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TRADITION DE LA PENSEE CLASSIQUE Directeur : Monique DIXsauT CONTRE PLATON Tome I LE PLATONISME DEVOILE Textes réunis par Monique DIXSAUT Ouvrage publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique PARIS LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN 6, Place de la Sorbonne, V° 1993 ANTISTHENE ET LA TRADITION ANTIPLATONICIENNE AU IVe SIECLE Aldo BRANCACCI Parmi les socratiques, Antisthéne est le seul pour lequel les sources antiques attestent explicitement I’existence d’une attaque doctrinale menée contre Platon. Il est par conséquent le premier et le plus ancien philosophe a pouvoir étre légitimement inscrit dans une histoire de Vantiplatonisme dans |’Antiquité. Il est également le premier philosophe a avoir inscrit dans la sphére de I’activité littéraire les thémes de sa polémique, en composant un ouvrage spécifiquement dirigé contre son adversaire, ouvrage qui constitue le plus ancien document de la tradition philosophique antiplatonicienne — distincte de la tradition littéraire antiplatonicienne — du IV* siécle. Il semblerait, vu l'état de notre documentation, que tout ce que nous pouvons dire sur cette affaire doive se réduire 4 ces affirmations et a quelques gloses supplémentaires ; en fait, il est possible d’aller plus loin, maintenant que, a la suite de tant d’enquétes sur des points particuliers, la Philosophie d’ Antisthéne a été pour la premiére fois reconstruite dans son ensemble. Et puisque c’est & moi que revient la responsabilité de cette reconstruction, il sera bon de rappeler, en guise de préliminaires, certains éléments qui, tout en servant a définir les termes de Poppo- sition d’Antisthéne a Platon, fournissent une introduction au probléme plus vaste que je me propose de traiter ici !. 1. Sur Antisthéne, je me permets de renvoyer & mon ouvrage, Oikeios logos. La filosofia del linguaggio di Antistene, « Elenchos. Collana di testi e studi sul pensiero antico » XX, Napoli, 1990. Les fragments et témoignages ont été rassem- blés par F. Decleva Caizzi, Antisthenis fragmenta, « Testi e documenti per lo studio dell’antichita » XXVIII, Milano-Varese, 1966, et par G. Giannantoni, Socratis et socraticorum reliquiae, « Elenchos. Collana di testi e studi sul pensiero antico » XVII, vol. II, Napoli, 1990 (cité par la suite S.S.R.). 32 ALDO BRANCACCI Etant donné que la critique d’Antisthéne ne porta pas seulement, comme chacun sait, sur la théorie platonicienne des Idées, mais également sur le concept de définition, le point de référence le mieux assuré pour évaluer la documentation en notre possession est sans aucun doute l’écrit auquel j’ai déja fait allusion et qui est mentionné au sixigme tome du catalogue des ceuvres d’Antisthéne transmis par Diogéne Laérce : le Sathon, dont le titre, en substituant Xd0wv a TlAdtav, renvoie a I’équivalence o66n = 1400n, et signifie quelque chose comme le frangais « couillon» *. Si la place occupée par cette ceuvre dans le catalogue de Diogéne Laérce permet de conclure qu’elle avait un contenu logico-dialectique *, l’épithéte injurieuse, qui offre Vexemple le plus ancien d’une déformation satirique du nom de Platon, en confirme, dans un style proche de la iapBua) i6éa, le caractére fortement polémique. En ce sens, elle rappelle le titre du pamphlet dirigé contre Isocrate et Lysias, "looypédng xai Aeciag : Celui qui écrit des périodes équilibrées [référence ironique au goit d’Isocrate pour la symétrie calculée des périodes oratoires] et celui qui noue [correspondant 4 Avotac, «celui qui dénoue», allusion ironique au 2. Ou plus exactement, si on respecte la vulgarité du vocabulaire, quelque chose comme l’argot « braquemart» ou, mieux encore, « chibre ». On sait que le Sathon était cité dans un écrit important qui appartient & la tradition antiplatonicienne de I’époque hellénistique, le Nlpd¢ tov OAoowxpdeeny du grammairien Hérodicos de Babylone, membre, a Pergame, de I’école de Cratés. Cet écrit fut & son tour la source d’ Athénée, XI, 507 a (= S.S.R., VA, 147). Pour l'occasion qui suscita cet écrit, cf, Diogene Laérce, II, 35 (= S.S.R., VA, 148) qui rattache la genése du Sathon ’V'attaque que Platon avait lui-méme lancée contre la doctrine antisthénienne du obx Bow daveiréyetv dans P Euthydéme, 287 a, passage od la tradition voyait une allusion a Antisthéne, comme le montre Diogéne Laérce, IX, 53 (= 5.5.R. V A, 154). Pour le titre, cf. Photius, Lexicon, s. v. o46n, et les Scholia in Theocritem, IV, 62.c Wendel (& propos desquels voir R. Fenk, Adversarii Platonis, diss. Jena 1913, p. 80). Des témoignages d’Hérodicos et de Diogéne Latrce il résulte que le Sathon était un dialogue, et puisqu’il est hautement probable que la discussion de la doctrine des Idées (c’est--dire de la doctrine dans laquelle Platon s’était, de la facon la plus voyante, éloigné de Socrate : voir Aristote, Métaphysique, N, 9, 1086 a37-b5) ait été développée dans un dialogue socratique, il est raisonnable de conclure que Sathon, c’est-a-dire Platon, ait 66 Vinterlocuteur principal de Socrate dans un dialogue od le « maitre» devait démontrer au « disciple» la thése d’ Antisthéne, selon laquelle les Idées ne sont autres que de purs concepts. 3. Pour une analyse des tomes six (qui contenait les écrits & caractére logico- dialectique) et sept (qui contenait les écrits relatifs au probléme de la paideia ) du catalogue des ceuvres d’Antisthone, voir A. Brancacci, Oikeios logos, op. cit., pp. 21-34, en particulier pp. 28-29 pour le Sathon. Sur cet écrit, voir également F. Diimmler, Akademica. Beitriige zur Literaturgeschichte der sokratischen Schulen, Giessen, 1889, p. 202. ANTISTHENE ET LA TRADITION ANTIPLATONICIENNE 33 fait que Lysias ne savait pas tirer ses clients de leurs embarras judiciaires}. Sur le contenu du Sathon, notre principale quoique non exclusive source d’information, ce sont les commentateurs d’ Aristote. Ils évoquent le mot d’esprit que I’ Antiquité tint pour emblématique de la position d’Antisthéne dans des contextes oi il est fait mention de I'Idée platonicienne et ot Antisthéne apparait comme étant a |’origine des critiques encourues par la motdtn¢ ‘ et de toutes celles niant la subsistance positive de I’Idée*, du genre et de l’espéce *, de l’univer- sel’, Un témoignage d’ Elias restitue la plaisanterie d’ Antisthéne dans sa formulation certainement la plus simple et dans un contexte pour ainsi dire neutre, eu égard aux utilisations et aux transformations auxquelles le mot fut soumis dans la tradition littéraire : Il faut aussi, & propos de la qualité, traiter brigvement de la position d’Antisthéne et de ses disciples, qui disent; «je vois l'homme, mais je ne vois pas ’hominité !», et de cette fagon suppriment totalement la qualité*, L’examen des diverses formulations du mot d’Antisthéne trans- mises par les commentateurs d’ Aristote, des différents contextes théo- riques dans lesquels il apparait et enfin de la valeur, elle aussi dif- férente, que chaque témoignage lui reconnait, permet de conclure que, dans l’intention initiale d’Antisthéne, ce mot devait soutenir un raisonnement ayant pour objectif de retirer 4 I’Idée toute portée ontologique et, parallélement, d’en affirmer le statut purement men- tal’. C’est ce qui ressort, sous une forme particuligrement signifi- cative, d’un texte de Simplicius qui, dans un passage de son commen- taire aux Catégories d’Aristote, non seulement accepte la position d’Antisthéne, mais I’inclut dans une série de remarques destinées a montrer le primat du rotdv sur la movdtng : Le qualifié (td rowdy) nous est plus connu et plus proche que la qualité (4) rowtng¢), s’il est vrai que certains éliminent la qualité, comme n’ayant aucune subsistance, alors que nul n’élimine le 4, Voir Simplicius, In Aristot. Cat, 8 b 25, p.208, 28-32 (= S.S.R, VA, 149). 