Gerard Blain La Haute Tension

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ETUDE GERARD BLAIN : la haute tension par Jacques Grant Plusieurs approches importantes du cinéma de Gérard Blain ont déja été esquissées dans Cinéma depuis 1972, en particulier deux entretiens (n° 163 et n° 212-213); ['avais également parlé du cadrage et du son dans son cinéma au cours d’un long article sur Un enfant dans la foule (n° 212-213). J’ai donc parlé d’autres choses dans le texte ci-aprés, qui, sans ces précédentes approches, serait trop lacunaire, en particulier pour ce qui concerne la caméra. Je ne parle pas non plus spécialement de son dernier film Un second souffle, a l’occasion de la sortie duquel pourtant nous avons 6établi ce dossier-auteur: Mireille Amiel, rappelons-le, I’a analysé dans notre numéro 236. «Etre roi est idiot; ce qui compte, c’est de faire un royaume. » (André Malraux, La Voie royale) On aurait tort de croire qu’avec Un second souffle Gérard Blain a aban- donné le personnage de Paul— Paul, enfant de Un enfant dans la foule, Paul, l’'adolescent des Amis, Paul, le pére du Pélican. Paul qui est bien de Sa personne, qui apprend la comé- die, qui se fait former et aider par un protecteur, qui a une liaison avec un homme plus agé substitut du pére, qui aide samére a payer son loyer, etc. Paul a tout simplement changé de sexe, et s’appelle Catherine. Les obsedés de |’autobiographie sont passés a cété de la plaque: Gérard Blain, 47 ans, sportif comme son héros et encore plus beau que lui, aimerait-il les petites filles, se demandent-ils en voyant Catherine ? Sar que ce ne serait pas inintéres- sant de le savoir, mais le « hic » est que dans Un second souffle Blain est a chercher plutot du cété d’Anicée Alvina que de Robert Stack. Gérard Blain, 47 ans, sportif et phallique, a de la femme en lui. Et les voila bien avancés, les obsédés de |’autobio- graphie, puisqu’il se trouve qu’il n’y arien de plus universel que ¢a. LE PERE DU Le Pélican. Paul, 40 ans, qui sort de dix ans de prison aux Etats-Unis, retrouve Marc, son fils, 12 ans, ravis- sant et bien élevé, élevé par sa mére et un riche beau-pére ; Marc pour qui il est inconnu. Paul vient de révéler a Marc qu’il est son pére. Marc (bien élevé et pas trés rassuré, il vouvoie son pére): « OU vous étiez ? — En Amérique. — En Amérique, j’aimerais bien y aller ». Mais Paul ne peut que se taire, et se renfermer dans son vieux costume gris terne. Il n’a rien a raconter sur "Amérique & ce gargon qu’il veut conquérir. Bouleversant. Dans le Pélican, seul film de Blain ou le vrai pére (le pére physiologique) est pré- sent, il 6choue dans la conquéte de son fils parce qu’il n’est pas un séducteur fascinant du tout. Une image d’un autre film s’inter- pose en moi : cette scéne d’Enquéte sur la sexualité de Pasolini ou un ouvrier en gréve parle contre la famille, visage épanoui a l’idée d’un monde idéal ov des _ institutions d’Etat s’occuperaient des enfants des hommes... Je me sens alors respirer, au coeur de la douleur blainienne: état de grace de ce cinéma, qui m’attire loin des sourires béats et fanatiques, qui révent de sociétés égalitaires ou on livrerait les enfants aux Eglises. Dans un monde menacé par les théories progressistes du Pouvoir et de |’Etat, «On le voit, c’est simplement le principe du plaisir qui détermine le but de la vie, qui gouverne dés I'origine les opérations de |’appareil psychi- que ; aucun doute ne peut subsister quant a son utilité, et pourtant I'uni- vers entier — le macrocosme aussi bien que le microcosme — cherche querelle 4 son programme. Celui-ci est absolument irréalisable ; tout l’ordre de I’univers s’y oppose; on serait tenté de dire qu'il n'est point entré dans le plan