Download as pdf or txt
Download as pdf or txt
You are on page 1of 4

1

La chabreta : La cornemuse à miroir du Limousin

Cette cornemuse joueée en Limousin est un exemple parfait de Stratification du sens :

- « Quand l’Homme de la société traditionnelle fabrique les objets usuels de sa vie


quotidienne, ou les objets exceptionnels de sa vie cérémonielle, il exprime non
seulement son savoir-faire, mais la forme qu’il leur donne, le décor dont il les pare
témoignent de la totalité de sa culture, qu’elle soit propre à son milieu ou qu’elle
intègre des éléments empruntés. S’y expriment, de façon diffuse, ses connaissances
techniques et ses besoins, ses croyances et ses pratiques, son aspiration à la création
artistique et souvent, par l’iconographie personnelle et emblématique dont il pare ses
productions, son désir d’affirmer son existence individuelle. Plus que tout autre, la
production populaire est, peut-on dire, interdisciplinaire » (Denise Gluck et GH
Rivière)

Elle comporte des traces de la facture instrumentale baroque :


- des usages de la facture musicale savante :
o matériaux recherchés et contrastés
§ utilisation du buis (comme pour les hautbois et instruments à bec, XVI-
XVIIIe s.)
§ effets marbré, tâché, nuageux sur ses hautbois
§ utilisation d’ivoire ou d’os
§ de très belles robes couvrent la poche de l’instrument
§ on relève 2 traits uniques qui sont des éléments d’apparat sans
équivalent :
• utilisation de chaînettes reliant les segments des bourdons
• et de verroteries (miroirs) sur le boîtier sur lequel sont fixés les
hautbois

On relève la présence de ce type de cornemuse dans le tableau « Bal à la cour d’Henri III » en
1581.

NB : A partir des années 1880, la chabreta limousine s’est distinguée de la cabreta auvergnate
(jusque là le même instrument). En effet, la cabreta a connu l’adjonction d’un soufflet pour
gonfler la poche, au milieu du XIXe s dans le 11ème arrondissement de Paris où subsistent
encore les derniers fabricants de musettes de cours, en perte de vitesse. Ce soufflet
distingue ainsi depuis les années 1880 la cornemuse limousine de la cornemuse auvergnate, la
diaspora auvergnate ayant ramené de Paris (et de la culture baroque) le soufflet en Auvergne.

Stratification du sens :

- les cornemuses à miroir portent comme objets une diversité de charges


symboliques, qui se sont additionnées au fil des âges sans s'annuler.

En premier lieu, celles de la symbolique générale des cornemuses :


- La cornemuse est porteuse de nombreux mythes présents dans tout le continent indo-
européen, et tout autour de la Méditerranée.
2

- Le principe-même du jeu de l'instrument intrigue, et depuis toujours a suggéré du sens:


le souffle continu et l'invisibilité du souffle, ce ventre enflé, ce petit animal qui geint
- anthropomorphisme revendiqué, exagéré souvent par la mise en scène des musiciens
et des fabriquants, induisent magie, sexe, mystère.

- le sac de l'instrument est bien un ventre, un ventre à vent(s).


- Dans la peau des chabrettes anciennes, on trouve souvent des boules de matière brûne,
faites d'oeuf, de miel, de saindou.
- On y verse traditionnellement un verre de vin, on y crache de l'air chaud, de la salive.
- Le chabretaire Felix Chabrely versait une fois l'an dans le sac de sa chabrette un bol
de bouillon gras, de la "soupe de Carnaval" disait-il.
- Le sens du geste, comme toujours, est double :
o efficacité objective de la graisse humide, de la matière fondue qui donnent au
sac son étanchéité ;
o efficacité symbolique, celle d'une digestion féconde dans un ventre animal.
o De cette opération mystérieuse proviennent le son, le souffle, la musique, la
génération d'une chose mélodique et rituelle, qui n'est pas destinée à être
comprise, mais à être entendue.
o Pour Jacques Bril : Les cornemuses, les bag-pipes, les binious, dont le souffle
enfle, comme un ventre, une outre de peau qui restitue par pression sa
provision de sons nasillards, illustre ce fantasme de grossesse.
o C'est ce que commémorait jadis la coutume des fêves de la Chandeleur, jour de
renaissance dans le cycle de l'année, veille de la Saint-Blaise, dans le nom de
qui l'étymologie reconnaît un germanique "blasen", souffler.
§ Le caractère fécondant du souffle est ainsi clairement manifesté
§ et l'acte de souffler n'est autre qu'un coït symbolique"

