le contexte des sociétés d’immigration,

spécifiquement le Canada où se situent le roman à l’étude et son auteur. Nous mettons


20

l’accent sur l’authenticité de l’oralité dans la création africaine et postcoloniale et sur

le genre épique constitutif de la tradition orale africaine. Nous soulignons la relation

entre la fonction politique de l’épopée africaine et celle du roman historique africain.

Nous recourrons à la critique de Charles Taylor et celle d’autres théoriciens pour

mettre en évidence le contexte d’énonciation du malaise existentiel de Niki, l’héroïne

du roman. Ensuite, nous nous servirons de la pensée d’André Rouge pour analyser

l’indisposition de Niki face à ses parents et leurs rapports à l’Afrique et

particulièrement à la race noire dans le cas du père. Nous aborderons la question de

l’épique comme moyen de remédier aux discours dominants sur l’infériorité africaine

et comme ancrage identitaire, et cela nous permettra de saisir l’épique en tant

qu’appropriation culturelle.

La conclusion présente une récapitulation des thèmes principaux dans leur

contexte romanesque en précisant les liens entre les différentes thématiques. Nous

condensons les traits des différents comportements subjectifs face à l’adversité dans

chaque contexte social.

.
PARTIE I.

Subjectivité, Diaspora, Littérature

« La langue afflue dans le discours, le


discours reflue dans la langue, ils persistent
l’un sous l’autre, comme le jeu de la main
chaude. »
(Roland Barthes, Leçon, Paris, Seuil, 1978,
p.31.)

« La généalogie […] inspire aussi un travail


qui s’enracine non dans la recherche
impossible des origines, mais dans une
actualité, dans le présent historique. »
(François Dosse, Histoire du structuralisme
t. 1-2., Paris, La Découverte, 1991, p.409.)

21
22

Chapitre 1. Pour une subjectivité du sujet Africain /Noir :

Définition, Émergence et Évolution

Il est crucial, dans un premier temps, d’esquisser une élaboration théorique de

la problématique de la subjectivité sous ces aspects les plus pertinents en mettant en

perspective les conditions d’émergence de la subjectivité Africaine/ Noire. Dans la

première partie de ce chapitre sera présentée de manière détaillée l’histoire et la

genèse de l’altération identitaire de l’Africain1, qui motive le discours politiquement

subversif de l’écriture diasporique, la réclamation d’une reconnaissance de droits

refusés et d’une humanité bafouée et les critiques visant la prise de conscience ainsi

que la spécificité identitaire. Ainsi, nous procéderons par un déblayage des sources de

la subjectivité occidentale. Non dans le souci d’analyser le concept, mais plutôt afin de

dégager la relation du sujet occidental à son identité et l’usage oppressif qu’il en fait.

Un panorama historique s’ensuivra, dans la deuxième partie, afin de situer le concept

de diaspora qui désigne le groupe social auquel appartiennent les auteurs étudiés en

explicitant la spécificité du contexte culturel. Cette démarche nous aidera à établir le

lien entre les représentations de la subjectivité et celles de l’expérience inhérente à la

diaspora.

A. La subjectivité du sujet africain / Noir

Comme nous l’avons précédemment annoncé, cette démarche se fera dans le

but d’exposer les circonstances qui ont amené à l’émergence de la subjectivité

africaine/ Noire à s’exprimer en réaction physique puis intellectuelle et esthétique

1 L’Africain a été identifié à la couleur noire par un processus d’altération et de subjectivation dont les
mécanismes seront détaillés dans la partie qui suit.
23

contre une longue oppression déshumanisante instituée par le sujet occidental dont la

subjectivité était dite « universelle ». Elle se fera en tenant compte du lien inextricable

entre la subjectivité africaine/ Noire et celle qui se prétend universelle. Cette dernière

fut cautionnée par un ordre épistémologique paradoxal garantissant une grille de

lecture qui hiérarchise et classifie les différentes civilisations, classification dans

laquelle fut justifiée l’infériorité du sujet africain/ Noir.

A.1. Définitions et évolution du concept

L’idée de subjectivité est vaste car si, comme l’observe Michel Henry, « la

critique du sujet a revêtu différentes formes auxquelles on peut chaque fois assigner

une origine historique précise 2 », alors, comme le souligne Olivier Boulnois, il n’y a

pas une généalogie du sujet mais des généalogies.

Si le terme de subjectivité tire son origine étymologique du latin médiéval

subjectum, qui veut dire « ce qui est fondamental et qui demeure sous-jacent 3 », il

dérive cependant directement de « subjectif », qui était d’usage courant au Ve siècle.

Ce terme faisait alors référence à « tout ce qui subsiste dans un sujet, nature ou pensée

4 » et on l’utilisait aussi déjà pour désigner ce qui a trait à « nos sensations» en faisant

référence à l’intériorité de l’être humain, d’où l’allusion à un retrait du monde. Dans

la Grèce antique, l’intériorité humaine était déjà pour Platon le lieu de la quête de la

vérité. Les stoïciens par contre répondaient à la recherche de la vérité par la

subjectivation de celle-ci en se remémorant les principes préalablement enseignés par

2 Michel Henry, « La critique du sujet », dans De la subjectivité Tome II Phénoménologie de la vie,


Paris, PUF, 2003, p.9.
3 Encyclopédie philosophique universelle, dir. André Jacob, Paris, Presses universitaires de France,
1989, p.2477.
4 Encyclopédie philosophique universelle, op.cit., p.2477.
24

les maîtres, les logoï.

Le concept de subjectivité s'est élaboré dans le temps par diverses études

théoriques, si bien qu’il n’y a pas de « définition unique et partagée du sujet et de la

subjectivité 5». La subjectivité entendue comme intériorité a été initiée par le

philosophe St Augustin et reprise tour à tour par d’autres philosophes, nommément

Auguste Comte, Blaise Pascal, Husserl et Frederick Berland. Maine de Biran est le

premier à utiliser le terme subjectivité en France. Bien avant lui, l’usage du mot

«subjectif » ou « subjektiv » en allemand était courant avec Kant qui en précisant « les

conditions de l’objectivité [oppose] le « moi transcendantal » au « moi empirique6».

Bien que, comme l'affirme Michel Henry, le développement de la pensée cartésienne

bouleverse la révolution d'un mode de pensée occidental qui fait de l’homme

européen ce qu’il est, soit le sujet moderne, Foucault fait remarquer que c’est Kant,

avec sa position du sujet universel lié au devoir et aux obligations morales universelles,

qui inaugure une autre ère de la tradition philosophique occidentale 7. Retenons

l’aperçu que donne Claude Romano sur la subjectivité du point de vue philosophique

telle qu’elle s’est développée dans la modernité occidentale :

L’histoire de la métaphysique moderne de la subjectivité va être celle des critiques


adressées au sujet-substance de Descartes : il existe ici une continuité profonde entre
la critique de la psychologie rationnelle de La Critique de la raison pure (1781) de Kant,
la thèse de Fichte selon laquelle le Moi n’est pas une chose (Sache) mais un agir, et le
commencement de la philosophie non pas un fait (Tatsache) mais un acte
(Tathandlung), et le projet hégélien d’ « appréhender et exprimer le Vrai, non comme
substance, mais précisément aussi comme sujet. Le trait commun de toutes ces
entreprises, comme à celle de Husserl par la suite, pourrait se résumer ainsi : accéder
au sujet véritable, c’est à chaque fois, désubstantialiser le sujet cartésien8.

5 Claude Romano, « Subjectivité » dans Notions, France, Encyclopedia Universalis, 2004, p.991.
6 Encyclopédie philosophique universelle, op.cit., p.2478.
7 Cf. Michel Foucault, Dits et écrits II, op.cit., p.1450.
8 Claude Romano, « Subjectivité », op.cit., p.990.
25

Il est nécessaire de rappeler quelques concepts liés à la philosophie de la

subjectivité9 auxquels nous aurons recours tout au long de notre étude, en tant qu’ils

stipulent cette accession au sujet véritable au cours de l’évolution de la modernité

occidentale et permettent d’expliciter l’accès ontologique et épistémologique à la

subjectivité africaine/ noire; soit l’expression expérientielle dans la perspective de la

première personne du sujet africain/ Noir et les représentations et les manifestations

de sa subjectivité10. La philosophie transcendantale évolue avec Edmund Husserl dont

l'idée de « l’intentionnalité de la conscience » en tant qu'expérience consciente

inaugure le courant philosophique de la phénoménologie. Son élaboration du concept

de subjectivité sera reprise dans la théorie de l’intersubjectivité de Hegel. Ce courant

de la philosophie de la subjectivité se déploie davantage avec Heidegger qui envisage

la subjectivité dans le sens de « l'être-au-monde », de « l'être-avec-les autres », soit de

la situation en contexte du sujet. Le concept de subjectivité évolue avec les écrivains

et philosophes français, tels que Marcel Proust, qui mettent en perspective

9 « In the period from Kant to Hegel, occasionally labeled as the reign of philosophy of subjectivity,
subjectivity was even considered to constitute if not the most, then at least one of the most important
themes and principles of philosophy. » Dan Zahavi, « Subjectivity » dans The Oxford Companion to
Consciousness, dir, Tim Bayne, Axel Cleeremans, Patrick Wilken, New York, Oxford University
Press, 2009, p.618.
10 Par « représentations et manifestations de la subjectivité » nous entendons les aspects de la
subjectivité qui englobent non seulement l’énonciation de la subjectivité, mais aussi « […] the issues
of first-personal self-reference, the experience and status of self, the unity and continuity of
conscious experience, and [sic] arguably include analyses of such further issues as individuality,
personality, agency and (moral) responsibility. » Nous incluons ensuite l’autre perspective de Dan
Zahavi qui explique davantage le lien entre ces sujets et la subjectivité comme suit : « Why do all
these topics involve subjectivity? Because they all have something in common, they all involve a
first-person perspective, a reference to how things are for me. » Dan Zahavi, op.cit., p.617.
Finalement, nous n’oblitérons pas non plus les diverses dimensions de ces représentations dans la
mesure où comme le précise Octave Hamelin « le mot subjectivité doit être pris […] dans un sens
large : il ne désigne pas seulement ce qui relève de cette espèce de représentation subjective; il
s’applique aussi à tous les moments de la représentation qui impliquent une intervention marquée
du sujet : à la représentation logique et, au moins en partie, à la pratique ainsi qu’à la représentation
affective ». (Octave Hamelin, Essai sur les éléments principaux de la représentation, p.353 cité dans
André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 10e Édition revue et augmentée,
Paris, PUF, 1968, p.1041.)
26

« l'expérience du corps ». Jean-Paul Sartre avec ses concepts de la structure de la

« conscience », du « choix libre », et de « l'Autre » inaugure sa philosophie de

l'existentialisme. En élaborant davantage cette perspective de « l'altérité » dans son

ouvrage Le deuxième sexe (1949), Simone de Beauvoir « analyse à partir de

perspectives multiples - existentialiste, marxiste, historique, anthropologique,

biologique, psychanalytique et littéraire - le rôle secondaire assigné à la femme par la

société11» et introduit les préludes du féminisme occidental contemporain. Merleau-

Ponty récapitulera les idées de ces prédécesseurs plus tard par la théorie de « la

perception » qui insistera sur l'essence de la subjectivité et le caractère inséparable du

je et du corps du monde. Par sa théorie de la « topologie de la chair », il explore la

dimension de l’altérité dans la mesure où la chair est ce que l’homme partage avec les

autres. De plus, il voit dans la subjectivité une « diversité irréductible » et note que « la

discordance des philosophies tient à ce que la subjectivité n’est pas chose ni substance,

mais l’extrémité du particulier comme de l’universel 12». Enfin, relevons à l’instar

d’Herman Parret qu’il s’est forgé une longue pratique d’élimination du «subjectif [du]

passionnel, du domaine philosophique, et [de son] expulsion là où on a [pensé qu’] il

conquiert son milieu naturel : l’art, la poésie, la vie quotidienne 13 ».

Opposée à la philosophie, la perspective linguistique de l’idée de la position

centrale du langage dans la construction de la subjectivité voit le jour par l’envol du

concept saussurien qui marque l’opposition entre la parole et la langue. Cette tradition

11 Ma traduction de Gary Cox, The Sartre Dictionary, New York, Continuum International Publishing
Group, 2008, p.58.
12 Maurice Merleau-Ponty, Signes, p.194. Cité dans Encyclopédie philosophique universelle, op.cit.,
p.2479. Nous soulignons.
13 Herman Parret, Les passions. Essai sur la mise en discours de la subjectivité, Bruxelles, Pierre
Mardaga, 1986, p.6.
27

linguistique s’est ancrée dans la pragmatique énonciative par une mise en perspective

de l’idée de la position centrale du langage dans la construction de la subjectivité en

ce sens que celle-ci ne peut s’articuler que par le langage et en tenant compte de la

spécificité du contexte dans l’acte de l’énonciation.

Il importe cependant de signaler les nuances caractérisant cette tradition. Alors

que l’analyse philosophique de la subjectivité dans la langue s'intéresse à l’effet

produit par les structures grammaticales sur le caractère de la forme verbale

qu’expriment les locuteurs d’un même groupe linguistique, la pragmatique prend en

charge l’analyse du discours en se penchant sur le phénomène de la subjectivité par

un examen des actes de langage et un repérage des marqueurs de la deixis spatio-

temporelle et des modalités d’assertion du jugement (John L. Austin, Paul Grice, John

Searle, François Récanati). Quant à l’analyse du discours selon les théories de

l'énonciation, elles prennent en charge l’analyse de la subjectivité dans le langage

(Emile Benveniste, Roman Jakobson, Jean-Claude Anscombre, Antoine Culioli,

Catherine Kerbrat-Orecchioni) et l’étude des connecteurs faite par Oswald Ducrot. En

partant de la linguistique structurelle de Benveniste, de la psychanalyse de Lacan et

de la théorie du roman de Bakhtine, la perspective linguistique de la pragmatique

énonciative se présente comme la branche de la polyphonie argumentative qui analyse

la présence et la distance relative de plusieurs énonciateurs ou voix dans l’énoncé du

locuteur14. Ainsi nous acceptons à la fois le point de vue d’Émile Benveniste selon qui

la subjectivité langagière est « la capacité du locuteur à se poser comme « sujet» 15»

14 Oswald Ducrot, Le dire et le dit, Paris, Minuit, 1994 ; Alain Rabatel, La construction textuelle du
point de vue, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1998 ; Ruth Amossy, L’argumentation dans le
discours, Paris, Armand Colin, 2005.
15 Émile Benveniste, « De la subjectivité dans le langage » dans Problèmes de linguistique générale, 1,
Paris, Gallimard « Tel », 1966 [1958], p. 259-260.
28

et, comme le perçoit Julie LeBlanc, que cette subjectivité « [puisse] se manifester par

de nombreux procédés linguistiques et littéraires qui impliquent […] le sujet

énonciateur à des degrés divers16 ». Nous tiendrons aussi compte de la définition de la

subjectivité entendue par Benveniste « comme l’unité psychique qui transcende la

totalité des expériences vécues qu’elle assemble, et qui assure la permanence de la

conscience17 ».

Une approche sociologique spécifiquement féministe de la subjectivité a été

élaborée par la théoricienne féministe Sidonie Smith dans son étude Subjectivity,

Identity and the Body. À la suite de Terry Eagleton et de J. Hillis Miller, Sidonie Smith

montre que le concept de subjectivité est passé par les péripéties des différents

courants philosophiques et les conjonctures politiques et socio-économiques18. Quant

à la subjectivité occidentale, elle a accédé à un statut privilégié au début de la

Renaissance et pendant le siècle des Lumières. C’est dans cette perspective socio-

historique que l’analyse de Sidonie Smith cerne de manière détaillée la filiation de la

notion de subjectivité en exposant les circonstances dans lesquelles cette dernière s’est

imposée universellement comme notion ontologique de privilège 19 pour l’homme

blanc qui s’est longtemps institué comme le modèle impartial, le repère de sens,

cautionné par un engagement épistémologique et un « projet de totalisation » de la

raison cartésienne20. Le lien philosophique est bien établi dans cette perception de la

16 Julie LeBlanc, Énonciation et inscriptions du sujet. Textes et avants-textes de Gilbert La Rocque,


Toronto, Éditions du Gref, Collection Théoria n° 9, 2000, p.xii.
17 Émile Benveniste, « De la subjectivité dans le langage », op.cit., p.260.
18 Sidonie Smith, Subjectivity, op.cit., p.5 ; Cf. aussi Candace D. Lang dans Irony/ Humor : Critical
Paradigms, Baltimore, Johns Hopkins Univ. Press, 1988, p.14.
19 « The meaning of western selfhood was one such meaning of privilege in the late eighteen and
nineteenth centuries, and it secured its privileges by means of specific historical phenomena, that is
by means of philosophical, economic, political, theological, scientific, and literary
influences. » Sidonie Smith, Subjectivity, op.cit., p.5.
20 Iris Marion Young, citée par Sidonie Smith, op.cit., p.8.
29

subjectivité occidentale fondamentalement affiliée au crédo humaniste de l’ego

cartésien. Paradoxalement, lorsqu’elle se cantonne à la réflexion objective de la raison,

la subjectivité occidentale ne prétend pas moins saisir l’unicité de tout sujet. Ceci parce

qu’elle s’impose en même temps comme la référence impériale, se « métamorphosant

en objectivité et en impartialité, le moi assumant son statut de privilège comme

l’origine du sens de la connaissance et de la vérité 21 ». La perspective féministe de

Sidonie Smith souligne la connotation théorique qui va dans le sens attribué à la

notion de sujet qui s’entendrait alors comme « la nature de toute notion du soi

construite culturellement22 ».

B. L’architexte: identité occidentale et subjectivité africaine

Quelles circonstances ont amené l’émergence de la subjectivité africaine pour

qu’elle se soit exprimée en réaction physique puis intellectuelle et esthétique contre

une longue expérience déshumanisante instituée par la subjectivité occidentale dite

« universelle » ? Les marqueurs génétiques de la subjectivité s’élaboreront ici à partir

du lien inextricable qu’elle entretient avec une longue tradition de modes de pensées

née chez les Romains qui cultivaient des images dépréciatives des Africains Noirs puis

consolidée par un architexte23 duquel découle le « postulat de la supériorité blanche

en Occident et de l’infériorité noire24 ».

21 « As subjectivity metamorphoses into objectivity and impartiality, the self assumes its privileged
status as the origin of meaning, knowledge, truth. » Sidonie Smith, Subjectivity, op.cit., p.8.
22 Sidonie Smith, « Obviously, subject has current theoretical currency. It implies the culturally
constructed nature of any notion of selfhood », op.cit., p.189.
23 Repris par Gérard Genette, ce terme « a été proposé par Louis Marin (« Pour une théorie du texte
parabolique », dans Le récit évangélique, Bibliothèque des sciences religieuses, 1974.) pour désigner
« le texte d’origine de tout discours possible, son origine et son milieu d’instauration », dans
Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p.7.
24 Cf. Catherine Coquery-Vidrovitch, « Le postulat de la supériorité blanche et de l’infériorité noire »
dans Le livre noir du colonialisme : XVIe et XXIe siècle de l’extermination à la repentance, Marc
30

À l’instar de Sidonie Smith, plusieurs auteurs et philosophes tels que Tzvetan

Todorov dans La conquête de l’Amérique: la question de l’autre (1982) et Nous et les

Autres: la réflexion française sur la diversité humaine (1989), V.Y. Mudimbe dans

The Invention of Africa. Gnosis, Philosophy and the Order of Knowledge (1988) et

Catherine Coquery-Vidrovitch dans « Le postulat de la supériorité blanche et de

l’infériorité noire » (2003), pour ne citer que ceux-ci, ont exposé les faits, les doctrines

et l’histoire des idées qui ont mené à la formation de l’universalité de l’identité et de la

subjectivité occidentale et, pour Mudimbe et Cockery-Vidrovitch, au postulat de

l’infériorité du sujet Africain.

B.1. Vestiges des discours sur l’altérité

Il importe de rappeler que grâce aux rapports d’expédition, aux récits de

voyages des explorateurs et émissaires de l’expansionnisme européen qui avaient

présenté un portrait dépréciatif des habitants des terres sur lesquelles ils accostaient,

« […] les Européens n’ont jamais tout à fait ignoré l’existence de l’Afrique, ou de l’Inde,

ou de la Chine; le souvenir en est toujours déjà présent, depuis les origines 25». Ils

avaient non seulement connaissance de l’existence d’autres cultures, mais aussi

possédaient une vision mercantiliste puis capitaliste alimentée par la convoitise des

richesses d’autrui26. L’époque des récits de voyages était aussi celle où les Européens

s’essayaient à définir leur propre identité en se comparant aux Autres qu’ils

rencontraient sur le chemin de leurs voyages d’explorations et de conquêtes.

Ferro (sous la dir.), Paris, Robert Laffont, 2003, p.646-91.


25 Tzvetan Todorov, La conquête de l’Amérique : la question de l’autre, Paris, Seuil, 1982, p.12.
26 Voir V.Y. Mudimbe, The Invention of Africa. Gnosis Philosophy and the Order of Knowledge,
Bloomington, Indiana University Press, 1988; Tzvetan Todorov, La conquête de l’ Amérique : la
question de l’autre, Paris, Seuil, 1982; Chinua Achebe, The Education of a British-Protected Child,
Toronto, Anchor Canada, 2009 ; Ngugi wa Thiongo, Dreams in a Time of War, NY, Pantheon Books,
2010.
31

Dans son livre The Invention of Africa : Gnosis, Philosophy and the Order of

Knowledge (1988), Mudimbe entreprend une archéologie de l’ordre discursif

entourant le système de pensée et les théories anthropologiques occidentales sur

l’Afrique. Il appuie ses analyses sur les représentations picturales des Africains au XVe

siècle, l’établissement d’un ordre épistémologique cristallisant le discours sur la

hiérarchie des cultures et des races et, sur l’entrée dans l’anthropologie du XIXe siècle

des objets et symboles artistiques africains. L’analyse historique qui suivra s’interdit

de privilégier une ligne unique de causalité dans la formation de la subjectivité

africaine/Noire. Elle s’attache, par contre, à un examen de la formation, la

déformation, la transformation et la transmission des traces, des éléments, des idées

et des méthodes qui ont contribué à l’avènement de cette subjectivité

(africaine/ Noire).

On y lit que les premières peintures représentant des sujets africains étaient

inspirées des journaux des émissaires décrivant leurs expériences au cours de voyages

d’expéditions dans « le nouveau monde » ou servaient à illustrer. À la suite de

l’analyse de Foucault des Meninas peinte par Vélasquez, Mudimbe commente à son

tour La tribu exotique de Hans Burgkmair peinte en 1508 dans le but « d’illustrer le

livre sur les voyages à l’étranger de Bartolomäus Springer » en créant une image des

Noirs que le voyageur avait rencontrés en Guinée27. À part ces deux peintures, l’auteur

donne comme exemples picturaux, Les danseurs mores d’Erasmus Grasser (1480), Le

jardin des délices de Hieronymus Bosch (1500), Kathleen la femme more d’Albrecht

Dürer (1521), le cinquième dessin du Relatione del reame di Congo de Filippo

27 V.Y. Mudimbe, The Invention, op.cit., p.6-7. Ma traduction.


32

Pigafetta, Batseba de Cornelisz van Haarlem (1594) 28. À la suite de Foucault,

Mudimbe suggère que ces tableaux montrent combien l’idée que ces peintres se

faisaient des personnages qu’ils représentaient, sans modèles physiques présents sous

leurs yeux, était dictée par les « normes blanches », une pratique courante entre le

XVIe et les XVIIe siècles où les artistes « [représentaient] des blancs noircis29 ». De ce

fait, ce qui importait dans cette peinture serait l’évocation d’une « célébration et d’un

rappel du lien naturel reliant les êtres humains et, en même temps, une indication des

différences raciales et culturelles. Cela devrait témoigner de la vérité des similitudes,

des analogies, et même possiblement de la violence de l’antipathie30 ».

On constate cependant que l’art et le symbolisme européens ont servi de

véhicule à l’inculcation de clichés, d’images négatives, et de symboles qui ont légitimé

la réification de l’Africain. Comme le fait remarquer Mudimbe, il découlait de ces

peintures des implications contradictoires dans la célébration et le rappel d’une

ontologie commune et de l’unicité des individus et de leurs cultures tels qu’évoqués

par Sidonie Smith. D’un côté, quoique dans une conception subjective, l’image de

l’assimilation, de la réduction et de l’intégration à une norme occidentale

commémorait la similitude des races, elle était, pour cette époque, non seulement « la

solution biblique au problème des différences culturelles31 », mais, elle cachait aussi

les « signes d’un ordre épistémologique qui, silencieusement mais impérativement,

indiquait le processus d’intégration et de différentiation des personnes dans une

ressemblance normative 32 ». Il s’agissait de ramener l’altérité que représentait

28 V.Y. Mudimbe, The Invention, op.cit., p.7-8. Ma traduction.


29 V.Y. Mudimbe, The Invention, op.cit., p.6-8. Ma traduction.
30 V.Y. Mudimbe, The Invention, op.cit., p.7. Ma traduction.
31 Hodgen, 1971, p.254. Cité dans V.Y. Mudimbe, The Invention, op.cit., p.8. Ma traduction.
32 V.Y. Mudimbe, The Invention, op.cit., p.9. Ma traduction.
33

l’Africain à l’identité du même, l’Européen. D’un autre côté, elle répondait, aussi,

d’une « filiation artistique et de sa dépendance des idéaux classiques de la

Renaissance33 ».

Cette grille de représentation qui faisait du sujet africain l’objet du discours

s’est consolidée avec le temps dans le but de mieux le subjuguer et de mieux le

dominer. On remarque, d’ailleurs, qu’il émanait un paradoxe des idéaux sur lesquels

reposait l’esprit des Lumières dans les siècles qui suivirent. À côté de la grandeur de

l’esprit, ceux-ci promouvaient la liberté, l’égalité et la fraternité avant que ne soient

déclarés les Droits de l’Homme et du citoyen le 26 août 1789. De ce fait, ces mêmes

valeurs inspirèrent l’abolition du système féodal. Malgré ces nobles idéaux et les

peintures tendant à les représenter, au même moment, il provenait des différents

discours des Lumières qui faisaient office de vérité un paradoxe reflétant la pratique

d’antivaleurs corroborées dans des affirmations telles que « les hommes sont nés

égaux » alors même que l’on s’interrogeait sur « la place du sauvage dans la chaîne de

l’être34 ».

L’année 1685, celle de la révocation de l’édit de Nantes est aussi l’année où

Louis XIV signe le Code noir. La France a la primeur d’édicter cette codification créée

par Colbert, celui-là même qui « exprimait sa désapprobation du recrutement forcé

des immigrants blancs35 ». Ce code était composé de soixante articles qui légiféraient

et réglementaient le statut d’infériorité de l’esclave africain. Plus tard Louis XVI édicte

l’ordonnance de 1784 qui tendait à « humaniser le régime en se contentant d’interdire

de donner plus de cinquante coups de fouet et […] de réclamer l’application de l’édit

33 V.Y. Mudimbe, The Invention, op.cit., p.7. Ma traduction.


34 Duchet, 1971 et Hodgen, 1971 cités par V.Y. Mudimbe, The Invention, op.cit., p.12. Ma traduction.
35 Catherine Coquery-Vidrovitch, Le livre noir, op.cit., p.651.
34

de 168536 ». Le pouvoir avait entériné le langage racial dans tous les textes légaux. Par

exemple, le vocabulaire des couleurs était publié dans la Déclaration pour la Police

des Noirs, document officiel dans lequel était statuée l’interdiction d’ « entrée dans le

royaume de tous les "Noirs, mulâtres, et autres gens de couleur" 37 ». Ils seraient

désormais retenus dans divers dépôts organisés dans les ports de France […] il devint

obligatoire pour tous les Noirs de France d’être porteurs d’une carte d’autorisation de

résidence », avant que n’y soient interdit les mariages mixtes38. Pluchon, un fervent

opposant français de l’esclavage, comme il est écrit dans « le préambule des

ordonnances de l’Amirauté de mars et avril 1762 » s’exprime en ces termes : « La

France, surtout la capitale, est devenue un marché public où l’on a vendu les hommes

au plus offrant et dernier enchérisseur; il n’est pas de bourgeois ou d’ouvrier qui n’ait

eu son nègre esclave [avec des] maîtres qui osent exercer sous nos yeux un pouvoir

contraire à l’ordre public et à nos lois39 ». Aussi, s’exprime-t-il en ces termes : « La

France, surtout la capitale, est devenue un marché public où l’on a vendu les hommes

au plus offrant et dernier enchérisseur; il n’est pas de bourgeois ou d’ouvrier qui n’ait

eu son nègre esclave [avec des] maîtres qui osent exercer sous nos yeux un pouvoir

contraire à l’ordre public et à nos lois40 ».

Tout en faisant la promotion des Droits de l’Homme et de la conception d’une

ontologie commune chez les êtres humains, c’est pourtant en pleine contradiction que

le sujet occidental s’octroie le privilège de trancher sur l’humanité des Autres ou tout

simplement de la leur nier sous couvert d’une caution scientifique. On remarque, par

36 Catherine Coquery-Vidrovitch, Le livre noir, op.cit., p.654.


37 Catherine Coquery-Vidrovitch, Le livre noir, op.cit., p.657.
38 Ibidem.
39 Catherine Cockery-Vidrovitch, op.cit., p.659.
40 Catherine Coquery-Vidrovitch, op.cit., p.659.
35

exemple, que de grands penseurs s’expliquent la sensibilité de l’Africain au moyen des

qualificatifs de « bon sauvage » selon Rousseau, de « primitif à l’état d’innocence et

d’animalité41 » selon Hegel, de « singes42 » selon Voltaire et de l’« enfant ou grand

enfant 43 » selon Hume et Thevenot, « l’inférieur au blanc 44 », selon Thomas

Jefferson, Cuvier et Darwin, ou de « race dégénérée 45 » selon Johann Friedrich

Blumenbach. De plus, même lorsque ces penseurs s’accommodent de l’idée de

l’humanité de l’altérité et de la pluralité culturelle, d’autres persistent à considérer

l’universalisme de la pensée européenne comme « l’excellence même de la culture

occidentale46 ». Et Levinas fait l’éloge de

[…] la générosité même de la pensée occidentale qui, apercevant l’homme abstrait


dans les hommes, a proclamé la valeur absolue de la personne et a englobé dans le
respect qu’elle lui porte jusqu’aux cultures où ces personnes se tiennent et où elles
s’expriment […] cette pensée universelle issue de Platon, cette décriée civilisation qui
a su comprendre les cultures particulières, lesquelles n’ont jamais rien compris à elles-
mêmes47.

B.2. La création du mythe du primitif: discours hégémoniques,

classification, grille de lecture, clichés sur l’Africain

De telles propositions ne pourraient être situées que dans une grille de valeurs

reposant sur un discours réductionniste faisant office de classification hiérarchique

41 Friedrich Hegel, Lectures on the Philosophy of the World History (1822-1828). Cité aussi par
Catherine Coquery-Vidrovitch, op.cit., p.660.
42 Voltaire, Essai sur les mœurs, cité par Catherine Coquery-Vidrovitch, op.cit., p.661.
43 David Hume, Of National Characters, 1747. Cf., Histoire philosophique et politique des deux Indes,
1777, 7e éd., réé. Paris, PUF, 1951 ; Jean Thevenot, « Le cinéma saisit le vif » dans Georges Michel
Bovay, Cinéma, un œil ouvert sur le monde, Lausanne, La Guilde du livre, 1952. Cités aussi dans
Catherine Coquery-Vidrovitch, op.cit., p.661-63 et p.702.
44 Thomas Jefferson, Cuvier et Charles Darwin. Cités dans Catherine Coquery-Vidrovitch, op.cit.,
p.661-63.
45 Johann Friedrich Blumenbach, De l’unité du genre humain et de ses variétés, ouvrage précédé d’une
lettre à Joseph Banks, cité dans Catherine Coquery-Vidrovitch, op.cit., p.664
46 Emmanuel Levinas, 1972, p.55. Cité dans Kasereka Kavwahirehi, op.cit., p.237.
47 Emmanuel Levinas, Ibidem.
36

opposant les civilisations. Comme l’a analysé Foucault, cet ordre préconise un

« arrangement d’identités et de différences dans un tableau ordonné48 » dans lequel,

selon Mudimbe, « l’Africain est devenu non seulement l’Autre qui est tout le monde

excepté moi, mais plutôt la clef qui, dans ces différences anormales, spécifie l’identité

du Même49 ». Les objets artistiques africains n’échappèrent pas à cet ordre d’altérité.

Ils furent dévalués en raison du fait que pour ce « peuple si peu éclairé, les arts sont

peu de chose 50 », mais ils furent aussi rangés « selon la grille de pensée et

d’imagination occidentale dans laquelle l’altérité est une catégorie négative du

Même51 » qui permet à Emmanuel Kant, à partir de sa hiérarchie esthétique, de statuer

qu’« il ne s’est jamais trouvé un seul [Noir] pour produire quelque chose de grand dans

les arts52 ».

Ainsi, s’inspirant des images exotiques représentant les Africains, Mudimbe

décrit comment les rapports de l’expédition de J. Bruce en Éthiopie et de Mungo Park

au Niger « révélaient des caractéristiques déjà bien limitées et établies53 ». Il remarque

que « la distinction entre “Nègre sauvage” et “Mohométan civil,” et les commentaires

sur l’indolence des Africains, leurs passions sans retenue, et leur cruauté ou retard

mental étaient déjà présentes » si bien que « les rapports d’expéditions établissaient

seulement une très concrète et très vive représentation de ce que les peintures et les

théories du progrès avaient postulé depuis la période baroque 54 ».

48 Michel Foucault, 1973, p.72 cité dans V.Y. Mudimbe, The Invention, op.cit., p.11. Ma traduction.
49 V.Y. Mudimbe, The Invention, op.cit., p.12. Ma traduction.
50 Raynal, Histoire philosophique et politique des deux Indes, 1777, 7e éd., réé. Paris, PUF, 1951. Cités
aussi dans Catherine Coquery-Vidrovitch, op.cit., p.661-3.
51 V.Y. Mudimbe, The Invention, op.cit., p.12. Ma traduction.
52 Emmanuel Kant, Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764), 2e éd., Paris, J. Vrin,
1980, p.60.
53 V.Y. Mudimbe, The Invention, op.cit., p.13. Ma traduction.
54 Ibidem.
37

Dans cette perspective, Mudimbe montre qu’il n’y avait rien de nouveau à part

« le fait que le discours sur “les sauvages” est, pour la première fois, un discours dans

lequel un pouvoir politique explicite présume l’autorité d’une connaissance

scientifique et vice-versa 55 ». Il est clair que cet ordre épistémologique s’est consolidé

progressivement dès le XVIe siècle au moyen de la variété des discours qui

proclamaient l’infériorité de l’Africain et s’ancraient dans une philosophie de la

marginalisation s’appuyant sur les premiers modèles naturalistes de classification

zoologique. Ses prémisses faisaient « partie des séries d’oppositions et des niveaux de

classifications des humains requises par la logique de la chaîne des êtres et les étapes

du progrès et du développement social 56 » avec comme résultats la réification

irréductible de l’Africain/du Noir établi, comme le voit Mudimbe, dans

l’anthropologie créée sur le modèle zoologique57.

De ce fait, du point de vue de la subjectivité européenne, l’être africain, sa

culture, ses symboles, bref sa civilisation furent rangés au bas de l’échelle dans cette

classification de l’humanité. Parmi les nombreux ouvrages qui tentèrent d’expliquer

l’infériorité africaine, on notera Le traité de métaphysique (1734) et l’Essai sur les

mœurs (1756) de Voltaire, Le règne animal (1827) de G. Cuvier, A System of

Phrenology (1844) de G. Combe, les théories de Gobineau dans son Essai sur

l’Inégalité des races humaines (1853), Les fonctions mentales dans les sociétés

inférieures (1910) et La mentalité primitive (1927) de Lévy-Bruhl ou encore, Primitive

55 V.Y. Mudimbe, The Invention, op.cit., p.16. Ma traduction.


56 V.Y. Mudimbe, The Invention, op.cit., p.13-18 ; p.69 : « In fact from a more general historical frame,
one can observe three complementary ‘speeches’ contributing to the invention of a primitive Africa :
the exotic text on savages, represented by traveler’s reports; the philosophical interpretations about
a hierarchy of civilizations; and the anthropological search for primitiveness. » Ma traduction.
57 V.Y. Mudimbe, The Invention, op.cit., p.18-19.
38

Philosophy (1935) et The Philosophy of the Savage (1938) de Brelsford 58.

L’analyse féministe de Sidonie Smith rejoint celle de Mudimbe dans son

archéologie du système de marginalisation des autres subjectivités. Elle fait

remarquer comment la notion de subjectivité s’est consolidée en notion de privilège

au XVe siècle pour nier à tout être et culture autre qu’occidentale sa subjectivité,

rendant ainsi la sienne universelle. Dans son rapport à ses semblables, le sujet

européen a instauré une hiérarchisation conceptualisée « téléologiquement 59 ». En

inférant, ainsi, la supériorité de la culture occidentale vis-à-vis de celle des autres60, il

s’établit une « consolidation d’identités essentialisées des Autres en tant que vil 61 ».

Dans cette perspective, la garantie de la sécurisation de l’universalité de la subjectivité

occidentale passe à travers les diverses délimitations posées par des pratiques

culturelles qui ont créé une grille de valeurs que Sidonie Smith caractérise de

« classifications scrupuleuses » faisant que « l’expulsé au travers de cette

classification devient l’abject de la société, un geste culturel qui s’installe soi-même

psychologiquement dans les identifications de fondement du sujet universel62 ». Par

conséquent, il est clair que le statut de sujet « universel » s’octroie le pouvoir

d’instituer des vérités infaillibles sur la classification d’identités des Autres tels que

sauvages, primitifs et barbares.

B.3. Consécration vs condamnation identitaire par la race et la

classe

58 Cités par V.Y. Mudimbe, The Invention, op.cit., p.107.


59 Sidonie Smith, Subjectivity, op.cit., p.8.
60 Voir V.Y. Mudimbe, « Héritage occidental et critique des évidences », op.cit.; Sidonie Smith,
Subjectivity, op.cit.
61 Sidonie Smith, Subjectivity, op.cit., p.10. Ma traduction.
62 Sidonie Smith, Ibidem. Ma traduction.
39

En outre, cette hiérarchisation contribue à instituer un système de pensée

réductionniste. La hiérarchisation établit un ordre de préséance, dans lequel la

civilisation occidentale se présente comme étant universelle, dominante et supérieure

à celle africaine appelée « sauvage ». Quant au but précis du système de pensées

réductionniste, c’est de « justifier le processus d’invention et de conquête d’un

continent et nommer sa “primitivité” ou son “désordre”, aussi bien que les moyens à

venir de son exploitation et les méthodes de sa “régénération”63 ».

En effet, dans un premier temps, comme le montre Mudimbe, les primitifs de

naguère se sont vus traités comme des « classes, étiquetés, nommés et jugés par des

marchands et des missionnaires, [des] sauvages [qui] sont des objets silencieux à

propos desquels tout discours est possible, tout jugement d’existence ou de valeur

toujours pertinent64 ». C’est dans le même ordre d’idée que Bisanswa écrit :

L’exploité de jadis deviendra, après la découverte de l’Amérique et la vague des


émigrants connues en Europe, l’esclave à déporter pour les travaux de terre et de
ménage. L’autre africain, par son altérité vis-à-vis du sujet occidental, sera, en effet,
réifié, l’humanité s’arrêtant devant les portes de la négraille, pour reprendre une
expression d’Aimé Césaire65.
Frantz Fanon dans Peau noire, masque blanc et Les Damnés de la terre,

Tzvetan Todorov dans La Conquête de l’Amérique; la question de l’autre (1991), Pap

Ndiaye et Alastair Davidson dans leurs articles respectifs « L’extermination des

Indiens d’Amérique du Nord 66 » et « Une race condamnée. La colonisation et les

Aborigènes d’Australie67 » et bien d’autres ont montré que l’ampleur et l’étendue de la

63 V.Y. Mudimbe, The Invention, op.cit., p.20. Ma traduction.


64 V.Y. Mudimbe, « Héritage occidental et critique des évidences », Zaïre-Afrique 72, février 1973,
p.89-99, 1973, p.38; Cf. aussi citation dans Justin Bisanswa, op.cit., p.220.
65 Justin Bisanswa, Conflit de mémoires, op.cit., p.220.
66 Pap Ndiaye « L’extermination des Indiens d’Amérique du Nord » dans Le livre noir du
colonialisme : XVIe et XXIe siècle de l’extermination à la repentance, dir. Marc Ferro, Paris, Robert
Laffont, 2003, p.56-60.
67 Alastair Davidson, « Une race condamnée. La colonisation des Aborigènes d’Australie » dans Marc
40

cruauté de la domination européenne n’est pas le sort réservé seulement à l’Africain.

Les Indiens d’Amérique l’ont aussi subie à une échelle incomparable. En effet, le sujet

occidental arrache aussi ces mêmes droits qu’il s’octroie aux autochtones qu’il décime

sur les terres d’Amérique. Alors que « les Indiens étaient souvent considérés comme

des obstacles à la réalisation de la “destinée manifeste”, et les colons comme des fers

de lance de la civilisation 68 », les Africains étaient le moyen de la colonisation.

L’Européen effectue un génocide et impose le travail forcé sur ces deux races qu’il

considère inférieures. Dans cette conception qu’il se fait de la race en assujettissant

les autres civilisations dans sa vision du monde, le sujet occidental impose et inscrit

de cette façon sa subjectivité sur l’Autre.

Corrélativement, alors que « l’esclavage fut effectivement un instrument

essentiel de l’infériorisation d’une partie de l’humanité69 », l’essence de la formation

de la subjectivité africaine/Noire est marquée par « la spécificité des Européens [à]

avoir statué que seuls les Noirs pouvaient être asservis70 ». Parce que l’Africain Noir

est vu comme « primitif », capturé et déporté de ses terres ancestrales pour être

expédié pour l’esclavage, il est davantage réifié par sa codification comme bien et

instrument de travail destiné à appartenir à un propriétaire71. Durant plus de trois

siècles d’esclavage, le sujet européen tire profit, donc, du labeur gratuit et forcé de ces

« sauvages » qu’il avait déportés de leur terre d’origine et importés principalement

aux Amériques. C’est ainsi que l’oppression dont l’esclave et le colonisé ont fait l’objet

Ferro, op.cit., p.69-99.


68 Pap Ndiaye, « L’extermination des Indiens d’Amérique du Nord », op.cit., p.78.
69 Catherine Coquery-Vidrovitch, « Le postulat de la supériorité blanche et de l’infériorité noire » dans
Marc Ferro, Le livre noir, op.cit., p.647.
70 Catherine Coquery-Vidrovitch, Le livre noir, op.cit., p.648.
71 Le Code Noir.
41

pendant plusieurs siècles étant indélébilement inscrite dans leur chair, la

conceptualisation de la subjectivité de l’Africain, comme le soulignent les discours de

Frantz Fanon, doit se départir des appréhensions hégémoniques de la subjectivité

qui prennent comme point d’ancrage les notions hégéliennes sur la personne car elle

est inséparable du discours autour de la problématique de violence exercée sur son

corps.

L’asservissement de ce système promulgue un nivellement social en ce sens

qu’il se fonde une nouvelle classe sociale à partir d’un discours sur l’identité raciale

attribuée au corps du Noir. La différence de ses traits corporels, ses valeurs, sa

civilisation pris dans le compte d’une l’altérité extrême, est l’objet du caractère

ambivalent du discours de l’homme blanc, évoqué par Homi K. Bhabha en termes de

« sa dérision et son désir 72 » dont l’Africain est l’objet. En effet, le sujet européen

trace une frontière sociale que lui seul se permet de franchir librement. En instaurant

une stratification qui range les races dans un ordre de préséance dans laquelle

l’Africain Noir est un sous-homme, il exprime une subjectivité ambivalente en

reconnaissant implicitement l’humanité de ce dernier. On note par exemple que le

Code noir a réduit l’Africain Noir à un instrument de travail et lui a nié une âme en

statuant dans l’alinéa 44 « Déclarons les esclaves des meubles », pourtant le seul

privilège qui lui est accordé est le repos du dimanche. De cette façon on lui reconnaît

quand même une âme en le forçant à accepter la religion catholique. De plus, lorsqu’il

confère au métissage interracial le statut de tabou, l’homme blanc atteste

implicitement l’humanité de l’Africain Noir en désirant, en violant et en ayant des

72 Homi K. Bhabha, The Location of Culture, Londres et New York, Routledge, 1994, p.67.
42

enfants avec la femme de celui-ci. Ce dernier est tourné en dérision au moyen d’un

rapport de force dans lequel l’acte sexuel interracial et le métissage ne sont que le

privilège de l’homme pendant que « c’est sur l’homme noir que reposait l’horreur de

la condition 73 ». D’autre part, cet acte sexuel tabou a concouru à asseoir l’ordre

hiérarchique de la logique de race et de classe, une procédure qui sédimentait le désir

de l’homme blanc dans la fixation de son identité en tant que supérieure à toute autre.

D’autres faits montrent l’ambivalence de cette « dérision et du désir », dans la

transgression des frontières sociales que l’homme blanc créa lui-même. Retenons le

cas de Thomas Jefferson qui eut une grande progéniture avec une de ses esclaves. Ces

enfants métissés, appelés aussi des « sang-mêlé » lorsqu’ils devenaient libres,

n’accédaient cependant pas à la classe sociale de leurs géniteurs. D’autre part, l’objet

de cette interdiction était d’établir une double distance pour maintenir efficacement

le système esclavagiste sur lequel devait reposer la construction et l’enrichissement de

l’Occident. Les transgressions raciales qu’impliquait cet acte s’inscrivaient

subtilement dans le plan économique du système esclavagiste d’augmenter la main

d’œuvre, de diviser les esclaves, et « d’associer la couleur noire à la servitude et la

couleur blanche à la liberté 74 ». Il résulta de cette ségrégation « une gradation

maniaque de degrés de métissage (nègre, mulâtre, quarteron) jusqu'à la septième

génération75 ». Quoique cette pratique existât aussi dans le système colonial elle était

moins pour les mêmes raisons de besoin de main d’œuvre que celle du désir du rapport

73 Catherine Coquery-Vidrovitch, « Le postulat de la supériorité blanche et de l’infériorité noire » dans


Marc Ferro, Le livre noir, op.cit., p.652.
74 Catherine Coquery-Vidrovitch, « Le postulat de la supériorité blanche et de l’infériorité noire »,
op.cit., p.655.
75 Catherine Coquery-Vidrovitch, « Le postulat de la supériorité blanche et de l’infériorité noire »,
op.cit., p.654.
43

à l’altérité.

En somme, l’ambivalence de l’homme Blanc cachait les prémisses d’un désir

beaucoup plus apparent, celui de s’enrichir sur le dos de l’Autre. Aux Amériques, le

corps de l’Africain Noir est devenu l’outil par excellence; en Afrique, à la fois le corps

et les richesses en sont devenus les moyens. Enfin, l’Africain Noir fut relégué au

dernier rang par la race tout aussi bien que la classe sociale, puisque, « le nègre porte

en quelque sorte sur ses épaules l’économie coloniale qui fait la richesse de

l’Europe 76 ». Ce qui revient à dire que le désir et la dérision sont à la base de

l’imposition au sujet Africain d’une image, de stéréotypes, d’une identité, d’une

personnalité qui convenait à l’usage que l’homme Blanc s’était proposé d’en faire :

celle d’aliéner et d’assimiler l’Autre afin de mieux l’exploiter.

Au regard de l’appréhension du concept de subjectivité du sujet Africain et de

la littérature de la Diaspora africaine, la problématique de la subjectivité et du corps

Noir qui tend à être élidée et réprimée dans les discours dominants, ne passe

cependant pas inaperçue ou nourrit carrément l’imaginaire de la création littéraire

africaine, caribéenne et de leurs diasporas. On remarquera, par exemple, que

l’imaginaire de cette oppression sur le corps Noir, sous toutes ses formes (violence,

stigmatisation, répression, silence, marginalisation, etc.), est récurrent dans une

grande partie de la littérature diasporique. Aussi, en suivant les jalons esquissés par

le projet de briser le silence de Moi, Tituba, sorcière… de Maryse Condé, c’est dans

la perspective du silence autour de l’histoire de l’esclavage au Canada que l’historienne

Afua Cooper nous explique dans son roman The Hanging of Angélique. Untold Story

76 Catherine Coquery-Vidrovitch, « Le postulat de la supériorité blanche et de l’infériorité noire »,


op.cit., p.689.
44

of Canadian Slavery and the Burning of Old Montreal « how slavery instituted a new

racial hierarchy based on Black subordination and White supremacy in the New World

and Europe77 ».

B.4. Paradoxe des Lumières ou l’identité eurocentrique

Tout en promulguant les concepts et les idéaux des Lumières, en faisant la

Révolution chez soi et en déclarant l’universalité des Droits de l’Homme, le sujet

occidental impose le contraire de ces mêmes valeurs aux habitants des terres qu’il

conquiert, qu’il exploite et qu’il rebâtit au gré de son désir. S’octroyant, de cette

manière, le privilège de renier l’humanité à ces Autres à qui il reconnaît une unicité

autre que celle qu’il s’attribue, le sujet des Lumières, ego cartésien, pensant et sujet de

connaissance, va à l’encontre de ses propres valeurs. De ce fait, il ressort de

l’humanisme de l’ego cartésien une double contradiction ancrée à la fois dans la

conceptualisation d’un lien d’humanité commun, de l’unicité du sujet, et dans la

dérogation à ses propres idéaux lorsqu’il s’agit de l’Autre.

Corrélativement, le sujet africain sera impérativement relégué à une

marginalité contradictoire à la conceptualisation occidentale du lien ontologique

reliant toute l’humanité et à son acceptation de la diversité humaine. Puisque, comme

l’affirme Sidonie Smith, « tous les moi sont ontologiquement identiques, […] mais

que, tous les moi sont aussi uniques78 », il est clair que « ceci est ce dont on fait le

mythe, impérieux et contradictoire79 ». Il va sans dire que les subjectivités marginales

feront référence à toutes ces identités rejetées par la culture dominante. Paul Ricœur

77 Afua Cooper, The Hanging of Angélique. The Untold Story of Canadian Slavery and the Burning
of Old Montreal, Toronto, Harper Collins Publishers, 2006, p.8.
78 Sidonie Smith, Subjectivity, op.cit., p.8. Ma traduction.
79 Ibidem.
45

explique que la conception eurocentrique de la supériorité de la culture occidentale

sur les autres civilisations s’est concrétisée par le « fait que la civilisation universelle

[ayant] pendant longtemps émané du centre européen a maintenu l’illusion que la

culture européenne était, en fait et de droit, une culture universelle80 ». Nous sommes

d’autant plus d’accord avec Sidonie Smith qui souligne à la suite de la critique de Terry

Eagleton sur la pensée téléologique, que la subjectivité occidentale s’est érigée en

référence impériale. Elle s’est « [métamorphosée] en objectivité et en impérialisme, le

moi [assumant] son statut de privilège comme l’origine du sens, de la connaissance et

de la vérité81 ». Au demeurant, celle des Autres est non seulement « forcée » à graviter

de manière périphérique et marginale autour de ce pôle normatif, mais aussi

condamnée à s’y assimiler et s’y dissoudre82.

C. Sujet et liberté font subjectivité

Forte du paradoxe des Lumières, l’expression du « je » africain prendra dès

lors sa source dans la contradiction des concepts des droits humains et de la pratique

des idéaux sociaux occidentaux; le sujet africain va puiser dans ces concepts et ces

idéaux pour exprimer à son tour sa subjectivité. Il ne fait aucun doute que la

subjectivité africaine/noire ne peut s’appréhender qu’en fonction de ses conditions

d’émergence, dévoilant de cette façon combien celles-ci entretiennent un rapport

inextricable avec la subjectivité occidentale dite « universelle ». Que l’une soit la

réaction ultime contre la violente domination et l’aliénation imposée par l’Autre est

évident et justifiable par le fait du conditionnement de cette subjectivité au travers

80 Paul Ricœur cité par V.Y. Mudimbe, The Invention, op.cit., p.18.
81 Sidonie Smith, Subjectivity, op.cit., p.8. Ma traduction.
82 « [C]ertain meanings are elevated by social ideologies to a privileged position, or made the centres
around which other meanings are forced to turn. » Terry Eagleton cité dans Sidonie Smith,
Subjectivity, op.cit., p.5.
46

d’une expérience historique pour le moins brutale et contradictoire, qui a entouré la

rencontre des civilisations africaine et occidentale. Dans cette perspective, la

subjectivité du sujet africain ne pouvait s’exprimer qu’en réaction contre son

asservissement par le discours occidental. Face aux actions déshumanisantes qu’il

aura subies pendant environ trois siècles, le sujet africain va se révolter d’abord de

manière brutale et sanglante et, plus tard, au moyen d’armes intellectuelles.

La première expression de résistance ayant abouti aura lieu entre 1791 et 1804,

dans une île des Caraïbes occupée à des fins de plantations et soumise au système

esclavagiste. Connue sous le nom de la Révolution d’Haïti, elle sera menée par le

descendant d’esclaves africains, Toussaint Louverture. Alors que ses motivations et

son inspiration reposaient sur ces mêmes idéaux qui avaient inspiré la Révolution

française, elle exprima une première subjectivité africaine longtemps réprimée.

Faisant face à l’impérialisme de la subjectivité occidentale, la Révolution haïtienne

instaure la première république noire, posant de cette façon les jalons de la libération

du sujet africain/ Noir contre le joug de l’esclavage. La Révolution haïtienne suivie de

la déclaration de l’abolition de l’esclavage ne fut pas l’issue de secours du sujet

africain/ Noir pour se libérer de toute domination européenne. En d’autres termes, les

jalons posés par l’expression du je africain ont sans aucun doute contribué et

accompagné le processus de déclaration de l’abolition de l’esclavage. Cependant, ils

n’ont pas réussi à éradiquer les pratiques d’oppression, ni les discours d’infériorisation

inhérents à ce système de domination.

En outre, née du sentiment créé par la situation contraignante d’une aliénation

due à l’esclavage, la Révolution haïtienne incarne la prise de conscience du sujet

d’origine africaine et d’une subjectivité générée par l’acte politique de la prise de


47

liberté. Une liberté qui s’est exprimée dans l’affirmation du choix d’assumer son destin

avec l’espoir d’une possible reconnaissance du sujet occidental de l’émancipation du

sujet africain. Cette première lueur d’une subjectivité africaine pourrait alors

s’interpréter comme le souci de soi se manifestant par l’acte d’appropriation de son

destin pour se responsabiliser et fuir la servitude. Précisons que la Révolution

haïtienne ne fut pas la première initiative du sujet africain à s’émanciper. Plusieurs

autres révoltes se firent entendre, cependant elles

ne sont pas entrées dans l’Histoire pour n’avoir pas abouti […] elles ont été nombreuses
et on comptabilise, dès le XVIe siècle, trois à Saint-Domingue et dix au moins, entre
1649 et 1759, dans les différentes Antilles anglaises; on en compte une cinquantaine
dans le sud des futurs États-Unis, également dans le nord du Brésil en Guyane et au
Surinam où se sont même créées des « républiques » noires, la plus durable ayant été
celle des Boni83.

La réussite de la libération haïtienne n’avait pas pour autant permis ni la

déstabilisation de la disposition de la subjectivité occidentale à ne pas considérer l’être

africain comme son égal, ni une remise en question du discours de l’exploitation. Dans

cette conception de l’altérité, le Noir n’étant toujours pas reconnu à part entière dans

la définition de l’espèce humaine au même titre que le sujet européen, le même regard

et la même perception aliénante continuaient à lui être infligés. Cette aliénation

constituait pour le sujet occidental le prétexte pour l’exploitation des terres et des

richesses de l’Autre. Néanmoins, elle fut assumée par un discours nouveau qui

n’oblitérait cependant pas la reproduction systématique des concepts sémantiques de

« sauvage » ou de « primitif ». Si le projet de colonisation s’attribuait le mandat de

sauver le « primitif » de ses traditions et de sa culture vues comme barbares et

83 Marc Ferro, « Autour de la traite et de l’esclavage », dans Marc Ferro, op.cit., p.111-2.
48

arriérées, en lui imposant sa civilisation, les missionnaires firent leur part et, en

évangélisant, ils accomplirent parfaitement le rôle attendu d’eux en faveur d’une

« propagande de la culture84 » européenne et à titre d’adjuvants dans l’expropriation

des terres appartenant aux autochtones.

En effet, si « dès 1454 le Pape Nicolas V avait autorisé le roi du Portugal à

pratiquer la traite, au nom de l’évangélisation nécessaire des Noirs 85 », nul ne peut

dissocier la religion de l’expansionnisme économique si l’on retient que «c’était au

nom de Dieu que le Pape considéra la planète sa franchise et établit les principes de

base du terra nullius86 ». Dès lors, la subjectivité universelle s’imposait toujours déjà

en tant qu’« absolu occidental » qu’Achille Mbembe définit comme « la prétention

occidentale à s’instituer en tant que lieu unique de l’engendrement du sens, et espace

de récapitulation de tout langage humain sur le divin 87 ».

D. Prestige de l’universalité: l’universalité de la francophonie par la

Négritude et la relation universelle de la créolisation

C’est donc avec cette conviction de leur centralité que, sous le prétexte d’une

« mission civilisatrice » qui se voulait différente de la conquête anglaise purement

économique, la Belgique et surtout la France ont imposé à leurs colonies

l’apprentissage obligatoire de la langue française comme « élément de culture ». Au

moyen des politiques d’administration du territoire et de l’assimilation, l’imposition

du français était obligatoire parce que considéré à la fois comme la clé et le véhicule

d’une instruction visant à former une élite parmi les autochtones et les descendants

84 V.Y. Mudimbe, The Invention, op.cit., p.45.


85 Catherine Coquery-Vidrovitch, op.cit., p.651.
86 V.Y. Mudimbe, The Invention, op.cit., p.45.
87 Achillle Mbembe, cité par Kasereka Kavwahirehi, op.cit., p.74.
49

d’esclaves durant l’époque coloniale 88. La coercition à l’apprentissage des valeurs

culturelles européennes reposait sur un processus d’aliénation inhérent à l’essence

même de la colonisation. Ce processus supposait l’éradication de la mémoire

traditionnelle, l’assimilation de l’altération et de la réification de l’Africain / du Noir,

le tout moyenné par la dépendance politique, économique et administrative envers la

métropole, et résultant en l’intégration parfaite du « civilisé » et dans « l’absolu

occidental 89 ». Les nouveaux « civilisés », appelés aussi les évolués dans certaines

colonies telles que le Congo Belge, formèrent désormais l’élite intellectuelle et

politique.

Il ressortira de ce contexte colonial et de ces « premiers et mieux assimilés à la

culture et la pensée européenne 90 » une deuxième expression de subjectivité de

l’Africain, celle de « la prise de parole nègre ». Exprimée, dorénavant, au moyen

d’armes intellectuelles qui en appellent à l’imagination et à la créativité, elle prônait la

réhabilitation et la contestation contre une prétention à « la mission civilisatrice »

motivant le discours de la colonisation qui promeut un personnage hors de soi,

étranger à soi et aliéné de soi, déjà meurtri par l’esclavage, ainsi que le retour aux

valeurs culturelles disqualifiées ou marginalisées par l’occidental. Cette expression de

résistance surgira d’abord par le moyen de la poésie puis dans d’autres jeux littéraires

sous la forme d’une révolution culturelle appelée la Négritude. Désormais motivé par

les conjonctures de « l’affirmation de la pensée politique africaine [et de la] résistance

88 Voir V.Y. Mudimbe, « Héritage occidental et critique des évidences », op.cit. ; Tzvetan Todorov, La
conquête de l’Amérique : la question de l’autre, Paris, Seuil, 1982 et Nous et les autres, Paris, Seuil,
1989 ; Charles Forsdick et David Murphy, dir. Postcolonial Thought in the French-Speaking World,
Liverpool, Liverpool University Press, 2009.
89 Achille Mbembe cité par Kasereka Kavwahirehi, op.cit., p.74.
90 V.Y. Mudimbe, The Invention, op.cit., p.88.
50

au colonialisme 91 » le mouvement de la Négritude s’inspirera de concepts y

concourant.

En effet, cet effort ne serait pas allé tout seul sans l’appui d’autres mouvements

philosophiques, littéraires et politiques de remise en question de la civilisation

européenne, qui révisaient la position centrale attribuée au sujet occidental 92.

L’inspiration de la notion de « la personnalité Noire » d’Edward Willmot Blyden et le

mouvement d’autres pionniers panafricanistes tels que Marcus Garvey, Martin

Delaney et le concept de la « personnalité Africaine » de W.E.B. Dubois inscrit dans

The Souls of Black Folk ont créé l’atmosphère qui a ouvert la voie à la consolidation

de la prise de parole pour la réhabilitation des valeurs des nègres. Ces notions ont fait

suite au mouvement d’autocritique parti de l’initiative de Nietzsche, Marx et Freud93

et ayant donné naissance aux circonstances du « décentrement ». C’est à partir de ce

concept que comme l’affirme Derrida « la culture européenne - et par conséquent

l’histoire de la métaphysique et de ses concepts- a été disloquée, chassée de son lieu,

devant alors cesser de se considérer comme culture de référence 94 ». Une expérience

de la dislocation et de la scission faite simultanément par le romantisme, la pensée

marxiste et la théorie de la relativité propre à « l’existentialisme dont les systèmes

étaient centrés sur le sujet, développant le scepticisme et le relativisme, le sens de la

liberté et de l’existentiel 95 ». La Négritude se déploiera en trois mouvements

chronologiques, à savoir : le rassemblement symbolique à Paris de trois universitaires

91 V.Y. Mudimbe, The Invention, op.cit., p, 87-88.


92 Mongo Béti, Le pauvre Christ de Bomba, Paris, Laffont, 1956, p.56; Chinua Achebe, Le monde
s'effrondre, Paris, Présence Africaine, 1963, 1972, p.213 ; Ngugi wa Thiongo, Et le blé jaillira, Paris,
Julliard, 1969, p.29-30, p.37.
93 Kasereka Kavwahirehi, op.cit., p.45.
94 Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p.414.
95 Justin Bisanswa, op.cit., p.217.
51

représentant une diaspora Africaine avant la Première Guerre mondiale, leur création

d’un journal ‘noir’ suivi de la maison d’édition Présence africaine durant la période

entre la Deuxième Guerre mondiale et les années soixante qui influencera les

mouvements des résistances et des indépendances, et enfin la période post-

indépendantiste qui verra naître un sentiment d’Afro-pessimisme marqué dans la

représentation littéraire et cinématographique de la fin des années 70 et durant les

années 80.

En effet, en tant que « signe intellectuel et émotionnel de l’opposition à la

supériorité blanche 96 », cette dernière ayant épousé la théorie de Hegel sur le « vide

historique de l’Afrique », le discours de la Négritude s’instaure d’abord comme

l’idéologie de la revalorisation et l’affirmation de tout un héritage identitaire et

traditionnel, et donc de l’Histoire de l’Africain/ du Noir. Il prend corps dans l’initiative

créée par un groupe d’étudiants de la diaspora noire rassemblés à Paris. Dans le but

de développer cette prise de conscience, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, le

Martiniquais Aimé Césaire et le Guyanais Léon-Gontran Damas créeront le journal

L’étudiant noir (1934) dans lequel ils publièrent des poèmes où s’affirmait une

subjectivité africaine/noire naissante. Les premières expressions poétiques de

réhabilitation de l’identité nègre et des mouvements contestataires qui s’ensuivirent

forgeront la Négritude. Celle-ci devient le creuset où se forment les mouvements

d’indépendance des nations colonisées, aussi bien que le mouvement de la

Francophonie et l’avènement du roman francophone. La résistance contre la

colonisation aura donc été génératrice du roman africain.

96 V.Y. Mudimbe, The Invention, op.cit., p.93.


52

D’une part, en tant que révolution culturelle, le discours de la Négritude institue

la volonté du sujet africain/noir à être soi-même. Elle sera la fondation d’autres

mouvements identitaires telle que la créolité de Chamoiseau, Confiant et Barnabé qui

verront dans la Négritude de Césaire « l’acte primal d’ [une] dignité destituée 97 ».

D’autre part, dans un premier temps, si elle « est une notion évolutive », comme le

voit Alain Mabanckou, parce qu’étant « là, larvée, souvent revêtue d’autres habits que

ceux de l’époque des revues L’étudiant noir ou Légitime défense », aujourd’hui la

Négritude est un moment de conscientisation vécu collectivement et

individuellement, dans ce sens que si « jadis [elle] était un acte collectif dans la

valorisation des civilisations noires […] elle se traduit de nos jours sous un autre angle,

plus individuel98 ». Deuxièmement, en tant qu’activité intellectuelle, l’expression de

la subjectivité qu’affirme la Négritude devient ce que Kasereka Kavwahirehi interprète

comme « le lieu où l’intellectuel africain s’éprouve et se pose comme sujet d’une

histoire, d’un faire-récit qui est à la fois mémoire et utopie: mémoire de la tradition

sous le régime de sa défaite et de son humiliation et chemin de retour à soi et de

projection d’un avenir autre 99 ». Jugement que nous faisons notre à propos du

caractère subjectiviste de l’écriture car, « l’activité philosophique/ intellectuelle tend

à se fonder sur l’expérience personnelle du sujet dans le monde100 ».

Il est nécessaire de rappeler que l’invention du concept « francophonie » par

Onésime Reclus est issue de la même idéologie de domination française qui avait

97 Propos rapportés dans l’article « Aimé Césaire » : http://www.rfi.fr/lffr/pages/001/page_52.asp,


(Site accédé le 15 Novembre 2010).
98 Alain Mabanckou, « “Senghor était en avance sur nous” : Entretien avec Alain Mabanckou » ;
Entretien avec Bruno Thibault et Catherine Perry dans Nouvelles études francophones, vol.21, 2,
2006, p.13.
99 Kasereka Kavwahirehi, op.cit., p.75.
100 Ibidem.
53

motivé le projet de civiliser les colonies situées en grande partie en Afrique et dans les

Caraïbes. De ce fait, étant aujourd’hui encore le porte-flambeau de la politique

française, même après les mouvements d’indépendance des colonies françaises et

belges et dans le but d’asseoir son pouvoir face à la Grande Bretagne, la France

continua à valoriser et à promouvoir la culture de la langue française dans ces

nouveaux pays indépendants non seulement par le biais des Alliances françaises, mais

aussi en soutenant à des fins politiques la création de la Francophonie101. Le président

sénégalais Léopold Sédar Senghor qui, tout en envisageant déjà le monde dans une

vision universelle, en fut plus tard le chantre.

Certes, les premiers romans francophones sont nés de ce contexte historique

du rapport entre l’assimilation culturelle et la revendication de la spécificité

identitaire. Néanmoins, certains, au service d’une propagande pour la colonisation, ne

se donnèrent point la peine de « faire crever l’horizon borné [qu’ont] imposé les

anthropologues 102 » comme l’a souligné Houtondji, d’autres comme pour répliquer

contre ceux-là optèrent pour une réhabilitation identitaire. Pour illustrer ce dernier

tableau, notons au passage l’initiative de création de la maison d’édition Présence

africaine par Alioune Diop (1947), puis quelques ouvrages importants tels que

L’anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Senghor

(1948), Peau noire, masque blanc (1952) et Les damnés de la terre (1961) de Frantz

Fanon, Le portrait du colonisé- Portrait du colonisateur d‘Albert Memmi (1957). Dès

lors, nous inférons que le mouvement de la Négritude, qui s’opposait au traitement

101 Alors que Senghor a vivement appelé à la formation de cette institution, sans montrer un intérêt
particulier la France en a tout de même soutenu la création qui sert encore ses intérêts politiques et
économiques.
102 Paul Houtondji, 1977, p.238 : cité par Kasereka Kavwahirehi, op.cit., p.77.
54

déshumanisant imposé aux Noirs, dégageait les prémices d’un acte d’appropriation

qui allait articuler une nouvelle praxis épistémologique de l’existence du sujet

d’origine africaine.

Depuis l’ invention d’une subjectivité universelle opposée à l’altérité africaine

des descriptions des récits de voyages jusqu'aux représentations d’un « nouvel-être-

au-monde103 » dans les œuvres contemporaines des auteurs francophones, la question

se pose de savoir quelle est la santé actuelle des modalités de subjectivité dans une

littérature passée au travers des péripéties de l’histoire des contestations et

d’affirmations identitaires, de même qu’au travers des barrières d’espaces

géographiques et culturels et de discours idéologiques.

Dans un premier temps, comme on l’a montré ci-dessus à partir de l’analyse

archéologique de Mudimbe, les modalités du savoir sur l’Afrique et les systèmes de

pensée entourant l’Afrique et les Africains, montrent qu’historiquement, d’un côté,

ancrée dans la marginalité par un point de vue réductionniste, la subjectivité

africaine/ Noire se bâtit sur une conscience douloureuse ; de l’autre, elle n’a pas

souvent été l’objet d’une curiosité positive, si ce n’est que sous le prétexte d’élaborer

et de définir des concepts anthropologiques. Les histoires de subjectivités marginales

ont pour la plupart été d’un intérêt didactique ou dans un but de résistance. Les

écritures de la Négritude comme celles des nouvelles biographiques de femmes, pour

ne citer que celles-ci, en sont des illustrations. Ainsi, l’intérêt de ce projet est parti des

lectures sur les fondements et les implications d’une part de la centralité de la

subjectivité « universelle », comme garante de la vérité, et d’autre part de la rationalité

103 Paul Ricœur, Du texte à l’action : essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, p.186.
55

et du modèle impartial d’objectivité. Son objet vise tout autant à s’ancrer dans le

questionnement des représentations du positionnement existentiel du sujet dans la

littérature francophone contemporaine d’auteurs d’origine africaine.

Plus que soutenue, la Négritude sera propulsée par le texte philosophique

Orphée noir de Jean-Paul Sartre. Ce dernier verra en la Négritude « un passage et non

aboutissement et un moyen et non une fin dernière », mais aussi une incarnation de

« la tension entre le passé et le futur du sujet noir 104 ». À ceci Aimé Césaire répondra

que la Négritude n’est ni une limite en soi ni « un moment dialectique appelé à être

dépassé, c’est une prise de conscience intime qui est la condition d’un sentiment

d’appartenance à l’humanité entière 105 ». Cette part humaniste de la Négritude

semble être oblitérée par deux branches des générations suivantes caribéennes et

anglophones, en particulier les mouvements culturels et littéraires qui s’ensuivront et

qui mettront l’accent sur la spécificité identitaire et la revalorisation de la différence.

La critique la plus virulente fut émise par la branche africaine anglophone dans

la pique sarcastique adressée par Wole Soyinka en ces termes : « le tigre n'a pas besoin

de proclamer sa tigritude, il bondit ». Le prix Nobel nigérian rectifiera son opinion

plus tard en déclarant dans un entretien avec RFI :

Ma réflexion sur la question de la négritude a beaucoup évolué à partir du moment où


j'ai compris que la libération des Africains francophones passait nécessairement par
l'affirmation de l'identité noire. Les Senghor, les Césaire, les Damas étaient les produits
typiques de la colonisation française, qui, en voulant faire de l'élite noire des Français
à part entière, ont déclenché ce mouvement de rébellion intellectuelle et poétique [...].
Les Anglais, pour leur part, s'étaient toujours gardé de s'immiscer dans la vie culturelle
de leurs sujets africains tout simplement parce qu'ils les croyaient incapables de
s'adapter à la culture britannique, nécessairement supérieure106.

104 V.Y. Mudimbe, The Invention, op.cit., p. 87.


105 Aimé Césaire, cité par Marie Rousse dans « Aimé Césaire », 07/04/2008,
http://www.rfi.fr/lffr/articles/100/article_2286.asp?pc=1, (Site accédé le 15 novembre 2010).
106 Wole Soyinka, cité et traduit par Julie Vandal dans « Le Nigéria: géant sans complexe du continent
africain » 15/10/2010, http://www.rfi.fr/afrique/20101015-le-nigeria-geant-complexe-continent-
africain (Site accédé le 15 novembre 2010).
56

E. De l’Antillanité à la créolisation

Au début des années 70, avec la formation du Groupe d’Études et de

Recherches en Espace Créolophone (GEREC), le Martiniquais Jean Barnabé lance un

mouvement pour la défense et la valorisation des langues créoles dans les Antilles

françaises. Mais, ce n’est qu’en 1980 que la particularité sociale et le champ littéraire

caribéens se voient rehaussés par la sortie du Discours antillais du Martiniquais

Édouard Glissant. Sans répudier la Négritude et en reconnaissant l’apport des travaux

d’Aimé Césaire et de Frantz Fanon au maintien de la Martinique sur la scène

internationale, Glissant en appelle au « droit à l’opacité » pour la Créolité107, tout en

pointant la réalité sociale caribéenne et la singularité linguistique du créole qui

déconstruit la langue française et s’avère impénétrable. En soulignant la spécificité

géographique du créole, il en évoque la naissance dans l’histoire de l’esclavage faisant

de la sorte référence à la coupure sociale avec les racines africaines. Ensuite, il signale

« l’identité-rhizome » qui renvoie au caractère multiculturel de cette société

hétérogène. C’est dans ces deux perspectives que l’Antillanité marquera sa différence

d’avec la Négritude et s’imposera ainsi en éclaireur pour les défenseurs de la Créolité.

En effet, près d’une dizaine d’années plus tard la Créolité prend forme dans

l’Éloge de la Créolité des Martiniquais Jean Barnabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël

Confiant. Elle sera basée sur des arguments de l’Antillanité et réfutera, dans un

premier temps, les thèses de la Négritude sur l’africanité en tant qu’identité unique

dans lesquelles elle ne verra qu’une expression antithétique et essentialiste des

107 Cf. Michael J. Dash « Remembering Glissant », Callaloo, vol. 34, n°3, Été 2011, p.672-74.
57

théories européennes sur la race. En rejetant l’unicité identitaire africaine elle propose

une libération des catégories identitaires monolithiques ayant leur ancrage dans

l’origine, qu’elle soit raciale ou culturelle108. Le positionnement des initiateurs de la

Créolité se distinguera plus tard avec le concept de la relation propre à la théorie de la

créolisation selon Glissant. La créolisation tient à définir l’identité au-delà du

caractère statique, de la fixité et prévisible qu’elle perçoit dans les notions de la

Créolité. Alors que celle-ci revendique la spécificité géographique et historique du

métissage propre à la Caraïbe, la créolisation met l’accent sur toute société

postcoloniale partageant cette expérience créole de l’imprédictibilité du changement

identitaire qui émerge du choc des contacts culturels.

Ces mouvements étant issus de temporalités et de contextes historiques

différents, leurs revendications sont basées sur des réalités différentes qu’elles

exposent mais ne s’excluent pas et ne sont pas divergentes. D’un côté la Négritude a

eu la primeur de remettre en question les discours européens sur la dégradation des

Noirs en appelant à un éveil de la conscience et à une revalorisation identitaire et

culturelle. De l’autre, issue de l’Antillanité, la Créolité se distanciera de la spécificité

identitaire africaine en soulignant la caractéristique géographique, linguistique et du

métissage multiculturel caribéen.

108 Fallou Guèye, La créolisation et l’africanité dans la littérature francophone : Afrique et les Antilles,
Thèse présentée à la City University of New York, 2009, p.100.
58

Chapitre 2. Situer la Diaspora

A. Étymologie et définition

À cette étape, une définition succincte du groupe social qui délimite notre

corpus s’avère nécessaire. Afin de permettre une meilleure compréhension, nous

définirons les termes utilisés pour désigner la communauté humaine qui délimite

l’ancrage social hétérogène de la subjectivité africaine/Noire auquel se rapporte notre

choix des différents auteurs des œuvres à l’étude.

Le mot diaspora est forgé à partir du grec « diaspeirein », lui-même composé

du verbe « speirein» signifiant « disperser et éparpiller » et de « dia » qui signifie « à

travers ». Jusqu’ à présent la plus ancienne utilisation scripturale (dans les deux sens

de ce terme) remonte au livre biblique du Deutéronome (28: 25) où l’on retrouve le

récit de la condamnation à la dispersion du peuple juif de sa terre d’origine. Dans

d’autres récits bibliques se répète plus ou moins le contexte de cette histoire et on y

retrouve le désir et la promesse du peuple juif de retourner vers la terre d’origine. Dès

lors, le concept de diaspora a été repris pour définir les vagues de communautés

forcées à l’exil ou à émigrer de leur terre d’origine pour s’installer sur des terres de

refuge ou d’accueil où elles n’étaient ni majoritaires ni dominantes. Souvent, ces

communautés gardaient des liens avec leur lieu d’origine.

Dans le cas de la diaspora noire, une telle définition correspond surtout au

déracinement et aux déportations massives et forcées de onze à quinze millions

d’esclaves africains, entre 1492 et 1867, de la côte occidentale de l’Afrique jusqu’aux

Amériques et aux Caraïbes puis, à la fin du XXe siècle, aux différents flux migratoires

vers les pays industrialisés qu’ont occasionnés les diverses dynamiques politiques,
59

socio-économiques et environnementales sévissant sur le continent 109. C’est sous cet

angle que l’Union Africaine a tenu à la définir comme suit :

we recommend that the definition of African Diaspora refer to the geographic dispersal
of peoples whose ancestors, within historical memory, originally came from Africa, but
who are currently domiciled, or claim residence or citizenship, outside the continent of
Africa. This definition recognizes both dispersal and subsequent reconstitution of
African Diaspora identities in new locations as equally important elements. Therefore,
such peoples are committed to the advancement of continental African and Diaspora
communities worldwide110.

Alors que l’usage du terme « diaspora africaine » daterait déjà de 1965 lors du

International Congress of African Historians ayant eu lieu en Tanzanie, il est estimé

que la primeur de l’utilisation de diaspora -en langue française- relative aux Noirs des

Amériques est attribuée à Roger Bastide 111 dans son livre Amériques noires, les

civilisations africaines dans le Nouveau monde lorsqu’il emploie la notion de «double

diaspora, [comme] celle des traits culturels africains qui transcendent les ethnies, et

celle des hommes de couleur, qui eux, peuvent avoir perdu leurs héritages africains, à

force de mélanges 112 ». À l’instar de Roger Bastide, dans son livre Global Dimensions

of the African Diaspora, Joseph E. Harris reprend cette idée de diaspora

exclusivement en tant qu’ « une extension de l’héritage africain 113 » dans la

perspective de continuité entre « les communautés africaines » et les « communautés

nègres 114 ».

109 Cf. Chinua Achebe, The Education, Ibid.


110 African Union. General Report, cité par Paul Tiyambe Zeleza, « Diaspora Dialogues » dans The New
Diaspora, dir. Isidore Okpewho et Nkiru Nzegwu, Bloomington et Indianapolis, Indiana University
Press, 2009, p.35.
111 Roger Bastide, Les Amériques noires, Paris, Payot, 1967.
112 Roger Bastide, Les Amériques noires, op.cit., p.17 ; cité aussi dans The Journal of Modern African
Studies, 6, Cambridge, Cambridge University Press, p.134-138 ; Voir aussi Christine Chivallon,
« Pluralité des modèles diasporiques pour penser l'expérience noire des Amériques », dir.
Berthomières W. et Sheffer G., Anteby L., Les diasporas. 2000 ans de diasporas, Rennes, Presses
Universitaires de Rennes, p.325.
113 Joseph Harris, cité par Christine Chivallon, Ibid.
114 Roger Bastide, op.cit., p.17. Cité aussi par Christine Chivallon, op.cit., p.325.
60

B. Panorama historique et évolution du concept

Selon les recherches récentes d’André Baptiste Fitzroy, il est possible d’après

celui-ci de donner une date précise qui marquerait la présence d’une diaspora

africaine avant l’esclavage du milieu du XVe siècle. L’approche savante d’André

Baptiste Fitzroy vulgarise un autre savoir sur le flux d’anciennes migrations africaines

forcées par une pratique interne d’esclavage domestique :

[…] two other diasporas of Africans, largely forced, preceded the


one across the Atlantic by nearly one millennium. First, there
was the diaspora across the Sahara desert to islands in the
Mediterranean Sea and to southern and central Europe, from
the early years of the Common Era to about 1600 C.E. Second,
there was a diaspora east of Suez Canal, the Red Sea, and the
coast of East Africa to today’s Yemen, Saudi Arabia, Iraq, Iran,
the Persian Gulf, Afghanistan, Pakistan, India, Sri Lanka,
Indonesia, and even China, in the same period as the trans-
Saharan diaspora 115.

