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Canadian Journal of African


Studies/La Revue canadienne
des études africaines
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Genèse d’une “ethnie”: le


cas des Kikuyus du Kenya
central
Yvan Droz
Published online: 30 Oct 2013.

To cite this article: Yvan Droz (1998) Genèse d’une “ethnie”: le cas des Kikuyus
du Kenya central, Canadian Journal of African Studies/La Revue canadienne des
études africaines, 32:2, 261-284

To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/00083968.1998.10751140

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Genèse d’une “ethnie”: le cas des Kikuyus du
Kenya central

Yvan Droz
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Abstract
Following an overview of the historiography on the origins and social
reproduction of local populations in central Kenya, and on the Kikuyu in
particular, this article analyses how the British colonial administration
constructed concepts of “tribe” and “ethnicity” and the way that local
groups then reappropriated them. The deconstruction of these ethnological
concepts prompted Anglo-Saxon anthropology to develop the notion of
ethnicity. The author then analyses the subsequent development of a
catalogue of identities (“registre identitaire”) among the Kikuyu and the
way that it has shaped their society in the twentieth century. Finally, the
conclusion emphasizes how this ethnic register has led to political
polarization in contemporary Kenya and its consequences.

Introduction
Les “Kikuyus” n’existaient pas en tant que tels avant la
Colonisation (voir Neckebrouck 1978, 61-62; Kershaw 1997, 21,
276-77);1 en revanche le sentiment de partager un ensemble de
pratiques sociales et surtout un idéal de soi commun existait bel et
bien. Il s’agissait d’une part du défrichage de terres conquises sur la
forêt et mises en culture, essence de l’accomplissement de soi en
tant que mûramati (Droz 1999),2 et d’autre part des trois régimes
qui informaient l’organisation sociale des groupes de pionniers. Le
sentiment d’appartenir à une “ethnie” kikuyu s’est forgé au cours
des luttes politiques qui ont marqué le deuxième tiers de ce siècle,
plus particulièrement par “l’invention” ou par l’”imagination”

Je remercie Giorgio Blundo, Delphine Bordier, Nicolas Guillaume-Gentil et Luca


Oppizzi et les lecteurs anonymes du comité d’édition pour leurs remarques sur des
versions préliminaires de ce texte. Toutefois, je porte l’entière responsabilité des
inexactitudes et des insuffisances qu’il comporte.
261
262 cjas / rcea 32:2 1998

(Hobsbawn and Ranger 1983; Ranger 1993; Anderson 1996)3 du


mythe de Gîkûyû na Mûûmbi (Kenyatta [1937] 1960; Lonsdale
1996b, 105).4 Si les ethnies sont inventées par l’État colonial et les
politiciens africains à partir des groupes locaux de la Frontière
pionnière (Kopytoff 1987), elles sont ensuite imaginées par les
membres des groupes locaux. Aujourd’hui, la polarisation de la vie
politique kenyane sur des lignes ethniques et l’expulsion de
groupes entiers pour cause d’épuration ethnique met en exergue
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les effets pervers des manipulations politiques de concepts


ethnologiques. Politique, morale, ethos, invention et imagination
se sont côtoyés pour donner naissance aux ethnies qui sont
aujourd’hui un élément dominant, voire exclusif, tant pour la
construction de l’identité sociale que dans le champ de la politique
nationale.
Je présenterai la genèse de l’”ethnie” kikuyu en m’interrogeant
sur l’origine et l’organisation sociale des groupes de pionniers qui
l’ont progressivement constituée. Ensuite, j’aborderai les
mécanismes coloniaux de construction d’une ethnie avant de
survoler la réappropriation de cette construction sociale par les
membres qui la constitue. Au préalable, il faut préciser le concept
de registre identitaire, car il correspond à la réalité sociale qui a
donné naissance à l’imagination de l’ethnie kikuyu.

Registres identitaires et groupes locaux


La notion de registre identitaire pose, sur un même plan, les
diverses caractéristiques qui construisent une identité
polymorphe et essentiellement enchâssée dans le contexte
singulier des relations sociales. Le registre est à distinguer du
marqueur identitaire. Ce dernier représente l’expression objective
et singulière d’un des éléments qui constitue le registre. Ainsi, le
marqueur identitaire actualise hic et nunc un registre identitaire
selon les enjeux et les possibilités du moment (marques sur le
corps, vêtement, pratiques alimentaires, hexis corporelle, langue,
et termes de parenté). Le fait de considérer l’ensemble des registres
identitaires comme faisant parti du même niveau conceptuel
permet d’éviter que l’un ou l’autre ne devienne dominant et
s’arroge un caractère exclusif, voire “biologique.”
Le lent processus qui a fourni l’occasion aux entités sociales
que nous connaissons aujourd’hui — les “Kikuyus,” les
“Kalenjins,” les “Maasaïs” — de se constituer est relativement
Droz: Genèse d’une “ethnie” 263

récent, puisqu’il s’est effectué de concert avec le peuplement de la


région par des groupes d’agriculteurs et de pasteurs qui rencontrent
des chasseurs-cueilleurs (Ndorobo ou Athi) dans la région du
Kenya central. Les migrants (des Thagicu5 participant de
l’expansion du second âge deu fer [900-1100]) associaient l’élevage
à leurs pratiques culturales. Ils ont entamé d’intenses contacts
avec les populations autochtones qui ont conduit à l’établissement
de groupes locaux fortement différenciés. Pourtant, ceux-ci
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partageaient un ethos commun: celui du mûramati. Des