L’anthropomorphisme de la Chabrette
- La chabrette est vécue, perçue, pensée comme une "petite chèvre".
- Cette forme presque vivante que l'on tient contre soi est un peu animale :
o les matières dont elle est faite sont là pour insister sur cette idée :
§ les cornes noires et blondes "de bélier" (Chabrely)
§ les petits os de mouton sont choisis pour tourner les bagues
décoratives;
§ la peau de chèvre ou d'agneau est utilisée pour le sac.
- Les termes qui désignent les parties de l'instrument sont tout aussi
anthropomorphiques :
o Le boitier est "la testa" (la tête)
o le pavillon "lo pé" (le pied)
o les anches "las lingas" (les langues) qui la feront "parler".

- Elle est au-delà presque considérée comme un enfant, une petite personne que l'on
tient contre soi et que l'on berce.
- Chez les derniers joueurs, chez Gavinet, chez Pangaud :
o les cornemuses reposent dans la chambre à coucher
o exposées comme des poupées anciennes.
3

o On leur a fabriqué des "costumes" pour les habiller


o on les conserve presque dans des écrins.
o Ce statut de bijou musical, renforcé par la préciosité extrême de certains
décors, par les miroirs et les chaînes, par les bagues brillantes et les tissus
précieux, par les bois tournés, concourt à donner à ces objets un rôle puissant :
§ on les aime pour leur beauté baroque
§ mais aussi pour les souvenirs qu'elles évoquent. Ces instruments sont
toujours rattachés à une mémoire familiale, elles sont les messages d'un
musicien disparu, d'un âge qui n'est plus
§
- La relation du musicien à son instrument fut parfois si forte que certaines cornemuses
du Limousin ont été mises en terre avec leur propiétaire
o Ainsi Bazuel de Puychaugas : "je lui ai donnée quand il est mort" disait
Camillou Gavinet ; ainsi Jarri de La Plantade, ou Labrunie de Coussac-
Bonneval.

De L'enfant au le nouveau-né de la Crèche.


- La cornemuse est l’instrument des bergers associé à naissance du Christ
- Dès le XIIIème siècle, les enlumineurs associent les bergers à l'Annonciation de la
naissance du Christ.
- Les représentations profanes figurent également très tôt des joueurs de cornemuse
parmi ces personnages de Noël, stéréotype immuable depuis le XIVème siècle au
moins, et qui se transmettra jusqu'à l'époque contemporaine partout en Europe.

- Cornemuse = évocation de grossesse, d'enfantement, du souffle de vie,


- qui génère une création correspondent à la symbolique du renouveau par la naissance
d'un Sauveur, décrite par les Ecritures.
- La présence de bergers joueurs de cornemuse parmi les personnages de la Nativité
n'est pas seulement illustrative et fidèle à un texte: elle donne un surcroît de sens, elle
participe d'une sémiologie redondante.

Réforme catholique

- Lien entre ces pratiques religieuses au sein de confréries laïques et les décors
catholiques des cornemuses limousines.
- Ce décor, aux références religieuses explicites ou implicites, est présent sur la plupart
des chabrettes anciennes conservées.
- Certains signes sont ceux d'un vocabulaire iconique chrétien très ancien
o Croix
o cercles pointés
o étoiles
o tétramorphes symbolisant les Evangélistes
- d'autres sont au contraire plus récents
- Ils correspondent aux signes inventés et diffusés par la Contre-Réforme catholique à
partir de 1600 :
o Ostensoirs
o Tabernacles
4

o miroirs.

- C'est ainsi qu'intervient un second degré dans l'ordre symbolique dont les chabretas
sont investies :
- un ensemble de signes et de décors religieux s'est superposé à une symbolique
beaucoup plus ancienne, mythique, celle des cornemuses du Moyen-Age.

You might also like