5. Voir Tzetzes, Chiliades, VII, 605-609 (= 5.5. 6. Cf. Elias, In Porphyr. Isagog., 1, 9, p. Porphyr. Isagog., p. 40, 6-10 (= S..R., V A, 149). 7. Cf. David, In Porphyr. Isagog., 1, 9, p. 109, 12-19 ; Elias, In Porphyr. Isagog., 1, 9, p.47, 12-19 (dest in S.S.R.). 8. Elias, In Aristot. Cat., 8 b 25, p. 208, 28-30 (= S.S.R., V A, 149). 9. Pour tout cela, je renvoie A mon ouvrage Oikeios logos, op. cit, pp. 175- 177. VA, 149). , 12-19; Ammonius, In 34 ALDO BRANCACCI qualifié, et s’il est vrai qu’Antisthéne admet voir le cheval, mais ne pas voir la chevalité ; s’il est vrai que I’un se voit avec les yeux, tandis que I’autre est saisie par le raisonnement ; que I’un est consi- déré dans l’ordre de la cause, tandis que l'autre suit comme un effet ; que l’un est un corps et un composé, tandis que |’autre est simple et incorporelle ®. Les termes innétn¢ et d&vOpwndtn¢ indiquent pour leur part qu’ Antisthéne trouva la source de sa critique ironique dans le terme rotdtn¢, qui est un hapax chez Platon et qui apparait dans un passage du Théététe consacré & la discussion de la thése selon laquelle tout se meut. L’examen de la thése des mobilistes y est développé d’un point de vue particulier : Considére maintenant cet aspect de leur doctrine. De la chaleur, de la blancheur, de quelque détermination que ce soit, n’avons-nous pas dit qu’ils décrivent la génération A peu prés comme suit : translation de chacune d’elles et de sa sensation dans I’intervalle entre |’agent et le patient ; le patient devenant sentant, mais non point sensation, I’agent (motodv) devenant qualifié (rroisv t1), mais non point qualité (motdtnta) ? Peut-étre cette « qualité » te parait- elle un mot insolite et en méme temps n’en comprends-tu pas la signification générale : vois donc a examiner la chose cas par cas ''. Le passage se présente, dans son ensemble, comme une justification de I’usage d’un terme que Platon avait probablement lui-méme introduit dans le langage philosophique ”. La nouveauté de ce vocable est d’ailleurs soulignée par le jeu linguistique que comporte la partie centrale du passage cité: ce jeu résulte du rapport étymologique arbi- trairement établi entre motéw et rodv, auquel est aussitét opposé le 10. Simplicius, In Aristot. Cat, 8 b 25, p.211, 15-21 (deest in S.S.R.) : yroppdrepov 68 xal npooeyéotepov Huiv tic MoLSTHTOG Td Mody, elep Thy BEV rodrnta xai dvarpodot twec, ¢ unde bgeordoav Brwc, td 8% nowy odsel¢ avaipei, xal tov ev inmov dpav Suoroyei 6 ‘AvtidbEvnc, thy 86 immémmta wh Spay, xai 1 wav Ev dfOaruoic dprat, #8 TH Aoytous xararapBdveron, xai td pay év altlov té€et nponyeirat, 1 88 dc droréAcopa Enerat, xai td wev Eowt cBpa xal abvberov, rd 8 drAody xal dodporov. 11. Platon, Théététe, 182a4-b1: Exdner 6H) po. té8e abtav: tic Gepudrntoc F Aevxdtntog Srovodv yéveow ody obtw nw Er,youEY dévat adbrotc, dépeo8r Exastov tobtav sa aioSioet uetakd tod noiodvtd¢ Te xal néoxovrog, xai 1 pev néoyov aloOnrixdy GAA’ obx aloOnow Ett ylyveoBan, Td 68 rowdy nowy tt GAA’ ob rord™Ta; lowe odv H “noLdtnC” Sua GAASKOTSY TE aiverar Svopa xai ob pavOdverc GOpdov AEySuevoy" xatk Léon obv dxove. 12. Voir P. Chantraine, Etudes sur le vocabulaire grec, Paris, 1956, p. 21. ANTISTHENE ET LA TRADITION ANTIPLATONICIENNE 35 néologisme motétn¢. Conscient du fait que ce dernier terme semblera peu clair A son interlocuteur, Socrate s’empresse d’expliquer en quel sens il l’emploie et pour quelle raison il 1’a introduit dans la discussion. Le raisonnement qui suit vise avant tout a cerner la différence qui existe dans des couples de notions comme Oepydme - Bepydy, Aevxd™C - Aevxédv : dans l’optique des mobilistes, en effet, l’agent ne devient ni chaleur ni blancheur, mais chaud et blanc. Ensuite est souligné le manque total de stabilité de ces déterminations, puisque pour les héra- clitéens, et en vertu de la distinction formulée auparavant par Socrate , il faudra voir un mouvement aussi bien dans |’altération (&AAoiworc) que dans la translation (pop). La conséquence est que ce qui s’écoule s’écoule et ne reste méme pas blanc, mais que de la blancheur elle-méme il y a écoulement, donc changement en une autre couleur. D’oi la conclusion, qui met en évidence I’ objectif fondamental poursuivi par Socrate : montrer, en répétant ce qui avait déja été dit dans le Cratyle, comment dans cette optique se révélera impossible tant l’acte de dénomination que, de fagon générale, toute forme de connais- sance \*, Devient alors clair le sens de la distinction entre Sepydtn¢ et Oepydy, et, en définitive, entre mo.étn¢ et motdv : elle vise 4 mettre en lumitre la différence entre le phénoméne en tant que tel, concu par les héraclitéens comme permanente altération et translation, et l’exigence de stabilité, reliée par Platon au probléme de la détermination linguis tique et gnoséologique que requiert la considération du phénomene lui- méme. Le terme motétn¢ apparait donc « comme un nom forgé pour désigner cette absence, dans le phénoméne de la sensation, de la fixité qui conviendrait 4 ce qu’on croit en étre |’ objet » '’. En ce sens, et dans la mesure od la réponse platonicienne au probléme consistera a chercher hors de la sphére sensible le principe de détermination qui lui manque, le terme rousmn¢ semble forgé pour faire apparaitre, contre le sensualisme, l’exigence de stabilité que représente I’Idée. En tenant compte de cela, il est facile d’obtenir une premiére indication sur ce que signifie la déclaration attribuée 4 Antisthéne par les commentateurs d’Aristote. L’objectif poursuivi par le Socratique était de nier la subsistance réelle de la nowme et, par conséquent, de refuser le statut ontologique que Platon conférait 4 I’Idée. Contre la 13. Voir Platon, Théététe, 181 b-182a. 14. Cf. ibid., 182 b-e; Cratyle, 439 d-4406. 15. Comme l’observe M. Narcy, « Qu’est-ce qu’une figure ? Une difficulté de la doctrine aristotélicienne de la qualité », Concepts et catégories dans la pensée antique, Etudes publiées sous la direction de P. Aubenque, Paris, 1980, p. 205. 