assemblages d’individus — les futurs “Kikuyus” — unis par des
relations de parenté ou par une conception commune de la vie
quotidienne, se sont aventurés aux cours des siècles passés sur les
pentes du Mont Kenya et des Nyandaruha. Il s’agissait de défricher
de nouveaux territoires pour les mettre en culture, car gagner des
terres sur la forêt pour les “civiliser” était l’idéal qui animait ces
pionniers, souvent isolés sur une crête, séparés des autres groupes
locaux par les cours d’eau et la forêt primaire.
Une reconstruction historique méticuleuse permet de peindre
la réalité sociale de l’époque précoloniale avec quelque
vraisemblance. Charles Ambler (1988, 31) brosse le tableau de
groupes locaux partiellement repliés sur eux-mêmes. Dans le
contexte des interactions locales, deux caractéristiques
permettaient de rassembler les différents ensembles d’individus et
d’unités domestiques, sous la notion de groupe local. Il s’agissait
de la fluidité des identités — source d’adaptation aux événements,
favorisée par la manipulation des différents registres identitaires —
et de la dynamique des organisations sociales, composées de
différents principes opposés (Peatrik 1994, 1995).
Ces agrégats forment les groupes locaux définis comme un
ensemble d’unités domestiques unies par une communauté de
résidence, de pratiques sociales, mais également par une langue
commune (Ambler 1988). Il s’agit ici d’une version
géographiquement et temporellement limitée, expurgée de tout
enracinement biologique, de ce que les ethnologues ont nommé
tribu, puis ethnie. Néanmoins, outre l’insistance sur la limitation
géographique, le caractère fugitif des groupes, l’origine diverse et
récente des unités domestiques distinguent le concept de groupe
local des notions ethnographiques d’alors. En effet, ces groupes
locaux se faisaient et se défaisaient au gré des événements sociaux
(prophéties, inimitiés), écologiques (famines, épidémies) ou
264 cjas / rcea 32:2 1998

militaires (razzias esclavagistes, raids effectués par les groupes


voisins). Le coeur du groupe local était formé par l’unité
domestique scellée par les relations de parenté, qui, pourtant, se
dissolvait parfois lors de cataclysmes pour laisser les individus
orphelins de tout lien social.
Au sein des groupes locaux, les particularismes qu’affichaient
les marqueurs identitaires pouvaient paraître significatifs, mais il
ne faut pas éxagérer les différences qui séparaient ces groupes, ni
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“l’esprit de clocher” qui les animaient. Le sentiment d’appartenir à


un ensemble fondé sur quelques pratiques singulières, était
conforté par l’existence objective (Ambler 1988, 33) de marqueurs
identitaires communs. Certes, ils définissaient parfois une
appartenance ethnique, mais ce registre ethnique n’intervenait
dans les relations sociales que lorsqu’il était question de se
distinguer et de s’identifier au sein d’une collectivité plus vaste
que les groupes locaux voisins.
Les sociétés de la Frontière pionnière6 reconstruites par Igor
Kopytoff (1987, 6) correspondent bien aux groupes locaux. En effet,
ces deux notions se rejoignent pour peindre la constitution et la
disparition de groupes sociaux éphémères au milieu de territoires
“vierges.” Les groupes locaux du Kenya central n’étaient pas
exclusifs, car ils entretenaient entre eux des relations fréquentes:
intermariages, relations commerciales, entraide en cas de
difficultés soudaines et conflits militaires. Ambler (1988, 13)
précise que dans les régions périphériques, les relations
interethniques étaient davantage la règle que l’exception. La
frontière entre les groupes ou leur réunion au sein d’un même
ensemble ne ressortaient d’aucune évidence objective, mais
souvent d’une méconnaissance profonde de la réalité sociale.
Ainsi, les éléments qui rapprochaient les Kikuyus de la future
“Réserve tribale” étaient tout aussi nombreux que ceux qui les en
distinguaient. Par exemple, les Merus, administrativement
associés aux Kikuyus, au même titre que les Embus ou les Mbeere,
avaient une organisation sociale — en dépit des apparences — très
différente de celle des Kikuyus (Peatrik 1994; Lonsdale 1992, 347-
50). En outre, Greet Kershaw (1997) souligne les contrastes entre
les pratiques sociales des Kikuyus du Nord (Gaki), du centre
(Mûrang’a) et de leurs “cousins” du Sud.
Les ethnies ou les tribus, ancrés dans les ensembles flous et
mouvants que formaient les groupes locaux, n’étaient donc qu’une
Droz: Genèse d’une “ethnie” 265

des caractéristiques — un des registres identitaires — qui


définissaient l’identité des individus ou des unités domestiques.
Les rattachements identitaires faisaient feu de tout bois. Selon les
circonstances et ses desseins, un individu pouvait jouer soit sur
son affiliation à tel clan, soit sur son appartenance lignagère, soit
sur une parenté fictive,7 soit sur des relations commerciales ou sur
des ensembles plus vastes qui rassemblaient les groupes selon leur
mode de vie, voire leur diète alimentaire. Comme le remarque
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John Galaty (1993, 192), cette manipulation des appartenances


identitaires, en l’occurrence de l’identité ethnique, permettait de
gérer les relations intergroupes. Ainsi, les individus qui
changeaient, parfois temporairement, leur appartenance ethnique
permettaient, par leur adhésion au groupe et leur rejet d’un ancien
marqueur identitaire déprécié, de reproduire avantageusement la
distinction qui séparait le groupe élu des autres groupes locaux.
Les manipulations individuelles de l’appartenance ethnique
s’inséraient donc au sein d’un ensemble de tactiques aptes à gérer
les relations sociales.
La construction de l’identité — individuelle et sociale —
s’effectuait au sein des groupes locaux en se distinguant des
proches voisins. Le marqueur “ethnique,” de concert avec
l’appartenance clanique, générationnelle ou de classe d’âge des
individus, n’était qu’un des éléments parmi d’autres (relations
interpersonnelles, affinités, et trajectoire de vie) qui déterminaient
les relations sociales. Aucun de ces registres identitaires ne
jouissait d’une position dominante dans la définition de l’identité,
car les agents sociaux jouaient sur les différents registres au gré des
circonstances. Leur usage dépendait de la position relative au sein
de champs socialement définis. Par exemple le registre ethnique se
déclinait selon les qualités et la condition de chaque individu: être
kikuyu — ou maasaï — prenait un sens bien différent selon le
statut social qui pouvait dépendre de son inscription familiale, de
son âge, de son sexe ou de ses réalisations personnelles (Waller
1993, 298). Il suffit de penser aux tactiques de rétention du savoir
(kîrîra) qui caractérisait la transmission de connaissances rituelles
dans la société précoloniale pour imaginer les différents sens que la
“kikuyuité” représentait, puisque seuls les anciens savaient ce
qu’était un “vrai” Kikuyu. Ou encore de se remémorer les vies
parallèles, mais interdépendantes, que menaient les hommes et les
femmes pour se persuader qu’être kikuyu et kikuyue, définissait
266 cjas / rcea 32:2 1998