Bien avant Fitzroy, Colin Palmer et George Shepperson (1993) arguaient déjà que

le silence autour d’une présence diasporique africaine issue d’une migration

volontaire en Occident serait le résultat d’une attention excessivement braquée sur la

déportation de sujets africains partant vers l’Europe et les Amériques sans référence

aucune à leurs départs vers les contrées méditerranéennes et de l’Océan Indien

occasionnée par la traite négrière arabe116. Plusieurs critiques se sont aussi référés aux

recherches de Colin Palmer en montrant que

[…] il y a eu six migrations majeures : trois dans la préhistoire (datant de la grande


exode qui a commencé il y a environ 100,000 ans depuis le continent vers d’autres
continents), et trois dans les temps modernes, incluant celles ayant des liens avec
l’Asie, l’esclavage vers l’Atlantique et les flux migratoires contemporains des Africains

115 André Baptiste Fitzroy, « The African Presence In Asia, with Special Reference To India », dans
Continuing Perspective on the Black Diaspora, dir., Aubrey W. Bonnet, University Press of America,
2009, p.3.
116 George Shepperson, African Diaspora : Concept and Context. Cf. J.E. Harris 1993, p.46; Cité aussi
dans Robin Cohen, Global Diasporas An Introduction, Londres, University of Warwick, UCL Press,
UK, 1997, p.35.
61

et des personnes d’origine africaine vers les différentes parties du globe117.

Isidore Okpewho, quant à lui, rassemble d’autres recherches toujours dans un

cadre temporel 118. Dans son livre They Came before Columbus, Ivan van Sertina,

soutient l’idée de cette présence au Mexique avant l’ère chrétienne en se basant sur

des sculptures aux traits « négroïdes » taillées dans la pierre. Le professeur sénégalais

Pathé Diagne abonde dans le même sens en émettant l’hypothèse d’une migration

volontaire à partir de la saga du roi Mandingue Bakari. On date à 1312 la présence aux

Amériques des bateaux de ce dernier. Sans donner plus de précisions, Vincent Bakpetu

Thomson reprend la thèse d’Ivan van Sertina dans The Making of the African

Diaspora in the Americas 1441-1900.

Cependant, bien que plusieurs recherches suggèrent que, bien avant l’arrivée de

Christophe Colomb en Amérique, il existait une présence africaine non issue de

l’esclavage, comme le remarque Robin Cohen nul ne pourrait « minimiser l’élément

de compulsion et de traumatisme collectif qui a accompagné le constitution de la

diaspora africaine transatlantique 119 ». C’est en tenant compte de ce facteur socio-

historique que de façon consensuelle, on s’accorde généralement sur l’époque de la

déportation des Africains durant l’esclavage pour définir le concept de diaspora

que Paul Tiyambe Zeleza définit au sens large comme étant à la fois « un processus,

une condition, un espace et un discours 120 ». Dans la perspective du lien entretenu

117 Paul Tiyambe Zeleza, « Diaspora dialogues », dans The New African Diaspora, dir. Isidore
Okpewho et Nkiru Nzegwu, Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press, 2009, p.35. Ma
traduction.
118 Isidore Okpewho, The New African Diaspora, op.cit., p.xii.
119 Robin Cohen, Global Diasporas. An Introduction, op.cit., p.35. Ma traduction.
120 Paul Tiyambe Zeleza, « Diaspora Dialogues » dans The New African Diaspora, dir. Isidore
Okpewho et Nkiru Nzegwu, Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press, 2009, p.32.
62

entre la diaspora et le continent, Joseph Harris donne une définition beaucoup plus

détaillée :

A triadic relationship linking a dispersed group of people to the homeland, Africa, and
their host or adopted countries. Diasporas develop and reinforce images and ideas
about themselves and their original homelands, as well as affect the economies,
politics, and social dynamics, and social dynamics of both the homeland and the host
country or area. Diasporas are therefore significant factors in national and
international relations121.
Ces définitions soulignent un nombre de points essentiels pour l’articulation de

notre thèse, à savoir la délimitation du groupe social propre à notre étude, la diaspora

africaine/ noire, ses intérêts ontologiques nécessaires à l’examen de la subjectivité et

son impact dans le monde pour clarifier notre hypothèse.

À cela s’ajoute une controverse qu’il faut inclure pour justifier notre adoption

conceptuelle de la « diaspora africaine » plutôt que « diaspora noire ». Pour certains,

la nécessité s’impose de distinguer la diaspora africaine des populations d’ascendance

africaine des Amériques, où l’on retrouve la plus grande concentration de ces

communautés. Ces dernières ont un impact de par leur rôle social actif dans la société

dans ce sens que « les diasporas constituent des constellations d’action politique qui

tendent à modifier les hiérarchies internes et externes des pays ainsi que leurs

historicité 122 ». D’autres préfèrent l’appellation de diaspora noire à diaspora africaine

lorsqu’il s’agit de séparer les immigrants volontaires et les exilés des différentes

communautés de descendants d’esclaves déportés d’Afrique que Paul Gilroy a préféré

nommer l’Atlantique noire (Black Atlantic)123.

121 Joseph Harris, Conveys, Structural Analysis of Enslavement in the African Diaspora, Lewiston,
New York, The Edwin Mellen Press, 2001, p.xiii.a.
122 V.Y. Mudimbe, « Introduction », The South Atlantic Quarterly 98, 1/2, 1999, p.6 ; cité aussi dans
Kasereka Kavwahirehi, op.cit., p.39.
123 Terme imaginé par Paul Gilroy pour faire référence aux communautés culturelles d’origine africaine
et issue du commerce triangulaire et du flux transnational entre l’Afrique, l’Europe et l’Amérique.
Cf. Paul Gilroy, The Black Atlantic : Modernity and Double Consciousness, New York, Verso, 1993.
63

Toutefois, plusieurs d’entre ces derniers revendiquent leur appartenance à une

diaspora africaine en soulignant leur provenance de l’Afrique. En revendiquant ainsi

la dimension ontologique et épistémologique du concept de diaspora, ils n’omettent

pas la possibilité d’un retour soit physique, soit symbolique au lieu d’origine. Ils

réfutent la dimension raciale qu’implique le terme diaspora africaine/ Noire en

mettant l’accent sur l’irréfutabilité du lieu d’origine.

Du point de vue ontologique, l’analyse faite par Michael J. C. Echeruo des écrits

de Paul Gilroy, James Baldwin, Martin Delany, W. E. B. Dubois et Alexander Crummel

met bien en évidence l’assertion ontologique de la diaspora dans ce sens que ce retour

qu’il différencie de l’exil et de l’errance, n’est ni une « obligation neither […] a

romantic journey to a dreamland of our fathers » il précise le principe en ces termes :

A return is possible forever, whenever, if ever. It is this possibility- this undeniable


right to wish a return, to reclaim connections to a lineage, however fractured, that
makes one individual a part of a diffuse and disparate collection of persons we call the
diaspora. Moreover, that retrospective capacity makes brothers and sisters of all who
are authorized, or who claim the right to claim connections to the lineage. Such a
capacity, above all else, permits us to be African. A situation in which a member of this
“Black Atlantic” could not seriously entertain the capacity, the authority to claim to be
African, does not leave him much room to maneuver in any kind of diaspora124.

On ne peut séparer la discussion sur la diaspora africaine/ noire de la situation

du continent, puisque les conditions auxquelles fait face l’Africain se répercutent ou

ne sont pas séparables de celles de l’ensemble de sa diaspora où est entraînée la

dynamique migratoire contemporaine. Parce que, si les facteurs d’indigence,

d’adaptation, de discrimination et de l’importance du lieu d’origine ont été cruciaux à

la manière dont s’est définie la diaspora juive, la diaspora africaine/ noire, tout en

124 Michael J. C. Ocheruo, « An African Diaspora : The Ontological Project », dans The African
Diaspora. African Origins and the New World Identities, dir., Isidore Okpewho, Carole Boyce
Davies et Ali A. Mazrhui, Bloomington, Indiana University Press, 1999, 2001, p.14.
64

partageant ces mêmes facteurs de définition, reste tout de même unique.

Corollaire de la dimension ontologique, la perspective épistémologique de la

diaspora africaine/noire est tout aussi bien revendiquée comme le suggère la

définition suivante d’Oyekan Owomoyela :

The intellectual bridge of « trans-atlanticism with which they connected Africa » and
its diaspora [which] was « not because of racial ontologies or myth of the search for
origins, but rather because of political solidarity, intellectual affiliations, cultural
retainments, and historical appropriations »125.

Le lien entre le continent et sa diaspora est entretenu à la fois par l’expérience

des péripéties du passé et des obstacles incessants; ces derniers sont encourus dans le

lieu de résidence où le regard objectivant engendre encore des subjectivités complexes

et par l’importance attribuée à la terre ancestrale126. On remarque que la valeur lui

étant attribuée s’exprime matériellement par des contributions financières,

économiques et politiques des membres des communautés de la diaspora à leurs pays

d’origine. Elle se manifeste aussi physiquement comme les rapatriements en Afrique

d’esclaves qu’avaient organisés le gouvernement américain et des agents privés ou par

des retours qui prennent la forme de voyage vers la terre ancestrale ou par des

mariages. Elle se traduit symboliquement par la donation de noms africains chez les

descendants d’esclaves dans les Amériques par exemple. Enfin, elle se manifeste au

moyen de l’imaginaire, par le récit nostalgique du passé, la mise en fiction de

l’Histoire, des expériences vécues ou encore par la mimesis de toutes ces réalités 127.

125 Oyekan Owomoyela, « Lost in transit : Africa in the French of the Black Atlantic », dans Recharting
the Black Atlantic. Modern Cultures Local Communities, Global Connections, dir., Annalisa Oboe
et Anna Scacchi, New York, Routledge, 2008, p.243.
126 Ngugi wa Thiongo, Something Torn and New: An African Renaissance, Philadelphie, PA, Civitas
Books, 2009.
127 Ngugi wa Thiongo, Something Torn and New, op.cit.; Chinua Achebe, The Education, op.cit.
65

C’est dans ce dernier aspect que la subjectivité diasporique implique des

stratégies et des tactiques représentant un acte performatif. Dans la diaspora

africaine, la subjectivité de l’ancien sujet « sauvage » et « bête de somme » passe par

son activité « appropriatrice et intentionnelle » qui devient ce « nouvel-être-au-

monde128 » à travers ce que Paul T. Zeleza voit comme étant à la fois « a state of being,

a process of becoming, a kind of voyage that encompasses the possibility of never

arriving or returning, a navigation of multiple belongings, of networks of

affiliation129 ». Mudimbe voit le concept de diaspora dans l’optique suivante :

Conceptualiser les diasporas actuelles comme des constellations d’actions culturelles


et politiques et comme des projets plutôt que comme des totalités congelées confère
une dimension épistémologique à ces praxis. Les expériences culturelles et politiques
des Noirs […] ou de toute autre diaspora sont pleines de leçons pour notre futur. Elles
peuvent nous enseigner comment penser notre destinée et comment articuler l’unité
de la science avec la diversité des savoirs dans le cadre de la politique de la
différence130.

Ce savoir recèle une dimension temporelle qui donne aux diasporas la qualité

de «champions historiques ». Celles-ci « détiennent certains secrets, transmis de

génération en génération, secrets d’autant plus efficaces qu’ils sont peu évidents, ce

qui explique l’embarras des sciences sociales face à la ténacité des diasporas

historiques 131 ». Vue sous cet angle, la diaspora africaine se doit d’être comprise dans

la perspective d’un phénomène de création discursive constitutif d’une mémoire qui

permet le maintien et la perpétuation de la tradition orale à travers un métalangage

exprimé dans la réalité de chaque groupe et subjectivité diasporique.

128 Paul Ricœur, Du texte à l'action-Essai d'herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, p.114; p. 186.
129 Paul Tiyambe Zeleza, op.cit., p.32.
130 V.Y. Mudimbe, 1999, p.6. Traduit dans Kasereka Kavwahirehi, V.Y. Mudimbe et la ré-invention de
l’Afrique, op.cit., p.39.
131 George Prevelakis, « Les diasporas comme négation de l’idéologie géographique » dans Les
diasporas 2000 ans d’histoire, dir., Anteby-Yemeni Lisa, William Berthomière et Gabriel Sheffer,
Rennes, PUR, 2005, p.121.
66

C. Diaspora noire francophone

Au regard du roman francophone et de la subjectivité, il est utile de retenir les

dimensions des combats épistémologique et ontologique lorsque l’on aborde le

concept de diaspora. Du point de vue épistémologique, de par leur relation historique

presque symbiotique avec la domination occidentale depuis l’esclavage jusqu’au

néocolonialisme de la mondialisation, l’écriture diasporique se saisit comme un

mouvement solidaire et un acte politique132. De plus, de l’imposition de valeurs et de

cultures étrangères a résulté une hybridité culturelle qui apparaît dans l’univers

symbolique et particulièrement dans la langue d’écriture. La langue française autrefois

importée et imposée par la colonisation est aujourd’hui reprise, malaxée et rendue

dans un style où se donne à voir le brassage culturel. Alors qu’elle transforme la langue

écrite en la vivifiant, cette manipulation linguistique produit des phénomènes

langagiers tels que l’hétérolinguisme, l’hybridité, l’oraliture, etc. En effet, au contact

des langues et des univers symboliques africains - que ce soit dans les plantations,

dans les pays colonisés ou à travers les espaces migratoires - avec la langue et les

symboles du pouvoir occidental, se sont créés des phénomènes de métissage

garantissant la spécificité d’un texte ou de chaque texte tout en l’identifiant à lui-

même.

En ce qui concerne la dimension ontologique, il est important de rappeler trois

132 Wendy W. Walters écrit : « diaspora identity is performed in writing, even as it also precedes the act
of writing itself, in the less benign fluids of tears and blood which Du Bois references. Indeed, the
articulation of diaspora identity in writing is more than a literary performance and is in fact a
political act. » Wendy W. Walters, « Writing the Diaspora in the Black international Literature.
«With Wider Hope in Some More Benign Fluid… » : Diaspora Consciousness and Literary
Expression », Diasporic Africa: A Reader, dir. Michael A. Gomez, New York, New York University
Press, 2006, p.272-273.
67

points essentiels. D’abord, la diaspora Africaine se compose d’une pluralité de

diasporas partageant un même héritage. Ensemble, elles n’ont pas d’expérience

unique ni de mémoire commune, mais se reconnaissent un héritage culturel commun

dans l’expérience d’altération et de réification d’identités 133, du racisme et de

l’exclusion dans les sociétés d’accueil. Ensuite, n’étant pas un espace homogène, la

diaspora noire ne se caractérise pas non plus par un espace de rencontre des

communautés qu’elle représente, ni en une communauté solidaire organisée de Noirs

se regroupant à des points spatio-temporels bien déterminés et ayant comme vision

l’entraide et la promotion à tous les niveaux des différentes communautés et de leurs

membres. (Nous n’omettons pourtant pas l’existence de tels efforts au sein des

différentes communautés diasporiques.) Enfin, sans que les diasporas se réclament

exclusivement des sources africaines, le ressourcement est une composante

importante dans la diaspora. Dans la littérature, elle est exprimée à des degrés divers

soit de manière abstraite et symbolique par la description du vécu ou d’un passé

historique, soit par l’inscription d’un univers diégétique africain. On n’omet cependant

pas la portée qu’aurait une critique essentialiste qui ne mettrait pas en relief le

caractère hétéroclite des communautés constitutives de la diaspora que reflètent les

diversités culturelles représentées par l’imaginaire romanesque car, comme nous en

avertit Françoise Lionnet :

It is important to deal with cross-cultural comparisons without falling into the trap
either of essentialism or false universalism. To state that comparisons are warranted
on the theoretical basis of a certain understanding of sites of literarity and textuality is
to bypass the culturalist/essentialist approach that naively tends to assume the
existence of a common ground among these various fictions simply because their
authors share some common « African » origin - which they all do of course. But I want

133 Stuart Hall, « Cultural Identity and Diaspora », dans Colonial Discourse and Postcolonial Theory.
A Reader, dir. Patrick Williams et Laura Chrisman, Toronto, Harverster, Wheatsheaf, 1993, p.394-
395.
68

to stress that the similarities in the works […] are the consequence not just of their
shared « Africanness » but of a performative intertextuality that is a function of the
ideological and cultural matrix that generates the works134.

En somme, pour corroborer notre hypothèse, on remarque dans l’écriture

diasporique, que la subjectivité du sujet africain/du Noir se caractérise par sa

désaffiliation des filiations imposées par la tradition ou par le sort historique et se ré-

affilie dans des formes politiques.

134 Françoise Lionnet, Postcolonial Representations : Women, Literature and Identity, Ithaca, N.Y.,
Cornell UP, 1995, p.108.
69

Conclusion partielle

Nous avons retenu que la subjectivité fait référence à ce qui est fondamental à

l’être, ses sensations et sa conscience. La construction de la subjectivité est rendue

possible à la fois par la perception que le sujet a de lui-même et par la dynamique de

l’interaction du je avec les autres. C’est dans cette perspective des singularités qui

forment l’humanité et de la perception de soi qui se crée dans une interaction avec

autrui et qui altère au même moment cette perception, que nous avons brossé

l’historique de la subjectivité du sujet africain. Celle-ci se définit par opposition à la

subjectivité occidentale qui se pose en référence et se prétend « universelle ».

Dans notre étude, nous avons abordé les discours hégémoniques participant de

cette formation identitaire de l’européen face à l’altérité africaine. Nous avons mis en

lumière l’architexte à la base de la hiérarchisation des races et de l’idéologie judéo-

chrétienne qui déshumanisent l’Africain ou le Noir et perpétuent son infériorisation

culturelle. La nature téléologique de ces discours se révèle dans la manière dont ils ont

conditionné l’oppression systémique et justifié l’exploitation capitaliste de l’Africain.

Ce dernier a successivement subi l’esclavage, la colonisation et le renforcement subtil

des images dépréciatives et des stéréotypes entretenant la négativité et la

discrimination de sa race.

Cette domination discursive et ontologique européenne s’est vue remise en

question par des discours subsidiaires. Dans ce rapport de force a émergé la

revendication et la prise de parole de l’être Noir dans un contre-discours de

revalorisation identitaire. À la suite de la révolution haïtienne instaurant la première

République noire, les écrits, les mouvements et congrès panafricanistes des afro-
70

américains et des caribéens ont inspiré les mouvements politiques représentatifs de la

diaspora noire à Paris, donnant ainsi naissance à la Négritude. Alors que la Négritude

marque un tournant majeur sur le plan culturel, politique et littéraire,

paradoxalement, elle permet par la suite l’expansion de la Francophonie, organe de la

domination culturelle de la France. Bien qu’elle soit taxée d’essentialisme, la

Négritude s’impose comme premier moment marquant la rupture ontologique et

épistémologique des discours réifiant. Grâce à elle (la Négritude) apparaissent

d’autres expressions de subjectivité telle que l’Antillanité, la Créolité, les conceptions

théoriques littéraires et scientifiques et la création en tant qu’expression de

l’autonomie auctoriale. Tout comme la Négritude, ces mouvements visent à faire valoir

des spécificités à la fois individuelles et collectives, propres au contexte culturel,

géographique, linguistique et au syncrétisme inhérent à l’expérience diasporique.


PARTIE II. Moi, Tituba, sorcière…

« Parce que la mémoire historique fut trop


souvent raturée, l’écrivain antillais doit
fouiller cette mémoire, à partir de traces
parfois latentes qu’il a repérées dans le
réel. » (Édouard Glissant. Le discours
antillais, Paris, Éditions du Seuil, 1981,
p.133.)

« The Pantheon of inheritance in what


would come to be called the African diaspora
collected itself on new soil through a
combination of conditions: the terrain from
which the trade drew its ambit; the specific
and already transformed spiritual
sensibility-the African provenance of belief
structures and practices; the local pantheons
that were encountered and transformed with
successive waves of people; the degree of
spatial autonomy that enslaved populations
fought for and retained; and Osanyin, the
ecology, a flora and fauna already inhabited
by the Sacred. » (Jacqui Alexander.
Pedagogies of Crossing: Meditations on
Feminism, Sexual Politics, Memory, and the
Sacred. Durham, N.C., Duke University
Press, 2005, p.291.)

« Nobody knows the trouble we have seen.


Like ritual, the (collective) black body
personifies the noisy
intersections/crossroads where under the
watchful eye of Eshu/Elegba, sustaining and
traumatic encounters occur. For the body is
the caretaker of living and breathing
memory both unofficial as imagined
communities transmit forbidden knowledge
and official […]. As such, diaspora bears the
weight of constructions of power. »
(Hershini Bhana Young. Haunting Capital:
Memory, Text, and the Black Diasporic
Body. Hanover, N.H., University Press of
New England, Darmouth College Press,
2006, p.6.)

71
72

Chapitre 1. Genèse d’une subjectivité

Le récit de Moi, Tituba, sorcière…1 de Maryse Condé nous est rendu d’outre-

tombe par Tituba, la narratrice homodiégétique. Elle naît à la Barbade d’un acte de

viol perpétré sur sa mère, une esclave ashanti. Elle est ensuite vendue avec son mari

John Indien par leur maîtresse, Susanna Endicott, à un nouveau maître, Samuel Paris.

Ensemble, le couple quitte le pays de naissance pour Boston, ensuite pour le village de

Salem. Là-bas, Tituba se voit condamnée pour sorcellerie, puis elle est achetée de la

prison par un marchand juif grâce à qui elle retournera libre à la Barbade. Elle y finit

sa vie pendue pour motif d’instigation à la rébellion.

Maryse Condé se base à la fois sur les archives du fameux jugement des

sorcières de Salem, et sur l’existence de cette esclave accusée, dont la perspective et la

mémoire ont été oblitérées par l’ « Histoire écrite d’en haut2 ». Cette « politisation de

la mémoire 3 » se trouve la plupart du temps à la base de l’extinction de la mémoire de

certains individus, groupes et communautés. Ainsi, s’il y a volonté de la part de ces

communautés de faire mémoire, d’un côté, il y a « des causes humaines 4 » à cette

1 Désormais, toute référence à ce roman sera abrégée comme suit : « Moi », suivie de la page citée.
Maryse Condé. Moi, Tituba, sorcière… Noire de Salem. Paris, Mercure de France, 2005, 1986.
2 Dans sa thèse de doctorat Suzanna Brajovic-Andjelkovic écrit: « Information about a witch was of
no interest to History with a capital H, History written from above » : Suzanna Brajovic-Andjelkovic,
In the Name of God, on the Devil’s Behalf : Witch Hunt in Arthur Miller’s The Crucible, Ken Russel’s
The Devils, Sebastiano Vassalli’s Lachimera, Leonardo Sciascia’s “La strega e il capitano,” Françoise
Mallet-Joris’s “Anne ou le théâtre” and “Jeanne ou la révolte,” and Maryse Condé’s Moi, Tituba,
sorcière… Noire de Salem, Thèse de doctorat, Université de Toronto, Toronto, 2003, p.14.
3 Jean-Claude Zancarini, « La politisation de la mémoire. “ Les Choses dignes de Mémoire” chez
Machiavel et Francesco Guicciardini » dans Mémoire et subjectivité (XIVe-XVIIe siècle):
l’entrelacement de memoria, fama et historia: actes de la journée d’étude organisée par l’École
nationale des Chartes (Paris, 4 avril 2002), réunis par Dominique de Courcelles, Paris, École des
Chartes, 2006, p.41.
4 Jean-Claude Zancarini, op.cit., p.48.
73

suppression. L’énonciation de la mémoire individuelle ou collective « est bien un acte

volontaire, une volonté de faire disparaître [car] ce n’est pas avec le temps que tout

s’en va mais avec une volonté et des actes de puissance visant à détruire la mémoire

du passé 5 ». Étant donné que ce qui a été jugé « digne de mémoire 6 » n’a pas pris en

compte les perspectives individuelles et celles du collectif de la diaspora africaine, la

volonté d’écrire l’Histoire du point de vue intérieur de l’opprimé se présente comme

le motif de la création de l’auteure. En faisant mémoire, l’œuvre tend à faire « œuvre

utile 7 ». Ceci est représenté par le statut du roman documentaire comme forme ayant

une spécificité et une autorité devant l’Histoire et l’idéologie dominante8 ; spécificité

et autorité s’imposant par la mise en valeur de la subjectivité du sujet opprimé.

L’importance de la vocalisation 9 de cette subjectivité ne s’impose pas comme cette

prise de parole qui, selon Dawn Fulton, « takes the privileged view point of a cultural

outsider 10 ». Au contraire, nous examinons la prise de parole de l’opprimé comme une

« epistemic saliency 11 », parce que l’expérience de l’oppression, relevée à partir du

5 Jean-Claude Zancarini, Ibidem.


6 Jean-Claude Zancarini, op.cit., p.41.
7 Ibidem.
8 Pour Elizabeth Wilson « Il y a toujours d’autres versions concurrentes qui servent à remettre en
question l’idéologie envahissante. […] La voix de Tituba devient une voix de ce type. […] Condé
complique la structure de son récit par plusieurs procédés d’objectivité », op.cit., p.110. Dawn
Fulton, Signs of Dissent. Maryse Condé and Postcolonial criticism, Charlottesville et Londres,
University of Virginia Press, 2008, p.42.
9 La vocalisation de l’idéologie dominante comme impact de cette narration est aussi perçue par Lydie
Moudileno : « If patriarchal ideologies, and laws have silenced this woman’s voice, the novel will
make it audible » Lydie Moudileno, « Positioning the “ FRENCH”, “ CARIBBEAN”, “ Woman”
Writter » dans Feasting on Words. Maryse Condé, Cannibalism, and the Caribbean Text, sous la
dir. de Vera Broichhagen, Kathryn Lachman et Nicole Simek, PLAS Cuadernos, The Program in
Latin American Studies, Princeton N.J., Princeton University, 2006, p.137.
10 Dawn Fulton, Signs of Dissent, op.cit., p.40-42.
11 Nous empruntons ce concept aux études de George S. Dei sur l’oppression et les idéologies
dominantes et aliénantes pour définir le fait incontournable qui sert à remettre en question la notion
globale de vérité historique, de fiction, de subjectivité, et d’objectivité. George Sefa Dei et Johal,
Critical issues in Anti-Racist Research Methodology, New-York, Peter Lang, 2004 ; George Sefa Dei
et Calliste, Power, Knowledge and Anti-Racism, Halifax, N.S., Fernwood Pub., 1996.
74

point de vue de l’opprimé, s’avère cruciale pour les brèches de l’Histoire12 et vis-à-vis

de l’idéologie dominante. Cette expression saillante de l’expérience propre au sujet

diasporique, et aux esclaves africains 13 en général dont Tituba est la métonymie 14,

représente par sa nature une prise de parole et par son contenu une prise de position

précisément face à sa situation au monde.

Ce positionnement s’interprète au niveau plus large de la création, comme un

triple discours auctorial. Premièrement, l’entreprise créative de l’auteure traduit

l’expression d’une préoccupation sociale et politique pour le sujet diasporique africain,

préoccupation dont « surgissent en effet des structures narratives signifiantes de la

véritable histoire, celle qui remonte le passé à partir des préoccupations

contemporaines15 ». Tout en retenant le ton parodique qui sous-tend la narration, ce

souci montre l’un des « points sur lesquels Condé semble n’avoir aucune ambivalence

et sur lesquels elle n’accepte aucun compromis 16 ». D’abord, l’autorité du roman est

légitimée par l’unicité de l’expérience pour apporter une correction par un remplissage

des vides de l’histoire dominante telle que la présentent les documents officiels.

12 Nous suivons en particulier Dawn Fulton lorsqu’elle écrit que « Condé’s novel embodies a reversal
of Tituba’s erasure, inscribing itself as a corrective gesture that restores complexity and subjectivity
to a neglected victim of history. » Dawn Fulton, op.cit., p.41.
13 Selon Carla L. Peterson, le mode historique de Moi, Tituba, sorcière... sert à « raconter la destinée
des Noirs dans le Nouveau Monde. » Carla L. Peterson, « Le surnaturel dans Moi, Tituba, sorcière…
Noire de Salem de Maryse Condé et Beloved de Toni Morrison », dans L’œuvre de Maryse Condé :
à propos d’une écrivaine politiquement incorrecte; actes du Colloque sur l’oeuvre
de maryuse Condé organise par le Salon du livre de la ville de Pointe-à-Pitre, (Guadeloupe), 14-18
mars 1995, Paris, L’Harmattan, 1996, p.99; Voir aussi Elizabeth Wilson au sujet de ce récit à la
première personne : « il s’agit d’un témoignage personnel "rédigé tel que dicté" », op.cit., p.112 ;
Lizabeth Paravisini-Gebert remarque aussi à ce sujet que « Condé encapsulates the experience of
West Indian slavery ». Lizabeth Paravisini-Gebert, Literature of the Caribbean, Westport,
Connecticut/Londres, Literature as Windows to World Cultures, Greenwood Press, 2008, p.58.
14 La récurrence des figures métonymiques est aussi observée par Deborah Hess dans La poétique de
renversement chez Maryse Condé, Massa Makan Diabaté et Édouard Glissant, Paris, L’Harmattan,
2012, p.287.
15 Françoise Pfaff, Entretiens avec Maryse Condé. Suivis d’une bibliographie complète, Paris, Éditions
Karthala, 1993, p.178.
16 Elizabeth Wilson, op.cit., p.112.
75

Ensuite, son intérêt « comprend l’importance de donner à la femme, et tout

spécialement à la femme noire, la place qui lui revient, et qui lui a été refusée dans

l’histoire 17 ». Dans cette perspective, le récit de Tituba offre « une alternative aux

images de Toussaint, Dessalines, Christophe, et au Caliban de Césaire comme

symboles révolutionnaires pour le caribéen francophone 18 ». Enfin, le roman met en

lumière le rapport du sujet anglophone colonisé avec le monde occidental et l’insère

dans la littérature francophone, littérature dans laquelle le sujet définit son univers en

opposition à l’Autre. Dès lors, cette mise en lumière devient importante car « les

premiers auteurs anglophones parlent de leurs univers et décrivent leur rapport avec

ce monde, et ne cherchent pas à se situer en référence au Monde blanc, au Monde

occidental 19 ».

Ainsi, notre étude se penche sur le projet littéraire de la romancière qui est non

seulement de réécrire l’Histoire collective des esclaves en prenant comme énonciation

la voix d’une esclave noire accusée de sorcellerie mais aussi de donner à cette femme

noire une voix oblitérée par l’Histoire 20. Cette perspective énonciative révèle

17 Elizabeth Wilson, op.cit., p.112.


18 Selon Carla « L’épopée burlesque qu’est Moi, Tituba se moque de l’épopée masculine européenne
aussi bien qu’africaine. […] », p.100; Voir aussi Kathleen L. Balutansky, « Creating her own Image:
Female Genesis in Mémoire d’une amnésique and Moi, Tituba, sorcière… » dans L’Héritage de
Caliban, sous la dir. de Maryse Condé, Condé-sur-Noireau, France, Éditions Jasor, 1992, p.29-47.
Citée par Doris Kadish, op.cit., p.242.
19 Maryse Condé dans Françoise Pfaff, op.cit., p.157.
20 Cf. Elizabeth Wilson : « "Sorcières, sorcières : Moi, Tituba, sorcière… Noire de Salem", révision et
interrogation », dans L’œuvre de Maryse Condé. Questions et réponses d’une écrivaine
politiquement incorrecte. Actes du colloque sur l’œuvre de Maryse Condé, organisé par le salon du
Livre de la ville de Pointe-à-Pitre, (Guadeloupe), 14-18 mars 1995, Paris, L’Harmattan, 1996,
p.106; Pascale Bécel : « Moi, Tituba, sorcière… Noire de Salem as a Tale of Petite Marronne »,
Callaloo 18.3, 1995, p.608-609 citée dans Mélissa L. McKay, Maryse Condé et le théâtre antillais,
New York, Peter Lang Publishing, Inc, 2002, p.80; Nora Cotille-Foley : « Le texte doit réparer, pour
reprendre le terme de Glissant, le raturage historique qui relègue Tituba dans l’ombre des
personnages secondaires en raison de la couleur de sa peau ». Nora Cotille-Foley, « Epistémè
esclavagiste et sorcellerie subalterne de Loudun à Salem, en passant par Jules Michelet et Maryse
Condé », Nouvelles études francophones. Revue du Conseil International d’Etudes Francophones,
vol.25, nº 1, Printemps 2010, p.54.
76

l’importance de l’examen de l’investissement d’une subjectivité profonde dans la prise

de parole de l’héroïne. Nous rappelons ici notre entendement de la subjectivité comme

nous l’avons défini dans la première partie: la réalité du sujet et son expérience propre

et unique avant d’être sa résistance. Alors que la réappropriation de l’Histoire21 accuse

un rapprochement étroit avec ses origines 22, nous montrerons comment le point

d’énonciation de cette intériorité est appréhendé à partir des axes identitaires de

l’héroïne qui incarnent les signes du social. C’est à partir de ces axes, à savoir son

identité de femme et son statut d’esclave inextricablement lié à sa race, que nous

examinerons la subjectivité. En regard de la transparence dans le récit de soi, les topoï

de l’intériorité23, tels que les ont élaborés les études de Sidonie Smith et Julia Watson,

seront mis à nu. Nous examinerons comment les signes qui éclairent le sens de

l’histoire sont représentés dans le texte. Il s’agira de montrer comment l’expression de

la subjectivité chez Tituba s’articule autour de sa collectivité, de la déshumanisation

du corps noir et du sort réservé non seulement aux femmes esclaves en général mais,

en particulier, aux esclaves africains accusés de sorcellerie dans le contexte de

l’oppression impérialiste du système esclavagiste et de la morale chrétienne.

21 Selon Angela Davis : « […] her voice can be viewed as the voice of a suppressed black feminist
tradition, one that women of African descent are presently reconstituting-in fiction, criticism,
history and popular culture. » Angela Davis, « Avant-propos » dans I, Tituba, Black Witch of Salem,
p.xii; l’avis de Carla L. Peterson est que le roman de « Condé constitue donc non seulement un
démenti des histoires colonialistes européennes et américaines mais elle nous offre en même temps
une nouvelle forme créolisée de l’histoire », Carla L. Peterson, op.cit., p.101; « On sent le besoin de
créer de nouveaux mythes, de nouvelles versions de l’ "Histoire" » Elizabeth Wilson, « "Sorcières,
sorcières : Moi, Tituba, sorcière… Noire de Salem", op.cit., p.106. ; pour Doris Kadish, ce roman
apporte « un éclairage différent de celui qu’on trouve dans la littérature abolitionniste française ».
Doris Kadish « “Tituba” et sa traduction » dans L’œuvre de Maryse Condé. Questions et réponses
à propos d’une écrivaine politiquement incorrecte, op.cit. p.232.
22 « La notion d’identité se voit intimement insérée dans la mémoire. » Elizabeth Wilson, « "Sorcières,
sorcières : Moi, Tituba, sorcière… Noire de Salem", op.cit., p.106.
23 Il se définit comme « cet espace solitaire que le locuteur narrateur ouvre au lecteur » : ma
traduction de Sidonie Smith et Julia Watson, Reading Autobiography : A Guide for Interpreting
Life Narratives, 2e Édition, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2010, p.47.
77

A. Moi, Caraïbes, née du « désir colonial »

Le discours énonciatif qui inscrit des traces de la subjectivité dans ce texte se

caractérise par l’image de la filiation et de la violence. Ce discours se base sur le double

registre de la mémoire collective des origines de l’esclave, soit le rapt du corps (social)

Noir et le viol de la femme. L’ouverture du récit illustre les conditions

déshumanisantes qui ont mené à la naissance de Tituba. Au moyen du trope de la

violence, le premier paragraphe met en exergue la condition de la femme et la

représentation culturelle de celle-ci dans la littérature caribéenne, donnant ainsi un

sens mémoriel à ce paragraphe : « Abena, ma mère, un marin anglais la viola sur le

pont du Christ the King, un jour de 16** alors que le navire faisait voile sur la

Barbade » (« Moi », p.13.).

Énoncé en focalisation externe, cet événement s’établit comme l’acte de

naissance de Tituba. Il se présente comme un temps référentiel dans la mémoire de la

narratrice et s’impose de la sorte dans celle du lecteur qui peut situer les origines de

Tituba dans le temps et l’espace. Par cette même référence temporelle, cet acte de

naissance symbolise le récit généalogique de l’identité du peuple caribéen24 comme

l’indique la première phrase. La généalogie Afro-caribéenne qui commence par le

développement du démembrement de l’Afrique et son parachèvement par

l’assujettissement du sujet africain dans le désir colonial, est mise en scène dès les

premiers mots de l’énoncé qui décrivent le viol de la mère de la narratrice par un marin

24 En se basant sur la notion d’Édouard Glissant de « nonhistory » dans le discours antillais, Jennifer
R. Thomas montre que la compréhension de l’identité caribéenne qui prend sa source dans une
expérience multiple de la violence ne s’opère qu’en « accessing these violent and disjoint
beginnings » Jennifer R. Thomas, « Talking the Cross-Talk of Histories in Maryse Condé’s I, Tituba,
Black Witch of Salem » dans Emerging Perspectives on Maryse Condé, op.cit., p.87.
78

anglais. Point focal dans la genèse de l’identité de Tituba et celle du collectif caribéen,

cette agression sexuelle se passe en public sur un navire et interpelle la mémoire

collective 25. La dimension mémorielle est invoquée par les thèmes de la

« pénétration » (du territoire, de l’esprit et du corps), de l’exploitation, de la

domination, et de la dispersion du sujet africain par l’Europe.

Rappelons que l’expérience de la déshumanisation et de l’identité culturelle du

sujet diasporique est inextricablement liée à cette constance thématique des

littératures francophones postcoloniales et contemporaines qu’est le désir colonial,

scénographie dramatique dans cette ouverture. Le désir colonial a été analysé par

Robert Young dans Colonial Desire : Hybridity in Theory, Culture and Race26 comme

le lien entre l’érotisme, l’exotisme, la conquête coloniale européenne des terres et des

cultures de l’Autre et la possession et la colonisation du corps de la femme noire27. Sur

ce chapitre, Young écrit : « the white male’s response to the allure of exotic black

sexuality is identified with mastery and domination 28 ». Quoique, comme le précise

l’auteur, cette violence fût souvent alimentée par la résistance de la femme noire29, il

reste qu’en général cette dernière subissait un assujettissement qui la rendait

silencieuse. Odile Jansen confirme les conséquences de ce processus de muselage par

25 Plusieurs critiques littéraires ont observé cet aspect de reconstitution de l’histoire personnelle et
collective chez Maryse Condé. Cf. Nicole Simek. Eating Well, Reading Well : Maryse Condé and the
Ethics of Interpretation, Amsterdam, New York, Rodopi, 2008 ; Elizabeth Wilson, op.cit., 1996.
26 Robert Young se base sur les lois de Gobineau pour examiner la nature de ce désir et explique qu’il
est basé sur « l’instinct de la race blanche de civiliser les autres races considérées comme “simples
sauvages” et n’ayant aucune histoire et que la responsabilité que se donne celle-ci de mélanger les
différentes races est nourrie par le caractère exotique de l’attirance ressentie pour ces dernières ».
op.cit., p.108.
27 Robert Young, Colonial Desire : Hybridity in Theory, Culture, and Race, Londres, New York,
Routledge, 1995 et Greg Thomas, The Sexual Demon of Colonial Power : Pan-African Embodiment
and Erotic Schemes of Empire, Bloomington, Indiana University Press, 2007.
28 Robert Young, op.cit., p.108.
29 En ces mots précis : « no doubt fueled by the resistance of the black female », Ibidem.
79

son concept de « unspeakable memory » dans son article « Women as Storekeepers of

Memory » 30. En effet, cette mémoire qui ne peut être dite est le résultat d’un

assujettissement car, écrit-elle, « [the] wound inflicted on her body was meant to leave

an absence, to create a silence 31 ». Le silence prend la valeur symbolique de

l’assujettissement dans la relation de pouvoir qu’implique l’acte de viol et illustre

parfaitement l’infériorité de la propriétaire du corps violé, corollaire de sa réduction

de l’état de sujet à celui d’objet.

Les conséquences biologiques et culturelles du désir colonial rappellent donc la

complexité des racines identitaires afro-caribéennes, car, le viol qui inflige la

souffrance et la marginalisation engendre aussi le métissage biologique de la

narratrice et l’hybridité culturelle caribéenne.

En débutant la narration par le prénom Ashanti, « Abena », l’énoncé inscrit la

filiation maternelle et africaine de Tituba. Une allusion est ainsi faite à la conscience

historique des origines africaines et au corps de la femme noire dans le contexte

impérialiste. Le viol de la femme, rappel du rapt du continent africain, inscrit la

violence au cœur de la constitution identitaire du sujet noir. Cependant, c’est sa

dépersonnalisation que souligne l’histoire du viol d’Abena en faisant écho à l’Histoire.

Elle concorde aussi avec cette dépersonnalisation historique qu’exprime H. Bhana

Young lorsqu’elle écrit : « Blackness is a historically and culturally specific embodied

discourse, constituted in and through a discursive tradition mobilized by the

reconstituted figure of "Africa" and brutal systems of oppression such as slavery and

imperialism 32 ». Dans la perspective d’une mémoire collective, Abena s’instaure en

30 Odile Jansen, op.cit., p.35-43.


31 Odile Jansen, op.cit., p.37.
32 Hershini Bhana Young, Haunting Capital. Memory Text and the Black Diasporic Body, Hanover
80

corps sociopolitique33 représentatif de la configuration de la subjectivité du collectif

des descendants d’esclaves. Elle symbolise l’Afrique, continent mère34 pour le sujet

diasporique. Son personnage fonctionne comme l’ancêtre généalogique du peuple

afro-caribéen descendant d’esclaves africains et, de façon plus large, cristallise l’image

de la diaspora noire transplantée dans le Nouveau Monde. Elle est le corps témoin et

objet de l’histoire qui, comme un palimpseste, devient garant de la mémoire.

La femme mère est un symbole collectif important. Elle est à la fois la

matriarche et l’ancêtre généalogique. D’un autre coté ce symbolisme traduit la

subjectivité de l’auteur, car il fait apparaître « un des grands foyers mentaux de son

exaltation concernant le souci du continent originel » et celui de « la condition de la

femme » 35. La femme et l’Afrique deviennent des symboles de l’exploitation

impérialiste européenne et chrétienne de la période esclavagiste et de la dispersion du

sujet africain. Cette période est mise en perspective par la situation spatiotemporelle,

à savoir le négrier transportant des esclaves africains et la référence temporelle aux

années 1600, période autour de laquelle se situe l’événement fictionnel.

Sur le plan individuel, comme l’indique la première phrase qui ouvre le récit,

plusieurs marqueurs de modalité donnent à voir la subjectivité et le rapport au monde

de la narratrice. « Abena, ma mère, un marin anglais la viola sur le pont du Christ the

King, un jour de 16** alors que le navire faisait voile vers la Barbade. C’est de cette

and London, University Press of England, 2006, p.25.


33 Cf. Sidonie Smith and Julia Watson, op.cit., p.50.
34 Nonobstant ce symbolisme des origines que nous utilisons pour notre lecture du personnage
d’Abena et bien que le continent africain soit un des soucis de l’auteure comme il se profile dans son
œuvre romanesque, il est évident que si elle décrit les problèmes sociaux de la diaspora africaine
inhérents au continent originel, Condé ne se livre pas ici à un lyrisme qui exalte l’Afrique mythique.
Les deux héroïnes dans Hérémakhonon et Une Saison à Rihata sont des exemples de remise en
question de ce mythe par une conscientisation sur les réalités sociales et traditionnelles du continent
mère que symbolise aussi le personnage de l’Etranger dans Mort d’Oluwémi d’Ajumako.
35 Françoise Pfaff, op.cit., p.181.
81

agression que je suis née. De cet acte de haine et de mépris. » (« Moi », p.13) Alors que

l’utilisation du déterminant possessif « ma » rapproche la narratrice dans sa filiation

avec l’esclave Ashanti, c’est plutôt au moyen de l’article indéfini « un » qu’elle se

distancie du « marin anglais », nom et adjectif qui font référence à son père

biologique. De plus, « la », impute à ce dernier l’acte de violence perpétré sur le corps

de sa mère. La distance est soulignée dans les deux phrases suivantes par l’utilisation

des modalisateurs affectifs à caractère péjoratif, « agression », « haine » et « mépris »,

qui caractérisent la réaction émotionnelle et le jugement évaluatif de la narratrice face

au viol qui a mené à sa naissance. L’écart se profile davantage d’une part par le

caractère ironique 36 et la contradiction qui se transmettent sémantiquement dans

l’appellation du navire. La précision de l’appellation du négrier Christ the King

corroborée par sa typographie prend une valeur axiologique morale et une fonction

herméneutique. Elle marque d’abord la subjectivité de la narratrice, puis le ton

ironique que suggère l’italique souligne la subjectivité de l’auteur. Par là se précise la

fonction critique que montre la position phrastique de cette appellation. À côté de la

violence et de l’imposition du pouvoir par l’homme blanc, l’appellation Christ the

King, renvoie à une dissonance, à une contradiction avec les valeurs du christianisme.

La royauté du Christ symbolise les valeurs de l’amour, du service d’autrui et

l’allégeance des chrétiens à un pouvoir plutôt spirituel qu’humain sur les autres.

Comme nous l’avons déjà montré dans la première partie, c’est notamment sous

prétexte d’imposer ces valeurs chrétiennes aux autres peuples dits « sauvages » que

36 L’ironie qui caractérise ce roman de Maryse Condé a été relevée par plusieurs critiques après la
publication de ses entretiens avec Françoise Pfaff. Cf. Françoise Pfaff, op.cit.; Elizabeth Wilson,
op.cit., 1996 ; Dawn Fulton, 2008, op.cit.
82

s’est réalisée la conquête et l’exploitation de l’Amérique et de l’Afrique37. Dès lors, le

thème du christianisme fonctionne comme support de l’idéologie de domination et

d’exploitation en parallèle avec l’image du pont du Christ the King sur lequel Abena

est violée avant d’être transportée à la Barbade. Ainsi, le négrier en tant que cadre

spatial est aussi le moyen pour la subjugation du corps noir que représente Abena,

l’esclave Ashanti. La dissonance est traduite par une ironie qui souligne la volonté de

la narratrice et de l’auteur de se distancier des valeurs du discours chrétien dans ce

contexte d’oppression.

De plus, dans la succession des mots du premier énoncé transparaît une

organisation cohérente des faits et des thèmes qui interpellent le savoir lexical et

culturel du lecteur dans le contexte de la Diaspora. D’abord, les conditions de la

conception de Tituba imitent la chronologie événementielle de l’histoire du rapt de

l’Afrique et de la généalogie du collectif afro-caribéen. Ensuite, ce symbolisme relève

de la « diaspora literacy 38 » du lecteur que Vèvè Clark a conceptualisée comme n’étant

pas simplement un exercice intellectuel mais les connaissances et le degré d’initiation

à l’expérience de la Diaspora. Clark spécifie que dans ce contexte, des mots-clés

spécifiques s’imposent comme énoncés mnémoniques car ils rappellent des lieux

communs dans la mémoire collective de la diaspora et des différents groupes la

constituant. Dès lors, si cette expérience est traduite de manière mémorielle au sein

37 Voir aussi l’analyse pertinente de Deborah Hess sur ce roman. Deborah Hess, Maryse Condé. Mythe,
parabole et complexité, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 75-83.
38 « Diaspora literacy is the ability to read and comprehend the discourse of Africa, Afro-America and
the Caribbean from an informed, indigenous perspective. [It] is more than an intellectual exercise.
It is a skill that requires social and political development generated by lived experiences. » Vèvè A.
Clark, « Developing Diaspora Literacy : Allusion in Maryse Condé’s Hérémakhonon » dans Out of
the Kumbla. Caribbean and Women Literature, dir. Carole Boyce Davies et Elaine Savory Fido,
Trenton, New Jersey, Africa World Press, 1990, p.304. Voir aussi : « Developing Diaspora Literacy
and Marasa Consciousness » dans Comparative American Identities : Race, Sex and Nationality in
the Modern Text, dir., Hortense J. Spillers, New York, Routledge, 1991, p.40-61.
83

du collectif, elle est transmise par l’imaginaire de l’auteure au moyen de mots-clés

comme Christ the King qu’on retrouve dans d’autres ouvrages de l’auteure tel que son

dernier roman En attendant la montée des eaux. À part sa référence au discours du

christianisme, Christ the King en tant que support et moyen de transport fait aussi

référence à la dispersion de l’Afrique lors de la traversée de l’Atlantique par des

millions d’esclaves africains. Vues sous cet angle, les subjectivités individuelle,

collective et auctoriale se rejoignent dans la critique du discours chrétien.

Jusque-là nous avons évoqué les conditions qui ont mené à la conception de

Tituba et qu’elle-même relate comme étant l’histoire et l’expérience individuelle de sa

mère en montrant le lien avec les thèmes évoquant la mémoire collective. Cependant,

le legs de cette mémoire tout comme celui de toute mémoire collective et ancestrale

transmises de génération en génération ne forme la subjectivité chez l’individu que

par procuration; soit, pour le sujet diasporique à travers un héritage culturel de

souffrance et de brutalité qui ravage le corps (social) 39. Cette forme de transmission

mémorielle, ainsi que l’expérience de la souffrance et de la brutalité, s’observent aussi

dans la formation de la subjectivité de Tituba. En effet, le planteur qui achète Abena à

son arrivée au port de Bridgetown la destine à tenir compagnie à sa femme, mais dès

qu’il se rend compte de sa grossesse, il la chasse de sa maison et la donne comme

femme à Yao, un des hommes ashantis avec qui elle avait fait la traversée. Lorsque

Tituba naît quatre mois plus tard, Yao choisit son nom et l’adopte. La narration montre

comment, toujours par procuration, mais cette fois à partir d’une expérience concrète,

Tituba prend connaissance du désir colonial. Elle le découvre par l’expression de

39 Hershini Bhana Young, Haunting Capital, op.cit., p.27.


84

l’intériorité d’Abena. Cette dernière pose des actes à son endroit qui font deviner la

violence subie et intériorisée. Tituba explique qu’en rapport avec son corps,

l’expression de cette intériorité traduit la mémoire de la violence du désir colonial chez

Abena de deux manières différentes; la couleur de sa peau est un rappel du viol et le

B. La chair, archive du temps : corps noir, mémoire de l’oppression

On lit dans deux scènes comment le sexe féminin de Tituba ravive le souvenir

de la violence et l’humiliation subie, et combien le teint de la peau de sa fille renvoie

constamment à Abena l’image de son agresseur. Le premier passage traduit le regret

d’Abena d’avoir enfanté une fille et l’expression d’une expérience douloureuse.

Ma mère pleura que je ne sois pas un garçon. Il lui semblait que le sort des
femmes était encore plus douloureux que celui des hommes. Pour s’affranchir
de leur condition, ne devaient-elles pas passer par les volontés de ceux-là
mêmes qui les tenaient en servitude et coucher dans leurs lits? (« Moi », p.17).

Les trois phrases traduisent un pathos qui suggère différemment la remémoration

pénible du désir colonial rappelant le sort de toutes les femmes noires qu’il opprime;

sort qui sera indubitablement aussi celui de sa fille. Cette crainte est un aspect de la

réalité collective dans la société esclavagiste, car Tituba sera effectivement violée plus

tard, dans sa vie d’adulte, par des prêtres puritains. L’affectivité d’Abena est reflétée

par les modalisateurs « pleura », « semblait », « sort », « douloureux »,

« s’affranchir », « condition », « tenaient en servitude », « coucher » et par la phrase

interrogative. Les émotions traduites par cet énoncé montrent le degré de

victimisation de la femme noire dans le contexte esclavagiste. Ces modalisateurs

témoignent d’une émotion forte qui provient de la mémoire profonde d’une expérience

pénible et de la conscience du sort contraignant de la femme. Ainsi que l’affirme Odile


85

Jansen, la capacité de préservation de la mémoire chez les femmes est « the result of

a lifelong, transgenerational training in caring for and nurturing others and a lifetime

of unequal power status40. » La mémoire de la domination et de l’agression sexuelle

dont elle fut l’objet lui revient en ce sens qu’elle appréhende la perpétuation de cette

violence sur sa fille. Une crainte qui, renforcée par la phrase interrogative, s’érige en

acte mnémonique qui se manifeste d’abord comme crédo pour ranimer le souvenir du

viol. Ensuite, il se cristallise en témoignage de sa conscience de l’autre dimension de

l’expérience de la servitude de la femme. Une servitude distincte de celle de l’homme

esclave, celui-ci n’étant pas, en général, obligé de se soumettre au désir colonial pour

s’affranchir. La pensée alarmante que les possibilités de liberté de la femme esclave

soient conditionnées par sa sujétion aux désirs sexuels des maîtres blancs, éveille en

elle l’angoisse d’une réalité qu’elle anticipe : le lien qu’elle établit entre sa fille et la

condition des femmes esclaves. Chez Abena, cette préoccupation expulse, ipso facto,

l’acceptation de cette maternité.

Quoiqu’elle révèle son tourment, on distingue cependant un semblant de

distance entre l’intériorité de sa mère et la subjectivité de Tituba face au désir colonial.

Ainsi, la position de Tituba se démarque quelque peu des émotions de sa mère par le

modalisateur « semblait ». Celui-ci traduit moins une certitude qu’affirmerait Tituba

si elle avait vécu ou vu se réaliser cette expérience. Le deuxième passage montre

clairement cette distanciation car Tituba, enfant, ne se sent pas affectée par les

marques d’abstention et de rétraction d’affection maternelles envers elle :

J’avais beau être "mal sortie", c’est-à-dire le teint à peine rougeâtre et les
cheveux carrément crépus, je ne cessais pas de lui remettre en l’esprit le Blanc

40 Odile Jansen, « Women as Storekeepers of Memory : Christa Wolf’s Cassandra project » dans
Gendered Memories, dir. John Neubauer et Helga Geyer-Ryan, Amsterdam-Atlanta GA, Rodopi,
2000, p.35.
86

qui l’avait possédée sur le pont du Christ the King au milieu d’un cercle de
marins, voyeurs obscènes. Je lui rappelais à tout instant sa douleur et son
humiliation. Aussi quand je me blottissais passionnément contre elle comme
aiment à le faire les enfants, elle me repoussait inévitablement. Quand je
nouais les bras autour de son cou, elle se hâtait de se dégager. Elle n’obéissait
qu’aux commandements de Yao : - Prends- la sur tes genoux. Embrasse-la.
Caresse-la… Pourtant je ne souffrais pas de manque d’affection, car Yao
m’aimait pour deux. Ma main, petite dans la sienne. Mon pied, minuscule
dans la trace du sien, énorme. Mon front, au creux de son cou. La vie était une
sorte de douceur (« Moi », p.18).

Ces cinq années de son enfance marquées par le primat de l’affectif sont

décrites par la perception externe41 de son environnement familial et celle interne de

Tituba enfant. L’affectivité est déterminée par la dissonance entre le caractère des

sentiments d’Abena et de Yao envers l’enfant Tituba. Nous n’interprétons pas cette

dissonance comme de l’altérité42, car même dans la possibilité où certains verraient

en Abena l’incarnation du groupe de référence 43 pour l’environnement familial

restreint, la mère de Tituba n’institue pas les normes identitaires dont elle est elle-

même victime. Par ailleurs, en restant dans le cadre de la subjectivité telle que nous

l’avons préalablement définie, nous mettons en perspective l’expression d’une

intériorité et la représentation d’une subjectivité. De cette façon, nous nous alignons

sur la perspective critique qui détermine le projet littéraire de l’auteur. Nous nous

41 Perception externe et interne ici renvoie à l’univers du locuteur et non à la focalisation. Yves Reuter
explique à cet effet que « la perspective détermine la quantité de savoir perçu (c’est son degré de
profondeur) et les domaines qu’elle peut appréhender, l’extérieur des choses et des êtres, qui en font
une perception externe ou interne ». Dans Yves Reuter, Introduction à l’analyse du roman, dir.,
Daniel Bergez, 3e édition entièrement revue et corrigée, Paris, Arman Colin, Collection Lettres Sup,
2005, p.69; voir aussi la notion de perspective narrative selon Jaap Lintvelt, Essai de typologie
narrative. Le point de vue. Théorie et analyse, Paris, Librairie José Corti, 1981, p.42.
42 Certains critiques perçoivent l’expression de l’intériorité d’Abena par Tituba comme un sentiment
d’Altérité. Cf. Josée Tamiozzo, « L’Altérité et l’identité dans Moi, Tituba, sorcière… Noire de Salem,
de Maryse Condé », Recherches féministes, vol.15, nº2, 2002, p.13-140,
http://id.erudit.org/iderudit/006513ar.pdf, document consulté le 1 mai 2012; Dawn Fulton, op.cit.,
p.41.
43 La notion de « groupe de référence » a été proposée dans le cadre de l’étude de l’altérité par Eric
Landowski dans son ouvrage Présences de l’autre. Essai de sociosémiotique II, Paris, Presses
universitaires de France, coll. « Formes sémiotiques », 1997 ; voir aussi Janet M. Paterson, Figures
de l’Autre dans le roman québécois, Québec, Nota Bene, 2004.
87

démarquons ainsi du cadre analytique de l’altérité pour nous limiter à celui de la

détermination et de la réalisation du sujet diasporique noir. Dans cette mesure, on

observe qu’Abena réagit activement aux normes qui la catégorisent. Exprimer

l’attitude de sa mère revient plutôt chez Tituba, à détecter dans les réactions

maternelles la mémoire indélébile de l’oppression sur le corps (social) diasporique.

Dans le même ordre d’idées, Tituba formule le traumatisme qui habite la subjectivité

de la femme violée. De plus, elle communique les conditions de violence entourant les

familles d’esclaves en décelant ce que Watson et Smith voient comme « l’assaut en

Occident » sur le « sens culturel » de cette institution qu’est « la famille44 ».

Condé montre à travers l’intériorité d’Abena que le corps de la femme conserve

la mémoire du viol. Le corps est l’archive où se lit la difficulté, ou bien l’impossibilité

de refouler cette mémoire. D’un côté cette image du palimpseste montre la

préexistence du passé et du présent qu’illustre H. Bhana Young par la médiation du

temps qui indique « the past not as preceding the present but as existing at the same

time, breaking through and erupting into the present 45 ». De l’autre, cette mémoire

fantomatique hante ce corps qui est à la fois « flesh-and-blood and ghost, [that] bears

witness at great cost, whispering in the corners of our mind46 ».

Ces deux tropes sont ancrés dans la mémoire de la violence que nous

interprétons au moyen du concept de « perception» qui, selon Merleau-Ponty,

« moyenne le temps vécu et la subjectivité constituée de ce temps 47 ». L’inscription

44 Sidonie Smith et Julia Watson, op.cit., p.154.


45 Hershini Bhana Young, op.cit., p.75.
46 Hershini Bhana Young op.cit., p.4.
47 Dans sa synthèse de la philosophie de Merleau Ponty, Pascal Dupond écrit que « la constitution du
temps n’est nulle part plus visible que dans la perception ». Il explique cette perception en rapport
avec la subjectivité en ces termes : « C’est au niveau ‘médian’ de la perception, où se creuse une
intériorité, que le temps s’élève à la conscience de soi ou déviant subjectivité ». Pascal Dupond, La
88

corporelle de cette mémoire émane de la couleur de la peau métissée de Tituba et ce

qu’elle représente dans la perception d’Abena. Ces deux dimensions mémorielles,

intérieure et épidermique, ramènent chez Abena le souvenir du viol par lequel sa fille

fut conçue et inhibent sa capacité d’exprimer son affection maternelle. Dans cette

perspective, la perception devient cette conscience condensant le temps qui modèle la

subjectivité de la femme noire. Cette temporalité s’esquisse en trois mouvements:

l’histoire, que représente le viol sur le pont du Christ the King; le présent, qui est la

réalité quotidienne de la domination systémique 48 des femmes esclaves par le

Blanc (on note trois instances de viol: celui par le marin, celui par le planteur, et celui

par les prêtres) ; pour l’esclave, il est difficile d’envisager un beau futur car il n’y a ni

espoir ni bonheur dans le futur. Ainsi définis, ces mouvements cristallisés dans la

perception d’Abena se ressentent au niveau de la marque du temps dans la chair, se

révélant ainsi en une douleur ; le temps réfléchi sur le corps est miroité par la douleur

et communiqué dans le monde par ses actes.

Cependant, l’abstention de jugement de valeurs qui accompagne la description

des abstentions affectives d’Abena, allié à la description méliorative du comportement

de Yao à l’endroit d’Abena et de sa fille, montre la préhension sereine qu’affiche

l’intériorité de Tituba face à cette dynamique familiale. Cette préhension se lit comme

un acte de récupération, de compréhension et d’explication de cette mémoire

fantomatique qui hante le corps d’Abena 49. Elle est la fille qui à partir de son

réflexion charnelle. La question de la subjectivité chez Merleau Ponty, Bruxelles, Éditions OUSIA,
2004, p.66.
48 Par systémique nous insistons ici sur la structure de domination que subi la femme noire plutôt que

la fatalité de son sort qui est systématique.


49 Cf. Lizabeth Paravisini-Gebert qui analyse la froideur d’Abena comme « […] the result of the memory

of the rape through which Tituba was conceived », op.cit., p.58.


89

expérience familiale réussit à interpréter ces abstentions d’affection comme l’impact

du désir colonial. Ainsi, Odile Jansen soutient que « If women are the storekeepers of

memory, it is not only because they as outsiders are open to the stories of others, but

also because their memory includes histories of oppression and repression unknown

to men50». Tituba recouvre la mémoire en décrivant les différentes attitudes de sa

mère à son endroit. En expliquant leur cause profonde ancrée dans le souvenir du viol

que dépeignent les modalisateurs « voyeurs obscènes », « Christ the King », « sa

douleur », « son humiliation », elle procède à une dénonciation de la perversion

sexuelle et des conduites opprimantes qui ne sont pas congruentes avec les principes

d’égalité de la religion du dominateur. Par la dénonciation, se révèle chez Tituba une

subjectivité compréhensive et empathique à l’endroit de l’intériorité de sa mère. Elle

donne un sens à cette intériorité en récupérant la mémoire de sa mère qu’elle présente

non seulement à partir des actes posés par sa mère qui traduisent l’incapacité

corporelle d’oublier, mais surtout comme une manière alternative de communiquer la

mémoire conservée et son opposition à la domination.

Ensuite, le fait de ne pas être totalement sevrée de cette affection ne produit

aucune dissonance dans l’expression de son intériorité, car non seulement Abena lui

en prodigue malgré elle sous les injonctions de Yao, mais lui-même la comble de son

amour, créant ainsi un équilibre affectif dans l’enfance de Tituba. Cet équilibre familial

souligné euphoriquement est, certes, possible grâce à la différence entre femmes et

hommes dans leurs expériences de l’oppression. Cependant, si Yao ne subit pas la

même oppression qu’Abena, c’est grâce à lui que Tituba est encore distanciée de la

50 Odile Jansen, « Women as Storekeepers of Memory », op.cit., p.37.


90

violence qui entoure les conditions de vie de l’esclave.

La représentation euphorique qui en résulte, « La vie était une sorte de

douceur », montre que Tituba perçoit positivement son univers décrit dans l’énoncé

par « la vie » (« Moi», p.18). De plus, le modalisateur « douceur » souligne que son

intériorité n’est nullement affectée par les rétractations affectives d’Abena qui

expriment sa souffrance interne.

Dans cette perspective, la récupération mémorielle n’est possible que par

procuration. C’est par l’entremise de cette forme de communication de la douleur de

sa mère qui est celle d’une rétraction d’affection que Tituba peut ressentir l’impact de

la violence du désir colonial.

Deuxièmement, les actes de Yao suggèrent une autre forme de résistance par

rapport à celle, corporelle, d’Abena. Cette résistance se lit dans le fait que Yao affirme

sa subjectivité d’agent comme une détermination et une réalisation de soi. En effet,

Tituba montre qu’elle tient son nom de Yao et qu’il lui prodigue de l’affection pour

deux. D’une part, si l’on retient que l’esclave ne s’appartient plus et que son être et sa

progéniture sont la propriété du maître, les actes de nomination et de démonstration

d’affection symbolisent la réappropriation de soi en même temps qu’une

démonstration de son humanité dans un contexte où l’esclave est déshumanisé.

D’autre part, cet acte d’autodétermination a une valeur de résistance profonde pour

l’esclave et sa communauté dans la mesure où les deux font l’expérience systématique

aussi bien de la perte du contrôle de leur être que du déni de leur humanité.

Ainsi, l’analyse de la mémoire douloureuse et de la répression de l’intériorité a

permis d’indiquer les conditions dans lesquelles est amenée cette expérience

répressive de la domination. Cette répression représentée ci-dessus par l’absence de


91

verbalisation de la mémoire chez Abena – une mémoire communiquée plutôt

indirectement – symbolise le projet littéraire de Condé qui est aussi celui de plusieurs

auteurs caribéens et africains-américains tels que Toni Morrison; celui de réécrire et

de récupérer l’Histoire en redonnant « à l’esclave une vie intérieure51 ».

C. Constitution d’une subjectivité: blessure de la race, muselage et

consolidation culturelle

Au fil du récit, on voit s’opérer dès le jeune âge de Tituba une prise de

conscience de la sujétion du corps noir. L’impact traumatique de cette prise de

conscience a pour conséquence temporaire la censure de l’expression de sa

subjectivité. Car Tituba ravive la mémoire collective par un rappel des conditions

violentes de sa conception et la mémoire non-dite de la violence. Tituba indique aussi

comment elle assiste à cette violence qui censure l’expression de toute subjectivité de

l’esclave. Le récit évolue avec le rappel du désir colonial et montre le processus de

muselage qu’entretiennent l’amplitude et la portée de la violence perpétrée sur le

corps (social) noir. Des exemples de la narration explicitent comment ce processus

contribue à l’effacement et à la répression historique de l’expression de l’intériorité de

l’esclave52.

51 Maryse Condé, « Afterwords » dans I, Tituba, Black Witch of Salem, trad. du français par Richard
Philcox, avant-propos d’Angela Y. Davis, postface de Ann Armstrong Scarboro, New York, Ballantine
Books, 1994, 1992 ; Françoise Pfaff, op.cit.
52 À cet effet Toni Morrison expose dans son article « The Site of Memory » l’importance pour la
littérature de réinscrire la subjectivité de l’esclave à partir de cette vie intérieure qui lui était à la fois
interdit d’exprimer et d’écrire. Toni Morrison, « The Site of Memory », dans Inventing the Truth :
The Art and Craft of Memoir, dir.William Zinsser, Boston, Houghton Mifflin, 1ère Édition, 1987,
p.101-124. Voir aussi, l’explication de Christine Duff : « Ces écrits ont en effet élidé l’intériorité de
leurs sujets afin de souligner la visée politique, à savoir l’émancipation de la population… Pour ne
pas faire offense aux lecteurs blancs qui détenaient le pouvoir politique, les récits d’esclaves ne
traitaient pas les détails sordides de l’existence servile ». Christine Duff, Univers Intime. Pour une
poétique de l’intériorité au féminin dans la littérature caribéenne, Berne, Peter Lang, 2008, p.2.
92

En décrivant deux événements dramatiques auxquels elle assiste, Tituba

énonce à la fois son expérience du violent processus de socialisation opéré sur le corps

noir par sa subordination et sa réduction au silence. La première scène montre la

résistance de l’Africain rendu esclave et la subjectivisation profonde à laquelle sont

soumis la femme et le corps noir. En effet, Abena est une fois de plus victime du drame

du désir colonial. Darnel Davis, le planteur qui avait acheté Abena dès son arrivée au

port de Bridgetown, l’agresse sexuellement dans les champs de sa plantation. Tituba,

qui participe de manière active à la résistance de sa mère, l’aide à rattraper le coutelas

tombé non loin, et Abena tente de se défendre et le blesse à l’épaule. L’acte de

résistance de Tituba est certes une manifestation de l’instinct de défense. Cependant,

nous mettons l’accent sur la monstration de sa subjectivité d’agent inhérente à la

résistance dans un contexte de répression. En présentant cette subjectivité comme

pouvoir d’agir par la détermination et la réalisation de soi, l’auteure subvertit l’image

stéréotypée de l’esclave subordonnée et procède à un acte performatif. La

performativité53 s’explique dans la mesure où Abena est consciente du pouvoir absolu

du Blanc sur son être et sait que son affranchissement doit être obtenu par la volonté

de celui-ci. Malgré ce savoir, elle choisit de refuser de se plier une fois de plus au désir

colonial. La performativité résonne à travers le potentiel émancipatoire de l’acte de

53 Nous retenons le sens donné au concept de performativité à la fois par Judith Butler et François
Récanati et Jürgen Habermas. Selon Butler un discours symbolise la réalisation d’une subjectivité
en ce sens qu’il « enables a subject and constitutes the temporal condition for the subject ». Judith
Butler, Bodies that Matter : On the Discursive Limits of “Sex”, New York, Routledge Press, 1993,
p.95. Voir aussi Hershini Bhana Young, p.23. Selon Récanati, les énoncés performatifs « ont une
dimension pragmatique et servent à accomplir un acte de parole » et « en les énonçant, le locuteur
accomplit un acte ». François Récanati, Les énoncés performatifs. Contribution à la pragmatique,
Paris, Les Éditions de Minuit, 1981, p.84. Selon Habermas, la performativité fait référence la
revendication de l’authenticité par le choix d’être soi et de se choisir un destin : « In choosing myself
as the one who I am and want to be, I make a claim to radical authenticity […] ». William Mark
Hohengarten, « Translator’s Introduction », dans Postmetaphysical Thinking. Philosophical
Essays, Massachusetts, MIT Press, 1988, 1992, 1996, p.x.
93

résister, quand bien même son aboutissement se révèle fatal. En se défendant, elle

décline le statut d’objet et agit sur sa vie ; elle s’arroge le droit à une égalité humaine

qui lui est déniée et elle réfute la fonction d’objet sexuel du maître. Ainsi, elle manifeste

son autodétermination en se soustrayant à la norme des femmes esclaves qui se voient

obligées de plier au désir colonial pour survivre. Ensuite, elle procède à l’acte éthique

de réalisation de soi par lequel elle impose son humanité, déterminant ainsi sa

subjectivité d’agent face à son agresseur.

Cet acte de subjectivation54 est sanctionné par la pendaison. En expliquant le

processus de répression infligé à sa mère et au collectif d’esclaves, Tituba fait voir le

processus de muselage constitutif de la subjectivité du Noir. Tituba nous relate cette

deuxième scène sur un mode répétitif qui implique une force sémantique. Les autres

esclaves doivent assister au supplice et les bourreaux aussi sont témoins de la sentence

imposée en plein air pour juger de l’acte de résistance d’Abena. On lit un spectacle de

souffrance dans lequel se profile la blessure raciale qui s’ensuit sur le corps (social)

noir :

On pendit ma mère.
Je vis son corps tournoyer aux branches basses d’un fromager. Elle
avait commis le crime pour lequel il n’est pas de pardon. Elle avait frappé un
Blanc. Elle ne l’avait pas tué cependant. Dans sa fureur maladroite, elle n’était
parvenue qu’à lui entailler l’épaule.
On pendit ma mère.
Tous les esclaves avaient été conviés à son exécution. Quand, la nuque
brisée, elle rendit l’âme, un chant de révolte et de colère s’éleva de toutes les
poitrines que les chefs d’équipe firent taire à grands coups de nerf de bœuf.
Moi refugiée entre les jupes d’une femme, je sentis se solidifier en moi comme
une lave, un sentiment qui ne devait plus me quitter, mélange de terreur et de
deuil.
On pendit ma mère.
Quand son corps tournoya dans le vide, j’eus la force de m’éloigner à
petits pas, de m’accroupir et de vomir interminablement dans l’herbe (Moi,

54 Le sens que nous donnons à subjectivation ici est différent de son interprétation en anglais, soit
assujetissement, et signifie plutôt son contraire. Nous développons plus longuement notre propos à
la page 26 de ce document.
94

p.21).

La narration accorde une fonction significative à l’énoncé « On pendit ma

mère » qui marque la fréquence événementielle par trois répétitions inscrivant le

drame qui se déroule comme le son du glas. Celles-ci sont coupées par trois pauses

narrant différents événements qui se déroulent en même temps que la pendaison pour

connoter l’amplitude et la portée des effets traumatiques de celle-ci à différents

niveaux. Il s’agit de lire ces effets à travers le corps (social) noir et de les analyser dans

leur rapport au muselage. Certes, ce lynchage de l’esclave anéantit tout pouvoir de

subjectivation en brisant la nuque d’Abena. Cependant, pour avoir comme effet le

muselage, la pendaison en public recèle aussi une autorité discursive par sa fonction

de répression de la voix sous toutes ses formes.

D’abord, le fait de punir un acte de défense souligne l’écart humain entre

l’esclave noir et le maître. En condamnant la résistance, le maître transmet le message

d’obéissance à ses désirs et volontés auxquels l’esclave doit se plier sans contester.

Toute tentative pour ce dernier d’exprimer son choix et d’affirmer son pouvoir d’agir

est sanctionnée par ce mode de répression. Pour les tenants du pouvoir, le lynchage

implique de la sorte le renforcement du pouvoir du Blanc sur le corps noir. Pour les

victimes, il impose une neutralisation et engendre un sentiment profond

d’impuissance chez les hommes noirs dont l’instinct de protection des proches est

réprimé. Ainsi le montre la répression de la pulsion collective. Les chants de révolte

des Africains rendus esclaves qui relaient les tragédies sociales symbolisées par leur

cri de solidarité envers Abena sont étouffés à coups de fouets.

Ensuite, le lynchage entretient, systématiquement, le silence en installant la


95

peur et en renforçant le pouvoir du maître. On remarque combien, à la vue de ce

spectacle, la toute jeune Tituba est terrorisée et son traumatisme se lit dans la

description de son langage corporel. Elle se cache en s’agrippant à une femme. Les

images du corps qui se durcit montrent l’absorption de la terreur. Touchée par le choc,

les mouvements ralentis de la contorsion corporelle semblent suggérer

l’intériorisation de la subordination, alors que le vomissement traduit la réaction

interne du coup pris par le corps. L’exemple de Yao exprime beaucoup plus que de la

peur et cristallise la subjectivation à travers une double performativité du silence. En

effet, le noyau de la famille étant désintégré par l’amplitude et la portée de la punition

infligée à Abena, le corps (social) de l’esclave ne peut survivre. Abena étant morte,

Tituba est chassée de la plantation et Yao est vendu à un autre planteur. Mais, en route,

il « parvint à se donner la mort en avalant sa langue […] » (« Moi », p.21).

D’une part, l’interprétation de cette image pourrait certes faire allusion à une

critique de l’inscription de la mémoire européenne sur le corps du sujet noir dans le

sens où il lui est infligé davantage un déni de soi et de son humanité, car, comme l’écrit

pertinemment Ngugi wa Thiongo, « the body has also been used to carry messages

against itself 55 ». D’autre part, ce symbole fait aussi écho à l’image des voix révoltées

mais forcées à se taire. En outre, l’image de la langue avalée supposant

sémantiquement l’imposition personnelle du mutisme, symbolise la mort du sujet face

à une situation ontologiquement nuisible et la libération de l’esclave de ce joug. Au

symbolisme de cet énoncé est attachée une force pragmatique. Celle-ci se perçoit non

dans cette valeur que recèle la réduction personnelle au silence mais plutôt dans la

55 Ngugi wa Thiongo, Something Torn and New. An African Renaissance, Philadelphie, PA, Basic
Civitas Books, 2009, p. 14.
96

dimension transformative de la subjectivation. Le processus de subjectivation

implique ici l’affirmation du sujet en tant qu’agent conscient de son environnement et

responsable de ses choix. La subjectivation représente la manière dont le sujet se

constitue doublement :

a. Un sujet à part ou un être singulier et/ou particulier toujours par rapport à

une norme. Il ne voudra pas appartenir à un ordre le définissant.

b. Un sujet qui se réalise lui-même en tant qu’être pour soi dans l’égalité des

sujets. Pour vivre, il doit voir dans la réalité qui l’entoure les signes et les voies de sa

réalisation.

Ainsi, en se suicidant, Yao se réapproprie le pouvoir d’agir sur son propre corps

et sa vie témoignant de la sorte du refus 56 de se laisser manipuler par le maître.

L’inaptitude se convertit en affirmation. Et, plus fort que le silence, le suicide retentit

en cri de détresse et de désespoir.

En tant que symbole de la répression de la subjectivité de l’esclave et de déni de

l’humanité du corps noir, cet événement représente, chez Tituba, non seulement la

prise de conscience de son identité, mais aussi son entrée active dans la vie pénible

d’esclave. Il marque son expérience du traumatisme racial et met en marche la

construction de sa subjectivité de Noir. C’est dans la perspective de cette expérience

marquante du vécu du sujet Noir qui forme sa subjectivité que nous faisons écho à

Hershini Bahna Young qui explique cette expérience en termes de « blessure raciale »

que nous avons analysée jusque-là. En effet, implicite à la description des scènes de

viol et de pendaison, se trouve la notion du sujet agissant sur un autre sujet et la

56 Cf. Doris Kadish observe aussi dans l’œuvre de Condé que parmi les formes de résistance chez la
plupart des esclaves « la mort a pu aussi assumer la valeur de refus », op.cit., p.240.
97

réification que cet acte implique sur le corps qui le subit. La réification donne lieu au

silence auquel sont réduits la femme et le corps noirs. Une objectivation qui se traduit

par l’expérience qui constitue la subjectivité du sujet noir ainsi que l’identification

réifiante dont il est l’objet. Quoiqu’en des mots différents, c’est dans le même ordre de

pensée qu’Hershini Bhana Young écrit : « To be black is to have accrued a subjectivity

haunted by the spectral traces of a social, political and ideological history 57 ». C’est

dans cet ordre que notre analyse structurale de la narration a tenu à montrer combien

la subjectivité individuelle de Tituba s’est construite par la socialisation. S’étant

découverte dès le bas-âge dans cette expérience réifiante, elle possède cette conscience

de soi qui est la blessure raciale constitutive de la subjectivité collective du sujet

diasporique Noir.

D. Consolidation de l’habitus culturel, formation et croissance

individuelles

Yetunde ou Man Yaya, une esclave Nago, adopte et élève la jeune Tituba en lui

transmettant ses connaissances personnelles du culte des ancêtres et de la

pharmacopée. Après la mort de Man Yaya, Tituba se retire loin de la vie active des

plantations et de sa collectivité. D’abord, ayant conscience de sa subjectivité de sujet

radicalisé et dominé, son choix d’être récluse et de vivre en retrait de la société

esclavagiste est un acte symbolisant alors le silence provoqué par le traumatisme.

Ayant été privée de son noyau familial et éloignée de la communauté d’esclaves, elle

est beaucoup plus proche du monde invisible et de l’au-delà que de la réalité

57 Hershini Bhana Young, op.cit., p.25.


98

matérielle. Ensuite, concentrée sur elle-même, elle peut mettre en pratique son legs et

se perfectionner à loisir. On voit Tituba évoluer solitairement dans un modus vivendi

qu’elle tient comme héritage culturel de la cosmologie africaine 58. Ces connaissances

des propriétés chimiques des plantes et la capacité de communiquer avec le monde

invisible lui octroie le pouvoir de guérir mais aussi de prévoir l’avenir à partir des

rêves. La mise en lumière de la consolidation et de la mise en pratique de sa culture

s’impose pragmatiquement par sa valeur informative sur la formation d’une

subjectivité collective59. Elle suggère une corrélation avec le réel. Elle prend en compte

l’expérience culturelle caribéenne du syncrétisme consécutif de la rencontre de

différents groupes culturels d’esclaves africains transplantés aux Amériques.

D’une part, le récit présente ce lieu de retrait de la collectivité comme une

régression régénératrice qui permet à Tituba de « trouver l’innocence de l’état

vierge, […] se libérer du poids de la mémoire, se détacher du déjà vécu et du déjà

appris qui forment des obstacles au renouvellement 60 ». Ce retrait est une façon pour

le sujet de faire le vide et symbolise le silence qui « constitue le lieu secret,

indescriptible mais indispensable, de la subconscience où s’élaborent les mutations et

58 Cf. En comparant Beloved de Toni Morrison à Tituba, Carla Peterson montre que cette dernière
« reste beaucoup plus proche de la culture africaine de ses ancêtres maintenue en elle par les
enseignements de Man Yaya aussi bien que par la présence rassurante des ombres d’Abena, de Yao,
et plus tard de Man Yaya ». Carla L. Peterson, « Le surnaturel dans Moi, Tituba, sorcière… Noire de
Salem de Maryse Condé et Beloved de Toni Morrison » dans L’œuvre de Maryse Condé, op.cit.,
p.98 ; Lizabeth Paravisini-Gebert, op.cit., p.57-64. Ce point est aussi souligné par Jeanne Snitgen:
« Her ability to communicate with the supernatural and her cultivation of this ability to the level of
an art belong to a set of cultural practices brought from West Africa. In the African and Caribbean
context, communication with the supernatural powers have not been considered
threatening ». Jeanne Snitgen, op.cit., p.16.
59 Cette formation d’une subjectivité collective par le biais de l’exercice du legs culturel durant
l’esclavage est aussi repris par Carla L. Peterson qui écrit que « la souillure historique de l’esclavage
suggère aussi la possibilité de tracer une tradition diasporique africaine dans les Amériques,
d’envisager une culture créée par les esclaves emmenés de l’Afrique dans leurs efforts pour s’adapter
au Nouveau Monde ». Carla L. Peterson, « Le surnaturel », op.cit., p.92.
60 Pierre Van Den Heuvel, Parole, mot, silence. Pour une poétique de l’énonciation, Librairie José
Corti, 1985, p.254.
99

d’où surgissent les identités et les métaphores nouvelles 61 ». D’autre part, cette

cachette présente, dans la diégèse, la petite fiction qu’est l’histoire personnelle au sein

de la grande Histoire ; celle du collectif d’esclaves africains et de la condamnation de

Tituba dans le jugement des sorcières de Salem. De cette façon, s’énonce

symboliquement la subjectivité de l’héroïne dans son mouvement existentiel par

rapport au contexte social mettant en perspective en même temps le sens du social62

et de l’Histoire.