36 ALDO BRANCACCI position platonicienne selon laquelle I’e{So¢ garantissait la stabilité et la rectitude de la dénomination, Antisthéne admettait seulement |’ exis- tence du « qualifié » (notdv), c’est-a-dire de I’individu concret muni d’attributions déterminées. C’est de lui, et non de I’Idée, que tire son fondement I’dvoydCety, et I'Idée elle-méme est dotée d’une existence purement mentale dans la mesure od elle est une pure abstraction (év uraic Enwotare elvar). C’est ce qui résulte en particulier d’un témoi- gnage d’Ammonius, qui rapproche l’év@pwndtne et linndtn¢g d’Antisthéne d’entités comme le tpayéAadoc dont la réalité est liée a la fonction mentale au moyen de laquelle on se les représente, au sens oil, pour autant qu’elles seront objet d’énivoua, elles se révéleront existantes, inexistantes dans le cas contraire : Antisthéne soutenait que les genres et les espéces sont de purs concepts. Il disait en effet : «je vois le cheval, mais je ne vois pas la chevalité », et encore: « je vois I’homme, mais je ne vois pas Vhominité ». Il disait de telles choses en se fiant a la seule sensation, incapable qu’il était de parvenir, par le raisonnement, une compréhension plus élevée ". Cela étant posé, le point de vue propre d’Antisthéne se trouve confirmé, et trouve en méme temps confirmation la motivation la plus profonde de sa critique, & savoir que la connaissance se réalise au moyen de I’analyse logico-linguistique entendue au sens de la doctrine de Vénioxejic tv dvopdtov, une telle étude constituant apy} rratdevoewc ". Il s’ensuit que la dialectique ne requiert pas de fondation métaphysique et que c’est elle, au contraire, qui se pose comme premiére et comme fondatrice par rapport au savoir. Une thése de Gorgias, exposée dans la deuxiéme section du Tept tod pi bvtog, permet d’identifier une des sources théoriques possibles de la réduction de l’universel platonicien 4 un pur concept, qui est a la base de la critique d’Antisthéne. Il est bon d’avoir présente a l’esprit l'argumentation de Gorgias, telle que nous la restitue la version du traité donnée par Sextus : 16 Ammonius, In Porphyr. Isagog., p. 40, 6-10 (= S.S.R., VA, 149): 'O toivuy "Avriabéunc FAeye te yévn xal ta ei6n ev ddaic Emvotarc eTvat Azyou Set “troy psy dp, inndmta 62 ody 695” xai ndAw “ &vOpanov ysv 693, dvOpondtnta 6 oby 4p6 ”. Tatra Exeivoc Eeye tf aloOhoe pdvy Cov ral wh dvvduevor 1G Ayo cic ueiCova elipcow Eaurdy dveveyxeiv. Cf. Id., ibid, p. 41, 4 et Tzetzes, Chiliades, VII, 605-609. 17. Pour la doctrine de Péntoxeipi¢ tv dvopérav et la conception de la dialectique chez Antisthéne, je renvoie & la reconstruction que j’en ai donnée dans Oikeios logos, op. cit, pp. 119-171. ANTISTHENE ET LA TRADITION ANTIPLATONICIENNE 37 Et comme les choses qu’on voit, ce qui fait qu’on les dit visibles, c’est qu’on les voit; et que les choses qu’on entend, ce qui fait qu’on les dit audibles, c’est qu’on les entend; et que les choses qu’on voit, nous ne les éliminons pas parce qu’elles ne s’entendent pas, pas plus que nous ne donnons congé aux choses qu’on entend parce qu’elles ne se voient pas (puisque chacune doit étre jugée par le sens approprié, mais non par un autre) : de méme aussi les choses qu’on pense, méme si on ne les voit pas par la vue et si on ne les entend pas par I’ouie, existeront, puisqu’elles sont congues par Porgane du jugement, qui leur est propre. Si donc quelqu’un pense que des chars courent sur la mer, méme s’il ne les voit pas, il doit croire qu’il y a des chars qui courent sur la mer. Mais cela est absurde : par conséquent ce qui existe, on ne le pense ni ne le comprend ", Cette argumentation, que certains trouvent passablement obscure, voire tout bonnement contradictoire ", en réalité devient claire si on se rappelle qu’ elle fait suite 4 deux démonstrations tendant 4 montrer que le pensé n’est pas doué d’existence objective. Ici, au contraire, Gorgias expose une possibilité différente, 4 savoir que t& dpovotpeva existent en tant qu’ils sont congus par l’organe du jugement qui leur est relatif : hypothése qui correspond parfaitement a la considération, positive cette fois, que fait valoir Antisthéne sur le terrain des Idées platoniciennes. Parallélement, 1’exemple des chars qui courent sur la mer, utilisé par Gorgias dans sa premiére argumentation pour réduire a l’absurde la thése selon laquelle le pensé existe, sert maintenant & représenter, comme déja les exemples de Scylla et de la Chimére dans sa deuxiéme argumentation, le cas de ces produits de l’imagination qui, de toute facon, peuvent étre pensés indépendamment de I’ attestation de réalité que, seule, garantit la perception visuelle : illustration par un exemple analogue & celle A laquelle recourait Antisthéne quand il opposait la réalité objective du cheval, objet de la vue, a cette entité purement imaginée et non perceptible qu’est I’Idée du cheval. Ainsi, et 18, Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos, VII, 81-82 (= 82 B 3 D.K.) (81) "Qonep te ta dpdpeva 61d todto dpard A€yerar bre dpairau, xai td dxover’ Bid Todt dxovords Str dxoverat, xal od ta sv dpard ExBGAopEV Str odx dxoberat, TH 2 dxovotk napanéurouey Sti ody Sparta “xactov yap ind tic l8lag alobhoews GAN’ ody br GAANC dheirer xpivecbat), ob tw xai Td dpovodpeva xat el ph BAgrorto rh Ser wNSE dxovorto tH dxcof Eotor Ett mpd tod oixeiov AapSdverar xprmplov. (82) El obv dpovei tic év nEAdye Gpyata tpéxetv, xat et ph Brénet tabta, deter morevery Sr Eppata Lott év medyer tpéyovra. ”Atortov 8 robto" ox ipa Td Sv dpoveitat xal xatarapBdverat. 19. Voir G. Calogero, Studi sull’ eleatismo, Roma, 1932, pp. 199-203. 20. Voir Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos, VII, 78-80. 38 ALDO BRANCACCI sans procéder autrement que le Socratique se livrant 4 une polémique antiplatonicienne, Gorgias conclut lui aussi a l’impossibilité de faire découler d’une telle supposition une quelconque croyance en la subsistance positive des réalités pensées. Si du point de vue de I’histoire de la philosophie la désintégration de |’équation efvar = voeiv constitue visiblement le terrain théorique sur lequel se développe l’objection d’Antisthéne, la pertinence de Vobjection elle-méme peut étre appréciée 4 la lumiére de deux considérations supplémentaires. D’une part, l’existence d’Idées d’indi- vidus empiriques constituait A tout le moins un probléme pour Platon. C’est ce que montre en particulier la reprise, dans le Parménide, de la question déja exploitée par Antisthéne dans sa critique et sur laquelle Socrate lui-méme déclare étre en difficulté (@v Gnop{q) : savoir si l’on doit ou non admettre une Idée d’homme séparée de la totalité des individus empiriques et si l’on doit admettre, de maniére analogue, existence d’Idées pour les autres entités