deux ensembles de pratiques et de marqueurs identitaires distincts


(Brinkman 1996, 30-81).
La “société kikuyu” du XIXe siècle — si une telle formulation
a un sens — s’est développée au sein d’une Frontière pionnière, par
la collision de migrants d’origines diverses et par l’assimilation de
groupes de chasseurs-cueilleurs (“Ndorobos”) qui vivaient dans les
vastes bandes de forêt qui seront mise en culture, ou par
l’intégration de sections maasaïs en déroute.8 Le cataclysme
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écologique du tournant du siècle a coïncidé avec les débuts de la


pénétration coloniale. Les sections maasaïs, dont le bétail fut
décimé par les épidémies importées, ont réagi à ces circonstances
dramatiques en menant de nombreux raids en vue de reconstituer
leurs troupeaux. Ces événements ont conduit à un affaiblissement
généralisé des sections maasaïs qui étaient parfois réduites à l’état
de mendiant errant. Elles n’ont ainsi opposé qu’une très faible
résistance à l’arrivée des Britanniques, puis à leurs déportations
successives. Pour les agriculteurs du Kenya central, ces
mouvements de populations ont eu un effet paradoxal que Ambler
a mis en lumière:
On one hand, the massive movement of people and
commodities strengthened the basic structures of regional
interchange and regional economic autonomy. But on the
other, the famine so weakened the individual societies and
economies of central Kenya that they were vulnerable to
political subjugation and economic penetration (1988, 152).
Progressivement, un mode de vie complexe a vu le jour: bien
qu’essentiellement fondé sur l’agriculture, l’élevage y était
fortement valorisé alors que la chasse et la cueillette n’étaient pas
ignorées. C’est dans ce mode de vie synthétique, condensé dans
l’ethos du mûramati (Droz 1999), que l’on peut voir l’origine des
“Kikuyus” (Neckebrouck 1978, 48-51).
Ainsi, les frontières qui séparaient les “Ndorobos” des
“Kikuyus” étaient bien fragiles au début du siècle puisqu’un
“Kikuyu” déchu ou déçu adoptait le qualificatif de “Ndorobo”
(Routledge 1910, 12). Le registre ethnique était soumis aux aléas de
la Fortune et toujours réversible comme le montrent ses
manipulations trente ans plus tard. Un processus exactement
inverse a alors eu lieu, lorsque l’appartenance ethnique a offert un
moyen à certains “Kikuyus” — qui se sont soudainement
prétendus “Ndorobos” — pour déposséder d’autres “Kikuyus” de
Droz: Genèse d’une “ethnie” 267

leur droit foncier. En effet, l’affiliation ethnique était un enjeu


essentiel lors des entretiens menés par la Kenya Land
Commission, car elle déterminait, aux yeux des Britanniques, la
valeur des droits fonciers. Ainsi, la prééminence du droit du
premier occupant a permis aux juristes britanniques de disqualifier
les prétentions kikuyus sur une partie de la région de Kiambu en
considérant que les véritables propriétaires étaient des
“Ndorobos,” bien moins nombreux que les Kikuyus (Kershaw
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1997; Sorrenson 1967, 1968; Tignor 1976).


Les difficultés psychologiques issues des transformations
incessantes du sens de l’appartenance à un groupe (Galaty 1993,
192) n’oblitéraient en aucune façon les avantages que la
manipulation des registres identitaires offrait aux individus et aux
unités domestiques. En effet, ce processus de modification des
identités ethniques ne s’arrêtait pas à la reproduction de la
différence intergroupe ou intragroupe, il s’agissait aussi de faire
face aux situations de crise majeure, aux catastrophes et aux
cataclysmes. Dans des circonstances exceptionnelles, des
individus, des unités domestiques, des familles, voire des lignages
complets migraient, poussés par des défaites militaires, par des
querelles intestines ou par des conditions écologiques
défavorables. Dans ces situations tragiques, les groupes ou les
individus adhéraient ou s’associaient à d’autres ensembles,
épargnés par les fléaux qui motivaient leur déplacement. Si le
motif du changement identitaire se résumait à une famine de
courte durée, la plupart des familles retournaient d’où elles étaient
venues, non sans avoir contracté une dette immense face à leurs
hôtes (Galaty 1993, 189).
Mais contrairement à ce qui se passait lors des crises
périodiques, certains mouvements de population étaient définitifs.
Les cataclysmes, qui ont caractérisé la fin du XIXe siècle (Ambler
1988, 122-49), ont décimé certains groupes locaux et brisé leur
reproduction sociale. Ils ont donc provoqué de nombreux
déplacements définitifs d’individus ou de familles, incapables de
retourner seuls sur les lieux du désastre. Ces importants
mouvements de population fournissent un exemple de la gestion
des frontières ethniques pour faire face à une crise majeure
(conjonction des épidémies humaines [variole 1899] ou bovine
[peste bovine], d’une sécheresse persistante et des ponctions sur les
réserves vivrières par les caravanes [voir également Chrétien
268 cjas / rcea 32:2 1998

1987]). Une famine de plusieurs années (1897-1900) s’ensuivit qui


conduisit les familles les plus démunies à échanger des épouses ou,
plus souvent, des filles, contre de la nourriture (Ambler 1988, 132-
33).9
Ces mouvements de population ont également modifié les
caractéristiques et l’utilisation des registres ethniques qui
existaient auparavant, puisque des groupes locaux entiers ont
cessé d’exister en tant qu’entités indépendantes. En outre, si l’on
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imagine les conséquences de l’arrivée de nombreuses femmes