Il va de soi que cette sensibilité est évoquée par l’éloignement de Tituba dû aux

conditions de vie contraignantes de l’esclavage et représentée comme impact

traumatique. Toutefois, la situation d’un vécu cloîtré permet le processus de

raffermissement de la personnalité et l’épanouissement individuel basé sur un

exercice et une consolidation d’un habitus63 de sa culture.

Tout en soulignant l’antagonisme entre deux mondes, l’éloignement de la

société esclavagiste et le processus de consolidation culturel en retrait dans les bois

s’expriment au moyen de la focalisation interne. La narration en focalisation interne

oriente l’intérêt du lecteur vers le monde privé de Tituba en se penchant sur la

réalisation individuelle de l’héroïne, illustrant ainsi le processus de formation de son

ethos64. Les deux univers sont marqués par la déixis, la métonymie et des jugements

61 Ibidem.
62 Cf. Jacques Dubois, Les romanciers du réel, Paris, Seuil, 2000. Nous intégrerons à notre analyse
simultanément les deux aspects de ce sens tel que l’auteur l'élabore, à savoir : l’organisation sociale
fictionnelle telle que décrite dans un roman et la société historique, soit réelle.
63 Nous entendons par « habitus » l’ancrage et la consolidation des pratiques et connaissances non
discursives acquises quotidiennement dans un environnement ou au sein d’un groupe bien délimité,
soit selon le sens que Marcel Mauss donne à cette notion dans « Les techniques du corps » dans
Journal de psychologie, 32, (3-4), 1934, réédité dans Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie,
Paris, PUF, 1936.
64 Nous comprenons ethos soit « mœurs » dans le sens rhétoricien à savoir : le caractère moral de
l’individu formé par son histoire et par l’acquisition de ses valeurs culturelles avant sa rencontre
avec l’autre. C’est ce caractère que Tituba va, ensuite, afficher publiquement lorsqu’elle visite et
100

de valeurs. Sa position hic et nunc qui est l’endroit où elle élit domicile, « en bordure

de la rivière Ormonde où personne ne se rendait jamais » (« Moi », p.24), la situe par

rapport au monde représentant le social, « loin des hommes et surtout des hommes

blancs » (« Moi », p.24). Cette posture sociale est illustrée aussi par des indices

métaphoriques symbolisant le contraste entre la mort que procurent les conditions de

vie d’esclave, et la vie que lui apporte la solitude. Dans une relation logique,

l’énonciation explicite un sentiment euphorique de cette existence qui s’énonce sous

le registre personnel de la réalisation individuelle et d’une formation expérientielle.

Loin du monde de l’esclavage, la narration contraste le vécu de la narratrice à celui du

collectif. La séparation est soulignée par des jugements de valeur. Si la connotation

négative provenant du regard affligé de Tituba est dépeinte à partir de l’image

funéraire et mortuaire que suggère la description du « triste cortège » d’esclaves qui

ont « les pieds entravés et une corde autour du cou » (« Moi », p.25) À l’affliction que

symbolise cette image de la mort dans l’âme s’oppose la description méliorative de sa

vie solitaire. Celle-ci ne traduit pourtant aucun sentiment de solitude. Retirée du

monde, elle peut se prendre en charge individuellement; ce que la réalité spatiale de

l’esclavage ne pourrait lui accorder. Ne se sentant « jamais seule » puisqu’elle peut

communiquer librement avec ses morts dans l’au-delà, elle décrit sa réalité en termes

des « plus heureux moments de [s]a vie » (« Moi », p.24-25). On observe l’illustration

d’une réalisation individuelle qui s’établit sur le mode de la croissance expérientielle

des enseignements acquis et se développant en crescendo : « je m’essayai à des

soigne les siens et qui la rend crédible auprès d’eux après qu’elle les persuade de sa vertu et de son
éthique. Cf. Volker Kapp, « L’apogée de l’atticisme français ou l’éloquence qui se moque de la
rhétorique », Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne 1450-1950, dir. Marc Fumaroli,
Paris, Presses Universitaires de France, 1999, p.763.
101

croisements hardis […]. Je concoctais des drogues, des potions dont j’affermissais le

pouvoir grâce à des incantations » (« Moi », p.25). La vie de recluse donne donc lieu à

l’exercice du raffermissement culturel qui à son tour nourrit le processus de formation

identitaire.

La réalisation de soi qui se lit ainsi dans l’énonciation de la maîtrise et du

perfectionnement de son art, construit simultanément une image préalable de sa

personne; soit l’image qui la précède avant qu’elle se mette en scène dans une situation

d’interaction ou discursive. Cette image est celle qui la rend crédible. Elle la construit

par l’apprentissage de son art auquel elle accorde de l’intelligence et du sérieux. Dès

lors, ce raffermissement culturel n’est pas seulement l’expression de sa subjectivité.

En tant que pouvoirs et connaissances privilégiés, ce raffermissement culturel lui

confère aussi un statut social particulier déterminé par une interaction

intersubjective. Corollairement, dans cette perspective sociale, son identité culturelle

ne peut se déterminer qu’au sein d’une pluralité collective. Cette dernière est le lieu de

l’interaction nécessaire pour que le sujet puisse revendiquer sa specificité et son

individualité.
102

Chapitre 2. L’intersubjectivité

L’intersubjectivité intervient à partir du moment où se développe une

dimension ontologique témoignant non seulement du lien à la subjectivité collective,

mais aussi de l’impossibilité du sujet-esclave et femme-de s’appartenir. Si, à partir du

processus de la réalisation de soi dans le cloisonnement, on observe que Tituba peut

s’épanouir à l’écart de la société, elle ne peut pour autant faire valider sa particularité

ni mettre à profit son expertise sans interaction sociale. De plus, l’expression de la

subjectivité ne peut être légitime sans la reconnaissance de la particularité d’un sujet

par un autre ou par une communauté, qu’elle soit négative ou positive65. En tant que

subjectivité particulière, l’individu dépend, pour la reconnaissance de son

authenticité, de son contexte social ou de la communauté à laquelle il appartient, par

choix ou par contrainte. En effet, comme l’écrit Jürgen Habermas, « the claim of

radical authenticity depends upon recognition by others66 ».

Par conséquent, c’est soit au moyen d’une interaction au sein du groupe, soit à

travers l’intersubjectivité, que le sujet revendique la reconnaissance de sa particularité

identitaire. L’intersubjectivité est appréhendée dans le sens d’Habermas comme ce

« consensus atteint linguistiquement [qui] n’éradique pas de l’accord les différences

inhérentes aux perspectives des locuteurs, mais les présupposent plutôt comme

inéliminables 67». Nous soulignons que le « présupposé », distingué du « sous-

entendu », est défini par Ducrot68 comme « un fait de langue », cette dernière étant

65 Cf. Jürgen Habermas, Postmetaphysical Thinking. Philosophical Essays, MIT Press, Cambridge,
Londres, UK, 1992, 1996.
66 Jürgen Habermas, Postmetaphysical Thinking. Postmetaphysical Thinking. Philosophical Essays.
Londres, UK, MIT Press, Cambridge, 1992, 1996, p.xvii.
67 Ma traduction : Jürgen Habermas, op.cit., p.48.
68 Oswald Ducrot, Le dire et le dit, Paris, Minuit, 1984, p.30.
103

inférée « fondamentalement comme le lieu du débat et de la confrontation des

subjectivités 69 ». Nous prenons aussi en compte dans cette perspective de

l’intersubjectivité les « actes de langages» accomplis dans les relations

interpersonnelles élaborées par « l’approche interactionniste 70 ». En conséquence,

puisque la revendication identitaire n’est pas exclusive à l’interaction linguistique

mais plutôt tributaire de celle-ci pour son affirmation, l’intersubjectivité – ou la mise

en relation des subjectivités – s’impose pour la reconnaissance de l’unicité et de

l’individualité du sujet. À cet effet, au fil de la lecture on remarque qu’à la réalisation

individuelle de Tituba s’ajoute la nécessité d’une reconnaissance intersubjective qui

donne son sens au social et à l’Histoire.

A. L’intersubjectivité et la subjectivité collective : le sens du social

Dans un premier temps, de par sa nature dialogique 71 et interpersonnelle,

l’intersubjectivité est inextricablement liée au contexte social. Sans le regard et la

reconnaissance nécessaire des autres et donc de la société, la performativité de son

authenticité qu’engendre le choix de son vécu ne peut être validée. Mise en rapport

avec le caractère éphémère et insatisfaisant d’une liberté que lui apporte sa vie à l’écart

des autres, la nécessité de l’intersubjectivité est déclenchée par la narration au moyen

d’une mise en scène du besoin qu’éprouve Tituba pour que soit reconnue sa

subjectivité. Ce besoin est provoqué par deux événements clés qui mettent fin à sa vie

en harmonie avec la nature: sa rencontre par hasard avec un groupe d’esclaves qui

69 Oswald Ducrot, op.cit., p.30-31.


70 Catherine Kerbrat-Orecchioni, Les actes de langages dans le discours: Théorie et fonctionnement,
dir. Henri Mitterrand Paris, Éditions Nathan/VUEF, 2001, p.53.
71 Catherine Kerbrat- Orecchioni, op.cit., 2001 p.60.
104

sursautent et expriment à la fois « leur respect et leur terreur 72 » à sa vue et celle d’un

autre esclave, John Indien, de qui elle tombe amoureuse.

Ces scènes de rencontre mettent en lumière l’impact de la confrontation des

subjectivités qui provoque chez Tituba un nouveau regard sur soi qui mène à une

transformation de son vécu. On observe chez elle un changement d’être au-monde,

une métamorphose physique et une découverte libidinale qui illustre sa manière de

transcender la mémoire douloureuse du viol.

Dans les deux scènes, la narration inscrit doublement la dimension ontologique

par l’expression du pathos et une mise en scène du « moi ». Comme à la rencontre des

siens, « tout ce monde sauta prestement dans l’herbe et s’agenouilla tandis qu’une

demi-douzaine de paires d’yeux respectueuses et terrifiées se levaient vers [elle] », elle

se demande alors dans un monologue : « Quelles légendes s’étaient tissées autour de

moi ? On semblait me craindre. Pourquoi? » (« Moi », p.25-26). L’affectivité indiquée

d’abord dans sa description de l’attitude émotionnelle des siens que soulignent les

adverbes et les adjectifs modalisateurs « prestement », « respectueuses et terrifiées »,

fait appel à notre savoir lexical et culturel de l’univers de la diaspora africaine.

Elle mime la subjectivité collective que l’auteur utilise pour indiquer une praxis

culturelle. L’usage du pathos dans le contexte de cette interaction explique au fil de la

lecture le traitement spécial réservé à certaines femmes dans la cosmologie africaine73

72 Ma traduction de Lizabeth Paravisini-Gebert qui intègre aussi ces passages de Condé dans son
analyse du roman: « the slaves are both respectful and terrified of her, and she feels their distrust as
an injustice ». Lizabeth Paravisini-Gebert, op.cit., p.60. Le mélange de terreur et de respect
s’explique chez les autres par le mythe autour des pouvoirs mystiques de Tituba comme l’explique
Abena P.A. Bussia.
73 Nous n’omettons pas le fait historique que d’autres sociétés traditionnelles ont connu l’expérience
de la persécution des femmes qui détenaient des connaissances privilégiées et souvent inconnues
des hommes. Ceci est vrai surtout du moyen âge européen ou certaines femmes et sages-femmes
possédaient des pouvoirs privilégiés telles que la maîtrise des propriétés médicinales des plantes
ainsi que des talents de guérison. Cf. Jules Michelet, La sorcière, Paris, Garnier-Flammarion,
105

comme le met en lumière Maryse Condé dans son ouvrage La parole des femmes :

« an ancient tradition which sees women as the favored vehicule of supernatural

powers 74 ». Ainsi objectivée, son image reflétée, comme dans un miroir, à travers le

regard apeuré et les émotions des siens, semble être celle qui l’a précédée. Ce qui

suscite l’affliction évoquée par les interrogations de Tituba.

Ces interrogations fonctionnent doublement: dans une dimension énonciative

et dans une dimension narrative. D’abord, l’énonciation s’inscrit dans le registre

critique car en s’interrogeant de la sorte, Tituba objecte à la réputation que lui assigne

sa communauté. La première question sert de réplique en suggérant une image

différente de celle qui est reflétée antérieurement dans l’attitude des siens à sa

rencontre. Cet ethos préalable se laisse entrevoir ainsi par une subjectivité rassurante

qu’exprime, à travers la deuxième question, l’expressivité du souci de l’autre par

rapport à soi. Elle voudrait connaître la raison pour laquelle elle est crainte, ce qui

traduit par conséquent le souci de rassurer. Ce souci mène logiquement, au niveau

narratif, à la représentation discursive de cet ethos par sa posture énonciative

d’interaction75 figurant l’intersubjectivité. Dans cette dimension, le questionnement

Éditeurs, Coll. Le livre de Poche, 1966, 1ère Édition, 1862 ; Lene Dresen-Coenders, « Witches as
Devil’s Concubines. On the Origin of Fear of Witches and Protection Against Witchcraft » dans
Saints and She-Devils, Londres, The Rubicon Press, 1982, p.59-82; Irene Silverbatt, Moon, Sun and
Witches. Gender Ideologies and Class in Inca and Colonial Peru, Princeton, NJ, Princeton
University Press, 1987.
74 Maryse Condé. La parole des femmes. Essai sur des romancières des Antilles de langue française,
Paris, L’Harmattan, 1979, p.73. Voir aussi une autre perspective apportée par Carole Boyce Davies
suite à son entretien avec Abena P. A. Bussia qui affirme que « even African people commenting on
witchcraft would have only peripheral information since much of that resides with the
initiates ». Carole Boyce Davies, Black Women, Writing and Identity. Migrations of the Subject,
Londres et New York, Routledge, 1994, p.182.
75 Dans ce contexte l’ethos préalable se perçoit aussi dans sa dimension de « l’image de soi » comme
le définit la tradition rhétoricienne. Cf. Peter France, « Lumières, politesse, énergie », Histoire de la
rhétorique dans l’Europe moderne 1450-1950, dir. Marc Fumaroli, Paris, Presses Universitaires de
France, 1999, p.990. Notion reprise par Dominique Maingueneau : « consiste à faire bonne
impression, par la façon dont on construit son discours, à donner une image de soi capable de
convaincre l’auditoire en gagnant sa confiance. » Deuxièmement, une « identité » que le garant du
106

ouvre un autre chapitre du vécu de Tituba, celui de la négociation de sa subjectivité et

des fausses accusations dont elle est l’objet. La force illocutoire de ses interrogations

repose sur leur fonction de réfutation de l’image qui l’a précédée auprès des siens

avant qu’elle ait eu à interagir avec eux. Ce qui l’oblige à mettre en scène sa véritable

personnalité. En initiant une interaction avec les siens, elle présente alors ses qualités

de bienfaitrice en soulageant et en soignant « les malades et les mourants » qu’elle

visite. De la sorte, transformant ce qu’ils tiennent d’avance pour de la sorcellerie, elle

redéfinit pour eux son identité et réussit à les mettre en confiance en leur offrant les

bienfaits de ses pouvoirs de thérapeute.

À l’opposé de la première scène décrivant la rencontre avec les siens sous la

forme du monologue, la deuxième rencontre s’inscrit sous la forme du discours

dialogué et est régie par un principe d’identification se jouant sur le mode du reflet du

miroir. Placé en début de récit, l’interjection de John Indien se présente comme une

démarcation entre l’intériorité et le réel que figure la matérialité du monde extérieur.

Elle symbolise de la sorte ce miroir qui s’érige subitement devant Tituba et augmente

son interaction avec la société. La connotation autoritaire, implicite à l’interjection de

John Indien qui la hèle à sa vue, traduit l’image que se font les autres sur la personne

de Tituba : « Hep! C’est toi Tituba? Pas étonnant que les gens aient peur de toi. Tu as

vu la tête que tu as? » (« Moi », p.27). L’inscription du pathos n’est pas soulignée que

par l’attaque à son image lancée par les exclamations, les interrogations indirectes, le

caractère absolu trahi par la négation en début de phrase « pas étonnant » et par la

généralisation « les gens ». L’affectivité est aussi révélée par le modalisateur « peur »

discours ou le corps qui le porte se donne « à la mesure du monde qu’il est censé faire surgir ».
Dominique Maingueneau, Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand
Colin, 2004, p.203 et p.212.
107

dans le dialogue de John Indien et dans le monologue de Tituba : « Si, j’étais habituée

au contact des hommes, j’aurais décelé de la peur dans ses yeux, […] » (« Moi », p. 27).

D’une part, en utilisant le modalisateur « peur » John Indien ressasse la fixité de

l’opinion sociale sur la personnalité de Tituba. D’autre part, on décèle dans le

monologue de Tituba que le modalisateur « peur » fait allusion une fois de plus au

préjugé négatif qu’attribue la société esclavagiste à cette praxis culturelle africaine

dans laquelle s’inscrit sa subjectivité. En énonçant la crainte inspirée par la personne

de Tituba, John Indien identifie Tituba, sans aucune autodéfinition préalable de celle-

ci, faisant ainsi part de tout un discours social formé préalablement autour d’elle.

Le sous-entendu autoritaire se dégage à travers tout un investissement

subjectif. On remarque les modalités d’énonciation ludique et critique fondées sur le

raisonnement logique des jugements de valeur de John Indien sur sa personne. Ils

expriment une exhortation à la transformation, « tes cheveux sont en broussaille » et

« tu pourrais être belle » (« Moi », p.27). Ceux-ci agissent au niveau de la subjectivité

individuelle et énoncent, par les figures de style, la subjectivité auctoriale. On note

qu’à la première affirmation qui personnifie le regard qu’entretient la société autour

de la personne de Tituba s’oppose l’avis compatissant de John Indien qui infère une

admonestation voilée par l’allusion à la beauté conditionnelle de Tituba. La modalité

du locuteur se dessine d’abord par la métaphore utilisée pour identifier Tituba au

moyen d’une comparaison à la nature et l’appréciation restreinte sur sa beauté à l’aide

du modalisateur « pouvoir » au mode conditionnel, ensuite par l’acte illocutoire de la

sommation indirecte à la métamorphose. L’implicite du caractère autoritaire est

traduit, non seulement, par le ton de la critique directe, mais est illustré aussi par la

dynamique relationnelle qui s’installe au cours de l’interaction. Malgré l’opinion


108

sociale portée sur l’identité de Tituba, John Indien se montre résolu contrairement à

Tituba qui est déconcertée à sa vue. On observe la hiérarchie s’établissant dans le

dialogue par le contraste entre l’attitude hardie de John Indien qui s’approche d’elle

et l’immobilité de Tituba, ainsi que par les pronoms la désignant. Cette attitude

contraste avec une quasi-absence de parole de Tituba. Au niveau de la narration ceci

provoque un double impact: du point de vue de la valeur perlocutoire et de celui de la

progression de la diégèse. Alors que son incidence sur la subjectivité de Tituba est

marquée par l’assimilation, en tant que transition dans la progression de l’histoire,

cette interaction se formule comme point tournant dans sa temporalité car elle

détermine l’entrée de Tituba dans la vie active d’esclave.

B. Métamorphose ou assimilation?

Le changement de perspective est montré par le pathos qui se dégage sous la

forme émotionnelle qu’expriment les modalités érotiques et sentimentales de Tituba.

Il est suivi de la mise en scène d’une personnalité différente. Tituba montre un « moi »

qui cesse, partiellement, d’être individualisé et s’assimile à l’autre. Cette assimilation

s’opère dans la monstration de l’effet que le regard de John Indien porte sur Tituba :

elle s’assimile à l’intention sous-tendant la critique qui lui est relayée. Par un jeu de

reflet de miroir, elle se voit différemment à travers le regard de John Indien et procède

à une métamorphose physique dans le but de lui plaire. Elle décide de quitter

volontairement le cadre restreint de sa liberté pour entrer dans la vie active d’esclave.

En effet, de l’interaction qui s’établit à sa rencontre avec John Indien se projette

un autre reflet d’elle dont elle n’a jusque-là aucune conscience. On voit se développer

chez Tituba une conscience de soi qui se développe encore une fois par le reflet de son
109

image dans le regard de l’autre. Cependant, cette fois elle n’essaye pas de faire accepter

son image à l’autre. Au contraire elle procède à une transformation personnelle pour

l’autre. Malgré les remarques émises sur un ton mi- moqueur, mi- affectif mais

néanmoins négatives sur son physique, l’énoncé de John Indien se pose de manière

déductive et inductive. Il se présente à la fois comme un conseil qui lui propose de

changer et de se faire accepter selon les normes de la société esclavagiste. Tituba se

pense par rapport à John Indien : « Étais-je belle? Étais-je laide? Je l’ignorais. Que

m’avait-il dit? » (« Moi », p.3) Puis, elle entreprend de se transformer et afin de plaire

à son interlocuteur. « Qu’avait-il dit encore? “Tes cheveux sont embroussaillés”. Le

lendemain à mon réveil, je me rendis vers la rivière Ormonde et je coupai tant bien

que mal ma tignasse » (« Moi », p.31). En tant que leitmotiv de séduction, l’impact des

paroles de John Indien sur la conscience de Tituba, s’exprimant dans un monologue,

donne suite à une expérience érotique individuelle qui passe au travers d’une prise de

conscience corporelle.

La pensée évoquant à la fois la sexualité ludique et le rapport que l’esprit

construit entre le plaisir ressenti et le viol de sa mère, bien qu’ayant été attaqués par

des critiques littéraires et féministes 76, se lit ici comme un jeu auctorial de mise à

distance par rapport à la subjectivité collective. Dans un premier temps, la sexualité

est liée non seulement à la mémoire douloureuse de sa mère, mais aussi à la réalité

que partage le collectif des esclaves noires. Aussi, nous interprétons l’incongruité de

l’imagination d’un plaisir ressenti au cours du fameux viol plutôt comme une

76 Cf. L’opinion d’Elizabeth Wilson est que Condé « traite des questions extrêmement sérieuses avec
une désinvolture ironique qui est par moment moqueuse, par moment ambivalente et même par
moment elle les rejette carrément. Certains éléments sont profondément perturbants, comme par
exemple la scène exagérée et grotesque du viol ». Elizabeth Wilson, op.cit., p.107.
110

transcendance personnelle. Elle se lit comme le signe de guérison de la douleur du

passé et la sortie de l’état traumatique dans lequel l’avaient mis l’expérience

déshumanisante du désir colonial et la répression qui s’en est suivie. Dès lors,

expérimenter la sexualité au présent, en exaltant le passé, implique la sublimation du

malaise identitaire. Malaise déclenché par le rappel du lien filial inséparable de

l’expérience de la violence du désir colonial. Deuxièmement, l’auteur prend de la

distance face au collectif en associant l’individualité au plaisir sexuel, ce qui revient à

aborder des sujets à priori tabous dans les récits d’esclaves caractérisés par la censure

de l’exaltation d’une vie intérieure. Pour rétablir cette intériorité niée, conformément

au projet de l’auteur, la narration octroie à l’esclave une intimité accentuée par la

complexité de l’allusion au désir. Une complexité mise en relief par la rêverie de

Tituba. Ses pensées volent à la fois vers les personnes de sa mère et de John Indien.

Elles allient simultanément le phantasme du présent et la divagation dans le passé en

convoquant, par la pensée, l’acte de viol dans celui, en cours, de la masturbation. Dès

lors, la mise à distance par l’auteur s’opère par la démarcation entre l’expression d’une

individualité et d’une libération 77 qu’exprime Tituba et la norme collective d’une

pudeur face à l’expression de la sexualité dans les récits d’esclaves. De la sorte, cette

songerie met en exergue, d’une part, l’impact de l’intersubjectivité sur l’identité par la

volonté de transformation individuelle, d’autre part, la figuration du caractère

indissociable du lien entre l’individu et le collectif. Ceci est rendu possible

simultanément par cette assimilation au regard de l’autre et par la prégnance du

77 Nous corroborons le propos d’Elizabeth Wilson selon lequel l’auteure « se moque du point de vue
en vogue sur la femme de couleur comme libérée des contraintes sexuelles ou morales », op.cit.,
p.109. Voir aussi Doris Kadish pour qui « la sexualité [est] un des seuls domaines, selon Condé, où
la liberté ait été offerte à l’esclave », op.cit., p.241.
111

souvenir indélébile et récalcitrant du désir colonial ; la sexualité de l’esclave noire

étant sans trêve associée à sa domination et à la déshumanisation du corps (social)

noir.

De plus, sous un autre angle analytique, le lien entre le corps féminin et la

déshumanisation du corps noir est subverti par une économie des symboles que

traduit une écriture qui s’avère féminine. Le corps de la femme qui est souvent bafoué

est aussi le corps de la mère qui symbolise la plénitude et la jouissance. L’expérience

de la jouissance de Tituba interpelle la corporéité de la mère et le mouvement vers la

possibilité d’une jouissance advient par la rêverie. En invoquant le corps d’Abena

comme symbole mélioratif de plaisir, Condé récupère le corps violenté. Dès lors,

Tituba s’autorise à surpasser le carcan de la limitation que représente la violence pour

entrer dans le domaine « des possibles78 ». L’écriture de la transcendance devient celle

du refus des limitations aussi bien que celle de l’inscription d’autres symboles que

représente le corps de la mère; soit, une source de force, d’aide à s’assumer et à se

surpasser comme le signifie la résistance d’Abena face au viol.

Cette première expérience charnelle se pose en symbole précurseur de son

entrée dans la vie d’adulte et d’esclave. En effet, plus loin, la narration peint

l’intersubjectivité en montrant le jeu d’un miroitement des sentiments. Poussée par

des sentiments à l’endroit de John Indien, Tituba met fin à la liberté de sa vie de

recluse et choisit de retourner vivre parmi les esclaves pour pouvoir vivre et convoler

avec John Indien. Dès lors, l’intersubjectivité se présente comme le lien relationnel

nécessaire entre le monde et soi-même. Ceci s’explique notamment sous l’angle de

78 Angela Davis « avant-propos », dans I, Tituba, Black Witch of Salem, trad. du français par Richard
Philcox, avant-propos d’Angela Y. Davis, postface d’Ann Armstrong Scarboro, New York, Ballantine
Books, 1994, 1992.
112

l’approche interactionniste qui maintient que « l’interaction sociale est le lieu où

s’exerce la capacité des locuteurs à se transformer, à transformer autrui et à

transformer le monde 79 ». En fonction du rapport que nous avons établi entre la

subjectivité et le sens social au moyen de la performativité des énoncés régissant les

dynamiques de l’intersubjectivité, l’évolution de la subjectivité de Tituba montre par

un rapport dialogique80 que bien que la société se compose d’individus distincts, de

par leur diversité, ceux-ci s’influencent mutuellement.

C. L’intersubjectivité et la subjectivité universelle : le sens de

l’Histoire

L’analyse de l’intersubjectivité donne son sens à l’Histoire dans la mesure où le

déroulement des événements, dont le ton est donné par la confrontation des

subjectivités collectives, mène notamment à la double condamnation de Tituba pour

sorcellerie et rébellion. Après que Tituba et John Indien ont été vendus par Susanna

Endicott au révérend Samuel Paris, ils s’installeront d’abord à Boston, ensuite dans la

société puritaine et profondément superstitieuse du village de Salem où Tituba va

faire face à des accusations de sorcellerie. Le rappel à l’Histoire est inscrit par la reprise

dans le récit de la déposition réelle de Tituba lors du procès des sorcières de Salem et

par l’évocation du vécu opprimant de l’esclave qui provoqua de nombreuses révoltes

dans les Caraïbes. La dimension énonciative relaye l’intersubjectivité pour expliquer

ce déroulement événementiel qui détermine la prise de parole de Tituba. Celle-ci

implique la confrontation des deux subjectivités s’illustrant à plusieurs instances du

79 Dominique Maingueneau, L’énonciation littéraire I. Éléments de linguistique pour le texte


littéraire, Paris, 3e éd., Dunod, 1993, p.77.
80 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978.
113

niveau macro et micro: scission de l’interaction (polyphonie des voix), écart

permanent (parce que même lorsqu’ils font semblant ou obéissent les esclaves sont

toujours intérieurement en marge de la subjectivité universelle) entre les deux

subjectivités. On remarque à partir de l’imagerie d’une interaction interculturelle, les

représentations collectives de la subjectivité diasporique et universelle personnifiées

par John Indien et Tituba pour l’un et par les maîtres pour l’autre. Ainsi représentée,

l’intersubjectivité se déploie au cours du processus interactionnel entre ces deux

groupes 81. La scène englobante 82 de la confrontation de ces deux subjectivités est

peinte dans trois tableaux présentant le processus d’objectivation que subit Tituba et

dont nous classons les scènes génériques83 dans leur ordre chronologique menant au

dénouement de l’histoire. À chaque scène générique est associée une scénographie qui,

par le discours des interlocuteurs, montre la relation hiérarchique84 qui les distingue

socialement ainsi que les rapports de pouvoir qui s’installent entre eux, et,

corollairement, l’éthique diasporique attachée à l’expression de la subjectivité des

esclaves.

C. a. Le processus d’objectivation n’est pas toujours subjectivisation

81 Dans son analyse de La sorcière de Jules Michelet et de Moi, Tituba, sorcière… de Maryse Condé,
Nora Cottille-Foley intercepte aussi cet aspect chez Michelet et suggère que « Le romanesque doit
permettre de capturer l’inconscient collectif qui a rendu la sorcellerie à la fois désirable et effrayante,
et la narration oscille donc entre la perspective psychologique des femmes réprimées par le système
féodal et celle instable, multiforme, de la population ». Nora Cottille-Foley, op.cit., p.47.
82 Par « scène englobante » nous faisons référence au type de discours tel que le définit Dominique
Maingueneau. Dictionnaire d’analyse du discours, dir., Patrick Charaudeau et Dominique
Maingueneau; avec la collaboration de Jean-Michel Adam, Paris, Seuil, 2002, p.518-517.
83 Dominique Maingueneau, op.cit., 2002, p.517-518.
84 Cf. « Les participants à l’échange communicatif construisent entre eux un certain type de relation
(de distance ou de proximité, de hiérarchie ou d’égalité, de conflit ou de connivence, qui ne cesse
d’évoluer au cours du déroulement de l’interaction) ». Catherine Kerbrat-Orecchionni, Les actes de
langage dans le discours : théorie et fonctionnement, Paris, Nathan, 2001, p.68.
114

La première lecture de l’intersubjectivité se focalise sur la scène englobante 85

que nous identifions au début de la dépersonnalisation de Tituba. Cette première

expérience individuelle est constituée de trois scènes génériques au sein desquelles se

précise en crescendo le processus de la déshumanisation. Elles décrivent l’interaction

entre Tituba et Susanna Endicott: la présentation statuante, la causerie ostracisante

et l’interrogatoire menaçant. En effet, dès son arrivée sur la plantation, Tituba est

présentée par John Indien à sa maîtresse, Susanna Endicott, qui l’accueille en lui

donnant sa première leçon d’assujettissement et par un processus d’aliénation. Elle

exprime sa répugnance face au nom de Tituba en ces mots : « D’où sort ce nom-là? »,

puis lui demande de baisser les yeux lorsqu’elle lui parle et s’assure que celle-ci soit

chrétienne avant qu’elle ne vive avec John Indien (« Moi », p.39). Non seulement

l’expression de répugnance face au nom, au regard et au paganisme de Tituba traduit-

elle le déni de l’auto-identification de l’esclave, mais elle exprime une réitération de

l’inégalité des statuts sociaux qui définit leur relation. Plus loin, pendant que Tituba

nettoie la maison et que Susanna Endicott et ses amies parlent d’elle sans se soucier

de sa présence, on lit chez la narratrice la réception de cet acte de dépersonnalisation

que Jeanne Snitgen a analysé comme une « double objectivation 86 » : « On aurait dit

que je n’étais pas là, debout, au seuil de la pièce. Elles parlaient de moi, mais en même

temps, elles m’ignoraient. Elles me rayaient de la carte des humains. J’étais un non-

85 Dominique Maingueneau, op.cit., 2002, p. 517-518.


86 « The process by which people are dehumanized, made ghostlike (read: satanical), given the status
of Other… The actual being is then denied speech : denied self definition, self-realization [and]
(ajouté par l’auteur) … selfhood… A group of human beings-a people- are denied their history, their
language, their music. Their cultural values are ignored ». Michelle Cliff, Object into Subject: Some
Thoughts on the Work of Black Women Artists, Heresies 15, 1982, “I refer to Cliff’s theory in spite
of its problematic use of terms” Jeanne Snitgen Garane, « History, Identity and the Constitution of
the Female Subject » dans Carole Boyce Davies, dir., Black women Writing’s. Crossing the
Boundaries, Matatu, Heft 6, 3, Jahrgang, 1989, p.64.
115

être. Un invisible. Plus invisible que les invisibles […] Tituba n’avait plus de réalité que

celle que voulaient bien lui concéder ces femmes » (« Moi », p.44). Plusieurs jours

plus tard, alors que Tituba a du mal à ou refuse de réciter sa leçon quotidienne de

catéchisme, Susanna Endicott la soumet à un interrogatoire menaçant en lui rappelant

sa filiation avec « Abena qui avait tué un planteur », puis avec Man Yaya « sorcière de

son état », et en lui demandant si John Indien est au courant de cette filiation (« Moi »,

p.47-48).

Les paroles des interlocuteurs nous sont rapportées au discours direct et, de

cette façon, la distanciation prise et « la dissociation entre les deux situations

d’énonciation87 » fonctionnent par une monstration de leur ethos88 discursif respectif.

Dans ces paroles se lit la détermination de la position sociale des locutrices comme

régulatrices de hiérarchie entre les deux subjectivités collectives. L’écart entre les deux

subjectivités collectives se construit par une scission de l’énonciation et par l’insertion

d’un dialogisme entre différents discours. On lit la perception de la confrontation des

subjectivités et une polyphonie à travers la différence dans la représentation des

croyances qu’affiche chaque locuteur au cours des processus communicationnels.

L’ethos discursif qui laisse voir la position sociale entre les deux subjectivités

s’exhibe dès la première interaction, la présentation de Tituba à Susanna Endicott par

John Indien. Leurs rapports sont régis au cours de celle-ci, mettant en scène la

« profonde dépersonnalisation89 » de l’esclave. Les premiers signes identifiés comme

87 Dominique Maingueneau, Eléments de Linguistique pour le texte littéraire, Paris, Dunod, 1993, éd.
revue et augmentée avec exercices et corrigés, p.95.
88 Ici prévaut le sens courant d’ethos comme les croyances et valeurs fondamentales d’un groupe
culturel à la base de ses idées et ses habitudes. C’est alors par le discours et dans le rapport
interpersonnel qu’il s’affiche.
89 Sherene Razack reprend ce terme à la suite de Fanon : « the profound depersonalization that marks
the colonial encounter compels us to pay attention to how relations among unequals are powerfully
116

les modalités appréciatives 90 qui décrivent sa dépersonnalisation sont perçus par

Tituba à travers le regard, le ton de la voix et l’expression corporelle de Susanna

Endicott : elle lit d’abord de la « répulsion » dans ses yeux qui la regardent « comme

un objet dégoûtant », ensuite Susanna Endicott lui parle « froidement », puis son teint

vire au « pourpre » lorsque Tituba lui répond (« Moi », p. 39). D’un autre côté, non

seulement, les paroles de Susanna Endicott complètent l’image de l’ethos autoritaire

et condescendant, mais on lit aussi, à partir du compromis qu’elle doit faire, l’impact

que suscitent ces paroles sur la sensibilité de Tituba : « J’obéis pour l’amour de John

Indien » (« Moi », p.39.). Enfin, la situation d’énonciation se caractérise aussi par le

contraste référentiel illustrant à la fois les différences de classes sociales et la

dépersonnalisation. On le remarque entre le déictique tu utilisé par Susanna Endicott

pour s’adresser à Tituba, contrairement à celle-ci qui l’appelle « maîtresse » et par les

deux énoncés suivant : « Tituba ? D’où sort ce nom-là ? » et « Baisse les yeux quand

tu me parles » (« Moi », p.39).

Pour ce qui est de la deuxième scène générique, Susanna Endicott et ses amies

parlent de Tituba en oblitérant sa présence tout en lui adressant indirectement leurs

piques. Nous rejoignons Jeanne Snitgen dans son analyse de cette scène qu’elle

résume comme une « double objectivation 91 » qui s’intensifie à la troisième scène au

sein de laquelle nous ne décelons aucune valeur communicationnelle symétrique92

shaped by histories and contemporay realities of oppression. Although the encounter between a
colonizer and colonized changes in historically specific ways, and is always highly gendered, it
remains a moment when powerful narratives turn oppressed peoples into objects, to be held in
contempt, or to be saved from their fates by more civilized beings. » Sherene Razack, Looking White
People in the Eye : Gender, Race, and Culture in Courtrooms and Classrooms, Toronto, University
of Toronto Press, 1988, p.4.
90 Catherine Kerbrat-Orecchionni, L’énonciation de la subjectivité dans le langage, Paris, A. Colin,
coll. « Linguistique », 1980, 1997, p.71.
91 Jeanne Snitgen, op.cit., p.64.
92 Catherine Kerbrat-Orecchionni définit l’échange comme étant « produit par deux locuteurs, qui
117

dans les trois questions rhétoriques de Susanna Endicott. Premièrement, elles

signalent cette scission dans l’énonciation 93 qui marque l’écart entre les deux

subjectivités collectives dans la mesure où elles s’imposent en acte directeur 94 et

initiatif95, ne remettant pas en cause ni n’engageant aucun enchaînement des réponses

défensives de Tituba. C’est dans cette perspective que l’on peut pertinemment

envisager une réfutation de leur valeur d’interaction dans un contexte de domination

si nous retenons la définition de l’interaction comme le « processus communicatif »

au cours duquel se forme « un réseau d’influences mutuelles [où] parler, c’est

échanger, et c’est échanger en échangeant 96 ». D’une part, ces questions sont

rhétoriques car leur formulation anticipe certes une réponse positive, mais encore, elle

affirme préalablement une information irréfutable et une réponse qui s’insère dans sa

valeur performative de non négociabilité 97. La valeur s’évalue comme un acte de

jugement, une coercition à l’assimilation et une obligation de lui faire rappeler son

histoire selon Susanna Endicott et le pouvoir qu’elle représente. Il s’agit d’un

sont chacun responsable d’un acte au moins, tout échange doit comporter au moins deux actes ».
Catherine Kerbrat-Orecchionni, op.cit., 2001, p.61.
93 Nathalie Garric et Fréderic Calas, Introduction à la pragmatique, Hachette, Paris, coll.
« Linguistique », 2007, p.190.
94 « L’acte central de question, que l’on dira directeur, puisque c’est lui qui donne à l’ensemble de
l’intervention sa valeur pragmatique globale, et que c’est sur lui que doit s’effectuer prioritairement
l’enchaînement. » Catherine Kerbrat-Orecchionni, op.cit., 2001, p.60.
95 « D’autre part le découpage en échanges repose entièrement sur la distinction entre acte initiatif et
acte réactif. Or tout se tient dans le discours : d’un certain point de vue, on peut dire que tout énoncé
est à la fois initiatif (il a des conséquences sur la suite du discours) et réactif (il est déterminé par le
discours antérieur, ou par certains stimuli situationnels). Ainsi toute assertion appelle une réaction,
en même temps qu’elle est une réponse à une question, explicite ou implicite (décrire une assertion,
c’est d’abord trouver la question à laquelle elle répond). » Catherine Kerbrat-Orecchionni, op.cit.,
2001, p.64.
96 Catherine Kerbrat-Orecchionni, op.cit., 2001, p.2.
97 Catherine Kerbrat-Orecchionni insère la négociabilité dans le cadre des « formules performatives,
qui échappent en principe à l’ambiguïté, et à toute possibilité de remise en cause – les valeurs
exprimées performativement sont in-contestables, in-déniables, et non-négociables, alors que les
autres types de formulation autorisent une plus grande liberté interprétative ». Catherine Kerbrat-
Orecchionni, op.cit., 2001, p.48.
118

questionnement intransigeant. Il cache une intention implicite et progresse au gré de

Susanna Endicott, car elle annihile toute compréhension et/ou négociation avec les

assertions qu’émet Tituba. L’ignorance qu’affiche Susanna Endicott de

Tituba s’interprète par oblitération de tout « accusé de réception98 » aux réponses de

son interlocutrice. Comme elle ne se donne pas la peine de répondre à Tituba, son

attitude silencieuse vis-à-vis des réponses de Tituba signale le non respect de la

position de celle-ci. L’ignorance des répliques de la destinataire affichée par cette

attitude passive et insensible souligne la supériorité de Susanna Endicott et établit un

rapport d’inégalité entre elle et Tituba.

Bien qu’une anticipation de la confirmation de l’assertion qu’il recèle soit

pertinente, en tant qu’acte de mandement 99 et intervention initiative 100,

l’interrogatoire de Susanna Endicott exige tout de même une réponse dans ce contexte

de domination. Cet interrogatoire est une manifestation du dire de l’impérialisme

esclavagiste qui juge la mère de Tituba pour s’être défendue. L’esclave ne se défend

pas face au maître; il n’a aucun droit d’exercer sa praxis culturelle, ainsi son héritage

culturel africain est pris pour de la sorcellerie. Le dire impérialiste politise la mémoire

en établissant l’histoire conventionnelle par l’intimation de ce qui doit être rappelé et

oublié101. La punition qu’elle subit pour avoir exercé son art est, non seulement, la

98 Catherine Kerbrat-Orecchionni, op.cit., 2001, p.63.


99 Paul Amselek, « Philosophie du droit et théorie des actes de langage », dans Théorie des actes de
langage, éthique et droit. dir. Paul Amselek, avec la collaboration de Zénon Bankowski … [et al],
Paris, PUF, 1986, 1ere éd., p.153.
100 Catherine Kerbrat-Orecchionni, op.cit., 2001, p.60.
101 On remarque que l’idée de la politisation de la mémoire rejoint ici celle de Zérubavel pour qui « as
a society we have social rules that tell us what we should remember and what we must forget, how
far back to remember (what to put behind us and how to ‘socially partition’ the past into recorded
‘discoveries’ and forgettable prehistory), how deeply to remember, and the ways in which we should
‘narrate the past’ (that is the conventional plot structure) ». Eviatar Zérubavel, « Social Memories :
Steps to a Sociology of the Past », Qualitative Sociology, vol.19, nº 3 1996, p. 286-288;
119

perte de son bonheur avec John Indien, mais surtout, la sentence judicaire d’être

brûlée vive en public. En lui présentant ce que, pour elle et sa société, Tituba a comme

bagage criminel, Susanna Endicott se construit une image de juge par sa position du

côté du pouvoir dominant et instaure sémantiquement John Indien comme

conscience morale pour Tituba. Ce dernier, ayant assimilé sa leçon de conduite

d’esclave et connaissant mieux les rouages du système esclavagiste que Tituba,

symbolise le modèle à suivre. Son discours polyphonique donne à voir une image

culpabilisante de Tituba qui influe sur la sensibilité de la narratrice. Si la réalité de

Tituba lui est présentée sous un regard altéré, elle est contrecarrée par une modalité

assertive 102 que trahit, par ses exclamations, la force de sa subjectivité. Ses

exclamations sont investies du naturel des émotions. Elles signalent sa persuasion de

la dénaturation des faits sur les informations entretenues à son sujet. On lit dans la

mise en scène de sa singularité qu’elle énonce une explication précise sur sa mère:

cette dernière ne l’avait pas « tué » mais « Tout juste blessé ! » (« Moi », p.47).

Ensuite, elle contraste la définition péjorative de sorcière avec celle méliorative de

guérisseuse « Sorcière ! Sorcière ! Elle soignait ! Elle guérissait ! » (« Moi », p.47-48).

D’abord, la subjectivité individuelle émerge de la particularité de son point de vue 103

dont la légitimité se base sur une connaissance privilégiée de l’expérience vécue : les

agressions sexuelles subies par sa mère et l’apprentissage culturel hérité de Man Yaya.

Ensuite, l’énoncé de Tituba prend en charge la subjectivité collective à la fois par le

rappel d’une expérience du désir colonial qui est le sort commun de la femme esclave

102 Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, p.74.
103 Nous abordons ici la notion de point de vue des locuteurs d’une énonciation en nous référant aux
travaux d’Oswald Ducrot. En effet pour l’auteur si ceux-ci « ‘‘parlent’’, c’est seulement en ce sens que
l’énonciation est vue comme exprimant leur point de vue, leur position, leur attitude ». Oswald
Ducrot, Le dire et le dit, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984, p.204.
120

et celui de la praxis culturelle africaine que constituent le culte des ancêtres et la

pharmacopée. Dans ce cas, l’affectivité est déclenchée par les propos altérants et

menaçants qui émanent de l’interrogatoire de Susanna Endicott et témoignent d’une

vision du monde subjective. Cette dernière se pose comme détentrice d’une rationalité

à imposer au monde qui l’entoure. En effet, si l’attitude autoritaire de Susanna

Endicott prend en charge le point de vue de la domination du système esclavagiste et

intime à Tituba de « payer allégeance 104 » à la religion des maîtres planteurs, la

subjectivité de Tituba est construite sur l’argumentation qui contrecarre le jugement

de Susanna Endicott au sujet de sa filiation et de son identité. Il est évident que la

réappropriation du droit de l’assertion de soi, soit l’acte de se présenter soi-même et

de présenter l’histoire de sa propre filiation, suggère de fait une performativité.

Pourtant, le discours que suscite cet interrogatoire tire son sens non du choc des

cultures mais de l’imposition d’une subjectivité normative.

C. b. Choix d’éthique dans le contexte de la domination

On peut aussi entrer plus avant dans l’analyse de ce même discours du déni de

l’autodétermination et dégager, par une focalisation sur l’énoncé de la dernière

question, la force illocutoire de l’énonciation. L’insistance de Susanna Endicott sur le

lien filial de Tituba à une résistante et le discours qui condamne automatiquement

l’héritage culturel de cette dernière impliquent la contrainte de se plier sous peine de

la perte du bonheur et de la vie. On déduit la coercition sous-jacente à l’énoncé de

Susanna Endicott qui connaît a priori la réponse aux questions qu’elle pose. De la

104 Jeanne Snitgen, op.cit., p.65.


121

sorte, la valeur illocutoire s’interprète par le sens dérivé105 et l’implicature106 de cette

dernière question, qui est tout de suite interceptée et contrecarrée par Tituba

lorsqu’elle répond sincèrement de son innocence par une autre question qui reste sans

réponse : « Qu’y a-t-il à cacher là-dedans?107 » (« Moi », p.48). Ainsi, la subjectivité

universelle, manifestée par la modalité énonciative que formulent à la fois les

interrogations de Susanna Endicott et sa critique de Tituba avec ses amies, contraste

avec la sincérité des réponses de Tituba dont les exclamations expriment son éthique.

Alors que l’expression de sa subjectivité est celle d’une revendication sincère de sa

personnalité, celle de Suzana Endicott tend à objectiver Tituba. Ces deux ethos

conflictuels108 définissent les relations sociales entre les deux femmes. D’autre part, la

subjectivité de Tituba contraste avec celle de John Indien. Un contraste qui illustre la

diversité idéologique parmi les esclaves. On comprend combien cette diversité donne

ainsi lieu au caractère paradigmatique qui caractérise la gestion de leur rapport face

aux contraintes sociales de leur situation d’esclave.

En effet, la sincérité de Tituba frôle la naïveté lorsqu’elle dévoile la vérité de son

expérience. Ainsi, nous n’analysons pas le masque que porte John Indien dans le

cadre fanonien mais plutôt comme son adoption d’un essentialisme stratégique 109

qu'a conceptualisé Gayatri Spivak. Ce concept se comprend comme le choix rationnel

105 Catherine Kerbrat-Orecchionni, op.cit., p.43. « Le contexte joue souvent un rôle décisif dans le fait
que l’énoncé soit ou non chargé d’une valeur indirect, et si c’est le cas, dans la hiérarchie des valeurs
littérale et dérivée. »
106 H. Paul Grice, « Logique et conversation », Communications 30, 1979, p.57-72.
107 « Tituba’s questioning of western society’s view of witchcraft is based in a value system of another
culture. […] In the African and Caribbean context, communication with the supernatural have not
been considered threatening. » Jeanne Snitgen, op.cit., p.16.
108 Cet aspect s’énonce aussi chez certains critiques comme l’opposition de « deux visions du monde :
l’africaine et l’européenne ; l’antillaise et la nord-américaine » Elizabeth Wilson, op.cit., p.109.
109 Gayatri Spivak, « Subaltern Studies : Deconstructing Historiography » dans The Spivak Reader :
Selected Works of Gayatri Chakravorty Spivak, dir. Donna Landry et Gerald MacLean, Routledge,
New York et Londres, 1996, pp.203-235.
122

et conscient par un sujet du déploiement d’une identité essentialiste à des fins

personnelles. La stratégie est l’acte conscient de séparation de sa propre subjectivité

et de l’identité essentialiste attribuée par l’oppresseur que l’on exhibe publiquement

ou face à l’oppresseur sans menacer les intérêts de ce dernier ni les siens. Autrement

dit, comme l’indique l’exemple de John Indien, le sujet reproduit intentionnellement

des discours perpétuant des stéréotypes rattachés à son identité de sexe, de race et/ou

culturelle dans le but d’atteindre un but mais tout en se protégeant personnellement

et en évitant de déranger les normes du contexte social dominant 110. Certains

critiques 111 ont analysé l’attitude de John Indien en rapport à la théorie de

l’assimilation de certains sujets coloniaux élaborée dans Peau noire, masque blanc de

Frantz Fanon. Nous n’adhérons pas à cette lecture puisque le masque, selon Fanon,

est une intériorisation profonde de la formulation faite de soi par l’oppresseur,

impliquant une assimilation intrinsèque des normes de l’oppresseur, un rejet de sa

propre subjectivité qui génère à la fois un sentiment d’insécurité et un « moi »

fracturé. Dans ce cas, si, en se confiant à Tituba, John Indien est stratégique en

avouant « faire semblant » et ne pas croire en la religion des maîtres (« Moi », p.50),

il ne réfute pas intrinsèquement son héritage culturel. Comme il n’affiche pas cette

attitude en public, sa posture s’inscrit comme un choix stratégique de survie. C’est dire

évidemment que ce choix est pragmatique si l’on perçoit le caractère téléologique dans

la rationalité et l’instrumentalité de cette visée de John Indien qu’il explique à Tituba

en ces termes : « le devoir de l’esclave, est de survivre » (« Moi », p.50). À l’opposé de

110 Gayatri Spivak, op.cit., 1996; Spivak citée aussi dans Hadjukowski-Ahmed, Not Born a Refugee
Woman : Contesting Identities, Rethinking Practices. Special Issue of Refugee and Forced
Migration Studies, dir. Maroussia Hadjukowski-Ahmed, Nazilla Khanlou et Helene Moussa, New
York, Oxford Centre for Refugee Studies, Berghahn Books, 2008, p.23.
111 Cotille-Folley, op.cit., p.56; Nicole Simek, op.cit., 2008.
123

l’option de John Indien, Tituba opte pour un choix éthique qui garantit son

authenticité que nous alignons avec la théorie de la « revendication de la vérité » que

Jürgen Habermas a élaborée. À la différence de John Indien dont le choix stratégique

et téléologique est taillé sur les normes d’un pouvoir opprimant vis-à-vis de

l’autonomie d’une expression de sa subjectivité, le choix éthique de Tituba présuppose

la poursuite des questions existentielles de réalisation personnelle et celles morales de

justice et d’autodétermination. Corrélativement, nous appréhendons ce choix en

même temps comme la revendication sincère et l’exhibition de la connaissance

personnelle de soi et de sa réalité culturelle et comme la pratique légitime de son art

de « tradi-praticienne112 ». La portée de cette exhibition s’avère performative. Elle ne

peut être parachevée qu’au moyen d’une reconnaissance de sa particularité réalisable

au sein d’un engagement intersubjectif. Ceci est incontournable, compte tenu que la

revendication qui suit l’exhibition requiert la reconnaissance de l’autre. La pensée de

Jürgen Habermas est claire sur ce point : « Ethically, the individual appeals to the

projected universal community not for agreement about norms but for recognition of

her claim to authenticity and of herself as a unique and irreplaceable individual 113 ».

Parallèlement à la distinction établie entre la subjectivité de Tituba et celle de

John Indien dans le cadre de l’intersubjectivité, c’est aussi dans les paramètres

énonciatifs de l’approche interactionniste que l’éthique de Tituba est à analyser. Nous

112 Melchior Mbonimpa définit le tradi-praticien comme « une personne reconnue par la communauté
dans laquelle elle vit comme étant compétente pour prodiguer des soins de santé au moyen de
produits à base de plantes, de substances animales ou minérales, ou en se servant de toute méthode
sociale ou religieuse acceptée par la population, en vue de rétablir le bien-être physique, mental et
social, menacé par les maladies et les invalidités prévalant dans cette société ». Melchior Mbonimpa,
« Religion et guérison en afrique noire » dans Sciences pastorales. La guérison intérieure,
Printemps 2005, vol. 24-1, Ottawa, Université Saint-Paul, p.60.
113 (Soulignée par l’auteur) : William Mark Hohengarten, « Translator’s Introduction » dans
Postmetaphysical Thinking : Philosophical Essays, Massachussets, MIT Press, 1988, 1993, p.xix.
124

examinons sa performativité dans le contexte d’un retournement de pouvoir et comme

élément identitaire se constituant en pouvoir de contestation. Il s’agit à la fois de

mettre en avant le rôle que la performativité de cette éthique joue et son rapport à la

dissymétrie de pouvoir suscitée par l’idéologie esclavagiste; rapport qui créé une

dynamique ambivalente. En effet ensemble, ils semblent bien représenter cette

relation verticale amenée par les actes de langages que clarifie Kerbrat-Orecchionni

comme cette « relation qui ne cesse d’évoluer au cours du déroulement de

l’interaction 114 ». Étant donné qu’elle évolue en tant qu’esclave dans un espace

dominant doté de la capacité structurelle et institutionnelle de coercition, de par les

normes du pouvoir esclavagiste, le libre exercice de son art de thérapeute et de sa

praxis culturelle lui est prohibé. Malgré cet obstacle, son éthique étant de faire le bien,

elle l’exerce à deux niveaux en contrant cette catégorie normative : elle administre à

maintes reprises ses pharmacopées aux siens et à ses oppresseurs et elle se refuse à

rendre le mal à ceux qui l’oppriment.

Il va de soi que dans cette subjugation et cette subjection à la domination,

Tituba exerce quand même cette pratique culturelle interdite appelée sorcellerie.

Simultanément, les tenants du pouvoir, fermant l’œil sur les interdictions, reçoivent

et profitent des bienfaits qu’elle leur procure. De la sorte, c’est au-delà de cette

dimension matérielle que figure la structure institutionnelle esclavagiste que son art

renverse la dissymétrie qui régit les rapports de force entre l’esclave tradi-praticienne

et les maîtres esclavagistes. Il en résulte que s’il y a lieu d’attribuer un certain pouvoir

à Tituba, celui-ci est très restreint et limité. D’une part avec son art, Tituba ne possède

114 Catherine Kerbrat-Orecchionni, op.cit., 2001, p.68.


125

pas la capacité de faire renforcer son pouvoir de manière institutionnelle sur une

étendue communautaire ou une masse de population. D’autre part son idéologie ne

poursuit pas d’objectif négatif. Contrairement au pouvoir impérialiste, il n’est pas

substantiel étant donné qu’il n’est pas officiel. Dans cette optique, l’art de Tituba

s’impose en pouvoir par sa maîtrise du domaine non matériel du monde invisible et

celui de la médecine traditionnelle que lui reconnaît verbalement et informellement le

pouvoir dominant. On rencontre plusieurs exemples d’actes de paroles qui en

s’énonçant reflètent cette reconnaissance et rendent implicite la subversion des

rapports de force préalables. Ils suggèrent soit la concession de sa position supérieure

dans une situation donnée, soit la reconnaissance de sa valeur humaine qui lui est

niée : Tituba use une fois de ce pouvoir spirituel et frappe Susanna Endicott d’une

maladie inconvenante qui lui fait prononcer ses dernières paroles : « Tituba je sais que

c’est toi qui […] m’a mise en l’état où je suis. Tu es habile […]. Je voudrais te dire que

tu triomphes aujourd’hui. Soit ! Seulement, vois-tu, demain m’appartient et je me

vengerai, ah ! Je me vengerai de toi ! » (« Moi », p.58). Après qu’elle ait eu « recours

à son talent » pour ranimer la femme de son nouveau maître, Samuel Paris, Elizabeth

Paris la remercie de lui avoir « sauvé la vie » (« Moi », p. 75-76). Lorsqu’elles sont

anxieuses, les filles des maîtres dont elle prend soin à Salem se réjouissent de sa

présence en se répétant : « Tituba sait les paroles qui guérissent de tous les maux, qui

pansent toutes les blessures, qui dénouent tous les nœuds ! » (« Moi », p. 99). Le Dr

Griggs, qui entretient « d’excellentes relations » avec Tituba à Salem, a recours à son

assistance pour ses connaissances médicinales et vient lui « demander un emplâtre

pour une mauvaise plaie que son fils s’était faite à la cheville » (« Moi », p. 127). Des

femmes de Salem, Sara Huntchinson et Rebecca Nurse (dont les maux de la fille
126

avaient été soulagés plus d’une fois), viennent respectivement lui demander de

« punir » (« Moi », p.110) et de faire périr celui qui leur « a fait du tort » en lui donnant

la « petite vérole » (« Moi », p.136). Benjamin Cohen d’Azedevo, le marchand juif qui

l’achète de la prison de Salem, refuse de lui rendre sa liberté même après être devenu

son amant parce qu’il a besoin de ses pouvoirs surnaturels qui l’aident à communiquer

avec sa défunte femme (« Moi », p. 199). Sa liberté finalement achetée et son voyage

de retour payé, le capitaine du Bless the Lord qui la ramène à la Barbade lui commande

de faire appel à ses talents pour la protection de la traversée : « Négresse, quand tu

t’adresses à moi, dis “maître” et baisse les yeux […]. Oui je te transporterai à la

Barbade, mais au prix de ma bonté, tu veilleras à la santé de mon équipage et tu

empêcheras les grains ! » (« Moi », p. 210).

Les actes de paroles notés remodèlent souvent la nature des relations mais ne

déstabilisent, en aucun cas, le contexte institutionnel. Le changement de cette nature

n’entraîne ni une égalité, ni une inversion dans le rapport de places qui constitue

l’ordre hiérarchique existant, car « [le] contexte institutionnel détermine dans une

large mesure quels sont les actes permis ou interdits à tel ou tel interactant 115 ». De la

sorte, la valeur subversive des actes de langages est le privilège du groupe dominant

vu que le changement mélioratif d’un renversement de situation n’advient pas de la

position inférieure de l’esclave dont la parole ne détient pas de valeur perlocutoire. Il

reste donc que, n’ayant aucun impact politique ou existentiel, ce retournement de

pouvoir ne s’avère que symbolique de par sa limitation au niveau du langage et son

impact strictement moral.

115 Catherine Kerbrat-Orecchioni, op.cit., p.70.


127

Si c’est dans ce cadre restreint ontologique que nous avons établi un

rapprochement entre l’effet subversif des actes de langages et l’exercice exclusif de

l’administration du bien, c’est surtout comme cette objection aux conditions et à

l’idéologie esclavagiste qui n’est pas favorable à sa dignité et de celle des siens que se

traduit l’éthique de Tituba. Legs de ses morts, cette éthique se résume par la

prohibition d’user de ses pouvoirs dans le but de faire le mal au risque de

devenir « comme eux » (« Moi », p.109). Par sa nature fondamentalement

ontologique, soit sa valeur d’intégrité 116 pour soi et d’identification en fonction de

l’autre, cette éthique se pose, ainsi, comme pouvoir de contestation. Contrairement à

l’idéologie du système esclavagiste qui s’impose par la domination et l’oppression d’un

groupe en particulier, l’éthique de Tituba se présente comme une arme d’élévation du

bien-être humain. Prenant la forme d’un outil de redressement social, elle concorde

avec les effets de la subversion. Bien que ceux-ci agissent au niveau intersubjectif

comme une reconnaissance, si implicite qu’elle soit, de la particularité et de l’humanité

de Tituba, l’impact se situe dans leur dimension rectificative de l’image négative

attribuée non seulement à l’identité de Tituba mais aussi, au niveau plus collectif, à

l’ensemble des esclaves et de l’image de la sorcière. Éviter de se venger en usant de ses

pouvoirs de manière négative équivaut à se soustraire à la loi du talion. On remarque

cependant que ce n’est que d’outre-tombe que l’on peut lire la vengeance de Tituba.

L’éthique de Tituba contribue, certes, à une transformation partielle et

116 Cette personnalité qui caractérise Tituba, et que nous interprétons comme l’intégrité liée à son
éthique, a été aussi analysée par R. Howard Bloch comme « son sens élémentaire de la décence dans
un monde déshumanisé » R. Howard Bloch dans « Les dialectes de la diaspora : Le créole et le
yiddish : « Traverser la mangrove» dans le Upper West Side » dans Maryse Condé. Une Nomade
inconvenante. Mélanges offerts à Maryse Condé, sous la dir. de Madeleine Cottenet-Hage et Lydie
Moudileno, Paris, Ibis Rouge Éditions, 2002, p.177.
128

temporaire en bien-être au sein des relations hiérarchiques et dans la perception du

groupe dominant à l’endroit de ses pouvoirs de tradi-praticienne. En outre, cette

contestation identitaire qui se veut exemplaire, a peu de poids au niveau collectif et

dans la société plus large. Comme l’exemple de la pendaison l’illustre, elle n’établit pas

de justice ni n’instaure aucune réparation face aux méfaits du système de domination

et d’impunité. Elle n’entraîne pas non plus une situation existentielle d’égalité, de

respect et de dignité. Au contraire, malgré l’expérience vécue du bienfait des pouvoirs

de Tituba, l’idéologie du pouvoir institutionnel influence les consciences individuelles

qui continuent de nier son humanité. À Salem, chaque individu ayant bénéficié des

pouvoirs de guérison de Tituba s’est révélé plus tard, soit son accusateur, soit en faveur

de son inculpation pour crime de « sorcellerie ».

Aussi est-il important d’examiner, parmi ceux-ci, l’acte de trahison de John

Indien. La réitération du clivage entre la subjectivité de Tituba et celle de John Indien

est critique quant à l’intérêt donné à la subjectivité collective par rapport au

comportement de John Indien. Certes, les aléas des conditions historiques de

l’oppression esclavagiste ont donné lieu à des effets néfastes pour la subjectivité

Africaine, telles que des formes de subjectivités éclatées. Néanmoins, on remarque, à

travers ces conséquences de l’Histoire, des subjectivités d’agent qu’incarne Tituba.

Cette subjectivation s’oppose à la subjectivité éclatée de John Indien, qui fluctue selon

les intérêts du moment et l’opinion dominante et dont la devise personnelle est de

« survivre » coûte que coûte.

Si, au niveau de la structure, les croyances religieuses chrétiennes imposées aux

esclaves professent le libre arbitre et si l’on accepte avec Habermas que « Les

conceptions morales des temps modernes sont taillées à la mesure d’une


129

reconnaissance de la liberté subjective des individus 117 », il est évident que les

pratiques du pouvoir esclavagiste accordent très peu de liberté subjective aux esclaves.

Toutefois, lorsque l’on passe au niveau ontologique, et que l’on admet que ces

conceptions « se fondent, d’une part sur le droit de l’individu à discerner la validité

des actions attendues de lui, et, d’autre part, sur l’exigence que chacun poursuive les

fins de son bien-être particulier en accord avec le bien-être de tous les autres 118 », nos

exemples de subjectivité d’agent et de subjectivation avancés ci-dessus s’alignent avec

l’aspect intersubjectif dans la mesure où la revendication de l’existence du moi

nécessite sa reconnaissance par l’autre : ce moi qui demande d’être reconnu par

l’autre, existe avec et par les autres. Inversement, la subjectivité de John Indien

s’exprime au prix de sacrifier les intérêts des siens. Au moment où tout le village de

Salem accuse Tituba et d’autres femmes de sorcellerie, lui explique qu’il va se protéger

et défendre ses intérêts qui priment sur le bien-être des siens : « Je sais hurler avec les

loups ! » (« Moi », p. 171). En refusant de prendre la défense de Tituba et de résister

aux attaques faites à son égard, John Indien est un exemple flagrant d’une subjectivité

éclatée. Le processus de développement d’une telle subjectivité est déterminé

notamment, par l’habitude d’afficher constamment sa stratégie de survie aux dépens

de son authenticité. Car « c’est en forgeant qu’on devient forgeron ». Au fur et à

mesure qu’il « fait semblant » ou qu’il joue un rôle pour « survivre », la difficulté

s’impose de se fixer une limite entre l’art de survivre et l’acte de trahir l’humanité de

ses proches et celle du groupe. Ainsi, oscillant entre la dimension de ses intérêts et

l’importance du pouvoir dominant, le « moi » de John Indien se montre

117 Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité. Douze conférences, 1985, trad. de
l’allemand par Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988, p.21.
118 Jürgen Habermas, op.cit., p.21.
130

paradigmatique.

Le contraste entre les subjectivités s’accentue dans le dénouement du récit. La

subjectivation de Tituba prend de l’ampleur au cours de ses rapports avec les siens. En

effet, on voit encore son éthique à l’œuvre lorsque de retour à la Barbade elle précise

à des esclaves marrons qui l’accueillent : « Je tiens quelques pouvoirs de la femme qui

m’a élevée, une Nago. Mais ils ne me servent qu’à faire le bien… » Mais les marrons

ayant en tête d’utiliser ses pouvoirs pour les intérêts du groupe ne l’entendent pas de

la même manière : « Les Marrons m’interrompirent en chœur : Faire le bien ? Même

à tes ennemis… ? » (« Moi », p. 223-224). Si l’expression de cette subjectivation

provient de la dimension ontologique de son éthique, on remarque une autre

expression de celle-ci émergeant d’un sentiment de devoir envers le groupe.

L’évolution de la dimension ontologique individuelle vers l’adoption des intérêts du

groupe donne lieu en fin de compte à des desseins politiques. Son jeune amant

Iphigène fait partie d’un groupe d’esclaves qui organisent ce qui a été étudié comme

l’une des plus grandes rébellions d’esclaves119 avortées. Tituba y prend part en utilisant

ses pouvoirs pour soutenir la résistance collective. Ils sont trahis par un esclave et

Tituba sera pendue pour avoir instigué une rébellion.

De ce point de vue est soulignée la démarcation des subjectivités. D’abord, la

revendication de Tituba concorde avec le principe fondamental au centre du discours

de la modernité à savoir, la subjectivité dont Hegel interprète les

caractéristiques comme étant la « liberté » et la « réflexion » 120. Ensuite, cette

119 Cf. Édouard Glissant, Le discours antillais, Paris, Éditions du Seuil, 1981 ; Nick Nesbitt, Voicing
Memory: History and Subjectivity in French Caribbean Literature, Charlottesville, University of
Virginia press, 2003.
120 Jürgen Habermas, op.cit., p.18-26.
131

revendication touche particulièrement à la sensibilité dans les actes au cœur de

l’échange intersubjectif. Fidèle à son éthique, Tituba s’est dressé une ligne de conduite

qui représente sa complétude. Elle a visé la pratique sincère de sa particularité tout en

exhibant une forme alternative d’identité qui concourt non seulement au bien-être des

siens, mais surtout121 à celui de l’humanité. De fait, étant donné que la combinaison

des croyances religieuses et de la structure sociale dominantes a le dessus sur toute

capacité de l’esclave de renverser le pouvoir institutionnel, l’éthique se perçoit

précisément en tant que contestation de son unicité. Elle est, par-dessus tout, la

monstration d’une catégorie de représentation identitaire alternative avant d’être

saisie en termes de résistance.

121 Nous insistons sur le bienfait majoritaire dans l’éthique de Tituba en prenant en compte de la
perspective de Pascale de Souza pour qui « Ces connaissances permettent tant de provoquer la mort
que de préserver la vie ». Cependant, pour une analyse de la subjectivité de l’opprimé nous
maintenons que les deux cas, son avortement et l’empoisonnement de Susanna Endicott,
représentent des formes de résistance et de survie. Cf. Pascale de Souza, « La guiablesse à la
lanterne », op.cit., p.89.
132

Conclusion partielle

Nous avons établi dans cette analyse que l’énonciation de la subjectivité chez

Tituba naît de l’expression de son identité de femme, d’esclave noire et de l’exercice

d’une praxis culturelle. Dire je dans ce récit d’intériorité signifie d’abord la prise de la

parole et une énonciation qui relaie la prise de position du personnage au sein de la

société décrite dans le texte et celle auctoriale122 par rapport à l’idéologie dominante

et à la grande Histoire qui ont réprimé des voix particulières et de laquelle ont été

supprimées des expériences uniques. De fait, l’intention de vocaliser ces points de vue

oblitérés est motivée par l’ancrage d’une identité collective dans cette expérience

particulière de la répression. Cette dernière est dénotée dans la narration par de

multiples formes de silences : celui d’Abena par la réfraction de son affection

maternelle, celui de Yao qui figure le mutisme, celui de Tituba traumatisée qui se replie

loin de la vie en groupe et la fragmentation de John Indien qui n’est pas capable de

faire face à la domination. La sphère sociale s’incarne par l’investissement subjectif

dans un échange interpersonnel que nous avons examiné à partir de la position de

Tituba face au collectif d’esclaves et aux maîtres. Pour ce faire, la structure et les

différentes positions sociales se sont profilées dans l’échange et les relations

entretenues entre locuteurs. Ceci a permis de souligner la complexité d’une

subjectivité collective et de mettre en avant les nuances identitaires que compose le

122 Au sujet de l’auteur et sur un autre ton, Jacques Chevrier écrit dans « Maryse Condé : une femme-
matador » : « Ce refus d’entériner les options communes de la « doxa », et d’inscrire sa trajectoire
dans la contradiction, apparait déjà comme la marque, à mes yeux essentielles, du caractère et du
tempérament de Maryse Condé. Femme déterminée, « femme matador » peut-être, comme on dit
en Martinique et en Guadeloupe, l’auteur de Moi, Tituba, sorcière… a toujours affiché une grande
liberté d’esprit vis-à-vis des courants de pensée et des manières d’être auxquels est plus enclin que
d’autres le petit monde parisien des « Négropolitains ». » Jacques Chevrier, « Maryse Condé : une
femme-matador » dans Maryse Condé. Une Nomade inconvenante, op.cit., p.21.
133

collectif d’esclaves. La représentation de cette diversité fait aussi office de témoignage

du passé. L’acte d’écriture réalise ainsi deux objectifs. Au niveau de l’individu, il

octroie non seulement la parole au sujet esclave lui donnant ainsi une humanité en le

laissant témoigner de son expérience propre et unique mais aussi une voix, une

expérience et un destin123 spécifiquement gynocentrique. Sur le plan collectif, cet acte

s’inscrit dans la réappropriation de la subjectivité propre à l’esclave par rapport au

discours dominant, comme la figuration du deuil et l’exposition de la « crypte

collective124 ». Corrélativement, par la réappropriation de l’histoire du collectif, créer

(l’acte de création) équivaut à faire mémoire tout aussi bien que faire la sépulture.

L’intention de créer, à partir et en témoignant d’une subjectivité unique et collective,

devient un devoir éthique dans la mesure où il rend justice et permet la catharsis

collective et auctoriale.

123 Nous faisons référence ici d’une part à l’Epilogue dans l’ouvrage où Condé donne un futur à Tituba
par le mythe et à l’héroïne spirituelle qu’elle représente pour la subjectivité collective comme le
souligne Kwame Anthony Appiah : « Tituba is also given an after life, a life as a powerful spirit
inhabiting an eternal invisible spiritual world. » Kwame Anthony Appiah, « Introducing Maryse
Condé », dans Feasting on Words. Maryse Condé, Cannibalism, and the Caribbean Text, op.cit.,
p.33. D’autre part à la réhabilitation de la femme noire et comme le souligne Pascale de Souza « la
sorcellerie féminine ». Pascale de Souza, « La Guiablesse à la lanterne », dans Maryse Condé une
Nomade inconvenante, op.cit., p.87-91 ; voir aussi Lisa Bernstein, Demythifying the Witch’s
Identity As Social Critique in Maryse Condé’s I, Tituba, Black Witch of Salem citée par Jennifer R.
Thomas, « Talking the Cross-talk of Histories in Maryse Condé’s I, Tituba, Black Witch of
Salem » dans Emerging Perspectives on Maryse Condé. A Writer of Her Own, sous la dir. Sara
Barbour et Gerise Herndon, Trenton, NJ, Africa world Press, 2006, p.87-104.
124 À cet effet Ngugi wa Thiongo explique à la suite de Gabrielle Schwab l’importance du deuil : « The
denial of loss and, hence, the lack of mourning can occur at the group level; kept in a collective crypt,
the trauma can be passed on transgenerationally as the “unfinished business of a previous
generation to haunt the future.” » Ngugi wa Thiongo, op.cit., p.58.
PARTIE III. Économie de l’affectivité et moments épiphaniques : pour

une lecture de la désaffiliation dans En attendant la montée des eaux de

Maryse Condé

« At times home is nowhere. At times one


knows only extreme estrangement and
alienation. Then home is no longer just one
place. It is locations. Home is that place
which enables and promotes varied and ever
changing perspectives, a place where one
discovers new ways seeing reality, frontiers
of difference. One confronts and accepts
dispersal, fragmentation as part of the
construction of a new world order that
reveals more fully where we are, who we can
become, an order that does not demand
forgetting. » (bell hooks. Feminist Theory.
From Margin to Center, Boston, Mass.,
South End Press, 1984, p.9.)

« So, discourses of home and exile are


central to any understanding of the politics
of location. But it is the way both home and
exile are constructed as flat, monolithic
categories that demands the multiple
articulations of class, gender, sexuality and
other categories and identities. » (Carole
Boyce Davies. Black Women, Writing and
Identity. Migrations of the Subject, Londres,
Routledge, 1994, p.20.)

« Diaspora is simultaneously a state of being


and a process of becoming, a kind of voyage
that encompasses the possibility of never
arriving or returning, a navigation of
multiple belongings, of networks of
affiliations. » (Paul Tiyambe Zeleza.
“Diaspora Dialogues”, dans The New
African Diaspora, dir. Okpewo, Isidore et
Nkiru Nzegwu, Bloomington, Indiana
University Press, 2009, p.32.)

134
135

Dans son ouvrage Black Women, Writing and Identity: Migrations of the

Subject, Carole Boyce Davies a élaboré la notion théorique de critical relationality1.

Pour cette élaboration Boyce Davies s’appuie substantiellement sur celle

des « Elements of Vogue2 », soit voguer, qu’elle emprunte à Becquer et Gatti. Alors

que voguer est conceptualisé comme un discours qui, de manière complexe,

« traverse(s) sexualities, genders, races, and classes in performance 3 », la

relationalité critique infère « negotiating, articulating and interrogating

simultaneously a variety of resistant discourses relationally and depending on context,

historical and political circumstances. It is not opportunistic, in the sense of

conveniently articulated, but progressively multiply articulated in the face of a variety

of dominant discourses4 ».

La théorie de la relationalité critique avec à sa base voguer se présente comme

la source à laquelle s’alimente la réflexion de notre analyse de En attendant la montée

des eaux 5 de Maryse Condé. Elle se prête globalement à l’expérience de la

désaffiliation en tant que celle-ci exprime la subjectivité du héros dans ce roman. Nous

suggérons, pour cette désaffiliation, une évolution en deux mouvements : des

moments épiphaniques appuyés par le deuxième mouvement, soit une économie de

1 Carole Boyce Davies, Black Women, Writing and Identity : Migrations of the Subject, Londres,
Routledge, 1994, pp.53-57. Nous traduisons désormais par relationalité critique.
2 Marcos Becquer et José Gatti, « Elements of Vogue », Third Text, 16-17, Automne-hiver 1991, pp.65-
81; Cités aussi dans Carole Boyce Davies, op.cit., p.48.
3 Marcos Becquer et José Gatti, op.cit., p. 69.
4 Carole Boyce Davies, op.cit., p.47.
5 Désormais, toute référence à ce roman sera abrégée comme suit : La montée suivi de la page citée.
Maryse Condé, En attendant la montée des eaux, Paris, J.Cl. Lattès, 2010.
136

l’affectivité. Les premiers sont des instants de réalisation clés à partir desquels le sujet

prend conscience de certains aspects de sa subjectivité. Loin d’être immuable, cette

prise de conscience provoque la gestion de l’affect qui est la détermination d’un choix

qui forme l’éthique constitutive de la subjectivité du protagoniste. L’importance de ce

choix dans la représentation de la subjectivité de chaque personnage est telle que

chacun d’eux se voit en perpétuelle négociation de la tension entre son intériorité et

l’environnement dans lequel il évolue. Cette négociation infère des choix relationnels ;

ceux-ci n’étant pas moins chargés de lourdes émotions et ne se décidant pas non plus

aisément.

En effet, de l’expression de la subjectivité chez les sujets diasporiques émane

une économie de l’affectivité qui a sa source dans l’impact des structures à la base de

leur diasporisation6. Le concept d’économie suggérant ici une distribution, l’économie

de l’affectivité fait référence à une distribution différentielle de l’attention du sujet sur

différents axes affectifs. Dans leur figuration littéraire, ce qui ressort de cette économie

sont des points essentiels de la constitution de la subjectivité du sujet diasporique.

Ainsi, on verra par exemple que certains personnages romanesques accordent une

attention beaucoup plus aiguë à la nation ou à une politique ethnique alors que

d’autres seront plus attachés à des objets chargés de valeur affective. L’économie de

6 Nous nous référons spécifiquement à la définition du processus de diasporisation selon Tiyambe


Seleza : « It can be argued, then, that temporality defines diasporization as much as spatiality. In
other words, the process of diasporization has spatial and temporal dimensions: African diasporas
refer to Africans and their offspring resettled outside the continent. The historic diasporas are those
whose settlement occurred in the past, while the new diasporas are those formed from the waves of
more recent migrants. The past is of course a moving location. It might be useful to distinguish the
two in generational terms, to confine the new diasporas, broadly, to the diasporized Africans and
their first-generation offspring; subsequent generations often become absorbed into and
distinguishable from the historic diaspora formed out of much earlier waves of migration. » Paul
Tiyambe Zeleza, « Diaspora Dialogues» dans The New African Diaspora, dir. Isidore Okpewho et
Nkiru Nzegwu, Bloomington, Indiana University Press, 2009, pp.41-42.
137

l’affectivité est aussi tissée d’images mémorielles et d’un jeu de variations de rappels

culturels. Lorsqu’un souvenir a préséance sur d’autres et les efface tous, il pèse sur la

construction identitaire. Si les souvenirs les plus signifiants sont ceux qui sont

traumatiques, en revanche la variante la plus subtile est le souvenir de l’enfance lié

aux relations parentales ou familiales, suivi de ceux qui se rapportent aux relations

interpersonnelles clés, puis à la tradition culturelle et enfin au paysage. Comme on le

verra dans notre analyse du texte, le souvenir s’avère être une forme mémorielle dont

la récurrence au cours des différents processus de la gestion de l’affectivité, sert à

compléter, renforcer ou contraster les convictions subjectives ou l’idéologie des

personnages principaux. Enfin, tout comme ce déplacement au delà des frontières

nationale - constitutif de l’identité diasporique 7 - la mobilité spatiale est un symptôme

de l’économie de l’affectivité de la diaspora8. Ainsi, le choix qui découle de la gestion

de l’affectivité s’accompagne souvent d’une intensité émotionnelle, celle-ci motivant

la mobilité du sujet à travers des espaces géographiques. C’est dans ce cadre

méthodologique d’une économie de l’affectivité que notre travail examinera le sens de

l’énonciation de la subjectivité diasporique dans ce dernier roman de Maryse Condé.