de la « Création» que homme soit « heureux », Ce qu’on nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d'une satisfaction plutét sou- daine de besoins ayant atteint_ une haute tension. Sigmund Freud tous les films de Blain éveillent un autre réve : ici terne, la brillante, une image de pére me désirant. Ce que, @ propos du Pélican, Barthes appelle « l'inversion audacieuse du complexe d’CEdipe ». Ailleurs, dans les autres films, le pére a fichu le camp : « Salaud! », dit le petit Paul, irrémédiablement. LA MERE VEILLE Qui croit que chez Blain les comé- diens ne jouent pas, ne verra rien. Mais nous, nous voyons Annie Kovacs (Un enfant dans la foule), la jeune mére du petit Paul abandonnée’ par son mari, le regard vidé et inex- pressif, terrifiant comme une vierge romane, regardée par les yeux noirs, brdlants et pétillants de César Chau- veau, le fils. Nous voyons Francia Séguy (le Pélican), la vieille mére solitaire de Paul adulte, le regard implorant et résigné, émouvant comme celui d’une orpheline, regar- dée par les yeux débordant de pitié impuissante de Gérard Blain, son fils, qui lui donne de |’argent en cachette. Machines a coudre, planches a repasser, loyer payé par son grand fils : la mére immobilisée chez elle. Abandonnée par son mari, elle n’aime pas son fils. Yeux baissés, en plan fixe et général, sur le mouve- ment de l’aiguille ou sur le fer a repasser, elle ne regarde pas son enfant. Pendant ce temps, le jeune Paul, qui traine ou il veut, s’arme pour la vie. Objet de désir, monnaie d’échange, il se sent violemment exister par tous les hommes qui pro- fitent de lui. Choisi, il peut choisir. 1] n'est pas une victime : sa volonté se forme, contre et par sa mére. Elle, cependant, immobilisée, est la vraie victime. (Méme Sophie Desmarets, femme admirable de Robert Stack dans Un second souffle, en tant que mére, se contente de scander la vie de ses enfants avec leurs anniversai- res). A ce moment, image en moi d’un des plus beaux mélodrames du cinéma, la Tragédie de la rue de Bruno Rahn. Film muet. Un panneau- titre : « LA MERE ». Plan qui suit: sa table dressée dans sa cuisine. Je vois aussi la Maman Kuster de Fass- binder travailler chez elle pendant que son mari se suicide a l’usine. Travailler chez elle, comme dans les films de Blain. Ce n’est pas de fem- mes aliénées par le travail (ou autre chose) qu’il s’agit dans ces cinémas- la; pas de travail-alibi, mais le poin- tage d’un lieu cinématographique fort. Dans the Shooting, le si beau film de Monte Hellman, pas d’impression de désert, mais des images de désert — sa terre craque- \ée, sa poussiére, filmée abrupt. Le désert dans I’écran. La piéce ou coud la mére, dans Un enfant dans la foule: couleurs et composition de tableau de maitre hollandais. Les yeux vidés de la vierge romane dans un cadre évoquant l’immobilité éter- nelle qu’est la peinture : sur-codage d’images de mort. Dans le Pélican, la mére au regard implorant se pré- sente alors a moi comme image de mort au travail. Emouvante, la victime. Mais surtout terrifiante et mortelle. La faucheuse veille. Mére/mort. Le petit Paul doit étre trés maitre de lui pour dépasser ga — pour vivre. Il apprend a l’étre. LA VOLONTE DE PLEURER Dans tous les films de Blain, le per- sonnage principal observe quelqu’un d’autre sans 6tre vu. Ce qu’il observe est toujours fort, violent, déterminant (j'ai compté sept de ces moments forts dans Un second souffle). Per- sonnages qui gardent, enferment, réfléchissent, en eux. Gardent pour eux. A rapprocher de cette scéne des Amis, ot Paul, qui vient d’apprendre la mort violente de son ami, va pleurer seul — 1a ou per- sonne ne verra sa douleur. Les trois Paul pleurent. Pas pour s’exposer a la Consolance