concrétes*!. D’ autre part, le théme du voeiv, entendu dans le sens d’un argument relatif & la possibilité de penser les choses corruptibles (voeiv tt $0apévtoc), était certainement utilisé dans les milieux de 1’école pour démontrer |’ exis- tence d’Idées des individus empiriques. C’est ce qui ressort de la formulation, empruntée au Iept i8edv d’Aristote, que donne de ce méme argument Alexandre d’Aphrodise dans son commentaire de la Métaphysique : L’argument qui fonde I’existence des Idées sur le fait qu’on pense se présente comme suit. Si, lorsque nous pensons un homme, un @tre terrestre ou un animal, nous pensons quelque chose qui est au nombre des réalités, sans penser aucune des choses particuliéres, — car méme une fois celles-ci détruites, en persiste la pensée, - il est évident que, outre les choses particulidres et sensibles, existe ce que nous pensons, que ces choses-Ia existent ou qu’elles n’existent pas : en effet, ce n'est certainement pas un non-étant que nous pensons alors. Or, cela que nous pensons est précisément la Forme ou I’Idée *, 21. Cf Platon, Parménide, 130 c 1-6. 22. Alexandre d’ Aphrodise, In Aristot. Meta., pp. 81, 26-82, 1 (= De Ideis, fr. 3 Ross) : 'O Adyoe 6 Gnd tod voeiv xataoxcbaCov Td elvat LEaC ToLodTSE down. El Eneibav voGyev &vOpunov Ff neCdv # Gov, tv Bvrwv té 11 voodwev xab odd Tv x00" Exaotov - xai yap POapEévtwV TobTaV Ever A adth Evora — Biov de Zott napa tH xa0" Exaota xal aloOnrd xal Bvrwv éxeivov wal wi Bvrov voter’ ob yap 8} wh bv tt voodey tte. Toto 88 eld¢ te xal iBéa Eortv. ANTISTHENE ET LA TRADITION ANTIPLATONICIENNE 39 L’intérét de ce passage est double. Tout d’abord, il établit claire- ment que, méme dans le milieu de |’école, des arguments en faveur de l’Idée furent tirés de la considération des individus empiriques singuliers, ce qui confirme la légitimité de l’objection formulée par Antisthéne, qui se fonde, A ce qu’il semblerait, sur les exemples de Vhomme individuel et du cheval individuel. En second lieu, ce passage met en évidence que le point névralgique de |’ argumentation consistait dans le fait d’admettre l’équation voeiv = efvat et dans |’exclusion corrélative de la possibilité de penser un non-étre. I] est opportun de rappeler qu’Aristote lui-méme nous fournit une critique de cet argument, tant dans le premier livre de la Métaphysique ® que dans Vexposé, toujours emprunté au MMepl i8eGv, que nous en a transmis Alexandre : dit que cet argument établit qu’il y a des Idées méme des choses qui se corrompent et qui sont détruites, par exemple de Socrate et de Platon : et en effet, nous les pensons et nous gardons d’eux une image que nous conservons méme alors qu’ils ne sont plus ; car il y a une image méme des choses qui ne sont plus. Mais nous pensons aussi les choses qui n’existent pas du tout, comme le Centaure et la Chimére : par conséquent, cet argument non plus ne démontre pas l’existence des Idées *. Il est aisé de voir comment deux observations polémiques — I’exis- tence d’images de choses qui ne sont plus et la possibilité de penser méme des choses qui n’existent pas du tout — permettent ici 4 Aristote de réfuter I’argument du voeiv tt $0apévtoc et, par ce moyen, de rendre vaine toute démonstration de l’existence des Idées qui, de quelque facon que ce soit, serait tirée du voeiv. La réapparition de Vexemple de la Chimére da a Gorgias est, 4 cet égard, particuligrement significative. Elle offre d’ ailleurs une confirmation d’ordre historique supplémentaire au rapprochement établi plus haut entre P&vopondtn¢ et l’innéme d’Antisthéne et la Chimére du Mepi tod wh Svtoc. Par la s’éclaire en outre la fagon dont, dans tous ces cas, on a affaire 4 des schémes polémiques visant 4 montrer 1’illégitimité du passage de la sphére du voeiv & celle de I’efvou, avec pour conséquence |’exclusion de 23. Cf. Aristote, Méta., A, 9, 990 b 1-15. 24, Alexandre d’Aphrodise, In Aristot. Meta., p. 82, 1-7: noi dh todtov tov Adyou xal TV HOePoLEVaV Te xal EpBapLVOV xa! Brug TV x08" ExaoTs Te xal $OaprdY tdéac xaraoxesaletv, ofov Ewxpdroue, MAérovoc: xa yap, ros rove voodper xal davraciay airdy puddcoouey xal unért Buta odsCouev™ daveacua yap ut xai tv umxér Byrov. "AAR val th Und’ Bho Bwra vob “Inmoxévravpov, Xivaipav: Sate ob6E 4 torodro¢ Adyor {BEag elvar ovAAoyt 40 ALDO BRANCACCI la subsistance objective du produit de la pensée. En tenant compte de cela, précisément, et en conclusion de l’examen développé jusqu’ ici, il est opportun de s’appuyer sur un texte du Parménide de Platon, impor- tant pour les échos de la critique d’Antisthéne qui s’y laissent aper- cevoir. On sait que, dans la premiére partie du dialogue, Socrate, devant les apories soulevées par la position des ein, introduit ’hy- pothése de la Forme-concept, hypothése en vertu de laquelle chaque Forme, comme le voulait Antisthéne, ne serait autre qu’un vonua év vyaic : —A moins, Parménide, aurait dit Socrate, que chacune de ces Formes ne soit la pensée de ces choses, et qu'il ne lui convienne de se produire nulle part ailleurs que dans les ames. Ainsi, en effet, chaque Forme serait unique et ne serait plus exposée a tout ce qui se disait tout a I’heure. — Alors, aurait dit Parménide, chacune de ces pensées est unique, mais pensée de rien ? — Mais c’est impossible, aurait répondu Socrate. — Plutét de quelque chose ? — Oui. — De quelque chose qui est ou qui n’est pas ? —Qui est. —Ne serait-ce pas quelque chose d’un que cette pensée pense comme présent sur toutes choses, tout en étant une certaine forme unique ? — Si. — Allrs, ne sera-ce pas une Forme, cela dont on pense qu’il est un, et qui sur toutes est toujours identique ? — Inévitable & nouveau, a ce qu’il parait *. 25. — "AAAS, pévat, 5 Mapyevisn, tov Loxpéen, wh tov el8dv Exaotov f robrav vénua, rai od.ap08 abt npootren EyytyveoOat GAOL F Ev puyaic: ob rw ‘yap &v By ye Exaotov ein xal obx dv Ext ndoyor & vovbi EAzyero. = Toby; dévou, Ev Exaatéy Eott TGV vonndtav, wna. 66 ob8E Vc: — AAA’ ddivatov, elreiv. "ARAB TVG —Nat. —"Ovrog ¥ ph Svto¢; — “Ovtog. — Ody Evé¢ twos, 8 Eni ndow Exeive 1 vénLa Endy voei, play Twa oboav i8éov; —Nat. ~ Elta obx el60¢ Zotar tobto td voospevov By elvat, del bv td abrd Eni dow; ANTISTHENE ET LA TRADITION ANTIPLATONICIENNE, 41 La coincidence est évidente entre I’objection d’Antisthéne et la thése exprimée au début de la premiére réplique de Socrate selon laquelle la Forme constitue une pure entité mentale qui ne subsiste en aucun autre lieu que l’4me. Tout aussi évident est le fait que Platon veut ici rejeter ou nier formellement toute interprétation des Idées de type conceptualiste *. Une preuve a contrario en est donnée par le fait que Paffirmation de Socrate qui suit immédiatement replace la thése, pré- sentée cette fois sous la forme d’une hypothése, dans le contexte d’une problématique manifestement étrangére a I’argumentation d’ Antis- théne et au