En attendant la montée des eaux est un roman dont les événements racontés

sont structurés de manière épisodique 9, par un narrateur omniscient et par les

différents récits pris en charge par chacun des personnages clés. Cette distribution

7 Voir les études faites sur la diaspora et l’immigration par Stuart Hall ; Stéphane Dufoix ; Paul
Sheffer ; Paul Gilroy; et les articles d’Isidore Okpewho et Nkiru Nzegwu, dans The New African
Diaspora, Bloomington, Indiana University Press, 2009.
8 À cet effet Ato Quayson note que « Depending on how the sense of the affective economy is
articulated, it may become an instrument of mobilization and serve to define terms for the diasporic
population. » Ato Quayson, « Postcolonialism and the Diasporic Imaginary » dans Blackwell
Companion to Diaspora and Transnational Studies, sous la dir. d’Ato Quayson et Girish Daswani,
New York, Blackwell, 2013, Chapitre 8. (à paraître)
9 Par épisodique nous entendons des récits d’événements interrompus et séparés par d’autres récits
analeptiques ou rétrospectifs et racontés à partir du point de vue de différents narrateurs.
138

vocale donne ainsi des informations qui ne sont centralisées par aucun récit, mais

relayées par des voix dont les différents points de vue et l’individualité de chaque

apport informatif se complètent mutuellement. Vu que le monopole informatif n’est

détenu par aucune instance narrative, lorsque certains personnages prennent de la

distance par rapport à une situation quelconque, les autres instances narratives nous

éclairent sur cette même situation. Le savoir limité du narrateur omniscient est mis

en évidence par sa façon de s’effacer pour laisser certaines informations émerger sur

différents points de vue. Cette technique narrative apparaît souvent dans d’autres

ouvrages de Condé et aiguise la réflexion du lecteur et lui laissant le privilège

d’analyser. Face au caractère subjectif des six différents récits, le narrateur assume sa

position d’éclaireur et représente le discours de l’auteur. Ainsi, nous mettrons à profit

le discours auctorial que les critiques Mireille Rosello, Wangari wa Nyatetu-Waigwa

et Françoise Lionnet ont perçu comme aspect « biographique 10 » et une présence du

« parallèle entre l’évolution de la pensée de Condé et l’expérience de son vécu11 ». Nous

n’omettrons pas l’aspect dialogique de ce discours dans son rapport avec l’histoire,

avec les réalités sociales et historiques et avec les positions principales des

mouvements littéraires et politiques de la diaspora africaine, entre autres. Enfin, notre

analyse retient comme l’une des particularités du roman les analogies émanant des

diverses perspectives narratives et discursives.

10 Voir Mireille Rosello, « Caribbean Insularization of Identities in Maryse Condé Work From En
attendant le bonheur to Les derniers rois mages », Callaloo 18.3, (Août 1995), p.565 : « Like other
critics, I find it difficult to separate Condé’s biographical narrative as a traveler from her literary
representations of displacement, from her imaginary redefinitions of home, homeland, exile,
belonging, ancestors, etc. »
11 Voir Wangari wa Nyatetu-Waigwa « From Liminality to a Home of her Own? The Quest Motif in
Maryse Condé's Fiction », Callaloo 18.3, (Août 1995), pp.551-564. L’auteure s’appuie aussi sur la
même observation formulée par Françoise Lionnet dans « Traversée de la Mangrove : Maryse Condé
et la créolité », Communication lue à Wichita State University Conference on Foreign Literature en
avril 1991.
139

Le récit retrace le triste parcours existentiel du héros Babakar Traoré II, un

jeune médecin malien quittant l’Afrique de l’Ouest pour la Guadeloupe et s’installant

ensuite en Haïti, où il travaille comme médecin et porte secours aux plus démunis que

lui ; il s’affilie ensuite à une communauté transnationale de sujets déracinés. L’intrigue

débute dans la résidence de Babakar en Guadeloupe. Babakar est brutalement réveillé

d’un rêve prémonitoire par le vacarme d’une tempête suivi du bruit de quelqu’un

frappant à son portail12. Il doit rapidement se rendre dans les bas-fonds de la ville pour

secourir une immigrante haïtienne sans-papiers mourant des suites d’un

accouchement. D’une part, c’est un décès auquel il vient assister et, en tant que

médecin, il doit rendre compte des causes de la mort de cette jeune femme au milieu

de son accouchement. D’autre part, il se voit dans l’obligation de résoudre un dilemme

que l’assemblée, présente autour de la table de travail, doit affronter : le sort de la

petite fille qui vient de naître. Ce devoir déontologique contient en soi son nouveau

bonheur. Babakar est frappé par la ressemblance entre les yeux bleus de la fillette et

ceux de sa propre mère, Thécla, morte lorsqu’il n’avait que quatorze ans. Cette enfant

qu’il va adopter et qu’il nomme Anaïs, incarne la nouvelle page de sa vie qu’annonçait

Thécla dans le rêve prémonitoire, une heure plus tôt. Anaïs représente un nouveau

tournant dans sa vie. C’est à partir de cet instant de bonheur recelé dans cette scène

de deuil qu’est raconté le récit de vie de Babakar et ceux des autres personnages qui

l’entourent. Comme pour justifier les différents choix faits peu à peu par le héros, la

narration évolue en va-et-vient et de manière épisodique entre ce moment de l’histoire

en Guadeloupe, la généalogie et le passé douloureux du héros en Afrique et à Montréal,

12 Maryse Condé, La Montée, p.11-12.


140

et la fin de l’histoire dans une Haïti en proie à l’instabilité politique. Ces aléas motivant

ses voyages dans ces différents pays, influencent progressivement l’ancrage identitaire

de ses valeurs éthiques et consolident finalement son idéologie.

Loin de suivre une structure chronologique, le récit du parcours de vie de

Babakar est une narration fragmentée et épisodique déléguée aux divers personnages

qui racontent leur vie et à l’intervention régulière du narrateur omniscient. Ces récits

sont enchâssés dans le récit premier pris en charge par la troisième personne du

singulier et qui situe le moment de l’histoire et le personnage principal dans la Caraïbe.

Ce moment présente la fin d’une étape du parcours de vie du héros jusque-là

douloureux. Dès lors, il se crée un suspense annonçant une étape critique pour ce

dernier. À partir de ce moment la narration va évoluer par anticipations et

rétrospections; celles-ci confirmant le passé révolu de Babakar et celles-là annonçant

le tournant que va prendre la vie du jeune médecin. L’espace est présenté par les

différents points d’ancrage qui influent sur l’expérience et le développement de la

subjectivité du héros. La narration génère simultanément des thèmes liés aux réalités

sociales africaines et caribéennes.

Pour mettre en lumière les différentes expressions d’une subjectivité découlant

de l’économie de l’affectivité, nous procéderons à une analyse en trois parties

représentatives des différents aspects saillants du vécu du héros qui influencent son

appréhension du monde et de soi. Nous examinerons les diverses gestions de

l’affectivité, d’abord à partir de l’identité généalogique de Babakar pour nous référer à

l’influence que les choix et l’idéologie des proches de son enfance ont exercée sur la

constitution de sa subjectivité. Le déploiement de cette subjectivité sera ensuite

exploré dans les deux dernières parties. Celles-ci se concentrent sur sa vie d’adulte lors
141

de ses voyages d’études au Canada, puis lors de l’exercice de ses fonctions en tant que

médecin en Afrique et en tant que père dans la Caraïbe.

Dans une perspective temporelle et géographique, le développement de la

subjectivité de Babakar Traoré II est réparti selon les trois étapes de son parcours de

vie et à chacune correspond un impact relationnel. Il s’agira de faire ressortir, au cours

de ces trois périodes, la configuration de l’économie de l’affectivité chez les

personnages clés et la manière dont leur gestion de l’affectivité joue sur l’expression

de leur subjectivité. En corollaire, la démarche consistera à étudier les scènes clés dans

lesquelles figurent les expressions de leur subjectivité, dans la mesure où ces scènes

contiennent des moments épiphaniques dans le développement de la subjectivité

diasporique. Nous étudierons ces scènes clés dans le but de repérer la manière dont se

réalisent et s’expriment les différents aspects et les différentes étapes de l’évolution de

la subjectivité de Babakar. Cette évolution traduit chez le personnage principal la

dissociation d’une identité monolithique et homogène. Elle présente, aussi, la

désaffiliation progressive des déterminants des carcans identitaires et conduit vers

son attachement à une identité transnationale et composite. L’idée de la désaffiliation

d’une subjectivité unitaire a été illustrée par plusieurs théories qui ont proposé à cet

effet des concepts divers tels que le modèle rhizomatique (Gilles Deleuze et Félix

Guattari, 1980), l’hybridité (Néstor Garcia Canclini, 1990 ; Stuart Hall, 1992 ; Homi

K. Bhabha, 1994), le concept de « double consciousness » introduisant la notion

d’hybridité dans les études de la conscience du sujet diasporique (Paul Gilroy, 1993) ;

la créolisation (Édouard Glissant, 1995), et enfin, l’idée de l’interaction discursive


142

inhérente au dialogisme (Mikhail M. Bakhtine, 1978)13. Sans vouloir décliner toutes

les nuances sémantiques que ces concepts renferment, rappelons qu’à la base ils

signifient tous la mise en question d’une construction identitaire monolithique - telle

que la propose la philosophie transcendantale de Descartes dans sa conception du

sujet comme autoréflexif, unitaire et individualiste - vers une identification fondée sur

des souches soit binaires, soit multiples, ou résultant d’apports relationnels au niveau

interpersonnel ou collectif. Enfin, notre analyse de la désaffiliation désigne le contexte

plus large de l’œuvre condéenne et la pensée de l’auteure. Dans la perspective de

l’économie de l’affectivité, les différents choix effectués en s’associant ou en se

désaffiliant de certains aspects des mouvements littéraires, identitaires et des pensées

dominantes montre l’évolution nécessairement dialogique de la pensée de Condé.

Comme nous l’avons annoncé plus haut, plusieurs critiques14 ont étudié, dans l’œuvre

condéenne, ce rapport dialogique avec les idées reçues et les mythes de la Négritude,

la créolité, la pensée eurocentrique, judéo-chrétienne ou afrocentrique. Ces idées et

mythes sont soit mis en évidence, soit critiqués ou encore rejetés. Ils sont aussi des

lieux d’énonciation à partir desquels elle écrit et/ou desquels elle s’écarte; ce qui lui

vaut d’être qualifiée de « rebelle de la littérature 15 ». Notre analyse de la désaffiliation

dans ce roman ne manquera pas de faire mention de ces rapprochements qui

13 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2. Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980 ;
Néstor Garcia Canclini, Hybrid Cultures, Mineapolis, University of Minnesota Press, Mineapolis,
1990 ; Stuart Hall, « New Ethnicities », dans ‘Race’, Culture and Difference, dir. par James James
Donald et Ali Rattansi, Londres, Sage, 1992, pp.252-259 ; Paul Gilroy, The Black Atlantic :
Modernity and Double Consciousness, New York, Verso, 1993 ; Homi K. Bhabha, The Location of
Culture, Londres, Routledge, 1994 ; Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers,
Presses de l’Université de Montréal ; Mikhail Bakhtin, Esthétique et théorie du roman, Paris,
Gallimard, 1978.
14 Wangari wa Nyatetu-Waigwa, op.cit., 1995, pp.551-564 ; Mireille Rosello, op.cit., pp.565-578 ;
Noëlle Carruggi, « Introduction », dans Maryse Condé, rébellion et transgressions, Paris, Éditions
Karthala, 2010, p.15.
15 Noëlle Carruggi, op.cit., p.15.
143

permettent de lever le voile sur la subjectivité de l’auteur dans son dernier roman.
144

Chapitre 1. Legs d’une identification

Afin d’analyser l’éloignement du héros de sa souche identitaire et des

paradigmes traditionnels vers son enracinement dans une identification

transnationale et composite en s’affiliant à une communauté de déracinés et de

dépossédés, il faut détecter au préalable une identité de base à partir de laquelle

s’opère le recul. On remarque chez Babakar que cette position idéologique de

désaffiliation des origines généalogiques a sa source dans son enfance. Positionnés

géographiquement en Afrique, les débuts de sa vie représentent une temporalité

fortement marquée par la présence et l’expérience existentielle de la mère. Cette

période de sa vie est le ferment de son intériorisation des valeurs maternelles, celles-

ci se cristallisant en fondement identitaire.

De ce point de vue, la mère et le pays d’origine sont des thèmes récurrents aussi

bien dans l’œuvre de Maryse Condé, que dans l’imaginaire diasporique et dans les

littératures caribéenne et africaine où ils symbolisent le lien filial et sont présentés

comme les vecteurs majeurs de la transmission culturelle. Ces thèmes se présentent

comme les premiers éléments de notre analyse. Ils s’imbriquent de manière complexe

dans le texte pour souligner respectivement leurs différents niveaux d’influence sur

l’expérience, la conscience et l’expression de la subjectivité du héros, constituant donc

les axes analytiques de ce chapitre. D’où, notre examen de l’impact que l’expérience

de Thécla, la mère de Babakar Traoré II, et ses rapports aux origines exercent sur son

fils. D’une part, l’étude sera appuyée par une analyse de la gestion de l’affectivité liée

aux déclenchements de nature conflictuelle de la migration de Thécla. D’autre part,

cette expérience et ces rapports influençant les différents choix personnels, ils

explicitent le développement de sa subjectivité. Cette démarche permettra de mettre


145

en lumière le rapport de Babakar à l’identité généalogique et à la période de son

enfance; une période ayant des répercussions sur la manière dont il négocie les

différents aspects de sa subjectivité.

A. Thécla et les origines

Les différents rapports de Thécla aux origines, leur rôle dans sa migration et

leur influence sur son identification à la diaspora ébranlent le sens de « zone de

refuge » rattaché à la notion des origines et de la famille16. Ils constituent dès lors une

expérience au cours de laquelle Thécla exprime l’idéologie de la désaffiliation des

origines qu’elle transmet à son fils. Cette fracture identitaire s’explique par un

changement de la notion de lieu de retraite : il était symbolisé par les origines que

représentent le pays natal, le noyau familial ou les liens de sang pour le sujet

diasporique. Néanmoins, ce lieu de retraite est caractérisé par des structures

d’oppression. Notre problématisation de la notion des origines est illustrée par la

difficulté de Thécla à évoluer dans les carcans des déterminants identitaires collectifs.

Son inadéquation se traduit par l’expérience d’une rupture identitaire avec

l’environnement familial et social d’origine. Elle est aussi contrastée par une

expérience de la continuité identitaire réalisable dans une dimension interpersonnelle

d’où découle sa distanciation du discours de la quête identitaire et du passé

généalogique.

A.1. La famille comme structure diasporisante

16 Cette réalité est soulignée aussi par Carole Boyce Davies en ces termes : « Home is often portrayed
as a place of alienation and displacement in autobiographical writing. The family is sometimes
situated as a site of oppression for women. The mystified notions of home and family are removed
from their romantic, idealized moorings, to speak of pain, movement, difficulty, learning and love
in complex ways. Thus the complicated notion of home mirrors the problematizing of
community/nation/identity that one finds in Black women’s writing from a variety of
communities », Carole Boyce Davies, op.cit., p.21.
146

La narration nous ramène rétrospectivement au parcours existentiel de Thécla

et à son histoire généalogique. Des raisons professionnelles la conduisent à se retirer

du milieu familial aliénant et à quitter la Guadeloupe, son pays natal, pour aller

enseigner au Mali. On remarque que cette prise de distance avec les racines

identitaires est définitive chez Thécla. Elle n’exprime aucune affectivité envers le pays

d’origine et n’exprime aucun attachement affectif à l’environnement familial. Ses

sentiments sont le produit d’une expérience, à la fois de rejet par les siens et de constat

négatif de sa différence par rapport à son entourage. Pendant qu’elle s’interroge sur le

mythe de la sorcellerie et des pouvoirs surnaturels qui entourent l’origine de ses yeux

bleus, phénotype récurrent dans sa famille, les Minerve, c’est avec dépit qu’elle

découvre que le mystère derrière les nombreuses et mystérieuses visites que recevait

son père après ses heures de travail n’était pas des demandes de soins. Il s’agissait

plutôt d’un commerce illégal : « de la morphine, de la pénicilline ou autres

médicaments précieux qu’il dérobait à l’hôpital. Elle aurait préféré un père sorcier à

un père voleur! C’est tout de même plus noble » (La Montée, p.43).

Si les interrogations de Thécla s’avèrent menaçantes pour l’autorité parentale,

elles lui permettent de prendre conscience de sa particularité par rapport aux valeurs

morales négatives de sa famille et de refuser de s’identifier à ces valeurs, ce qui lui vaut

d’être taxée de « volan » (La Montée, p.42). Ce terme créole guadeloupéen désigne un

comportement instable et non maîtrisable. En tant qu’appellation péjorative, il reflète

la critique familiale de sa liberté d’esprit et de son manque de conformité et symbolise

aussi l’exclusion qui en découle. Le processus de relationalité critique est déclenché

par le rejet familial auquel elle fait face. Ce rejet se pose en moment épiphanique dans

la conscience de Thécla qui se rend compte de l’élimination de la notion de zone de


147

refuge que la famille symbolise. Par conséquent, le rejet génère, d’abord, une intensité

émotive que traduit ce sentiment de rupture imprégnant la subjectivité de Thécla et

motive ensuite sa mobilité géographique ; ce qui se révèle ainsi comme une structure

diasporisante. Le retentissement affectif de ces événements entraîne le besoin de

migrer dont la finalité est le choix de partir. D’où l’intensification affective menant au

choix de se déplacer. L’émotion se pose comme mécanisme narratif: l’affectivité

s’exprime par le sentiment de haine qui donne cours au changement dans la trame du

récit : « La vérité pourtant est qu’elle haïssait sa famille, la société où elle était née qui

l’avait toujours ostracisée. Elle rêvait de respirer un grand bol d’air. Elle se satisfit du

premier pays qui avait besoin d’expatriés, le Mali » (La Montée, p.43).

A.2. Continuité identitaire et performance de la diaspora

L’Afrique, comme choix de résidence, devient à la fois le lieu d’une continuité

identitaire pour Thécla et un espace aliénant pour elle. Elle est associée à ce continent

d’abord par une référence identitaire généalogique, ensuite par l’attachement affectif

représenté par la famille qu’elle fonde, puis par l’altérité qu’elle subit en Afrique, et

enfin par la différence des valeurs qu’elle affiche dans ce milieu africain où elle vit. La

continuité identitaire qui est l’objet d’étude de cette section est illustrée par le lien

entre Thécla et l’Afrique, et se situe à deux niveaux. Le premier plan est le discours

narratif qui met en scène cette communauté imaginée qu’est la diaspora. Ce plan est

amené par des signes identitaires accidentels. Le second plan est le discours sur

l’individualité de Thécla qui est celui d’une éthique existentielle consistant en

l’affirmation d’une humanité commune et le refus des carcans des déterminants

identitaires.

Le lecteur est informé par une précision du narrateur que cette migration en
148

Afrique ne devrait pas être vue comme « une quête d’identité» (La Montée, p.43).

Néanmoins, sans que Thécla s’y identifie (La Montée, p.43), la narration met l’accent

sur son rapport à l’Afrique. Il n’y a certainement pas lieu d’y voir ce sentiment

identitaire évoquant la diaspora; mais le lien diasporique est plutôt suggéré par des

signes accidentels et archéologiques. On remarque la représentation du lien

diasporique d’abord dans le déplacement physique de Thécla vers le Mali puis dans

son union conjugale avec le Malien bambara, Babakar Traoré I, puis dans l’identité de

leur enfant, ainsi que dans la couleur des yeux de Thécla.

Certes, l’absence de cette performance culturelle qu’est la remémoration

subjective ou la revendication identitaire des groupes ou des individus se perçoit par

le manque de discours des personnages. L’existence d’un tel discours aurait traduit

des énoncés performatifs de la diaspora. Néanmoins, c’est implicitement que la

diaspora est révélée17; soit par le discours du narrateur suggérant ainsi la subjectivité

auctoriale. En effet, en même temps que Condé effectue une distanciation en

déléguant le discours de la généalogie au narrateur, ce discours infère une contestation

de cet espace diasporique qui se forme dans la nature de l’accueil dont fait l’objet

Thécla et l’allusion à sa généalogie. À cet effet, il est évident que lorsque Thécla migre

pour l’Afrique puis épouse Babakar Traoré I, elle n’envisage nullement par ses actes

un repérage des traces du passé ni une affiliation à l’histoire collective. Jusqu'à la fin,

Thécla affiche une résistance à l’adoption d’un comportement lié à un sentiment de

relation aux origines ou à des cultures traditionnelles. De la part du couple il n’y a pas

de pensée ou d’intention explicitant une filiation à cette communauté imaginée qu’est

17 Pour une référence à la définition de la diaspora comme communauté imaginée voir supra : PARTIE
I. sur sa manifestion « au moyen de l’imaginaire, par le récit nostalgique du passé, la mise en fiction
de l’Histoire, des expériences vécues ou encore par la mimesis de toutes ces réalités », p.67.
149

la diaspora. Cependant, on pourrait interpréter le voyage en Afrique qui débouche sur

une harmonie conjugale dans le cadre analytique, puisque c’est ce voyage qui permet

de révéler l’aspect métaphorique 18 qui sous-tend le concept de

« Diaspora africaine/noire ».

La continuité identitaire, symbolisée par la relation intersubjective qu’est

l’union maritale, recèle des signes qui évoquent la réunion de cette communauté

imaginée qu’est la diaspora. Dans un premier temps, ne pouvant ni s’identifier à sa

société de naissance, ni être acceptée par la communauté malienne Bambara, Thécla

trouve son alter ego en la personne de Babakar Traoré I. Celui-ci partage ses points de

vue et accepte sa différence. Parvenir à s’identifier à ce dernier implique une continuité

identitaire que ni sa communauté d’origine, ni le milieu Malien ne peuvent lui

apporter. D’abord, agissant comme un effet de miroir, cette union permet une

réciprocité identitaire, dans la mesure où les opinions et les valeurs de Thécla ne sont

pas remises en cause par son époux. Elles sont même pour la plupart reflétées en lui,

car avec Babakar Traoré I elle ne se sent pas déterminée et peut exprimer pleinement

sa subjectivité. De plus, grâce à l’harmonie conjugale qu’apporte cette relation

interpersonnelle et à la création d’une famille, le nouvel environnement malien se

présente surtout comme un nouveau « chez soi » relativement moins aliénant que la

Guadeloupe, ceci bien que cette négociation d’une zone de refuge ne puisse

18 Pour ce sens métaphorique nous rappelons que : « Diaspora, when transferred as a signification of
the black social reality, served as a powerful metaphor to publicize the even more devastating, brutal,
and pervasive violence that constituted the common history of colonialism and slavery. […] as
metaphor, the political and analytical work performed by diaspora has much to do with issues of
recognition and consciousness that we consider to be the central analytics in the scholarly
engagement with blackness ». Jean Muteba Rahier, Percy C. Hintzen et Felipe Smith, (sous la dir.
de), Global Circuits of Blackness. Interrogating the African Diaspora, Chicago, University of
Illinois Press, 2010, p.x.
150

s’accomplir que dans une dimension intersubjective au niveau familial plutôt que

collectif.

Dans un second temps, l’enfant Babakar Traoré II suggère l’union avec la

diaspora africaine. Ceci est évident, car au même titre que la connexion diasporique

symbolisée par le couple, l’identité de leur enfant prolonge le symbole de cette

réunification car elle est située à la fois dans les Caraïbes et en Afrique.

Cependant cette identité transnationale est ignorée par le collectif malien. La

conception identitaire de ce groupe social ne s’appréhende que selon les termes

linéaires d’une perpétuation généalogique de liens de sang en lignée patriarcale ainsi

que de l’attachement à l’espace géographique, à la ressemblance physiologique et à

l’assimilation culturelle à la collectivité. Pour les habitants du terroir venus rendre

visite au nouveau-né, l’enfant Babakar est l’un des leurs, « un Traoré pur jus,

regardant la vie à travers des prunelles marron sombre, brillantes comme des

prunelles d’Agen » (La Montée, p.36). La détermination identitaire dont il est l’objet

représente toute catégorisation stricte dans un imaginaire culturel qu’exemplifie la

société du texte. Par l’allusion à ses traits physiques, cette société essentialise l’identité

de Babakar en l’assignant de manière catégorique à la communauté paternelle

bambara l’opposant d’emblée à l’identité de sa mère.

Si le carcan identitaire attribué à Babakar Traoré II implique la marginalisation

de l’identité de Thécla, paradoxalement cette discrimination est contrée par le

narrateur omniscient qui révèle la légitimité d’une appartenance africaine justifiée par

son identité généalogique et phénotypique. En effet, la continuité identitaire est

concrétisée de manière intersubjective et avérée de manière généalogique par ses yeux

bleus. Cependant, cette continuité reste non reconnue pour la collectivité, puisque la
151

« pureté » attribuée à l’identité de l’enfant présage l’élimination d’une intégration

quelconque de la mère dans cette société : « Thécla fut tout de suite impopulaire

auprès des habitants de Tiguiri. D’abord à cause de la couleur de ses yeux. De mémoire

de vivants, dans l’ensemble du Mali comme à travers l’entièreté du monde, on n’avait

vu de nègre aux yeux bleus » (La Montée, p.35). Il convient de noter le contraste entre

la relation avec le collectif et la relation interpersonnelle qu’est le marriage puisqu’ il

est évident que cette altérité imposée par le collectif est dissonante par rapport à

l’unification diasporique qu’évoque le couple formé par Thécla et Babakar Traoré I.

La dissonance est soulignée par un narrateur omniscient qui explique la provenance

de la couleur des yeux de Thécla. Ce point de vue oppose la perspective d’une définition

identitaire de la société à l’identité phénotypique et généalogique de Thécla. La

narration nous ramène au passé généalogique pour expliquer la provenance de ce

phénotype. Elle nous apprend que l’ancêtre Wangara fut kidnappé. Ceci s’est passé

[…] une nuit [durant laquelle] les négriers européens et leurs


aides africains portèrent le feu et la destruction à Sosonabu.
Jugés trop vieux pour supporter les épreuves du Passage du
Milieu-les Anglais disent Middle Passage, les noms varient,
mais c’est la traversée qui va du bonheur de l’Afrique à l’enfer
des Caraïbes-Maclou et Fatoma, [les parents de Wangara],
eurent la gorge tranchée. Témoin de la scène, Wangara pleura,
pleura, pleura. Il pleura tellement que ses prunelles changèrent
de couleur comme un linge dont la teinte ne résiste pas aux
lessives. Ainsi de brunes elles virèrent au bleu (La Montée,
p.38).

La rétrospection narrative met en lumière le signe performatif de cette diaspora

précoloniale que sont les yeux bleus. Ceux-ci sont cette Présence africaine19 atavique

19 Sur ce propos Stuart Hall écrit : « Présence Africaine is the site of the repressed. Apparently silenced
beyond memory by the power of the experience of slavery, Africa was, in fact, present everywhere
[…] Africa, the signified which could not be presented directly in slavery, remained and remains the
unspoken unspeakable ‘presence’ in Caribbean culture, It is ‘hiding’ behind every verbal inflection,
every narrative twist of Caribbean cultural life. It is the secret code with which every Western text
152

qui s’impose ironiquement comme identité devant le monde sans nul besoin que

Thécla n’articule une identité généalogique. La couleur de ses yeux est un signe

archéologique, une archive du temps, et aussi la marque d’une identité constitutive de

l’histoire de la traite.

Vu sous cet angle, le changement soudain de la couleur des yeux de l’ancêtre

est un clin d’œil au lecteur. Le narrateur attire l’attention de ce dernier sur l’absurdité

de la discrimination dont Thécla fait l’objet et, en révélant le lien généalogique, il nous

interpelle sur la conscience identitaire postcoloniale du groupe. Il signale l’aspect

originel de ce phénotype, y accordant alors un sens symbolique profond. L’énoncé

souligne les conditions de cette métamorphose physique par l’histoire généalogique

de Thécla pour mettre en relief l’ignorance des membres de la société malienne de

l’Histoire ou leur manque d’effort pour reconnaître à cette couleur le symbole

diasporique du lien originel. La perspective sociale est donc contrecarrée avec humour

et ironie par l’intervention du narrateur. Cette intrusion indique l’arbitraire des

valeurs des individus et de la communauté, ainsi que leur refus de comprendre

l’importance significative de l’histoire douloureuse de l’esclavage inhérente à l’identité

de Thécla. Paradoxalement, cette couleur des yeux qui est perçue comme l’altérité de

Thécla devient un symbole identitaire diasporique important. De ce fait, en montrant

que ses yeux la rendent beaucoup plus proche de cette communauté, on retrouve ici la

vision pan-africaniste propre à Condé à travers la parodie du discours culturel malien

sur l’altérité des sujets transplantés.

was ‘re-read’. It is the ground-bass of every rhythm and bodily movement. This was –is the ‘Africa’
that is alive and well in the diaspora. » Stuart Hall, « Cultural Identity and Diaspora » dans Colonial
Discourse and Post-colonial Theory : A Reader, dir. Patrick Williams et Laura Chrisman, New York,
Harvester Wheatsheaf, 1993, p.398.
153

B. Distanciation des carcans des déterminants identitaires

Quand bien même la référence aux yeux bleus suggère une affirmation

symbolique de son appartenance à la diaspora et de son lien identitaire à

l’environnement local, pour une énonciation de la subjectivité, il est nécessaire de

noter la nuance apportée par le discours identitaire de Thécla. Celui-ci se conçoit en

dehors des frontières d’une définition de l’identité que délimitent la filiation à la

généalogie et l’identification nationaliste. Cette définition exprime, de la sorte, son

autonomie face à tout carcan de déterminants identitaires. Thécla ne s’identifie à

aucune origine, puisqu’on lit qu’elle hait sa famille et sa société de naissance et qu’elle

n’est pas venue au Mali pour une quête identitaire (La Montée, p.43). Ses actions et

son discours affichent une individualité détachée de l’exclusivité identitaire liée aux

origines caribéennes et à sa généalogie africaine. Cette individualité est, ensuite,

ancrée dans l’attachement à des valeurs personnelles et à une éthique individuelle.

Dans cette perspective, ce phénotype contribue au fossé creusé entre Thécla et la

communauté malienne et pour les membres du groupe de référence malien, il sert de

contraste entre le fils et la mère. L’écart repose, par-dessus tout, sur la différence des

positions idéologiques fondées sur l’expression de l’autonomie de Thécla et les

déterminants identitaires sociaux imposés par les croyances du groupe social à sa

subjectivité.

Il découle de cet écart, en amont et en aval, un rapport causal et oppositionnel

entre l’expérience de l’altérité et l’expression des valeurs individuelles et collectives.

Thécla est l’Autre. Certains aspects de sa subjectivité qui englobent les valeurs qui la

définissent rejettent toute homogénéité et fixité identitaires. Cette opposition à se

laisser déterminer est révélée par son manque d’effort à parler la langue du terroir et
154

son refus d’exercer les pratiques religieuses propres à la culture de cette société. Cette

résistance se pose comme gestion de son affectivité en tant que réaction aux

déterminants identitaires ancrés dans l’imaginaire culturel de cette société malienne.

Thécla ne peut leur échapper même en s’assimilant culturellement. Alors que les

paroles d’altérité dites à la naissance de Babakar constituent l’exemple le plus

illustratif de cet imaginaire, on note d’autres paroles qui rendent Thécla autre dans la

mesure où elles recèlent l’autorité de déterminer arbitrairement son identité et son

statut face au groupe social. En effet, la parole qui altère est aussi celle qui installe cet

« effet de place 20 » qui pour l’un ou l’autre « détermine une position21 ». Ainsi, les

paroles de sa belle-mère lui imposent les croyances religieuses du groupe. Pour elle,

Thécla « est une personne qui ne croit en rien » et elle pense que « [ceci] est terrible

pour elle! » (La Montée, p.83).

Refuser de se plier à l’idéologie dominante des traditions maliennes exigeant

de se conformer à la culture du terroir illustre deux points: une résistance à ce qui

s’impose au « moi » de Thécla comme une domination et une preuve de son

autonomie dans la mesure où elle n’adhère aux demandes culturelles que de manière

relationnelle. La relationalité critique est mise en perspective par l’expression de la

conscience de Thécla face à cette relation intersubjective et est montrée par le fait

qu’elle réalise la domination dont elle est l’objet. Thécla laisse ensuite apparaître une

économie de l’affectivité par son refus de se laisser dominer, soit la résistance. Ce refus

illustre un rebondissement de la pensée de Condé au sujet de son expérience en Guinée

qu’elle exprime comme un « terrorisme culturel 22 » auquel elle fait allusion lors d’une

20 Flahaut cité dans Pierre van den Heuvel, Parole, mot, silence, op.cit., p.39.
21 Pierre van den Heuvel, op.cit., p.39.
22 Françoise Pfaff, Entretiens avec Maryse Condé. Suivis d’une bibliographie complète, Paris, Éditions
155

de ses entrevues avec Françoise Pfaff.

Il est évident que l’altérité subie fait suite au choc des positionnements

idéologiques entre l’individu et la société. Cependant, ce refus de se laisser mouler par

la société montre comment Condé ébranle les discours hégémoniques, car l’autonomie

de Thécla implique davantage une réaction envers la rigidité culturelle de la société.

Une réaction qui infère aussi une forme de discrimination personnelle vis-à-vis du

groupe et qui est aussi sa façon de gérer son affect dans ce rapport intersubjectif qu’est

la friction avec le collectif. Cette discrimination émane du choix de Thécla de se

singulariser par l’imposition de son individualité face au comportement de la société

à son égard.

La rigidité culturelle exhibée par le groupe social est contrecarrée par

l’autonomie et l’ouverture à l’autre représentées par l’union de Thécla et Babakar

Traoré I. Une opposition marquée par l’économie de l’affectivité chez Thécla. La

gestion de son affectivité démontre une différentiation des choix dans son attitude face

à la société qui contraste avec sa conduite envers son époux. À cause de leur

concordance dans l’exercice de l’autonomie, il émerge une réciprocité au niveau

interpersonnel à partir de laquelle peut s’opérer un compromis non négociable dans

la dimension collective. Accepter de faire mine de s’intégrer en se convertissant à

l’Islam représente une concession à son mari dans la mesure où, lorsqu’il s’unit à

Thécla, il fait fi de l’opinion locale au sujet de sa femme. Ainsi, à sa mort Thécla est

enterrée « selon la coutume musulmane » pour la seule raison qu’ « elle s’était

convertie à l’islam pour plaire à son mari » (La Montée, p.83). Bien que n’adhérant à

Karthala, 1993.
156

aucune croyance religieuse, son choix de plaire à Babakar Traoré I et de se faire

musulmane est motivé par le fait que sa subjectivité est acceptée par Babakar Traoré

I. On en déduit un succès relationnel au niveau individuel plutôt que collectif ; Thécla

étant arrivée à négocier une situation relationnelle beaucoup plus viable et moins

aliénante que son expérience guadeloupéenne et que son vécu face au collectif malien.

Étant donné l’impossibilité de la relation entre l’individu et le collectif, le succès se

justifie exclusivement par l’expérience de la réciprocité entre les deux individus; la

preuve étant que le compromis n’est valable que dans la relation intersubjective que

représente l’harmonie conjugale. Corrélativement, on remarque par exemple qu’il ne

peut y avoir de compromis avec ses beaux-parents qu’elle tient à distance à cause de

leur incompréhension de sa différence idéologique. Aussi, alors que Babakar Traoré I

chérit la différence de Thécla, le groupe social dominant, par contre, n’accepte pas

l’expression de sa subjectivité et tient à lui imposer la sienne, la positionnant ainsi

comme l’autre.

C. Enfance de Babakar Traoré et héritage d’une idéologie

Parce qu’elle se situe en amont dans la ligne du temps de vie de Babakar,

l’histoire de Thécla sert de fondement à l’expérience existentielle et de point de repère

dans la gestion de son affectivité. En opérant des analepses qui mettent en lumière

l’histoire généalogique et le vécu de Thécla, la narration fait apparaître de manière

épisodique la mère et l’Afrique respectivement comme socles et catalyseurs des

valeurs que Babakar adopte. D’une part, alors que l’Afrique se présente comme le lieu

où naît le premier sentiment d’appartenance sociale de Babakar, c’est aussi ce même

environnement culturel malien qui lui inflige l’expérience de l’ostracisme imposé à

Thécla. D’autre part, le legs à son fils de son idéologie de la désaffiliation des carcans
157

identitaires s’avère efficace. On remarque qu’en négociant ses propres relations

interpersonnelles, ses actes infèrent parfois une désolidarisation d’avec sa mère.

Dès son enfance, Babakar fait l’expérience positive du sentiment

d’appartenance aux origines généalogiques durant ses séjours à Ségou où vivaient ses

grands-parents. « De savoir que tout ce monde portait comme lui le patronyme de

Traoré l’emplissait d’un sentiment de sécurité inconnu. À Ségou, s’il n’oubliait pas sa

mère, son souvenir s’estompait. Il se perdait dans les méandres de sa généalogie. Il

devenait le maillon d’une grande chaîne, engendré par cent ventres » (La Montée,

p.79). En outre, cette expérience euphorique est contrastée, dans la subjectivité de

Babakar, par celle de l’altérité de sa mère, car cette expérience malencontreuse se

répercute directement et indirectement sur la personne de Babakar. L’expression de

sa sensibilité physique et psychologique est influencée par l’ostracisme que subit sa

mère. Le corps de Babakar, enfant, apparaît comme le champ de la bataille livrée

contre Thécla. Il est souvent brimé par d’autres enfants de son école qui le ruent de

coups et reproduisent le discours adulte à la base de la stigmatisation de Thécla :

« Quand j’étais à l’école à Bamako, les grands élèves me serraient la gorge à m’étouffer

en m’ordonnant : "Reconnais que ta mère est une sorcière." Je ne reconnaissais rien

de tel. Alors, ils me battaient férocement » (La Montée, p.112). De plus, les critiques

proférées devant Babakar par sa grand-mère paternelle bien aimée, au sujet de sa

mère, lui révèlent un discours discriminatif et rendant la personne de sa mère

autre. « C’était comme si elle n’existait pas avec ses yeux bleus, son origine antillaise

et sa réputation sulfureuse. Une seule fois la grand-mère s’était laissée aller à porter

un jugement sur sa belle-fille » (La Montée, p.82-3).

Ces expériences offrent un bon exemple de la relationalité critique, car c’est sa


158

relation avec le collectif que représentent les écoliers et sa grand-mère qui aide

Babakar d’abord à prendre conscience d’une part de cette identification dont il est

l’objet et qui se trouve lié à l’identité de sa mère. Ensuite, sa gestion de l’affect se

présente par le choix de forger une autonomie face à l’homogénéité et aux moules

identitaires ainsi que son penchant pour les affinités relationnelles. En tenant tête aux

écoliers qui l’agressent et en vouant une admiration pour sa grand-mère, malgré la

relation conflictuelle entre celle-ci et Thécla, Babakar dévoile, dès son jeune âge, les

prémisses d’une autodétermination. Ce qui est une preuve de son adhésion aux valeurs

enseignées par sa mère dès son enfance : celles de se détacher d’une identification

prisonnière de certains moules sociaux. Cette intégration des discours proférés par

Thécla est d’autant plus constante qu’elle souligne la solidité du lien à la mère. On

observe cette récurrence discursive tout au long de la vie de Babakar au moyen de la

permanente intrusion de la voix de sa défunte mère qui, soit lui apparaît en rêve, soit

lui revient en pensée.

Toutefois, si Thécla influe sur la base identitaire qu’est l’autodétermination de

son fils, ceci est d’autant plus réussi qu’en faisant preuve d’indépendance, Babakar

parfois se désolidarise de sa mère, car les rapports entretenus par cette dernière avec

les proches ne sont pas nécessairement ceux que Babakar épouse. La relation avec ses

grands-parents en est un exemple et le lien entre le petit-fils et ses aïeuls se pose

simultanément comme relationalité critique et une économie de l’affect. Alors que sa

mère et ses grands-parents n’entretiennent aucun lien affectif au point de ne jamais

se fréquenter, la discorde entre la mère et les grands-parents n’influence pas l’enfant

Babakar qui fait un choix dans ses relations avec ceux-ci et gère son affectivité. Ses

grands-parents qui lui vouent une tendre affection sont pour Babakar une source de
159

sentiment d’appartenance à la société africaine bambara. La gestion de l’affect est liée

à cette relation, car c’est à partir de celle-ci qu’il conçoit son identification à cet espace

géographique et à ce groupe. De plus, même malgré le souvenir de la critique de sa

grand-mère proférée à l’endroit de Thécla en sa présence, Babakar admire la force de

caractère et les accomplissements de son aïeule. Première sage-femme de la région,

elle lui transmet le souci de l’autre et la vocation de cette dernière est une inspiration

pour son aspiration à la médecine. Le choix de sa vocation émerge d’une gestion de

son affectivité par rapport à sa mère et à sa grand-mère et se présente, donc, comme

le résultat d’une relationalité critique ; son rapport avec sa grand-mère le conscientise

avant d’orienter son choix pour la médecine.

Le deuxième exemple de cette désolidarisation de sa mère réside dans

l’entretien des rapports faussés avec son père et donne aussi à voir une relationalité

critique. L’affection que se vouent ses parents ne se reflète pas dans la relation

qu’entretient Babakar avec son père qu’il « déteste » (La Montée, p.92). La rupture

affective avec le père est déclenchée très tôt chez Babakar. Elle représente le point de

départ de cette relationalité critique. Le catalyseur en est le complexe d’Œdipe

représenté par l’image de la scène primale : de l’acte sexuel de ses parents. En effet, la

représentation mémorielle de cette scène est subjectivement perçue chez Babakar

comme un viol que subit sa mère. Cette mémoire est nourrie, dès le départ, par un

sentiment de possession envers sa mère et par le manque d’une présence émotionnelle

et de proximité affective du père. Elle fausse ensuite la perception qu’il a de son père

et toute identification possible avec celui-ci ; d’où un sentiment de répulsion envers ce

dernier.

Ces rapports relationnels sont critiques pour le développement de la


160

subjectivité de Babakar dans la mesure où la nature de sa relation avec le père mène à

une réalisation de la futilité des liens de sang annonçant, de la sorte, les prémisses

d’une scission avec l’identité monolithique et monologique. En effet, ces rapports sont

marqués par ce sentiment de répulsion qui va se développer tout au long de la vie

adulte de Babakar au cours de laquelle on observe par la suite, une dissociation des

liens de sang et d’une impossible identification patrilinéaire et un refus des valeurs

patriarcales. Néanmoins, ce développement souligne la disruption des symboles

culturels patriarcaux que Condé provoque, car on décèle une subversion hiérarchique

entre la loi du père et la voix de la mère dont l’exemple significatif est la désobéissance

aux dernières instructions données par le père lors du départ de Babakar pour

Montréal. Les exhortations du père représentent l’autorité discursive du patriarcat et

attirent l’attention de Babakar sur la sujétion à une identité patrilinéaire. Babakar s’en

moque, rendant ainsi ce discours stérile.

La présence constante de la mère est opposée à l’absence du père dans la

consolidation de la subjectivité de Babakar et dans la gestion de son affectivité. Le

rêve, l’intrusion permanente de la voix et le souvenir des paroles de la mère

entretiennent un lien permanent entre la mère et le fils. De ce fait, ils consolident son

déni d’une identification strictement déterminée par les liens de sang, à la généalogie

et à l’espace ; soit une identité monolithique. D’où la désobéissance de Babakar aux

vœux paternels - ceux de ne jamais oublier qu’il est un Traoré -, son désintérêt à

retourner au Mali et son refus d’assister aux obsèques de son père.

Il est aussi important de noter que la figure du père est symbolique, en ce sens

qu’il représente le lien direct avec l’Afrique, cadre définitionnel de cette diaspora

africaine et lieu emblématique du retour aux sources. Ce symbole a très peu de sens
161

pour Babakar. Refuser de retourner au bercail, ne fût-ce que pour les obsèques de son

père, infère le rejet de l’autorité du père et montre son détachement de l’espace des

origines. Ceci est d’autant plus vrai que son retour sur le continent se passera dans

une autre région d’Afrique ; non pour des raisons de filiation mais par amour pour son

collègue et ami Hassan. Ce détachement de l’espace territorial montre, certes, le refus

de l’identification par rapport aux racines. Mais, il met aussi en évidence la mise à

distance opérée au niveau de la pensée auctoriale lorsqu’elle subvertit le mythe de la

« mère Afrique » qui a souvent nourri l’imaginaire caribéen. La distanciation de

l’auteur s’accomplit par sa problématisation du discours de l’idéalisation de l’Afrique

dans « L’Afrique un continent difficile ». Dans ce texte, le continent n’est pas présenté

comme étant ce « paradis sur terre» où tout le monde est heureux et vit en « harmonie

avec la nature »23.

23 Marie-Clothilde Jacquey, « L’Afrique, un continent difficile : Entretien avec Maryse Condé », Notre
librairie 75, avril-juin, 1984, pp.21-25; Citée aussi par Wangari wa Nyatetu-Waigwa, 1995, Idid.
162

Chapitre 2. Refus des carcans des déterminants identitaires et signes de

la filiation à l’Autre

Ce chapitre aura comme cadre analytique spatial, temporel et relationnel le

vécu de Babakar, la partie de sa vie d’adulte incluant ses études universitaires à

Montréal suivies de l’expérience professionnelle et de son retour en Afrique et enfin

de sa vie dans les Caraïbes. Ces temporalités sont marquées par le développement

croissant puis décroissant de son amitié avec Hassan, un autre étudiant africain. Nous

montrerons que l’énonciation de la subjectivité est une appréhension de soi et du

monde qui s’impose à la conscience de Babakar par le biais des souvenirs constants

d’images fortes de son enfance ou du rappel des enseignements de sa mère. Au fur et

à mesure, ces souvenirs structurent les instants décisifs de son existence qui

s’imposent en épiphanies et se révèlent être des tournants importants de sa vie. Ces

moments de réalisation articulent les différents aspects de sa subjectivité englobant

son idéologie de la désaffiliation du carcan des déterminants identitaires et

l’identification transnationale et composite. L’accent est mis sur les diverses

intersubjectivités qui influencent et transforment sa vision du monde et contribuent à

consolider ou à transcender les idées reçues et les valeurs héritées de sa mère depuis

son enfance. Ainsi, on verra comment tous les aspects illustratifs de cette désaffiliation

émergent à travers chaque rapport intersubjectif. Ceci sera le refus de s’identifier à la

classe sociale, à des idéaux nationalistes, à des traditions patriarcales et à tout autre

carcan identitaire.

A. Conceptualisation des origines

A. 1. Lien à l’intersubjectivité

On remarque que dès qu’il quitte son pays natal pour faire ses études de
163

médecine à Montréal, la notion d’origine comme point d’ancrage identitaire n’a plus

aucun sens pour Babakar. L’appréhension de soi prend une dimension relationnelle.

Loin de signifier un déracinement, la désaffiliation des origines qu’affiche Babakar n’a

de sens que dans un rapport intersubjectif et affectif. Ce choix de l’exclusivité de

l’identification relationnelle, illustre sa gestion de l’économie de l’affectivité.

À Montréal, il se lie d’amitié avec Hassan, un autre étudiant africain d’un pays

voisin du sien que Babakar rencontre dans « le quartier bourgeois d’Outremont » (La

Montée, p.96) où il habite. Il donne un sens à sa vie en rapport avec cette amitié, au

point d’accepter de servir de rabatteur à son ami qui doit assouvir «un besoin

constant » de conquêtes féminines (La Montée, p.98). Il voue à Hassan une

admiration aveugle, tant et si bien qu’il se laisse surnommer « Le Maquereau » (La

Montée, p.98). Il est indifférent à l’opinion de l’entourage ; l’important pour Babakar

étant « de le servir comme un esclave » (La Montée, p.98). Leurs affinités sont dues

à la ressemblance de leurs arbres généalogiques. Babakar est « le descendant du

premier martyr bambara de l’islam » (La Montée, p.79). Hassan vient de « la famille

royale d’un petit état qui bien que devenu province dans un ensemble moderne n’avait

jamais oublié de son ancienne splendeur» et descend « par sa mère d’un célèbre

résistant à la colonisation, celui qu’on appelait "Le dernier Combattant" que les

Français avaient envoyé mourir en exil à Victoria aux Seychelles. L’histoire de Hassan,

ultime descendant de glorieux sages, présentait le même contour que la mienne » (La

Montée, p.97). La similarité que leur confère une ascendance à l’histoire de la

résistance à la domination européenne renforce leurs liens affectifs. La notion du

« chez soi » incarnée primordialement par ses grands-parents et sa mère, ne peut

avoir de sens pour lui que par l’affectivité qu’engendre cette relation intersubjective.
164

Il identifie le « chez soi » en tant que lieu de retour et de résidence uniquement, dans

la mesure où le sens donné à ce lieu se rapporte à la présence des proches. L’existence

de la relation affective permet ainsi de maintenir un attachement à cet espace qui est

la souche identitaire.

En effet, la valeur accordée à l’espace d’origine, dans sa définition de racines

identitaires et d’un « chez soi » comme lieu de retour, s’efface à la mort de sa mère et

de ses grands-parents. Cette absence relationnelle entraîne un détachement affectif

par rapport à l’espace géographique. Babakar ne ressentait pas le désir de retourner

vers le lieu de sa naissance, ce qui est également vrai pour la période du vivant de son

père qu’il réprouvait. À cause de cette absence d’affection entre le père et le fils, le Mali

en tant que « chez soi » n’a plus d’attrait pour lui. Et même, lorsque son père meurt,

Babakar ne retourne pas assister aux obsèques. Puisqu’il n’existe de « chez soi » pour

lui que près de Hassan, après leurs études, Babakar ne retourne en Afrique que sur

l’invitation de son ami : « Chez moi je ne savais pas où c’était. J’avais toujours cru que

c’était auprès d’Hassan. Loin de lui, j’étais un apatride » (La Montée, p.111).

Dorénavant, étant donné que pour Babakar la notion des origines et de la

famille en tant que zones de refuge est anéantie, seule l’affectivité avec les êtres chers

procure un sens d’identification avec l’espace. Cette possibilité est offerte à Babakar

par de nouvelles relations affectives : d’abord, pendant sa vie dans le pays de Hassan,

puis en Guadeloupe et, enfin, en Haïti. Ces relations sont des liens interpersonnels

primordiaux qui ont comme impact de lui révéler certaines facettes de sa subjectivité

et d’étayer sa connaissance de lui-même ; en ce sens elles offrent un bon exemple de

relationalité critique. Notamment, sa rencontre avec Ali, un jeune Malien qui ne rêve

que de la France, son amour pour son épouse Azélia et sa désaffection décroissante
165

pour Hassan. Chacune de ces dynamiques relationnelles déclenche une nouvelle

dimension de son appréhension de soi et du monde, celle-ci se présentant soit comme

une épreuve dans son assimilation des valeurs transmises par Thécla, soit comme leur

renforcement.

Si, comme nous l’avons montré plus haut, ses affinités avec Hassan sont

déterminantes pour une désaffiliation des origines, en revanche, leurs divergences

renforcent les acquis des valeurs maternelles, en particulier, celle de la désaffiliation

de l’identité ethnocentrique et des idéaux nationalistes. On remarque une prise de

conscience qui se consolide au cours de leur amitié dans le pays d’Hassan. Même si la

démesure de son admiration et cet amour fraternel illustrent combien il tend à se

fondre dans la personnalité d’Hassan, Babakar arrive tout de même à définir sa propre

subjectivité. Grâce à cette amitié il reconnaît ses limites et à partir de leurs divergences

idéologiques il se rend compte de sa particularité. La définition de celle-ci émerge des

divergences d’une identité fixe et monolithique. Corollairement, la prise de conscience

de ce contraste consolide son idéologie basée sur une vision identitaire héritée de

Thécla : « Non seulement, je ne tirais nul orgueil de mes origines, mais je ne possédais

aucun sentiment d’identité ethnique. J’étais un Malien puisque j’étais né au Mali, c’est

tout. Bambara, malinké, songhaï, du Nord, du Sud, de l’Est, qu’importait ! » (La

Montée, p.97). Ce détachement des carcans identitaires ethniques représente sa

désaffiliation d’une subjectivité unitaire dont nous ferons ressortir, ci-dessous, tous

les autres aspects illustratifs.

B. Trajectoire d’une désaffiliation

B. 1. Désaffiliation de la classe sociale : phénomènes migratoires miroirs


166

de l’inégalité

Occupant dorénavant un poste politique important dans son pays, Hassan

invite Babakar à le rejoindre. À Éburnéa, où le Dr Soumaoro, un des amis de Hassan,

« Nordiste » comme lui (La Montée, p.98), l’engage comme médecin dans sa clinique,

Babakar rencontre Ali. Celui-ci est originaire du Mali, comme lui, et travaille comme

garde de l’entrée du restaurant bon marché que Babakar fréquente régulièrement.

Mais, loin de ressembler à Babakar, d’appartenir à une ascendance noble et de

compter un seul illustre ancêtre dans sa généalogie, Ali est « issu d’une famille de cul-

terreux qui avait fui la misère en ordre dispersé. Un de ses frères vivait au Koweït,

deux autres à Dubaï, un quatrième à Jérusalem » (La Montée, p.100). Une

relationalité critique émerge de cette relation d’amitié marquée du sceau de l’inégalité

des classes sociales, car elle lui révèle une autre dimension de sa subjectivité. Babakar

prend conscience de son statut d’Africain privilégié et réalise qu’il occupe une position

minoritaire en Afrique. « Je découvris que, sans le savoir je faisais partie du monde

étroit des privilégiés » (La Montée, p.100).

Alors qu’elles interpellent la conscience de Babakar, leurs conversations font

transparaître le même ordre discursif sur les réalités que confrontent les nouvelles

diasporas24. Ali raconte à Babakar les échecs de ses précédentes tentatives de quitter

l’Afrique par la Mauritanie et le Maroc pour entrer clandestinement en France. Il lui

confie sa détermination à réaliser un jour ce désir inassouvi. Babakar partage à son

tour les connaissances acquises de son expérience durant ses voyages d’études. D’une

part l’histoire individuelle d’Ali évoque le discours sur les flux migratoires

24 À propos de ces réalités de la dynamique des migrations économiques, voir Paul Tiyambe
Zeleza, « Diaspora Dialogues », dans The New African Diaspora, dir. Isidore Okpewho et Nkiru
Nzegwu, Bloomington, Indiana University Press, 2009, p.38.
167

contemporains hors des pays déshérités; fuite due à la précarité des conditions socio-

économiques et à la récurrence des instabilités politiques. D’autre part, la pensée de

Babakar évoque le mirage de l’occident, car il prévient son ami qu’en fuyant la misère

en Afrique pour améliorer son statut économique en France, une autre misère l’y

attend, celle de la marginalisation et de la discrimination raciale (La Montée, p.101).

Cependant, la réalité de l’intolérance raciale 25 est relativisée subjectivement

par le libre choix d’Ali. En effet, pour Ali, cette réalité que doit confronter le sujet

diasporique en Occident n’a pas préséance sur une priorité existentielle beaucoup plus

grave qui est celle du chômage aggravé en Afrique. On remarque une économie de

l’affectivité représentative des victimes de la migration économique dans le discours

d’Ali. Il choisit de poursuivre l’Eldorado européen malgré des obstacles auxquels il se

confrontera, car rester dans son pays signifie subir l’enlisement dans le désespoir que

crée la paupérisation accrue. En revanche, Babakar perçoit la situation de façon plus

nuancée. À son avis l’Europe « risquait d’être moins hospitalière que l’Afrique ». Ceci

est justifié, dans la mesure où les jeunes attirés par l’Europe doivent faire face à « de

sanglantes émeutes » ainsi qu’à « la chasse aux non-nationaux » (La Montée, p.105).

À partir du dilemme qui ressort de cette conversation entre Ali et Babakar,

Condé oppose deux discours sur des réalités existentielles concurrentes: d’une part

l’exode comme issue de secours pour se soustraire à la misère et, d’autre part, l’illusion

de trouver en Occident un environnement idyllique. Ces réalités sont incarnées en Ali.

La différence sociale entre les deux amis apparaît dans les raisons et la manière dont

chacun d’eux quitte son pays d’origine pour l’Occident. Ali vit une situation socio-

25 Ces conditions auxquelles font face les immigrants noirs dans les pays industrialisés ne sont pas
exclusives à la France mais concernent aussi l’Amérique du Nord. Ainsi l’expliquent les articles
d’Obiora Okafor, Cassandra Veney et John Arthur dans The New African Diaspora, op.cit., p.17.
168

économique de paupérisation extrême alors que Babakar et Hassan en sont exempts.

Outre le fait que ces derniers possèdent les moyens économiques d’entrer légalement

en Occident, ils quittent leur pays d’origine pour faire des études tout en ayant la

possibilité d’y retourner. La prise de conscience de cette réalité, chez Babakar, ne

s’avère évidente que dans un moment épiphanique. « Je réalisais combien sur un

point au moins ma mère n’avait pas menti. L’Afrique est loin d’être cette-mère-pour-

tous-au sein-généreux que chacun vante. Aucune terre n’est plus inégalitaire et sans

pitié pour les faibles » (La Montée, p.100). Ce moment est crucial en ce sens qu’il lève

le voile sur l’opacité du sujet qu’est Babakar. Ce moment révèle un aspect inconnu ou

mal connu de sa subjectivité. Ce processus de reconnaissance de soi est étudié par

Judith Butler : « Moments of unknowingness about oneself tend to emerge in the

context of relations to others, suggesting that these relations call upon primary forms

of relationality that are not always available to explicit and reflective

thematization26 ».

Ainsi cette dimension de lui-même se révèle chez Babakar par une double

intersubjectivité. La prise de conscience de cet aspect de sa subjectivité qui est le

produit d’un rapport intersubjectif, soit son amitié avec Ali, se manifeste à deux

niveaux entrecroisés : le personnel et le discursif. D’un côté, les enseignements de

Thécla charrient un discours qui est cautionné par la réalité personnelle d’Ali; de

l’autre, la réalité d’Ali provoque à la fois le discours sur le fossé social et celui sur

l’émigration. Le fossé social résulte de l’inégalité des classes et l’émigration est perçue

comme une nécessité pour fuir les systèmes politiques et sociaux des régimes

26 Judith Butler, Giving an Account of Oneself, New York, Fordham University Press, 2005, p.20.
169

postcoloniaux. De plus, étant donné que l’écart socio-économique que relaie le

discours de Thécla se pose dans le récit comme une allusion aux réalités de l’Afrique

contemporaine, en contrastant l’histoire avec la réalité contemporaine, son discours a

pour effet de subvertir le mythe de la « mère Afrique ». À la référence nostalgique du

« bonheur de l’Afrique », mentionné au moyen d’une analepse qui remémore la

transplantation de ses ancêtres de l’Afrique et leur expérience de « la traversée du

milieu », s’oppose l’enfer actuel de la paupérisation et des conflits armés. Ces derniers

étant entretenus en grande partie par des régimes étatiques postcoloniaux, on pourrait

analyser la guerre de rébellion commandée par Hassan comme étant la représentation

de ces conflits. Babakar en fait l’expérience dans sa chair et à travers ses relations

interpersonnelles.

B.2. Désaffiliation des idéaux nationalistes et fin d’une amitié

L’expérience que Babakar fait de la violence des guerres ajoute une autre

dimension à son appréhension de soi et du monde. Cette expérience, générée par un

deuxième moment épiphanique clé, consolide son détachement des idéaux

nationalistes. L’épiphanie l’amène alors à reconnaître en son manque d’idéal un aspect

de sa subjectivité ; valeur transmise par sa mère. La prise de conscience influe sur la

gestion de l’affectivité et favorise le déplacement d’un espace géographique et social à

un autre.

Alors que des émeutes causées par des conflits ethniques sont annoncées à

Éburnéa, Babakar quitte la clinique du Dr Soumaoro pour Danembe, à l’invitation

d’Hassan de joindre leurs forces dans sa lutte politique. En dépit d’un rêve où Thécla

lui interdit avec véhémence d’entrer « dans la guerre sans bâton » parce que ne

sachant « même pas pourquoi ces gens-là se battent » (La Montée, p.114), il se joint à
170

la rébellion que commande son ami. À Danembe, dans le quartier général des Forces

Nouvelles du Nord lieu, il y a toujours partage du statut social et de l’amitié.

Cependant, leur manière de gérer cette situation critique, un des fléaux majeurs des

pays en crise politique, est différente. Alors que guidé par une soif de puissance,

Hassan est la base de la guerre, Babakar utilise ses talents de médecin et ses valeurs

morales pour guérir : il soigne les blessés et il conseille son ami politicien.

À la fin d’une semaine particulièrement pénible- une


mystérieuse épidémie était venue nous compliquer la tâche- je
vis mourir dans de terribles douleurs Ahmed, un blessé âgé de
dix-sept ans, rapatrié du front de Mani. C’était plus que je ne
pouvais en supporter. À bout de nerfs, je poussai la porte du
bureau d’Hassan. Ils s’entretenaient amoureusement avec
Maboula, assise ou plutôt vautrée dans un fauteuil. Je
m’aperçus alors qu’elle était enceinte. Le contraste entre ce
couple et les souffrances de ceux que je côtoyais me parut
scandaleux (La Montée, p.123).

L’intersubjectivité que représentent ses rapports avec les blessés de guerre

montre à voir une relationalité critique. Par cette prise de conscience enclenchée par

sa proximité avec la souffrance des soldats victimes de guerre, il réalise, en un instant,

qu’aucun idéal ne peut expliquer la mort. Ce qui déclenche, d’abord, chez lui, la

réflexivité de sa subjectivité. Cette réflexivité nourrit sa formation dans le sens

foucaldien de la transformation de soi en sujet éthique27. On remarque le sujet réflexif

que devient Babakar : fort de la connaissance de son statut de privilégié dans cette

société et envahi par un sentiment de compassion face à la douleur des autres, il met

à l’épreuve des valeurs inhérentes à sa subjectivité. Consécutivement, à ce moment

précis de son contact avec les victimes de guerres émerge cette connaissance de soi qui

lui était jusqu'à présent opaque. Ce qui l’amène à remettre en question l’idéal qui

27 Michel Foucault, Histoire de la sexualité, Tome II: L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1994; cité
aussi par Judith Butler, op.cit., p.18.
171

anime cette guerre.

Dans ce moment de lucidité, Babakar adopte une position critique face à la

situation et détermine sa position face aux motivations de cette guerre. Babakar sait

qu’il préfère la vie à la mort. Ne se reconnaissant aucun idéal pour lequel mourir, il

recouvre les valeurs enseignées par sa mère. Ce faisant, il délimite sa position morale

vis-à-vis de la réalité qu’est ce conflit armé. Il détermine ensuite ses choix affectifs :

ramener Hassan à la raison ou se désolidariser de lui.

Des émotions fortes sont le catalyseur de la suite des événements qui évoluent

en crescendo. Frustré et plein de colère, Babakar ne se voit pas compromettre son

intégrité morale ; il arrête de soigner et décide d’affronter son ami Hassan au sujet de

la raison de son combat et de l’idéal qui motive cette guerre. Il se rend compte que la

divergence de leurs idéologies ne fait qu’envenimer la situation. La scène de la

confrontation se déroule dans le bureau d'Hassan où « les portraits de ses aïeux,

paternels et maternels sont accrochés en évidence aux murs » (La Montée, p.124).

Babakar pointe du doigt les différents portraits et prie son ami de ne pas se comparer

à eux. En outre, leur exposition implique un compte rendu généalogique ayant un sens

identitaire significatif pour Hassan et son ethnie des Nordistes. Les portraits

s’imposent comme la métaphore d’un récit rendant compte d’une généalogie bien

spécifique. Nous comprenons le sens donné au concept « compte rendu » dans le

contexte du récit généalogique selon Ato Quayson qui souligne qu’il « produces a

nexus of affiliations such that the fate of one person is seen to be inextricably tied to

the fate of all others of the same group. […] it is the genealogical accounting that

provides the link between the individual and the entire community of co-ethnics,
172

whether in the same location or further afield28 ».

L’économie de l’affectivité est illustrée par les différents choix idéologiques des

deux amis. Ces portraits proclament haut et fort le sacrifice que les différents aïeux

d’Hassan ont fait de leur vie au cours des luttes politiques et religieuses contre la

domination étrangère : ostentation généalogique symbolisant sa reprise de leur

flambeau, à savoir l’idée du sacrifice humain pour une cause politique incarnée cette

fois par la guerre interne. Contrairement à Babakar qui n’a aucun idéal et n’affiche

aucune fierté pour les hauts faits de ses ancêtres, Hassan est enraciné dans son passé

généalogique. Ce passé nourrit l’idéal nationaliste du collectif. Cet attachement

nostalgique au passé ancestral, entretenu de manière emblématique, s’installe comme

norme politique dans la conscience collective29. Par conséquent, pour les combattants

de son ethnie, en raison des exploits liés à ses origines ancestrales, Hassan représente

la continuation de « son célèbre aïeul » et leader ethnique communément appelé le

« bâtisseur d’empire, dont le portrait, la tête enturbannée, ornait tous les murs du

camp… » (La Montée, p.121). Hassan entretient la continuité avec une histoire

associée à l’identification du groupe et s’impose comme figure symbolique politique.

L’idéal qui motive la guerre étant nationaliste, il représente l’ordre épistémologique

des Forces Nouvelles du Nord. On observe alors une économie de l’affectivité à partir

des choix des deux amis : Babakar s’insurge contre cet idéal, ce qu’Hassan ressent

comme un outrage à la légitimité de son combat politique.

– À quoi rime cette guerre! hurlai-je avec colère. À quoi rime-t-


elle ? Quand finira-t-elle ? Après combien de tués ? Hassan me
toisa avec froideur et fit sèchement : Heureusement que tu n’es

28 Ato Quayson, « Postcolonialism and the Diasporic Imaginary » dans Blackwell Companion to
Diaspora and Transnational Studies, sous la dir. d’Ato Quayson et Girish Daswani, New York,
Blackwell, 2013, Chapitre 8. (à paraître).
29 Ibidem
173

pas militaire, sinon je serais obligé de te mettre aux arrêts


immédiatement. – Je hurlai plus fort encore : – Dis-moi, dis-
moi à quoi elle rime ! Des frères qui luttent contre des frères !
[…] – Tu demandes le pourquoi de la guerre ? fit ironiquement
Hassan. Tu es donc aveugle ? Depuis l’indépendance négociée
par les Français avec leurs protégés sudistes, martela-t-il, nous,
Nordistes, nous sommes traités comme des citoyens de seconde
zone dans notre propre pays. Veux-tu compter ceux d’entre
nous qui ont été au pouvoir central ? Les choses ne font
qu’empirer. Un amendement inique à la constitution a fait de
nous des étrangers. J’ai été humilié sans raison. Et tu demandes
pourquoi nous avons pris les armes ? (La Montée, p.123-4).

Comme le montre ce passage, Babakar et Hassan affirment chacun sa propre

éthique. Cette confrontation met en lumière non seulement leurs divergences, mais

elle montre aussi, en particulier, que Babakar assume sa subjectivité face à Hassan.

De même, le choix de Babakar d’arrêter de soigner implique sa non-adhésion aux

codes préétablis motivant cette lutte ; soit l’idéal la sous-tendant, et le rejet de

l’intériorisation qu’il en avait fait. Inversement, il est important de noter dans

l’adhésion et l’intériorisation un conditionnement préalable dû à un choix affectif. Une

affectivité qui se définit par subjugation volontaire à une relation interpersonnelle. On

constate le dévouement à l’amitié lorsqu’il avoue avoir « été entraîné dans cette

guerre, sans rien y comprendre, sans appartenir à aucun parti, simplement pour obéir

à la volonté d’Hassan » (La Montée, p.125). Il s’était donc laissé enrôler dans cette

guerre à cause de son admiration sans réserve pour Hassan, mais il arrête d’y

participer en se remémorant les préceptes de Thécla.

Comme nous l’avons souligné ci-dessus, la mémoire étant un aspect majeur de

l’économie de l’affectivité, on observe que les souvenirs de la mère font surface pour

compléter ou renforcer les choix qu’enclenche ce moment épiphanique. Ceci est

d’autant plus vrai que Babakar s’assume en se rappelant les valeurs transmises par sa

mère : « Je n’étais pas un homme d’idéal. À mes yeux, aucune croyance, aucune foi,
174

aucune idéologie ne valait la peine que l’on meure pour elles. Toute médiocre qu’elle

puisse être, la vie vaut mieux. Peut-être étais-je à plaindre de considérer les choses

ainsi ? En tout cas j’avais décidé de retourner à ma vie sans idéal. J’étais le digne fils

de Thécla » (La Montée, p.126). Ces deux réminiscences montrent des modes de

subjugation qui impliquent une sorte d’assujettissement conscient à une relation

interpersonnelle. En conséquence, la prise de conscience devient un tournant décisif

pour Babakar. En réfutant la fascination face à l’idéologie d’Hassan et en optant pour

les préceptes maternels, il adopte une éthique basée sur une moralité individuelle

plutôt que sur un idéal nationaliste. Ce choix semble en même temps indiquer une

impossibilité d'atteindre cette notion de « solidarité universelle du monde Noir »

proposée par la Négritude ; notion de solidarité dont Condé perçoit les fondements

comme illusoire et irréel30.

Le développement de la tension émotive qui s’ensuit fait progresser l’intrigue

par le changement d’espace géographique du héros. Les émotions sont formulées par

les sentiments de frustration, de colère, de rejet, d’humiliation, ceux-ci régissant

l’altercation entre les deux amis. Une transformation qui signe la fin brutale de leur

amitié.

Brusquement, il marcha sur moi : – Sors d’ici ! m’ordonna t-il.


Tout de suite. Et comme je n’obéissais pas assez vite à son gré,
il ouvrit la porte et d’une bourrade m’envoya valdinguer au
dehors. Je me retrouvai, ridicule, le cul par terre dans le couloir.
Cette scène burlesque sonna le glas de nos relations. Dès lors
Hassan m’évita (La Montée, p.124).

Il est évident que l’idéologie des deux amis diffère. Les ambitions démesurées

30 Maryse Condé, « Négritude césairienne, négritude senghorienne », Revue de la littérature


comparée 3-4, (juillet-décembre 1974), p.478; citée aussi dans Wangari wa Nyatetu-Waigwa, op.cit.
175

d’Hassan font naître un engouement pour le passé généalogique et les liens de sang,

alors que Babakar se soucie de l’Autre. Il est ancré dans la réalité présente et s’engage

à entretenir le flux de la vie en se donnant à part entière pour les autres.

Les émotions qui découlent de l’échange interpersonnel entre Hassan et

Babakar passent à la dimension collective. Dans le camp où ils sont installés, Babakar

est dorénavant ostracisé pour sa non-affiliation à l’idéologie d’Hassan et par

conséquent à l’idéal du collectif. On lit dans le récit de Babakar l’intensification

négative des signes de l’affectivité qui succèdent à cet incident. Un changement

s’impose : la fin d’une amitié fraternelle et le mouvement à travers des espaces

géographiques. Ces signes sont les émotions et les choix qui motivent la mobilité

spatiale. Ils imprègnent la scène décrivant le rejet de son ami et l’ostracisme du

groupe ; celle-ci se déroule un jour, à la cantine, lorsqu’il rencontre Hassan :

Il était entouré d’un aréopage de courtisans. À ma vue, il


murmura quelques mots à l’intention de ses compagnons et
tous éclatèrent de rire. J’eus l’impression que leurs regards sur
moi n’étaient pas simplement railleurs, mais chargés d’hostilité.
À dater de ce moment-là, je me sentis frappé d’une mystérieuse
étampe à cause de laquelle on m’ostracisait. Je remarquai
qu’aucun collègue ne m’invitait plus à manger dans un maquis.
Personne ne me surnommait plus par jeu "Scarface". J’étais
devenu un "homme de cellophane" comme dans la comédie
musicale américaine bien connue. Personne ne me voyait plus.
C’est alors que je formai l’idée de quitter Danembe, de retourner
à Éburnéa (La Montée, p.125).

Les sentiments d’humiliation qui en résultent provoquent le déplacement.

Enclenchée par le choix affectif des valeurs personnelles au détriment d’un idéal, la

mobilité spatiale devient donc la conséquence de la mise en pratique de l’éthique de

Babakar, soit l’expression de sa subjectivité vis-à-vis de son ami. On pourrait entrevoir

dans l’énonciation de la subjectivité de Babakar une critique du pouvoir abusif et

centralisé des politiciens et chefs d’états dictateurs des pays où sévissent ces crises
176

politiques ; son choix de la désaffiliation qui résulte du déplacement étant la

formulation par excellence de sa dissidence.

B. 3. Amour interdit, exploitation et invisibilité de la femme

Plus loin, la situation fortuite de la guerre devient le catalyseur de la réalisation

et la concrétisation de plusieurs aspects de la subjectivité de Babakar : le déplacement

que Babakar est obligé d’entreprendre à cause du conflit avec Hassan entraîne la

création d’une autre relation interpersonnelle grâce à laquelle il découvre sa

dissociation des valeurs patriarcales. Ce qui renforce sa désaffiliation de

l’identification à l’ethnie et à la classe sociale. Ainsi, cette guerre fondée sur les

ambitions politiques démesurées d’Hassan a des répercussions directes sur Babakar.

Sa position par rapport à ce conflit militaire ayant été fixée, Babakar déserte le

camp militaire de Danembe en pleine nuit et atteint clandestinement Éburnéa. Il y

découvre la désolation d’une ville à feu et à sang, conquise par les soldats Nordistes

puis déclarée « zone de paix » par les Nations Unies (La Montée, p.129). Après un bref

séjour dans un des seuls hôtels restants, il décide de chercher un emploi. Il prétend

être retourné au Mali, son pays natal et il réussit à dissiper les doutes autour de lui. Il

parvient à faire croire à un ancien collègue Sudiste, le Dr Zourou, que durant toute son

absence il n’avait pas rejoint les Forces Nouvelles du Nord et qu’Hassan et lui n’avaient

été qu’étudiants ensemble à Montréal. Étant rassuré, le Dr Zourou lui offre

« de travailler dans un Centre de réhabilitation sociale créé pour abriter les femmes

victimes de la guerre » (La Montée, p.135), apparaît Azélia, la sœur du Dr Zourou.

Fasciné par les yeux de la jeune femme, Babakar tombe amoureux d’elle. Le souvenir

de Thécla lui revient alors de manière poignante à la vue de la couleur des yeux
177

d’Azélia. Le choix amoureux montre combien le lien affectif à la mère est prononcé.

Effet de la lumière, on ne savait pas de quelle couleur ils étaient.


Bleus ? Violets ? Gris ? Mon cœur s’arrêta de battre et fut fait
prisonnier à l’instant. […] je n’avais jamais aimé que ma mère.
Était-ce l’effet de ces yeux que j’avais cru pareils à ceux de celle
que je n’arrêtais pas de pleurer ? Ils rendaient ce jeune visage
inconnu familier. […] dans ce living-room meublé sans goût,
mis à part un tableau d’Alfred Tigbeti, le peintre sudiste que tout
le monde s’arrachait, je retrouvais ma Thécla adorée.
– Assieds-toi et dîne avec nous ! lui ordonna Zourou tandis que
les enfants s’installaient bruyamment et remplissaient
voracement leurs assiettes.
Elle prit place en face de moi. Louis Zourou qui parlait pour
deux et même pour trois, m’expliqua qu’elle avait commencé
des études de lettres. Malheureusement, dès le début de la
guerre, l’université avait dû être fermée. N’ayant pas les moyens
d’aller à l’étranger comme tant d’autres, elle attendait qu’elle
rouvre ses portes. Dans l’intervalle, elle tenait merveilleusement
sa maison et s’occupait à la perfection de ses nombreux enfants.
– Sans elle, je ne sais pas ce que je ferais. Elle organise tout. Elle
veille sur tout. Ma femme elle-même ne lui arrivait pas à la
cheville (La Montée, p.136-7).

Les paroles de cette scène de rencontre éclairent les aspects majeurs qui

représentent les conventions culturelles régissant les rapports entre les membres de

cette famille et les valeurs auxquelles la maisonnée se conforme. Ces aspects majeurs

sont l’ethnocentrisme, la domination patriarcale, l’exploitation du labeur domestique

de la femme et l’acceptation par le sujet de toute cette hégémonie. L’importance de la

mise en évidence de ces aspects s’explique par le fait qu’ils sont des points de

contentieux par rapport à l’idéologie de Babakar. Ils se résument au rapport

hiérarchique entre le frère et la sœur illustrée par la conversation monopolisée par le

Dr Zourou, parlant de sa sœur à Babakar comme si elle était absente.

Ce manque de communication montre des cadres sociaux ancrés dans le

système patriarcal. D’abord, le silence d’Azélia qui semble approuver le ton de son

grand-frère quand il lui ordonne de s’asseoir illustre la complicité de l’opprimé avec


178

l’hégémonie patriarcale. Une domination évidente illustrée par l’apologie qu’il fait du

labeur domestique de sa sœur. Ses éloges divulguent l’exploitation domestique du

labeur de la femme au sein de la famille.

Le caractère idéologique auquel obéissent cette hégémonie et la complicité qui

la cautionne prévalent dans l’intériorisation de ces valeurs patriarcales par Azélia. Elle

y consent tacitement au point de mettre en péril son propre bonheur. Cette

intériorisation est montrée dans son incapacité à abandonner ces conventions

sociales. Celles-ci influencent même sa prise de décision concernant son amour pour

Babakar, quand elle exprime des réticences lorsque Babakar souhaite officialiser leurs

liens. Concernant cette union entre elle, une sudiste, et Babakar dont l’identité est

linguistiquement et religieusement proche de l’ethnie Nordiste, Azélia craint la

réaction négative de son frère et de sa tribu. Ce souci d’Azélia rend manifeste son

incapacité à faire face à la collectivité, donc, sa subjugation à l’autorité clanique. Sa

réaction implique aussi son incapacité à sortir de la dépendance de la conception

ethnocentrique de l’identité. En conséquence elle ne peut qu’ignorer la subjectivité de

Babakar. Il ne cesse de lui répéter qu’il n’est pas Nordiste mais malien, et

guadeloupéen par sa mère. Il ne peut, non plus, vivre sans heurts l’espace privé de sa

subjectivité. Tous ses efforts pour l’exprimer publiquement ne sont pas reconnus et lui

valent, même, par la suite, des agressions. Le choix amoureux de Babakar fait fi de

l’ethnie d’appartenance d’Azélia, symbolisant ainsi sa dissociation de l’identification

ethnique :

J’échouais à la convaincre de ne pas faire de notre amour un


secret :
– Il ne faut surtout pas que Louis le sache ! répétait-elle
fiévreusement. Comme toute notre famille, il déteste les
Nordistes. Un jour, je finis par m’emporter :
– Je ne suis pas un Nordiste ! protestai-je. Je suis un Malien, à
179

moitié bambara antillais… Elle haussa les épaules :


– C’est pareil ! Je protestai à nouveau : – Ce n’est pas pareil du
tout ! Certaines régions d’Afrique, le nord de ce pays, et la Côte
d’Ivoire, le Mali, une partie de la Guinée sont de régions
mandingues. C’est tout. Leurs habitants parlent des langues
apparentées. Elle ne prêta aucune attention à ce qui pouvait
passer pour une leçon d’histoire (La Montée, p.138).

De plus comme le montre le passage ci-dessous, il est évident que le choix

affectif n’est pas basé sur un penchant pour une identité commune ou un partage

d’affinités culturelles, mais plutôt sur un attachement affectif et mémoriel ayant

rapport avec la mère, unique référence féminine :

C’est vrai que si Azélia avait des yeux qui parfois ressemblaient
à ceux de ma mère, la ressemblance s’arrêtait là. Elle n’avait rien
d’une intellectuelle, torturée par les grands problèmes du
monde. Elle n’était pas non plus comme ma grand-mère, une
femme d’action décidée d’œuvrer pour le mieux-être des siens
(La Montée, p.140).

Le caractère purement individuel du choix est aussi déterminé par son

détachement des avertissements, en rêve, de sa mère contre Azélia. « Dire que pour

cette personne insipide tu connaîtras tant de souffrances ! » (La Montée, p.141). La

désapprobation de Thécla est basée sur ce qu’elle perçoit comme le manque

d’instruction et de force de caractère d’Azélia face aux normes collectives.

Contrairement à Thécla et à Babakar pour qui la prise de décision et le choix affectif

ne se conforment pas aux normes prescrites par la collectivité, Azélia exprime

l’obéissance aux paradigmes normatifs qu’impose sa société et elle ne réussit pas à se

défaire des normes patriarcales. En ce sens, elle diffère de Thécla — par extension de

Babakar — qui propose un modèle de résistance aux discours normatifs à propos d’une

identité monolithique et de l’aliénation de la femme.

Il est évident que le conformisme d’Azélia exprime une subjectivité formée par
180

la domination patriarcale. Incapable de s’autonomiser et de prendre quelques

initiatives pour agir directement sur sa situation, elle est vouée à rester dans ce carcan

social aliénant pour sa vie de couple.

Cependant, ce contraste des personnalités n’empêche pas Babakar de choisir

une affirmation personnelle de soi et du bien-être du couple. Il fait face aux membres

de la famille d’Azélia en bravant leurs réticences et en légalisant l’union conjugale

selon les coutumes traditionnelles. En effet, en annonçant au Dr Louis Zourou la

grossesse d’Azélia et leur mariage imminent, Babakar se heurte à la « haine » soudaine

de Louis Zourou : « Comme vos pareils, vous êtes un chien ! éructa-il… » (La Montée,

p.143). Babakar se voit alors obligé de se justifier par rapport à ses origines : «– Je ne

suis pas un Dioula ! m’écriai-je pour la énième fois. Je suis un bambara. Enfin à

moitié ! » (La Montée, p.143).

Cette réfutation exacerbée par l’identification que lui attribue Louis Zourou est

l’expression de sa vérité et de sa réalité : celle d’une subjectivité une fois de plus

ignorée et exprimant sa dissociation d’une vision identitaire unitaire et monolithique.