étrangères au sein des familles d’un groupe de faible extension
démographique, il est loisible d’imaginer l’effet de ces migrations
sur la reproduction sociale des sociétés locales et sur les pratiques
quotidiennes. Ainsi, dans le cas d’unités domestiques qui
cherchent un refuge sans recourir à l’éclatement, leurs
responsables ont tablé sur l’ensemble des registres identitaires
qu’ils avaient à disposition, qu’ils soient ethniques, claniques,
commerciaux, voire sur la parenté rituelle. Cet usage novateur —
tout au moins dans son extension et sa fréquence — a eu des
conséquences irrémédiables sur les pratiques sociales des groupes
du Kenya central. L’intensification du commerce interrégional a
ainsi favorisé et banalisé l’arrivée de voyageurs, puis de militaires
et la désorganisation sociale induite par les bouleversements
consécutifs à la Grande Famine a rendu illusoire les velléités de
résistance à l’imposition du pouvoir colonial (Ambler 1988, 156-
57).
Les vagues ensembles ethniques, les tribus ou les ethnies,
n’influençaient vraisemblablement que peu les pratiques
quotidiennes des groupes locaux dominées par des
particularismes. Ils ne prenaient vie que lors de contacts avec des
commerçants originaires de régions éloignées ou avec des
membres de groupes lointains. C’est précisément ce registre
identitaire qui sera employé pour résoudre la méfiance et la peur
lors des visites d’explorateurs et, plus tard, d’administrateurs. Face
à ces étrangers, ignorant les enjeux et les particularités locales,
chacun se définissait dans des termes qu’il savait compréhensibles
à son interlocuteur. La parenté, l’appartenance à un clan, à un
mode de vie, mais surtout à une “ethnie,” pouvaient alors être
affirmées comme le trait déterminant l’affiliation au groupe. Rien
d’étonnant, dès lors, si les Britanniques ont cru voir des ethnies où
il n’existait que divers groupes locaux, vaguement apparentés par
Droz: Genèse d’une “ethnie” 269

une intercompréhension imprécise et par des pratiques sociales


similaires. En effet, le marqueur “ethnique” parfois affiché par les
membres des groupes locaux correspondait, une fois isolé des
autres registres identitaires, à l’image que les administrateurs se
faisaient des sociétés africaines. Les intermédiaires locaux ont vite
pris conscience de l’importance que les futurs colons attachaient à
ce seul aspect et ils ont employé ce registre identitaire, à leur
propre profit, lors des contacts avec les Britanniques (voir dans un
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autre contexte Chrétien 1980).


C’est d’ailleurs ce jeu sur différents registres identitaires qui
explique les conflits, qualifiés rapidement “d’intraethniques.”
L’analyse de Peter Rogers (1979) montre bien l’absence de cohésion
des “Kikuyus” (Neckebrouck 1978, 55). En effet, ces conflits
internes à une “ethnie” imaginaire impliquaient souvent des
sections “d’ethnies” étrangères — tout aussi imaginaires —
(Maasaï, Embu, Kamba), en raison d’affinités qui ne devaient rien
aux registres ethniques, mais qui n’en étaient pas moins légitimes
et efficaces (Lonsdale 1995). Les militaires et les premiers
administrateurs soulignent souvent leur surprise et parfois leur
mépris devant ces “Kikuyus” qui n’hésitent pas à leur prêter main
forte pour réduire d’autres “Kikuyus” voisins. Cet étonnement n’a
pas remis en question l’appartenance ethnique des groupes
impliqués dans ces conflits. Bien au contraire, ces événements ont
confortés les Britanniques dans leur représentation de groupes
“primitifs” auxquels il n’était pas possible de faire confiance,
puisqu’ils se trahissaient même “entre eux,” contrairement aux
gentlemen. Bel exemple de perceptions sélectives confortant des
certitudes imaginaires, selon un processus de catégorisation
sociale proche des prophéties autoréalisantes:10 constitution de
groupes imaginaires, attribution de caractéristiques communes à
l’ensemble du groupe inventé, contradiction des attributions par
l’expérience, dévalorisation du groupe censé ne pas respecter les
règles minimales attribuées à tout groupe. Ce mécanisme
psychologique conforte l’appartenance de son auteur à un groupe
valorisé, puisqu’il correspond à l’image qu’il se fait d’un groupe
loyal.
Au XIXe siècle, l’appartenance ethnique restait donc
fluctuante — sans être complètement labile — puisqu’elle se
négociait au gré des circonstances et des interlocuteurs. Chaque
registre identitaire proposait un réseau de relations qu’il était
270 cjas / rcea 32:2 1998

toujours possible de mobiliser pour assurer la subsistance et la


reproduction sociale des unités domestiques (Kopytoff 1987, 24).
La manipulation de ces différents registres identitaires offrait une
forme d’assurance vie aux unités domestiques et aux individus, en
dépit — ou en raison — de leur fluidité et de leur extension. En
résumé, ces affiliations multiples se déployaient sous la forme
d’un réseau d’échanges de biens et de services dont nous avons
relevé les traces encore très efficaces — mais à une échelle réduite
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et presque exclusivement repliées sur la parenté — parmi les


migrants kikuyus du plateau de Laikipia (Droz et Sottas 1997;
Droz 1999).

Tribu, ethnie, groupe ethnique


Le concept de tribu s’est forgé à partir des idées évolutionnistes
dominantes en Europe au XIXe siècle. Lors des contacts entre les
explorateurs, puis l’administration britannique, et les groupes
locaux, les Européens ont littéralement décalqué leurs théories
raciales sur les sociétés africaines (Ambler 1988, 153). Ces
spéculations — très en vogue parmi les missionnaires, les
voyageurs et même les “scientifiques” — se sont trouvées
confortées par de nombreuses publications et plus
particulièrement par le “Congrès Universel des Races” organisé en
1911 par l’Université de Londres (Chrétien 1977, 192). En outre, la
compréhension approximative que les premiers administrateurs
avaient des dynamiques sociales de leurs “administrés” a fixé le
concept de tribu dans la forme que nous lui connaissons. Au
Kenya, les officiers britanniques n’avaient que rarement
conscience des luttes de pouvoir internes à leur district. Ils les
subsumaient sous les “haines ancestrales” de tribus à l’égard
d’autres tribus dont “l’origine” différait depuis “les temps
bibliques.” Dès lors, la notion de tribu a obscurci toutes les
analyses ultérieures des pratiques et de l’organisation sociale des
groupes du Kenya central.
Kopytoff confirme cette présentation succincte lorsqu’il relève
que — dans le contexte plus vaste de l’Afrique sub-saharienne — la
collision du concept occidental de tribu avec les groupes locaux
répondait aux attentes des administrateurs européens, puis
africains:
In Africa, as elsewhere, the conjunction within a “tribe” of
physique, language, custom, polity, and group-identity is the
Droz: Genèse d’une “ethnie” 271