de leurs partenaires. Les Paul pleurent parce que c’est une des beautés de "homme que de pleurer. Les Paul de Blain sont phalliques — et donc pas phallocrates. L’homme pas fier de son phallus, ce serait comme la femme pas fiére de son vagin : il compenserait — ce que fait le phallocrate Francois dans Un second souffle (cf. ce qu’écrit Mireille Amiel sur la démultiplication de son personnage sur ceux qui Ventourent). Phalliques, les Paul sont comme le chéne de la fable: ils ne se courbent pas, mais leur implanta- tion est fragile. Quand une hache commence a les couper, ils saignent. On peut compter sur les doigts (d’une main et demie) les cinéastes qui font ou ont fait des portraits d’hommes. Je les cite, parce que cest l'occasion de leur rendre hommage et que c’est a peu prés ceux que je préfére: Mankiewicz, Ford, Sirk, Fassbinder, Hitchcock, Aldrich, Grémillon. Et Blain. Chez tous, des hommes phalliques et fragi- les. Ah! le Gabin de Gueule d’Amour ! Ce qui les détermine, ce n’est pas, comme chez les cinéastes phallocrates, la femme. Ce ne sont pas des jouets, et donc, pas manipu- lables, ce ne sont pas des tordus: enfin étres humains, les hommes de ces cinéastes rares ont toute leur sensibilité et sont mus par elle. Chez Blain, la saisie de leur sensi- bilité est ceuvre de volonté. La sensi- bilité envahissante des trois Paul leur permet de manifester |’acte primor- dial de volonté : le refus. Admirable petit Paul de Un enfant dans la foule qui, passant de mains en mains en tant que belle image de petit homme, s’aiguise le caractére en s’en allant, sans tambour ni trompette (je parle de la mise en scéne), de toutes ces mains. La grandeur douloureuse qu’il yaa garder pour soi ce qu’on découvre, c’est le signe de la volonté des hom- mes de Blain, et que leur volonté nest pas volonté de puissance : volonté de se renforcer soi. Les héros positifs sont des personnages d’évasion. Dans le cinéma de relation avec le spectateur qu’est celui de Blain, les héros ne réussissent rien, ne sont pas positifs : ils mettent en branle un processus de volonté dra- matiquement contrecarré — je veux dire contrecarré par la dramaturgie. Le cinéma de Blain, c’est la mise en scéne de cette tension. Beauté tragi- que du phallus. ( — Noter qu’on n’a jamais vu dans les quatre films de Blain une femme regarder sans étre vue. Noter en méme temps que Cathe- rine, dont j’ai dit qu'elle était Paul, ne pleure pas. J’ai d’ailleurs été obligé dans ce chapitre de parler des « trois Paul », pour ne pas con- fondre. C’est que la femme est plus forte que l'homme, au départ ; elle est le roseau ; le cété roseau de Paul/Catherine |’empéche de pleu- rer dans Un second souffle. Si Blain et les six autres cités plus haut ne pensaient pas que la femme est plus résistante que l'homme, ils ne feraient pas de por- traits d’hommes, bien sar.) LA FOIRE DES LIBERATIONS Un second souffle. Francois, 50 ans, qui veut avoir l’air ouvert, recoit chez lui le petit ami de sa petite amie. Beau footballeur de 20 ans qui aime le mouvement et le dit. Fascina- tion coincée de Francois (plus tard, il ira observer ses fesses dans les ves- tiaires du stade), qui met son éternel disque de hautbois d’amour. « C’est le mouvement que je préfére », dit Francois. Francois, riche, est un homme calme, tranquille. Francois (pas Paul, donc) est le seul personnage princi- pal d’un film de Blain a ne pas pleu- rer. Francois, image de ce que Pierre Legendre appelle « /’annonce du gou- vernement souriant», Frangois qui pratique «cette idiotie: qu’il est interdit d’interdire ». Analyse terrifiante du fascisme ordinaire, dans ce personnage joué Yann Favre (Paul adolescent) et Philippe March (Philippe), dans les Amis En haut : plage publique, comportement osé et géné ; en bas, entre eux : comportement retenu et détendu. par Robert Stack : croyant, ou faisant semblant de croire, que |’interdiction est la marque supréme de |’oppres- sion, il procéde, sur ceux avec qui il vit, € coups d’obligations. Inscrite a longueur de pages et de discours dans toutes les idéologies de « libé- ration », la notion d’obligation, que Barthes a fort lucidement analysée comme étant la caractéristique fonda- mentale du fascisme, ne fait pas illu- sion a Blain. Essentiel pour compren- dre Blain: il se moque des interdic- tions — et méme, il en pratique lui- méme : tout son cinéma est un tissu de choses qu’il s’interdit. L’obliga- tion, la contrainte, c'est la le vrai dan- ger. Francois retirera ses billes en jouant admirablement de |’aveugle- ment des deux petits jeunes: si je n’interdis rien, c’est que je vous laisse vivre et vous respecte. En fait, il les améne 1a o¥ il veut — et au bout du compte a lui foutre la paix. Lorsqu’il se rend compte que l’avenir est trop difficile entre lui et sa petite amie, il n’a plus qu’a l’obliger a le quitter... A rapprocher du beau film injustement_ décrié de Visconti: Violence et Passion. La ou Blain est un formidable cinéaste, c'est en ce que (tout comme Fassbinder) il rend cette hor- reur émouvante : Francois se retrou- vera seul avec son hautbois d’amour, son appartement design et ses peti- tes prostituées pulpeuses de la Porte Dauphine, repoussé avec une ten- dresse déchirante par sa femme qu’il essaie de reconquérir. Blain ne dénonce pas I’horreur — toute dénonciation fait le jeu de tout Systéme —, il la rend déchirante. Vraie grandeur. LA PRODUCTION GERARD BLAIN lly a pourtant un vrai personnage de salope, jamais émouvante, dans le cinéma de Blain : la sceur de Paul. Je trouve qu’il régle pas mal ses comp- tes avec elle, lorsque, dans Un enfant dans la foule, il se débarrasse d’une de ses robes pour en faire un drapeau le jour de la Libération de Paris. Sans doute que Blain a un sérieux contentieux — si on reconnait un grand cinéaste a sa capacité a ne pas enfoncer les étres, ce ne peut étre que parce qu’il a une obsession, un ennemi, irréconciliable. Chez Ford, c'est les bigotes. Chez Blain, c’est la sceur. Donc, la sceur, parfaitement détes- table. Dans une scéne des Amis, elle est trés dure avec sa mére: jeune mariée, elle ne veut plus emmener sa mére en vacances pour ne pas Vimposer a son mari. Elle est dure, mais elle a raison, bien sdr. Ainsi donc, ce qui fait Vatroce de cette scéne, ce n’est pas ce fait, cette décision, c’est le ton sur lequel la fille, la parfaite salope, parle. Ce qui intéresse Blain, c’est, a tra- vers les rapports et comportements, Vémotion. Et le maximum d’émotion possible : plus la fille sera filmée froi- dement en train de dire ca, avec le ton sordide sur lequel elle le dit, plus ga sera douloureux a regarder. On touche 1a ce qui est a mon avis le plus grand contresens fait par la critique sur Blain: qu’il serait un cinéaste austére, retenu, pudique, etc., alors qu’il utilise les moyens les plus efficaces pour toucher. Voir la scéne des Amis ow Paul apprend la mort de Philippe. Ga se passe dans la loge de la concierge de |’immeu- ble, et c’est filmé de l’extérieur, du hall de l'immeuble, a travers une vitre. On n’entend donc pas ce que la concierge lui dit, comment elle le lui dit. Dans le cinéma « nouveau natu- rel», cette annonce aurait au con- traire été un morceau de bravoure : on aurait fait attention a tout sauf a la douleur, qui doit nous pénétrer, du personnage ; ce n’est pas, ici, une fagon de vivre la douleur (« une sceéne de douleur ») qui nous est pré- sentée, c’est la douleur en tant qu’essence, la douleur