Mais, le rejet dont il est l’objet ne l’empêche nullement de revendiquer sa subjectivité

ni de continuer à s’ouvrir à l’Autre. Ainsi, après avoir remis à Jean Zourou, le père

d’Azélia, la somme d’argent requise pour la dot selon le mariage coutumier, et malgré

le refus de Louis et Jean Zourou d’assister plus tard à leur mariage, Azélia et Babakar

réussissent à vivre une trêve mais de courte durée. Le mariage se pose comme une

relationalité critique, en ce sens que Babakar prend conscience, non seulement, de

l’injustice vécue par la femme, mais aussi, de sa position de pouvoir dans ce contexte

patriarcal ethnocentrique et agit en conséquence. De ce point de vue, puisque Babakar

réfute l’identification liée à l’appartenance ethnique et au patriarcat, et exprime son


181

choix de respecter ses valeurs personnelles, l’énonciation de la sa subjectivité dans ce

contexte patriarcal ébranle le discours dominant. En épousant Azélia, Babakar va à

l’encontre des valeurs de domination de la femme, système fondamental sur lequel

repose le pouvoir patriarcal. Il met fin à l’exploitation domestique du labeur de la

femme subie par Azélia et il s’oppose en même temps à la séparation ethnique entre

Nordistes et Sudistes, prétexte du conflit politique.

Cependant, cette dissociation des valeurs adoptées et perpétuées par les

différentes couches de cette société et sa différence identitaire entraîne l’ostracisation

du couple, la mise en péril de leur vie puis la mort d’Azélia et de l’enfant qu’ils

attendent. Babakar est subitement emprisonné « accusé d’être un espion à la solde

des Forces Nouvelles du Nord » (La Montée, p.146). C’est grâce à la conjoncture du

rétablissement d’une entente entre Sudistes et Nordistes, qu’après dix mois

d’emprisonnement il est libéré. Il se sait victime d’un complot visant à « ruiner son

mariage avec Azélia » (La Montée, p.147) lorsqu’il apprend l’affectation du Dr Zourou

comme ambassadeur en Afrique du Sud et plusieurs versions de la mort d’Azélia. Il ne

croit pas Jean Zourou qui le tient coupable d’avoir causé la mort d’Azélia qui voulait

sans cesse le rencontrer en prison. Il ne croit pas, non plus, qu’elle y a été enterrée et

il se lance alors à la recherche de son épouse. Consterné de savoir qu’Hassan est

devenu président à la suite d’un coup d’État, Babakar sollicite nolens volens, le recours

au pouvoir politique de celui-ci, en dépit du dégoût que les ambitions démesurées de

son ancien ami, lui inspirent. Les enquêtes des services présidentiels certifient

qu’Azélia est décédée à la suite d’une méningite à l’hôpital de Tempe, fief familial des

Zourou. Babakar se rend à l’évidence et se résigne à l’idée de la mort de son épouse

causée par les incohérences de la corruption politique : « [Azélia] était la victime d’un
182

carnage qui nous dépassait. Nordistes et Sudistes s’en partageaient la responsabilité.

Les femmes sont le détail de notre histoire. Emmenée à Pretoria par Louis Zourou

pour qui elle n’était qu’une boniche, Azélia était revenue à Eburnéa quand il avait été

rappelé de son poste, jetée en prison avec lui, exécutée peut-être avec lui par les

hommes d’Hassan » (La Montée, p.166).

Tout un processus de l’économie de l’affect est déclenché par un sentiment de

tristesse. Les tribulations de Babakar dénotent une profonde intensité émotionnelle

pendant cette traversée géographique qui représente la migrance inhérente à la

subjectivité diasporique. La force de ses sentiments pour Azélia est telle qu’il bascule

dans le désespoir. Dans ce moment de détresse Thécla intercède à nouveau en rêve et

l’envoie chez elle en Guadeloupe, ce « DOM » où « il ne se passe rien. Ni guerre civile,

ni dictateur sanguinaire, ni coup d’État. » Elle le convainc que, là-bas, il peut apaiser

sa souffrance en profitant de « la Nature si somptueuse » (La Montée, p.164) et y

exercer son « métier, un des plus beaux du monde » (La Montée, p.165). Ainsi, suite à

ce coup du destin et au soutien de Thécla, Babakar quitte l’Afrique pour s’installer

dans les Caraïbes et avoir un autre parcours.

C. Errance, diaspora, l’autre et moi : un modus vivendi

Si l’analyse précédente se rapporte aux rétrospections amenées par la narration

pour situer le passé de Babakar et éclairer le présent, son expérience dans le pays de

sa mère constitue l’état initial dans le récit premier du roman. En Guadeloupe où il

travaille en tant qu’obstétricien il trouve un semblant de répit. C’est dans les Caraïbes,

précisément en Guadeloupe puis en Haïti, qu’il peut réaliser pleinement sa

subjectivité. En effet, le moi de Babakar s’épanouit selon une dimension beaucoup


183

plus humanitaire et transnationale. Sa compréhension de l’ancrage identitaire se

révèle comme le don de soi et la disponibilité envers autrui manifestés dans les

relations interpersonnelles. Dorénavant, le sens qu’il donne à son vécu est cristallisé

dans le lien affectif créé par les relations humaines qu’il tisse dans les Caraïbes :

rapports interpersonnels que sont l’adoption d’Anaïs ; l’affection partagée avec

l’immigrant clandestin d’Haïti, Movar son « protégé vulnérable » ; le colombien Hugo

Moreno son « supplétif de père » ; Fouad, son inséparable ami libanais d’origine

palestinienne (La Montée, p.225). C’est en vertu de la spécificité du point commun

entre ces identités de déracinés et de dépossédés - ils ont tous perdu leurs êtres les

plus chers - que l’amitié constitue une affiliation à une fraternité transnationale.

C. 1. La Guadeloupe et Anaïs

L’épanouissement de Babakar ne se ressent pas par un attachement à cette

terre dont Thécla vantait la Nature attachante. Au contraire, il y mène un train de vie

monotone et connaît un sentiment de mélancolie qui, contrairement aux prédictions

de Thécla, ne peut se guérir grâce à la beauté de la nature, mais plutôt par un ancrage

relationnel. Si, pour sa mère, le pousser à s’exiler dans ce pays était justifié (beauté de

la Nature), en revanche le choix affectif de Babakar se porte sur la réalisation du bien

être fondamental de l’être humain : « Pour moi, la Nature n’est qu’un grand

camouflage. Si l’homme est aigri, malheureux, frustré, c’est ce qui m’importe. Or ici,

l’homme n’est pas heureux parce qu’on ne saurait vivre dans la dépendance » (La

Montée, p.167). Babakar sait qu’il peut trouver sa consolation dans la relation

humaine et non dans la Nature. Il est intéressant de noter combien cette attitude

réfute le discours romantique sur la nature, cette « mère protectrice » vers qui l’être

humain peut se tourner pour échapper au désespoir et à la mélancolie. Un discours


184

que les vers suivants rappelés par Thécla à Babakar évoquent :

« Quand tout change pour toi, La Nature est la même


Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours » (La Montée,
p.164).

La force de la sensibilité de Babakar envers les liens interpersonnels montre

combien l’attachement à l’affectivité entretenue dans le don de soi et dans la relation

humaine prime à la fois sur le lien à l’espace naturel et social des origines et sur

l’attente d’une acceptation par l’autre- entendons, ici, la collectivité d’adoption- pour

que soit rendue possible l’intégration de soi dans la dite collectivité. En ce sens,

l’appréhension de soi du fils diffère de celle de la mère. Même si en Guadeloupe aussi

Babakar subit une discrimination, pour lui le souci de l’autre et le don de soi sont plus

importants que le besoin d’être accepté. Par conséquent, bien qu’à son arrivée en

Guadeloupe Babakar ressente la haine de l’étranger, sa gestion de l’affectivité est telle

que cela ne lui cause aucun souci primordial : d’où l’absence de signes émotionnels

manifestant quelques perturbations que causerait cette altérité. Tandis que le

comportement des administrateurs montre une subjectivité à rebours par leur

entretien des stéréotypes assimilés des discours coloniaux, le détachement émotionnel

de Babakar témoigne d’un certain seuil d’impassibilité qu’il atteint. Parfois, dans son

enfance, au Mali, « il était sensible à l’atmosphère d’ostracisme et d’isolement qui

l’entourait, et il se tourmentait » (La Montée, p.77). Mais, à ce moment présent, en

Guadeloupe, lorsque les employés de la mairie le renvoient au consulat malien pour

l’octroi d’une déclaration de naissance pour Anaïs, Babakar leur répond,

impassible, avant de rire « lui qui riait si rarement » : « – Je ne suis pas étranger. Je

suis aussi français que vous. Et même, si vous voulez tout savoir, j’appartiens à cette

île par ma mère. Une Minerve. Avez-vous entendu parler de cette famille-là ? » (La
185

Montée, p.26). Dans le pays de sa mère, « terre qui se sentait perpétuellement

menacée » et « abhorrait les étrangers qu’elle croyait cause de ses maux » (La Montée,

p.47), ce sont ses services qui influencent le changement de l’opinion que les gens se

font de lui : «Il fallut que Babakar sauve la vie à deux ou trois paysannes nécessiteuses

pour que sa réputation change et même qu’il devienne "le médecin à la mode". – Moi

c’est le docteur africain qui me suit ! – Un docteur africain ? C’est pas possible ! » (La

Montée, p.47).

Pour la mère comme pour le fils, l’ancrage identitaire est créé par la réciprocité

affective qui permet à chaque individualité d’être reconnue, c’est le cas dans le lien

conjugal pour Thécla et dans l’affiliation à une communauté de déracinés pour

Babakar. Il convient, alors, de souligner que Babakar transcende ce souci que génère

l’altérité, ce qui le distingue aussi de Thécla : pour elle, le sens du « chez soi », même

en tant que communauté d’adoption, est encore restreint à la perspective de

l’acceptation de son individualité sans jugement de la part du collectif. Contrairement

aux principes de la Négritude et de la créolité qui mettent l’accent sur l’engagement au

collectif, ce besoin de liberté vis-à-vis du groupe, inhérent aux subjectivités de Thécla

et de Babakar, se rapporte à cet « éventail des possibles de l’individu », en ce sens que

Condé « montre au contraire que chaque individu peut être différent, important à sa

façon »31.

Ainsi nuancée par rapport à Thécla, l’identification de Babakar représente une

sur-subjectivité que nous définissons comme ce rapport à soi unique dans la mesure

où le sujet exprime une disponibilité sans exclure son sens de l’individualité et en

31 Émmanuelle Vanborre, « Écrire en marge de la théorie littéraire » dans Maryse Condé. Rébellion et
transgressions, dir. Noëlle Carruggi, Paris, Karthala, 2010, p.68.
186

intégrant l’existence de l’autre. Vue sous cet angle, l’économie de l’affectivité chez

Babakar montre cette sur-subjectivité révélée par la propension à déterminer son

ancrage identitaire, non seulement par l’affirmation de son autonomie, mais aussi par

le souci de l’autre et le don de soi: d’où l’adoption d’Anaïs, le bébé dont la mère

haïtienne meurt pendant l’accouchement, l’amitié de Movar, l’affection du Colombien

Hugo Moreno, il entreprend aussi des démarches pour retrouver des membres de « sa

famille maternelle, les Minerve », il se lie d’une amitié sans faille avec Fouad, le

Libanais d’origine palestinienne (La Montée, p.88). Ce souci humanitaire récurrent

chez Babakar n’est rien d'autre qu’un choix affectif ultime et il représente son idéal. Il

ne peut l’atteindre qu’en soignant, en se mettant au service des plus démunis et en

s’affiliant à une communauté de déracinés et de dépossédés. Ce souci pour le vécu avec

l’Autre montre l’idéologie de Babakar qui est celle de l’affiliation aux relations

purement humaines. Il est important de noter que ces relations qui n’impliquent pas

nécessairement les liens du sang constituent la zone de refuge inhérente à la notion de

famille et donnent dorénavant à Babakar un sens à sa vie.

Corrélativement, son ennui s’estompe progressivement lorsqu’il se lie d’abord

d’amitié avec le Colombien Hugo Moreno qu’il promène chaque soir en le poussant

dans sa chaise roulante. L’affection d’Hugo remplace celle qu’il n’a pas pu avoir de son

père. Il trouve aussi sa raison d’être lorsqu’il sauve le nouveau-né de Reinette, une

immigrante clandestine haïtienne morte en accouchant. Il adopte cette enfant aux

yeux bleus semblables à ceux de Thécla et la nomme Anaïs. Enfin, Movar, l’amant de

Reinette devient son ami et protégé ; ils veillent ensemble sur le bien-être d’Anaïs.

Sa désaffiliation d’une identification fondée sur les liens de sang et le territoire


des origines est un legs de Thécla. Il honore cet héritage par son désaveu du lien de
187

sang en désobéissant à l’ordre paternel qui était de ne pas oublier son appartenance à
la lignée patriarcale des Traoré :

Que voulait-il dire ? À quoi m’exhortait-il soudain ? Il ne s’était


jamais soucié de mon éducation et ne m’avait jamais rien appris
sur aucun sujet du passé ou du présent. Surpris, je lui rendis son
étreinte. C’était la dernière fois que je le voyais. Il mourut
quelques années plus tard d’un arrêt cardiaque, dû à un excès
de somnifères. Je ne revins pas au Mali pour l’enterrement (La
Montée, p.95).

Cet extrait montre combien la nature des relations avec le père, faussée depuis

l’enfance, justifie l’absence d’affectivité entre eux. Cette distanciation par rapport aux

vœux du père, c’est à dire les liens de sang, est de différente nature dans sa démarche

pour retrouver les membres de sa famille maternelle. Certes, on peut considérer la

recherche des membres de sa famille maternelle comme une quête généalogique.

Cependant, l’échec de cette recherche stérile prouve, dès lors, le manque d’intérêt de

cette famille à son égard. Cette indifférence témoigne que la nature de ce lien peut

s’avérer négligeable lorsqu’il s’agit d’établir un ancrage identitaire ou des rapports

interpersonnels. Mais, si l’objectif de ses recherches va à l’encontre de son idéologie

de la dissociation des liens de sang dont il a préalablement fait preuve, il pourrait se

justifier dans la différence par la nature des relations entretenues avec sa mère, celles-

ci divergeant de celles d’avec son père. Ce qui montre la valeur accordée à la

fortification des liens dans les relations interpersonnelles.

C.2. Vox patria versus la voie du sang ou Identité en relation ?

Cette force des liens entretenus avec la mère pourrait justifier leur influence en

ce qui concerne la troisième expérience. Une expérience déterminée par le respect des
188

dernières volontés de Reinette dont il adopte le bébé ce qui le conduit à rencontrer la

famille de Reinette en Haïti. On peut se poser la question de savoir si, le sang de la

mère transporte une autre valeur discursive que celle inhérente au discours

patriotique et au lien patriarcal. En s’opposant à l’autorité paternelle, il a désavoué

l’importance de ses propres liens de sang patriarcaux.

En effet, le sens des exhortations du père liant l’appartenance identitaire au

territoire ancestral a la même force symbolique que le sang de la mère que porte le

nouveau-né et les souhaits exprimés par la défunte mère de ramener sa fille sur

l’espace des origines. On voit un parallèle dans la narration entre ce qui se perçoit

comme une contradiction émergeant de l’expression de la subjectivé de Babakar. Cette

contradiction est une rétrospection emboitée dans le récit premier. Ayant

désapprouvé son père dans son passé estudiantin il ne s’est pas identifié aux liens de

sang ni à l’espace des origines. Dans cette perspective, le respect des dernières

volontés de Reinette se présente comme une contradiction qui dit moins l’importance

accordée au sang maternel que porte le bébé, que la mise en question des discours

dominants tel que celui du patriarcat. Le renversement discursif s’accomplit par

l’importance que donne Condé à la libération de la femme de sa condition32 dans le

système patriarcal.

À cause de la mort de sa mère et de son épouse qui toutes deux ont vécu dans

l’adversité, Babakar renie l’exclusivité de l’autorité patriarcale et attribue de

l’importance à la mère, et par extension à la femme, comme pour revendiquer cette

valeur qui lui est refusée. Ce dernier postulat est illustré par son attitude face aux

32 Cf. Francoise Pfaff, Ibid.


189

ordres maternels, l’ordre de Thécla à son endroit, ou dernière volonté de Reinette pour

Anaïs. Les discours patriarcaux de la primauté de l’appartenance au père et de

l’irréfutabilité des liens au territoire patrimonial sont ébranlés. Face au caractère

double de soumission à la vox patria – lien de sang du père et lien à la terre des

origines malienne–, dans la subjectivité de Babakar, la mère représentant la voie du

sang a préséance sur l’ordre du père.

Cette attitude préférentielle qui est du ressort de l’économie de l’affectivité,

n’est pas uniquement propre au discours condéen de la revalorisation de la place de la

femme, mission que Babakar mène à bien par un accent mis sur les rôles sociaux de

sa grand-mère, de sa mère, d’Azélia et de Reinette. Il ressort aussi de cette gestion de

l’affectivité, comme marque de l’influence de la philosophie glissantienne inhérente à

une étape de l’évolution de la pensée de Condé, le discours de la relation propre à la

créolisation. La subjectivité de Babakar en propose partiellement une illustration :

(mis à part son identité le situant à cheval sur deux continents et son idéologie de la

dissociation à l’identification territoriale, significative dans la notion de créolisation)

sa connaissance de plusieurs langues, son idéologie qui exprime une dissociation des

déterminants des carcans identitaires et son inclusion de l’Autre dans son « moi »,

permettant ainsi une fluidité de l’expression identitaire.

Loin de s’affilier aux liens de sang que présuppose la vox patria des Traoré, il

rejette aussi l’idéal égocentrique et l’identification monolitique d’Hassan et, ne

pouvant s’identifier de manière territoriale à l’espace des origines, soit malien soit

Guadeloupéen, le « moi » de Babakar s’inscrit dans la vision de l’identité tel que le

propose l’idéal humain de la créolisation et surtout dans la relationalité critique de

Carole Boyce Davies. Vu que « La relation se met en opposition avec la philosophie


190

du “Un”, bâti sur le principe de la revendication d’une lignée inscrite sur un territoire,

monolingue, figé et autoritaire 33 », son « moi » se perçoit, alors, de manière

dynamique. En effet, son identification transcende la relation en voguant au gré

d’éléments clés apparaissant dans ses rapports interpersonnels. Cette fluidité permet

une identification personnelle sujette aux évolutions influencées par

l’intersubjectivité, par la critique de soi ou des discours dominants, voire même leur

négociation, et par la capacité de se départir des valeurs considérées obsolètes. On

constate, certes, l’importance qu’il accorde à la relation de Movar et Reinette, aux liens

de parenté qu’il veut créer avec Anaïs, à son amitié avec Hugo Moreno, avec Movar

puis Fouad. Cependant, son attitude est beaucoup plus significative dans sa volte-face

vis-à-vis de ses propres valeurs. Un retournement exprimé par sa flexibilité à intégrer

l’autre puisque malgré son idéologie de la désaffiliation, il prend en compte les

souhaits de Reinette. Le respect de l’opinion de l’autre fraye un chemin qui lui permet

de faire sa propre expérience. De la sorte, Babakar s’efface pour accorder à l’individu

toute autorité qu’il devrait avoir sur son propre vécu, délèguant ainsi à l’expérience la

qualité de validition de son idéologie de la désaffiliation.

C.3. Haïti et l’identification transnationale et composite

En effet, malgré son souci de l’opinion de l’autre, sa conviction des valeurs de

la désaffiliation se vérifie en Haïti par l’expérience d’une autre indifférence ; cette fois

celle de la sœur de Reinette, Estrella, face à sa nièce, Anaïs. Les mots d’Estrella

définissent exactement la même expérience faite par Babakar dans ses rapports avec

33 Christine Chivallon, « Du territoire au réseau : comment penser l’identité antillaise », Cahiers


d’études africaines, vol 37, nº 148, 1997, p.772. www.persee.org (Document consulté le 30
septembre 2012.)
191

son père : « Reinette et moi ne nous sommes jamais aimées. On croit que l’affection

entre des parents, des sœurs est naturelle, instinctive. Il n’en est absolument rien. Cela

fait partie des mythes, amour maternel, amour filial qui ont la vie dure » (La Montée,

p.269). Bien qu’étant la sœur unique de Reinette et, donc, la seule famille qu’il reste

à Anaïs, Estrella n’exprime non plus aucune sensibilité face à ce lien de sang et avoue

n’être nullement intéressée à l’enfant (La Montée, p.289). Dorénavant, son

détachement est un plaisir pour Babakar qui se voit obligé de garder Anaïs, celle-ci

étant pour lui la « source retrouvée qui va irriguer l’aridité de [s]on existence » (La

Montée, p.22). Dans un mouvement cyclique, on voit à la fin de l’histoire, comment

Thécla, la source de la vie de Babakar, s’incarnera aussi en Anaïs symbolisant, ainsi, le

retour de cette source de vie.

Le dernier aspect de la désaffiliation des carcans identitaires fait référence aux

préjugés raciaux contemporains, précisément concernant l’identité arabe. Nous

notons la désaffiliation des idées reçues sur une identité collée à un individu ou à une

collectivité qu’opère Babakar par la dissociation des mythes à la base de la xénophobie

envers Fouad, son ami libanais d’origine palestinienne. Suivant les exhortations de

Movar à ne pas oublier la requête de Reinette et malgré les réticences de Thécla,

Babakar se décide de quitter la Guadeloupe pour Haïti. À Port-au-Prince, Babakar,

Anaïs et Movar sont accueillis et logés par Fouad l’ami et presque frère de Movar.

Fouad avait pris ce dernier sous sa coupe, ainsi que ses deux jeunes sœurs Jahira et

Myriam pour l’instruction desquelles il dépensait une fortune. Ces préjugés

xénophobes sont illustrés dans le récit de Fouad, au début, lorsqu’il dévoile ses vraies

origines : « Je suis Palestinien. Mais c’est une identité qui fait peur. Ce vocable-là

recouvre trop de souffrances, de dépossessions et d’humiliations. Il faut être un Jean


192

Genêt pour nous aimer. Autrement, le monde se détourne de nous » (La Montée,

p.199).

Cette mise à nue des sentiments de Fouad face à la manière dont est perçue

l’identité palestinienne nous éclaire sur l’instabilité politique provoquée par la crise

israélo – arabe – controverse contemporaine qui soulève une pléthore de clichés

négatifs sur les refugiés et immigrants palestiniens touchés par ce problème. Comme

la plupart des ressortissants des pays touchés par la violence que causent les

conjonctures politiques instables et par la précarité socio-économique, l’expression

identitaire de Fouad témoigne de la crise qui touche un bon nombre de sujets dispersés

dans divers pays du monde et, en corollaire, ceux devenus diasporisés. Comme c’est le

cas de Fouad qui s’est vu obligé de quitter son pays d’origine, cette crise est à la base

du déplacement de plusieurs palestiniens vivant dispersés en exil de par le monde.

Leur installation dans les pays d’accueil se heurte à des réactions à caractère

xénophobe généralement entretenues par des opinions préconçues. L’expérience de

Fouad en témoigne. En effet, il vit un drame sentimental causé par son amour à sens

unique pour Cuca, une prostituée à moitié noire et indienne de Santo Domingo, qui

vient incarner cette xénophobie. Fouad relate combien le rejet dont il est l’objet de la

part de Cuca, qu’il aime éperdument et voudrait épouser, est dû à son appartenance

identitaire. Il explique que le motif en est l’intériorisation qu’elle a faite de ces

préjugés. Le ton condescendant et l’incompréhension qui déterminent la réponse de

Cuca à l’expression des sentiments de Fouad en sont la représentation par excellence :

« – Quoi ! fit-elle avec violence. Je n’épouserai jamais un Arabe.


– Pourquoi ? Qu’est ce que les Arabes t’ont fait ? Perdu en Haïti,
je n’avais plus à l’esprit les préjugés qui existent à travers le
monde.
– Ce sont des terroristes, fulmina-t-elle. Regarde ce qu’ils ont
fait à New York. Regarde ce qu’ils font en Irak, en Iran, au
193

Pakistan, partout » (La Montée, p.215).

En regard des épreuves liées au déplacement qui caractérise cette diaspora,

Fouad et Babakar partagent une expérience commune et leur rapport relationnel

représente une relationalité critique. Le partage de leur expérience crée, au niveau de

leurs subjectivités respectives, des affinités qui permettent leur rapprochement et les

rend inséparables. Tout comme Babakar, Fouad a manqué très tôt d’affection

maternelle et, à cause de la violence créée par des crises politiques, il a frôlé la mort et

perdu des êtres chers, son père et son frère. Face au constat de leurs similarités,

Babakar prend conscience de sa subjectivité en attestant de l’erreur des préjugés qu’il

a conservés depuis l’enfance. On constate leur mise en évidence dans la comparaison

qu’il fait entre sa perception de Fouad et l’attitude de xénophobie qui transparaît des

paroles de Thécla qui lui reviennent à la mémoire : « – Ces gens-là sont des

exploiteurs, de sales capitalistes, des sangsues qui vivent sur le dos de nos peuples. Il

sont nombreux dans mon pays ! » (La Montée, p.224). Babakar qui s’étonne du

rapprochement qu’apporte son amitié avec Fouad reconnaît donc avoir intériorisé, par

procuration, cette altérité à l’endroit des Libanais. Il se rappelle qu’elle lui a été

transmise par sa mère dans son enfance lorsqu’un jour il traversait avec elle le quartier

de Bamako abritant des commerces libanais.

Pris sous cet angle de la prise de conscience catalysant son repositionnement

idéologique et, par conséquent, une transformation de sa subjectivité, leur amitié se

présente comme une relationalité critique. Concluant à l’arbitraire de ce jugement,

Babakar se dissocie de Thécla en réfutant cette idée reçue d’elle : « Pourtant cette fois,

carton jaune pour Thécla ! Elle aurait dû se méfier des généralisations et savoir que

les camps sont interchangeables. Les opprimés, dès qu’ils le peuvent, deviennent des
194

oppresseurs et ces derniers deviennent souvent des victimes » (La Montée, p.225).

Ainsi, ensemble, Babakar et Fouad forment un duo de déracinés. De plus, avec Movar,

ils sont un trio de sujets dépossédés de leurs êtres chers, si bien que Thécla les

surnomme les veufs inconsolés.

Ayant vécu un parcours de désaffiliation des divers carcans identitaires,

l’appréhension de soi et du monde qui caractérise la subjectivité de Babakar se

concrétise dans la nature de ses liens d’amitié avec Movar et Fouad. Libéré de ces

carcans soit par un héritage maternel, soit par une expérience relationnelle, il accède

à une autre dimension de son appréhension de soi et du monde. Sa nouvelle vision est

le mieux présenté par ces mots de Thécla qui décrivent les choix relationnels de

Babakar ; choix dépourvus de tous carcans. C’est au sein de cette « colonie » à la fois

« de veufs inconsolés » et « du nouveau monde » (La Montée, p.223) qu’il peut

trouver l’ancrage et l’épanouissement identitaire composite qui définit sa subjectivité.


195

Conclusion partielle

Notre analyse de la subjectivité par le truchement de l’économie de l’affectivité

pour aboutir à la désaffiliation de tous carcans identitaires et idéologiques a permis à

la fois de lever le voile sur la subjectivité de l’auteur ainsi que de faire ressortir sa

représentation des réalités touchant les anciennes et les nouvelles diasporas. La

relationalité critique, la dissociation des idées reçues, la propension à l’errance et

l’autonomie avérée du personnage rejoignent le caractère réputé insaisissable de

l’auteure. Maryse Condé a été successivement taxée de nomade inconvenante,

d’insolente, de rebelle ou de subversive, en raison de sa fluidité d’esprit et de son refus

de rester ancrée dans toutes idées obsolètes afin d’évoluer avec son temps dans la

pensée intellectuelle et politique. Si les critiques reconnaissent avoir du mal à classer

Condé dans un carcan individuel spécifique c’est qu’elle refuse les étiquettes telles

qu’engagée, féministe, créoliste, afrocentriste, etc. Par contre, Condé assume son

interpellation et sa critique radicale des discours dominants, ce qui la range dans le

dévouement à la cause purement humaine.

L’être humain et tout ce qui a trait à son bien-être, ses déboires et ses

expériences individuelle et collective représentent une problématique majeure dans la

littérature condéenne. Dès lors, cette problématique constitue la matière première de

tous ses romans : la vie, la mort, l’amour, la beauté du monde et la souffrance des

humains. Ainsi, en vue de l’identité diasporique de Condé notre choix de En attendant

la montée des eaux suivi de Moi, Tituba, sorcière…, celui-ci étant le contre point de

celui-là, nous a permis de montrer le large champ de vision de la subjectivité

diasporique que Condé réussit à nous offrir.

Alors que le personnage fictionnel de Tituba se présente comme la métonymie


196

du contexte historique de la diaspora précoloniale, le récit de En attendant la montée

des eaux met en avant la diaspora postcoloniale tout en condensant le développement

des deux diasporas et les conditions historiques, socio-économiques et politiques qui

les conditionnent. Il ne s’agit plus simplement du sujet marginalisé en tant que femme

et esclave noire, mais d’un médecin au statut social privilégié capable de se mouvoir

d’un continent à un autre. La perspective historique pour la réhabilitation de la

mémoire de l’opprimé est menée à bien, le projet s’actualise pour donner une vue

d’ensemble. La mise à l’index du système oppressif ne s’applique plus seulement à

l’hégémonie du Blanc et de l’esclavagiste capitaliste. Transcendant le contexte

historique et reprenant la trajectoire temporelle, Condé ancre la nécessité de la

représentation des contingences du sujet diasporique dans le présent. Un acte

énonciatif qui sape toute doxa et fait tourner le regard du sujet Africain/ Noir,

principalement sur lui et l’amène à une certaine relativisation. D’une part, la

relationalité critique a permis de montrer cette relativisation, car c’est d’un côté à

partir d’un rapport intersubjectif que le sujet, intégrant l’autre en soi, se définit ou

s’identifie et, de l’autre, rendant plus claire sa position idéologique, cette

intersubjectivité l’aide simultanément à positionner différemment cette position et à

se redéfinir. D’autre part, cette irrévérence pour les dogmes est démontrée par

l’illusion de la force des liens de sang, le détachement de la terre des origines,

l’ébranlement des idées reçues, le refus de ménager l’opinion des êtres aimés, de soi-

même et de son environnement culturel et politique et l’étalage des effets de

l’impérialisme. Ces effets partent de l’Histoire au sein du collectif des esclaves

africains et de la colonisation en Afrique et atteignent l’échelle internationale dans

l’actualité. Ainsi, le montrent respectivement le récit de Tituba puis les récits


197

généalogique dans En attendant la montée des eaux. Dans ce dernier texte, Condé

illustre leur portée par l’expérience de Fouad et des immigrants clandestins que

représentent Ali, Movar et Reinette.

Consécutivement, si son écriture ancre le sujet dans sa réalité sociale, c’est

qu’en vertu du style de l’auteure ce réalisme se veut critique. C’est dans cette

perspective qu’elle retrace dans Moi, Tituba, sorcière… les conditions de vie

inhumaines des Africains réduits en esclavage, une situation qui donne lieu à un

syncrétisme culturel et un ancrage identitaire dans la créolité des Caraïbes. Quant à

son dernier roman, il peint le sujet diasporique africain contemporain dans sa sphère

transnationale. L’identité métissée de Babakar– soit à cheval sur deux continents–,

son plurilinguisme, son errance, sa désaffiliation des carcans idéologiques, de

l’identification territoriale et sa filiation à une fraternité transnationale sont la

métaphore du positionnement global du nouveau sujet diasporique ; en relation

constante et évoluant avec le monde qui l’entoure : l’ici, maintenant et le passé

mémoriel, là-bas. La vitesse du changement évolutif au niveau global influe, aussi, sur

le sujet diasporique qui doit s’adapter en conséquence. La fréquence de cette

transformation est symbolisée dans notre analyse par la fluidité avec laquelle, à travers

des moments épiphaniques, Babakar est capable d’intégrer l’apport relationnel et

dévoiler une opacité de sa subjectivité lui permettant donc de relativiser l’ensemble

des connaissances préalablement acquises et finalement reconnaître l’autre en lui et

l’autre qu’il devient.

Sans nécessairement être liée par le sang, à l’identification nationale, à la

similarité des sexes ou au partage des souches ethniques, son ouverture à cet autre

s’enracine dans le partage de certaines affinités ou expériences ou, simplement, d’un


198

amour. Cette réceptivité de l’autre en soi que l’approche théorique de la relationalité

critique a tenté de mettre en évidence émane au niveau subjectif d’un effort sur soi qui

se caractérise chez Babakar comme le don de soi, sans tout autant exclure l’autre de

soi. C’est grâce à cette sur-subjectivité que le sujet diasporique est capable de s’affilier

à une nouvelle fraternité transnationale qui inclut d’autres diasporas marquées

chacune par l’expérience du déracinement et la dépossession. Ces diasporas sont

incarnées dans le texte par les Haïtiens descendants d’anciens esclaves africains et les

réfugiés palestiniens et libanais représentés respectivement par Movar et Fouad. Des

réalités diasporiques contemporaines qui touchent personnellement Babakar et que

l’auteur classe dans l’actualité globale et l’urgence humaine.


PARTIE IV. Subjectivités picaresques chez les sujets postcolonial et

diasporique dans Verre Cassé d’Alain Mabanckou

« Satire portrays subhuman grotesques


enmeshed in chaos. Picaresque presents a
protagonist enduring a world that is chaotic
beyond ordinary human tolerance, but it is a
world closer to our own experiential one, or
“history,” than are the worlds of romance or
satire. “Our real ‘world’ (which we leave in
but never understand” […]. » (Ulrich Wicks,
Picaresque Narrative, Picaresque Fictions.
A Theory and Research Guide, Westport,
Connecticut, Greenwood Press, 1989, p.42.)

« The space of diaspora as consciousness


(whether named and recognized or unmade
and unrecognized) emerged in the
contradiction of exclusion and inclusion that
this implies. In modernist discourse,
blackness cannot be accommodated within
the national space because of its negation of
civilization. Its inclusion in national
peoplehood is foreclosed. At the same time,
blackness is firmly embedded in the
materialities of modernity, giving rise to the
imperative of its management. It is
presented ideologically as an intrusive and
undesirable, even though necessary and
unavoidable, presence in national spaces
where civilization is imaginatively
constructed and where its materialities are
deployed. Diaspora, therefore, is the space of
mutual recognition of a solidary
consciousness across fragmented
geographies. » (Percy C. Hintzen et Jean
Muteba Rahier, (sous la dir.) « Introduction.
Theorizing the African Diaspora : Metaphor,
Miscognition and self-recognition » dans
Global Circuits of Blackness. Interrogating
the African Diaspora, Chicago, University of
Illinois Press, 2010, p.xviii.)

« The reality of the black world is so sad that


if you don’t laugh a little, you can become
completely desperate and negative ».

199
200

(Maryse Condé dans Conversations with


Maryse Condé, dir. Françoise Pfaff, Paris,
Karthala, 1993, p.30.)
201

Dans les écrits sur le « moi », l’expression de la subjectivité (préalablement

définie comme le propre du sujet et sa réalité expérientielle) transparaît comme

expérience personnelle par la conscience que le sujet prend de lui-même et exprime;

ceci dans la mesure où le comportement ou l’expression du sujet décrivent sa situation

sociale et son rapport au monde. L’importance de la subjectivité est signifiante quant

à l’analyse des paroles et du récit du sujet. Ces derniers mettent en lumière la situation

du sujet dans un contexte énonciatif particulier et laissent paraître son point de vue

qui est pourvu d’une dimension critique. Le sujet en marge d’une société a conscience

de son environnement; de son interaction avec le monde émerge une expérience qui

se traduit par son point de vue. C’est sous cette forme du récit de soi révélant une

existence aliénante, qui détermine la subjectivité des personnages marginalisés, que

se lit souvent une critique des faits et discours sociaux et historiques hégémoniques.

Ce rapport entre la subjectivité de l’être marginalisé et la critique du social est inhérent

aux représentations de la précarité et de l’aliénation existentielle du sujet postcolonial

et diasporique, motifs également fondamentaux du roman picaresque. Dans la fiction

picaresque, en général, l’expression d’une telle réalité traduit un investissement

subjectif profond si bien que l’histoire personnelle met en relief la subjectivité du

narrateur. Dans la perspective de la mise à nu de la conscience du sujet marginal et de

son appréhension du monde, nous retenons que la première apparition du picaresque

a donné une « literary form to a myth which draws attention to the interaction

between the self and society1 ». En tant que mythe littéraire, le picaresque signifie à la

fois « a state of mind, the fused experience of the dialectic relationship of the self and

1 Richard Bjornson, The Picaresque Hero in European Fiction, Madison, The University of Wisconsin
Press, 1977, p.19.
202

the world 2 », et cet état de la psyché qui est un « outlet for the expression of human

alienation3 ».

Du point de vue du lien entre la conscience du sujet et son milieu, le mythe

littéraire se distingue du genre picaresque4. Il dénote une situation ou un archétype5

du picaresque qui traduit spécifiquement les traits génériques des textes fondateurs

de la tradition picaresque espagnole6. Les caractéristiques génériques, notamment les

huit traits distinctifs du picaresque élaborés par Guillén 7, et la spécificité de sa

narration sont dérivées des trois premiers textes picaresques, soit La vie de Lazarillo

de Tormes (1553) de Hurtado Mendosa suivi de Guzmán de Alfarache de Mateo

Alemán (1599-1604) et de El Buscón de Quevedo (1626). Si dans ces textes le pícaro

ou « gueux » est le personnage principal, la condition sociale précaire de Lazaro de La

vie de Lazarillo est similaire à l’existence aliénante d’autres héros.

Dans ce sens, les études de Richard Bjornson dans The Picaresque Hero in

European Fiction (1977) montrent le lien entre la connotation biblique de souffrance

et de mort (Lazare, Lazarillo, Lazaro) et le sens de misère et de pauvreté dans le terme

2 Christoph Ehland, Picaresque Perspectives-Exiled Identities. A Structural and Methodological


Analysis of the Picaresque as a Literary Archetype in the Works of James Leslie Mitchell,
Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2003, p.20.
3 Claudio Guillén, Literature as a System : Essays toward the Theory of Literary History, Princeton,
Princeton University, 1971, p.106.
4 « I will then attempt to define the “picaresque myth” that is, a story, plot, or “situation” which can
be seen in certain […] works. » Harry Sieber, The Picaresque, Londres, Methuen & C Ltd, 1977, p.3.
5 Christoph Ehland, Picaresque Perspectives, op.cit., p.57.
6 Selon Claudio Guillén, « It may be useful to distinguish between the following : the picaresque genre,
first of all ; a group of novels, secondly, that deserve to be called picaresque in the strict sense-
usually in agreement with the original Spanish pattern; another group of novels, thirdly, which may
be considered picaresque in a broader sense of the term only; and finally, a picaresque myth: an
essential situation or significant structure derived from the novels themselves ». Claudio Guillén,
Literature as a system, op.cit, p.71 ; « The picaresque myth represents a valuable analytical device
for the scrutinity of textual structures which might bear witness to a multitude of generic traits. »
Christoph Ehland, Picaresque Perspectives, op.cit., p.23.
7 Claudio Guillén, Literature as a System, op.cit., p.80-85.
203

« lacéria » récurrent dans ce texte à la base de la littérature picaresque8. Ainsi, selon

Bjornson, La vie de Lazarillo de Tormes a créé les fondements de l’apparition du

pícaro dans la littérature européenne. En Allemagne naît Simplicius Simplicissimus

(1668), puis, en France Gil Blas de Lesage (1715) ; Fortunes and Misfortunes of the

Famous Moll Flanders de Daniel Defoe (1722), suivi plus tard de Roderick Random

de Tobias Smollett (1748) forment la tradition anglaise du picaresque. À cause des

divergences dans la formulation du genre entre le picaresque dans littérature

espagnole dès le XVIe siècle, voire le XIVe siècle9, et le picaresque dans la littérature

anglaise au XVIIIe siècle, la figure du pícaro dans Lazarillo associé à Guzmán a

généralement fait consensus pour une définition générique 10. Toutefois, il est

important de noter que même si on peut attribuer à cette représentation du pícaro

certaines caractéristiques, leur présence n’est pas indispensable dans le cas d’une

situation picaresque dans le récit.

La définition du pícaro a évolué au fil du temps. Depuis son sens neutre tiré en

1525 de l’expression pícaro de cozina (garçon de cuisine), il a signifié tour à tour, entre

1587 et 1659, une profession servile et subalterne, un comportement immoral et

antisocial, un vécu associé à l’escroquerie ou à un état exécrable ; il fait ensuite

référence aux soldats (piquero) recrutés parmi des criminels ou à ces mêmes soldats

8 Richard Bjornson, The Picaresque Hero in European Fiction, op.cit., p.21.


9 Christine J. Whitbourn, (dir., Knaves et Swindlers, 1974) citée par Harry Sieber in The Picaresque,
op.cit., p.3 : Christine J. Whitbourn […] goes to the other extreme by locating the roots of the
picaresque in the fourteenth-century Spanish Libro de buen amor or the fifteenth-century Catalan
work, « Lo spil, o libre de les dones. »
10 Harry Sieber, The Picaresque, op.cit., p.12; Christoph Ehland, Picaresque Perspectives, op.cit., p.60.
« For seventeenth-century Spaniards who wrote and read this type of fiction, the crucial factor was
the presence of a “pícaro” at the center of the narrative, and although a common subject matter may
have implied the use of certain conventions, motifs, and narratives structures, it hardly constituted
a literary genre in the true sense of the word. » Richard Bjornson, The Picaresque Hero in European
Fiction, op.cit., p.4.
204

devenus déserteurs; puis, dans la perspective espagnole de la fin du XVI e siècle le

terme est associé sémantiquement à Picardía, et il devient synonyme de voyou puis,

plus tard, de mesquinerie. Le passage de sa connotation de délinquance au sens

mélioratif apparaît au début des années 1600 dans le poème Testamento del pícaro

pobre de Pedro Láinez et dans Tesoro de la lengua castellana de Covarrubia ; dans

cette œuvre le statut marginal du pícaro est déterminé par son besoin de liberté face

aux responsabilités11 , à l’ordre ou aux coutumes12.

Tous les traits contribuant à la précarité matérielle et identitaire ainsi qu’à la

marginalité du gueux font du personnage picaresque un anti-héros. Les traits et

thèmes fondamentaux au texte picaresque contemporain sont les suivants : le récit

s’inscrit dans le contexte d’une société ou d’un environnement en désintégration ; à

cause d’un investissement subjectif qui donne au texte la forme du récit

autobiographique, la structure narrative fragmentée est donnée à voir par une galerie

de portraits de gueux propre au picaresque; alors que l’origine familiale du

personnage picaresque, loin d’être noble, apparaît douteuse, et même apparentée à

une « basse extraction 13 », il est souvent orphelin ; le gueux à l’identité déracinée ne

fait jamais entièrement partie d’une société qui le rejette et qui doit confronter en

retour ; ses expériences malheureuses ou traumatiques entraînent solitude et

méfiance du monde ; sa position en marge de la société fait naître en lui un sentiment

de « dilemme existentiel 14 » ; ce conflit intérieur est crucial : il déclenche le

11 Pour un historique du développement du mot pícaro voir Harry Sieber, The Picaresque, op.cit., p.5-
12 ; Richard Bjornson, The Picaresque Hero in European Fiction, op.cit.; Ulrich Wicks, Picaresque
Narrative, Picaresque Fictions. A Theory and Research Guide, Westport, Connecticut, Greenwood
Press, 1989, p.7-8.
12 Ulrich Wicks, Picaresque Narrative, op.cit., p.39.
13 La vie de Lazarillo de Tormes, Traduction par Bernard Sesé, Paris, GF Flammarion, 1994, p.99.
14 Christoph Ehland, Picaresque Perspectives, op.cit., p.49.
205

déroulement des événements dans le texte picaresque ; de par son état de nécessiteux

ou dépendant, le protagoniste doit choisir entre se séparer de son milieu pour survivre

et pour s’élever de sa condition ou être condamné à une errance continuelle; l’urgence

de survie influence ses actes déviants et surtout la ruse; il apparaît aussi dans le texte

picaresque une fraternité de repris de justice 15 ; l’échec du personnage picaresque

rappelle le motif biblique du « mythe de la Genèse-apocalypse 16 » ; le réalisme veut

représenter des faits historiques et contemporains; le style est souvent caractérisé par

l’ironie et parfois par la déconstruction de la forme du roman17. Cependant, si à elles

seules les caractéristiques du pícaro ne peuvent définir le roman picaresque, certaines

d’entre elles ne peuvent correspondre qu’à certains de ces thèmes. Ainsi, nous

acceptons la remarque de Richard Bjornson :

Because every specific example of picaresque fiction is a mixed


form, there is no such thing as an ideal picaresque hero or a pure
picaresque novel; the picaresque myth or mode is an essential
component of novels associated with the Spanish picaresque
tradition, but nothing prevents it from reappearing in the lives
of characters who possess a wide variety of personality traits
and meet with diverse experiences. This fictional possibility is
clearly not bound to any specific era or geographical location,
although it might occur in some times or places and not in
others18.

Pour notre analyse, nous retiendrons que la subjectivité du personnage picaresque se

définit par sa situation existentielle dans un milieu où sa condition socio-économique

est précaire. Il en résulte un conflit entre lui et son milieu social ou les valeurs de ce

milieu, d’où son malaise intérieur induit par l’effort qu’il doit fournir pour fuir et

15 Ulrich Wicks, Picaresque Narrative, op.cit., p.47.


16 Ulrich Wicks, Picaresque Narrative, op.cit., p.48.
17 Nous nous appuyons sur l’observation de Herzfeld sur la déconstruction de la forme du roman
comme étant un aspect du picaresque. Claude Herzfeld, Thomas Mann : « Felix Krull », roman
picaresque, Paris, L’Harmattan, 2011.
18 Richard Bjornson, The Picaresque Hero in European Fiction, op.cit., p.6.
206

survivre à sa manière. Ce malaise correspond à la définition la plus générale du

picaresque ; soit le conflit existentiel du protagoniste picaresque qui pousse ce dernier

à choisir entre quitter le milieu aliénant ou se conformer aux valeurs sociales de cet

environnement. Y échapper signifie une libération individuelle de l’environnement

aliénant, alors que l’adopter implique sacrifier sa liberté fondamentale ou son intégrité

morale. Si ces deux solutions au dilemme mettent en accusation la société ou son élite,

le sujet n’en reste pas moins marginal ; il se retrouve dans une position d’altérité. Son

rejet ou son accusation par la société ainsi que son identité de repris de justice

suscitent une critique du social. S’il existe rarement une solution idéale ou

harmonieuse comme aboutissement, le récit du personnage picaresque illustre

néanmoins une esthétique et un art de la survie. C’est cet effort de survie dans le

contexte du picaresque, tel que nous venons de le définir, que nous examinerons dans

le roman Verre Cassé d’Alain Mabanckou.

Verre Cassé entre dans la lignée d’autres romans postcoloniaux du type

picaresque et renfermant des aspects du picaresque dont les plus connus sont

L'ivrogne dans la brousse (1952-1953) et Ma vie dans la brousse des fantômes (1954-

1988) d’Amos Tutuola, Mission terminée (1957) de Mongo Beti, Une vie de boy (1956)

et Chemin d’Europe (1960) de Ferdinand Oyono, La plaie de Malick Fall (1967), Le

soleil des indépendances (1968-1970) d’Ahmadou Kourouma, Les aventures de Moni

Mambou (1971) de Guy Menga, Le cercle des Tropiques (1972) d’Alioum Fantouré

suivis de L’étrange destin de Wangrin (1973) d’Amadou Hampaté Ba, puis de La

Maison de la faim (1979) de Dambudzo Marechera , Les écailles du ciel (1986) Tierno

Monenembo, Sozaboy: A Novel in Rotten English (1986) de Ken Saro-Wiwa (en

anglais), La route de la faim (1991) de Ben Okri, et enfin Allah n’est pas obligé (2000)
207

de Kourouma.

La problématique postcoloniale 19 dans Verre Cassé se distingue par sa

représentation des différentes expériences du sujet postcolonial qui fait face à une

crise socio-économique. La narration présente une réponse aux discours

hégémoniques et une réflexion sur les conditions résultant de la décolonisation. Le

picaresque et les représentations postcoloniales recèlent une précarité exacerbée de la

situation socio-économique du personnage et une critique de la société. La critique

repose sur l’expression de la subjectivité20 du personnage picaresque ou du narrateur.

Le narrateur et écrivain, Verre Cassé, est un ancien instituteur alcoolique, au chômage

et abandonné par sa femme. Il passe son temps dans un bar de Brazzaville, « Le Crédit

a Voyagé ». Il s’adonne à la mission que lui a confiée l’Escargot entêté, le tenancier,

celle de rédiger l’histoire de son bar avant de s’épancher sur les déboires de sa propre

vie. Verre Cassé narre les aventures de chaque client qu’il rencontre dans ce bar. Le

récit décrit sur le ton de l’ironie les histoires dramatiques de personnages

marginalisés, en « rupture avec la communauté humaine 21 » et invisibles dans une

société congolaise en déchéance : Verre Cassé, l’Escargot entêté, le type aux Pampers,

l’Imprimeur refoulé de France, Robinette, Casimir, Mouyéké, Holden revenu des

19 Pour une définition du postcolonial dans la littérature rappelons que cette problématique signale
« a critical orientation towards colonialism and its legacies [a designation of] the experiences of
various kinds including those of slavery, migration, oppression and resistance, difference, race,
gender, space, place, and the responses to the discourses of imperial Europe [...] a reflection on
conditions under imperialism and colonialism proper as about conditions coming after the
historical end of empires ». Ato Quayson, « Introduction : Postcolonial Literature in a Changing
Historical Frame », dans The Cambridge History of Postcolonial Literature, Londres, Cambridge
University Press, 2012, vol. 1, p.6.
20 Nous rappelons encore notre définition de la subjectivité préalablement élaborée dans la première
partie de notre travail. Nous la concevons comme étant d’abord le propre du sujet (ou de la
collectivité) qui englobe sa manière d’appréhender le monde, sa réalité, son expérience, avant d’être
une prise de conscience de soi et l’acte et la saisie d’un pouvoir d’agir, de faire et de devenir l’être
que l’on veut être.
21 Vincent Simedoh Kokou, op.cit., 2008, p.221.
208

États-Unis. On lit en quatrième de couverture que « dans cette farce métaphysique ou

le sublime se mêle au grotesque, Alain Mabanckou nous offre le portrait truculent

d’une Afrique drôle et inattendue22 ».

Notre analyse de ce roman postcolonial ne se distingue pas uniquement par

l’étude de la subjectivité picaresque, mais aussi par la mise en lumière de la présence

d’une problématique diasporique : ceci induit des parallélismes entre la figure du

picaro et l’expérience paradigmatique du sujet postcolonial diasporique. Si d’autres

textes postcoloniaux tels que Saison de la migration vers le Nord (2006) de Taleb

Yasine, L’amour la fantasia (1985) d’Assia Djebar, The Dilemma of a Ghost (1965)

d’Ata Aidoo et Link (2003, 2004) de Nurrudin Farah portent aussi sur la

problématique diasporique, aucune analyse n’a cependant encore souligné cette

dimension. La perspective diasporique dans Verre Cassé est illustrée par la conscience

double du sujet diasporique soit dans son pays de résidence, soit dans le pays

d’origine, ainsi que par la révélation du travail de la diaspora. Quand bien même ce

dernier recèle un certain nombre de traits génériques picaresques, ceux-ci

n’impliquent pas nécessairement une influence du genre picaresque sur le roman

postcolonial africain et de sa diaspora, mais connotent plutôt un parallélisme établi

selon un dénominateur commun, soit le discours critique qui traduit une mise en

question de la société et que relaye le point de vue de la mobilité, de la précarité, et de

la marginalité sociale du narrateur23.

22 Alain Mabanckou, Verre Cassé, Paris, Éditions du Seuil, 2005.


23 Sous cet angle du parallélisme nous sommes de l’avis de Robert Pageard à propos de l’actualité du
personnage du picaro dans les sociétés africaines et qu’il percevait déjà comme étant « le produit de
la désagrégation du système familial ancien », Robert Pageard, Littérature négro-africaine
d’expression française : le mouvement littéraire contemporain dans l’Afrique noire d’expression
française, Paris, l’École, 1979, p.93 cité dans Jean Baptiste Kalisa, La ville et le picaro, op.cit., p.9.
209

La subjectivité se profile par les caractéristiques définissant les sujets

picaresque, postcolonial et diasporique et s’exprime sous la forme du récit picaresque.

Cette forme est dictée par les événements et montre la vie telle qu’elle se présente ; un

ordre qui lui confère le titre de roman de la route ou de l’errance. À cette profusion de

détails événementiels s’ajoute la critique inhérente au picaresque. Cette critique

découle du discours du narrateur qui en faisant tantôt référence à divers discours,

récits et genres littéraires24 tantôt à d’autres, produit l’effet d’une narration contrôlée.

Un tel effet témoigne de l’existence d’une relation causale entre cette référentialité

plurielle et l’expression de la subjectivité du narrateur. Ces diverses références qui

prennent la forme de critiques spécifiques au contexte d’énonciation laissent aussi

entrevoir la spécificité, la réalité et la vision du monde du narrateur. En rappelant que

la subjectivité est d’abord ce qui est propre au sujet (soit sa spécificité) avant d’être sa

vision du monde et sa praxis (soit la mise en pratique de son éthique ou sa résistance

par rapport au monde), il s’agit de préciser que la subjectivité picaresque englobe,

donc, dans ce contexte, la corrélation entre les spécificités propres aux sujets

picaresque, postcolonial et diasporique. Elle est constitutive de la condition matérielle

précaire et du sens de l’autonomie du narrateur qui, paradoxalement, contribue à sa

marginalité sociale car, bien qu’intelligent et cultivé, il reste matériellement

nécessiteux. Ceci se manifeste par un esprit d’indépendance et une intelligence qui se

révèlent, d’abord, par un effort permanent pour se soustraire à la précarité

existentielle et se traduit, ensuite, par une culture livresque. Cette dernière symbolise

l’expérience emblématique du sujet diasporique ainsi que l’acquisition du savoir et le

24 La convergence d’une multiplicité de formes littéraires est une caractéristique du picaresque. Ellen
Turner Gutierrez, The Reception of the Picaresque in the French, English, and German Traditions,
Currents in Comparative Romance Languages and Literatures, New York, Peter Lang, 1995, p.29.
210

conflit des cultures qui caractérisent l’identité de l’intellectuel africain postcolonial et

marquent, alors, sa différence par rapport à son environnement. Cette subjectivité

s’affiche chez l’autodidacte Verre Cassé, d’une part par sa riche culture littéraire qui

le distingue des autres laissés-pour-compte, et témoigne chez lui d’une supériorité

relative. D’autre part, elle se manifeste par un défi du statu quo qui se manifeste par

une confrontation des valeurs sociales et par l’esprit critique émanant de son discours

et dont le lien à la pluralité de références laisse paraître les motifs de l’errance

physique et discursive.

Étant donné que le déplacement ou la mobilité du vécu se traduit aussi par

l’écriture, il y a lieu d’évoquer une association25 entre l’errance des sujets picaresque

et diasporique et l’imagination du narrateur/ scripteur qui s’évade et devient créatrice.

Au regard de la structure narrative, l’expérience de l’errance au centre de la

subjectivité picaresque se manifeste par une érudition qui apparaît confuse mais

s’avère féconde : les effets de la narration induisent un effet de digression, de

prolifération et d’éclatement et montrent un récit qui tend à en incorporer d’autres, à

se multiplier ou à se reproduire sous d’autres formes. Cette sorte de référentialité

présente une narration contrôlée. Elle s’opère soit par l’inclusion, dans le récit d’un

personnage ou de personnages, individus réels ou fictifs, présents ou non dans la

diégèse, soit par l’acte d’englober d’autres discours intra ou extradiégétiques dans un

discours premier ou second, soit encore par des références comparatives à des textes

25 Roger Chemain a aussi perçu cet aspect associatif en termes de contiguïté entre l’errance picaresque
et le récit. Roger Chemain, « Errance picaresque, voyage initiatique et roman africain », Trois
figures de l’imaginaire littéraire : les odyssées, les héroïsation de personnages historiques, la
science et le savant, sous la dir. d’Édouard Gaède, Paris, Les Belles Lettres, 1982, Actes du XVIIe
congrès de la société française de littérature générale et comparée (Nice, 1981), p.110.
211

divers26, à d’autres personnages et à d’autres textes de l’auteur, indicatifs d’un recours

à l’autocitation27, ou à d’autres discours qui font alors ressortir « le primat des discours

polyphoniques 28 ». Si le discours fait alors appel à l’intertextualité29 en « [invitant le

lecteur] à activer sa mémoire encyclopédique, sa capacité interprétative, son esprit

critique et ludique30 », la spécificité de cette plurivocalité discursive inhérente aux

diverses références réside dans sa fonction suggestive et lève donc le voile sur la

subjectivité du narrateur.

Notre analyse montrera à la fois la relation causale entre cette référentialité

plurielle et la subjectivité picaresque comme fondement des discours performatifs

propres au picaresque et aux discours postcoloniaux et diasporiques. Nous

appréhenderons la question de la subjectivité dans le texte postcolonial et diasporique

à partir du parallélisme31 que permet de tisser le roman picaresque, à savoir la critique

26 La narration est truffée de textes de tous genres qui depassent le cadre littéraire que les limites de
notre travail ne nous permettront pas de mettre en lumière : des chansons, des poèmes, de l’oralité,
des œuvres cinématographiques, des bandes dessinées, des articles de journaux, des discours
politiques, des références à divers discours religieux, des tableaux, des sculptures.
27 Liana Nissim perçoit aussi cette pratique de l’autocitation dans son article « Le roman africain du
troisième millénaire. Un exemple : Alain Mabanckou ou le miracle de l’écriture », dans Où va la
Francophonie au début du troisième millénaire ? Actes du Colloque de Bari 4-5 mai 2005, sous la
dir. de Giovanni Dotoli, Schena Editore, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2005,
p.211-212.
28 Sim Kilosho Kabale, « Verre Cassé, un véritable puzzle de l’écriture », dans Dire le social dans le
roman francophone contemporain, dir. Justin K. Bisanswa et Kasereka Kavwahirehi, Paris, Honoré
Champion, 2011, p.320-323.
29 Nous entendons ici l’intertextualité dans le même sens où la conçoit Marie-Claire Durand Guiziou
dans son article « L’Effet palimpseste dans Verre Cassé d’Alain Mabanckou », Logosphère,
Université de Granada, nº 2, (Écrire au-delà des limites), 2006, p.2-4. Cet article s’inspire des
travaux de Gérard Genette et de Julia Kristeva.
30 Marie-Claire Durand Guiziou, « L’effet palimpseste dans Verre Cassé d’Alain Mabanckou », op.cit.,
p.31-48.
31 Dans cette perspective nous sommes d’accord avec l’opinion de Jens Frederick Elze-Volland
lorsqu’elle souligne dans son analyse des modalités picaresques dans La route de la faim de Ben
Okri, qu’elle ne voit pas le texte africain ou la réalité africaine comme du picaresque à part entière
mais plutôt comme la quête des liens entre cette tradition littéraire européenne et la précarité
existentielle évoquée dans les textes africains. Jens Frederick Elze-Volland, « Precarity and
Picaresque » dans Negotiating Afropolitanism. Essays on Borders and Spaces in Contemporary
African Literature and Folklore, sous la dir. de Jennifer Wawrzinek et J.K.S.Makokha, New York,
Rodopi, 2011, p.51.
212

du sujet aliéné et marginalisé traduisant sa résistance et son esprit aigu

d’indépendance. En prenant comme base notre définition préalablement élaborée du

picaresque, nous analyserons les modalités de représentation des thèmes et du mythe

du picaresque dans Verre Cassé. Cette démarche reliera l’état de marginalité des

personnages à la critique de leurs environnements sociaux respectifs. Elle sera

associée à l’examen des diverses modalités32 de révélation de la diaspora, celles de

l’art de la survie face à l’adversité sociale d’une part, et la réaction aux idéologies

dominantes d’autre part. L’accent sera mis sur la nature picaresque du texte et la

condition de fragmentation identitaire, source d’aliénation, du personnage

diasporique et postcolonial contemporain33.

32 Le terme « modalités » est utilisé dans son sens générique sans aucun rapport avec les études de
l’énonciation.
33 Entendons par fragmentation identifier l’être en rupture avec les valeurs de sa communauté
d’origine ou de celle d’appartenance et rejeté de ces communautés ; le conflit intérieur est ce malaise
qui exprime cette rupture.
213

Chapitre 1. Du panorama et de la critique de la société à la mise en scène

de la survie, de l’autonomie et du choix du vécu picaresque

La subjectivité des personnages postcoloniaux, diasporiques et picaresques

manifeste une fragmentation représentée par le conflit interne résultant des

conditions de vie difficiles du personnage fictionnel et du conflit entre celui-ci et son

environnement ou les valeurs de la société 34. Cette fragmentation identitaire est

signalée d’emblée ; soit Verre Cassé, le titre du livre qui est aussi le nom du narrateur.

En tant que thème, la fragmentation évoque une désintégration et une séparation. La

fragmentation est autant au cœur de la subjectivité du personnage picaresque qu’elle

est récurrente en tant que thème dans la littérature postcoloniale. Dans ce chapitre,

nous verrons comment les éléments du picaresque et la représentation de la société

postcoloniale s’imbriquent dans la subjectivité du sujet et dans ses modalités de

survie. Par un examen parallèle des éléments du picaresque, nous analyserons la

manière dont les tribulations de chaque personnage sont créées par une condition

aliénante propre au contexte d’énonciation postcolonial. Cette énonciation opère une

critique des valeurs traditionnelles et des comportements modernes de la société

postcoloniale mais met aussi en scène les comportements naissant du « déséquilibre

crée par le contact du monde européen avec l’Afrique 35 ».

34 « At the heart of any picaresque narrative is the relationship between the protagonist and his
environment. It provides the tension which is crucial for the protagonist’s specifically picaresque
scheme of (re)action as well as the inherent ideological criticism of the social status quo. » Christoph
Ehland, Picaresque Perspectives, op.cit., p.62.
35 Jean Baptiste Kalisa, La ville et le picaro dans le roman africain. Deux exemples : la plaie de M.Fall
et Mes transes à trente ans de S. Nayigiziki, Mémoire de Licence, Université du Rwanda, Ruhengeri,
1984, p.5
214

A. Sources et nature picaresques du roman : tension intersubjective et

critique du social

Cette fragmentation est symbolisée par la tension entre l’individu et son

environnement, tension qui donne naissance à l’histoire et fait du roman Verre Cassé

un texte picaresque. Les divers thèmes du picaresque naissent des références

multiples au contexte d’énonciation qui ont leur source dans l’initiative d’écrire

l’histoire du bar. Apparaît une double tension provenant, d’une part, de la volonté de

l’Escargot entêté de critiquer la société dont il a été victime et, d’autre part, de

l’intention créatrice de Verre Cassé.

L’initiative de la création émane d’abord du désir d’immortaliser l’histoire du

bar par l’écriture. Par ce projet de pérennisation de la mémoire du bar le tenancier,

L’Escargot entêté, exprime son désaccord vis-à-vis de certaines valeurs traditionnelles

qu’il trouve obsolètes. Verre Cassé nous informe que ce projet d’écriture n’est pas une

initiative personnelle ; il lui a été imposé par le patron du bar qui préfère l’écrit aux

paroles ; une imposition qui souligne la constance de la position subalterne du héros

dans le roman picaresque africain36 :

[…] disons que le patron du bar Le Crédit a voyagé m’a remis


un cahier que je dois remplir, et il croit dur comme fer que moi,
Verre Cassé, je peux pondre un livre, […] il a ajouté [qu’il]
n’aime pas les formules toutes faites du genre « en Afrique
quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle »
(VC, p.11-12).

L’interaction entre l’Escargot entêté et Verre Cassé au sujet de l’histoire du bar fait

apparaître des références discursives. L’Escargot entêté réfute l’oralité qui s’avère être

36 « Le héros du récit picaresque africain est souvent domestique (Une vie de boy), ou remplit des
fonctions proches de la domesticité […] », Roger Chemain, « Errance picaresque, voyage
initiatique », dans Trois figures de l’imaginaire littéraire…, op.cit., p.104.
215

le support culturel primordial des sociétés traditionnelles africaines. L’anachronisme

entre l’africain modernisé ou en désaccord avec certains principes traditionnels, que

représente l’Escargot entêté, et la tradition qu’il perçoit comme désuète, illustre la

fragmentation identitaire. Cette dernière est soulignée par le besoin de réaliser son

individualité ; besoin se révélant par son effort et sa réussite à échapper à l’emprise de

la population. D’autres références mettent en perspective le rôle de scripteur de Verre

Cassé ; de l’écriture mémorielle il passe à la sociographie par les récits de vie du

tenancier et de ses clients, tous témoins singuliers de leur temps et de leur espace.

S’insère alors une succession de récits d’événements tout aussi picaresques racontés à

la fois par le narrateur et par les différents clients ; succession propre au rythme de la

fiction picaresque et s’ouvrant sur une multiplicité de références au vécu de tous les

personnages. Les récits rétrospectifs burlesques que ces personnages livrent à Verre

Cassé brossent un tableau qui se présente comme une illustration de leur condition

postcoloniale aliénante et de leur situation de laissés-pour-compte. Ainsi, les points

de vue narratifs sont partagés entre le narrateur homodiégétique et le sujet du récit

qui est un autre personnage de la fiction.

Verre Cassé, le narrateur, est un ancien instituteur de soixante-quatre ans dont

les talents d’écrivain sont appréciés par l’Escargot entêté. Verre Cassé avoue « y

prendre goût » (VC, p.12) et cette ambition créatrice naissante amène Verre Cassé à

s’approprier le projet. L’ambition naissante du scripteur-narrateur est engendrée par

son refus de la dynamique hiérarchique des rapports entre le tenancier et lui-même.

L’Escargot entêté impose à Verre Cassé une condition servile ; thème récurrent du

picaresque. En choisissant d’écrire à son gré, Verre Cassé prend possession du cahier

de notes et satisfait son désir de liberté de création.


216

Cette liberté est elle-même un autre trait du picaresque. À ce trait s’ajoute le

scatologique, le carnavalesque, l’ironie à l’encontre des sociétés postcoloniales et

diasporiques. Le procédé d’écriture commençant sans majuscule et se terminant sans

point final évoque le procédé de déconstruction qu’entreprennent souvent les auteurs

du picaresque37. L’ambition ne pouvant se réaliser qu’en toute liberté, Verre Cassé

veut laisser libre cours à son esprit et écrire sans contrainte. D’où naît une sorte de

tension chez Verre Cassé dont il se libère en affirmant ne pas être le « nègre » (VC,

p.12) de L’Escargot entêté. Il dissimule au tenancier le plaisir qu’il prend à écrire et

opère, ainsi, une ruse picaresque lui permettant d’échapper à toute dépendance. Selon

lui, le patron le pousserait à écrire davantage et, pour lui, « il n’y a rien de pire que le

travail forcé » (VC, p.12). Le scripteur qu’il devient prend alors son temps sous

prétexte d’érudition littéraire. Il peut, ainsi, se mettre à écrire aussi pour lui-même.

La liberté est également à la base de la naissance du bar de l’Escargot entêté et

de la façon dont celui-ci devient autonome. Pour se libérer des conditions aliénantes

de son environnement social, il avait quitté le Congo pour d’autres pays d’Afrique où

lui était venue l’idée de gérer un bar. La spécificité de la naissance de ce bar motive

l’écriture de son histoire et le panorama social dans lequel il se situe. Dans cette vue

d’ensemble émergent d’autres thèmes du picaresque, une profusion de détails et une

critique postcoloniale : la déchéance de la société, l’écart entre l’élite et le peuple et

l’aliénation du sujet postcolonial, une approche diasporique révélée par le conflit

intérieur caractérisant le sujet diasporique. Les sections et chapitres qui suivent

tenteront d’analyser tous ces aspects.

37 Claude Herzfeld, Thomas Mann : « Felix Krull », roman picaresque, Paris, Éditions l’Harmattan,
2011, p.17.
217

B. Panorama social

Le mode picaresque est mis en évidence par la macrostructure du récit 38 et la

situation du tenancier victime d’un certain chaos social qu’il exploite, cependant, à son

avantage. Verre Cassé commence son récit par l’évocation de la création du bar. Il

énumère les détails historiques liés à cette création. Ceux-ci appellent l’attention sur

les différents acteurs sociaux qui s’étaient opposés à la naissance du bar et se

trouvaient impliqués dans « l’affaire du Crédit a voyagé ». L’intention de rappeler

l’histoire du bar est ce qui déclenche le récit ; Verre Cassé insiste sur l’importance du

rappel de ces divers événements et des déboires du tenancier :

[…] ça a commencé avec les gens d’Église, qui, s’apercevant que


le nombre de leurs fidèles diminuait les dimanches, ont mené
une véritable guerre sainte, […] et puis il y a eu le coup de force
du syndicat des cocufiés du week-end et des jours fériés, ils ont
prétendu que si leurs femmes ne préparaient plus de la bonne
nourriture, si leurs femmes ne les respectaient plus comme les
dames du temps jadis c’était pour beaucoup à cause du Crédit a
voyagé […] et puis il y a eu les intimidations d’une vieille
association d’anciens alcoolos reconvertis en buveurs de flotte
[…] et puis il y a eu une action mystique des gardiens de la
morale traditionnelle […] et puis il y a eu enfin une action
directe des groupes de casseurs payés par quelques vieux cons
du quartier qui regrettaient la Case de Gaulle […] et toute la ville
en a parlé, et toute la presse en a parlé. […] il y a même eu des
touristes qui venaient des pays voisins pour voir ce lieu de très
près comme des pèlerins visitant le mur des Lamentations, […]
et notre barman est devenu du jour au lendemain un martyr […]
et cette histoire banale pour certains est devenue un fait
national, on a parlé de « l’Affaire Le Crédit a voyagé », le
gouvernement en a discuté au Conseil des ministres […] du coup
le pays a été divisé en deux pour cette petite querelle de lézards
[…] (VC, p.13-17).

Au regard de la pléthore de références, le sens étymologique de martyr (dematuria

martyr signifie donner sa vie en témoignage) expose un panorama du contexte social

dans lequel il se situe. Ce terme étant souvent associé à la défense de la foi et des

38 Ulrich Wicks, op.cit., p.54.


218

valeurs sacrées, l’usage qui en est fait dans ce récit en est ironique. Les détails

événementiels servent de témoignage sur la naissance hors du commun 39 trait

conventionnel du picaresque du bar ; ils renvoient à toute la société du texte, à la

société représentée, à la diversité de ses valeurs culturelles et de ses croyances, ainsi

qu’au contexte socio-économique et politique. Ils témoignent aussi d’une résistance

dont a fait preuve son propriétaire face au supplice qui lui a été infligé.

De plus, l’espace diégétique du bar crasseux fait référence au topos du bar en

tant que symbole et concentration de la déchéance sociale. L’image du bar met en

évidence le thème de la vie urbaine des sociétés modernes africaines, thème récurrent

dans la littérature africaine. D’autres romans africains plaçaient déjà leur histoire et

leurs protagonistes dans la déchéance sociale des buvettes 40 des bidonvilles de la

ville : Le prix de l’âme (1981) de Moussa Konaté dans lequel le cabaret « le Paradis

Bleu » est l’endroit que choisit l’un des personnages pour terminer sa vie d’alcoolique ;

dans un des contes du recueil Jazz et vin de palme (1982) d’Emmanuel Ndongala, c’est

chez « Josepha », un « bar peu chic » de Pointe-Noire où les clients vont « chercher le

havre d’un port », que le narrateur, un « obscur petit professeur de faculté », écrit

« l’étonnante et dialectique déchéance » de Kali Tchikati causée par des sorciers

vindicatifs41. Cette position anti-religieuse et anti-sorciers de Kali est rejointe dans

Verre Cassé, d’abord, par l’incrédulité et le scepticisme du narrateur à l’égard des

supposés pouvoirs fétichistes du sorcier Zéro Faute, ensuite par le récit de Mouyéké

39 La naissance hors pair est une caractéristique du genre picaresque. Alors, qu’elle concerne
généralement la naissance des individus à la base du récit autobiographique, dans cette instance
Mabanckou innove par la biographie d’un lieu. Ulrich Wicks, Picaresque Narrative, Picaresque
Fictions. A Theory and Research Guide, New York, Greenwood Press, p.64.
40 Cette référence aux bars, espace diégétique de plusieurs autres romans africains, est déjà étudiée
par Liana Nissim, op.cit., 2005, p.199-203.
41 Emmanuel Ndongala, Jazz et vin de palme, Paris, Le serpent à plumes, 1982, p.13-18.
219

dans lequel est octroyée à ces « sorciers-escrocs » la sentence judiciaire d’une lourde

amende, de « six mois de prison » et de « cinq ans de privation de droits civiques »

(VC, 117-125), représentant de la sorte un geste de dénonciation. Si dans Verre Cassé

l’établissement Le Crédit a voyagé est assiégé puis démoli par des bandes de casseurs

avant de devenir un lieu touristique puis le lieu où les ivrognes et « la plèbe »

socialisent, dans Les écailles du ciel (1986) de Tierno Monenembo, le narrateur,

Kouloun, présente une violence semblable qui touche la buvette « Chez Ngaoulo »,

« une espèce de lieu saint plein d’ironie, passage obligé des itinéraires les plus fortuits,

refuge prédestiné des âmes les plus incurablement vagabondes 42 », des bas-fonds de

Leydi-Bondi où il écrit l’Histoire de l’Afrique depuis sa colonisation jusqu'aux

incohérences qui y sévissent de nos jours et qui s’alignent avec ce « monde qui

s’effondre » que rappelle incessamment Verre Cassé. Notre pain de chaque nuit

(1998) de Florent Couao-Zotti, place le personnage principal Adolphe Saklo,

alias Dendjer, dans plusieurs bars : « La gueule pourrie », « Le berceau des amis »,

« La rencontre des rêves ». Mais, si ici la déchéance est moins importante par rapport

à la désolation causée par l’amour non-partagé de Dendjer pour la belle Nono, ce

thème, comme on le verra, prend une place cruciale chez les personnages de Verre

Cassé. Ainsi, à l’instar du chien, le narrateur dans Temps de chien (2001) de Patrice

Nganang qui, à partir du bar « Le client est roi », observe « le spectacle des vices

humains 43 » et raconte l’histoire du bidonville Madagascar de Yaoundé, Verre Cassé

note la perversité des mœurs et la dépravation morale.

En tant que marque d’une situation picaresque et critique de la déchéance

42 Tierno Monenembo, Les écailles du ciel, Paris, Seuil, 1986, p.14.


43 Patrice Nganang, Temps de chien, Paris, Le serpent à plumes, 2001, 2003, p.53.
220

sociale, l’hostilité qui s’exerce à l’égard de L’Escargot entêté a des répercussions sur

l’affect de l’individu persécuté. Elle implique son isolement car il est confronté à un

environnement qui le rejette et dont il ne peut totalement faire partie. Si cette situation

particulière détermine la récurrence du motif picaresque du picaro pris comme bouc

émissaire par la société44, L’Escargot entêté refuse de se laisser anéantir. Il fait face et

résiste, et fait preuve d’une capacité à être, à agir et à faire en cherchant à éviter un

échec social et professionnel que voudrait lui infliger la population et qui ainsi ferait

de lui un pícaro.

Verre Cassé montre la marginalité de la condition du tenancier et sa survie dans

ce marasme social en même temps qu’il blâme les exactions de la population, méfaits

illustrant les valeurs décadentes de la société postcoloniale où se situe le bar

« crasseux » (VC, quatrième de couverture). Il brosse le tableau de la dépravation de

cette société postcoloniale comparable au monde picaresque qui, comme l’observe

Ulrich Wicks, incarne « un monde qui s’effondre 45 » qu’illustrent maintes

persécutions : les « vieux du coin » supposés être respectables et respectés : « les gens

d’Église » ; « le coup de force du syndicat des cocufiés » ; « les intimidations d’une

vieille association d’anciens alcoolos » ; « une action mystique des gardiens de la

morale traditionnelle, des chefs de tribus » ; une « action directe des groupes de

casseurs payés par quelques vieux cons du quartier » (VC, p.13-15).

La particularité de la situation identitaire de L’Escargot entêté laisse voir

d’autres signes du picaresque : altérité du personnage picaresque et aspiration à la

réussite de manière autonome. En effet, le propriétaire du bar se trouve à la fois à

44 Ulrich Wicks, op.cit., p.55.


45 Tout comme dans le roman Verre Cassé, cette expression est aussi employée pour désigner le chaos
social dans le texte picaresque Cf. Ulrich Wicks, op.cit., p.55.
221

proximité et en marge de la société, alors que l’assiduité de sa force de travail et la

supériorité de son esprit l’élèvent socialement et lui permettent d’affronter l’aversion

à son égard. Bien que sa détermination, son dur labeur et son caractère industrieux

soient les atouts qui l’amènent à surmonter la décrépitude des laissés-pour-compte et

à se démarquer du pouvoir, c’est notamment son érudition et sa position entre les

classes sociales, qui lui permettent de s’implanter. Si son bar est situé dans le quartier

Trois-Cents, un des bidonvilles crasseux de Brazzaville, et jouit d’une publicité

médiatique nationale, L’Escargot entêté a des relations dans le gouvernement et

bénéficie, aussi, d’une respectabilité au sein de cette élite. Il exploite avec intelligence

la médiatisation de son supplice et attire la sympathie de divers groupes. Polyglotte, il

se rallie les différentes tribus linguistiques nationales. Il peut compter sur la

connivence des potentiels clients alcooliques et la compréhension d’une partie de

l’élite gouvernementale. Par conséquent, le succès de son établissement ayant fait la

une des médias nationaux, il ne peut pas être identifié à la plèbe qui fréquente son bar.

Consécutivement, ce triomphe individuel marque son statut socioéconomique

indépendant et stable. Sa position privilégiée écarte la possibilité que lui soient

attribués les traits génériques picaresques propres à la personnalité du picaro ou du

sujet marginalisé. Elle concourt, de plus, à une ascendance naturelle sur les clients du

bar ; une image acceptée par tous. Raison pour laquelle sa demande de pérenniser

l’histoire du bar est perçue par Verre Cassé a priori comme un ordre et une obligation.

Ce portrait de L’Escargot entêté et le tableau de la société qui l’entoure sont

complétés par une satire de l’intervention publique de l’élite gouvernementale. Cette

dernière reconnaît le génie du barman. L’Escargot entêté est allé à l’école avec le

ministre de l’Agriculture, du Commerce et des Petites et Moyennes Entreprises, Albert


222

Zou Loukia. C’est le ministre qui met un terme à la violence dont L’Escargot est victime

par un discours public « mémorable » (VC, p.17) que Verre Cassé récite de mémoire ;

un discours qui « accuse » l’hostilité du comportement social (VC, p.17-19) envers

l’assidu et honnête entrepreneur. L’intégration du discours ministériel a comme

fonction narrative de proposer une critique de la société en rappelant la sanction

historique infligée par le gouvernement contre les auteurs de cette violence.

La profusion des détails est aussi une marque du récit picaresque. D’après

Fonger de Haan se référant à la société espagnole, l’accumulation des détails constitue

« une mine d’information concernant les habitudes, les coutumes, les façons de penser

[etc.] de toutes les classes 46 » de la société du texte et une double critique de celle-ci.

D’abord, Verre Cassé décrit avec précision la décadence morale et la désintégration

matérielle de la société : il insiste sur le harcèlement à l’encontre du tenancier du bar

et il présente les actes d’agression des groupes d’individus qui désapprouvent,

accusent, assiègent puis démolissent le bar; il dépeint l’environnement infect dans

lequel « les gens [vivent] en parfaite cohabitation avec les immondices, les mares

d’eau, les carcasses d’animaux domestiques, les véhicules brûlés, la vase, la bouse, les

trous béants des artères […] » (VC, p.6). Une performance discursive se présente sous

la forme du rappel du soutien apporté par l’élite gouvernementale au Crédit a voyagé

et l’image conjurée produit un effet double : d’une part l’espace du cabinet ministériel

évoqué vient, de par la narration, s’inscrire dans l’espace diégétique du bar ; d’autre

part elle met en évidence la dualité de cette société : l’élite gouvernementale et la plèbe.

Verre Cassé critique l’élite postcoloniale : il tourne en dérision le cabinet présidentiel.