rare exception rather than the rule. The term “tribe” was
consequently applied by European explorers, administrators,
and finally anthropologists to a variety of different groupings,
with an emphasis on one or another criterion — in one place it
was a polity, in another a linguistic unit, in a third, a cultural
grouping. But the term has continued to carry its implicit
meaning that, in turn has presupposed a particular historical
process: an ethnic germ, its beginnings list in the mists of the
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past, growing through time, retaining its essential character,


and becoming a people that, in turn, becomes or deserves to
become a nation” (1987, 4).
L’évolutionnisme est donc intrinsèquement présent lorsque le
terme de tribu est employé, puisqu’il suppose une hiérarchisation
des sociétés déterminée par leur place dans la marche du progrès.
L’évolution des structures sociales, qui passent de la “bande”
imaginaire à la nation européenne, présentait une échelle
commode pour classer les sociétés en les calquant sur des modèles
connus. Ce procédé permettait aux administrateurs coloniaux —
isolés au milieu des populations locales — de conserver une prise
sur leurs administrés en ramenant des pratiques sociales
complexes et déroutantes aux étapes connues et confortantes que
l’évolutionnisme, alors “scientifique,” définissait. Ainsi, une
constellation de craintes partagées, d’ignorances opiniâtres et de
présupposés “scientifiques” a présidé à l’élaboration d’un concept
promis à un avenir fécond. La tribu, subrepticement devenue
société ou ethnie pour les observateurs de l’Homme, a fait naître
une multitude de travaux et d’ethnographies que d’obscurs groupes
locaux aux frontières vagues et mouvantes n’auraient sans doute
pas suscités. Paradoxalement, grâce aux travers de la mode
intellectuelle d’alors, nous disposons aujourd’hui de nombreux
textes qui permettent de déconstruire la tribu et de retrouver ainsi
certaines réalités sociales de la fin du XIXe siècle.
Au cours de ce processus, le registre ethnique prend un
caractère toujours plus exclusif et la tribu est inventée, puis
appropriée par ses membres. Certes, il avait déjà été possible de
mettre à profit le registre ethnique, lorsque les circonstances
l’exigeaient, lors des premiers contacts avec l’administration ou
les colons. Mais il s’est rapidement mis à concurrencer, parfois à
compléter les principes organisationnels de ce qui sera considéré
comme la “société kikuyu” précoloniale: le régime de parenté, le
272 cjas / rcea 32:2 1998

régime générationnel et le régime des classes d’âge. L’affiliation


ethnique devenait peu à peu un principe structurant de la
reproduction sociale. Ce n’est qu’à la fin des années soixante que
les critiques portants sur l’existence éternelle des tribus ont tiré un
trait sur ce terme (Barth 1969; Gulliver 1969). La tribu s’est
progressivement effacée devant l’ethnie au cours de ce siècle. Si
l’on excepte le texte de Valeer Neckebrouck (1978), c’est en 1969
que P.H. Gulliver emploie pour la dernière fois le terme de tribu
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dans un ouvrage d’ethnologie consacré à l’Afrique de l’Est. La


Seconde Guerre mondiale et la croisade antifasciste qui suivit,
allaient sonner le glas de cette expression. Outre ses affinités avec
l’évolutionnisme, la notion de tribu comportait trop de
connotations raciales pour continuer à être employée dans les
sciences humaines.
L’ethnie se présente donc comme un avatar de la tribu, car
l’une comme l’autre tentent de capturer une réalité sociale fuyante
par la construction d’objets stables. Certes, le passage de la tribu à
l’ethnie a éliminé les aspects raciaux que la notion de tribu
comportait et a souligné l’importance de l’organisation sociale et
de l’autodéfinition. Néanmoins, en dépit de la subjectivité
devenue essentielle à la notion d’ethnie, sa déconstruction s’est
arrêtée en chemin, car elle persiste à soustraire de la fluidité aux
réalités sociales. En effet, l’ethnologue — ou ses interlocuteurs —
requiert une “ethnie” à laquelle raccrocher les pratiques sociales
qu’il observe, afin de construire un objet d’étude particulier,
distinct des autres “groupes ethniques.” Ce faisant, il court
toujours le danger de réifier ce qui n’est, en fin de compte, qu’un
des registres identitaires. Même interrompu, ce travail
épistémologique ne se limite pas à une modification superficielle
de vocabulaire, car le caractère subjectif de l’ethnie mine la
permanence du concept et le rapproche d’une formule parfois vide
de contenu, voire contradictoire.
Le mouvement de déconstruction continue avec la remise en
question des ethnies dans les années quatre-vingt, lorsque le
concept d’ethnicité commence à dominer la réflexion anglo-
saxonne sur l’identité ethnique. Galaty résume cette évolution
lorsqu’il distingue les deux sens que recouvre le concept
d’ethnicité. Le premier sens, un état, correspond à la notion de
tribu ou d’ethnie telle qu’elle était présente à l’esprit des
Européens au cours de la période coloniale. L’ethnicité est dans
Droz: Genèse d’une “ethnie” 273

cette acception la nouvelle expression d’une vieille idée, dont le


terme a pourtant le mérite de se distinguer de l’entité cristallisée
qu’est aujourd’hui l’ethnie ou la tribu en lui ajoutant — ou en
retrouvant — un second sens:
Implied is that ethnicity is not a state of affairs or a quality of
persons; rather, it is a process in which identities are fashioned
through the creative use of signs to constitute notions and
intuitions of selves and others (Galaty 1993, 176).
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L’auteur insiste sur la construction et la manipulation des


marqueurs identitaires ethniques. Il considère le registre ethnique
comme un processus attributif soumis aux circonstances et aux
desseins des acteurs. Ce faisant, il souligne les manipulations
politiques de la tribu ou de l’ethnie, ainsi que les usages
stratégiques du registre ethnique par les individus et les unités
domestiques.
Les stratégies identitaires se sont constamment modifiées — le
cas des migrants kikuyus dans la Vallée du Rift “maasaï” en est un
exemple11 — mais la latitude dont bénéficiait l’individu pour faire
face aux événements s’est restreinte. Aujourd’hui, la domination
exclusive du marqueur ethnique se perçoit dans la définition de
l’identité personnelle lors de contacts hors du groupe local. La
tribu, vite considérée comme archaïque, s’est métamorphosée
pour conserver une prétention à quelque scientificité en devenant
successivement ethnie, groupe ethnique et finalement ethnicité.
Au cours de ce processus d’euphémisation, le concept de tribu a
perdu beaucoup de substance pour se transmuer en un fantôme qui
hante trop souvent — outre la pensée ordinaire — les recherches et
les analyses en sciences sociales.