telle que NOUS (spectateurs) la connaissons, c'est-a-dire la douleur la plus pro- fonde, qui est appelée par cette mise en scéne — par cette mise en scéne d’un cinéma qui nous renvoie a nous. Il ne s’agit pas de dire que Blain invente le cinéma: pour continuer sur ce méme exemple de filmage a travers une vitre, on sait que Hitch- cock |’a déja magistralement utilisé pour des effets d’angoisse. Ce dont il s’agit, c’est de voir comment, par ce procédé, nous sommes _atteints: accompagnée non pas par les bruits qu’on entendrait dans la vie (la voix de la concierge), mais par la musique douceatre qui poursuit Paul depuis le début du film, accompagnée donc par ce qui est devenu notre normalité cinématographique des Amis, cette douleur NOUS rend la scéne émou- vante au maximum. Aprés ga, Paul ne peut qu’aller pleurer seul dans le bis- trot dont nous parlions plus haut: une douleur pareille, ¢a ne se disperse pas. Mais ca a eu la grace de nous pénétrer dans sa totalité. Je Vavais déja écrit un autre jour : si les mots ont un sens, le « cinéma direct », c'est celui des gens comme Blain ; un cinéma qui nous atteint — qui ne nous laisse pas intacts. Cette débordante impudeur du sen- timent dans le cinéma blainien a pour corollaire, par contre, fréquemment, une extréme abstraction narrative — tout a fait comparable, bien que sur un autre mode, a la mécanique évé- nementielle chez Hitchcock. Exem- plaire sur ce plan: l’exposé de Vescroquerie proposée a Paul au début du Pélican: le dialogue entre Paul et le type est fait en termes absolument abstraits, réduit a sa structure ; on ne saura pas en quoi consiste l’escroquerie dans ses détails, tout ce qu’on doit savoir c’est qu’elle s’installe et qu’elle aura lieu. A cet égard, pas de doute que le plus bel accident de voiture de |’his- toire du cinéma est celui de la fin des Amis, qu’on ne voit pas. On |’entend, par contre, et trés violemment, depuis la station d’essence ow Phi- lippe March vient de téléphoner. Aucun plan sur Philippe March tué, ni sur la voiture. Au moins aussi retors que Bresson, Blain ne nous attendrit pas avec ce genre de plaisir: on ne verra plus I’homme que Paul aime. Jacques Frenais me dit que chaque fois qu’il voit le film il pleure quand arrive cette scéne: cette scéne d’absence, ce type d’émotion que seul le cinéma peut fabriquer. (Notons au passage que la scéne de la concierge, qui suit, est donc sacré- ment préparée ! Ayons donc enfin la lucidité de dire que, sur le plan de ’émotion, Blain ne retient rien, mais cadre tout pour se permettre d’en mettre des tonnes. Blain : pas dugenre atoucher du boutdesdoigts.) Mais la douleur n’est pas la seule modalité d’émotion spectatrice de ce cinéma, loin de la. Voyons par exem- ple les premiéres minutes du premier film de Blain. Les Amis s’ouvre sur un gros plan de souliers lustrés par un cireur public ; aprés ca, le bel adolescent qui les porte s’arréte dans la rue pour voir une femme des- cendre d’une voiture a chauffeur, puis entre dans une station de métro ou il achéte un billet de premiére, et reste débout, figé, alors qu’il est seul, dans son wagon de premiére. Une vérité extrémement forte du per- sonnage s’est imposée 4 travers tou- tes ces images sans psychologie : un adolescent qui observe son élégance et n’est donc pas trés sir de lui. Bien mieux que des informations, qu’on oublie toujours vite: une image cinématographique s'est ins- crite dans notre sensibilité stimulée par un montage fixe et coupant. Elé- gance raffinée, désirable et légére- ment ironique : un cadre a été réalisé pour un personnage. J’appelle ¢a, produire de I’humain. ACTEURS ET HAUTEUR Dire cela, c’est parler des acteurs. Toute mise en scéne se définit, et en derniére