46 Fonger de Haan, An Outline of the History of the Novela Picaresca in Spain, La Haie, M. Nijhoff,
1903, p.66. Cité dans Ulrich Wicks, op.cit., p.22.
223

Il signale l’insuffisance intellectuelle du « président général des armées » et de ses

« nègres » en la comparant à la renommée populaire de l’esprit supérieur du ministre

Zou Loukia ainsi qu’aux qualités cérébrales reconnues de L’Escargot entêté. Il parodie

l’ignorance de l’ensemble du cabinet du chef de l’État, Adrien Lokuta Eleki Mingi47

dont les ministres, lisant rarement, ont du mal à trouver la « formule magique » pour

concurrencer Zou Loukia. Puis, il démontre l’aspect néocolonialiste et capitaliste du

gouvernement en place en ironisant sur son manque de conscience identitaire et sur

l’opulence du train de vie de ses membres. Le vécu de l’élite postcoloniale fait

apparaître une subjectivité à rebours qui se perçoit par la façon dont ce pouvoir

reproduit le train de vie des anciens colons européens et le fossé entre le pouvoir en

place et la population locale. Cette imitation est illustrée par la consommation de

cigares importés, de champagne, de denrées alimentaires européennes, de « chaînes

câblées étrangères » (VC, p.22), voire même de « neige artificielle pour skier » dans le

climat tropical de leur pays (VC, p.22). Si cette satire prétend insister sur l’écart social

matériel et culturel entre l’élite et le peuple, elle signale aussi l’écart social entre le

quotidien confortable de l’élite et la dure réalité du peuple qui est aussi celle de Verre

Cassé.

Le mode d’écriture fait apparaître une autre référence liée à la critique du social.

La comparaison entre les deux mondes est soulignée par la longueur des récits. Le

récit des mœurs de l’élite s’étend sur une dizaine de pages qui abondent en détails

décrivant cette classe sociale dirigeante. Seules trois pages illustrent l’hostilité envers

L’Escargot entêté et la déchéance des valeurs du peuple. Et seulement trois lignes font

47 Phrase en lingala signifiant « trop de mensonges » ou « Adrien qui ment trop ».


224

l’objet de l’identification du lieu d’énonciation et par conséquent de l’identité sociale

du narrateur : « ici, pour plaisanter, nous autres de la plèbe disons souvent que "le

ministre accuse, le président comprend" » (VC, p.32). Vus sous cet angle, la structure

narrative, spécifiquement la différence dans la longueur des récits décrivant les deux

mondes, et le point de vue énonciatif du prolétaire reflètent le clivage des classes, c’est-

à-dire la fragmentation du social. Cette fragmentation est symbolisée par la

discordance entre l’abondance matérielle de la classe dirigeante et la précarité du

peuple, illustrant ainsi l’importance de l’une face à l’insignifiance de l’autre. Cela

provoque la tension existante au sein du corps social qui se révèle être la situation

aliénante que doit fuir le sujet postcolonial. L’évasion en tant que stratégie de survie

est représentée par le voyage qui donne accès à des conditions de vie moins précaires

et plus favorables. Elle est aussi symbolisée par le refuge dans l’imaginaire qui est un

aspect de la survie.
225

Chapitre 2. Le picaresque en tant que récit de voyage et critique

diasporique

Les différents récits de vie laissent voir une multitude de références dont la

notation ponctuelle donne à la narration la forme du récit de l’errance ou de la route.

Le récit de vie s’avère être ce que Cyprien Bodo voit comme le compte rendu que fait

l’auteur « de son époque, des enjeux du "moment de l’écriture"48 » ; soit un récit dans

lequel le sujet postcolonial, jadis observé, narre ses expériences dans l’ancienne

métropole et ses observations. Le changement de rôle produit par un contexte

d’énonciation dans lequel le sujet colonisé investit les lieux de l’ancienne métropole

ne renverse pas pour autant les rapports de pouvoir ; il met en évidence leur continuité

dans la postcolonialité française. Il s’agit ici du prisme de l’ancien colonisé d’où

émergent, simultanément, son expérience dans la société française, une

représentation de celle-ci et l’évocation de la conscience française postcoloniale.

Ensemble, des traits conventionnels picaresques et une critique des consciences

postcoloniale et diasporique émergent de l’expression de la subjectivité de l’africain

diasporisé. Le conflit que cause la difficulté du sujet à socialiser, le dilemme intérieur

dû à la tension entre le sujet et son environnement, le voyage et l’aventure sont des

caractéristiques picaresques. Elles se rapportent au motif de la chute et permettent de

différencier les expériences des sujets migrants et sédentaires. À partir de

l’imbrication des références multiples de toutes ces caractéristiques et expériences se

révèle le « travail de la Diaspora ». Par « travail de la Diaspora », nous entendons la

48 Bidy Cyprien Bodo, « Le picaresque dans le roman africain subsaharien d’expression française »,
Thèse de doctorat, Université de Limoges, 2005, p.14.
226

conscience diasporique exprimée ou tue, la représentation de l’expérience du sujet

diasporique, les discours dominants et postcoloniaux émergeant des rapports

dialogiques transnationaux.

A. Entre conditions et migrations picaresques et postcoloniales,

adhésion à la modernité

Dans cette partie nous verrons comment le voyage crée un lien entre le personnage

picaresque et les sujets postcoloniaux et diasporiques. Dans la littérature picaresque,

s’éloigner de la société d’origine signale un besoin de liberté inhérent à la personnalité

picaresque ; le voyage qui s’avère instructif fonde souvent les bases de la réussite

matérielle et sociale du personnage. Dans cette littérature, tout comme dans celle

postcoloniale et diasporique, la critique de la société est soulignée par l’expérience du

personnage ayant des assises dans le milieu qui l’entoure. En ce sens, tout autant que

la raison motivant le voyage du sujet picaresque, l’expérience diasporique du sujet

postcolonial africain ne peut intervenir qu’à partir d’une migration du lieu d’origine,

migration motivée par des conditions aliénantes dues aux crises socio-économiques et

aux incohérences du pouvoir en place. En considérant les raisons du voyage du

personnage picaresque et la migration du sujet postcolonial africain, nous adhérons à

la réflexion suivante de Paul Scheffer :

People rarely leave hearth and home simply to seek their


fortunes in the wider world. They are usually trying to escape
deplorable living conditions in their native countries. Guest
workers were motivated by economic misery, migrants from
former colonies were set adrift by worries about the
repercussions of independence, refugees are by definition
fleeing political or religious persecution, and migration arising
from the formation or reuniting of families is often the result of
emotional attachments or of problematic circumstances at
home. So although people’s motives for leaving differ
227

appreciably, migration almost always arise out of need, and not


everyone has a talent to make a virtue of necessity. Nowadays
we’re often presented with a romantic image of the migrant as
the personification of an increasingly mobile world. He is
described as a forerunner, part of a reluctant advance guard. We
should be aware that it requires an immense effort to make the
best of what is often a traumatic experience49.

Cette définition du sociologue Paul Scheffer permet de mettre l’accent sur la

subjectivité du sujet migrant et de nuancer les conceptions romancées qui font souvent

référence aux expériences de ce dernier50. En s’opposant à ces conceptions, le point de

vue du sociologue souligne l’impact sur l’intériorité du sujet migrant de la situation

critique qui entoure le départ des lieux d’origine et l’adaptation au nouveau lieu de

résidence. Cet impact est montré par l’expression de la subjectivité de l’Escargot

entêté, l’Imprimeur et Holden qui personnifient le sujet migrant postcolonial. D’un

côté, pour certains sujets postcoloniaux en situation de migration, élire domicile dans

un lieu de prédilection s’avère leur seul choix ou le choix par excellence afin d’échapper

aux conditions aliénantes de leur environnement. De l’autre, dans le texte picaresque,

le voyage représente un périple d’aventures qui s’avère souvent fructueux.

Cette option de migrer se présente comme le choix des trois personnages.

Cependant, l’expression de leur subjectivité dévoile des façons différentes de faire face

à la situation critique qui suscite leur départ et celle qu’ils doivent affronter pour

s’adapter. Le personnage de L’Imprimeur personnifie mieux cette situation critique

que ne le font Holden et L’Escargot entêté. De son expérience migrante émergent

plusieurs références qui évoquent la diaspora et qui interpellent la conscience du sujet

49 Paul Scheffer, Immigrant Nations, Traduction par Liz Waters, Cambridge, Polity Press, 2011, p.7.
50 Entendons par subjectivité les attitudes et les opinions qui sont le propre du sujet, et qui dévoilent
son appréhension de soi et du monde, son expérience et sa réalité et pour certains la prise de
conscience de soi ou d’une certaine situation.
228

postcolonial contemporain. La narration met mieux en évidence l’impact de la

migration sur l’intériorité dans le récit de l’Imprimeur que dans celui de Holden qui

est beaucoup plus court dans la mesure où Verre Cassé refuse de le laisser raconter

son histoire. Dans la perspective du picaresque, le voyage de ces sujets migrants ne

s’avère fructueux que pour L’Escargot entêté, car il possède les connaissances et les

qualités requises pour réussir, et en particulier la volonté de se réintégrer à son milieu.

L’opposition entre le parcours en Afrique de l’Escargot entêté et les parcours

occidentaux de l’Imprimeur et Holden, constitue une critique postcoloniale et

diasporique qui met en lumière un renversement des schèmes de pensée

postcoloniaux. Comme le fait remarquer Paul Scheffer, à propos du sujet migrant,

l’Occident ou l’ancienne métropole devient le lieu d’évasion pour fuir cette société post

et néo-coloniale 51. Ceci implique la formation de schèmes selon lesquels seul

l’Occident peut leur offrir le changement, l’émancipation ou le succès. La prise de

conscience et le pouvoir d’agir, de faire et d’être de l’Escargot entêté inversent ces

schèmes ; à savoir que l’idée d’ouvrir un bar lui était effectivement venue après une

vie d’errance dans différents pays africains : « le Gabon, l’Angola, le Tchad et le

Cameroun » (VC, p.92). C’est, lors d’un voyage à New-Bell, un quartier de Yaoundé,

que l’Escargot entêté avait observé et admiré la bonne organisation et la gestion

rigoureuse du Loup des steppes, le propriétaire et tenancier de La cathédrale. Il avait

été inspiré par la bonne gestion de ce bar camerounais où il allait passer le plus clair

de son temps, et avait décidé d’en « copier le modèle » de gérance (VC, p.35) à son

retour à Brazzaville. Cette expérience de la migration débouche sur le succès,

51 Paul Scheffer, Immigrant Nations, op.cit., 2011.


229

l’épanouissement et la stabilité de l’Escargot entêté et diffère de l’expérience

improductive de L’Imprimeur en France et de Holden aux États-Unis ; échec évoquant

la chute, motif propre au picaresque et échec de l’intégration « à la société urbaine

moderne52 » récurrent dans le picaresque africain.

Pour ce qui concerne les trois protagonistes, les liens entre succès professionnel

et les lieux de migration ne sont pas identiques. Le succès des voyages africains

effectués par L’Escargot entêté s’oppose à l’expérience de la migration en France de

L’Imprimeur. Bien qu’il personnifie l’accession à la bourgeoisie, son échec conjugal et

la perte de sa citoyenneté ou de sa résidence française symbolisent la chute dans le

picaresque. (Nous verrons ultérieurement comment il représente aussi un motif de la

littérature post-coloniale et met en évidence la critique de la conscience diasporique).

Son ascension sociale correspond à la fois au voyage picaresque qui a pour but la quête

de la fortune et au modèle de prospérité selon la logique capitaliste. Cette ascension

est l’objectif et l’aboutissement de la quête du sujet postcolonial et du personnage

picaresque. Cette volonté de se libérer de la pauvreté et de la misère par le travail et

par un investissement réfléchi rejoint l’effort du sujet postcolonial Noir/Africain pour

s’inscrire dans la modernité.

B. Conflit intérieur et le travail de la Diaspora

Chez le personnage picaresque, tout comme chez le sujet postcolonial et

diasporique, plusieurs stratégies de survie sont présentes comme un effort

d’émancipation de la condition aliénante et comme une solution au dilemme

52 Roger Chemain, « Errance picaresque, voyage initiatique », dans Trois figures de l’imaginaire
littéraire…, op.cit., p.105.
230

existentiel. Aussi, dans les diverses formes de négociation de son altérité qu’effectue

le sujet Noir/Africain, il convient de voir un degré de conscience diasporique et la

résolution d’un conflit intérieur. La conscience et l’effort de résolution de ce conflit

mettent en lumière plusieurs références à la négociation de sa condition existentielle

qu’effectue L’Imprimeur. Celles-ci aboutissent à la fragmentation de l’être et

représentent les liens entre le genre picaresque et le texte postcolonial et diasporique.

Le conflit intérieur explique la fragmentation du personnage picaresque. Il est

inhérent à la subjectivité paradigmatique53 du sujet diasporique qui doit négocier les

termes de sa propre identité et de l’identification dont il est l’objet ; négociation qui

s’entend comme aide à la résolution du conflit et qui témoigne aussi (dans le cas de

L’Imprimeur) d’une subjectivité à rebours. Cette négociation se traduit chez

L’Imprimeur selon des dimensions énonciatives, performatives et spatiales. Elle fait

écho aux deux solutions au conflit intérieur étudiées par Frantz Fanon dans Peau

noire, masques blancs : d’une part le sujet demande à ce qu’on ne fasse attention à lui

et, d’autre part, qu’on ne tienne pas compte de la couleur de sa peau 54. Ainsi, en

France, L’Imprimeur agit de façon à se valoriser et à s’élever socialement par le travail

et par son acceptation par le groupe dominant. Au Congo, il demande qu’on le voie

comme un Noir différent, pas comme ceux-là même qui l’écoutent.

Les deux expressions « j’étais un homme bien » et « j’ai fait la France »

illustrent l’émergence du trait conflictuel de la subjectivité de L’Imprimeur, les

contingences de la postcolonialité et la manière dont se révèle le travail de la diaspora.

Les expressions de l’Imprimeur expriment l’aliénation du sujet et représentent cet état

53 Pour une définition du sujet paradigmatique voir notre Partie I.


54 Cf. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Éditions du Seuil, 1957.
231

de la psyché propre au picaresque. Vu sous cet angle, le comportement contradictoire

de L’Imprimeur révèle le conflit intérieur à la base de la conscience double du sujet

diasporique ; conscience double c’est-à-dire dans le sens psychanalytique donné par

Stuart Hall au concept de la ‘perspective de la grenouille’ selon Nietzsche soit : « […]

looking from below upward and the object against which the subject is measuring

himself undergoes constant change. He loves the object because he would like to

resemble it; he hates the object because his chances of resembling it are remote,

slight 55 ». En considérant l’ambivalence au cœur de la subjectivité du sujet

diasporique, l’étude de Paul Gilroy établit parfaitement le lien entre l’aliénation et la

double conscience en tant que reflet du conflit intérieur causé par la discrimination du

sujet par la société. Ce conflit intérieur ne diffère pas de la fragmentation représentant

le dilemme existentiel du personnage picaresque.

B. 1. Individualité et ascension sociale : spécificité et réussite

L’énoncé l’« homme bien » exprime la spécificité de L’Imprimeur, constituée

par son apparente réussite en France et par son effort d’insertion selon les normes de

la société française, avec un désir ultime de promotion sociale. L’expression de cette

spécificité se pose comme une performance. Elle représente son choix de la seconde

solution au conflit intérieur selon Fanon : demander aux autres qu’on ne fasse pas

attention à lui 56. Pour ce faire, il doit à tout prix montrer par une contestation

stratégique qu’il est un être humain, soit par l’appropriation des symboles culturels

français et la subversion des clichés français sur le Noir/Africain qu’il perçoit comme

55 Richard Wright cité dans Paul Gilroy, The Black Atlantic. Modernity and Double Consciousness,
New York, Verso, 1993, p.161.
56 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op.cit., p. 159.
232

l’inscription à la modernité ; conscient du discours hégémonique sur l’avilissement de

l’identité du Noir il doit le contester mais sans révéler son intention contestatrice. Il

désire se distinguer du stéréotype de pauvreté grâce au travail, à l’ascension sociale et

en se séparant de sa communauté ; trois traits spécifiques du picaresque. Le travail

étant la première qualité, il se vante d’être « bosseur » ce qui lui a permis d’occuper

un poste de responsabilité dans « une grande imprimerie de la banlieue parisienne »

(VC, p.67). Cet acte performatif fait référence au travail de la diaspora ; soit

« contesting the meaning of blackness as incapable of merit57 ».

À sa prétention d’occuper des tâches de responsabilité qui le différencient des

autres Noirs en France et de ceux à qui il s’adresse est joint l’acte, inconscient ou non,

de la négation des clichés sur les Noirs. Le lien entre la volonté d’être différent, la

répétition des clichés et la révélation des discours hégémoniques, est répété par la

façon de se mettre en scène face à ses interlocuteurs congolais. L’énonciation de sa

spécificité en France, soit sa réussite professionnelle et financière, est posée par la

revendication de son altérité face à sa communauté et, en conséquence, comme une

réfutation des clichés. Le modelage de l’identité donne lieu à un discours sur la

subjectivité postcoloniale. Sa singularité en France équivaut à sa différence au Congo

tout en charriant les clichés coloniaux, toujours utilisés, de la fainéantise du Noir :

pour être « l’homme bien », il faut avoir été un « vrai bosseur, pas un fainéant comme

certains immigrés qui attendent dans le hall de leur immeuble que le facteur vienne

leur livrer le chèque de la Caisse des allocations familiales » (VC, p.66-67).

Dans cette perspective, l’expression « j’étais un homme bien » signifie pour

57 Percy C. Hintzen et Jean Muteba Rahier, dir. « Introduction. Theorizing the African Diaspora :
Metaphor, Miscognition and self-recognition », Global Circuits of Blackness. Interrogating the
African Diaspora, Urbana, Chicago et Springfield, University of Illinois Press, 2010, p.xiv- xv.
233

L’Imprimeur sa distinction du collectif des Noirs. Conscient de sa position marginale

dans la société dominante, L’Imprimeur décrit la difficulté que rencontre le sujet

postcolonial africain qu’il représente, pour faire reconnaître son humanité dans la

modernity, car se vante-t-il : « c’est pas n’importe quels Nègres que pouvaient

embaucher comme ça les Blancs qui les ont quand même colonisés, christianisés,

foutus dans les cales des navires, flagellés, piétinés, […] brûlés leurs dieux, […]

anéantis leurs rebelles, rasé leurs empires… » (VC, p.67). Par ce discours, L’Imprimeur

exprime une conscience diasporique. Le récit du combat pour sa réussite montre qu’il

reconnaît les stéréotypes et les réalités historiques, sociales, à savoir, la pauvreté

inhérente à l’identité Noire/ Africaine qu’il évoque : « les Nègres n’ont pas le

monopole de la misère, du chômage […] » (VC, p.67). Vu sous cet angle, et étant donné

que L’Imprimeur est conscient que cette communauté reste encore aujourd’hui

économiquement marginalisée, il est conscient que cette condition collective est aussi

celle qui le définit, malgré son succès professionnel. En effet, comme l’observe Fanon

à propos du sujet qui se sait noir, « la misère n’est-elle pas aussi noire que lui ? 58 »

C’est cette situation aliénante que L’Imprimeur veut fuir ou transformer à sa manière

où qu’il soit : en France ou au Congo.

En corollaire, la dimension idéologique est mise en lumière par l’effort de

survie. Quels que soient l’environnent et les conditions qui le marginalisent, la

nécessité d’exprimer sa subjectivité s’impose comme urgence de survie. Le résultat de

cette expression émane de la réussite : symbole de l’ascension sociale. Dès lors, c’est

surtout en relation avec le processus d’autonomie résultant sur le choix d’être soi-

58 Frantz Fanon, op.cit., p.38.


234

même que le discours sur les classes sociales est souligné. Choisir ce qu’on veut

devenir, énoncer sa singularité et contester son universalité représentent alors à la fois

un acte performatif et une idéologie et révèlent aussi du travail de la diaspora en tant

que contestation politique : « we consider diaspora to be ideology where “the silent

signifiers and unmarked practices may rise to the level of explicit consciousness, of

ideological assertion, and become the subject of overt political contestation” 59 ».

Pris sous l’angle de l’acculturation et du complexe de supériorité du colonisé60,

inférer sa connaissance des clichés, a comme effet de modeler une identité et cela met

en lumière la critique de cette subjectivité à rebours. La suffisance de L’Imprimeur

face à ses compatriotes congolais se traduit d’abord par son insistance sur la spécificité

de son succès à l’étranger ; ensuite, par l’étalage de connaissances historiques face à

un public qui n’en a pas besoin. Pour l’énonciateur, la suffisance a une valeur

subjective de modalité de survie. Se mettant en scène par l’étalage de ses

connaissances et de ses prouesses, L’Imprimeur cherche à se différencier de

l’aliénation qu’il endure. Cette différentiation confirme une conscience identitaire. Il

est conscient de son identité dans sa propre collectivité, il connaît le discours

infériorisant attaché à cette identité, donc il doit impérativement les transcender. Le

récit de sa singularité s’inscrit dans l’optique du discours moderniste tels que

l’entendent Percy C. Hintzen et Jean Muteba Rahier : « in modernist discourse,

blackness cannot be accommodated within the national space because of its negation

59 Selon le sens que lui donnent Percy C. Hintzen et Jean Muteba Rahier dans leur article
« Introduction. Theorizing the African Diaspora: Metaphor, Miscognition and Self-Recognition »
dans Global Circuits of Blackness, op.cit., 2010, p.xii.
60 Cf. Albert Memmi. Le complexe de supériorité et l’acculturation du colonisé en tant que résultat de
son assimilation de la culture du colonisateur se manifestent par son sentiment de supériorité ou
par un besoin constant de prouver qu’il est supérieur aux autres colonisés non assimilés et par son
incapacité à s’adapter à sa culture d’origine.
235

of civilization. Its inclusion in national peoplehood is foreclosed 61 ». Suite à cette

exclusion, et étant donné que « blackness is firmly embedded in the materialities of

modernity, giving rise to the imperative of its management 62 », comme mode survie,

le sujet postcolonial doit négocier son identité dans la modernité.

Pour une négociation identitaire effective le sujet doit faire preuve de

dispositions culturelles nécessaires soit avoir recours, selon Bourdieu, aux

« techniques du corps 63 ». Celles-ci, permettent l’inclusion ou l’exclusion dans la

société dominante. Muni de ce capital culturel, au niveau ontologique, L’Imprimeur

proclame son insertion dans la « civilisation ». Pour cela, il réfute l’image de

l’infériorisation du sujet Noir par l’Autre et il procède à un changement dans la classe

supérieure : il s’approprie les symboles culturels nécessaires, tels que l’élégance

française. Cette appropriation est un acte individuel qui modèle une nouvelle identité

par une transformation perceptuelle d’un corps historiquement et discursivement

déshumanisé. La transformation corporelle agit de manière intersubjective et au

niveau de l’imaginaire du sujet : l’apparence de luxe donnée et le nouveau regard reçu.

En France, l’insertion sociale de L’Imprimeur est rendue possible par une identité

négociée à travers la perception par l’Autre que renvoie son image corporelle. De par

son élégance et sa performance d’un certain habitus (soit, les techniques du corps

selon Bourdieu), il présente à l’autre une nouvelle identité et se sent identifié

61 Percy C. Hintzen et Jean Muteba Rahier, « Introduction. Theorizing the African Diaspora :
Metaphor, Miscognition and self-recognition », op.cit., p.xviii.
62 Ibidem. Cette réalité symbolisée par l’expérience de L’Imprimeur de la discrimination raciale
toujours de mise durant la postcolonialité française à l’encontre de la limitation à la période
précédant la décolonisation et donc de Roger Chemain pour qui l’échec d’intégration causée par des
motifs raciaux est valable avant 1960. Nous soulignons : Roger Chemain, « Errance picaresque,
voyage initiatique », dans Trois figures de l’imaginaire littéraire…, op.cit., p.105.
63 Pierre Bourdieu, Distinction : A Social Critique of the Judgement of Taste, Traduction par Richard
Rice, Londres, Routledge, 1979, 1984, p.466.
236

positivement. Les autres dimensions intersubjective et onirique de la transformation

corporelle s’expriment par son intégration à la modernité. En effet, face à ses

interlocuteurs congolais, le récit de la transformation du corps contribue à effacer son

identité picaresque : par son rapport avec les Congolais il devient moderne et

différent. Les aspects ontologique et onirique que signale le contentement de soi sont

justifiés par la possibilité d’accéder à la modernité. En France, L’Imprimeur pouvait

s’approprier les articles de luxe, symboles de classe : les vêtements et les parfums

griffés qu’il achetait à Paris dans les quartiers huppés : « la rue du Faubourg-Saint-

Honoré », « la rue Matignon » et « la Place de la Madeleine » (VC, p. 68-69).

Par l’énoncé « j’étais un homme bien », L’Imprimeur formule une critique

sociale des conditions socio-économiques du pays d’origine. Elle se traduit par la

négociation identitaire et le modelage de l’identité inhérent à cet énoncé. L’Imprimeur

oppose le niveau de vie du moment de l’énonciation à celui, révolu, qui est le sujet de

l’énonciation.

Le changement de son statut socio-économique à travers les espaces

géographiques explicite des dimensions matérielle et ontologique. L’Imprimeur les

met en lumière en soulignant la déchéance sociale du pays où il est revenu. Au Congo,

où il se retrouve dans la précarité, il ne peut accéder à l’aisance socio-économique

perdue que lui procurait son emploi en France. L’aspect matériel de son vécu

s’accompagne d’une transformation de sa subjectivité : son appréhension, sa

conscience et sa perception de sa réalité changent positivement. Seul le récit du statut

révolu le différencie de tous les autres laissés-pour-compte, car il transforme le regard

porté sur lui. Toucher sa retraite s’avère impossible au Congo à cause de la corruption

du système administratif : « les retraites de notre pays là c’est la merde totale, la


237

débandade, la faillite, on n’a pas confiance, ça tombe par hasard comme au Loto, et il

faut avoir des filons bien placés au ministère, y a même des fonctionnaires de ce pays

qui font le commerce sur les retraites des pauvres gens qui ont travaillé toute leur vie »

(VC, p.66). La critique postcoloniale de cette déchéance sociale et de l’incohérence

gouvernementale est semblable à l’énonciation des conditions d’aliénation et de

marginalisation du sujet dans le récit picaresque. Ce sujet marginal conscient des

conditions sociales qui l’aliènent a été conceptualisé comme archétype64 littéraire du

picaresque.

B. 2. Entre l’aliénation et la conscience diasporique : masques et

conscience double

L’adversité et la précarité des conditions sociales et matérielles des

personnages picaresques, postcoloniaux et diasporiques entraînent souvent une

aliénation psychique dont ils n’ont pas toujours conscience. Pour l’Africain/ Noir

aliéné que représente l’Imprimeur, l’inscription dans la modernité ne passe pas

toujours par une prise de conscience identitaire, mais, souvent, par l’effacement des

symboles de son infériorisation ; ce qui équivaut à se débarrasser de son « moi » à tous

les niveaux nécessaires.

L’énoncé « j’étais un homme bien » symbolise l’aliénation psychique du sujet

Noir/Africain. Selon Fanon, celle-ci révèle certains symptômes de son intériorisation

des projections européennes de déshumanisation 65. Comme le désir d’adhérer à la

64 Cf. Claudio Guillén, The Anatomies of Roguery: A Comparative Study in the Origins and Nature
of The Picaresque Literature, New York, Garland Publishers, 1953, 1987, p.48-59.
65 Nous avons longuement élaboré cet aspect de déshumanisation au premier chapitre de notre thèse.
Voir aussi, Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, op.cit.
238

modernité, l’effacement du moi chez l’Imprimeur fait référence à l’expérience

collective. Cela n’annule pas son appartenance à une expérience collective de

l’aliénation et de la blessure raciale qu’il énonce en ces termes : « la race qui n’a pas

fini de panser ses plaies, cette race est ce qu’elle est […] » (VC, p.67). Cependant,

l’effort de l’Imprimeur pour transcender les réalités propres à sa collectivité ne

correspond pas toujours à une résistance à cette intériorisation. Les études et

questionnaires psychanalytiques établis par Frantz Fanon ont relevé plusieurs cas,

dont l’un s’exprimait comme suit : « il ne s’agit pas de sombrer de nouveau dans la

négraille […] s’être échappé et y revenir volontairement ? Ah ! Non, merci66 ».

Le besoin de se subjectiver (soit, agir pour devenir l’être qu’il rêve d’être) par

l’adhésion à une classe supérieure fait apparaître une convergence de références. Du

désir de subjectivation émergent des thèmes connexes liant entre eux le picaresque, le

postcolonial et le diasporique ainsi que des critiques de la conscience du sujet et des

représentations de sa société d’appartenance.

Pour le sujet picaresque parvenu, comme c’est le cas pour l’Imprimeur,

l’ascension sociale et la fuite de la pauvreté sont rendues possibles par un bon mariage

dans la classe dominante, par le désir d’insertion sociale et l’expérience d’adaptation

culturelle en France. Le mariage interracial et la résidence en banlieue symbolisent

effectivement l’ascension sociale, preuve que, chez le sujet postcolonial ou diasporique

aliéné, la mobilité sociale ascendante entraîne le désir de se couper de sa communauté

d’origine et celui d’être inclus dans l’espace social dominant. Ce désir chez

L’Imprimeur est réalisé par son mariage et par son déménagement qui souligne

66 Frantz Fanon, op.cit., p.38.


239

surtout le détachement de sa communauté Noire des « damnés de la Terre » (VC,

p.67).

L’acte de déménager révèle deux traits picaresques : le manque de confiance du

personnage picaresque et l’aliénation de son milieu. Le premier trait est illustré par le

fait que L’Imprimeur soupçonne une absence de solidarité dans sa communauté

noire ; cliché vérifié plus tard par la trahison de son fils et de l’avocat congolais qui

prend le parti de sa femme lors du divorce. Le soupçon exprime aussi le besoin de

protection de l’harmonie de son foyer. La quête de l’harmonie conjugale met en

perspective le motif picaresque de la quête ardente de l’Amour. L’imprimeur protège

l’harmonie de son foyer en choisissant d’habiter loin des « autres Nègres » (VC, p.75).

Il désire une réussite sentimentale pour démentir les clichés sur l’échec des mariages

interraciaux. S’aliéner de cette collectivité dévoile le dilemme existentiel du

personnage picaresque et se pose aussi comme thème des littératures postcoloniale et

diasporique. Cette aliénation de sa communauté d’origine se présente encore comme

modalité de subjectivité67, en tant que conséquence de son élévation sociale.

Le comportement de L’Imprimeur laisse également entrevoir deux dimensions

ontologiques symbolisant le désir profond du sujet Africain/ Noir de s’inscrire dans la

modernité et celui du sujet migrant d’être intégré en France par l’intériorisation des

symboles de l’identité nationale: la transgression historique des barrières raciales et

le phénomène psychologique de lactification 68, thèmes récurrents de la littérature

diasporique. Ces symboles de l’ascension sociale pour L’Imprimeur ont une

67 Entendons par subjectivité : faire, agir et d’être l’individu qu’il rêve d’être en s’associant évidemment
au discours identitaire dominant.
68 Frantz Fanon, op.cit, p.38.
240

résonance, d’une part, dans la logique d’intégration69 aux normes françaises dans la

mesure où ces normes constituent cette « unmarked normative whiteness intrinsic to

a powerful republican ideology expressed in the narratives, symbols and

representations of French national identity 70 », et d’autre part, dans l’étude de Fanon

selon laquelle « l’individu qui monte vers la société, la Blanche, la civilisée, tend à

rejeter la famille, la Noire, la sauvage sur le plan de l’imaginaire71 ».

L’adhésion aux normes identitaires françaises par le mariage interracial

représente le thème de l’ascension sociale par le bon mariage propre au picaresque.

Comme le remarque Ellen Turner Gutierrez sur le parvenu et la société dans le

picaresque du seizième et du dix-septième siècles en France, les aventures du pícaro

« culminate in a happy integration into society and a fortunate mariage 72 », et « The

French adventurer was able to improve himself and make a good mariage73 ». Ce désir

profond d’ascension sociale reste valable dans Verre Cassé ; texte picaresque

contemporain, postcolonial et diasporique où l’espace et la race se joignent pour

souligner les normes et symboles identitaires. En s’écartant « des Nègres » pour aller

vivre en banlieue (VC. p.74), l’Imprimeur illustre le motif de la lutte subjective et

intersubjective du sujet postcolonial. Lutter contre l’identification dont lui et le

collectif auquel il s’identifie sont l’objet révèle une conscience diasporique. Cette

69 Nous n’oblitérons pas la négativité inhérente au sens d’intégration (et d’assimilation) : liés à la
colonisation ces deux termes pointent le sujet comme étranger de la République et devant se défaire
de ses propres symboles culturels et de ses origines pour être accepté. Pour une définition
d’intégration voir Silvie Aprile et Stéphane Dufoix dans Les mots de l’immigration, Paris, Belin,
2009, p.195-198.
70 Trica Dannielle Keaton, T. Denean Sharpley-Whiting et Tyler Stovall, « Black Matters, Black Made
to Matter», op.cit., p.2.
71 Frantz Fanon, op.cit., p.121.
72 Ellen Turner Gutierrez, The Reception of the Picaresque in the French, English, and German
Traditions, New York, Peter Lang Publishing, Inc., 1995, p.22.
73 Ellen Turner Gutierrez, Ibidem.
241

conscience est exprimée par le désir d’adhésion à l’espace d’identification dominant et

en se soustrayant à l’identification discursive ; elle fait écho aux théories de Percy C.

Hintzen et Jean Muteba Rahier selon lesquels « The space of diaspora as

consciousness (whether named and recognized or unmade and unrecognized)

emerged in the contradiction of exclusion and inclusion that this implies 74 ».

De la description et des raisons données par L’Imprimeur au sujet de son

déménagement émergent des discours qui mettent l’accent sur des motifs picaresques

et diverses critiques. Le déplacement géographique qu’effectue L’Imprimeur du

quartier de la communauté à laquelle il s’identifie vers le quartier bourgeois et peuplé

de Blancs représente l’expansion et l’ascension sociales dans le picaresque et évoque

diverses critiques postcoloniales, transnationales et diasporiques. En tant que

symbole de promotion sociale, ce déménagement d’une communauté vers une autre

rappelle le voyage du pays d’origine africain vers celui de résidence en Occident. De ce

lien référentiel émerge le discours sur l’absence d’opportunités causée par la crise

socio-économique du pays tiers-mondiste. Le thème postcolonial du retour au pays

natal, le Congo, qui apparaît souvent dans la littérature diasporique francophone. Il

met en lumière, non pas, comme l’estime John Walsh, « l’intolérance du système

judiciaire français envers le fou 75 », mais, plutôt, le discours sur l’injustice et

l’arbitraire systémiques autour des pratiques d’intégration des immigrants en France.

Ensemble, le thème et le discours font écho à « l’énoncé de politiques d’arbitrages76 »

74 Percy C. Hintzen et Jean Muteba Rahier, « Introduction. Theorizing the African Diaspora :
Metaphor, Miscognition and self-recognition » dans op.cit., p. xviii.
75 Ma traduction de « The French legal system, with its summary disposal of the Printer, has no
tolerance for someone who, it now concludes, is crazy. » John Walsh, « Sarkozy, Mabanckou, and
notes from the Bar: Alain Mabanckou’s Verre Cassé », The French Review, vol. 84, no 1, Octobre
2010, p.134.
76 Catherine Wihtol de Wenden, dans Le défi migratoire. Questions de relations internationales, sous
242

et symbolisent les « multiples entorses aux droits de l’homme […], les abus des

politiques de contrôle et des pratiques discriminatoires 77 » ainsi que les « expulsions

et refoulements sans contrôle du juge78 ».

Le récit de la désolidarisation de l’Imprimeur du collectif offre un bon exemple

du dilemme existentiel et de la conscience double. Cette coupure s’entend comme

stratégie d’insertion dans la société dominante et se comprend comme négociation

identitaire entre l’altérité sociale et l’exclusion subjective : deux mythes importants du

picaresque79. La conscience double reflétant le conflit intérieur du sujet diasporique

est illustrée par le contraste entre la coupure de la communauté noire en France et

l’expression de fierté culturelle.

B.3. Résolution du dilemme existentiel. Aliénation et conflit

intérieur

L’aliénation, dilemme existentiel du personnage picaresque, dévoile des

stratégies de survie ambivalentes : besoin d’adaptation au milieu et résolution du

conflit intérieur. L’exclusion ressentie par l’Imprimeur en France se voit contredite

par l’expression de sa fierté culturelle vis-à-vis du public congolais ; d’où l’écart entre

les énoncés et les actes qui trahit aussi la ruse picaresque. Au Congo, l’Imprimeur loue

ses origines en évoquant la Négritude : non pas dans le sens essentialiste de la

doctrine sur la race, mais dans le sens de l’apologie et de la réhabilitation des identités

culturelles africaines bafouées et de l’appel à la conscience du sujet Noir. Face au

la dir. de Bertrand Badie et Catherine Wihtol de Wenden, Paris, Presses de la Fondation Nationale
des Sciences Politiques, 1993, 1994, p.177.
77 Catherine Wihtol de Wenden, op.cit., p.166.
78 Ibidem
79 « In this sense, the conventional upward struggle represented the confrontation between two myths:
the “myth” of the filed outsider and the “myth” of a society or world which defined him as such. »
Harry Sieber, The Picaresque, op.cit., p.65.
243

public français que symbolisent les parents de Céline, il ne fait pas preuve de cette

prise de conscience identitaire et culturelle dont il se vante.

Par naïveté ou par ruse, il proclame qu’il est fier de sa culture et de ses origines

africaines ; son énoncé reflète un simple effort de modeler une identité face au regard

du congolais: « je n’avais pas besoin de porter un masque blanc pour cacher ma peau

noire, j’étais moi-même fier d’être un Noir, je le suis toujours et je le serai jusqu’à ma

mort, je suis fier de ma culture nègre […] c’est pourquoi Céline me respectait » (VC,

p.76). Pourtant, l’expression de cette fierté est contredite par une aliénation évidente

dans l’effort d’émancipation des stigmates identitaires négatifs et dans la

désolidarisation de sa communauté. Cet effort est à appréhender doublement. D’un

côté, il fait référence à la perspective du personnage picaresque – en particulier le

converso – qui tient à se débarrasser des tares attachées à ses origines communes. De

l’autre, il s’inscrit dans le contexte des normes identitaires liées à la race en France

telles que l’élabore Dominic Thomas dans son ouvrage Black France. Colonialism,

Immigration, and Transnationalism. Dans le contexte de l’identité nationale

française, l’auteur analyse comment citoyenneté et race contribuent à créer le dilemme

existentiel des immigrants africains. Ce dilemme, conséquence du système

assimilationiste eurocentrique français, est précisé par Dominic Thomas qui reprend

Didier Gondola : « foreign immigrants afforded France to create a racial identity :

‘Frenchness’ or ‘whiteness’ 80 ». Dans son article « Sarkozy, Mabanckou, and Notes

from the bar : Alain Mabanckou’s Verre Cassé » John Walsh fait écho à cette

observation. D’après lui le roman se pose comme contenant les « réponses » et comme

80 Didier Gondola cité par Dominic Thomas, Black France. Colonialism, Immigration, and
Transnationalism, Bloomington, Indiana University Press, 2007, p.12.
244

« anticipation » de Mabanckou au discours du président français 81 : « Sarkozy’s

Eurafrique would be the latest version of French assimilasionist policies that « blend »

the non-European into Republican values by suppressing difference rather than

understanding how these differences alter and enrich European language and

culture 82 ». John Walsh explique comment cette négociation identitaire de

L’Imprimeur, qui est aussi le lot du sujet postcolonial français « étranger », est ancrée

dans ce que nous analysons comme subjectivité collective française : « those like the

printer who make it to Paris, more often than not, experience a rigid hierarchy that

continues to govern intercultural relations between France and its former colonies,

and between French citizens and the immigrants new colonists that ring the

périphérique 83 ».

Pour s’émanciper de cette stigmatisation L’Imprimeur doit porter un masque.

Pour le personnage picaresque, comme pour le sujet postcolonial, marginalisé mais

déterminé à survivre, le port du masque doit se comprendre comme une subjectivité

à rebours qui rejoint l’observation suivante de John Walsh : « the more the Printer

tries to assimilate, the more he becomes a reminder of the colonial period 84 ». Cette

81 « Sarkozy’s plea to African youth to live with the world in a « Eurafrique » is the kind of cooperation
that reinforces the Eurocentrism that many see as Francophonie. » John Walsh, « Sarkozy,
Mabanckou … », op.cit., p. 129.
82 John Walsh, « Sarkozy, Mabanckou … », op.cit., p.129. Notons aussi que Dans son allocution au
colloque « Léopold Sédar Senghor : la pensée et l’action politique », à Paris, le 26 Juin, 2006, Jean-
Louis Debré, président de l’Assemblée Nationale de l’Organisation Internationale de la
Francophonie explicitait le terme Eurafrique, qu’énonçait déjà Léopold Sédar Senghor en 1956, en
ces termes : « L’universaliste convaincu (Léopold Sédar Senghor) dénonça l’émiettement de
l’Afrique orchestré par la loi Defferre, qui transférait de nouvelles compétences à des territoires
étroits et non aux larges fédérations africaines qu’il appelait de ses vœux. Cette « balkanisation »
obligatoire, le fédéraliste invétéré la repoussa, et le francophile sentimental évoqua l’idée d’une
grande « Eurafrique » où l’Europe en construction s’allierait avec une Afrique fière, forte,
unie ». Cependant, il est nécessaire de noter qu’en France c’est l’expression « Françafrique » qui est
la plus courante pour désigner la forme de néocolonialisme qui régit les relations entre la France et
les pays francophones, notamment ses anciennes colonies.
83 John Walsh, « Sarkozy, Mabanckou … », op.cit., p.134.
84 Ibidem
245

subjectivité se présente sous la forme picaresque d’une négociation entre sa

socialisation et son moi 85. Pour l’Imprimeur cette négociation s’opère sur un plan

onirique ; il s’identifie à l’autre et perçoit ce processus comme une valorisation par

l’autre. Ainsi, cette forme d’identification à l’autre se traduit-elle par son orgueil : il est

fier de la physionomie de ses filles jumelles qui rehaussent son identité. L’énoncé

suivant « des métisses aux yeux clairs » (VC, p.75) confirme encore plus cette

identification. L’adjectif clairs, ici, évoque la conception du sujet Noir/Africain

adhérant à la lactification d’après Fanon et par conséquent à la valeur esthétique

supérieure de la peau noire blanchie, soit par le métissage soit par la transformation

cosmétique. Ainsi, aux niveaux ontologique et onirique où s’explique cet orgueil de

l’union interraciale et du métissage, est liée la valeur esthétique du moi apportée par

l’autre ; ceci dans la mesure où pour l’Imprimeur « autrui seul peut le valoriser86 ».

Sous l’angle du concept de l’hybridité, le métissage n’apporte à l’Imprimeur aucun

moyen de survie. Cette transformation de soi n’a qu’une fonction ontologique chez

l’Imprimeur : éliminer les stigmates associés à l’identité du corps noir. Si cette

transformation par l’intersubjectivité se pose comme une forme de survie, elle révèle

alors une incapacité à résister à l’intériorisation du complexe d’infériorité du sujet

Africain/ Noir colonisé : d’où l’absence de subjectivation.

Cette forme de valorisation identitaire semble lui apporter une autosatisfaction

85 « In situations exacerbated by rootlessness and poverty, they may not become delinquents, but they
are invariably confronted by a choice between social conformity (which is necessary for survival)
and adherence to what they have learned to consider true or virtuous. […] Faced with the common
human problem of providing himself with both physical sustenance and a psychologically satisfying
self-image, his picaresque hero internalizes the dehumanizing behavior patterns of the dominant
society and thus acquires a character which is a function of nature », Christoph Ehland, Picaresque
Perspectives- Exiled Identities, op.cit., p.11.
86 Frantz Fanon, op.cit., p.125.
246

qu’il exprime par sa façon d’attirer l’attention des Congolais. C’est dans l’immédiateté

du moment de son récit que la mise en scène de son moi trahit un besoin d’être

reconnu comme congolais cosmopolite : il veut être vu comme français, par

assimilation, et congolais, de par ses valeurs traditionnelles. Que ce soit en France ou

au Congo cette attention réclamée est celle d’une humanité et d’une réussite

exceptionnelles dans le contexte de la particularité de sa couleur. Par l’énonciation de

la réussite singulière d’un Noir en France il donne à voir une performance de sa

spécificité face au public congolais: les exploits d’un Noir dans la société française.

Cette image du sujet cosmopolite que l’Imprimeur met en scène exhibe l’entre-deux

du sujet transnational.

En dépit de cette stratégie énonciative pour exprimer sa subjectivité,

l’Imprimeur ne semble pas prendre conscience qu’il cautionne plusieurs stéréotypes87

courants sur l’Africain/ Noir en France ; une stratégie narrative qui fait référence à des

stéréotypes rappelant des discours historiques, leur permanence dans le présent

postcolonial et leur impact sur le sujet postcolonial. Pour réussir à séduire Céline, il

s’approprie un des stéréotypes attachés à l’identité du sujet Africain : le rythme dans

la danse. Les qualités mises en œuvre pour séduire sont un aspect du picaresque : pour

attirer l’attention de sa future femme dans la discothèque où ils se rencontrent pour la

première fois, l’Imprimeur se vante d’avoir utilisé ses talents traditionnels de danseur.

Selon lui, ses performances culturelles lui ont attiré le respect de Céline, durant leur

mariage. Sa naïveté est mise en lumière car il ne saisit pas que ce ne sont pas des

87 John Walsh observe différemment cette pléthore de clichés dont le texte est parsemé : « […]
Mabanckou laces the Printer’s tale of failed immigration with historical markers of colonization,
and, in the process leads through a minefield of stereotypical discourse that is as historically
ambiguous as it is painful real for the Printer ». John Walsh, « Sarkozy, Mabanckou … », op.cit.,
p.134.
247

affinités culturelles qui les avaient rapprochés, mais l’attrait de Céline pour le

stéréotype du danseur.

À la performance du cosmopolitisme se joint un modelage d’identité. Tout en

accusant les contours de sagas épiques, son histoire laisse paraître les discours autour

du Congolais évolué ; malgré la trahison conjugale dont il a été victime, il se définit

comme un congolais civilisé : grand arbitre du goût. Il a « fait la France », il connaît

Paris-Match et il maîtrise les paramètres de l’élégance et de la mode françaises. Sa

civilité et son cosmopolitisme se réfèrent donc à la connaissance des traditions

culturelles congolaises ainsi qu’à la possession d’un capital culturel français requis

pour être un congolais civilisé. Néanmoins, et de manière générale, l’idée de la civilité

selon les normes identitaires françaises et son adhésion au cosmopolitisme sont moins

le choix d’une appropriation culturelle et d’une adaptation culturelle volontaire que le

tragique découlant des principes d’indistinction et de l’universalisme propre à la

modernité. Alain Mabanckou n’en doute plus aujourd’hui : « The tragedy of our era is

that an image of man is imposed on us, and we gravitate towards it in the hope that

one day we will blend in with the prototype declared as the norm88 ».

Valeur esthétique de soi

Outre les aspects matériels que sont l’accession à l’aisance financière, le lieu

d’habitation bourgeois et l’union mixte (ceux-ci valorisant son moi), l’autre valeur

esthétique qui pour L’Imprimeur rehausse son image et contribue à modeler son

identité est acquise de façon onirique: par l’appropriation de la culture de l’autre. Cette

appropriation est traduite par l’expression « j’ai fait la France ». Ce qui tend à enrichir

88 Alain Mabanckou, « Letter to France », dans Black France/ France Noire. The History and Politics
of Blackness, sous la dir. de Trica Dannielle Keaton, T. Denean Sharpley-Whiting et Tyler Stovall,
Durham, NC, Duke University Press, 2012, p.93.
248

l’individu d’une valeur esthétique de par le moyen du voyage vers la métropole et par

la connaissance réelle de ce pays. La référence à l’évasion du pays d’origine et à sa

misère est emblématique : « la France était pour lui l’unité de mesure, le sommet de

la reconnaissance, y mettre les pieds c’était s’élever au rang de ceux qui ont toujours

raison […] » (VC, p.64).

Derrière l’énoncé « j’ai fait la France » transparaît le voyage imaginaire qui

polit l’image de laissé-pour-compte de l’Imprimeur et qui le revêt mythiquement du

prestige de la culture française. En plus de son énumération des grands noms de la

mode et des parfums français, il n’oublie pas de préciser la topographie des magasins

prestigieux où il se procurait les produits de luxe. Le détail des lieux contribue à

modeler son identité par le déplacement subliminal 89 du corps. Sa précarité est

transformée dans l’espace imaginaire de la France et de ses symboles culturels. Cette

volonté de s’évader de la réalité précaire est très en vogue chez les mikilistes90, en

particulier chez des adeptes de la sape dont L’Imprimeur énumère les noms les plus

connus (VC, p. 74), comme pour ajouter du crédit à son récit, créant ainsi un effet de

réel par cette superposition de la réalité à la fiction. Dans son étude historique et

sociale consacrée à l’origine, aux diverses caractéristiques et à l’étendue de ce

phénomène social, « La sape des mikilistes : théâtre de l’artifice et représentation

onirique », Didier Gondola montre que le culte de la sape apporte une « sublimation

du corps régénéré par le chiffon91 ». En effet, pour le « sapeur » disciple de ce culte,

89 Didier Gondola. Le terme subliminal est employé dans ce contexte précisément à la suite de l’étude
de Didier Gondola sur les mikilistes dans son article « La sape des mikilistes : théâtre de l’artifice et
représentation onirique », Cahiers d’études africaines, 1999, vol.39, n° 153, p.13-47,
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/cea_0008-
0055_1999_num_39_153_1963
90 Ibidem.
91 Didier Gondola, op.cit., p.18; p. 27.
249

« connaître et vivre l’Europe, en Afrique », comme l’écrit Didier Gondola « passe

d’abord par la fréquentation de ses mikilistes de passage92 ».

Il convient de rappeler les sources socio-historiques de ce phénomène social,

dans la mesure où elles contribuent à comprendre la mentalité de L’Imprimeur et de

Casimir, un autre personnage affichant ce culte. Mikiliste provient du mot mikili qui

veut dire les mondes en lingala et l’Europe par extension. Le mikiliste ne s’identifie

que par un paraître élégant et luxueux ; il fait de la griffe un culte. Ce phénomène

urbain typiquement kinois et brazzavillois a sa source dans la politique coloniale

d’assimilation 93 « autour des années 1910 94 » qui forçait le colonisé à rejeter ses

valeurs culturelles et encourageait le mimétisme selon l’habillement du maître, colon,

par son serviteur le colonisé. Ainsi que l’écrit Didier Gondola, pour le mikiliste, « le

rêve joue son rôle en offrant un espace de refuge et de négation de la réalité. Il fait du

voyage européen une sorte de rite initiatique qui a aussi pour but de régénérer le corps

métaphorique95 ».

Avoir « fait » la France marque sa différence au sein de la précarité et de la

sédentarité des Congolais locaux. Bien que le message que relaie le récit de son

« aventure ambiguë » (VC, p. 89) semble signifier qu’en France la vie n’est pas aussi

facile qu’on l’imagine, son expérience dans ce pays le rend important aux yeux des

92 Didier Gondola, op.cit., p.16.


93 Voir aussi Dominic Thomas qui explique les idéaux de l’assimilationisme français comme
étant « founded on a civilizing imperative whose foundational tenets are situated in the act of
compensating for perceived cultural, linguistic, political, religious, and social inadequacies. French
colonial mechanisms were erected on an ethnocentric assimilationist paradigm that refused to
interpret culture as a dynamic process and, accordingly, to incorporate African cultural elements,
preferring instead to dismiss, repudiate, and systematically erase African contributions to some kind
of universal entity. This refusal […] has also been a key component of immigration debates and
discourse in contemporary France ». Dominic Thomas, op.cit., p.9.
94 Didier Gondola, op.cit., p.21.
95 Didier Gondola, op.cit., p.18.
250

autres. Il se différencie d’eux par son identité hybride, par son cosmopolitisme. Ainsi,

face à Verre Cassé qui se distingue de tous par son maniement de la langue française

et de sa culture livresque, L’Imprimeur tient à se mettre en valeur par son séjour dans

la « capitale de la culture », Paris. Pour ce faire, il authentifie le concret de son

expérience : son emploi dans une grande imprimerie et son statut d’arbitre du goût.

Ce qui cautionne son admiration béate de Paris-Match et souligne encore plus cette

idéalisation de l’espace symbolique qu’est l’ancienne métropole :

L’Imprimeur pousse un cri de colère, il n’aime pas qu’on doute


de Paris-Match, il ne supporte pas la contradiction à ce sujet et
il s’emporte donc : « qu’est-ce que tu racontes là, Verre Cassé,
hein, […] tu es fou ou quoi, comment un type de plus de soixante
balais comme toi, comment un sage de ton niveau peut dire des
conneries comme ça, donc tu veux insinuer, que cette photo
c’est pas vraie, c’est ce que tu veux dire, hein, donc tu crois qu’un
magazine comme Paris-Match va mettre des photos qui ne sont
pas vraies, […] faut croire que tu es aveugle […] d’abord ce
magazine, c’est pas un canard, ça c’est quelque chose de sérieux,
c’est du béton armé, et je peux te le jurer car c’est nous même
qui l’imprimions en France […] (VC, p.146).

Cette remarque a été provoquée par la réaction de Verre Cassé qui se moque de cette

foi aveugle en Paris-Match. L’Imprimeur clôt alors le débat en faisant passer l’illusion

du récit à la matérialité de l’image. Il apporte à Verre Cassé une copie du magazine et

étale ce qu’il croit être des connaissances culturelles. Il lui fait lire un scoop sur Joseph,

le nègre Van Gogh, mort d’un cancer juste après qu’un avocat français l’a découvert

dormant dans la rue avec ses chefs-d’oeuvre. L’image et le texte accaparent l’attention

de Verre Cassé, ce qui dans l’imaginaire de L’Imprimeur authentifie ses croyances

concernant les connaissances culturelles.

L’image de ce peintre publiée dans la revue adulée par L’Imprimeur présente

diverses implications. L’effacement de la frontière entre fiction et réel est montré par

le changement de style. Le récit passe du style narratif du journal intime propre à


251

Verre Cassé vers le style sensationnel du magazine et apporte un effet de rapport entre

la vie du sujet diasporique postcolonial en France et celle du sujet postcolonial en

Afrique.

Le portrait que fait Paris-Match sur ce peintre noir fonctionne comme une mise

en abyme de la biographie de Verre Cassé. Celui-ci éprouve de la sympathie pour ce

personnage postcolonial noir, artiste laissé-pour-compte de son vivant et exploité

pour sa valeur esthétique. Il est frappé par la ressemblance entre le Van Gogh Nègre,

malade et mourant, et son propre corps squelettique ; le corps maladif du peintre qui

lui « ressemble un peu physiquement » (VC, p.142), se révèle à Verre Cassé comme

son alter ego. D’autres traits les rapprochent : la créativité, la mémoire livresque,

l’alcoolisme, la précarité du vécu, la présence de la mort qui souligne le dénouement

tragique propre au roman picaresque africain 96, et la gloire apportée par l’œuvre

posthume. Dans ce portrait de la gloire posthume du Van Gogh Nègre, Verre Cassé

voit se dessiner la figure de l’auteur97 qu’il va représenter dans son récit sur l’histoire

du bar.

Cette mise en abyme donne lieu à une critique postcoloniale, produit de la

différence d’appréhension entre Verre Cassé et L’Imprimeur et de leurs

comportements vis-à-vis du magazine. Verre Cassé sait entrevoir dans la publication

du portrait du Van Gogh Nègre, deux aspects de l’exploitation de la valeur esthétique

du peintre. Il est capable de reconnaître derrière cette publicité de Paris-Match sur le

talent artistique du peintre noir décédé d’une part, que l’attention mediatique réservée

96 Roger Chemain, « Errance picaresque, voyage initiatique et roman africain », dans Trois figures de
l’imaginaire littéraire…, op.cit, p.117.
97 Sélom Gbanou, « Verre Cassé et les mises en scène de l’auteur » dans Dire le social dans le roman
francophone contemporain, dir. Justin K. Bisanswa et Kasereka Kavwahirehi, Paris, Honoré
Champion, 2011, p.431.
252

non pas à la maladie du défunt, mais au geste philanthropique du français qui l’a

« découvert » et, d’autre part, que le profit de ce talent revient en fin de compte à la

fondation française. Cependant, pour l’Imprimeur l’image de ce scoop ne s’arrête

qu’à l’apport d’une sublimation identitaire : il est fier de voir publiées des images d’un

Noir en France et d’être celui qui indique cela aux Congolais. En effet, l’Imprimeur

interrompt ensuite la discussion sur le sport d’un groupe d’individus qu’il rencontre

sur son chemin : « hé, les gars, qu’est ce qui se passe ici, hein, où suis-je donc, vous

avez perdu la tête ou quoi, soyons sérieux, […] y a beaucoup de choses plus

importantes que ces petits matches de barbares » et il fait circuler son magazine » (VC,

p.148). De plus, la remarque de Verre Cassé à propos de la conduite de l’Imprimeur

met en avant une critique postcoloniale et diasporique de l’identité de ce dernier. Le

fait que celui-ci raconte son expérience française et montre son magazine à tous ceux

qu’il rencontre est perçu comme de la démence par Verre Cassé : « il m’avait pourtant

fait croire que j’étais le seul à qui il l’avait racontée, je pense sincèrement que quelque

chose ne fonctionne pas bien dans sa tête » (VC, p.89).


253

Chapitre 3. Références au grotesque : aliénation et dilemme existentiel

L’expression de la subjectivité de L’Imprimeur pourrait, à juste titre, être

envisagée sous l’angle d’un manque d’authenticité. Toutefois, le grotesque

caractérisant son comportement vaniteux et arrogant est un témoignage sur ses

difficultés de survivre à l’aliénation sociale et au conflit intérieur. Motif du picaresque,

le grotesque se révèle aussi dans l’expression de la subjectivité d’autres personnages.

Il est amené par des discours révélant des thèmes connexes du picaresque desquels

transparaissent des critiques postcoloniales et diasporiques que nous tenterons

d’analyser dans ce chapitre.

A.1. Grotesque de l’entre-deux identitaire : errance et suffisance

Dans le picaresque le voyage périphérique symbolise la marginalité du

personnage et se manifeste par l’image de l’itinérance. Dès lors que l’Imprimeur fait

face à un interlocuteur. L’acte de raconter l’histoire de son expérience diasporique

représente le voyage cérébral qu’il accomplit systématiquement alors que son

imagination le renvoie à tout instant au passé. Chez l’Imprimeur l’itinérance est

révélée par la présence continue de déplacements spatiaux et mentaux (mobilité

physique et voyage mental par les récits). Celui-ci s’adresse à quiconque pouvant

écouter son récit et, ressassant constamment le passé français, le récit opère un retour

mental qui caractérise aussi le conflit intérieur inhérent à la conscience double du

sujet diasporique. L’entre-deux identitaire du personnage étant issu des déplacements

et du récit de ses expériences, cette identité laisse entrevoir une intériorité qui

contraste avec la perception extérieure du grotesque. Verre Cassé y réfère en ces

termes :

[…] chaque jour je surprends maintenant l’Imprimeur en train


254

de narrer à quelqu’un d’autre ce qu’il appelle son aventure


ambiguë, il m’avait pourtant fait croire que j’étais le seul à qui il
l’avait racontée, je pense sincèrement que quelque chose ne
fonctionne pas bien dans sa tête, il a des périodes de lucidité,
surtout les après-midi, je crois surtout que cette histoire l’a
rendu dingue (VC, p.89).

Le discours de Verre Cassé qui perçoit chez L’Imprimeur de la démence fait allusion

au sujet postcolonial diasporique et au personnage picaresque en marge de son

environnement social. Symbole de la tension entre l’individu picaresque et son

environnement, cet état périphérique et de marginalité est traduit par l’entre-deux

qu’exprime la subjectivité de L’Imprimeur, mais aussi celle de Verre Cassé qui évoque

l’entre-deux de l’écrivain98 africain noir postcolonial.

Pour Verre Cassé, cet entre-deux s’avère bienfaisant car il ne lui est pas imposé :

il choisit librement d’adhérer aux aspects traditionnels qui lui plaisent et il peut

mettre à profit ses talents d’écrivain et récupérer l’audience perdue de ses étudiants.

L’entre-deux se dévoile par son ambivalence par rapport à la tradition africaine. Il est

aussi montré par sa position entre des savoirs livresques africains –les titres d’œuvres

artistiques et d’ouvrages littéraires d’auteurs africains et des savoirs venus d’ailleurs.

L’identité définie par la condition d’aliénation et la position de supériorité du scripteur

que devient Verre Cassé évoque le génie issu de l’héritage culturel pluridimensionnel

de l’écrivain postcolonial africain, la position marginale de son génie littéraire au sein

98 Cf. John Walsh, « Sarkozy, Mabanckou … », op.cit., p.130 et Maryse Condé qui observe aussi cette
situation ambivalente de l’écrivain Noir/Africain : « It’s a trap that writers of the Black Diaspora
often fall into because we have the misfortune of being published by the Other. The Other confines
us to an image, perceive us in a particular way, and we don’t always have the possibility of saying no
and presenting ourselves differently. We need a lot of willpower and talent to arrive at this, so we
very frequently endure pressures. […] Black writers find themselves in a very difficult situation : on
one hand, they have their own people, those who read them locally and ask for and expect certain
things; on the other hand, there is the press, which creates literary success, objectifies, stresses
exoticism, and asks for something else. In between these two types of demands, writers have to find
themselves. » Maryse Condé, Conversations with Maryse Condé, dir. Françoise Pfaff, Paris,
Karthala, 1993, p.102-103.
255

de l’institution littéraire et l’apport dynamique de ce génie au brassage de la langue.

La position marginalisée de Verre Cassé évoque la recherche, souvent vaine, de

l’écrivain africain postcolonial d’une reconnaissance, d’une insertion identitaire dans

son environment ou le contexte social où il évolue.

Chez L’Imprimeur la tension produite par cet entre-deux s’exprime par son

inconsistance mentale et son errance, celles-ci révélant les signes du social.

L’inconsistance de sa personnalité traduit une instabilité caractérisant l’entre-deux

identitaire ainsi qu’une fragmentation de l’être et le voyage périphérique du

personnage picaresque. La marginalité est causée, d’une part, par le rejet par la

France, la femme française, le système judiciaire français et l’immigration française

et, d’autre part, par l’incapacité de se réintégrer dans la société d’origine. Cette

expérience du rejet, de la perte de l’aisance et du retour dans la précarité représentent

les thèmes picaresques de la chute et de la sortie du paradis. Ces thèmes picaresques

sont exacerbés par le motif de l’exclusion. Ensemble, ils soulignent une expérience de

l’instabilité poussée à un paroxysme par la double marginalité : en France et au Congo.

La réalité de L’Imprimeur est celle d’une déchéance matérielle et d’une incapacité de

réintégration culturelle dans sa société d’origine. Ceci s’exprime par la nostalgie de

l’immigré refoulé et se dévoile par l’aliénation culturelle du sujet diasporique

postcolonial. L’Imprimeur semble avoir conscience de son aliénation et anticipe cette

critique qui pourrait provenir du collectif africain. Pour la réfuter, il décrit ses rapports

avec son fils- celui-là même avec lequel Céline le trompe : « je savais bien qu’il me

méprisait, […], que j’épouse Céline, une blanche en plus, alors il me traitait de vendu,

d’assimilé, de Nègre Banania, de complexé, d’esclave de la chair blanche et des pieds

de cochons […] » (VC, p.78). Malgré cette prise de conscience, L’Imprimeur, vivant
256

maintenant au Congo, ne cherche pas à oublier, ni à s’adapter ; il ne fait aucun effort

de réintégration dans la société congolaise, il reste absent de cette existence.

Le récit du passé participe au processus d’identification de soi (soit la facon

dont le sujet s’identifie) et le besoin d’en garder le souvenir inoubliable laisse entrevoir

une modalité de survie. La subjectivité de L’Imprimeur n’a d’existence que par le

souvenir et la narration, soit dans le rapport intersubjectif relayé par le récit de soi

écouté par les autres. Elle est marquée par une identification qui s’alimente à une

image révolue de lui-même ; c'est-à-dire sa réussite individuelle en France symbolisée

par des possessions matérielles et des affiliations sociales. L’attention que lui prêtent

ses interlocuteurs, leur regard et leur admiration lui assurent une identification qu’il

ne peut retrouver matériellement. Il se valorise aux yeux du public qu’est cette

« plèbe » postcoloniale qui se nourrit et se délecte de son histoire ; il permet à ceux

qui l’écoutent de rêver de l’abondance matérielle d’un pays industrialisé qui leur est

inaccessible. Aussi, réduite à l’image d’un passé et d’un statut social irrémédiablement

perdu dont il ne réussit pas à se défaire, son identification de « soi » est vécue sur le

mode de l’imaginaire. L’ « homme bien » que L’Imprimeur était dans le passé en

France n’existe plus que dans son imagination et dans l’image qu’il veut donner ;

continuité imaginaire signalant son conflit intérieur. L’individu, qu’il a réussi à être en

France mais qu’il n’est plus au Congo, ne peut exister socialement que par son récit et

par le regard des autres. En s’identifiant par le récit du passé, il se modèle une identité

autre et il résout, par l’imaginaire, son problème existentiel. Pour L’Imprimeur tout

comme pour ses auditeurs, l’imaginaire et l’illusion de l’apparence permettent

d’échapper momentanément à la réalité de la précarité existentielle.

Le fait de ne pouvoir réconcilier ces deux identités que par le recours à un récit,
257

prouve cette précarité identitaire : son incapacité à se détacher d’un héritage culturel

colonial et à transcender le passé pour faire face à la réalité, ainsi que son refus de

s’adapter sans compromettre ses valeurs. Alors que le compromis découle de son

incapacité à s’intégrer, le manque d’effort d’intégration est évident dans la perspective

du mikiliste qui fait face à la réalité ou se réfugie dans l’imaginaire. Pour L’Imprimeur

à qui ses parents offrent l’hébergement, le retour au Congo, et, de surcroît, dans la

maison parentale, est une honte : « j’ai refusé de vivre chez mes parents, j’ai refusé

cette humiliation » (VC, p.88). Avoir perdu ses attaches sociales françaises et avoir été

rapatrié par l’État français représentent pour L’Imprimeur une dégradation ressentie

émotionnellement dans un entre-deux identitaire. Comme l’observe Mildred

Mortimer, parce que séduit par la culture de l’Autre, le sujet postcolonial mystifié perd

son identité : « In his hallucination, western materialism and technology draw Third

World people from their shadows to searing light. In their worship of the new gods of

materialism, they lose their sense of identity 99 ». La blessure affective résultant de

l’entre-deux identitaire de L’Imprimeur s’explique par la perte d’identité issue de la

mystification du pays industrialist, car le retour du mikiliste au pays d’origine « est

souvent appréhendé comme synonyme de déshonneur et d’échec100 ». De plus, si on

considère la volonté et la capacité d’adaptation ainsi que le compromis identitaire

qu’effectue L’Imprimeur en vue de s’intégrer en France comme étant le symbole d’une

réussite de la négociation d’un héritage culturel colonial et de la culture traditionnelle,

99 Mildred Mortimer, Journeys through the French African Novel, Portsmouth/ Londres, Heinemann
& James Currey, 1990, p.62 ; Voir aussi l’analyse de Cilas Kemedjio sur l’hallucination, la séduction,
le mirage et le fantasme de l’évolué. Cilas Kemedjio, « Notes sur la mission sociale de l’évolué dans
Chemins d’Europe » dans Dire le social dans le roman francophone contemporain, op.cit., p.251-
274.
100 Didier Gondola, op.cit., p.17.
258

alors L’Imprimeur réussit son intégration en France. Cependant, au Congo cette

négociation ne peut aboutir puisqu’il est incapable de cacher son aliénation, symbole

de l’acculturation et du complexe de supériorité du sujet postcolonial déraciné.

L’intégration qui résulte de la négociation identitaire chez L’Imprimeur se révèle par

l’adhésion aux normes identitaires de la société française et le résultat du travail, car

en France il était « un bosseur ». En revanche, au Congo son comportement dénote

l’échec de la réussite d’un tel compromis pour deux raisons. La première est son

adoption des schèmes coloniaux qui l’aliènent de ses compatriotes qu’il considère

comme inférieurs à lui. La seconde, est causée par un sens de l’éthique qui ne lui

permet pas d’adhérer aux manœuvres de corruption pour intégrer le système

administratif de son pays natal. La critique postcoloniale se manifeste à l’occasion de

sa plainte à propos de la précarité des pensions de retraite au Congo qu’il compare à

celles, beaucoup plus régulières, accordées par une administration mieux organisée.

De ce point de vue, l’intersubjectivité se pose comme moyen de transcender son

malaise existentiel. Malgré sa vanité et en réponse à ce malaise, L’Imprimeur est

respectueusement écouté et même vénéré par ses auditeurs qui le suivent partout où

il va. Il convient de remarquer encore que l’attitude de supériorité de l’aventurier

parvenu est aussi un trait du picaresque.

A. 2. Grotesque de l’entre-deux et double conscience : entre subjectivité

collective et masque picaresque

En plus des déplacements de L’Imprimeur, l’exemple le plus illustratif de son

inconsistance mentale apparaît dans son arrogance vis-a-vis des autres congolais et

manque d’analyse critique. S’il est possible d’affirmer qu’en raison de sa démence il
259

ne prend pas conscience de l’inconsistance de son discours sur l’Histoire, du moins

son inconsistance discursive participe-t-elle d’une stratégie de survie qui laisse

paraître un entre-deux identitaire. Devant le public congolais, il déploie ses

connaissances historiques des méfaits de l’esclavage et de la colonisation, alors que

face à son futur beau-père à Noirmoutier il ne réussit pas à établir sur un pied d’égalité

cet échange intellectuel.

Cette reproduction naturelle de l’attitude de supériorité coloniale sur ses

propres compatriotes met en avant des discours qui émergent du rapport

intersubjectif. Lors de sa première rencontre avec les parents de Céline avant leur

mariage, L’Imprimeur évite la discussion sur les « erreurs de l’Histoire, notamment

de la traite négrière, de la colonisation, des heurts des indépendances » (VC, p.72) que

ses futurs beaux-parents souhaitaient aborder et que lui qualifie de « débats

poussiéreux » (VC, p.72). Le mutisme de L’Imprimeur en France contraste avec les

excuses de son futur beau-père au sujet des « erreurs de l’Histoire » (VC, p.72) et par

la leçon d’histoire que L’Imprimeur donne aux Congolais. Ce silence pourrait aussi

s’expliquer sous l’angle d’un tabou inhérent à la subjectivité collective dans la

postcolonialité française. Ce tabou qui entoure les débats sur la race noire et l’identité

française et dont L’Imprimeur serait conscient a été bien décrit par les auteurs de

Black France/ France Noire. The History and Politics of Blackness (notamment Alain

Mabanckou) : « (the) prevailing difficulty and anxieties about speaking of race and

blackness outside highly restricted spaces (such as certain elite French academies that

are not themselves immune) […]101 ».

101 Trica Danielle Keaton, T. Denean Sharpeley-Whiting et Tyler Stovall, « Black Matters, Blackness
Made to Matter » dans Black France/ France Noire. The History and Politics of Blackness, sous la
dir. de Trica Danielle Keaton, T. Denean Sharpeley-Whiting et Tyler Stovall, Durham, NC, Duke
260

Ensuite, face à cette situation d’énonciation où l’histoire est rappelée et compte

tenu d’une conscience du tabou collectif, son mutisme dévoile, aussi, une double

conscience et une ruse picaresque. Si on considère qu’il connaît cette histoire dont il

fait étalage face à ses auditeurs congolais, en refusant d’exprimer son opinion sur ce

sujet en France, son silence pourrait être perçu dans la perspective théorique du

complexe d’infériorité du colonisé. Ce complexe est alors compris comme l’effet de son

intériorisation de l’infériorisation dont il a été l’objet. Cette perspective théorique

serait une autre façon de comprendre son incapacité d’initier un rapport d’échange

transculturel102, soit un rapport dialogique entre cultures ; il ne peut ni éclairer le père

de Céline, ni rectifier les propos de ce dernier. Cette mentalité du futur beau-

père indique une continuité des schèmes coloniaux dans la postcolonialité française :

[…] j’ai expliqué que j’étais natif de la République du Congo […]


et le père s’est écrié « bien sûr qu’il est du tout petit Congo, notre
belle et prestigieuse ancienne colonie, le général de Gaulle a
même décrété Brazzaville capitale de la France libre pendant
l’Occupation, ah le Congo, oui, une terre de rêve, de liberté,
d’ailleurs c’est dans ce pays qu’on parle le mieux notre langue,
mieux même qu’en France, je vous dis », et la mère de Céline,
[…] a dit « voyons Joseph, le mot colonie ne convient pas, tu le
sais pourtant », et le père a dit que ce mot lui avait échappé et
qu’il voulait plutôt dire territoire, et la mère a dit que
« colonie » et « territoire » c’était bonnet blanc et blanc
bonnet (VC, p.73-74).

Le regret et la fierté du père de Céline d’une époque coloniale révolue dévoilent

une conscience postcoloniale française et une « opération historique103 » qui met en

University Press, 2012, p.2.


102 Nous empruntons ce terme aux études de la « transculturation » de Fernando Ortiz 1940. Nous
entendons par transculturalité le processus de transformation culturelle des individus ou groupes
d’individus dominants et marginaux émergeant au contact des uns et des autres. Concept qui se
présente en amont de celui des travaux théoriques d’Édouard Glissant sur la créolisation.
103 Nous employons cette expression formulée par Paul Ricœur dans La mémoire, l’histoire et l’oubli,
aux pages 167-174 en nous référant aussi à cet emploi par Abel Kouvouama dans son analyse de
Verre Cassé. Nous nous basons spécifiquement sur la phase représentative de l’opération historique
où (intervient la mémoire, à la fois comme représentation du passé et comme acte de rappel, de
261

lumière des discours dont l’effet est polyphonique. D’une part, L’Imprimeur ne

représente pas l’apport d’un rapport interpersonnel mais plutôt la métonymie d’un

Congo perdu et d’une Histoire de la France. L’affect du futur beau-père est exprimé

par une prédilection pour une mémoire que déclenche la présence de l’individu que sa

fille lui amène. La typographie et les guillemets ont pour fonction d’accentuer le

caractère historique de ces termes et le décalage de sens par un lapsus au moment de

l’énonciation : la rencontre et l’union entre Congolais et Français dans la France

postcoloniale. Le modalisateur « lui avait échappé » dénonce de manière probante

une conscience coloniale qui subsiste au-delà des schèmes postcoloniaux. D’autre

part, les rapports hiérarchiques sont rappelés et recréés par la manière dont le père de

Céline désigne L’Imprimeur ; son discours dévoile la permanence de préjugés

idéologiques dont par ailleurs il se défend. Dans ce contexte d’énonciation où le

discours colonial est perpétué, L’Imprimeur est encore perçu comme un sujet de la

France coloniale ; des rapports hiérarchiques sont subtilement rappelés par le futur

beau-père et renforcés par le mutisme de L’Imprimeur. Ce dernier semble approuver

ces rapports par son silence qui se comprend aussi comme un « non-dit » dont la

portée est révélée par Pierre Van Den Heuvel : « les non-dits sont transformés en dits

par les lecteurs attentifs grâce aux présupposés et à l’implicite contextuel104 ».

Le discours émanant du regret du futur beau-père de L’Imprimeur opère par le

rappel de l’époque coloniale gaulliste, dont il est fait référence dans le récit des

recollection) Cf. Abel Kouvouama « "Verre Cassé" ou les figures de la transgression : de l’inspiration
musicale à la production littéraire » dans Christine Le Quellec Cottier et Daniel Maggetti dir.,
« Écrire en Francophonie : une prise de pouvoir ? », Études de Lettres, Lausanne, Université de
Lausanne, Janvier 2008, p.121.
104 Pierre Van Den Heuvel, Parole, mot, silence. Pour une poétique de l’énonciation, Paris, Librairie
José Corti, 1985, p.81.
262

exactions contre la naissance du Crédit a voyagé. L’effet polyphonique inhérent à ce

discours est produit par la superposition de la fiction et de la réalité qui émergent du

discours sur le regret de « la Case de Gaulle » (VC, p15.) ; inclusion renversant les

points de vue énonciatifs. Alors que, dans ce récit second, il s’agit d’une perspective

nostalgique de la possession coloniale de l’ancien colonisateur, dans le récit premier,

le regret de la Case de Gaulle concerne les congolais nostalgiques de l’époque coloniale

où « la France était exportée à Brazzaville 105 ». La description des « vieux cons qui

regrettaient la Case de Gaulle » englobe les discours collectifs congolais et auctorial

qui font allusion au point de vue congolais sur la francité, soit : « Brazzaville, the main

city of the Congo, was the capital of unoccupied France during the Occupation, which

means that the French were all Congolese while Europe was at war […] 106 ». Face au

discours du père de Céline, L’Imprimeur tait ce point de vue collectif. L’autre trait du

discours du beau-père fait référence à une certaine mentalité française, à la suffisance

du sujet postcolonial français. Cette fierté que L’Imprimeur doit certainement vivre de

manière « painfully real107 » est dévoilée, plus tard108, par la perspective « désuète109 »

105 Ma traduction de « What remains from this period, when France was exported to Brazzaville, is the
Case de Gaulle downtown, which looks toward the other Congo, the former Belgian Congo ». Alain
Mabanckou, « Letter to France », op.cit., p.89
106 Alain Mabanckou, Ibidem.
107 John Walsh, « Sarkozy, Mabanckou … », op.cit., p.134.
108 L’aspect anachronique qui pourrait apparaître de l’analyse par John Walsh de Verre Cassé par
rapport au discours de Sarkozy doit être compris dans la perspective de l’ultime représentation de
la haute tradition de la politique française en Afrique qui suit la période de la décolonisation jusqu'à
présent ; celle-ci étant représentée par le discours de la France-Afrique dont nous faisons mention
ici.
109 Comme le montre l’expérience de l’effort du métissage effectué par L’Imprimeur, le métissage- en
tant que métaphore de cet appel à l’hybridité- tel que prôné par l’ancien président français à Dakar,
ne résout ni son dilemme existentiel ni ne pallie à ce que Nicolas Sarkozy perçoit comme le
« désengagement » de l’Afrique « du monde » : spécifiquement dans la mesure où en tant
qu’africain, par l’immigration et par sa culture cosmopolite, L’Imprimeur participe au métissage
culturel et s’engage donc dans le monde même s’il en est rejeté. Ainsi, les nombreuses références
laissent paraître un jeu polyphonique et font voir des signes du social qui évoquent la mentalité
collective. Ceux-ci apparaissent dans l’analyse de John Walsh en termes de lien entre l’espace réel
du discours présidentiel et l’énoncé du futur beau-père de L’Imprimeur. Nous faisons nôtre dès lors
263

inhérente au discours public du président français Sarkozy à Dakar : « La part

d’Europe qui est en vous est le fruit d’un grand péché d’orgueil de l’Occident mais que

cette part d’Europe en vous n’est pas indigne110 ».

Son silence ne permet pas à cette rencontre d’être basée sur un partage honnête

et mutuel de connaissances et atteste de la passivité du sujet africain face à l’argument

de son futur beau-père. Si le masque picaresque justifie ce manque de résistance, la

conscience double et le complexe d’infériorité en sont le fondement. La conscience

double se pose comme façon d’appréhender le conflit intérieur pour le sujet

postcolonial et diasporique informé de son altérité et pour le personnage picaresque

qui doit faire face à son dilemme existentiel. Symbole du masque picaresque, le

ridicule découlant de cette conscience double représentée par le mutisme en France et

la leçon d’histoire au Congo opèrent une double critique diasporique et postcoloniale.

L’absence d’organisation, la corruption du système administratif congolais, la

permanence de la conscience coloniale en France et au Congo, le manque de dialogue

et de réflexions sur le problème de l’identité française liée à la race - questions

essentielles dans les contemporanéités postcoloniales française et congolaise -

justifient cette double critique.

B. Rejet affectif et aliénation : absence et aspiration à l’amour et l’affect

D’autres signes du picaresque caractérisent le grotesque de l’histoire de

l’argument de John Walsh selon lequel : « Sarkozy’s vision of Africa is decidedly outdated, as he
would sooner rehabilitate the sincerity of the European mission and offer a sustained critique of the
legacy of France’s colonial program. » John Walsh, « Sarkozy, Mabanckou … », op.cit., p.126.
110 Allocution prononcée par le président de la République française, Nicolas Sarkozy, le 26 juillet 2007,
à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar au Sénégal, devant des étudiants, des enseignants et des
personnalités politiques. Allocution citée aussi par John Walsh, « Sarkozy, Mabanckou … », op.cit.,
p.126.
264

L’Imprimeur et illustrent les traits de la fragmentation identitaire et de la précarité

propre au picaresque. L’image de folie qui met en lumière l’aliénation de L’Imprimeur

participe de la fragmentation du personnage. La fragmentation se dévoile chez

d’autres personnages du roman, notamment chez Verre Cassé, et se voit aussi

provoquée par une autre dimension de la perte des attaches sociales : la précarité de

l’affect. Le grotesque émergeant de ce trait picaresque associé à l’aliénation du

personnage met en perspective un thème central du roman : le manque d’amour.