Les “Kikuyus”
Les analogies sont nombreuses entre les conceptions de John
Lonsdale (constitution de “l’ethnie” kikuyu) et de Richard Waller
(construction de l’identité maasaï): les frères ennemis imaginés par
les Britanniques sont ainsi paradoxalement fort proches. Le
constant mouvement d’individus et de familles, ainsi que la
confrontation — le plus souvent pacifique — avec les “premiers”
immigrants ou leurs descendants, ont constitué le terreau qui a vu
éclore les “ethnies” au cours de la période coloniale. C’est à partir
de cet amalgame inachevé d’individus et d’unités domestiques,
voire de groupes locaux, que les Britanniques ont créé la “tribu”
274 cjas / rcea 32:2 1998

des Kikuyus qui s’opposaient terme à terme à celle des Maasaïs.


Alors que le jeu sur les registres identitaires définissait des
identités souples, malléables au gré des circonstances et des désirs,
les frontières administratives associées au contrôle des personnes
par les nouveaux chefs coloniaux stabilisait irrémédiablement
l’appartenance ethnique et géographique (Kershaw 1997, 277). À
chaque tribu sa réserve, et à chaque individu sa tribu, telle aurait
pu être la devise de l’administration coloniale. Le polymorphisme
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des identités précoloniales faisait place aux ruses administratives


d’individus répertoriés, corvéables et taillables par les chefs et les
officiers britanniques.
Les “nouveaux” Kikuyus se sont rapidement appropriés ce
registre identitaire, maintenant exclusif, pour se distinguer des
autres “ethnies” et pour mobiliser des clientèles politiques au-delà
des appartenances lignagères, claniques ou locales. Les relations
interethniques, limitées par les frontières administratives et par la
disparition du commerce précolonial, se sont peu à peu étiolées. La
restriction de mouvement a limité la manipulation des registres
identitaires. Ceux-ci ont progressivement perdu leur sens
instrumental, car il était toujours plus difficile de jouer sur des
marqueurs identitaires multiples. Cette évolution qui
métamorphose le sens des registres identitaires a participé du
processus de cristallisation des ethnies coloniales. En effet, une
fois que la “tribu” de chaque individu était administrativement
enregistrée, la fluidité de l’identité ethnique n’avait plus guère le
loisir de s’exprimer face aux représentants du gouvernement
colonial; même si, dans les relations “interethniques,” les
manipulations du registre ethnique ont pu perdurer. Si les
pratiques administratives ont joué un rôle important dans la
redéfinition des identités, ce sont les principaux intéressés qui
allaient empoigner les moyens inédits mis à leur disposition par la
situation coloniale pour construire de nouveaux réseaux de
clientèle et d’entraide au moyen de la “tribu”:
Gradually, the overlapping, large identities that had shaped
interaction in the regional context gave way to a more
exclusive identification with ethnic group in such as Kamba,
Gikuyu, Embu, or Meru. In a period of rapid social, economic,
and political change, tribes were seen as the vehicles of
individual and community progress. The competition for the
resources of the state increasingly pitted tribe against tribe,
Droz: Genèse d’une “ethnie” 275

with predictably inflammatory results. Although ethnic


identities became steadily more visible and divisive, the
emergence of tribes was only one aspect of a more complex
process of social and cultural redefinition (Ambler 1988, 154-
55).
Une nouvelle partie politique, toujours plus éloignée des usages
précoloniaux, commençait alors pour l’ethnie. Le temps où chacun
pouvait s’essayer à être Kikuyu lorsqu’il était plus profitable d’être
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Kikuyu, Maasaï lorsqu’il était plus prestigieux d’être Maasaï,


commençait à appartenir au passé.
Le placage d’un concept européen sur une réalité étrangère — il
existait bien un registre ethnique et des groupes locaux — a ainsi
engendré une tribu qui est vite devenue l’objet de luttes
symboliques. Tant au sein des “Kikuyus,” qu’entre les “Kikuyus”
et l’État colonial, il s’agira alors de multiplier les critères pour
définir qui est “Kikuyu” et qui ne l’est pas. Lonsdale insiste sur cet
aspect lorsqu’il décrit l’invention des Kikuyus partir des tensions
qui parcouraient les groupes locaux qui se sont progressivement
étendus pour devenir la “tribu” kikuyu:
New wrangles over old arguments made modern Kikuyu. They
began when young men bought freedom from parents by
investing the wages of external service in marriage. Mbarî
[“lignage”] seniors, uneasily allied to riika [“classe d’âge”]
juniors, then challenged colonial chiefs. Riika spokesmen
spent their foreign income of clerical office and urban contacts
in local intrigue. These cross-border forays revealed a larger
political arena in the mind. The arena became a tribe, a
community far from traditional and almost entirely new.
People did not remain but became Kikuyu. Tribe became a
body of defence against and demand upon the state, a formerly
unimaginable role (1992, 354).
Deux générations et les contradictions, propres à l’organisation
sociale des groupes locaux, ou issues de la Colonisation, ont
étendu le champ du politique qui passe du voisinage à l’État
national. L’ethnicité morale se transforme progressivement en
tribalisme politique (Lonsdale 1996b).
Au cours de l’époque coloniale, tout comme aujourd’hui (Droz
et Sottas 1996; Sottas et Droz 1995; Harnischfeger 1994), le rôle
joué par les politiciens dans le processus de construction de
l’ethnie n’est pas à sous-estimer. La nécessité de rassembler les
276 cjas / rcea 32:2 1998