contraire parfaitement congruente avec les intentions de Platon dans la premiére partie du dialogue. Socrate déclare en effet que, dans cette perspective, toute Forme se trouverait douée d’unité (€v), par quoi seraient évitées les difficultés résultant de I’hypothése de la participation, dont on avait auparavant discuté””. L’argumentation qui suit montre le caractére contradictoire de I’hypothése en question. Prenant pour point de départ un présupposé qu’on ne peut pas ne pas mettre en relation avec la thése d’Antisthéne affirmant que tout ce qui est pensé n’est pas nécessairement réel, Parménide montre au contraire que le vénutc est toujours pensée de quelque chose (twvdc), donc pensée de quelque chose qui est (6vtog): conclusion dans laquelle je suis enclin A voir la réplique, typiquement éléatique, de Platon a la célébre équation d’Antisthéne, éléatique elle aussi: Aéyerv = A€yetv TL = Aéyew tO bv, S’il en est ainsi, un méme contenu devra étre présent en toutes choses et étre doué d’un certain caractére unique, en vertu de quoi il se trouvera étre une Forme. Mais alors, si la réalité correspondant au vényc est eloc et si I’on revient au probléme de la participation, on aura deux conséquences, toutes deux absurdes : ou bien il résultera que chaque chose est constituée de pensées, si bien que tout pense ; ou bien les choses, tout en étant des pensées, seront pourtant privées de pensée®. L’expression vénya év dvyaic, comparée aux expressions Quay énivoua et (ax Evora qui appartiennent au vocabulaire philosophique = 'Avéyom a hatveror (Platon, Parménide, 132 b 4-c 8). 26. Voir E. Gilson, L’Etre et l’essence, Paris, 2° éd. 1972, pp. 32-34; Y. Lafrance, « Sur une lecture analytique des arguments concernant le non-étre», Revue de philosophie ancienne 2, 1984, pp. 41-76. 21. Cf. Platon, Parménide, 1304-131 e8. 28. Pour cette équation, cf. Proclus, In Plat. Cratyl., 37 (= S.S.R., VA, 155), et les observations qu’a faites sur elle P. Aubenque, Le Probléme de l'éire chez Aristote, Paris, 4° éd. 1977, pp. 100-104; A. Brancacci, Oikeios logos, op. cit, pp. 256-257 29. Cf. Platon, Parménide, 132¢9-11. 42 ALDO BRANCACCI de ]’Antiquité tardive et que l’on trouve chez Ammonius et chez Tzetzes, restitue, je crois, sinon la formule employée par Antisthéne pour désigner le statut des Idées platoniciennes, & tout le moins une terminologie qui, historiquement parlant aussi bien que sur le plan théorique, put étre la sienne. A cet égard il convient de rappeler que le terme vénua, rare dans Platon et qui a ordinairement chez lui un sens général, est utilisé dans ce passage du Parménide dans une acception certainement technique et avec une insistance qui a déja été remar- quée *. Dans la philosophie préplatonicienne, aprés une occurrence isolée chez Xénophane, le terme apparait quatre fois chez Parménide, puis deux fois chez Empédocle et enfin une fois chez, respectivement, Gorgias, Antiphon et Antisthéne*! : l’empreinte éléatique du mot, et plus encore I’équation voeiv = elvat, valide aux yeux de Parménide, montrent bien le différend théorique et polémique qu’ impliquent la dé- légitimation ontologique du vénua opérée par Antisthéne et son assignation év vyaic. Se trouve par 1a également précisée la spécificité de la position d’ Antisthéne par rapport & celle qu’adoptérent a l’égard des Idées platoniciennes les philosophes de Mégare. La critique que ces derniers adressaient a Platon soulignait la séparation entre ’universel intelligible et l’individu empirique, dans le but de rendre vaine la notion platonicienne de methexis : dans cette optique, Pantithése entre I’un et le multiple passait au premier plan et il en découlait les conclusions logico-linguistique que l’on sait quant & l’impossibilité de la prédication, exception faite des jugements d’identité. Que ce soit dans un horizon polémique ou dans la perspective de sa propre problématique, pareille issue ne s’offrait pas 4 Antisthéne — lequel, sans aucun fondement dans la documentation qui nous est parvenue, et d’une fagon certainement arbitraire du point de vue théorique, a été identifié avec les dysaGeic du Sophiste *. Une telle issue, en réalité, n’aurait jamais pu se présenter a lui, étant donné qu’A ses yeux I’Idée était dépourvue de substantialité : I’hypothése de la participation, que présupposent toutes les argumentations mégariques, se trouvait donc exclue dés le départ. Conséquence : la possibilité de 30. Voir G. Colli, La natura ama nascondersi, a cura di E. Colli, Milano, 1988, p. 313 n.8. 31. Pour Antisthéne, voir Porphyre, Scholia ad Odyss., a 1 (= S.S.R., VA, 187). Les occurrences dans Parménide sont : B 16, 4 (td mAgov éotl vénua); B 8, 50 (vénuia dyigic dAneinc) ; B 8, 34 (cabrdv voeiv te xal obvexty Eott vénua) ; B 7, 2 (elpye vénua), D.K. Pour Xénophane, voir B 23, 2; pour Gorgias, B 11 ; pour Antiphon, B 9, D.K. 32. Cf. Platon, Sophiste, 251 b-c. Pour le rejet de cette identification, voir A. Brancacci, Oikeios logos, op. cit., p. 239 (et tout le contexte). ANTISTHENE ET LA TRADITION ANTIPLATONICIENNE 43 n’aboutir qu’A une tautologie n’arrivait méme pas 4 se formuler — résultat inévitable pour un Stilpon mais, a l’inverse, entigrement absent de horizon d’un Antisthéne pour qui la définition, sur laquelle devait se conclure l’énioxerpic t&v dvopdto, était le fondement méme de la notion de science *. Bien différente de la position des Mégariques avec laquelle on a eu tort de la confondre, la position d’Antisthéne s’est plutét perpétuée dans cette veine de la tradition antiplatonicienne que représentent, dans la deuxiéme moitié du IV¢ siécle, les philosophes de l’école d’Erétrie, Théopompe de Chios et d’autres penseurs que les sources anciennes leur avaient déja rattachés : ils constituent un maillon important permettant d’attester la continuité de la tradition antisthénienne et du type d’antiplatonisme dont celle-ci fut porteuse dans I’ Antiquité. Vai déja cité le passage de Simplicius dans lequel il est question d’ Antisthéne et od, parmi les différentes remarques tendant 4 montrer le primat du rotdv sur la rotdtn¢,aussitét aprés le rappel du mot célébre du Sathon, apparait l’argument, lui aussi attribué 4 Antis- théne *, selon lequel le nowdv se voit avec les yeux tandis que la movdtng, elle, est saisie par le raisonnement. Suit l’affirmation que le rowdy est un corps et un composé (cdc xal obvdetov) alors que la rowdtne est simple et incorporelle (4mAodv xat &oGpatov). Or cette remarque correspond littéralement a une thése de I’école d’Erétrie certainement fondée, comme on va le voir, sur des idées dues & Antisthéne : en ce sens il est tr8s probable qu’elle figurait déja dans le Sathon. Toujours de Simplicius, en effet, nous apprenons que les philosophes d’Erétrie aussi supprimérent les « qualités », les tenant pour entigrement dépourvues d’un élément commun sub- stantiel et les considérant au contraire comme subsistantes dans les atres individuels et composés *. Si le rejet de la substantialité de la moté™me nous raméne direc- tement a Antisthéne, |’affirmation suivante montre que les Erétriens rapportaient également les qualités 4 l’individu concret, sujet de la prédication ; la définition de ce dernier comme substance composée correspond elle aussi littéralement a la thése attribuée par Aristote & Antisthéne et a son école (of "AvttoGévevot) dans un passage bien connu 33. Pour toute cette partie, cf. id., ibid, pp. 85-118 et 226-262. 