instance se juge, par ce qu'elle fait des comédiens. En dehors du cinéma expérimental, des films, c’est de la mise en scéne de relations entre des gens. Quand la mise en scéne est n’importe quoi, on appelle ca en général « /e cinéma d’acteurs» — c’est-a-dire celui ou aucune relation de possession, de désir, d’échappée, etc., n’est pré- sente entre les comédiens et le mou- vement sur |’écran. Si, la encore, les mots ont un sens, c’est bien au con- traire du cinéma comme celui de Blain qui est du «cinéma d’acteurs >: car il y a la mise en scéne, disposition d’un monde en faveur d’individus en mouvement. Pas étonnant, a vrai dire, si l’on songe un instant 4 la présence ferme et a la personnalité résolue de celui qu’on avait appelé dans les années 60, a Paris comme a Cinecitta ou Hollywood, le James Dean du cinéma francais. Dans ses trois premiers films en tant que réalisateur, a part la sublime présence de Philippe March dans les Amis, Blain avait utilisé des non-professionnems, et on a cru un moment que dans ces films les comédiens, rigoureux, hautains, inté- riorisés, ne jouaient pas, influencés que nous étions par quelques phra- ses plut6t paradoxales de Bresson sur le jeu des comédiens. Erreur patente quand on voit, dans Un second souffle, les grands profes- sionnels que sont Stack, Desmarets et Alvina, traités exactement de la méme facon que les non- professionnels, en train de calculer au millimétre prés ce qu’ils font. Extraordinaire diversité du jeu chez Blain. Chez Dugowson, Sautet et Rosi, tous les acteurs jouent pareil a Vintérieur d'un méme film. Quoi de commun entre Sophie Desmarets et Annie Kovacs, entre Robert Stack et César Chauveau ? Il se peut par con- tre que chacun de ceux-ci soit pareil d’un film a l'autre : justement, c’est que, jouant, c’est-a-dire s’observant, a fond, ils sont capables de donner leur plus intime vérité. Justesse de Pintonation, réalisme de la gestuelle. Un cadre pour les trouver. Se rappe- ler les brefs plans sur le visage d’Anicée Alvina entendant Robert Stack, vieux con de pére, téléphoner a son fils 4 c6té d’elle. Les Amis. Phillipe, 50 ans, rentre seul dans son appartement la nuit. II y découvre Paul, 16 ans, son jeune amant, qui l’attend endormi sur le canapé. L’événement, dans le dérou- Un second souffle et Robert Stack. lement de la fiction du film, est sur- prenant. Mais Philippe regarde Paul longtemps, le regarde dormir. Et le cinéaste nous montre Philippe regar- dant. Dans mes mots tout préts de critique qui veut théoriser avec pas- sion tempérée de correction, je dis : chez Blain, l’événementiel est piégé par, sert a, quelque chose de plus important que lui : que les étres aient la possibilité que soient vus et sentis leurs comportements ; que le cinéma valorise I’homme. Et j’ajoute, boule- versé, qu’il y a pour Blain, cinéaste vio- lemment non-naturaliste, quelque chose de plus important quel’Histoire : ce que Freud appelle «/a haute tension ». et que cette haute tension c’est lameilleur définition de la mise en scéne blainienneauei’aietrouvée. Mais je cherche d’autres mots, plus éternels que ceux-ci, parce que Voff du cinéma de Gérard Blain, c’est Vharmonie que l'absence du pére fait désirer, et que le désir d’harmonie ne peut étre que la sensation d’éter- nité qui le fait naitre. Et je retrouve Vimmortel Camus, qui a écrit : « Question : comment faire pour ne pas perdre son temps ? Réponse: !’éprouver dans toute sa longueur ». Le cinéma de Blain, mise 4 l’6preuve du temps. Ce qu’un athée assoiffé d’absolu pourrait dormuler ainsi : que Dieu soit. Jacques Grant Deux aspects de la nudité : ici, Robert Stack et Anicée Alvina. Page 46, Frédéric Meismer

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