groupes sur des bases plus larges que la parenté, les générations ou
les classes d’âge, a incité les politiciens du KCA (Kikuyu Central
Association) à mobiliser le registre de l’identité ethnique, avant de
tenter de l’élargir à la “nation” kenyane lors de l’après-guerre.
L’exemple de l’usage politique du mythe d’origine qui est passé du
statut de récit oral, perdu au sein d’un ensemble d’autres textes, au
statut de mythe fondateur d’une ethnie imaginée est remarquable:
il accompagne les transformations des futurs “Kikuyus” qui ont
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passé d’un ensemble fluide de groupes locaux, vaguement


apparentés, à une ethnie de pionniers cultivateurs, confinés dans
les limites étroites d’une réserve tribale. Le récit acquiert un statut
hors du commun par un déplacement de sa position dans
l’imaginaire, comme le migrant ou le squatter se réalise en tant
qu’homme accompli et atteint ainsi à une forme d’immortalité,
par le déplacement géographique (Droz 1999). La constitution des
Kikuyus en une ethnie qui englobait, à l’image de la réserve tribale,
les Embus et les Merus en un seul ensemble multiforme sera
réactivé par la GEMA12 bien plus tard (Bourmaud 1988; Dauch et
Martin 1985; Widmer 1992). Au cours de la Guerre Civile, les Mau
Mau feront un usage violent de la cristallisation ethnique, avant
que les ethnies ne phagocytent totalement la politique kenyane,
dès l’Indépendance (Lonsdale 1992, 1996a, 1996b).
Un autre facteur a contribué à modeler les nouvelles identités
ethniques: la formalisation non plus des personnes, mais des
idiomes et des pratiques sociales. Les différents courants
missionnaires ont fortement influencé tant les politiques
administratives que la transformation sociale de leurs ouailles
(interdiction des danses lors de certains rituels “païens,”
controverse sur la clitoridectomie, vêtement). Ils ont construit de
nouvelles langues “ethniques” à partir des dialectes parlés par les
différents groupes administrativement rassemblés au sein d’une
même tribu. L’élaboration de grammaires et de dictionnaires a
précédé les études linguistiques plus approfondies qui ont forgé les
langues parlées aujourd’hui (Ranger 1993, 74). Nouvelles langues,
nouvelles tribus, nouvelle situation politique. L’influence
conjointe de ces trois dimensions a conduit à la cristallisation des
ethnies que nous pouvons observer actuellement. Au cours du XXe
siècle, l’appartenance ethnique devient donc essentialiste, ce qui
interdit progressivement aux agents sociaux de jouer sur le registre
ethnique. Dans ce nouveau contexte politique, ce ne sont plus les
Droz: Genèse d’une “ethnie” 277

membres des “ethnies” qui jouissent de l’éventail de tactiques que


le registre ethnique mettait à leur disposition, mais ce sont les
groupes “ethniques” eux-mêmes qui ont le loisir de modifier leur
appartenance “ethnique” collectivement au gré des dominations
politiques.13
Aujourd’hui, l’ethnicisation des relations politiques a atteint
son comble et débouche sur une polarisation de la société kenyane
dont les effets se déploient tant sur le plan de la réalité la plus crue
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(massacres et déportation) que dans l’imaginaire sorcellaire (Droz


1997). Le tribalisme politique, domine la scène politique kenyane
et assure le succès de l’hégémonie kalenjin sur l’État national. La
réinterprétation de l’histoire des “ethnies,” inventée par les
Britanniques et mises à profit par le monde politique kenyan, fait
l’impasse sur quelques éléments qu’il est bon de souligner pour
conclure. Cette histoire, officielle ou populaire, insiste sur les
conflits précoloniaux entre les “Kikuyus” et les “Maasaïs,” mais
se garde bien de mentionner les intenses échanges qui
caractérisaient aussi les relations intergroupes. Les changements
d’identité ethnique sont passés sous silence pour dissimuler leur
actualité politique, comme le montre deux exemples significatifs:
ne murmure-t-on pas que le “Maasaï” ole Ntimama serait
d’origine Embu, alors que le “Kikuyu” Saitoti14 se prétendait
auparavant Maasaï? Les nombreux mariages interethniques qui
permettaient de jouer sur différents registres identitaires sont
pieusement déniés, alors qu’il est bien difficile de découvrir un
“Kikuyu” sans grand-mère maasaï, et inversement. De même, les
nombreux conflits entre les “alliés” kalenjins et maasaïs sont
totalement ignorés au nom de l’union sacrée contre les “ethnies”
dominantes (Kikuyu et Luo). Les usages politiques des ethnies, ou
le tribalisme politique, ressemblent fort à des stratégies de
diversion et de division, censées détourner les individus et les
unités domestiques de questions plus pragmatiques et permettre à
un groupe restreint de continuer à jouir de prébendes (CLARION
1994).

Conclusion
En résumé, le groupe local — entité essentiellement fluide — se
définissait principalement par une unité de résidence, une certaine
communauté de liens de parenté, un idiome et des pratiques
sociales partagées, ce qui correspond à une définition privilégiant
278 cjas / rcea 32:2 1998

l’insertion géographique du groupe “ethnique.” Les autres


marqueurs identitaires telles la position lignagère, la participation
à une classe générationnelle, l’insertion dans une classe d’âge et un
régiment, le droit de siéger à l’un des conseils des anciens, ou
l’établissement de relations commerciales, déterminaient des
registres identitaires à l’origine de pratiques sociales diversifiées
qui ne dépendaient pas exclusivement d’un marqueur ethnique,
somme toute, fugace. Les agents sociaux manipulaient les
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différents registres identitaires selon leurs besoins ou leurs désirs