34. Sur ce point, ef. id., ibid., p. 177. 35. Simplicius, In Arist. Cat., p. 216, 12-14 (= S.S.R., TIT F, 19): Awd xat of dnd Tic "Eperplac dvipovy tac notnrac d¢ obBayd¢ éxoboug tt xowdy obordbec, év 8 toic x00" Exaota xal ovvbérorc drapyovoac. 44 ALDO BRANCACCI de la Métaphysique auquel il me faudra revenir plus loin. Si, parvenus ce point, nous nous rappelons que, dans ce méme passage, l’essence platonicienne est considérée par |’école d’Antisthéne comme un simplex, nous obtenons une coincidence quasi complete avec la troi- sigme remarque que comporte le texte de Simplicius d’oii nous sommes partis : n’échappe a ce jeu de rapprochements que I’équation notdv = odya, déclaration fort importante, implicite toutefois d’une certaine maniére dans |’affirmation du Sathon ne tenant pour réels que Vhomme individuel et le cheval individuel. La référence faite par Aristote a l’école d’ Antisthéne permet en tout cas d’éclaircir la portée du témoignage d’Elias déja cité: la négation de la mowstne y est expressément référée 4 ’AvtioGévng xai of mepl adtdv; que cette négation ait fait école, c’est ce que confirme la place qu’occupe cette thése chez les commentateurs d’Aristote aussi bien que les autres témoignages examinés jusqu’ici. La coincidence est encore plus complete et précise entre les doctrines d’Antisthéne et la position définie par Théopompe de Chios dans son écrit Contre l’enseignement de Platon (Kat& tig TAdtwvog diatetbij¢) ; aprés le Sathon, ce dernier constitue le deuxitme grand document de la tradition antiplatonicienne au IV® siécle, et son orientation théorique en fait un témoin important de la tradition antisthénienne elle-méme & I’ époque préhellénistique. Bien différent du reste de I’activité littéraire de Théopompe qui, on le sait, fit ceuvre dhistoriographie, cet écrit doit certainement étre tenu pour une ceuvre de jeunesse ; il devait étre dirigé contre l’aspect le plus connu et discuté de l’enseignement de Platon, ~ tel est le sens du terme d:atpr8h, qui apparait dans le titre, — reprenant ainsi les thémes et les motifs fondamentaux qu’avait fait valoir Antisthéne dans sa critique. Ce pamphlet peut étre daté des années comprises entre 343 et 332 (mais le moment de sa rédaction est plus probablement proche de la premiére de ces deux dates) ; il appartient donc a la période pendant laquelle Théopompe séjourna a la cour de Macédoine, od, comme nous en informe une lettre de Speusippe — dont I’authenticité semble certaine, et sur la valeur historique de laquelle ne subsiste en tout cas aucun doute — il se livra a une intense propagande antiplatonicienne : 36. C’est A tort que I. During, Herodicus the Cratetean. A Study in Anti- Platonic Tradition, Stockholm, 1941, p. 145, traduit Criticism of the discourses of Plato, traduction qui supposerait un pluriel : cf Diogéne Laérce, II, 77, & propos de Bion de Boristhéne, ot d1arpr6ai équivaut précisément a des « écrits laissés en héritage », ou encore & des «lecons recueillies par des disciples », comme le note B. Schouler, Libanios. Discours moraux, Paris, 1973, p. 32 n.1. ANTISTHENE ET LA TRADITION ANTIPLATONICIENNE 45 Je sais que parmi vous se trouve aussi Théopompe. C’est un homme plein d’aigreur, qui a répandu des calomnies contre Platon, disant qu'il n’est pas vrai que ce soit Platon qui ait posé les premigres dases de ton régne, qu’il n’est pas vrai non plus qu'il s’affligeait s'il arrivait chez vous quelque chose de facheux et qui ne témoignat pas d’un climat fraternel. Donc, pour mettre un terme & Varrogance de Théopompe, ordonne a Antipater de lui lire son histoire de la Gréce, et Théopompe comprendra qu’il a mérité d’étre repoussé par tous, et qu’il ne mérite pas d’avoir la chance de faire partie de ta suite”. Il est tout a fait vraisemblable que I’ écrit Contre l’enseignement de Platon se soit inscrit dans ce climat d’attaque et de diffamation réci- proque auquel peut avoir contribué, entre autres, |’attitude favorable adoptée par Théopompe envers Isocrate, dans une période od aussi bien Speusippe qu’ Aristote lui manifestérent au contraire de I’hostilité >. Les fragments qui nous sont parvenus — et qui n’ont, jusqu’ici, jamais été examinés en totalité — confirment, certes, la diversité des motifs de cette polémique ; mais ils permettent aussi d’inscrire I’ attaque contre Platon dans un contexte plus large, od la question de la position a prendre a l’égard du groupe socratique devait étre incontournable. Cette indication ressort en particulier du fragment qui nous a été transmis par Athénée : Et en effet Théopompe de Chios, dans son traité Contre l’ensei- gnement de Platon, dit: «On pourrait trouver que la plupart de ses dialogues [sc. ceux de Platon] sont inutiles et faux, et qu’ils ne sont pas de lui : tirés pour la plupart des diatribes d’ Aristippe, il y en a aussi quelques-uns qui viennent des écrits d’Antisthéne, et beaucoup de ceux de Bryson d’Héraclée »®, Le jugement négatif porté sur I’ activité littéraire de Platon dans la premiére partie du fragment est un theme récurrent dans la tradition antiplatonicienne du IV© siécle ; quant l’accusation de plagiat qui est exposée ensuite, elle trouve un précédent dans les observations 37. Epist. Socr., XXVIIM, 12 (= Speusippe, fr. 156 Isnardi Parente). Sur cette lettre, voir la note de commentaire de M. Isnardi Parente, Speusippo. Fram- ‘menti, «La scuola di Platone», vol. I, Napoli, 1980, pp. 391-402. 38. La-dessus, voir I. Diiring, Herodicus, op. cit, pp. 144 sqq. 39. Athénée, XI, p. 508 c-d (= 115 fr. 259 F.GH. = S.S.R., VA, 42): Kal yap Gednounog 6 Xiog év 9 xavit THi¢ TAdtavoc dtarpiBiig “rod¢ MOAOdG ”, gnot, “tay barsyov adrod dypeioc xai evdeic dv ttc ebipor &AAoTpiouC 8 rove maioug, Svtag éx TGV ‘Aptotinnoy StaTpibiv, Eviovg BE xdoo TOV “Avtia@évouc, ToAAbG 82 xdx HV Bebawvog tod ‘HpaxAedtou”. 