B. 1. L’aliénation du laissé-pour-compte et la fragmentation dans le

picaresque

Le contraste entre les personnages laissés-pour-compte, que sont L’Imprimeur et

Verre Cassé, donne au texte sa prééminence picaresque. Autant la marginalité de ces

deux personnages est déterminée par l’inconsistance qui caractérise leurs

personnalités, autant la divergence entre le grotesque de ces deux personnages est

révélatrice du genre picaresque.

À l’opposé de L’Imprimeur qui a fait des études universitaires en France où il s’est

familiarisé avec la culture et dont l’expérience est issue du vécu, Verre Cassé est un

personnage sédentaire dont l’expérience des voyages et la culture sont livresques. Sa

formation autodidacte lui confère des talents d’écrivain et une renommée parmi les

clients du bar. Cette réputation, image d’érudit légitimée par la confiance que lui

accorde L’Escargot entêté, amène L’Imprimeur à lui tenir ces propos : « "on m’a dit

aussi que L’Escargot entêté est ton ami personnel, qu’il t’écoute", il a soudain élevé la

voix "je veux aussi ma place dans ton cahier parce que tu vas rendre certains cons

célèbres alors que de tous les gens qui sont ici, c’est moi le plus intéressant" » (VC,
265

p.63). La confiance de L’Escargot entêté dépend de la crédibilité du scripteur. Ainsi,

dans la foulée du projet de garder la mémoire du bar, tâche qui incombe à Verre Cassé,

émerge le désir de tous les habitués du bar d’avoir les récits et anecdotes de leur vie

immortalisés dans le cahier de Verre Cassé.

À l’opposé de l’itinérance de L’Imprimeur, cette cueillette de différentes

histoires relève de la stasis, l’état de repos de Verre Cassé et sa fonction de scripteur

des histoires des autres. Du point de vue de l’enseignant qu’il était et qui a perdu

l’écoute de ses étudiants, l’acte d’écriture supplée au statut détruit. La perte de

l’audience est remplacée par le besoin de confession de chaque client et par la mise en

place d’une relation intersubjective qui résulte de cet état de fait. L’écriture lui permet

de pallier à cette précarité de l’immédiateté d’un public grâce à la stasis. Cette stasis

s’observe par les dialogues, les questions posées et les débats entre Verre Cassé et les

clients qui veulent son attention. De plus, la lecture posthume de son cahier par

L’Escargot entêté et le lecteur, bien qu’a posteriori, remplace l’audience perdue de ses

anciens élèves. Il ne peut rétablir cette attache sociale qui lui est chère, ni s’affranchir

de cette condition aliénante que partiellement ; l’attention de l’audience transforme

en partie sa condition aliénante puisqu’il se rend utile et devient « grantécrivain 111 ».

Le contact avec son public le conduit aussi à un examen d’introspection et de

rétrospection. En ce sens, l’immédiateté du regard des clients et son rôle d’écrivain

rendent possible la sublimation identitaire chez Verre Cassé.

La collecte de différentes histoires représente un exutoire pour les différents

individus, « mendiants de rôles 112 », à qui Verre Cassé donne une visibilité. Pour

111 Sélom Gbanou, « Verre Cassé et les mises en scène de l’auteur » dans Dire le social dans le roman
francophone contemporain, op.cit., 2011, p.427.
112 Sélom Gbanou, « Verre Cassé et les mises en scène de l’auteur » dans op.cit., p.424.
266

L’Imprimeur qui aborde Verre Cassé afin que son expérience soit entendue, le désir

d’être visible s’exprime par son insistance pour que Verre Cassé l’écoute. C’est par un

torrent de larmes et de cris que L’Imprimeur exige que son expérience soit transcrite :

« il me cherchait pour me parler depuis le premier jour où il avait mis ses pieds plats

au Crédit a voyagé, il avait vraiment envie de parler, de me parler à moi, pas à une

autre personne, et il criait alors « je veux parler, je veux te parler, c’est toi qu’on appelle

Verre Cassé ici, hein, je veux te parler, j’ai beaucoup de choses à te dire, laisse-moi me

mettre à table et commander une bouteille », moi je jouais à celui qui semblait ne pas

s’intéresser à son histoire » (VC, p.61).

Prise sous l’angle du modelage de l’identité par l’intersubjectivité, l’opposition

entre l’itinérance de l’un et l’état d’équilibre de l’autre confère à tous deux la même

importance. Bien que divergentes, leurs personnalités se complètent pour former le

genre picaresque. Si L’Imprimeur fait rêver son public grâce à ses histoires de luxe et

de succès en France, en revanche, malgré son apparence de décrépitude et son odeur

repoussante, Verre Cassé attire les différents conteurs grâce à son érudition et ses

talents d’écriture. Pour Verre Cassé, son autorité de scribe le positionne de façon

prédominante par rapport aux autres laissés-pour-compte, dans la mesure où sa

position d’écouteur, interrogateur/questionneur et scripteur lui donne le monopole

d’un regard supérieur113 sur la vie des autres. Dans un cas comme dans l’autre cette

capacité d’attirer le regard des autres est pour chacun d’eux un mode de survie face à

leur condition aliénante.

113 Sélom Gbanou perçoit aussi cette position de Verre Cassé face aux autres clients du bar : « Du coup,
il occupe une place solennelle dans le bar même si c’est sur le tard » Sélom Gbanou, « Verre Cassé
et les mises en scène de l’auteur », op.cit., p.425.
267

B. 2. Grotesque de la précarité : l’aspiration et le manque d’amour dans

le picaresque

L’Imprimeur

L’expérience du rejet que raconte L’Imprimeur introduit un thème central du

roman : l’absence d’affection. Le grotesque de ce thème accentue les motifs de la chute

et de la descente aux enfers et opère une critique par un rappel à d’autres discours.

Ces derniers sont révélés par le rejet affectif suivi du rejet du « chez soi » que ce soit le

domicile ou le pays de résidence ; rejets donnant lieu à la précarité matérielle. Le rejet

affectif s’entend pour certains personnages, tels que Le type aux Pampers et

L’Imprimeur, comme une victimisation et pour d’autres, tels que Verre Cassé et

L’Escargot entêté, comme un choix existentiel. Cependant, cette différence qui

entoure les rejets de l’affect est le mieux représentée par le contraste entre

L’Imprimeur et Verre Cassé.

Plusieurs exemples symbolisant le grotesque du manque d’affectivité découlent

de l’expérience de L’Imprimeur. Le manque d’affection de la part de son épouse

entraîne des conséquences traumatiques et aliénantes. Son récit grotesque sur

l’infidélité détaille l’expérience d’un mari cocu et fait apparaître les caractéristiques

picaresques que sont la précarité d’une satisfaction amoureuse, la sexualité

inconvenante dénotant le carnavalesque. Cette expérience et ces caractéristiques

évoquent d’autres récits premiers, d’autres textes et topoï : la scène scandaleuse

décrite par L’Imprimeur qui trouve Céline tenant une cravache, enlacée au fils de

L’Imprimeur dans le lit conjugal (VC, p.83) ; le tragique lié au choc émotionnel de

L’Imprimeur surprenant sa femme « au-dessus » de son fils puis au traumatisme

provoqué par la trahison à la fois de la femme et du fils, et par l’inconvenance de la


268

sexualité entre belle-mère et beau-fils. Tout en représentant pour L’Imprimeur un

effondrement affectif de son monde, ce tragique désigne tout à la fois le topos du

« monde qui s’effondre » dans le picaresque et celui de la société qui s’effondre auquel

Verre Cassé faisait allusion dans le récit de la violence subie par le Crédit a voyagé et

que le type aux Pampers décrivait aussi comme étant la sienne. Le renversement des

rôles évoqué par l’intertextualité avec le roman diasporique de Dany Laferrière

Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer ? (1989) rappelle la position

du sujet Noir/ Africain au bas de l’échelle sociale judéo-chrétienne, et subvertit le

stéréotype de l’étalon noir – thématique de la littérature diasporique

Africaine – américaine et caribéenne. Cette inversion de situation par

l’intertextualité114 est produite par la mise en abyme115 de la liberté sexuelle de Céline

qui « sait comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer » (VC, p.88). La mise

en abyme est montrée par l’enchâssement du motif des aventures sexuelles

interraciales qui rappellent le roman de Laferrière ; il s’agit cette fois de celles d’une

« femme blanche » (VC, p.65) avec des hommes noirs. Ce motif conduit à une chute

vertigineuse qui est illustrée par le manque d’affection de Céline qui accuse

faussement L’Imprimeur de démence, ensuite le chasse du toit conjugal, puis l’envoie

à l’asile et demande, finalement, à l’immigration française son rapatriement forcé au

Congo.

Ces incidents accentuent les thèmes de l’absence d’amour et de l’expulsion du

jardin d’Éden; double expulsion du lieu de résidence qui mène à son aliénation et

114 Marie-Claire Durand analyse cette référence intertextuelle comme un procédé hypotextuel. Marie-
Claire Durand, « L’effet palimpseste… », op.cit., p.15.
115 La mise en abyme de l’écriture comme procédé récurrent dans Verre Cassé est relevée par Vincent
Simedoh Kokou, 2008, p.223.
269

confère à L’Imprimeur son identité de marginal et de laissé-pour-compte. Le

sentiment résultant de l’échec conjugal est inextricablement lié à l’appauvrissement,

conséquence de la perte de son emploi et de son expulsion du lieu de résidence. Dans

cette perspective, sa nostalgie s’explique par la perte de ses attaches sociales et la perte

de l’aisance matérielle que la trahison de sa femme occasionne. La chute du paradis

vers l’enfer est illustrée par sa précarité matérielle et sa perte du bonheur conjugal.

L’Imprimeur est victime, trahi par sa femme, par son fils et par la justice française. Il

est incapable de refaire sa vie dans son pays d’origine qu’il dénigre.

Verre Cassé

Alors qu’il est imposé à L’Imprimeur, le rejet de l’affectivité est volontaire chez

Verre Cassé dont l’échec professionnel, la précarité matérielle et la désintégration

corporelle découlent d’un choix existentiel. Dans le cas de Verre Cassé le motif de la

chute est représenté par la perte des liens sociaux. Le manque d’amour n’est pas

envisagé comme une fatalité mais comme un choix. Bien que la perte de son emploi

exacerbe son penchant pour l’alcool, c’est consciemment qu’il choisit l’alcool, cause de

sa condition d’aliénation. C’est aussi consciemment qu’il répudie l’affectivité. Il réfute

les responsabilités affectives attachées au contrat conjugal et le rôle de partenaire

responsable que regrettent le type aux Pampers et L’Imprimeur et que Verre Cassé

considère comme des « rois maudits » (VC, p.61). Il aspire plutôt à se libérer des

responsabilités associées à ce type d’attaches sociales.

En fonction d’une perspective sociale normative, son alcoolisme et son

insouciance mènent à la précarité. Envisagée sous l’angle de son intériorité, cette

situation fait son bonheur. La perte de son emploi d’instituteur, son échec conjugal, sa

pauvreté et sa décrépitude représentent le motif de la chute et le thème de la sortie du


270

paradis ; ces motifs ne peuvent être examinés que dans la perspective de son

intériorité. L’énonciation des conditions d’aliénation et de marginalisation du sujet

picaresque est une expression de la conscience de ce dernier qui décrit sa relation avec

son environnent116. De ce fait, le sujet capable de discerner sa condition existentielle

révèle une décision consciente d’être autre. La condition existentielle marginale de

Verre Cassé et son altérité ne sont que le produit d’un choix comme le montre la

confession de son alcoolisme: il avoue que sa femme pensait déjà de lui qu’il s’était

« refugié dans l’alcool » parce qu’il était « orphelin de père » (VC, p.186). Après la

mort de sa mère, il jure qu’il avait « voulu […] arrêter de côtoyer les bouteilles de

Sovinco » (VC, p.187) d’autant plus qu’il pressentait qu’on voulait le radier de

l’enseignement, et que son deuxième amour, « l’alcool [en] avait été le mobile » (VC,

p.190), mais il n’avait pas pour autant arrêté de boire. La perte de son statut

d’enseignant l’a amené « à être l’un des clients les plus fidèles du Crédit a voyagé »

(VC, p.191) malgré l’opposition de sa femme. Celle-ci quitte le toit conjugal, et Verre

Cassé en conclut que « seules les bouteilles le comprennent » (VC, p.193).

Son expression consciente de sa chute sociale, son rejet de tous liens sociaux,

ainsi que le refus de changer le caractère de son vécu déterminent sa marginalité et

mettent en évidence le grotesque; sa marginalité est à la fois le résultat d’un rejet par

la société et de son propre rejet de cette société et de ses valeurs 117. Ensemble, la

marginalité et le rejet symbolisent la fragmentation qui se comprend comme le

116 Ce sujet marginal conscient des conditions sociales qui l’aliènent, celles-ci se lisant par l’expression
de ses émotions, a été conceptualisé comme archétype littéraire par le concept de Picaresque.
Cf. Claudio Guillén, The Anatomies of Roguery : A Comparative Study in the Origin and the Nature
of Picaresque Literature, New York, Garland Publishers, 1953, 1987, p.48-59.
117 À ce sujet voir le rejet mutuel des personnages picaresque et de la société. Christoph Ehland,

Picaresque Perspectives, op.cit., p.62.


271

dilemme existentiel du personnage picaresque ; ceci, dans la mesure où l’expression

libre de l’intériorité de Verre Cassé se heurte au statu quo défini par les valeurs de la

société. Son intériorité est incarnée par le besoin de liberté. Ce même désir de liberté

que Verre Cassé exprimait lorsqu’il s’est mis à prendre goût à l’écriture s’exprime une

fois de plus : besoin d’ « aimer librement » l’alcool ; liberté de négliger ses obligations

conjugales, d’ignorer les plaintes de sa femme et de ses voisins et les conseils de Mama

Mfoa ; l’ « amour » de l’alcool et son besoin de liberté vis-à-vis des normes sociales

entraînant sa condition de décrépitude.

L’attitude picaresque du laissé-pour-compte vis-à-vis de la femme

L’autre signe de distanciation par rapport à la femme apparaît dans le ton aigre

des discours de Verre Cassé et des autres protagonistes : le registre langagier

objectivant la gente féminine118 montre aussi cet éloignement du monde de l’affect. Si

l’échec social justifie l’amertume, il n’explique pas la tendance d’un discours

dépréciatif concernant la femme en général. Ce registre langagier est propre au

caractère péjoratif attaché aux références aux femmes dans le picaresque. Ce discours

dépréciatif vis-à-vis de la femme participe de l’exagération en tant que spécificité du

picaresque et de la distanciation que s’impose le personnage picaresque ou qui lui est

imposée. Le texte recèle de nombreux exemples de cette négativité qui rappelle le non-

respect de la femme dans le genre picaresque : L’Imprimeur (VC, p.64) hait les

118 En comparant le vécu de L’Escargot entête à ceux du type aux Pampers et de L’Imprimeur il est
nécessaire de les mettre en rapport avec les observations de ce trait du personnage picaresque
élaboré par Christoph Ehland : « the hero’s unlucky liaisons with women provide yet another
example of this fundamental lack of love in the picaresque genre. […] the picaresque protagonists
remain emotionally isolated or at least self-sufficient […]. His liaisons with women have basically an
instrumental character; they represent playful experiments but not an attempt to evade existential
loneliness. » Christoph Ehland, Picaresque Perspectives, op.cit., p.75.
272

Françaises, il énumère des clichés avilissants décrivant les africaines en France :

« alignant les préjugés les plus discutables, il enfonce encore les filles black de Paris,

il les traite de tous les maux de la terre » (VC, p.139-140). On remarque le même

mépris de la femme dans l’usage récurrent, par le type aux Pampers, du terme

« nationalité féminine » pour identifier certaines femmes ; l’objectivation de

Robinette appelée « morceau » par L’Escargot entêté et Verre Cassé ; le terme de

« sorcière » employé par Verre Cassé pour désigner la femme du type au Pampers ; la

transformation du prénom de sa femme, Angélique, qu’il surnomme « Diabolique » ;

la prostituée qu’il appelle la « vieille bique » ou la « fée Carabosse » ; l’évocation de la

mort attachée à l’identité de la cantatrice chauve ou Mama Mfoa, seule femme pour

qui Verre Cassé éprouve de l’affection, si on retient que Mfoa ou Mfwa signifient « la

mort » en langues Bembé et Lari (Maman la mort).

Ce registre de langage dénote la grossièreté et le mépris de la femme ; distance

qui, chez Verre Cassé et les autres protagonistes, est le signe d’un manque de volonté

à accéder à l’harmonie des rapports sentimentaux. Ainsi la subjectivité de Verre Cassé

révèle une imposition personnelle de l’altérité, une volonté et un choix d’être autre.

Cette distanciation de l’homme par rapport à la femme dans le picaresque

s’explique comme la réaction de l’homme victime du comportement ou du mauvais

caractère de la femme. Elle est le reflet d’une incapacité à accepter le contrôle que la

femme exerce sur sa propre vie et sa liberté sexuelle. Cette perspective négative met

ensuite en lumière la solitude qui caractérise le personnage picaresque et qui résulte

inévitablement de la tension avec son environnement. Elle se rapporte à une façon de

survivre au sentiment d’aliénation provoqué par l’abandon affectif ou par le refus de

l’attachement à l’affect.
273
274

Conclusion partielle

Comme la personnalité picaresque traduit la conscience ou l’intériorité du sujet,

sa mise en perspective nous a permis de souligner le lien entre le picaresque et notre

étude de l’expression de la subjectivité. Expressions de la subjectivité du personnage

picaresque, le conflit intérieur et le dilemme existentiel déterminent sa situation

sociale aliénante.

Nous avons illustré la manière dont, à partir d’un seul énoncé, émergent et

s’imbriquent les traits et thèmes du picaresque, une pléthore de discours, de critiques

et de thèmes des littératures postcoloniales et diasporiques. S’y ajoutent les divers

effets créés par cet entrelacement et par le renvoi d’un personnage, d’une scène ou

d’un discours social à d’autres déjà évoqués ou non, soit externes à la fiction comme

l’allusion à d’autres romans ou à la réalité. L’histoire du bar fonctionne à la fois comme

dispositif narratologique permettant de couvrir et rassemblant tous les aspects de cet

environnement postcolonial fictionnel. Elle aide à mettre en lumière, par le rapport

entre la société et l’expérience du sujet postcolonial, l’imbrication des signes du social ;

ceux-ci apparaissant comme catalyseurs de l’expression de la subjectivité picaresque

et de l’écriture de l’errance. Le bar, objet et lieu de l’énonciation, se pose comme espace

intradiégétique de l’instance narrative et point de ralliement des divers mondes de

cette société postcoloniale et de sa diaspora. Son histoire renvoie à la société, sa classe

dirigeante, sa situation socio-économique et culturelle, aux diverses expériences des

clients de ce bar qui laissent entrevoir leurs relations au monde, à l’Histoire et aux

discours hégémoniques.

Émergeant comme thème principal, la fragmentation identitaire a donné lieu à

l’aliénation dont les différentes dimensions sociales, matérielles et mentales sont


275

inextricablement liées aux diverses critiques et mettent en lumière le thème

picaresque du manque d’amour. L’accent mis sur la précarité et la situation sociale

aliénante des personnages picaresques a fait ressortir des signes du social qui mènent

à une critique de la société. D’une part, ces signes ont été révélés par les subjectivités

individuelles et collectives, les unes dévoilant les autres. D’autre part, ils rejoignent

aussi les représentations littéraires, les considérations théoriques et les discours

postcoloniaux, diasporiques, voire auctoriaux. Nous avons établi le rapport entre

l’aliénation en tant que signe du social et la subjectivité en tant que résultante de

l’environnent social et d’une subjectivité collective : les conditions socio-économiques

précaires qui motivent le voyage de L’Escargot entêté vers d’autres contrées africaines

et son autonomie vis-à-vis des traditions culturelles119 et le rejet dont il a été l’objet

par la population ; les normes sociales, l’intériorisation des discours hégémoniques

sur l’infériorisation de l’Imprimeur, figure emblématique du Noir Africain et son

exclusion par la communauté dominante face à son désir de s’y intégrer ; la distance

que prend Verre Cassé vis-à-vis des normes sociales et sa négligence de toutes attaches

sociales résultant de son besoin d’exprimer librement son moi.

Alors qu’ils ont indiqué l’état des lieux de la postcolonialité et de la modernité,

les signes du social et les prises de position individuelles déterminent les divers modes

de survie des personnages. Les divers efforts de survie face au sentiment d’aliénation

éprouvé à l’égard de la société révèlent le besoin de remembrement identitaire des

sujets postcoloniaux et diasporiques fragmentés : l’entreprenariat et la résistance de

119 L’attirance de L’Escargot entêté vers les grandes villes à l’opposé de la vie et des valeurs
traditionnelles qu’il réfute, ainsi que son expérience du chaos social et de la violence qui se
découvrent par la vie urbaine, symbolisent le paradoxe de l’attraction qu’exercent les villes et la
désagrégation du milieu urbain que Jean Baptiste Kalisa examine dans son mémoire La ville et le
picaro.
276

L’Escargot entêté face à la population ; la négociation identitaire de L’Imprimeur par

le port du masque, la double conscience, la transformation onirique et le

cosmopolitisme ; la sublimation identitaire face à des affiliations sociales perdues et

l’altérité en tant que choix existentiel pour Verre Cassé. Parce que subliminal, le

remembrement du personnage picaresque avec sa communauté sociale ne peut

complètement se réaliser. Ceci s’explique d’abord, dans la mesure où il affecte des

individus, essentiellement marginalisés, dans une communauté de laissés-pour-

compte réunis dans l’espace du bar, ensuite, par la mise en texte du cahier de Verre

Cassé. Ensemble, les clients du Crédit a Voyagé devenus personnages, forment un je

collectif picaresque qui met en lumière une expérience de l’aliénation révélant la

postcolonialité et le travail de la Diaspora. La subjectivité picaresque se révèle par la

critique qui émerge de la vision du monde et de la perspective de l’état nécessiteux du

laissé-pour-compte dans un système socio-économique néo-colonial et du sujet

diasporique fragmenté, victime de discriminations à cause de sa race et incapable de

s’intégrer. Cette subjectivité des personnages s’exprime à partir de leur condition

aliénante, leur marginalité et le paradoxe entre cet état ou cette condition et leur esprit

avide d’indépendance que détermine l’exercice de leur autonomie et leur résistance.


PARTIE V. Impact de la mémoire collective sur la subjectivité

diasporique dans notre modernité : l’épopée dans le roman historique Le

totem des Baranda de Melchior Mbonimpa

« Mon propos portera sur certains malaises


de la modernité. J’entends par là des traits
caractéristiques de la culture et de la société
contemporaines que les gens perçoivent
comme un recul et une décadence, en dépit
du "progrès de notre civilisation" » (Charles
Taylor, Le malaise de la modernité, p.9 ; cité
dans Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire et
l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p.409.)

«Even if we allow that there is no more than


a mythic or symbolic import to many details
in these traditions, we are at any rate
justified in questioning the logic of the
powers claimed by our epic heroes and the
fate of communities that find themselves at
the receiving end of their whims. We are
justified because, in the post-independence
record of indigenous African governance of
nearly every African nation, we find the same
capriciousness in our real-life leaders that
we find in the legendary ones, and wonder by
what unkind fate the lines between myth and
reality so easily blur in Africa. The problems
we all face, […] are too real for us to pretend
the epics we celebrate have no bearing on
our present condition. This does not mean
we should stop collecting epics. It only
means that in studying them whether as
literary or cultural legacies, we also ask
questions that might help our people
address problems of today created by the
fault-lines of history. The fault may lie with
outsiders who imposed certain systems and
outlooks on us. But it may also lie with
ourselves. » (Isidore Okpewo, « African Oral
Epics », The Cambridge History of African
and Caribbean literature, sous la dir. de F.
Abiola Irele et Simon Gikandi, Cambridge,
Cambridge University Press, vol.1, 2004,
p.113.)

277
278

« Because true individuation depends on the


development of a postconventional identity,
it ultimately requires the individuated
person to leave behind the conventional
stage of socialization in order to take up a
critical attitude towards the merely given
norms of her particular society. » (William
Mark Hohengarten dans son Introduction à
Jürgen Habermas, Postmetaphysical
Thinking. Philosophical Essays, Traduction
anglaise de William Mark Hortengarten,
Massachusetts, MIT Press, 1996, p.xvii.)
279

Dans La mémoire collective, Maurice Halbwachs, père de la distinction entre

mémoire individuelle et mémoire collective, affirmait que « toute mémoire a pour

support un groupe limité dans l’espace et dans le temps1 », et montrait comment, en

s’identifiant, l’individu s’associait à un groupe et à la mémoire de celui-ci. De la

différence qu’Halbwachs établit entre l’histoire et la mémoire nous retenons deux

points sur lesquels il se focalise. D’abord, les différences et la simplification qu’établit

l’histoire visent un but précis. Ensuite, ce sont les ressemblances qui assurent la

cohésion du « groupe qui vit d’abord et surtout pour lui-même, [et] vise à perpétuer

les sentiments et les images qui forment la substance de sa pensée 2 ». En outre, ces «

traits par lesquels ce groupe se distingue des autres subsistent, et sont empreints sur

tout son contenu3 ». Malgré cette différenciation, la mémoire collective les rapproche

et constitue un fondement de l’historiographie. Paul Ricœur remarque que la

mémoire collective « constitue le sol d’enracinement de l’historiographie4 » et James

V. Wrescht développe davantage ce lien lorsqu’il précise que cette pratique qui

consiste à documenter et à faire subsister la mémoire du groupe ainsi qu’à perpétuer

les caractéristiques culturelles par lesquelles le groupe s’identifie, s’unit et se

différencie, se retrouve dans les sociétés traditionnelles et modernes 5. En outre,

1 Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, PUF, 1950, 1968, p.75.


2 Maurice Halbawchs, op.cit., p.77.
3 Maurice Halbawchs, op.cit., p.79.
4 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p.83.
5 À cet effet James V. Wrescht montre que le contraste entre la mémoire collective et l’historiographie
n’est qu’idéologique : « The differences-in terms, for instance, of goal-driven, morally laden
narratives versus method-driven, supposedly dispassionate scholarship-are salient to us mostly
because we are school-educated and participate in national identities. But note that an interest in
archiving the past preceded the development of the specific métier of modern historians. Indeed,
the practice of chronicling the past-that is, storing memories following a particular method rather
a specific purpose-may be found, to some degree, in most societies with important social
stratification and social inequality (Brown, 1988). It will be unfortunate to think that historiography
as a practice only appeared with a Western interest in history (Goody, 2006). So the contrast is not
so much between modern scholarly history and collective remembering as between chronicles and
arguments ». Pascal Boyer, « What Are Memories For? Functions of Recall dans Cognition and
280

l’historiographie avec à sa base la mémoire collective est antérieure à la modernité

contemporaine.

Si les deux méthodes principales de transmission, de conservation et de

documentation de la mémoire des pratiques sociales d’un groupe sont la tradition

orale et les documents écrits 6, inversement, la mémoire émerge, au niveau de la

littérature, comme aspect de représentation7 et des signes du social. Par ailleurs, c’est

par sa conservation sous forme scripturale, en tant qu’archive, que la mémoire se

lit comme cette « présence discursive sociale du texte dans le monde8 ». De la sorte, la

mémoire s’inscrit comme une catégorie sociale et littéraire. Sous cette forme, elle

permet à « la littérature de relever le social ou de l’inscrire dans le champ littéraire9 ».

Elle se pose en catalyseur d’une représentation littéraire du social, constitutive de cette

« configuration d’hétérogénéités10 » synthétisée par la littérature.

Ces questions de la mémoire et de la représentation ont été développées de

Culture» dans Pascal Boyer et James V. Wertsch, dir., Memory in Mind and Culture, Cambridge,
Cambridge University Press, 2009, p.13.
6 Nous retenons avec Eileen Julien que « the oral traditions of Africa are vigorous aesthetic and social
acts, but there is nothing more essentially African about orality nor more essentially oral about
Africans. [...] The art of speaking is highly developed and esteemed for the very material reasons
that voice has been and continues to be the most available medium of expression, that people spend
a good deal of time with one another, talking, debating, entertaining. [...] That there is a continuity
in African verbal arts is obvious. [...] To designate orality as the locus of originality and thus the
source of continuity mystifies and disregards, then, the tradition that evolves within ». Eileen Julien,
op.cit., p. 24-25.
7 Ceci implique la fonction de cristallisation identitaire et d’information culturelle de la mémoire.
8 Ma traduction de « For if we assume instead that the texts make up what Foucault calls archival
facts, the archive being defined as the text’s social discursive presence in the world [...] ». Edward
Saїd, The World the Text and the Critic, Massachusetts, Harvard University Press, 1983, p.51.
9 Ma traduction. Nous empruntons ici la conceptualisation des catégories du littéraire et du social à
Uzoma Esonwane à la suite des théories d’Ato Quayson dans « Calibrations : Literary Reference and
the Ethics of Reading », Research in African Literatures, vol.36, nº 2, (Été 2005), p.117.
10 En apportant des précisions à son élaboration d’une critique littéraire fondée sur une lecture du
social, comme dans Calibrations, Ato Quayson indique que « what allows literature to represent the
social is not a straightforward mimetic relationship between the two but the degree to which
literature encapsulates an image of the social via a configuration of heterogeneities ». Ato Quayson,
« Incessant Particularities : Calibrations as Close Reading », Research in African Literatures,
op.cit., p.126.
281

manière extensive par Erich Auerbach dans Mimesis: Dargestellte Wirklichkeit in der

abendländischen Literatur (1946) et Edward Saïd dans The World, the Text and the

Critic (1983) qui insiste sur deux points qu’il recommande au critique d’adopter face

au texte : la conscience critique et la position externe de résistance vis-à-vis du pouvoir

oppressif. Il perçoit le texte non seulement comme un produit et une représentation

mais aussi et surtout comme faisant partie des réalités historiques, politiques et de la

vie sociale et humaine ; une idée à laquelle Paul Ricœur fera écho, plus tard, en

affirmant que « la fiction imprègne l’image du monde 11 ». Erich Auerbach élaborait

déjà une démarche similaire dans Mimesis en mettant l’accent sur la représentation

de la réalité dans la littérature occidentale. À partir d’une comparaison entre deux

textes épiques qui rassemblent chacun une mémoire collective occidentale, l’Odyssée

d’Homère et la Bible, Auerbach entreprend d’associer des aspects du social et leur

représentation dans la littérature et les textes sacrés. Saïd explicite les conditions de

création de l’ouvrage monumental d’Auerbach, en révélant les situations d’aliénation

et d’exil qui suscitent le processus mémoriel d’extraction et de restitution culturelles.

Ces situations représentent la base et le produit de l’écriture de Mimesis où l’écriture

se pose comme palliatif du sentiment de la perte et de la distance du familier,

sentiment qui entretient la douleur de l’aliénation issue de la position existentielle de

réfugié de l’allemand juif en Turquie. Loin d’être d’une bibliothèque référentielle

cruciale pour l’alimentation intellectuelle de l’écrivain, la mémoire devient l’unique

ferment de création alors que l’intention de créer et le produit littéraire se présentent

comme une performance identitaire faisant apparaître une opération de survie, de

11 Paul Ricœur, op.cit., p.405.


282

perpétuation et de continuité de la culture occidentale.

Parallèlement à cette performance identitaire, l’Odyssée et la Bible présentent

une transmission similaire de continuité culturelle et les topoï du retour aux origines

ancestrales et le nostos (le chez soi). Dans le poème épique grec, la transcription des

histoires helléniques qui tournent autour des aventures et exploits du héros, Ulysse,

préserve une ancienne performance orale, laisse paraître le sentiment de nostalgie et

le besoin du retour causés par l’exil et montre un lien entre la réalité et les tactiques

grecques de guerre qui y sont représentées. Dans les textes sacrés, produits

scripturaux de la tradition orale abrahamique, la préservation de l’identité culturelle12

du collectif en exil se fait par l’insistance sur la mémoire des origines et la rétention

des coutumes. Ainsi, c’est avant tout par l’oralité et dans des contextes sociaux

traditionnels, non théoriques que ce rapport entre la mémoire et la construction d’une

identité commune a fait autorité.

Il est alors nécessaire de retenir qu’au-delà de la charge historique qui le

détermine, le rapport identitaire à la mémoire reste une caractéristique culturelle à la

fois ancienne (Homère) et de la modernité contemporaine et, pour plusieurs groupes

sociaux, la tradition orale demeure encore un vecteur culturel de mémoire et un aspect

identitaire; soit un besoin humain de survie.

Le lien entre mémoire et expression de l’identité est devenu, depuis quelques

décennies, l’objet de diverses études informées, notamment, par la littérature.

L’évidence culturelle d’un tel rapport chez les groupes ayant vécu une expérience

12 Nous nous basons sur la définition de l’identité culturelle selon Stuart Hall : « the different ways we
are positioned by, and position ourselves within, the narratives of the past ». Stuart Hall, « Cultural
Identity and Diaspora, » dans Identity : Community, Culture, Difference, sous la dir. de Jonathan
Rutherford, Londres, Lawrence & Wishart, 1990, p.225.
283

diasporique moderne est présent aussi bien dans la diaspora africaine que dans

l’imaginaire des anciennes colonies d’implantation européennes, précisément le

Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande où se sont succédées des vagues

d’immigrations européennes et autres. Dans son article « Constructing the

Metropolitan Homeland : The Literatures of the White Settler Societies of New

Zealand and Australia 13 », Janet Wilson fait une description des traits qui constituent

le lien entre l’identité et la mémoire apparaissant dans les écrits des premiers colons :

le sentiment de nostalgie qui était associé à la séparation du lieu familier de la

métropole ou de la terre des origines14 ; l’altérité qui déterminait leur perception des

autochtones15 et influençait les conditions d’adaptation ; la rupture identitaire face à

l’espace inconnu de la colonie que représentait l’environnement culturel et l’habitat

naturel des indigènes dans lequel ils s’implantaient. Si l’impossibilité du retour vers

« la mère patrie » et le mal de vivre loin de « la terre mère » finissait aussi par la

maladie et la mort 16 , le remède à ce désespoir se manifestait par différents

attachements aux origines. D’une part, la réalisation de l’espoir d’un retour prochain,

13 Janet Wilson, « Constructing the Metropolitan Homeland : The Literatures of the White Settler
Societies of New Zealand and Australia » dans Comparing Postcolonial Diasporas, sous la dir. de
Michelle Keown, James Procter et David Murphy, New York, États-Unis, Palgrave Macmillan, 2009,
p.125-195.
14 À la suite de Alan Mulgan dans son Home : A Colonial’s Adventure, Janet Wilson fait remarquer la

perpétuation de la référence à la métropole comme le chez soi dans l’imaginaire des colons dont la
colonie était la terre natale. « Alan Mulgan testifies to the imperial myth of England as ‘home’, held
even by those who, like him, were not born there : ‘As far back as I remember, it was “Home”. In the
little New Zealand community in which we lived it was as natural to talk of England and Ireland as
“Home” as it was to call New Zealand a colony" ». Janet Wilson, op.cit., p.12.
15 Cf. Daiva Stasiulis et Nira Yuval-Davis, Unsettling Settler Societies, Articulations of Gender, Race,

Ethnicity and Class, Londres, SAGE, 1995, p.20-21 ; Graham Huggan, 2007, p.25, cités aussi dans
Janet Wilson, Comparing Postcolonial Diasporas, op.cit., p.128 : « Subscribing to the myth of
common ethnic (European) origin, which is often invoked as a signifier of superiority, white settler
writing is sometimes informed by racist ideologies such as the ‘fatal impact’. » ; Rolf Bolderwood, A
Sydney-Side Saxon, Londres, Macmillan, 1891, p.15: Les contrées à coloniser sont décrites comme
suit : « hot, strange countries » et « wild beasts and slaves and snakes and all kinds of varmints ».
16 Cf. Susan J. Matt, Homesickness : An American History, New York, Oxford University Press, 2011.
284

ou la réminiscence de la terre ancestrale ou natale prenaient la forme de voyages de

retour, de lettres, de poèmes, de chants, de sculptures ; manifestations mémorielles

ayant permis de faire face à cette nostalgie du chez soi. D’autre part, la préservation et

l’attachement identitaires se sont concrétisés par « l’inscription d’une mémoire

européenne17 » sur le nouvel espace géographique en transformant l’environnement

de l’autochtone tout en concourant à la continuité identitaire ethnique européenne18

et à l’implantation culturelle et politique de l’empire en dehors des frontières de l’État

nation. Si on retient avec Halbwachs que « le groupe […] prend conscience de son

identité à travers le temps19 », cette prise de conscience identitaire est rendue possible

par une transmission, à travers le temps, de l’information et de la mémoire du collectif.

De même, la représentation de l’identité postcoloniale dominante dans la littérature

de ces anciennes colonies s’étant développée par les manifestations de la mémoire de

cette « diaspora » européenne20 elle offre un exemple de cette perception identitaire

temporelle et historique se dégageant aussi des récits épiques 21 : l’Odyssée et la Bible

17 En comparaison à l’expérience africaine, Ngugi wa Thiongo explique longuement ce processus


d’inscription de la mémoire européenne sur les différents continents conquis et les autochtones
colonisés et décrit par exemple l’exportation de la métropole et l’implantation dans la colonie des
végétaux qui leur étaient plus familiers que le paysage qu’ils rencontraient ; par le baptême des lieux
d’immigration avec des noms européens établissant de la sorte leurs symboles culturels, Ngūgĩ wa
Thiong’o, Something Torn and New. An African Renaissance, New York, Basic Civitas Books, 2009,
p.8-9.
18 À cet effet nous sommes d’accord avec Maurice Halbwachs lorsqu’il écrit que « le groupe qui vit
d’abord et surtout pour lui-même, vise à perpétuer les sentiments et les images qui forment la
substance de sa pensée ». Maurice Halbwachs, La mémoire collective, op.cit., p.77.
19 Maurice Halbwachs, Ibidem, p.77.
20 On peut lire la perpétuation et les diverses expressions de l’ambivalence des liens entre l’ancienne
métropole et sa diaspora dans J.E. Braziel et A. Mannur, dir., Theorizing Diaspora : A Reader,
Oxford, Blackwell, 2003, p.5. Cités aussi dans Janet Wilson, « Constructing the Metropolitan
Homeland : The Literatures of the White Settler Societies of New Zealand and Australia »,
op.cit., p.126-7: « Contemporary writers attest to the restlessness, uncertainty and fragmentation of
identity that defined the white settler- so that even present-day ‘diasporic’ writing differs in its
reorientation, but not in its ‘essence’ from that of the earlier tradition. » Janet Wilson, op.cit., p.127.
21 Nous retenons avec Frederick Turner qu’à part le fait que le récit épique élabore sur les « restless
journeying » et évoque « its exilic wanderings, its quests, and its nostagic yearning for home », la
caractéristique qui la distingue du roman est « finding and making home. » Frederick Turner, Epic.
Form, Content, and History, New Brunswick, États-Unis, Transaction Publishers, 2012, p.169. Nous
285

entre autres. L’ouvrage collectif Memory and Migration. Multidisciplinary

Approaches to Memory Studies témoigne, d’une part, d’une telle perception révélée

par la littérature22 canadienne, en particulier, et prise en compte dans les études de la

diaspora 23 et, d’autre part, d’une posture identitaire en rapport aux récits du passé du

groupe24. Dans son introduction à cet ouvrage collectif, Julia Creet réitère la fonction

importante de la mémoire en tant qu’elle constitue une force de consolidation et de

continuité identitaire pour les différentes composantes culturelles nationales :

tenons à signaler que le terme épique doit aussi se comprendre comme catégorie générique tel que
le précise Gisèle Mathieu-Castellani : « La catégorie de l'épique déborde en effet largement le genre
littéraire assez codifié de l'épopée, comme le montrent les études rassemblées dans cette livraison
qui attirent l'attention sur quelques modalités et quelques transformation du long poème ou poème
héroïque; on n'y trouvera ni un panorama de la production épique ni même un essai de synthèse,
mais seulement quelques points de vue particuliers, une approche diversifiée d'un phénomène
littéraire en constante mutation: en choisissant de reconsidérer les avatars de l'épique, l'épique dont
on trouvera ici quelques-uns des travaux a souhaité sans se limiter à une seule aire culturelle ni à
une seule époque mettre en lumière la permanence des gestes et des pratiques caractérisant l'épos.
On a voulu souligner à l'aide de quelques exemples la fécondité d'un genre littéraire si prestigieux
qu'il figure dans plusieurs aires culturelles et à diverses époques le paradigme même de la poétique
d'une parole (epos) qui dirait le monde et son origine ». Gisèle Mathieu-Castellani, « Pour une
poétique de l'épique : représentation et commémoration », Revue de Littérature Comparée, 70.4,
(Oct 1, 1996), pp.389-390.
22 Nous ne citons ici principalement que quelques exemples de la pléthore de la création littéraire et
critique dont la source d’inspiration est le sentiment de nostalgie : Brian Con Penton, Landtakers,
The Story of an Epoch, Sydney, Endeavour Press, 1934 ; Dennis Lee, « Writing in Colonial Space »
dans Bill Ashcroft, G. Griffiths et H. Tiffin, dir., The Post-Colonial Studies Reader, 2e Édition,
Londres, Routledge, 2006, pp.347-50.
23 Certes, le critère de dispersion devait répondre aux caractéristiques identifiant le contexte social du
corpus à l’étude, soit la diaspora noire qui se déploie en trois volets : l’hétérogénéité due à la
dispersion géographique et à la pluralité d’expérience, l’expérience collective de la marginalisation
historique et contemporaine, le retour aux sources principalement par l’évocation de la mémoire.
Certes l’identification de cette première vague d’immigrants dont la mémoire s’érige en littérature
ne se pose pas en termes de diaspora, à part le volet de la marginalisation historique qui complète
le terme de diaspora en tant que collectif. Cependant, nous nous référons aux critères de la
dispersion et du retour aux sources par la mémoire pour identifier le contexte social de ce corpus
qui englobe la littérature canadienne de la mémoire.
24 Tout comme d’autres après Maurice Halbwachs, Srddja Pavlovic par exemple explique sa condition
existentielle en termes de défi constant d’une formulation identitaire en relation au groupe : « Each
step I take, and each time I move, this new Canadian space demands that I conceptualize myself in
relation to it. One could not exist without locating and simultaneously subjectifying and positioning
oneself. For me this is a daily struggle. I have to rename the place/space in order to name myself. I,
thus, am a Montenegrin-Canadian, trying to hold on both ends of the hyphen. That is my existential
condition. Indeed, a hyphen is a description with historical connotations, personal meanings, and
cultural resonance drawn from our conscious environment but reflective of our subconscious selves.
» Srddja Pavlovic, « Memory for Breakfast » dans Julia Creet et Andreas Kitzmann, dir., Memory
and Migration. Multidisciplinary Approaches to Memory Studies, Toronto, University of Toronto
Press, 2011, p.47.
286

« Memory, in all its forms, physical, psychological, cultural, and familial, plays a

crucial role within the contexts of migration, immigration, resettlement, and

diasporas, for memory provides continuity to the dislocations of individual and social

identity particularly in a country like Canada, a nation in large part formed by

migration and the memory of migrants25 ».

Dans le contexte de la modernité contemporaine, la filiation mémoire/identité,

déterminante pour l’identification du collectif, laisse paraître un paradoxe accidentel.

Cette filiation se pose comme acquise pour les groupes qui s’identifient par un présent

historique dans la mesure où la consolidation de leur mémoire collective devenue

dominante a été menée à bien. Il faut retenir l’expansion et l’imposition globale de la

culture judéo-chrétienne et l’inscription de la mémoire européenne sur l’identité des

individus et les paysages des anciennes colonies telles que le Canada, l’Australie et la

Nouvelle Zélande. Cependant, pour d’autres groupes l’identification par cette filiation

demeure une quête ou un correctif ou, encore, un regain identitaires.

Dans le premier cas, l’identification par la mémoire collective n’est plus un

besoin particulier du groupe, car il se caractérise par la prégnance d’un individualisme

au détriment de la collectivité et par la relégation du passé historique et l’abandon de

ses traditions à une antériorité « chronologiquement dépassée 26 » s’opposant à la

nouvelle époque du présent. Cette caractéristique identitaire émerge d’un changement

culturel drastique vers la fin du XIXe siècle que Vincent Descombes définit comme des

« phénomènes d’innovation et de rupture27 ». Mais les origines de cette modernité se

25 Julia Creet, « Introduction : The Migration of Memory and Memories of Migration » dans Memory
and Migration. Multidisciplinary Approaches to Memory Studies, op.cit., p.3.
26 Paul Ricœur, op.cit., p.403.
27 Vincent Descombes « Une question de chronologie », dans Jacques Poulain, Penser au présent,
Paris, L’Harmattan, 1998, p.43-79 ; cité aussi dans Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire et l’oubli,
287

situent au XVe siècle dans une hiérarchisation des races 28 par une « conscience

occidentale, se posant comme guide de l’humanité entière 29 », avant d’ériger l’époque

de son règne en « époque supérieure30 ». En réaction aux maux et aux contradictions

qui se dégagent de cette imposition universelle d’une subjectivité dite « universelle »

au nom du progrès et de la civilisation, des remises en question identitaires, culturelles

et politiques surgissent, notamment le postmodernisme 31 auquel est associée la

pratique de la déconstruction 32 ; les cultural studies 33 ; le postcolonialisme 34 ; la

perspective critique de l’École de Francfort qui rappelle que le projet de la modernité

est inachevé 35. C’est aussi dans le contexte de cette épochalité et en réponse au

questionnement sur la configuration de l’identité européenne après la désintégration

du bloc communiste, que Jacques Derrida reprend François Mitterrand, dont le

discours mémorable, scellé du sceau du bon sens, préconisait déjà pour l’Europe un

op.cit., p.406.
28 Cf. Mudimbe dans Partie I. de notre thèse ; Len Platt, dir., Modernism and Race, New York,
Cambridge University Press, 2011, p.1-2 ; Joseph Conrad, Heart of Darkness, Harmondsworth,
Penguin, 1972, p.87.
29 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire et l’oubli, op.cit., p.404.
30 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire et l’oubli, op.cit., p.407.
31 Frederic Jameson, « Postmodernism or the Cultural Logic of Late Capitalism » dans New Left
Review 146, 1984, p.53-92 ; François Lyotard, La condition postmoderne, 1979. Le postmodernisme
propose une nouvelle conception de l’Histoire, une dénonciation de l’exploitation capitaliste suivie
d’un renversement de valeurs, une décentralisation du logocentrisme et de l’eurocentrisme, une
réfutation de la dominance du patriarcat et une déconstruction de la rationalité des Lumières.
32 Jacques Derrida emprunte le terme déconstruction à Heidegger et conçoit une pratique à partir de
laquelle il problématise les oppositions binaires en indiquant les relations de pouvoir qu’elles sous-
tendent et en introduisant les concepts de « différance » et d’écart.
33 À la suite des travaux de C. L. R. James et de W. E. B. Dubois, la thèse révisionniste, « the Black
Atlantic », de perspective transnationale et interculturelle qui fait face au courant moderniste est
développée par Paul Gilroy, dans The Black Atlantic : Modernity and Double-Consciousness, New
York, Verso, 1993.
34 Postcolonialisme, Cf. Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin, dir., The Post-Colonial Studies
Reader, 2e Édition, Londres, Routledge, 2006.
35 Jürgen Habermas, « La modernité un projet inachevé », (discours prononcé à l’occasion de la remise
du prix Adorno de la ville de Francfort, le 11 septembre 1960) cité dans Paul Ricœur, op.cit.,
p.412 : « L’auteur dénonce la tendance esthétisante des discours postmodernes et le danger de
conservatisme et d’opportunisme liée à l’abandon des grandes causes de la politique libérale ».
288

regain identitaire par son retour dans son histoire et sa géographie36.

Dans l’imaginaire africain et de sa diaspora, cette idée du retour vers soi et de

l’identification du groupe par la mémoire collective apparaît en réaction aux idéologies

dominantes qui imposent des dichotomies opposant ancien/ moderne,

collectif/ individualisme, tradition/ civilisation, africain/ européen, oralité/ écriture,

etc. Ce retour identitaire se manifeste, entre autres, par une esthétique de l’oralité

dans les écrits de Léopold Sédar Senghor, Camara Laye et Chinua Achebe et révèle un

mouvement de réappropriation et de rectification d’une identité perdue ou

transformée et du passé collectif qualifié de pauvre et « sans histoire ». C’est aussi à

cet aspect de périodisation philosophique subi par leur collectif que réagissent les

auteurs africains et caribéens en faveur d’une continuité de la tradition orale, en tant

que féconde et authentique, comme le formulent Eileen Julien et Neil Ten Kortenaar 37,

dans leurs livres African Novels and the Question of Orality (1992)38 et Postcolonial

Literature and the Impact of Literacy (2011)39. Dans ces deux ouvrages, les auteurs

soulignent et mettent en rapport la perspective critique et théorique qui perçoit

comme inférieur et pauvre l’art verbal africain et la perception de l’Afrique comme « le

continent oral par excellence 40 » : une désignation cautionnée, non dans une

36 François Mitterrand cité par Jacques Derrida dans Jacques Derrida, L‘autre cap, AEF, 1992, p.8.
37 En étudiant les moyens de réalisation « des besoins esthétiques, culturels et sociaux par référence,
par imitation ou par une parodie des structures du genre oral », Eileen Julien révèle que ces
références détiennent des solutions aux « problèmes de dimensions esthétiques et idéologiques »
permettant ainsi une expression en toute liberté et une richesse d’interprétation de la part de
l’auteur. Eileen Julien, African Novels and the Question of Orality, Indiana, Indiana University
Press, 1992, p.ix. Ten Kortenaar soutient l’importance de la réappropriation de l’oralité par les
écrivains africains et caribéens, dans la mesure où cet outil culturel est aussi un moyen vital
d’alphabétisation et d’apprentissage dans leurs contextes culturels spécifiques.
38 Eileen Julien, African Novels and the Question of Orality, Indiana, Indiana University Press, 1992.
39 Neil Ten Kortenaar, Postcolonial Literature and the Impact of Literacy. Reading and Writing in
African and Caribean Fiction, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.
40 Ma traduction de « the oral continent par excellence » : Liz Gunner « Africa and Orality » dans The
Cambridge History of African and Caribbean Literature, Cambridge, Cambridge University Press,
2004, p.1; cité aussi par Neil Ten Kortenaar, op.cit., p.2.
289

perspective essentialiste mais accidentelle, par des intellectuels africains. En prenant

les choses sous cet angle, on pourrait s’accorder à dire qu’en tant que source

d’inspiration, la tradition orale rend féconde l’imagination et que sa manifestation par

l’oralité s’érige à la fois en esthétique de la création, en renversement des discours

hégémoniques et en remède contre l’aliénation identitaire. En représentant ainsi leurs

expériences, cette démarche artistique des auteurs africains rejoint en partie la

perspective moderniste, mais non essentialiste, selon laquelle « each artist or writer

must create anew the appropriate conventions for representing reality as he or she

experiences it 41 ». La présence de l’oralité n’implique pas l’originalité culturelle de

l’artiste mais témoigne plutôt de l’immanence de l’esthétique et l’acte social 42 que

symbolise le mieux l’épopée africaine. Il faut alors indiquer que l’intérêt pour les

études sur le genre épique par des intellectuels africains, et leur concentration sur

celui-ci, se situe dans la vague des discours subversifs postcoloniaux qui remettent en

question les discours hégémoniques sur l’infériorité de l’Africain. C’est dans cette

perspective qu’Isidore Okpewho montre, dans son article « African Oral Epics 43 »

(2004), comment les études de l’épopée africaine contestent les discours du courant

évolutionniste qui prétendent qu’un tel genre est inexistant en Afrique. L’auteur

41 Pericles Lewis, The Cambridge Introduction to Modernism, New York, Cambridge University Press,
2007, p.5.
42 À cet effet Eileen Julien montre que « the oral traditions of Africa are vigorous aesthetic and social
acts, but there is nothing more essentially African about orality nor more essentially oral about
Africans [...] The art of speaking is highly developed and esteemed in Africa for the very material
reasons that voice has been and continues to be the more available medium of expression, that
people spend a good deal of time with one another, talking, debating, entertaining. For these very
reasons, there is also respect for speech and for writing as communicative and powerful social acts.
» Eileen Julien, op.cit., p.24
43 Isidore Okpewho, « African Oral Epics », The Cambridge History of African and Caribean
literature, sous la dir. de F. Abiola Irele et Simon Gikandi, Cambridge, Cambridge University Press,
vol.1, 2004, p.113.
290

analyse notamment le troisième volume de Growth of Literature (1940) de H. Munro

et N. Kershaw Chadwick, Heroic Poetry (1952) de C. M. Bowra et Oral Literature in

Africa (1970) de Ruth Finnegan.

À l’issue de cette vue d’ensemble théorique et historique sur les thèmes de la

migration, de la mémoire et de l’identité, nous retenons que le récit épique, qu’il soit

homérique, biblique ou africain, est le genre littéraire qui valorise le mieux l’oralité ou

l’art verbal, la performance identitaire et l’attachement aux origines, le départ de chez

soi, le retour vers chez soi ou la quête du chez soi, et les implications de ces voyages au

niveau de la subjectivité. Nous retenons la définition du genre épique selon Isidore

Okpewho dans son ouvrage The Epic in Africa. Towards a Poetics of the Oral

Performance (1979) : « An oral epic is fundamentally a tale about the fantastic deeds

of a man or men endowed with something more than human might and operating in

something larger than the normal context and it is of significance in portraying some

stage of the cultural or political development of the people44 ». La fonction de l’épopée

africaine est d’exprimer ou de marquer l’identité culturelle d’un peuple par la fiction

et l’implication politique. La tâche du roman historique africain s’étend de l’expression

identitaire à la réécriture de l’Histoire à partir du point de vue de l’ancien colonisé ou

de l’opprimé. Nous concourons alors avec la définition que donne Lukács du roman

historique en ces termes : « the great task of the historical novel is to invent popular

figures to represent the people and their predominant trends45 » et avec Dorothy Blair

qui voit le roman historique africain comme « a serious and reverent attempt to

recreate a chronicle of past times and the exploits of authentic or semi-legendary

44 Isidore Okpewho, The Epic in Africa. Towards a Poetics of the Oral Performance, New York,
Columbia University Press, 1979, p.34.
45 Georg Lukács, The Historical Novel, Londres, Merlin Press, 1962, p.317.
291

figures46».

Notre analyse du roman historique Le totem des Baranda 47 de l’auteur

canadien Melchior Mbonimpa met l’accent sur l’épopée en tant que découlant du

questionnement subjectif et de la quête identitaire de l’héroïne. Nous examinerons

comment les éléments du récit épique sont mis en lumière dans l’imaginaire africain,

sa diaspora et la littérature canadienne issue de la migration. Ces éléments qui

interviennent principalement dans l’expérience de la migration sont aussi

généralement pris en charge par la figure du griot dans la littérature africaine ; celui-

ci chante l’illustre ascendance identitaire d’un personnage en le situant par rapport à

sa généalogie et en rappelant les hauts faits de ses ancêtres. Dans la littérature

diasporique les éléments du récit épique laissent paraître un besoin d’identification au

collectif et à ses lois ou à son éthique, une performance de continuité identitaire par la

mémoire collective en opposition à l’individualisme propre à la modernité.

Ce roman historique entre dans la lignée des représentations contemporaines

de l’identité postcoloniale, notamment au Canada. On y retrouve la manifestation de

la mémoire diasporique et des perceptions identitaires individuelles et collectives,

temporelles et historiques. L’intrigue se déroule en l’an 2125 de notre ère. L’héroïne

Maya Niki, citoyenne de la Fédération nord-américaine, comprenant les pays actuels

du Canada, des États-Unis et du Mexique, est aussi descendante d’immigrants

originaires de la Fédération du Kilimandjaro comprenant les états qui, de nos jours,

représentent le Kenya, la Tanzanie, l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi. En donnant

46 Dorothy S. Blair, African Literature in French: A History of Creative Writing in French from West
to Equatorial Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 1976, p.73.
47 Désormais, toute référence à ce roman sera abrégée comme suit : «LTB» suivi de la page citée.
Melchior Mbonimpa, Le totem des Baranda, Sudbury, Prise de parole, 2001.
292

la parole à ses ancêtres, Niki reconstitue cinq siècles de son histoire généalogique.

Dans le roman, on découvre une structure sociale hiérarchisée en trois castes. Les

différents aïeux, faisant partie de la caste serve, sont contraints par le legs du premier

ancêtre, Karanda, de rejeter leur condition de servilité. Pour faire respecter cet ordre

d’émancipation, Karanda instaure donc une nouvelle tradition. Il interdit l’acceptation

de tous les symboles de domination. Dans une société où les traditions et le système

hiérarchique sont rigides, chacun des récits ancestraux illustre un combat spécifique

contre l’immuabilité de ce système social. Chaque lutte révèle la subjectivité de chaque

ancêtre, sa réalité, son expérience et sa capacité de surmonter les conditions de sa

sujétion.
293

Chapitre 1. Contexte énonciatif de l’aliénation de la modernité et la

mémoire thérapeutique

Au début du roman, Niki vit dans un contexte où elle ne s’épanouit pas. Elle

remédie à cette situation existentielle de mal être en réintégrant à son vécu ce qu’a

rejeté ou transformé la civilisation moderne tout en s’appropriant les aspects positifs

de cette même civilisation. La charpente de la narration se présente de telle façon que

Niki raconte d’abord son malaise dans le milieu américain. Ensuite, elle est introduite

à son identité généalogique grâce à la lecture des archives ancestrales qui lui indiquent

la voie vers le remède qu’elle découvrira à l’occasion d’un voyage en Afrique. Comme

nous l’examinerons au deuxième chapitre, c’est en s’appuyant sur la tradition orale

qu’elle trouvera dans son passé généalogique des modèles héroïques ancestraux dont

elle s’appropriera l’héritage. Son initiation aux rites traditionnels permet son

inscription dans le poème généalogique du clan éponyme des Baranda.

Ce chapitre examinera, à partir du contexte d’énonciation, l’aliénation de Niki

par rapport à son environnement familial et culturel de la modernité nord-américaine

et les sortes de mémoire qui participent au développement de sa subjectivité et au

processus de sa libération du malaise existentiel.

A. Aliénation de Niki et besoin d’authenticité : maux de la modernité et

formes d’exil

Le récit de ce malaise met en lumière les caractéristiques de l’écriture

contemporaine et du conte africain où réapparaît souvent la situation initiale du


294

manque48. La narration de l’histoire au présent de l’indicatif passe par le monologue

intérieur. Celui-ci laisse entrevoir les pensées et les sentiments de l’héroïne. L’histoire

débute lors de la célébration du centenaire de la mort de Nikiza, son arrière-grand-

père. Tout en illustrant les modalités de l’aliénation de Niki, le récit met en perspective

les aspects de l’écriture contemporaine ou du modernisme littéraire ; soit les

caractéristiques et les différents « malaises de la modernité 49 » et la « catégorie

conceptuelle de la race50 ».

La description que fait Niki de sa contemporanéité annonce le thème du choix

identitaire qui rappelle l’autonomie, aspect prédominant de la modernité. Niki se

définit comme citoyenne de « la Fédération du Kilimandjaro, qui comprend les

anciens États indépendants du Tanganyika, du Kenya, de l’Uganda, du Rwanda et de

l’Urundi » (LTB, p.10) et de la « Fédération nord-américaine » comprenant « le

Canada, les États-Unis et le Mexique» « mais » (LTB, p.10) c’est en Afrique orientale

qu’elle choisit de s’établir. Soulignée par la conjonction de coordination ‘mais’,

l’expression du choix du lieu de résidence par rapport au lieu d’origine représente pour

Niki une récupération identitaire et un retour chez soi qui culmine dans une

48 « Un grand nombre de contes africains peuvent être considérés comme la progression d’un récit qui
part d’une situation initiale de manque (causé par la pauvreté, la famine, la solitude, ou une calamité
quelconque) pour aboutir à la négation de ce manque en passant par des améliorations
successives. » Denise Paulme, p.135-136, citée par Eileen Julien, op.cit., p.32.
49 Charles Taylor énumère les malaises de l’âge moderne : l’individualisme qui est à la fois la meilleure
réussite de la civilisation moderne, la raison instrumentale, l’aspect restrictif de la liberté
individuelle. Il les résume comme suit : « The first fear is about what we might call a loss of meaning,
the fading of moral horizons. The second concerns the eclipse of ends, in face or rampant
instrumental reason. And the third is about a loss of freedom ». Charles Taylor, The Malaises of
Modernity, Ontario, Anansi, 1991, p.1-12.
50 Nous nous référons principalement à l’ouvrage Modernism and Race focalisé sur « the general claim
that race is a central conceptual category in which the cultural project of modernism, however it be
defined and historicised, took place » et les plus récentes approches des études modernistes
montrant « how literary practice is shaped by ideas about racial identity, seen as central to the
formation of modernism and the idea of modern literature ». Len Platt, Modernism and Race, New
York, Cambridge University Press, 2011, p.1-2.
295

« conversion au culte des ancêtres » (LTB, p.10).

Ce choix d’une identité culturelle découle d’un besoin d’authenticité, de

satisfaction et de réalisation personnelle. C’est un « idéal moral » important de la

modernité. Selon l’explication moderne que donne Charles Taylor à ce terme, l’idéal

moral lié à la réalisation de soi représente le sentiment d’être « true to oneself51 ». C’est

ce sentiment d’authenticité qui explique les circonstances et le développement du

choix identitaire de Niki. Face à l’urgence de devenir elle-même (LTB, 10. Nous

soulignons), Niki choisit de déménager. C’est le besoin d’authenticité qui détermine le

choix du domicile. L’héroïne explique comment dès son enfance en Amérique du

Nord, elle affiche un mal être et une prédisposition à l’autonomie :

La joie que je peux ressentir à être finalement réconciliée


avec moi-même ne me fait pourtant pas oublier comment mon
inadaptation fut une croix pour ma mère. Elle aurait donné tout
l’or du monde pour que je m’acclimate à mon milieu! […] Quand
j’étais petite-fille, j’adorais les poupées noires, pas blondes !
Cela exaspérait ma blanche maman, mais elle avait très peur de
me contrarier. Elle m’offrait donc les poupées sombres que je
réclamais. Puis un jour, tout à fait par hasard, j’ai découvert une
poupée capable de métamorphoses. En la frottant
vigoureusement, on pouvait changer sa couleur : elle devenait
blanche […] la poupée devenait noire aussitôt qu’on cessait de
la frotter. […] Bien entendu il me fallait cette poupée ! Ma mère
trouvait que c’était de très mauvais goût : cela pouvait suggérer
que la couleur noire était assimilable à la crasse. […] Elle [la
poupée] m’a fait comprendre ce qui troublait ma mère : les races
n’étaient pas réconciliées, et, comme hybride, ni blanche, ni
noire, je n’avais pas de camp ! (LTB, p.10-12).

À partir de la scène de la poupée aux couleurs changeantes, un parallèle s’établit

entre les caractéristiques de la poupée et le désir de Niki d’un ancrage à l’opposé de

l’ambivalence de son identité métisse. Alors que l’aliénation par rapport à son

51 « The moral ideal behind self-fulfillment is that of being true to oneself, in a specifically modern
understanding of that term. » Charles Taylor, op.cit., p.15.
296

environnement culturel s’exprimait déjà sous la forme du sentiment d’être différente

des autres et du refus de se conformer à la norme du goût des filles de son âge pour les

poupées blondes, l’attirance de Niki pour la capacité de transformation de la poupée

s’apparente à son désir d’être autre. Son rejet du conformisme qui marque sa

différence laisse paraître les signes avant-coureurs d’une tendance à l’autonomie de la

conscience et du désir d’être soi-même. Son exigence pour une couleur spécifique chez

les poupées ainsi que son intérêt pour la capacité de transformation des couleurs se

présentent comme présages du processus de conversion identitaire, du rejet du

sentiment d’ambivalence52 que suggère son identité métisse et de sa préférence pour

une lignée identitaire particulière au détriment d’une autre. En effet, en montrant les

prémisses du choix ultérieur pour le domicile en Afrique et pour l’identification aux

ancêtres africains, la préférence pour les poupées noires signale le désir d’un ancrage

identitaire. Cette préférence évoque, en même temps, la race en tant que concept

fondamental à l’avènement de la modernité selon l’observation de W.E.B. Du Bois, soit

que « the problem of the Twentieth Century is the problem of the color line53 ».

La manifestation du désir d’authenticité de Niki transparaît également dans le

fait qu’elle exige comme cadeaux d’anniversaire des « antiquités » qui coûtent une

fortune. Ces vieilleries qui semblent obsolètes pour les modernistes, elle les trouve

revitalisantes, ce qui la range parmi les primitivistes54. Ce besoin de satisfaire son goût

pour les « objets venus du fond des âges » (LTB, p.12), ce penchant pour la désuétude

52 Entendons par ambivalence une position d’un entre-deux identitaire ou de la neutralité face à ses
différentes origines raciales et ancestrales.
53 W.E.B. Du Bois, The Souls of Black Folks, sous la dir. de Henry Louis Gates JR., New York, Bantam,
1989, p.xxxi.
54 Pour les détails sur le débat entre modernistes et primitivistes Cf. Pericles Lewis, The Cambridge
Introduction to Modernism, New York, Cambridge University Press, 2007, p.65-97.
297

que représente le passé l’aliène de son environnement actuel. Il positionne Niki à

l’écart de la contemporanéité qui affectionne le présent et la nouveauté associés au

matériel et à la technologie. Niki ressent cet écart comme le sentiment profond de

l’exil, celui-ci expliquant son inadaptation et son manque d’acclimatation qui sont des

aspects négatifs de l’expérience de l’exil.

Alors que pour son épanouissement sa mère, une riche héritière, trouve comme

remède de la promener à travers le monde, l’expérience qu’elle retient de ses voyages

dans toutes les grandes villes du monde se traduit par l’ennui de l’uniformité propre à

la globalisation : « […] je ne trouvais plus rien d’exaltant dans toutes ces villes qui se

ressemblaient. Partout, on logeait dans les mêmes types d’hôtels ; on mangeait les

mêmes plats ; on parlait la même langue universelle, même si […] les accents de

l’anglais étaient très différents » (LTB, p.13). Son aversion face au vécu fastueux

international et monotone évoque cette pathologie sociale de la modernité qu’est,

selon le point de vue critique d’André Rougé, « la montée de l’indistinction due à la

diffusion de l’idéologie du Même55 » (LTB, p.20).

Tout en nous montrant comment sa société est vidée de son dynamisme par la

souffrance due à l’individualisme et à la surabondance matérielle, l’appréhension

négative de Niki face aux valeurs morales de son époque laisse entrevoir une critique

du mal sévissant en Amérique. Cette dernière rejoint la perspective critique de ces

mêmes valeurs en tant que pathologies de la société moderne. Les côtés négatifs56 de

ce trait moderne qu’est l’individualisme sont également mis en évidence par Niki dans

55 André Rougé, La fin du monde moderne, Paris, Respublica, 2010, p.20.


56 « Yet, individualism also has a darker side. Even in the Western world where it originated, people
have associated it with alienation, vulgar materialism and the spoliation of nature. » Richard.
Bjornson, The African Quest for Freedom and Identity : Cameroonian Writing and the National
Experience, Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press, 1991, p.10.
298

sa désapprobation de la liberté sexuelle de ses parents qui semble amplifier son

malaise. L’opulence de la mère de Niki ne peut combler son déséquilibre affectif qui

est démontré par son changement constant de partenaires. Le regard de l’héroïne

communique la naïveté de sa mère devant cette succession d’amants qui ne peuvent

rendre cette dernière heureuse, puisque ceux-ci se plaisent même à courtiser Niki.

Comme sa mère ne parvient pas à assurer le bien-être émotionnel de sa fille, l’héroïne

décide donc d’aller vivre chez son père, un médecin noir descendant d’immigrants

africains. Mais l’éthique familiale de ce dernier ne diffère pas beaucoup de celle de son

ex-femme. Chez son père, Niki doit encore observer le défilé des femmes blanches

dans le lit paternel. Elle élit donc domicile dans le sous-sol de la maison. Cette mise à

l’écart de ses parents vise à souligner l’aliénation de Niki face à son environnement57

et à ses valeurs. En effet, idéal de la société bourgeoise moderne58, la liberté sexuelle

donne lieu à la précarité de l’engagement affectif et des relations amoureuses.

Relevons aussi que le texte aborde le thème de la vitesse du train de vie en tant que

trait de la civilisation moderne et capitaliste. Cette « course frénétique à la nouveauté,

aboutissant au règne de l’éphémère et de l’immédiat 59 » contribue à la déstabilisation

de l’individu moderne. C’est ce qui explique le malaise et la tension entre Niki et son

environnement. En plus de son rapport à la précarité émotionnelle, le mal de

l’individualisme est davantage mis en lumière par l’attachement du père au

matérialisme dû à l’opulence et à l’aisance dans les sociétés occidentales. Si sa mère

57 Bodia Macharia, « Pour une renaissance genealogique : résistance féminine chez Melchior
Mbonimpa », thèse de maîtrise, Hamilton, Université McMaster, 2006.
58 David Ayers fait remarquer cet aspect en ces termes : « the ideal of sexual liberation which had been
moving through the upper middle classes since before World War I » David Ayers, Modernism. A
Short Introduction, Massachusetts, Blackwell Publishing, 2004, p.92.
59 André Rougé, op.cit., p.32.
299

est le symbole par excellence de ces caractéristiques sociales, son père qui n’est pas

très différent de sa mère quant à ses relations avec l’autre sexe, s’accroche aussi à

l’insouciance, au confort matériel et au statut que lui offre sa position de médecin en

Amérique du Nord et il rejette son identité africaine60.

C’est cette différence entre les valeurs morales de son environnement et sa

perception de celles-ci qui établit l’aliénation de Niki de son milieu. Aussi bien dans

sa société que dans sa famille de naissance, elle se sent comme en exil. Remédier au

malaise qui la ronge en élisant domicile dans le sous-sol de la maison de son père

revient à réaliser une « performance de l’authenticité » qui, selon Jürgen Habermas61,

implique l’autonomie de l’individu, sa conscience d’être un être à part et irremplaçable

et d’être déterminé à se réaliser.

L’éloignement vise à mettre en lumière le changement qui va s’opérer dans le

développement de la subjectivité de Niki. Sa prise de distance raffermit son autonomie

et permet surtout une critique de l’entourage qui aboutit à la prise de conscience de

son authenticité. La solitude permet un ressourcement qui aide à remplir son vide

émotionnel, lui apporte une révélation identitaire et, dans la narration, elle marque

aussi l’entrée des origines ancestrales africaines dans l’univers de l’héroïne. L’occasion

se présente quand elle découvre les archives familiales et qu’elle plonge dans la lecture

du journal de l’aïeul dans le sous-sol du domicile paternel. Le sous-sol et le journal

constituent le point de référence narratif et ontologique. D’une part, ils représentent

une nouvelle étape de l’histoire. D’autre part, ce coin de la maison devient un refuge

où Niki peut exister séparément du reste du monde familial et occidental pendant que

60 Bodia Macharia, op.cit., 2006.


61 Jurgen Habermas, Postmetaphysical Thinking. Philosophical Essays, op.cit., 1996, p.190-192.
300

le journal représente un repère culturel, un monde différent dans lequel elle puise

cette force spirituelle qui l’amènera à vivre pleinement son authenticité. Elle y

découvre sa généalogie, s’instruit à propos de ses origines africaines et entame un

processus d’identification.

Des liens s’établissent entre cette nouvelle identification que la découverte des

traces généalogiques africaines occasionne et les discours associés à la modernité.

Comme nous l’avons élaboré dans la première partie de notre thèse, la modernité s’est

fondée sur le concept de race. Comme l’observent David Ayers et Len Platt, ce concept

est un point d’impact crucial62 à cette culture moderniste basée primordialement sur

le principe de l’individualisme. On observe aussi qu’à l’opposé des préjugés

indissociables de ce concept structurel est situé un discours du besoin de l’Autre. Ce

besoin est implicite dans le nouveau repère culturel de Niki et se révèle par son

adhésion aux valeurs africaines. D’un côté, ces valeurs auxquelles Niki adhère sont

rejetées par son père à cause des connotations négatives que leur attribuent les

discours qui traitent l’Africain d’inférieur et de primitif. De l’autre, l’altérité associée à

ces mêmes valeurs est aussi déterminée par le discours du « besoin d’Afrique », plutôt

perçu comme mélioratif. Celui-ci sous-entend le bienfait qu’apporte aux sociétés

modernes industrialisées une spiritualité perçue comme spécifique aux cultures

« primitives » d’Afrique63. De cette façon, cette altérité64 est inconséquente puisqu’elle

62 « Where “race” impinged on this culture at all, it did so primarily as part of an appropriative
dynamic, with the “primitive” cultures of Africa and other regions being recruited to what was seen
as the central and “spiritual” motivation of modernism- the desperate struggle aimed [...] at
preventing the increasing reduction of mankind “to a mechanism, a mere thing” » Len Platt, op.cit.,
p.4.
63 Len Platt, op.cit., p.4.
64 Entendons par altérité, ici, la perception européenne dominante de l’Africain et de ses cultures
comme étant Autre.
301

résulte d’une contradiction, c'est-à-dire de l’opposition entre la perspective négative

face à la culture ancestrale et le besoin de l’Autre que rappellent l’impératif de

ressourcement de Niki et son acte d’autonomie. Ce « besoin d’Afrique » que manifeste

Niki pour elle-même évoque aussi l’apport spirituel nécessaire à l’Occident qu’ont

exprimé en ces termes Fottorino, Guillemin et Orsena dans l’ouvrage justement

intitulé Besoin d’Afrique :

Face au monde moderne où règne en maître le matériel, où


l’empire de l’argent ronge toutes les morales jusqu'à ne laisser
de la société que des individus désemparés, à la fois agressifs et
repliés sur eux-mêmes, l’Afrique représente aujourd’hui une
réserve de spiritualité où les incroyants comme les croyants
peuvent trouver à se ressourcer65.

Certes ce paradoxe de l’altérité met en scène une étape du développement de la

subjectivité de Niki en ce sens que son choix libre pour sa lignée africaine est une

preuve d’authenticité. Cependant, le sens de ce paradoxe repose sur sa fonction

d’invalidation des discours raciaux essentialistes qui sont implicites dans la réfutation

paternelle de sa race et sa généalogie. La difficulté que Niki éprouve à se situer par

rapport à l’esprit mercantiliste, matérialiste et individualiste propre à la structure

capitaliste de la civilisation occidentale pose son malaise comme une évaluation

critique de son environnement natal. L’expression de son sentiment d’étrangeté dans

son environnement natal rappelle que l’Occident ne détient pas la clef du bonheur. Par

ailleurs, si pour guérir de son malaise existentiel elle choisit la spiritualité et les valeurs

traditionnelles associées à cette part de son identité perçue comme indésirable par son

père, c’est que cette décision est attisée par une intensification de l’affect. Le point

65 Eric Fottorino, Christophe Guillemin et Erik Orsena, cités dans Nocky Djedanoum, « Afrique noire,
berceau de la vie », Notre Librairie : Littérature et développement 157, janvier-mars 2005, p.35.
302

culminant de son malaise est atteint lorsqu’elle se rend compte qu’à la base de sa

naissance et de son identité métisse se situent les discours hégémoniques que traduit

la mentalité de son père.

En effet, cette augmentation de son malaise est décisive pour la suite des

événements et se révèle par la forte émotion qui suit une confrontation avec son père.

Durant celle-ci, Niki se rend compte que son identité de métisse a sa source dans

l’aliénation identitaire de ce dernier. L’injonction suivante exprimée après l’instant de

réalisation de la honte que ressent son père pour sa race, signale le point culminant de

l’affect et marque la tournure que prendront les événements : « Est-ce pour cette

raison qu’aucune de tes maîtresses n’est noire ? Est-ce pour cette raison que je suis

café au lait ? Est-ce le motif qui t’a poussé à mutiler notre nom en l’abrégeant ? Que

gagnes-tu à te renier ? Il ne répondit pas à ces questions insolentes, mais continua à

justifier ses complexes […] » (LTB, p.18). Cette révélation va être déterminante pour

le choix que fera Niki pour mettre fin à la posture comparatiste entre sa culture de

naissance et celle des ancêtres africains. La distance que le père de Niki prend à l’égard

de l’identité africaine reflète la vision selon laquelle « En amont de la dépréciation

identitaire du Noir se situe celle de l’Afrique toute entière 66 ». Cette distanciation

explique la raison pour laquelle il donne à Niki les conseils suivants : « Tu n’es pas

Africaine. Ton intérêt pour le passé ne peut être que scientifique » (LTB, p.19). Cette

intériorisation du complexe d’infériorité de son père est explicitée par Niki par

plusieurs exemples : « J’avais l’impression que le lit était pour lui un lieu de négation

66 Alphonsine Florentine Tchokote, «Images de soi, images de l’Autre : vision transgressive du


stéréotype dans la littérature africaine de l’immigration » dans Exils et migrations postcoloniales.
De l’urgence du départ à la nécéssité du retour. Mélanges offerts à Ambroise Kom. dir., Pierre
Fandio et Hervé Tchumkam, Yaoundé, Cameroun, Groupe de recherche sur l’Imaginaire de
l’Afrique et de la Diaspora, Éditions Ifrikia, 2011, p.123-141.
303

de sa couleur, de triomphe sur sa race, de revanche sur la race qu’il croyait

supérieure » (LTB, p.16) ; « […] j’avais voulu savoir pourquoi mon patronyme, Niki,

était si rare […] ma mère m’avait alors expliqué que ce nom était d’origine africaine,

mais que mon père l’avait raccourci pour qu’il sonne moins barbare » (LTB, p.17) ;

plus tard en la laissant examiner les archives familiales qu’il n’a jamais parcourues, le

père de Niki lui avoue son complexe : « Je n’ai pas envie de m’y noyer. Je n’ai jamais

pu surmonter la honte d’être Noir. […], comme mon père, je ne crois pas que le fait

d’être Africain soit un motif de fierté » (LTB, p.18). La honte que ressent le père pour

ce qu’il perçoit comme l’échec de Nikiza et pour ses origines africaines montre qu’il

souscrit à la réussite selon la culture dominante et le système capitaliste.

Niki et son père se trouvent chacun, différemment, dans une position

d’aliénation vis-à-vis de sa culture d’origine et de sa mémoire collective : l’un par

choix, l’autre par accident. L’aliénation de Niki s’explique par sa position existentielle

d’exilée à cause du malaise qu’elle éprouve dans sa société et sa famille. Dans le sous-

sol paternel où elle se réfugie loin des siens, elle se positionne à la périphérie de sa

société. Paradoxalement, le sentiment d’aliénation et la distance loin des siens

entraînent son rapprochement de la mémoire collective et de la culture propres à sa

lignée ancestrale africaine ; en ce sens, ce positionnement lui permet, via l’écriture, de

procéder à une extraction et une restitution de cette mémoire collective. Grâce à sa

découverte des archives familiales et l’intimité que crée sa lecture du journal de Nikiza,

son aïeul ; grâce aussi à sa réécriture de la généalogie ancestrale, apparaît chez Niki le

rapport identitaire entre l’exil, la mémoire et l’écriture. Sa position d’exil fait écho à

celle de son aïeul dans la mesure où ces mêmes circonstances d’aliénation sont les

facteurs générateurs de l’écriture de la mémoire collective alors que la création qui en


304

résulte se présente comme remède au sentiment d’aliénation, comme une

performance identitaire qui contribue à la survie et à la continuité de l’identité

collective.

Mais face à Niki, il y a le père qui fonde son identité sur le refus de la nostalgie

du pays d’origine et du passé. Ce refus avalise le discours occidental et nord-américain

qui tend à stéréotyper les immigrants qui expriment leur sentiment de nostalgie. La

négation de son passé va de pair avec la survalorisation de la capacité des immigrants

à l’adaptation et à la réussite sociale67. C’est ce qu’évoquent les paroles suivantes du

père de Niki :

Je suis fier de Nikiza, un immigrant qui a réussi sa vie plus


qu’honorablement, à une époque où l’Amérique reconnaissait
difficilement aux Noirs le simple titre d’humains. […] Mais, je
ne suis pas fier de Nikiza-le-vaincu qui a fui l’Afrique et qui a
toujours voulu y retourner, sans jamais parvenir à réaliser ce
rêve. Je suis Américain et l’Amérique a horreur des perdants
(LTB, p.18).
L’impératif de la réussite sociale se comprend dans une logique de la dichotomie qui

oppose un présent lié à la course pour le bien-être matériel de l’individu à la nostalgie

du passé qu’il faudrait réprimer. Voilà pourquoi le père de Niki voudrait que son

intérêt pour le passé ne soit que scientifique. Raison aussi pour laquelle il souhaite que

la passion de sa fille pour le passé ne soit pour elle qu’un « tremplin pour réussir »

(LTB, p.19).