lors d’interactions, tant au sein des groupes que lors des contacts
intergroupes. Alors que ces registres offraient à l’identité de
chacun une certaine fluidité, propice à la gestion des événements,
les cataclysmes écologiques et l’irruption de l’administration
coloniale ont modifié le champ des pratiques identitaires. Le
registre ethnique s’est complètement métamorphosé pour se
cristalliser en tant que marqueur exclusif qui sépare ou réunit les
individus et les groupes au sein d’ensembles imaginaires mais
inéluctables. Aujourd’hui, l’ethnicité — ou le registre ethnique —
constitue le caractère dominant, voire exclusif, dans la définition
de l’identité personnelle au Kenya central. Chacun tente,
effectivement, de se reconstruire une identité ethnique purifiée, à
partir d’un des registres identitaires qui composaient l’identité
auparavant. C’est cette nouvelle vitalité politique — et objective
— de l’ethnie qui laisse accroire de son existence immémoriale
(Ranger 1993, 70).
Le concept de tribu, ou d’ethnie, n’a plus d’autre substance que
l’image partielle qui ressort de l’observation ponctuelle d’un
processus constant: la construction de l’identité tant personnelle
qu’ethnique. La tribu s’est métamorphosée en ethnie; celle-ci s’est
euphémisée sous la forme d’un “groupe ethnique” et elle s’éclipse
du langage savant pour devenir un processus ou un attribut:
l’ethnicité. Ce que masquaient ces notions — le registre ethnique
et le groupe local — n’est autre qu’une aspiration identitaire qui est
passée, dans les sciences humaines, de l’être réifié au devenir
fluide d’un processus attributif, par une euphémisation
étourdissante et quelque peu suspecte. En effet une évolution
rigoureusement inverse s’est effectuée dans la réalité sociale: les
ethnies, imaginées à partir des groupes locaux par l’exacerbation
d’un seul registre identitaire, se sont cristallisées en des entités
politiques exclusives. Les “ethnies” sont aujourd’hui utilisées
Droz: Genèse d’une “ethnie” 279

dans des luttes politiques dont les enjeux — assurer le maintien au


pouvoir d’un groupe restreint de politiciens en détournant
l’attention de scandales politico-financiers ou de la dégradation des
conditions économiques — dépassent leurs membres, qu’ils soient
kikuyus, kalenjins ou maasaïs. Ce sont pourtant eux qui paient le
lourd tribut des conflits ethniques qui ensanglantent le Kenya
central.
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Notes
1 Ce qui était déjà souligné par John Ainsworth en 1932. Voir aussi Kenya
National Archives PC/CP/6/4/2.
2 Il ne suffisait pas d’être homme, marié et père pour obtenir ce statut,

encore fallait-il que l’un de ses enfants soit circoncis, avoir géré une
parcelle avec succès et ne pas s’être méconduit au cours de sa vie (partici-
pation aux rituels, respect des anciens, et des interdits). L’épouse accédait
à un statut semblable par le succès social de son mari; réciproquement, ce
dernier n’acquérait son statut que grâce au talent de gestionnaire de l’unité
domestique de son épouse. Le statut de mûramati constitue le premier pas
vers l’accomplissement complet que représentait une mort réussie, soit
l’enterrement en tant que mûhomori. Aujourd’hui, le mûramati peut
désigner toute personne capable de s’assumer complètement — lui et sa
famille — tant économiquement que socialement. Ce statut requiert la
jouissance de richesses matérielles; en particulier la possession d’une
parcelle, gage d’une certaine autosuffisance pour la famille patrimoniale et
assurance d’une immortalité relative pour son propriétaire.
3 La notion d’imagination ou d’invention renvoie d’une part aux pratiques

sociales qui actualisent, en fonction d’enjeux immédiats des entités


conceptuelles (tradition, Kikuyu, et mythe d’origine); et d’autre part à ces
entités elles-mêmes. Cette notion est proche de celle de représentation
sociale dans sa définition psychosociale.
4 “Mythe d’origine” des Kikuyus. Il décrit la création, par un dieu lointain,

d’un couple d’ancêtres fondateurs dont les filles donneront leurs noms aux
“clans” kikuyus.
5 Il s’agit d’un groupe de proto-bantou dont l’origine précise reste méconnue

(Maxon 1989, 16-34). L’époque de la différenciation linguistique entre les


langues Kikuyu, Embu et Cuka (X-XIIIe siècle) correspond, d’une part à celle
obtenue par Anne Marie Peatrik (1994, 21-24) lorsqu’elle reconstruit les
générations avec un intervalle de cinquante ans et d’autre part aux objets
archéologiques découverts au Kenya central (Spear 1981, 38, 59)
6 Les zones de la Frontière pionnière sont caractérisées par l’absence de

sociétés centralisées. En effet, cette notion — la Frontière pionnière —


restait toute relative, car elle dépendait du locuteur. Celui qui définissait le
280 cjas / rcea 32:2 1998

lieu comme Frontière pionnière le rendait, par là même, vide ou barbare


(Kopytoff 1987, 25-26).
7 Voir White (1994) pour le rôle de “la fraternité de sang” en Afrique de l’Est.
8 Le cas des Laikipiak est exemplaire à cet égard (Sobania 1993; Herren

1991), à l’instar des sections maasaïs qui se sont regroupées autour de Fort
Smith (Muriuki 1974, 153-54).
9 Si cette mise en gage ne consistait pas en une transaction marchande, il

s’agissait bien d’un transfert des droits paternels et maternels à un couple


d’étrangers. Il n’est donc pas question ici d’esclavage, mais bien d’un
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échange de droits familiaux.


10 Ce jeu — pervers — de construction des identités coloniales est décrit

avec précision chez les membres de l’administration britannique au Nigeria


(Callaway 1993).
11 Le cas relaté par Valeer Neckebrouck résonne avec l’article de Richard

Waller (1993) et souligne que les usages précoloniaux du registre ethnique


ne se sont pas éteints avec la Colonisation:
... dans la deuxième moitié des années quatre-vingt, dans la région de
Kajiado, j’ai rencontré des Kikuyu qui “posaient” comme des
“Maasaï,” jusqu’à s’habiller à la manière de ces derniers. Ils avaient
conclu certains “arrangements” avec des Maasaï pour occuper une
partie des terres locales ...” (lettre du 13 juin 1996).
12 Association à base ethnique qui a tenté de favoriser les membres de

l’ancienne Réserve tribale kikuyu.


13 Certains groupes ethniques kenyans aux frontières du monde kikuyu et

kalenjin se prétendent tantôt kikuyu, tantôt kalenjin, selon la couleur


ethnique de la Présidence.
14 Le premier était Ministre des collectivités locales (local Governement)

et le second Vice-président.

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