46 ALDO BRANCACCI polémiques d’ Alcimos, lequel, dans le but bien sir de diminuer 1’ origi nalité de sa pensée, accusa Platon d’avoir emprunté sa théorie des Idées au pythagoricien Epicharme. L’accusation de plagiat sera récurrente dans la génération immédiatement postérieure 4 Théopompe : nous la retrouvons chez Aristoxéne et en outre chez le péripatéticien Dicéarque, qui ne se limitera pas A censurer le style des dialogues platoniciens mais suscitera une polémique doctrinale se rattachant au moins en partie a la ligne philosophique que nous examinons ici“. Est caractéristique de Théopompe, en revanche, le fait que, outre une critique d’ordre littéraire, il fait état d’ oppositions a l’intérieur du cercle socratique en mettant en avant les philosophes représentatifs des trois grandes écoles rivales de I’école platonicienne : I’ école cyrénaique avec Aristippe, l’école mégarique avec Bryson, |’école cynique (ou, plus exactement, celle qui sera plus tard appelée cynique)‘! avec Antisthéne. Que la polémique antiplatonicienne soit corrélative d’une prise de position explicite en faveur d’ Antisthéne, c’est ce qu’atteste un fragment rapporté par Diogéne Laérce : Antisthéne est le seul, parmi tous les socratiques, que loue Théopompe ; il dit qu’il était habile parler et qu’il attirait & lui tout un chacun par sa conversation harmonieuse *. La fidélité de Théopompe aux positions théoriques d’ Antisthéne ressort de la suite du passage de Simplicius déja cité 4 propos des Erétriens. Théopompe y est immédiatement rapproché d’eux : Et Théopompe montra, sur la base de ces arguments, que le doux est un corps, tandis que la douceur n’en est pas un“, 40. Sur Alcimos, qui fut l’auteur d’un ouvrage en quatre livres dirigé contre le mathématicien platonicien Amyntas, voir E. Schwartz, s. v. Alkimos, R.E., I, col. 1543-1544, et, pour des indications bibliographiques supplémentaires, M. Unter- steiner, Problemi di filologia filosofica, a cura di L. Sichirollo et M. Venturi Ferriolo, Milano, 1980, p. 125. 41. Sur ce probléme, voir A. Brancacci, « I xowh épgoxovta dei Cinici e la xowavia tra cinismo e stoicismo nel libro VI (103-105) delle Vite di Diogene Laerzio », Aufstieg und Niedergang der rémischen Welt, hrsgb. von W. Haase und I. Temporini, Teil I, Principat, Bd. 36.6, Berlin-New York, 1992, pp. 4049- 4075. 42. Diogene Laérce, VI, 14 (= S.S.R., V A, 22 = 115 fr. 295 F.G.H.): Todrov (sc. ‘Avtio®évnv) udvov & névtav EaxpareBy Ocdroynog érawvei xal nor Bervdv 1’ elvat xat 81’ dpiAlac gupedode trayayésat nave’ dvtivodv. 43. Simplicius, In Aristot. Cat, 8 b 25, p.216, 16-17 (= 115 fr. 359 F.G.H.): Kai Oeénopmog 88 td pev yAuxd odpa bd tadta dnephvato owveotmpeévat, thy 68 yAvxdmnta obser. ANTISTHENE ET LA TRADITION ANTIPLATONICIENNE 47 Ce fragment offre un exemple clair du réle joué par le Sathon dans la tradition antiplatonicienne du IV¢ siécle : construit sur I’ opposition yAvxdb - yAvxitn¢, il tend a montrer qu’aucune réalité objective ne correspond au deuxime terme, et en ce sens il se révéle une parfaite réplique du fragment du Sathon, construit sur opposition entre rosy et modtng. L’équation yAvxb = oBua confirme et précise la thése, rapportée aux Erétriens dans la partie précédente du passage, d’aprés laquelle ne sont réelles que les déterminations concrétes propres aux individus empiriques. Mais surtout elle apporte une confirmation explicite a I’ équation noiv = oSpa. qui figure dans le premier passage de Simplicius cité plus haut : preuve de plus que ce texte est une sorte de résumé des positions théoriques propres a la tradition antiplatonicienne du IV¢ sicle. Etant donné |’importance du theme matérialiste qui ressort indubitablement de ce fragment, on aimerait pouvoir décider si cette thése est a attribuer au seul Théopompe, ou si elle remonte déja a Antisthéne. Outre le fait qu’il est difficile d’attribuer 4 Théopompe une quelconque originalité ou méme simplement une autonomie sur le plan philosophique, la deuxigme hypothése pourrait s’appuyer sur la célébre « gigantomachie» du Sophiste ot Platon expose la doctrine maté- rialiste en mentionnant précisément la thése attestée pour Théopompe, c’est-a-dire le concept de la corporéité des qualités *. Et que ce probléme ait constitué un théme de réflexion rien moins que secondaire pour les philosophes appartenant a la tradition antiplatonicienne du Ive siécle, c’est ce que confirme le texte que nous examinons, 1a oi il est fait référence a la fois aux Erétriens, 4 Dicéarque et 4 Théopompe : En effet, ceux-ci ne posérent les qualités ni comme corporelles ni comme incorporelles, mais ils supposérent qu’elles ne sont autres que de purs concepts, des mots vides auxquels ne correspond au- cune réalité, comme par exemple « hominité» et « chevalité» *. Ce fragment est important, aussi bien comme témoignage auto- nome sur les philosophes auxquels il fait référence que parce qu’il prouve de fagon définitive que les positions théoriques qu’on a rappelées jusqu’ici ont leur source chez Antisthéne. On retrouve dans ce texte, avant tout, la thése fondamentale d’ Antisthéne selon laquelle les notdtnteg sont des drat wdvar Evvorat, de purs produits 44. Cf, Platon, Sophiste, 247 c. 45. Simplicius, In Aristot. Cat., p. 216, 12-14 (= S.S.R., TIL F, 19) : Otre yap cduara obte dodpata éxiBevro elvat rae mowdenTaG, PAdE 8 psvac Evvolac adracg tmerdpBavov diaxévoc Aeyousvac xat’ odBeptc roarécewc, ofov avOpundrnra fh irnéenra. 48 ALDO BRANCACCI conceptuels dépourvus de toute réalité substantielle. Que cette thése provienne d’Antisthéne, c’est ce que démontrent plus avant les exemples — dans lesquels nous retrouvons jusqu’aux termes forgés par le Socratique, avOpwndme et inmdtme — servant a montrer comment la motdtn¢, envisagée cette fois sous son aspect linguistique, se réduit, étant donné son manque de substantialité, a un simple flatus vocis. Fort significative est aussi l’indication selon laquelle les noistntec ne sont ni cGuata ni dodpara, ce qui précise le sens de la précédente déclaration de Théopompe sur la yAvxbtn¢ en montrant que la rowsme était congue par tous ces philosophes comme une entité purement mentale et abstraite, irréductible a l’alternative corporel / incorporel. Le dernier fragment qu’on peut légitimement rapporter a I’écrit Contre l’enseignement de Platon établit que ces théses s’inscrivaient dans une critique plus générale du statut accordé par Platon 4 l'Idée. Le texte, que je rapprocherai plus loin d’un témoignage bien connu et déja cité d’ Aristote sur Antisthéne, nous a été transmis par Epictéte : Ce qui trompe la plupart des hommes est précisément ce qui a trompé le rhéteur Théopompe, qui reproche quelque part a Platon de vouloir définir chaque réalité. Que dit-il en effet? «Aucun d’entre nous n’a-t-il dit avant toi “bon” ou “juste” ? Ou bien, ne comprenant pas le sens de chacun de ces termes, n’articulons-nous que des sons vides et privés de signification ?» “, Théopompe se fait ici encore une fois 1’écho fidéle de la position d’Antisthéne dans la mesure oi il propose a son tour la critique qui avait été le propre du Socratique, celle des définitions platoniciennes : ces définitions et 4 leur prétention a saisir l’essence, considérée comme seule garantie de l’objectivité et de l’univocité des mots de la langue, Théopompe oppose la valeur sémantique immédiate des