Cette attitude qui oppose le passé africain au présent nord-américain

correspond à ce que Paul Ricœur déplore comme le « mépris de l’Antiquité pour

donner à la seule actualité du présent un prestige68 ». Il n’en reste pas moins que le

67 Voir Suzan J. Matt, Homesickness. An American History, Oxford, Oxford University Press, 2011.
68 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire et l’oubli, op.cit., p.405.
305

père de Niki se sent mal à l’aise dans sa peau d’immigrant Noir. À l’opposé de Niki,

son père ne peut se libérer de l’influence des discours dominants sur sa manière de

s’identifier. Niki prend le temps de connaître la base ontologique qui forme son

identité, soit sa double origine occidentale et africaine avant de réfuter le prestige

attribué au présent de sa modernité dont elle se distancie par une revalorisation du

distant passé ancestral. Son « travail d’historienne 69 » lui permet de prendre

possession d’un savoir enfoui dans le journal de l’aïeul.

La subjectivité de Niki telle qu’elle se développe devient une question à la fois

ontologique et épistémologique. La prise en charge du processus de sa transformation

existentielle est à la fois expérientielle et livresque. Pour Niki, c’est une expérience qui

commence par la compréhension de la nature du monde à la base de son malaise, c’est-

à-dire tout un système de référence propre à ses origines occidentales, car comme

l’écrit Levi-Strauss :

[…] dès notre naissance, l’entourage fait pénétrer en nous, par


mille démarches conscientes et inconscientes, un système
complexe de référence consistant en jugements de valeur,
motivations, centres d’intérêts, y compris la vue réflexive que
l’éducation nous impose du devenir historique de notre
civilisation, sans laquelle celle-ci deviendrait impensable, ou
apparaîtrait en contradiction avec les conduites réelles. Nous
nous déplaçons littéralement avec ce système de références, et
les réalités culturelles du dehors ne sont observables qu’à
travers les déformations qu’il leur impose, quand il ne va pas
jusqu'à nous mettre dans l’impossibilité d’en apercevoir quoi
que ce soit70.

Subséquemment, Niki va procéder à l’historiographie de la mémoire collective

des Baranda. La mémoire collective que renferme le contenu des archives et du journal

se pose comme cadre de référence pour Niki en plus de son triple rôle, à savoir la

69 Bodia Macharia, op.cit., 2006, p.14.


70 Lévi-Strauss, p.43-44 cité dans Eileen Julien, op.cit., p.17.
306

fonction de formation identitaire, de thérapie et de création communautaire de la

mémoire71. C’est par la découverte et l’étude de l’histoire généalogique que sa guérison

du malaise existentiel devient possible.

71 Nous rejoignons les propos de Zofia Rosinska : « Memory plays a triple role : it is identity forming
by maintaining the original identifications ; it is therapeutic because it helps bear the hardships of
transplantation into a foreign culture ; and it is also community-forming, by creating a bond among
those recollecting together ». Zofia Rosinska, « Emigratory Experience » dans Memory and
Migration. Multidisciplinary Approaches to Memory Studies, sous la dir. de Julia Creet et Andreas
Kitzmann, Toronto, University of Toronto Press, 2011, p.39.
307

Chapitre 2. Le récit épique

Niki entreprend une reconstitution de la mémoire de sa généalogie qui

présente les hauts faits de ses ancêtres dans un contexte de résistance à la servitude.

L’histoire qui s’étend sur cinq siècles est structurée en douze récits d’ancêtres.

L’origine de cette reconstitution est située dans la quête d’une identité authentique et

dans la réfutation des discours hégémoniques à la base de la dépréciation de cette part

africaine de son identité. La célébration de sa généalogie emprunte le point de vue

subjectif de l’expérience de chaque ancêtre mis en scène et octroie à l’histoire du clan

une dimension politique qui apparaît dans la nature épique et idéologique du récit.

Dans ce chapitre, nous examinerons comment, tout en relatant des faits historiques,

le poème généalogique ne renie pas son intention militante et son rôle utilitaire dans

le processus de détermination de la subjectivité de Niki.

A. Les éléments épiques de l’expérience moderne : le questionnement

et le séjour chez les morts

L’épopée désigne principalement le récit d’actions héroïques décisives pour

l’évolution d’un groupe. La relation du malaise existentiel de Niki qui débute dans son

enfance et prend fin au cours de son exil dans le sous-sol de la maison paternelle peut

être saisie comme une introduction ou un prélude à l’épopée. On y retrouve des

éléments caractéristiques du récit épique, notamment le doute, la délibération

intérieure et le séjour chez les morts qui permet au héros de trancher. Tout cela

contribue à déterminer la nature épique de l’entièreté du texte.

L’aspect épique de l’histoire apparaît avec le sentiment de carence identitaire


308

que Niki extériorise dès son enfance. L’expression du malaise intérieur qui la ronge et

la nécessité de se détacher de l’univers américain où est plongée sa famille traduit sa

critique du monde qui l’entoure. Le sens de la critique fait partie des qualités de

clairvoyance 72 du héros épique même si l’épopée tend à privilégier la dimension

collective au détriment de l’aventure de l’individu et de son intériorité73.

Chez Niki, le refus de certains aspects de sa modernité pourtant adoptés par ses

parents montre l’acquisition des dispositions héroïques nécessaires au récit épique,

notamment une capacité de percevoir l’opposition entre les idées reçues dans son

milieu occidental et son expérience individuelle. Les qualités exceptionnelles de Niki

se révèlent dans sa capacité d’atteindre une maturité qui rend manifeste l’ignorance

de ses parents, mais aussi dans la curiosité qui la pousse à prendre connaissance de sa

généalogie.

En plus de sa fonction révélatrice, le malaise en tant que sentiment de manque

a une fonction initiatique qui positionne Niki comme néophyte. Pendant son séjour

dans le sous-sol paternel, elle devient « “ la nouvelle plante ”, celle qui vient de germer

du grain enfoui en terre74. » Dans une analyse précédente, en nous appuyant sur les

études de Simone Vierne, nous mentionnions que le malaise de Niki met aussi en

œuvre la « structure thématique de l’initiation75 », dont nous expliquions la nature

épique en ces termes :

72 La qualité de la perception fait ici référence au « theme of the blind seer (that) clearly indicates a
special kind of vision, needed for the epic poet […] the fleshly eye may distract us from the inner
sight of memory and anticipation-the poet must learn to see in time rather than in space. […] to do
so is to experience a certain liberation. […] Even if an epic poet is blind, he must shut his eyes to see
the inner light ». Frederik Turner, op.cit., p.45.
73 « Wordsworth’s The Prelude explicitly and implicitly invites the designation “epic”, arguing that the
history of the individual soul is worthy of epic treatment. » Frederik Turner, op.cit., p.16.
74 Simone Vierne, Rite, roman, initiation, Grenoble, Presses Universitaires, 2000, p.7.
75 Bodia Macharia, op.cit., 2006, p.99.
309

Le trouble ressenti par Niki est la première étape de l’initiation


qui est l’épreuve de préparation. Dans le parcours initiatique
des cultures traditionnelles, l’angoisse représente la
prédisposition mentale du sujet à initier. Cet état d’esprit est
considéré comme « cette phase d’attente qui doit mettre le
novice dans une disposition d’angoisse religieuse, propre à
préparer son cœur aux révélations sacrées »76.

Plusieurs dimensions montrent que le malaise représente l’étape lui permettant

d’accéder aux connaissances utiles pour entamer sa nouvelle existence d’initiée. Le

malaise la rend apte au discernement face aux maux de sa société et au comportement

de son père. Il suscite ensuite son intérêt pour son passé traditionnel auquel elle

s’identifiera. L’autre fonction de ce malaise est de favoriser la volonté d’agir que Niki

manifeste plus tard en prenant la décision de voyager en Afrique et de se détacher de

son identité première pour s’identifier comme africaine.

Corollairement, l’aspect initiatique fait partie de la constitution épique du texte.

L’élément le plus explicite qui met en marche la thématique épique du texte émerge

de la critique à l’endroit de l’aliénation identitaire de son père et que Niki verbalise

sous forme de question durant leur confrontation. Le questionnement identitaire de

Niki exprimé par son interrogation sur l’origine de son identité métisse commande le

récit épique en ce sens que, comme l’observe Frederik Turner, « Every epic begins with

a question mark77 ». En demandant à son père si c’est sa honte d’être noir qui explique

son identité « café au lait » (LTB, p.18), Niki présente déjà le contexte d’énonciation

dans lequel s’inscrit une quête identitaire et le désir profond de combler son manque

intérieur ; sentiment rappelant le thème épique du sentiment profond de manque

associé à l’exil. L’exil intérieur que ressent Niki, la passion pour le passé qu’elle affiche

76 Bodia Macharia, op.cit., 2006, p.99.


77 Frederick Turner, op.cit., p. 97.
310

dès son enfance, sa réalisation de la honte de son père pour la race noire, tout cela la

prépare à l’exploration de cette identité que rejette son père.

Dans la charpente narrative, l’exil de Niki dans le sous-sol paternel l’introduit

à sa généalogie et la prépare au voyage dans le passé sur les traces de ses origines. C’est

en se réfugiant physiquement et psychologiquement dans le sous-sol de la maison

paternelle qu’elle trouve les moyens de contrer à la fois son exil intérieur et les

justifications qu’avance son père pour masquer son complexe d’infériorité. Cet exil

permet la prise de connaissance de sa généalogie ancestrale africaine et la lecture du

journal de l’aïeul est un exercice d’anticipation : Niki progresse spirituellement vers

son dégagement de l’univers moderne. Elle s’immerge dans l’univers de ses origines

africaines présentées dans le journal. De plus, l’image du lieu souterrain qui l’éloigne

des siens ainsi que le lien généalogique qu’elle découvre par la lecture rappellent les

motifs épiques de la connaissance et de la formation acquises en exil et durant son

séjour chez les morts : « The epic is […] one of the most ancient and important ways

in which information is passed from the dead to the living ; to hear or read an epic is

to make a journey to the underworld and speak with the dead78 ».

Les nouvelles connaissances de Niki et son nouveau lien généalogique

proviennent du journal de son arrière-grand-père, qui représente un témoignage écrit

de l’exil. Par ce témoignage se dévoilent les circonstances de l’écriture de ce journal et

s’établit un rapport intime, ainsi que nous l’avons préalablement observé :

Cette relation « filiale » et amoureuse que la protagoniste


entretient avec le journal de l’aïeul est une prolepse. Celle-ci
sous-tend sa résistance contre l’environnement qui l’entoure et
le détachement qui va s’opérer. En plus, ce lien illustre
l’appréciation des valeurs africaines, au détriment du

78 Frederick Turner, op.cit., p.198.


311

comportement de ses parents qu’elle trouve saugrenu. De ses


sentiments pour l’aïeul, nous sommes prévenus de la connexion
qui se créera entre Niki et ses origines79.

Le passage suivant montre l’émotion que manifeste Niki à la lecture du journal

intime. Ce dernier exprime entre autre le sentiment de nostalgie que crée la situation

d’éloignement de l’aïeul, Nikiza, de sa terre natale d’Afrique centrale et celui de la perte

du familier durant l’exil en Amérique du Nord.

Plus j’avançais dans ma lecture, plus je me rendais compte qu’à


l’époque de Nikiza comme à la mienne, peu de gens pouvaient
se vanter de posséder cette capacité de mettre des mots sur les
sentiments, et de faire vivre les choses et les êtres dans les textes
comme dans la réalité. Ce journal est vite devenu une
« drogue ». Jour après jour, j’ai suivi Nikiza dans ses
tribulations. J’ai vécu avec lui les affres de la guerre civile et de
son séjour dans un camp de réfugiés : il était parmi ceux qui, en
1972, ont fui les massacres en Urundi pour se disperser dans
tous les pays voisins. Je l’ai accompagné dans l’avion qui devait
le mener vers l’Amérique : un très long voyage de vingt heures,
avec escale en Europe. J’ai été témoin de son combat pour
s’adapter au nouveau climat. Il m’a confié sa nostalgie et sa
solitude presqu’insoutenables. Pendant des mois, je me suis
immergée dans ces cahiers, y consacrant tous mes moments de
loisir, toutes mes fins de semaine, toutes mes vacances
scolaires. Parfois, même mon temps de sommeil y passait (LTB,
p.22).

Ce passage laisse paraître les thèmes de l’intimité, de l’union thérapeutique, du

rhizome identitaire représenté par le journal de l’aïeul, et enfin les thèmes épiques du

séjour chez les morts et du jumelage.

La prise de connaissance du passé par la lecture souligne le lien de Niki avec la

diaspora africaine qu’établit l’immédiateté de la mémoire, en ce sens que le passé

devient présent par le legs que représente le journal de l’aïeul. Le texte, qui est un acte

de témoignage personnel, remplit sa fonction d’archive en permettant l’accès au passé,

79 Bodia Macharia, op.cit., 2006, p.101.


312

mais il remplit également une fonction thérapeutique en agissant sur l’affect de Niki

par le truchement du sens qu’il confère à son identité individuelle. L’expérience de

l’arrière-grand-père et les circonstances de son exil donnent à voir le journal dans la

perspective d’une « sémiotique du traumatisme culturel 80 » récurrente dans

l’aventure diasporique. Niki est touchée par la peine que ressent son aïeul au moment

de l’écriture. La lecture provoque un attachement émotionnel qui attise davantage sa

curiosité à propos de ses origines africaines et influence son identification à l’ancêtre.

La lecture permet à Niki de jouir d’un lien filial avec l’aïeul mort, Nikiza, dont elle

porte le nom abrégé. Ce rapprochement traduit la différence d’appréhension de

l’histoire entre le père et la fille. Contrairement à son père, Niki acquiert une

perception de l’histoire collective qui révèle sa maturité et lui permet de surmonter

son malaise existentiel.

Cette appropriation identitaire n’est possible que par l’identification à l’aïeul

qui laisse paraître le thème épique de la descente aux enfers. Ce thème rappelle l’image

du monde souterrain ou du séjour dans les bas-fonds qui donne lieu à la

communication avec le(s) mort(s) et à la valorisation du récit de l’évolution ou de

l’histoire collective 81. Ce séjour initiatique apparaît dans le récit sous la forme du

double espace du sanctuaire de Niki que représente le sous-sol paternel et le refuge

psychologique dans le journal de l’aïeul mort.

C’est en fouillant les archives familiales et en découvrant le journal de l’aïeul

80 Nous empruntons l’observation de John Sundholm sur les effets de la mémoire : « The semiotics of
cultural trauma is instead based upon the principle of migration, in that we study effects of an absent
event. » John Sundholm, « The Cultural Trauma Process, or the Ethics and Mobility of Memory »,
dans Memory and Migration. Multidisciplinary Approaches to Memory Studies, sous la dir. de
Julia Creet et Andreas Kitzmann, Toronto, University of Toronto Press, 2011, p.128.
81 Frederick Turner, op.cit., p.197.
313

avec lequel elle s’identifie au fil de sa lecture que sa subjectivité prend une autre

dimension. Le développement de la subjectivité de Niki qui s’étend de sa conscience

de soi et, par conséquent, de son malaise dans sa société moderne occidentale à la

découverte de son aïeul mort durant son séjour dans son sanctuaire révèle le motif

épique du jumelage qui contribue à transformer son altérité en identité. Elle n’est plus

l’autre face à son environnement familial mais acquiert un sentiment de complétude

identitaire grâce à la communication avec son aïeul.

La rupture avec l’environnement social familier favorise l’autonomie et

l’adoption des valeurs ancestrales qui lui étaient jusque-là inconnues. Par ailleurs,

cette rupture rétablit la continuité de la mémoire collective et de l’identité du groupe

qui avaient été rejetées par le père. Cette continuité identitaire va se concrétiser par

un processus de reconstitution de sa généalogie menant consécutivement d’une part à

l’identification de Niki à l’Afrique et d’autre part à une mise en valeur de l’humanité

des ancêtres constituant sa lignée. Ce processus sous-tend l’opposition de Niki aux

symboles modernes de l’altérité qui font de l’Afrique l’Autre par excellence face à la

modernité occidentale et nord-américaine. La position contestatrice de Niki aboutit à

son inscription dans la trame des récits ancestraux qu’elle va reconstituer pour les

présenter par écrit.

L’établissement du lien entre Niki et son aïeul, Nikiza, est déclenché par un

sentiment de fraternité et se concrétise grâce à cet aspect de sa subjectivité qu’est sa

conscience de soi. Turner souligne la nature épique de la conscience de soi perçue

comme « one of the most crucial elements in the emergence of the truly human; in

epic it comes often with the recognition of one’s friend, especially in the encounter
314

with one’s friend’s death82 ».

Cette homonymie (Niki/Nikiza) se pose comme une anticipation de la

projection identitaire de Niki en son aïeul et annonce la nature exceptionnelle de la

mission qui attend Niki. Elle suggère presque de manière prophétique le destin qui

attend l’héroïne dès sa naissance83 ; soit son identification à l’ascendance ancestrale.

Ainsi, la prise de conscience de son identité filiale fait voir le thème du jumelage

souligné par l’homonymie, par le lien spirituel qui se forge avec Nikiza à la lecture du

journal de l’aïeul et par l’attirance et l’identification graduelle à la personne de ce

dernier. Cette prise de conscience est aussi une preuve de clairvoyance, un aspect

récurrent dans la narration épique.

Vus sous un autre angle, l’homonymie et le journal permettent à la fois la

consécration de l’héroïsme de Nikiza et la perpétuation de la lignée généalogique

africaine de Niki ; ceci dans la mesure où, comme on le verra ci-dessous, Niki prend

connaissance de son futur rôle et de son identité héroïque dans la généalogie. Comme

l’indique la tradition dans plusieurs sociétés africaines, nommer un enfant après un

mort symbolise, entre autres, la présence du mort dans l’imaginaire collectif. À cette

forme de retour du mort par la perpétuation de sa mémoire dans ce texte épique

s’ajoutent les marques de sa présence par les récits ou écrits qu’il lègue à la postérité

et qui rappellent l’immédiateté de la mémoire. Nikiza est ramené dans le présent par

le nom et par le legs des histoires inscrites dans le journal; un retour qui le rend héros,

car selon la définition qu’en donne Turner, « to be a human hero he or she must be

able to return and tell the tale, or at least a record of the death experience to the

82 Frederick Turner, op.cit., p.142.


83 « The emphasis on birth and destinity suggest the importance of origins (essence) in determining
life goals and possibilites. » Eileen Julien, op.cit., p.55.
315

storyteller84 ». Le retour du mort est pleinement et doublement accompli de manière

intersubjective.

En plus du même nom que Niki et son aïeul mort portent, tous les deux

partagent aussi l’expérience de l’éloignement des siens, du sentiment profond de l’exil

et du malaise de l’inadaptation par rapport l’environnent habité que nous examinons

en deux temps.

Dans un premier temps, l’exil est une facette de la migration ou du voyage de la

quête dans la tradition épique. La migration et le voyage de la quête peuvent

apparaître sous la forme du retour physique, de la quête d’un objet particulier, d’un

refuge ou un sanctuaire, de l’exil, de la fuite de la servitude, de la découverte de soi.

Tous ces aspects génériques de l’épopée se déclinent dans le développement de

l’histoire. Le thème de la migration et du voyage est lié aux topoï du retour ou de la

fuite de chez soi, ou encore de l’exil. Il se rattache aussi au thème épique de la chute

que Turner explique comme étant « to lose one’s original home » et « to be freed from

one’s home85 ». Dans une approche qui rejoint l’observation d’Eileen Julien à propos

de l’existence du motif du voyage qui progresse en trois étapes (le départ de chez soi,

loin de chez soi, et le retour chez soi)86, Turner montre l’effet de causalité entre la chute

et le voyage : c’est parce que le groupe ou l’individu perd son chez soi ou s’en libère

qu’il voyage, migre ou s’exile. La chute est donc constitutive du sentiment négatif de

peine, de malaise ou de nostalgie qui motive le départ du lieu ou vers le lieu qui éveille

ou provoque ce sentiment. Les exils successifs de Niki, dans le sous-sol, puis en

Afrique, sont des figures de la chute. Le récit met en œuvre le motif « le plus ancien

84 Frederick Turner, op.cit., p.175.


85 Frederick Turner, op.cit., p.168
86 Eileen Julien, op.cit., p.31.
316

et le plus fondamental au genre épique87 » ; soit le changement de place. À partir de

ce motif, Turner montre que le genre épique est « the telling of the story of human

evolution88 » et concorde avec la perspective anthropologique selon laquelle « travel

is not just something that humans do, but is in some sense constitutive of

humanity89 ». Le lien générique entre le voyage et le chez soi est aussi important en

ce sens que le chez soi donne un sens à la quête ou au voyage : « […] home, the basic

and yearned for origin and abiding-place, is just as fundamental an element of

epic90 ».

Dans un deuxième temps, le partage de cette expérience entre Niki et son

arrière-grand-père est rendu possible par la communication scripturaire et spirituelle

dans le sous-sol paternel. Leur expérience est propre à la tradition épique si on la

perçoit dans le sens que lui accorde Eileen Julien lorsqu’elle rappelle en citant Scheub

que « the atmosphere of yearning, regret, and loss are a part of the epic tradition,

because it involves leaving a familiar world, and a transition into an uncertain one.

Epic embraces both worlds. To make the change, the hero moves to the boundaries of

this community, necessarily so […]91 ». Leur sentiment d’exil et celui de l’entre-deux

traduit aussi une altérité qui fait partie de la tradition épique. Cette altérité est

déterminée à la fois par les circonstances affligeantes de leur départ du monde

familier, leur transition d’un monde à l’autre et leur situation à la périphérie de la

communauté.

Paradoxalement, ces circonstances évoquent l’expérience diasporique de la

87 Frederick Turner, op.cit., p.103.


88 Ibidem
89 Ibidem
90 Ibidem
91 Harold Scheub, p.18, cité par Eileen Julien, op.cit., p. 56.
317

désaffiliation et, dans l’optique du thème du séjour chez les morts, elles se répercutent

de manière favorable sur la subjectivité de Niki. En tant que moyen de communication

de la mémoire collective, le journal de l’aïeul mort correspond à la révélation obtenue

par le héros épique durant son séjour dans les bas-fonds. Pour Niki, cette révélation

est d’abord contenue dans les leçons apprises durant la lecture, symboles de l’héritage

de la sagesse traditionnelle inhérente à la tradition épique. Elle renforce, ensuite, le

caractère épistémologique de la subjectivité de Niki que constitue le mariage entre la

raison ou la conscience individuelle et les connaissances qu’elle obtient du séjour chez

les morts. L’acquisition de la sagesse est un des buts didactiques du récit épique et

transparaît par les informations communiquées au cours de sa rencontre avec le mort

que symbolise sa lecture dans ce sanctuaire92. Cette expérience devient un outil pour

sa libération93 du joug parental et de son malaise dans sa modernité et un stimulant

pour agir.

B. Revalorisation de l’histoire par l’épopée

B. 1. Parcours initiatique en Afrique

Le motif du séjour chez les morts et le thème de l’initiation sont accentués par

leur association à la thématique épique de la quête et du deuil. Ici, la quête aboutit à

la revalorisation de l’identité culturelle collective relayée par la prise en charge du

92 À cet effet Turner avance que « The epic journey to the land of the dead essentially has one goal: the
opening of lines of communication to the ancestors, and the acquisition from them of the
information necessary to survive as a society and as a species. The journey expands the evolutionary
process, so that information can be passed not just collectively through biological fate of each
generation, but individually, by name, from the dead to the living; evolution is no longer just a line
of succession, so to speak, but a plane of intercommunication ». Frederick Turner, op.cit., p. 198.
93 « Certainly, epic is not backward-looking only; indeed, it could be said that epic argues persuasively
that the only way out of the present and into the future is via the huge freedom offered to us by the
past, both as the store of examples of what can be done and as the informational tools to do
it.» Frederick Turner, op.cit., p. 200.
318

poème généalogique par Niki. Au niveau de la subjectivité de l’héroïne, cette

succession d’événements illustre le processus de libération qui s’amplifie à la faveur

des études d’histoire qu’elle entreprend à l’université et au cours des recherches qu’elle

effectue plus tard, lors d’un son voyage en Afrique où elle se marie avec un cousin

africain avant de décider d’y élire domicile pour le reste de sa vie.

Niki interrompt sa lecture à un moment donné lorsqu’elle entreprend des

études universitaires en histoire et y revient une fois ses études achevées. Durant ce

temps d’attente où elle a mis le journal de côté, elle était soucieuse de savoir quelles

informations lui réservait la suite de sa lecture. Au malaise en début de narration,

succèdent l’anxiété et le besoin de connaître l’épopée ancestrale. À l’issue de cette

lecture qui symbolise la sagesse que le héros reçoit du mort dans la tradition épique,

Niki est suffisamment mûre pour décider de se rendre physiquement en Afrique. Le

retour au pays natal tant espéré par Nikiza ne devient possible qu’à travers son arrière-

petite-fille, Niki : « […] il avait fait le serment d’aller se recueillir sur la tombe de sa

mère avant de fermer les yeux, mais le temps lui manqua! » (LTB, p.28).

Le voyage et la quête mènent à la perpétuation généalogique que la

communication avec le mort a inaugurée. Cette forme généalogique de transmission

d’information relayée par le séjour chez les morts illustre la composante épique de

l’intersubjectivité, qui a aussi comme fonction d’assurer un deuil convenable pour le

mort et de lui rendre sa place dans la lignée des héros. Selon Turner, au centre de

l’intrigue, le deuil pour le mort est aussi épique qu’anthropologique dans la mesure où

il est caractéristique de l’Homo sapiens et représente le pire cauchemar du récit


319

épique94. De même, le deuil se pose comme le premier motif du voyage de Niki en

Afrique lorsqu’elle sort de son séjour dans le sous-sol paternel. L’importance du deuil

est d’ailleurs soulignée par le fait que le roman débute sur la commémoration de la

mort de Nikiza que le passage suivant décrit :

Nous sommes en l’an deux mil cent vingt-cinq de l’ère


commune, et je célèbre toute seule le centenaire de la mort de
mon arrière-grand-père. Il y a exactement un siècle que Nikiza,
dont je porte le nom abrégé, est décédé. Il était âgé de soixante-
cinq ans. On n’a jamais retrouvé son corps. L’avion à bord
duquel il allait à Amsterdam pour un congrès sur les problèmes
de la citoyenneté en Afrique s’est abîmé dans les eaux glacées de
l’Atlantique, au Sud du Groenland (LTB, p.9).

Le deuil prend aussi des formes diverses dans la trame du récit: la consignation

orale ou écrite dans un récit, le tombeau, le monument. À ce sujet, Turner observe que

« The unburied body is perhaps the deepest nightmare of epic, especially terrible in

the case of death by water 95 ». La décision de Niki d’entreprendre le voyage pour

l’Afrique qui aboutit à son insertion dans le clan, à son inscription dans le poème

généalogique et à sa mise en récit de l’histoire généalogique constitue son deuil. En

effet, c’est d’abord en vue d’exaucer le vœu de Nikiza qu’arrivée sur place, elle se

consacre à des recherches qui ont pour conséquence la reconstitution de l’histoire du

clan Baranda. « À mon tour une mission à remplir. L’arrière-petite-fille de Nikiza

devait réaliser la promesse, permettant ainsi à son aïeul de se reposer en paix. À mon

tour j’ai fait le serment de retrouver la tombe de Nahamira, la mère que Nikiza

appelait la “clairvoyante” » (LTB, p.28).

Le séjour en Afrique à la quête des traces de filiation de Nikiza assure à l’aïeul

94 Frederick Turner, op.cit., p.178.


95 Frederick Turner, op.cit., p.177.
320

un deuil décent et constitue à la fois une initiation à l’entrée dans le monde ancestral

et le clan des Baranda. Cette quête de trois ans est un test que lui donnent les gardiens

du clan. Son aventure culmine dans son admission dans la fraternité des phacochères.

Pour cela, elle subit sur place des tests tels l’angoisse des trois ans d’attente qui

représentent l’étape de préparation au rite initiatique. Durant ces années, elle

recherche d’abord la tombe de l’aïeule Nahamira et les membres du clan éponyme

Baranda. Le fait qu’elle soit plongée en terre africaine après le ravage des guerres et

donc dans un pays dénué d’archives, rend son entreprise difficile. Immergée dans cette

réalité laborieuse, cette épreuve de recherches sans documentation forge

certainement sa patience et accentue sa séparation avec l’identité américaine. Elle fait

preuve d’une appropriation culturelle en s’adonnant joyeusement avec ses camarades

africaines à l’ancienne tradition d’étirement des lèvres pubiennes.

Dans les cultures des sociétés traditionnelles, l’initiation est souvent l’étape

primordiale pour qu’un néophyte soit considéré comme mûr pour sa nouvelle vie

d’adulte. Le processus initiatique a comme fin la renaissance du sujet, qui ressort du

rituel différent ou changé. C’est sous cet angle que Simone Vierne affirme également

qu’à l’aboutissement des tests initiatiques l’individu « jouit d’une toute autre existence

qu’avant l’initiation : il est devenu autre […]. L’initiation introduit le novice à la fois

dans la communauté humaine et dans le monde des valeurs spirituelles96 ».

L’initiation se comprend à la fois dans la perspective des rites propres à la

tradition épique et dans le sens du processus d’admission indispensable pour qu’un

individu accède à la connaissance des valeurs traditionnelles et pour son ancrage au

96 Simone Vierne, op.cit., p.8.


321

lignage généalogique. Ces deux éléments sont indispensables dans la marche de Niki

vers son émancipation. Pour elle, la finalité de l’initiation est l’accession à son bien-

être psychologique et la guérison de son âme grâce à l’immersion dans les valeurs

africaines. Pour la confrérie des phacochères la néophyte qu’est Niki peut être admise

dans le cercle par le rituel totémique et introduite à la connaissance des traditions

ancestrales. Le symbolisme de la renaissance se situe dans la cérémonie du rite

d’entrée dans la fraternité des phacochères. Cette cérémonie dans laquelle les initiés

s’entre-boivent le sang et mangent de la viande totémique du phacochère consacre sa

renaissance en tant qu’Africaine et son appartenance au clan. Le rite atteste son

identification à part entière à la lignée des Baranda, son adhésion à la fraternité des

phacochères qui confirme la mort de son ancienne identité. Par l’accomplissement du

rite totémique et par le poème généalogique dans lequel elle s’inscrit, Niki prend

possession de son identité et, ce faisant, elle accomplit le retour aux sources et va

jusqu’à se convertir au culte des ancêtres. C’est dans une perspective du même genre

que se conçoivent les rites dans la tradition épique : « Epic is the conduit by which the

blood of the originary sacrifice flows on into the public rituals and feast-days of the

city and the private observances of persons and families by which human life is given

larger meaning. […] The observance of food laws and customs can also identify the

citizen and serve as a demonstration that he has paid his ante for admission to the

community97 ».

B. 2. Migration et récit généalogique. Carrefour de l’épique et de la

97 Frederick Turner, op.cit., p.219.


322

diaspora

Après le processus initiatique, le travail de Niki sur les récits généalogiques

l’aide à s’identifier fièrement à cette lignée d’ancêtres. De la Fraternité des

phacochères, elle reçoit la mission de « faire parler (les) archives et d’en tirer un récit

cohérent de la lutte des siècles contre la servitude » (LTB, p.39). L’héroïne accomplit

un travail d’historienne : deux années de lecture des archives pour maîtriser l’histoire

de la Fraternité et deux autres pour la rédaction du manuscrit mettant en scène

l’héroïsme « d’une résistance qui a duré plus de cinq siècles » (LTB, p.39). Alors

qu’elle entreprend une démarche scientifique en recueillant les souvenirs des

ancêtres, en les comparant, et en les confrontant aux faits, elle choisit pourtant « de

ne pas écrire un livre qui raconte l’Histoire, mais un recueil d’histoires : des récits dans

lesquels les ancêtres eux-mêmes prendraient la parole pour se raconter » (LTB, p.39).

D’une part, on pourrait expliquer sa décision d’écrire l’épopée des Baranda en

laissant « la parole aux ancêtres » (LTB, p.39) en tenant « le rôle du souffleur » (LTB,

p.39) derrière le rideau de l’épopée selon les termes suivants de Turner : « Scientific

method, excellent in many respects, is in some ways inferior to the storytelling system,

as its reductive, deductive, and analytical procedure virtually dictates that a single

cause with a single effect be identified as the answer 98 ». D’autre part, le choix de Niki

donne la priorité à la narrativité orale propre à l’épopée. L’initiation l’a intégrée dans

la tradition du collectif, et cette insertion cautionne son acte d’exhumation et de

présentation de l’histoire généalogique. Sa manière de procéder rejoint la perspective

de la critique suivante sur le texte épique : « The story that the poet tells is also

98 Frederick Turner, op.cit., p.152


323

vouched for by tradition and ancient sources, and is acknowledged to be part of the

accepted knowledge of the past 99 ».

L’oralité mise en œuvre par le choix de la narration épique présente une double

connotation. Elle affirme l’appartenance de Niki à la tradition africaine alors que le je

de chaque ancêtre marque la spécificité du Totem des Baranda. La performance orale

inhérente à l’épopée confirme la nouvelle identité de Niki. Le choix d’une narration

épique révèle un acte pragmatique dont le corollaire est la transformation identitaire.

En tant que représentation de l’histoire sa généalogie et son inscription dans le poème

généalogique, un tel choix manifeste la nouvelle identité de Niki : « the epic

storyteller’s speech act makes a new reality come into being100 ».

Le style du récit à la première personne est pour Niki une ruse permettant de

se distancer de la position de narrateur omniscient afin de laisser parler chaque

ancêtre au lieu de se mettre en avant comme auteure. Par ailleurs, la subjectivité

générique romanesque est soulignée par l’absence du barde propre à la plupart des

épopées dans la tradition africaine, tels que le chanteur dans l’épopée de l’Afrique

centrale et le griot dans la tradition mandingue. Ici, on constate une distanciation des

systèmes hiérarchiques où le griot célèbre surtout la lignée dominante. Le je est

l’expression de désolidarisation de la tradition où le griot est un employé au service

des puissants. Contrairement au griot qui glorifie le roi et les ancêtres de ce dernier,

Niki accorde la parole à ses ancêtres, hommes et femmes. Elle rejette du même coup

les traditions fondées sur la division hiérarchique des tâches. Le je des ancêtres qui se

racontent reste fidèle à la logique interne des valeurs du clan et à la philosophie de la

99 Frederick Turner, op.cit., p.37.


100 Frederick Turner, op.cit., p.40.
324

Fraternité des Phacochères : mettre fin à la hiérarchie des castes et combattre la

servitude sous toutes ses formes.

Le testament qui constitue la parole primordiale unissant les descendants de

Karanda, l’ancêtre fondateur du clan, est présenté dans la deuxième partie du roman,

divisée en trois récits retraçant chacun les origines du clan des Baranda. Le récit de

Karanda nous apprend ses origines et la naissance du clan des Baranda. Il nous révèle

que sa décision de libérer ses fils du système des castes provient de la nostalgie qui l’a

rongé pendant tout son exil lui rappelant la vie sans servitude des plaines d’où il

venait. Gahimbare fut la femme unique, aimée et respectée de Karanda le Grand, qui

lui était resté fidèle malgré l’influence des pratiques polygamiques de la communauté.

Avant de mourir, il obligea tous ses fils à quitter ce système de caste qui les maintenait

dans la servitude et à abandonner les vaches dont ils n’avaient que l’usufruit car,

ultimement, elles appartenaient à un chef ressortissant de la caste pastorale. Il leur

léguait le phacochère comme animal sacré représentant le totem du clan Baranda.

Après sa mort les cinq frères se dispersèrent dans des directions différentes en pleine

nuit comme convenu. Les filles devant rester avec leurs maris, Gahimbare s’enfuit avec

Bitama, l’aîné de ses fils, pour compléter le testament de Karanda. Elle ajoute sa note

au testament en ordonnant à Bitama de retrouver ses autres frères et de leur

transmettre sa bénédiction. Elle lègue aussi ses pouvoirs de guérisseuse à l’aînée de

ses brus qui, par la suite, devra initier l’une de ses propres filles, instaurant ainsi une

transmission féminine de ces pouvoirs. Pendant la partie du voyage qu’elle fit avec la

bande de son fils aîné, elle eut le temps d’initier sa bru à la connaissance des plantes

et des herbes médicinales. Elle choisit l’ombre d’un arbre pour y mourir pendant leur

parcours. Bitama retrouvera ses frères et respectera les commandements de sa mère


325

en ajoutant au testament un culte voué également à sa mère. La narratrice nous fait

voir l’histoire avec l’œil de ces trois personnages qui se situent aux origines du clan des

Baranda.

Outre le récit généalogique, les thèmes épiques majeurs définissant l’identité

diasporique sont condensés dans cette deuxième partie. Les déplacements forcés et

volontaires qui correspondent à l’imaginaire diasporique sont figurés par l’expérience

de l’exil de Karanda de sa terre natale et par la dispersion des fils que le patriarche

ordonne sur son lit de mort. À la base de ces mouvements de migration, il y a des

contraintes et des difficultés existentielles qui correspondent ici aux conséquences de

la domination de la caste pastorale, et à la nécessité de résister à la servitude. En ce

sens, le thème du voyage dans la tradition épique s’explique par le fait que « There

must be a departure from the circle of the known, there must be a reason for that

departure, a reason which can make sense within the known world but which takes on

a new meaning once home is left behind101 ». La quête et la tâche du héros prennent

donc leur source dans le départ du connu. Pour Karanda il s’agit de la plaine où il est

né ; pour ses fils, c’est la terre de la servitude pastorale et pour Niki le connu originel

correspond à l’environnement familial et occidental.

Les motifs épiques du refus de l’oppression et la sacralité de la loi qui scelle

l’identité collective rappellent les aspects diasporiques majeurs : l’économie de l’affect

à la base des déplacements ; l’irréductible sens de la préservation de l’identité

culturelle ; l’insistance sur la mémoire des origines et la rétention des coutumes

propres à l’identification du groupe. La résistance à l’oppression qui traduit un choix

101 Frederick Turner, op.cit., p.94.


326

affectif influençant le déplacement dans la diaspora se pose aussi comme motif de la

critique ou de la protestation dans l’épopée. Frederick Turner rappelle ce motif en ces

termes : « Epic is always a protest against tyranny 102 ».

Le choix de Niki d’une structure épique pour présenter l’histoire de sa lignée

généalogique africaine découle d’une conscience critique des maux de sa modernité.

Sa résistance a sa source dans une pratique culturelle et une éthique existante depuis

des générations. De la même manière, elle réussit à traduire la conscience critique de

Karanda et sa position de résistance à une existence serve, laquelle résistance

deviendra la base de l’identification du clan des Baranda. La résistance face aux

valeurs oppressives et l’instauration de la loi qui fonde une nouvelle collectivité et

assure la continuité identitaire confèrent au protagoniste épique sa qualité de héros103.

En amont de la création de valeurs et traditions nouvelles se situe l’abandon des

valeurs contestables sur lesquelles s’appuie l’oppression. En ce sens, cette loi qui

confère à la généalogie des Baranda son unité et son intégrité identitaire laisse paraître

la perspective existentialiste, typique du texte épique, requérant la tâche de créer, à

partir de rien, des valeurs nouvelles par et pour l’être humain104.

En tant qu’instrument de la mémoire collective, le récit généalogique a sa

justification dans le lien qu’il instaure entre le passé, le présent et le futur. Il est aussi

102 Frederick Turner, op.cit., p.15.


103 « The epic carries with it images and experiences of the past, what the society has traditionally stood
for, into the new world. The hero is a part of both realms; he would not be able to take his people
with him if he were not identifiably a part of the cultural past. But he has a vision of the new world.
[…] and the atmosphere of yearning, regret, and loss are a part of the epic tradition, because it
involves leaving a familiar world, and a transition into an uncertain one. Epic embraces both worlds.
To make the change, the hero moves to the boundaries of this community, necessarily so; and as he
escorts his society into a new world, he becomes its original insider. » Harold Scheub, cité dans
Eileen Julien, op.cit., p.56.
104 « Existentialism demands that human beings are tasked with creating their own value de novo and
ex nihilo- in other words, they must become gods of their own. » Frederick Turner, op.cit., p.139.
327

une référence identitaire pour Niki et ses ancêtres qui ont connu la condition

diasporique. Si, comme l’observe V.Y. Mudimbe 105, les diasporas nous apprennent

quelque chose et si, comme pour les premiers immigrants canadiens, la possibilité de

préserver la culture d’origine s’avère profitable pour les générations suivantes, alors

le refus de préservation et de perpétuation culturelle représente une perte, une césure

ou une coupure pour le groupe. Le caractère épique de certains récits bibliques et des

histories des pionniers canadiens réside dans le fait que, malgré la dispersion ou le

départ de la terre natale, l’entretien de la mémoire collective a contribuée à la

préservation de l’identité culturelle. Turner perçoit cet effort de préservation culturelle

dans une perspective épique, comme étant « conservative in preserving its heritage of

old information, observant in comparing it with the current situations, and

imaginatively free in applying the old knowledge 106 ». Sur ce point, Halbawchs

affirme quant à lui : « Instead of the past acting as the obstacle to progress, the past is

the source of progress, an archive of possible strategies and narratives and collective

memories107 ».

Ce sont les sentiments de perte et de nostalgie d’une expérience précédant la

perte de la liberté qui engendrent chez Karanda le désir de transmettre en héritage à

sa descendance une intégrité identitaire similaire à celle d’avant sa servitude. Le

retour aux sources étant impossible pour Karanda, le testament devient le moyen par

lequel il impose à ses fils le devoir de fuir l’aliénation. Ces situations d’aliénation et

d’exil manifestent le lien entre la mémoire et la performance identitaire. Dans le cas

105 Cf. Chapitre I. de notre thèse où nous citons V. Y. Mudimbe sur l’apport des connaissances des
diasporas.
106 Frederick Turner, op.cit., p.102.
107 Frederick Turner, op.cit., p.102.
328

de Karanda, la remémoration de la terre natale mène à l’ordre de dispersion qui lui

permet de transmettre à ses fils une intégrité identitaire dont ils ne jouissaient pas en

terre de servitude. En ce qui concerne Niki, c’est l’initiative d’extraction de la mémoire

et de restitution culturelle qui se présente comme une performance identitaire qui met

fin à l’aliénation.

La survie dans la postérité, l’intégrité identitaire et le maintien de la continuité

culturelle qu’ordonne le patriarche vont de pair avec le thème épique du faux départ,

de la femme dangereuse ou du génie féminin. Cette survie n’est possible que grâce à

Gahimbare, appelée Inabaranda de façon posthume, soit la matriarche ou mère des

Baranda. Alors que le testament de son mari a exigé la dispersion de ses fils pour

assurer leur sécurité, Gahimbare ordonne à son fils aîné de faire tout son possible pour

retrouver ses cadets partis dans toutes les directions.

Le sentiment de nostalgie qu’engendre la migration est accentué par la douleur

que cause la rupture de la cohésion familiale. Cet affect entraîne une deuxième

transgression typique de l’épique et mène au thème du faux départ à la base de la

formation du clan. Le faux départ est représenté par la dispersion des fils de Karanda.

L’impact affectif de cette dispersion est traduit par la douleur ressentie par le groupe,

d’une part, mais permet, d’autre part, la reconnaissance des différentes valeurs à

négocier et ne pouvant être embrassées simultanément. En effet, il faut d’abord que

les enfants de Karanda quittent la terre de servitude avant de trouver une autre terre

où le collectif pourra assurer l’intégrité identitaire liée à la nouvelle loi. Ensuite, ce

n’est qu’après le refus du cadeau empoisonné donné par la caste pastorale aux castes

serves et constituant le clientélisme par la vache que peut être observée la loi

totémique qui comprend l’interdit de consommer de la viande de sanglier. Il est utile


329

de rappeler la récurrence de l’identification totémique dans la tradition épique,

surtout dans les traditions culturelles africaines dans la mesure où, la naissance du

clan est souvent associée à un animal108. Le faux départ est en lien avec le thème de la

création conçue non pas comme un seul acte, mais comme un processus : ces faux

départs « prepare the ground, they reveal creation as a process not a single act, and

they open up the conceptual world to revision and narrative 109 ».

Il est important, ici, d’examiner ce rôle complémentaire mais indépendant que

joue Gahimbare dans le testament de Karanda. La fonction de sa transgression se

saisit à partir de la thématique du génie de la femme et de la structure patriarcale de

la société dont parle l’épopée. Inabaranda transgresse une stipulation du testament

pour réparer cette dispersion et réunir ses fils car Karanda n’a pas mesuré le coût

humain de cette règle du testament. En allant à l’encontre du legs que son mari laisse

en mourant à ses fils, elle représente le motif épique du génie de la femme. Elle opte

pour la parole plutôt que le silence. La parole qu’elle prononce possède la même teneur

primordiale et fait d’elle une héroïne à côté de Karanda. La transgression s’explique

en ce sens que le héros ou l’héroïne « is one who transgresses the boundaries-physical,

moral, metaphysical, psychological- of his (or her) home world, yet who remains its

guardian and chief scout. […] The hero action is both dutiful and above and beyond

the call of duty. The hero is a model of honor but also a scandalous critique of the

limits of honor110 ». Cette transgression représente à la fois une critique des lacunes

dans le testament du défunt et un deuxième départ formatif pour le clan des Baranda,

108 Selon Frederick Turner l’importance du lien entre la naissance du clan et l’identification totémique
dans l’épopée repose dans le fait que l’identification au totem « haunts many of these births »,
Frederick Turner, op.cit., p.73.
109 Frederick Turner, op.cit., p.63.
110 Frederick Turner, op.cit., p.93.
330

car « The given geography and history, the facts of the place and culture, do not allow

for all positive values to be chosen at once, and to achieve one value must often be to

slight some and even violate others 111 ». Inabaranda rassemble ce que Karanda a

séparé pour résister à l’oppression. Elle répond ainsi à l’appel du devoir en envisageant

les retrouvailles de sa progéniture pour lui assurer un meilleur épanouissement.

Voyant les lacunes du testament de son défunt mari, Gahimbare y ajoute la chance et

de nouvelles directives que ses fils devront suivre. Lorsqu’elle rectifie les omissions du

testament, elle intervient comme rassembleuse pour assurer l’unification cruciale à la

formation du clan. De cette façon sa parole est un acte pragmatique qui participe à la

création du monde que représente le clan des Baranda. Son ordre à ses fils de se

retrouver après leur dispersion s’établit comme une règle traditionnelle et son fils aîné

l’inscrira dans le poème généalogique, préservant ainsi le souvenir de la part

maternelle dans la création du clan112. Bitama répétera les paroles de sa mère aux

autres hordes de ses frères qu’il retrouvera dans leur exil quelques temps après la mort

de sa mère : « Il n’y a pas d’aïeux sans aïeule ! Il faut deux pierres pour moudre le

sorgho » (LTB, 71). Il exigera ensuite, qu’à l’avenir un culte soit voué à l’aïeule. Aussi,

dans les générations suivantes une hutte votive lui sera dédiée durant les cérémonies

de rites totémiques.

La plupart des thèmes épiques et diasporiques que nous avons rencontrés

réapparaissent certes dans des contextes différents dans les récits qui suivent « Le

testament de Karanda ». Cependant, ces aspects sont le mieux représentés dans cette

111 Fredrick Turner, op.cit., p.283.


112 Frederick Turner explicite le lien entre le poème et l’identité nationale comme suit : « the poem itself
is the inscription on the city’s fabric that constitutes the city’s meaning. » Frederick Turner, op.cit.,
p.46.
331

deuxième partie du roman sur laquelle notre analyse a porté en priorité. Il faut

cependant noter la constance épique de la migration qui est liée aux thèmes

diasporiques du sentiment de la nostalgie, de la perte et de la récupération identitaire.

D’autres récits d’ancêtres laissent paraître les thèmes épiques du voyage et de

la quête dans le récit généalogique. Mis en œuvre par l’expérience de l’exil de Karanda

qui a dû fuir sa terre natale vers une terre pastorale pour échapper à la mort, ce thème

réapparaît aux chapitres suivants. Ainsi, au chapitre quatre, « Les noces

délinquantes », Malibori n’échappe pas à ce sort lorsque condamnée à mort par les

devins de son père, elle doit quitter le fief de ce dernier pour la forêt où elle est sauvée,

par Kagabo, un paria. Le chapitre sept, « Des Baranda aux Phacochères », met en

scène les migrations diasporiques contemporaines avec Nikiza qui fuira les massacres

de la période post-indépendance pour se réfugier en Amérique. Comme nous l’avons

analysé dans la première partie, « Prologue : L’héritière », son arrière-petite-fille,

Niki, lui emboîtera le pas dans le sens inverse pour échapper au malaise intérieur qui

l’assaille. Afin de survivre, ces personnages doivent s’accommoder d’un nouvel espace

tout en défendant leur particularité individuelle. Le discours reflète sûrement une

louange à l’adaptation en terre étrangère mais il déplore l’aliénation qu’entraîne le

déracinement inhérent à l’expérience diasporique.

La prépondérance de l’expérience de la migration dans le texte épique tout

autant que dans l’imaginaire diasporique n’entrave en rien à l’identité collective qui

tient sa cohésion du poème généalogique. Dans la partie intitulée « Le Poème

généalogique », l’idée de l’harmonie dans l’entente et la cohésion entre africains est

mise en évidence par la complicité entre deux cousins du clan des Baranda, Shanga et

Nikiza, qui se réunissent pour transformer le totem du sanglier en un signe de


332

ralliement d’une fraternité secrète qui n’a plus rien de clanique. Dans la partie

intitulée « La Lutte à ciel ouvert » le même objectif réussit à intégrer des combattants

d’origines diverses qui n’ont plus rien à voir avec la généalogie des Baranda. Cette

partie donne forme à l’humanité à venir en mettant en œuvre le leadership de la

confrérie des phacochères qui passe du clan des Baranda à des combattants d’origines

différentes. Avec cette évolution, l’ère de l’identification clanique est révolue et cède le

pas au combat pour la paix devant impliquer tout Africain. Cela rappelle le motif de la

désaffiliation des origines dans l’imaginaire diasporique que signalait déjà la rupture

de Niki avec ses origines occidentales. Dès lors, d’un côté, cette formation d’une

communauté plus large évoque l’idée du progrès inhérent à l’évolution de l’être

humain et au récit épique113. De l’autre, l’appel à la diversité ethnique est intrinsèque

à l’aspect didactique de la tradition épique qui vise, en fin de compte, l’unité et la

cohésion des diverses collectivités114.

Dans la perspective de cette idée du progrès, il est nécessaire de noter que la

quête de Niki montre un mouvement de ressourcement intérieur qui devient créateur

pour son individualité et pour le collectif. Au niveau ontologique, la finalité du

développement de sa subjectivité présente une affiliation à la communauté africaine

et conjointement une désaffiliation avec les idéologies occidentales englobées dans

son expérience du non-lieu qu’était pour elle son espace américain et son environnent

familial. Après avoir pénétré le secret du passé et l’avoir rapporté, sa quête ne s’arrête

pas à une contemplation passéiste mais évolue dans l’espace et la temporalité africaine

113 Frederick Turner, op.cit., p. 246.


114 Au sujet du message didactique sur la solidarité des divers groupes dans le texte épique Frederick
Turner rapelle ceci : « so epic must find other means to establish the solidarity of the multhiethnic
community it addresses ». Frederick Turner, op.cit., p.225.
333

en fonction des leçons du passé ancestral.

Étant donné l’importance qu’accorde le collectif à la négociation du rapport

identitaire, le récit généalogique est de prime importance dans ce contexte diasporique

et dans celui des discours dépréciatifs sur l’identité de l’Autre. Dès lors, pour Niki, la

présentation de l’épopée généalogique exprime une fierté des origines. La mémoire

collective qu’elle dévoile dans toute sa complexité en reconstituant l’histoire de sa

généalogie devient alors l’élément fondamental de légitimation de son appropriation

culturelle au dernier récit du roman intitulé « Prologue ». Cette forme de

revalorisation identitaire est intensifiée par la prise de possession de ses racines que

figure son inscription au poème généalogique à la suite de ses ancêtres. Cette

appropriation identitaire est renforcée par sa décision de se marier à un Africain, à

l’africaine, et par le choix de s’installer définitivement en Afrique, malgré l’opposition

de ses parents.

À cet acte d’affirmation identitaire correspond la mission de conscientisation

propre à la narration épique et au roman historique. Derrière l’affirmation identitaire

de Niki se profile le message de conscientisation adressé non seulement à son père

mais à l’humanité toute entière. Le message de Niki préconise un retour aux sources

qui corrige et rectifie l’image négative que le discours hégémonique avalisé par son

père donne des Africains. De plus, ce message reproduit le contre discours initié par

la Négritude qui subvertit le discours européen à propos de l’absence d’Histoire en

Afrique. Il est présenté sous la forme d’une lettre de Nikiza dont Niki révèle le

contenu :

L’Afrique vous attend. Elle n’a pas renoncé à votre retour.


D’aucuns croient que, coincée entre les massacres et le SIDA,
elle perdra bientôt tous ses habitants et deviendra un continent
334

vide. Mais la matrice féconde triomphe toujours des


hécatombes. L’humanité n’existerait pas si l’Afrique, cette mère
sagace dressée contre l’infortune depuis des millénaires, n’avait
pas toujours trouvé le moyen de soustraire au désastre assez
d’enfants pour perpétuer l’espèce. Jusqu'à preuve du contraire,
tous les humains viennent de l’Afrique. […] Rien ne dit que la
matrice africaine se desséchera bientôt et perdra sa compétition
avec la mort. La mère invaincue pourrait très bien rester
invincible. […] Rentrez au bercail dès que vous pourrez. C’est là
que vous pourrez assister au ré-enfantement de l’humanité
(LTB, 418-9).

Ayant découvert ses origines africaines, Niki recouvre simultanément le chez soi que

le lieu d’origine occidental ne peut lui procurer. Elle invite ses parents à découvrir

aussi ce continent ; une invitation qui rappelle l’argument de Turner sur la fonction

de l’épopée qui est de reprendre l’histoire de l’humanité : « epic is basically about

human evolution-that is, epic is the traditional way we have explained to ourselves as

a species our emergence from nature and the stresses within our own nature that

result from that emergence and our look back at it 115 ». Son intégration à la

temporalité et la spatialité du présent de l’Afrique contemporaine s’explique par sa

manière de percevoir son attachement à sa généalogie : « Désormais, je sais que ma

généalogie me rattache à l’humanité entière […] » (LTB, 418). Cet accommodement

représente un apport pour l’Afrique et l’humanité dans la mesure où son acte

représente une réfutation de la déshumanisation et des simplifications et des

généralisations collées à l’Afrique. Contrairement aux enfants de Nikiza qui s’y sont

laissés prendre en maintenant « entre eux-mêmes et l’Afrique la plus grande distance

possible, comme pour se protéger d’une contamination, ou pour éviter toute

association avec l’innommable et l’horrible » (LTB, 421) et pour qui le retour à

115 Frederick Turner, op.cit., p.8.


335

l’Afrique signifiait le « retour à la barbarie » (LTB, 420), Niki reconnaît et s’intègre à

la réalité complexe de l’Afrique contemporaine. En s’accommodant elle laisse

entrevoir une nouvelle individualité rendue possible par sa vision du lien à la

généalogie. Celle-ci se traduit par un attachement inextricable à la communauté, à

l’Afrique et à l’humanité. Niki exprime cette affiliation en termes de participation à la

perpétuation de la fertilité du continent :

La fécondité de l’Afrique se ramène à la fécondité de ses


femmes : je fais désormais partie de ces dernières, et je voudrais
contribuer à cette fécondité. […] Même si l’Afrique est encore,
et de loin, le continent le plus pauvre et dont la densité
démographique est la plus faible, ma motivation pour une
nombreuse famille n’est pas de contribuer à la simple
prolifération de l’humanité. Je veux vieillir au centre d’une
petite tribu solidaire et ressembler un peu à ces aïeules qui ont
cultivé cette terre sacrée longtemps avant moi (LTB, 421-2).
336

Conclusion partielle

La perspective analytique de l’épique dans le roman historique Le totem des

Baranda a révélé les incidences de la mémoire collective sur la subjectivité

diasporique. Le survol des grandes lignes de conceptualisation théorique sur la

mémoire collective, l’histoire et le texte épique a établi le lien avec le présent

contemporain et la diversité des expériences diasporiques dans la littérature. La

spécificité du roman historique est la mission de conscientisation ainsi que la

réécriture de l’histoire selon la perspective du groupe. Le roman historique se donne

la tâche de maintenir ou de récupérer des éléments culturels cruciaux pour l’identité

diasporique. C’est cette mission de revalorisation culturelle que s’approprie la

narratrice qui sert de vecteur de l’idéologie de l’auteur du Totem des Baranda.

En situant l’intrigue dans le futur, l’auteur met en scène des valeurs ancrées

dans l’individualisme et le matérialisme des sociétés de consommation qui rappellent

« le malaise de la modernité » dont parle Charles Taylor. Cette évocation d’une

temporalité moderne et de la société capitaliste qui provoque l’érosion des valeurs

traditionnelles est évidente dans le contexte d’énonciation de Niki. La narratrice

s’efforce de guérir d’un malaise existentiel qui trouve sa source dans l’uniformité

propre à la globalisation, la vitesse du train de vie moderne, l’individualisme à

outrance, l’attachement au matérialisme, et enfin, les discours racistes qui entraînent

l’aliénation identitaire du Noir.

L’exil intrinsèque à l’imaginaire diasporique et au texte épique se présente

comme remède au mal être symbolisé par le sentiment d’étrangeté de Niki dans son

environnement social et familial. Dans son aventure, l’exil correspond d’abord au

séjour dans le sous-sol de la maison paternelle pour s’immerger dans les archives
337

familiales et le journal de son aïeul. C’est ce qui, plus tard, rendra l’héroïne capable de

mettre par écrit l’épopée de sa lignée ancestrale africaine. Elle devra faire le voyage de

la quête qui lui donnera accès à la mémoire collective qui confère au roman ses

caractéristiques épiques et diasporiques. Le retour aux sources mettra fin à son

indisposition dans la modernité occidentale et lui permettra de combler le sentiment

de manque de vitalité spirituelle. La mémoire collective et l’épopée se rejoignent dans

l’importance que revêt l’histoire généalogique pour la préservation et la transmission

de l’identité culturelle du sujet diasporique. Tout cela mène au réveil d’une fierté

identitaire alimentée par les récits ancestraux et le poème généalogique. Le choix

d’écrire l’épopée ancestrale est révélateur d’une revendication de sa filiation ou de son

identité africaine.

Les thèmes épiques ont été mis en évidence dans leur rapport à notre analyse

de la subjectivité. En respectant la structure narrative nous avons focalisé cette analyse

sur le contexte d’énonciation qui révèle, dès le début de l’intrigue, les signes du social

par le malaise existentiel de l’héroïne dans sa modernité. La subjectivité en tant que

prise de conscience de soi est suivie de la résistance face à la situation de mal-être. Le

malaise de Niki et la critique de son environnement social et familial ont été associés

à la clairvoyance du héros épique et au désir de se libérer du mal-être qui l’assaille.

L’extériorisation de cette critique a été énoncée au cours d’une confrontation avec son

père qui a provoqué le questionnement, prélude de la quête et du voyage épique, et

aussi, de la prise de conscience à propos de la dichotomie filiation/désaffiliation

récurrente dans l’imaginaire diasporique. La désaffiliation de son milieu de naissance

représentée par l’exil dans le sous-sol de la maison paternelle a été associée aux

thèmes épiques du séjour dans les bas-fonds, de la rencontre et de la communication


338

avec le(s) mort(s), ainsi que de l’acquisition de la sagesse qui en résulte. C’est le contact

avec les archives familiales et le journal de l’aïeul qui amène Niki à prendre conscience

de son identité africaine, de son appartenance à une lignée collective et de sa mission

héroïque.

L’éloignement de son entourage social et familial rend possible son rôle de

chantre de l’épopée généalogique. Niki s’empare de son identité culturelle africaine et

s’inscrit dans la logique interne de la culture du clan et de l’idéologie intrinsèque au

roman historique. Nous avons également souligné l’absence des fonctions de

narrateur omniscient et de griot au service d’un roi; fonctions qui sont propres à

d’autres traditions épiques africaines telle que celle des Mandingues. Cette absence est

une preuve que Niki reste proche de la spécificité culturelle de ses ancêtres, non

seulement, en respectant la tradition généalogique qui rejette la hiérarchie sociale

mais aussi, en présentant une épopée ancestrale dans une perspective subjective qui

permet aux ancêtres de prendre la parole et de se raconter.

L’expérience personnelle de l’individu ainsi que la perspective subjective du

groupe presentés à la première personne du singulier par les récits de chaque ancêtre

ont permi une mise en évidence de l’idéologie du roman historique : présenter

l’histoire à partir du « je »; soit, le point de vue du sujet concerné. Nous avons aussi

fait remarquer que l’héroïne n’abandonne pas totalement sa fonction d’historienne :

elle la reprend quand elle évoque certains aspects des traditions africaines tels que les

rites initiatiques et les rites nuptiaux auxquels elle choisit de se soumettre. La mission

politique de Niki qui est de revaloriser sa part identitaire noire rejoint le rôle de

conscientisation collective qui est un motif épique et une fonction du roman

historique. En tant qu’écrivaine Niki se pose comme médiatrice entre sa société de


339

naissance et son ascendance généalogique. En mettant par écrit la mémoire des

Baranda, elle agit en femme moderne et son travail d’écriture rejoint la fonction

auctoriale dans sa contribution à l’historicité de la société.

Ce rôle héroïque révèle aussi la subjectivité de l’auteur du Totem des Baranda.

En puisant dans son imaginaire, Melchior Mbonimpa réussit à mettre en scène des

valeurs propres à sa culture d’origine et à produire un roman ayant une valeur

documentaire. De cette façon, l’auteur remplit sa tâche d’éclaireur et, en tant

qu’écrivain, il assume sa fonction d’éveilleur des consciences.


CONCLUSION

Ce travail a porté sur l’ensemble des formes particulières que prennent

l’énonciation, la représentation et la manifestation de la subjectivité dans

(l’imaginaire) de la diaspora africaine par l’analyse des romans de Maryse Condé,

Alain Mabanckou et Melchior Mbonimpa. L’étude de ces œuvres nous a permis de

saisir la manière dont leurs textes littéraires mettent en œuvre la diversité évolutive

de la subjectivité des auteurs de la diaspora noire africaine dans leur singularité et leur

différence par rapport à autrui. L’analyse a aussi mis en lumière la dimension

contestataire de la production littéraire de ces auteurs de la diaspora. En ce sens, cette

recherche a souligné le rapport de la subjectivité aux discours hégémoniques qui

déterminent la réalité et l’expérience exprimées par les personnages romanesques

dans leur résistance.

La question de la subjectivité (que ce soit ces diverses représentations et

manifestations ou l’énonciation du sujet) dans la littérature contemporaine de la

diaspora africaine est importante. Elle s’étend au-delà de la philosophie, de la

psychologie et des sciences sociales, disciplines dans lesquelles elle s’enracine. C’est

pourquoi nous avons d’abord élaboré, dans la première partie du travail, un état des

lieux de cette question. L’analyse des textes portant sur l’expression de la subjectivité

a révélé la possibilité de surmonter l’autocensure et d’adopter une attitude critique

face aux littératures coloniales. La nature essentiellement politique de la littérature

diasporique traduit une aspiration à la liberté et un besoin d’intégration et

d’affirmation dans le concert de la diversité humaine. L’étude de l’opposition

conceptuelle entre filiation et affiliation à laquelle se ramène cet enjeu politique

340
341

représente l’apport majeur de ce travail. Les romans que nous avons analysés nous ont

permis de cerner des catégories telles que l’identité à partir de l’expression de la

subjectivité dans l’imaginaire de la diaspora noire.

Les différents romans ont présenté divers types de subjectivité (celles dues à

l’oppression de l’esclavage, à la colonisation, à l’impact des politiques néo-coloniales

et aux discours hégémoniques) face à l’adversité. Leur analyse a fait l’objet d’une

négociation entre le cadre de la problématique et les angles théoriques appropriés à la

spécificité et à la réalité du sujet noir dans chacun de ces textes. L’exercice a révélé

dans les différentes scénographies subjectives les caractéristiques majeures de cette

subjectivité. Dans ces œuvres, on sent l’impact d’une oppression et d’une domination

historiques provoquant, toutes, des choix et des cheminements individuels s’écartant

du positionnement collectif, et cet écart rend l’écriture diasporique nécessairement

subjective. Dans les textes étudiés, le sujet autochtone ou anciennement colonisé

assume son être au monde par le biais de la contestation.

L’appropriation du « je » qui contredit l’occultation historique et l’exclusion

sociale dans l’ordre hégémonique s’impose de manière transgressive et libératrice,

spécifiquement avec le personnage de Tituba dans le roman de Maryse Condé, Moi

Tituba, sorcière… Mais la subtile persistance des chaînes de la domination reste

perceptible. Ainsi, dans En attendant la montée des eaux, et Verre Cassé, ainsi que

dans le roman de Mbonimpa, Le totem des Baranda, le poids de l’oppression

systémique et l’intériorisation du discours hégémonique par l’opprimé sont

manifestes. Mais cela n’empêche pas le développement du processus de prise de

conscience de soi et de son environnement.

Leurs choix vont dans le sens d’une préférence de la filiation et laissent paraître
342

une intersubjectivité dans la mesure où ils empruntent des caractéristiques d’une

situation antérieure ou extérieure. Cependant, ils portent nécessairement les traces

d’une énonciation ancrée dans des contextes particuliers. Les circonstances de

production de l’énoncé conditionnent les scénographies subjectives et font émerger

les différentes postures du sujet face au social. Aussi, l’expression de la subjectivité se

présentant soit comme prise de conscience, soit comme manque de celle-ci, a un

impact sur l’agir du sujet face à la dynamique sociale. Ultimement, ce dernier n’est pas

toujours maître de son discours et il n’est pas le produit d’une construction en vase

clos.

On peut faire la distinction entre subjectivité individuelle et collective, et

pourtant, l’historicité du collectif de la diaspora africaine se retrouve à petite échelle

dans les diverses expressions de la subjectivité individuelle. L’analyse de l’énonciation,

des diverses représentations et des manifestations de la subjectivité a permis de

mettre en lumière le fait que la formation et le fonctionnement de la subjectivité du

Noir ne sont pas isolés de l’Histoire. Cette formation et ce fonctionnement sont

influencés par les discours idéologiques qui justifient les systèmes institutionnels, les

structures sociales et les dynamiques culturelles. La particularité de l’expérience

collective des Noirs est marquée par les contingences historiques d’une structure

sociale globale fondée sur la hiérarchie des races. C’est cette spécificité qui rend

significative l’étude de la subjectivité dans l’imaginaire de la diaspora noire. À l’échelle

collective, l’expression politique de cette spécificité a eu sa source dans les

mouvements culturels et littéraires de la Négritude et le mouvement de la créolité qui

ont donné lieu par la suite à des théories contestataires telles que le post-colonialisme.

La mise en relief de la particularité de l’expérience du Noir a révélé le caractère


343

hégémonique des discours dont il est l’objet et qui émanent du système social

hiérarchique où ce dernier est classé au bas de l’échelle. Ce classement est le mieux

illustré dans le contexte de l’idéologie de l’esclavage basée sur la négation de

l’humanité de l’esclave, une déshumanisation que narre l’héroïne éponyme de Moi,

Tituba, sorcière… qui est incontestablement l’objet d’une objectivation face à sa

maîtresse Suzana Endicot et au groupe social de Salem qui l’accuse de sorcellerie.

Principalement situées dans la temporalité postcoloniale, les histoires des trois autres

romans proposent divers types d’intériorisation du discours hégémonique européen

sur la hiérarchie des races. Ainsi, c’est sous l’angle du jugement du sujet Noir et de ses

semblables à l’aune d’un cadre référentiel défini par une subjectivité, dite

« universelle », que nous avons analysé les subjectivités à rebours. Celles-ci ont été

mises en évidence dans Verre Cassé par le complexe d’infériorité du héros face à ses

beaux-parents français, par le complexe de supériorité de L’Imprimeur face au

Congolais et par l’expérience de ce dernier sur la perception culturelle du Noir dans

l’ancienne métropole. La contradiction qui émerge du complexe de supériorité

qu’affiche L’Imprimeur et du complexe d’infériorité du Congolais face aux Français se

conçoit comme l’expression de l’entre-deux diasporique caractérisé par une incapacité

d’autonomisation causée par les impératifs de survie qui poussent vers l’assimilation

à la culture dominante.

L’intériorisation de la domination assure la longue durée des schèmes

coloniaux tels que la discrimination du système judicaire en métropole et la continuité

de la politique néocolonialiste de la France au Congo. Cette forme de domination

systémique a été évoquée par la critique du narrateur principal de Verre Cassé à

propos du mode gouvernemental des dirigeants politiques congolais, dont les


344

comportements hérités d’une culture coloniale nuisent au petit peuple. La persistance

de la mentalité coloniale qui perçoit le sujet africain comme inférieur a été évoquée

dans la présentation de la société française contemporaine. L’intériorisation des

discours sur l’infériorité raciale s’observe notamment dans la désolidarisation de

L’Imprimeur vis-à-vis de la communauté noire en France et, au Congo, face aux

indigènes qu’il perçoit comme différents de lui et barbares. Le totem des Baranda

montre une désolidarisation similaire dans l’aliénation identitaire du père de Niki qui

laisse paraître son complexe d’infériorité. De même, dans En attendant la montée des

eaux : l’ostracisme dont est l’objet Babakar, médecin mi-malien mi-guadeloupéen, a

sa source dans la communauté guadeloupéenne qui recycle les stéréotypes sur

l’inaptitude et l’infériorité de l’Africain.

C’est de l’expression subjective de ces expériences que surgit la critique de la

société ou du groupe dans lequel le sujet évolue. Cette critique traduit le besoin de

ressourcement et de revalorisation identitaire. À ce propos, on note une manifestation

des enjeux politiques des mouvements de la Négritude, de la créolité et des théories

postcoloniales. Ils se développent dans la foulée de ces discours hégémoniques

intériorisés. Dans l’étude de l’imaginaire de la diaspora, les enjeux politiques ont une

grande importance comme on peut le voir dans les trajectoires singulières des divers

personnages romanesques. Puisque la filiation au collectif constitue le fertile terreau

qui forge la spécificité et la subjectivité de l’individu, elle permet aussi un regard sur

soi et sur les formes de remise en questions identitaires qui conditionnent le processus

dynamique de la subjectivité. Par ailleurs, ces singularités rappellent la particularité

de l’auteur qui, dans la création fictionnelle, traduit son expérience du monde,

l’évolution de sa pensée et son appartenance à la collectivité de ses origines.


345

De l’examen des enjeux politiques et des critiques individuelles se dégage une

problématique de l’identité dans le rapport entre l’individu et sa société qui excède

l’expérience spécifique au sujet Noir, qui ne peut être réductible à lui-même.

L’affranchissement d’une filiation est nécessairement suivi par l’apparition d’autres

formes de filiations contingentes et non déterminées. Cette problématique de

l’affiliation et de la filiation est abordée dans l’analyse du roman En attendant la

montée des eaux où le sujet choisit une appartenance nouvelle qui n’est pas celle des

origines.

Plusieurs autres exemples ont été relevés dans ce sens. La désaffiliation fait

souvent appel à un choix éthique, comme c’est le cas pour Thécla et son fils Babakar

dans En attendant la montée des eaux. Chez Thécla, l’irrévérence face aux carcans

identitaires de sa famille guadeloupéenne et de celle malienne de son mari occasionne

l’affiliation conjugale dans une communion d’idées et, pour son fils, l’affiliation à une

communauté transnationale menant à une sur-subjectivité. Dans Le totem des

Baranda, la désaffiliation du milieu de sa naissance entraîne chez Niki une affiliation

à une communauté humaine beaucoup plus large. L’appropriation épique de sa

filiation africaine induit une désaffiliation de son identité nord-américaine. En

s’associant comme femme au potentiel de génitrice à l’image de la mère de l’humanité

qu’est l’Afrique, Niki s’approprie la généalogie africaine du genre humain. Dans Moi,

Tituba, sorcière…, la désolidarisation de John Indien vis-à-vis de son épouse et du

groupe des esclaves est une stratégie de survie qui aboutit à un essentialisme étonnant.

Cette désolidarisation est aux antipodes du choix éthique de Tituba qui représente le

respect d’un héritage culturel de la pharmacopée. Similairement, la désolidarisation

de L’Imprimeur de sa communauté de « nègres », damnés de la terre, afin de


346

poursuivre le bonheur et l’abondance matérielle diverge du choix conscient de Verre

Cassé qui se désaffilie du bonheur familial et de l’avancement professionnel en

s’affiliant à la précarité de la plèbe et en s’adonnant à l’alcoolisme.

L’imaginaire des auteurs de ces romans étant aussi un produit de rencontres

culturelles et de déplacement spatiaux, c’est autour du thème central du voyage et du

choc ou du brassage des cultures caractérisant l’imaginaire de la diaspora qu’ont

tourné les différents thèmes et que s’est configurée la subjectivité des personnages

clés. C’est dans ce sens que nous avons procédé dans l’ordre chronologique avec le

roman Moi, Tituba, sorcière…. En associant dans cette analyse le thème de la

migration et de l’exil à l’expérience de la transplantation menant à l’esclavage, nous

avons dégagé la première expérience historique propre à la diaspora noire. Liée à ce

départ de l’Afrique, la subjectivité de l’Africain devenu esclave ne s’appréhende qu’en

rapport à l’impact temporel et générationnel de l’exploitation et de la violence infligée

au corps du Noir. Le prolongement de cette histoire s’est aussi révélé sous la forme de

la précarité et de l’aliénation existentielle en tant que conséquences de la colonisation

dans les récits d’errance picaresques de Verre Cassé. À la suite du voyage du sujet

dominé, ou ex-colonisé, la rencontre entre celui-ci et le sujet dominant, ou ancien

colonisateur, montre la persistance des rapports hiérarchisés. Les conséquences de

cette situation se sont révélées dans la mise en scène des difficultés auxquelles se

heurte l’immigré : son vain acharnement à s’intégrer et à être accepté dans la société

dominante, la perception qu’a de lui cette dernière et la nostalgie de la terre natale.

Les choix de départ et de désaffiliation ne sont pas forcément contingents, car

ils sont pour la plupart déterminés par la hiérarchisation globale qui impose la

position sociale du sujet Noir dans la structure capitaliste mondialisée. Les flux
347

migratoires que motivent les forces et les effets du capitalisme et la condition précaire

du Noir ont été diversement mis en lumière. L’exploitation historique des Africains

qui est le thème principal dans Moi, Tituba, sorcière…, réapparaît comme thème

secondaire dans En attendant la montée des eaux. Ici l’intrigue met l’accent sur

l’immigration clandestine d’êtres dont l’expérience du clivage racial et de la

dépossession entraîne la quête de dignité humaine et d’une terre de sécurité et de

prospérité. Le récit de l’errance picaresque dans Verre Cassé a dévoilé une forme de

voyage que représente l’évasion dans l’imaginaire pour fuir la précarité matérielle.

Les récits des laissés pour compte indiquent comment ils font face à leur vécu

aliénant à la fois par le rêve et par un modelage d’identité ancré dans un mode

vestimentaire acquis de l’assimilation culturelle coloniale. Dans En attendant la

montée des eaux, une autre forme d’évasion comme moyen de survie face à l’indigence

matérielle figure dans la confession qu’Ali fait à Babakar à propos de son rêve et de ses

multiples tentatives de voyager vers l’Occident. L’état de dénuement dans lequel

croupissent les personnages de ces deux romans est la meilleure indication du fossé

entre nantis et démunis dans le monde capitaliste. Ce tableau est complété par Le

totem des Baranda lorsqu’il aborde l’ennui existentiel qui, cette fois, est déclenché

par l’opulence matérielle des sociétés capitalistes modernes. Niki vient à bout de cet

ennui en s’évadant dans le passé et, plus tard, vers l’Afrique de ses ancêtres.

L’économie de l’affectivité est le moyen par lequel, selon leur contexte socio-

économique, les personnages de En attendant la montée des eaux négocient les

vicissitudes de leur existence en faisant des choix de désaffiliation et d’affiliation. En

effet, alors que la précarité matérielle d’Ali motive son choix de quitter l’Afrique au

risque de faire face au racisme en Occident, pour Babakar et Hassan c’est plutôt leur
348

position privilégiée sur l’échiquier socioéconomique qui facilite le choix de la mobilité.

Pour Thécla, c’est face à l’ostracisme dont elle est l’objet dans son environnement

familial et social guadeloupéen qu’elle préfère voyager et travailler en Afrique. Mais

une fois en Afrique, c’est en réaction à la discrimination des Bambara à son

endroit qu’elle décide de se distancier de l’environnement social et familial de son

mari. Quant à son fils Babakar, la discrimination des Guadeloupéens à son endroit ne

semble pas le perturber.

D’autres formes de malaise existentiel émergent du thème de l’exil;

particulièrement, le sentiment de nostalgie qui découle de la déterritorialisation forcée

du sujet Noir et s’exprime à divers niveaux chez le sujet diasporique. Dans Moi, Tituba,

sorcière …, l’Africain arraché de sa terre natale et transplanté dans le système

esclavagiste des Amériques est accaparé par une tristesse qui constitue un aspect

fondamental de la solidarité entre les nouveaux esclaves, Abéna et Yao. C’est aussi

l’exil forcé par les guerres civiles africaines qui alimente la nostalgie et suscite

l’écriture du journal de Nikiza. En revanche, dans La montée des eaux, ce mal du pays

est réprimé dans le cas de l’exil volontaire de Thécla et ne s’exprime chez son fils

Babakar qu’en termes d’affect, dans le sentiment de manque de l’être aimé. Ce

sentiment est quasi inexistant chez le sujet diasporique souffrant d’une aliénation qui

se manifeste par une instabilité psychique ou un rejet de soi et de sa culture d’origine.

Toutes ces formes d’aliénation ont leur cause dans la nécessité de surmonter la

précarité existentielle, la violence du choc des cultures et l’imposition d’une

assimilation de la culture dominante. Le thème de la chute est associé, dans Verre

Cassé, au voyage de L’Imprimeur qui retourne à la déchéance sociale en Afrique, suite

à la perte du chez soi en métropole, du bonheur familial et de la prospérité matérielle.


349

La nostalgie est liée à la problématique du retour aux sources et se pose en

termes de retour à la Barbade natale dans Moi, Tituba, sorcière … Face aux entraves

posées par le système esclavagiste, pour les parents de Tituba, Abéna, Yao et Man

Yaya, la nostalgie s’exprime dans le rêve du retour en Afrique après la mort. Le désir

profond de l’immigrant de revoir la terre natale se réalise aussi de manière

générationnelle dans Le totem des Baranda où l’héroïne s’installe définitivement en

Afrique, concrétise le rêve de retour que son aïeul n’a pas pu réaliser et effectue une

appropriation filiale de la culture de ses ancêtres africains avant de s’identifier comme

Africaine. Ce retour aux sources n’est pas toujours un heureux événement, comme le

montre le fait que le père de Niki désapprouve cette installation et affiche une attitude

de dédain lorsqu’il se rend malgré lui en Afrique pour assister au mariage de sa fille.

Mais le retour au pays natal n’est pas toujours couronné par le triomphe qui se

manifeste par un changement social accordant un statut élevé à celui ou celle qui

revient aux sources. Ainsi, dans Verre Cassé, les effets de la mondialisation sont

soulignés par l’expérience douloureuse de la précarité existentielle de L’Imprimeur en

France et, de la précarité matérielle au Congo qui, pourtant, ne l’empêche pas d’avoir

un complexe de supériorité vis-à-vis des siens.

Le processus de désaffiliation de Niki des référents culturels occidentaux

aboutit à une ouverture à cet Autre paupérisé qu’est l’Afrique. La désaffiliation

représente en même temps le refus des préjugés essentialistes et racistes sur l’Afrique

incarnés par la vision de son père et le rejet des valeurs matérialistes de sa mère.

L’épique intervient alors comme une réponse à la conscience malheureuse de l’héroïne

et la pousse à s’inscrire en faux contre les discours hégémoniques de la hiérarchisation

des races qui relègue l’Afrique au dernier rang. L’épopée et la diaspora se rejoignent
350

dans le thème du voyage et du retour aux sources dans ce roman. Les personnages de

Tituba et Niki se posent en modèles de la diaspora africaine, la première représentant

la diaspora issue de la déportation violente de la traite atlantique des esclaves noirs et

la seconde représentant l’immigration plus récente. Les deux vagues d’immigration

alimenteront le métissage, le syncrétisme, et le combat éthique pour le droit

d’exprimer et de faire reconnaître sa singularité.

Placée à la fin de cette étude, l’analyse de l’épique et du roman de Melchior

Mbonimpa, Le totem des Baranda déconstruit le discours de l’altérité africaine. La

structure narrative de ce roman et son style épique soulignent méthodiquement

l’universalité de l’odyssée diasporique. Le drame d’être Africain noir rejoint

finalement, dans la fiction romanesque, le drame d’être simplement humain.

L’odyssée n’est pas que le lot de l’Africain actuel ou d’il y a quelques siècles seulement.

L’odyssée concerne, depuis la nuit des temps, l’humanité entière qui, jusqu’à preuve

du contraire, est allée à la conquête du monde à partir de son berceau africain. En ce

sens, tous les peuples et toutes les tribus de la Terre constituent des diasporas

africaines parce qu’ils sont issus de ce continent.


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