évépata, qui ne requiert pas de fondation ontologique et qui en ce sens apparait libérée, comme chez Antisthéne, de toute théorie de l’essence. La derniére partie du fragment est d’ailleurs manifestement un rappel de la réduction des nowsntec A des paroles vides, attestée par Simplicius a propos des Erétriens et de Théopompe; elle recéle une pointe évidente contre Platon et sa conception de l’universel, mais raméne aussi 4 l’aspect linguistique de I’ objection voulant que |’ Idée soit « non 46. Epictéte, Diss., I, 17, 5-6 (= 115 fr. 275 F.G.H.) : Td 8 e€anardv tob¢ ToAAOdE Todt’ Lottv, Enep xal Oednounov tdv Gitopa Be Tov xai MAdTovt eynarel Ent tO BovAEaBa Exaota dpiCeaBat. Th yap A€yet; “ Obsei¢ Hudv mpd ood Breyev dyaGov i dixatov; # wh napaxodovdodvrec ti ott Tobtwev Exactov doug xal xevie ey y6ueba Tae davdc;” ANTISTHENE ET LA TRADITION ANTIPLATONICIENNE, 49 signifiante », aspect déja exploité par Antisthéne dans le Sathon et présent par la suite, comme on I’a vu, chez tous les philosophes qui se réclameront de lui. Des textes que nous avons examinés jusqu’ici, il résulte qu’il exista au IV° siécle une tradition antiplatonicienne dotée de caractéres spécifiques et philosophiquement homogéne, et qui avait pour orien- tation de nier la substantialité de l’universel et de réduire les Idées 4 de purs produits conceptuels ; cette tradition trouvait sa source dans le Sathon, La these d’ Antisthéne, qui s’accompagnait chez lui du rejet de la fondation métaphysique du langage que Platon demandait a l’elSoc, constitue, tant historiquement que théoriquement, I’ origine directe de la conception des idées comme images mentales qui fut plus tard celle des Stoiciens “. Mais elle fut reprise avant eux par les philosophes d’Erétrie et par Théopompe de Chios, auteur d’un écrit Contre L’enseignement de Platon dans lequel il se réclamait explicitement d’Antisthéne ; ce sont eux qui relancérent la thése antisthénienne du primat du rowdy sur la notétn¢, soutenant en outre, avant les Stoiciens, la corporéité des qualités inhérentes aux individus empiriques compris comme substances composées, et, au moins en ce qui concerne Théo- pompe, reprenant a leur compte la conception sémantique d’ Antisthéne et sa critique des définitions platoniciennes. A la lumiére de ces conclusions, il convient maintenant de prendre en considération un passage d’ Aristote qui se trouve dans le livre H de la Métaphysique et qui constitue pour nous le dernier témoignage que l’on puisse inscrire dans la tradition du Sathon : De sorte que la difficulté que soulevérent les partisans d’Antisthéne, et d’autres aussi peu formés, a une certaine perti- nence. Ils soutenaient qu’il n’est pas possible de définir l’essence parce que la définition est un discours long, mais qu’il est possible, en revanche, de définir et d’expliquer la qualité d’une chose ; par exemple l’argent: on ne dira pas ce que c’est, mais on dira que c’est comme de I’étain 48, 47. Voir Aétius, I, 10, 5 (= S.V.F., Il, fr. 360); pour Zénon en particulier, voir Stobée I, 136, 21 (= S.V.F., I, ft. 65). Pour la position des Stoiciens, je renvoie & la récente analyse de J. Brunschwig, « La théorie platonicienne du genre supréme et l’ontologie platonicienne », Matter and Metaphysics, ed. by J. Barnes and M. Mignucci, Napoli, 1988, pp. 76-85. 48. Aristote, Méta., H, 3, 1043 b 23-28 (= S..R., VA, 150): "Qote # dropla fv of "Avtio8évet01 xat of ot'tw¢ draieuror Hdpouv Eyer tev xaupdv, Ste obx gon td t Eotwv dpicacbat (tov y8p Spov Adyov Elvar yaxpdv), AAG noiov 50 ALDO BRANCACCI Parmi tous ceux qu’Aristote apporte sur Antisthéne, ce témoignage est le seul dans lequel le nom d’ Antisthéne est remplacé par |’expres- sion of ’AvtioGévetot, a laquelle vient s’ajouter la mention d’un autre groupe de philosophes qui ne sont pas mieux identifiés ; c’est pourquoi ce texte a été souvent cité pour prouver la diffusion des doctrines logiques d’ Antisthéne et l’existence d’une école liée 4 son nom, a une époque antérieure a la constitution du cynisme. L’examen auquel nous avons procédé jusqu’ici permet de comprendre quelle est la signifi- cation du mot ’AvttoGévetot, et en outre — compte tenu de la dette de Théopompe vis-a-vis d’Antisthéne et surtout de I’ objectif antiplato- nicien de l’aporie rappelée dans la Métaphysique — il devient mani- feste qu’avec l’expression oi o§tw¢ anaidevtor Aristote se référe proprement 4 Théopompe de Chios. Ce dernier, vers 343, se trouvait certainement parmi les intellectuels grecs qui entouraient Philippe de Macédoine et il demeura longtemps a la cour, jusqu’A son rappel par Alexandre 4 Chios. Or, comme on sait, Aristote fut appelé par Philippe 4 la cour de Macédoine en 343-342 et il y resta jusqu’en 335, année de son retour 4 Athénes. C’est postérieurement A cette date que furent rédigés les trois livres Z, H, © de la Métaphysique, que Diiring situe dans la seconde période athénienne, entre 334 et 332°. Il importe surtout de ne pas oublier, car c’est 14 le point décisif pour |’identi- fication, que la critique des définitions platoniciennes, avec la mention explicite du concept de ti éott figurant dans le passage de la Métaphysique, est attestée pour Théopompe par le fragment de son écrit que nous a conservé Epictéte. Quant a l’intérét théorique du témoignage d’ Aristote, il réside en ceci : montrer que la négation par Antisthéne de la réalité de l’essence devait nécessairement avoir pour contrepartie, dans le domaine logique et encore une fois dans un but antiplatonicien, la négation de la possibilité de définir celle-ci. Il est significatif, en ce sens, que l’argu- mentation polémique élaborée par les Antisthéniens limite l’exclusion de I’dptode a la définition prétendant énoncer l’essence et laisse en revanche subsister la définition qui énonce la qualité propre : pareille argumentation vise a établir — et c’est en cela qu’elle regoit l’appro- bation d’Aristote - que le t( got: auquel Platon confére l’étre entraine avec lui sa propre indéfinissabilité °. La conclusion, que le simplex pév ui doww EvBeyeoBat xai 8iBakat, Korep Epywpoy, vi uev Eotty ob, St 8° ofov xartitepoc. 49. Voir I. Diiring, Aristotele, trad. ital., Milano, 1976, p. 663. 50. Sur le passage d’Aristote, voir A. Brancacci, Oikeios logos, op. cit., pp. 231-236. ANTISTHENE ET LA TRADITION ANTIPLATONICIENNE St peut simplement étre nommé — conclusion seulement implicite dans ce raisonnement — ressort plus clairement du témoignage d’Epictéte sur Théopompe, qui, sur ce point également, confirme et précise le sens du passage aristotélicien: 4 la prétention platonicienne de Exacta 6e{Ceo8at se substitue la simple profération des noms, c’est-a-dire la reconnaissance du fait que, en lui-méme, chacun d’eux est naturel- lement porteur de sens. (Traduit de Vitalien par A. Tordesillas et M. Narcy.)

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