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La Rue Au Quotidien Lisibilites Urbaines
La Rue Au Quotidien Lisibilites Urbaines
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Beaucoup d’œuvres du XIXe siècle et du premier XXe siècle pourraient à l’instar
du Dictionnaire de la langue verte d’Alfred Delvau, prétendre avoir été « pensées dans
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la rue et écrites sur une borne1 ». Non seulement une « littérature du trottoir2 » –
complaintes, vieux fonds grivois ou manifestes politiques – mais également toute la
littérature panoramique depuis le Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier et Les
Nuits de Paris de Restif de la Bretonne jusqu’à ses manifestations romantiques et
réalistes, la flânerie, le roman-feuilleton urbain, l’œuvre de Charles Baudelaire et plus
tard dans l’entre-deux-guerres, certains récits surréalistes, les essais journalistiques
de Franz Hessel, Siegfried Kracauer ou Walter Benjamin trouvent leur inspiration
dans la rue. Le XIXe siècle et le premier XXe siècle sont prolifiques en histoires, essais,
utopies de la rue alors qu’aujourd’hui la rue à la fois comme espace matériel au cœur
de la vie quotidienne et comme espace imaginaire et symbolique au centre de la
construction du politique, du social et du culturel, suscite peu de travaux. L’absence
d’étude globale sur la rue qu’Arlette Farge déplorait pour le XVIIIe siècle3 en 1979
vaut encore aujourd’hui pour un grand XIXe siècle. C’est cette lacune que ce numéro
pluridisciplinaire vise à commencer à combler sur une chronologie longue de 1781,
date du premier Tableau de Paris de Mercier, à l’entre-deux-guerres.
Il s’agira de montrer qu’en dépit des mutations d’ampleur que connaît la rue et
malgré les inflexions qu’une analyse historique ne peut manquer de mettre en avant,
l’herméneute est devant une séquence relativement homogène marquée, comme cela
a souvent été souligné, par la pratique de la flânerie, mais aussi et peut-être plus
structurellement, par une superposition, voire une forme de fusion entre l’expérience
de la rue et la civilisation du journal. Car même si la rue, lieu de mutations radicales,
est difficile à appréhender globalement sur une si longue période, l’expérience de la
rue, telle qu’elle est rapportée par les écrivains, s’inscrit dans le maintien d’une tension
entre la représentation d’un espace à conquérir, marqué par le bruit, la violence, le
1. Alfred Delvau, Dictionnaire de la langue verte : argots parisiens comparés, E. Dentu, 1866 p. III.
Il s’agit d’une reprise d’un mot de Rivarol prononcé à propos du Tableau de Paris de Mercier.
2. Jean-Yves Mollier « La “littérature du trottoir” à la Belle Époque entre contestation et dérision »,
Cahiers d’histoire, dossier « Écrire pour convaincre », no 90-91, 2003, p. 85-96.
3. Arlette Farge, Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 1992
[1979], p. 1.
UN ESPACE EN ÉVOLUTION
La rue est un espace public aménagé pour la circulation, bordé d’immeubles.
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L’annuaire Didot-Bottin de Paris et de la Seine commence la publication de la liste
des rues de Paris en 1911 par cette note : « En 1910, Paris comptait 2653 rues, 373
passages, 302 impasses, 155 cités, 155 places, 147 avenues, 104 villas, 86 boulevards,
72 cours, 55 portes, 45 quais, 31 ponts, 28 galeries, 28 ports, 10 ruelles, 8 faubourgs,
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4. Karlheinz Stierle, La Capitale des signes. Paris et son discours, Paris, Maison des sciences de
l’homme, 2001.
5. Maurice Garden, « Histoire de la rue », Pouvoirs, n° 116, janvier 2006, p. 5-17.
6. Nous renvoyons à Jean-Dominique Gofette (dir.), Les Grands Boulevards, Romantisme, 2006,
n° 134.
7. Brazier, Gabriel, Dumersan, Les Passages et les rues ou la guerre déclarée, Duvernois, 1827, p. 5.
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La rue au quotidien 7
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pointe du pied, recevoir le fleuve des gouttières sur un parasol de taffetas8 .
La rue parisienne a connu au XIXe siècle d’énormes mutations que l’on réduit trop
souvent aux travaux lancés par le préfet Haussmann à partir de 1853. L’évolution vers
la rue contemporaine s’est faite, tout au long du siècle, à coups d’alignement et d’élar-
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8. Louis Sébastien Mercier, Tableau de Paris, (1782), Robert Laffont, coll. Bouquins, Paris, 1990,
p. 46-47.
9. Le premier article de ce numéro, Sabine Barles et André Guillerme, « La rue parisienne au
XIX e siècle : standardisation et contrôle », décrit précisément ces transformations.
10. L’article de Florence Bourillon, « Dénommer et renommer la rue ou comment accompagner la
transformation de Paris à la fin du XIXe siècle » traite de cette question.
11. On pense à la loi sur l’expropriation du 3 mai 1841. Conçue pour le chemin de fer, elle va aussi
servir pour l’environnement urbain.
12. André Arnyvelde, « Paris, Capitale nouvelle », Le Petit Parisien, 9 novembre 1935.
13. Marie Aycard, L’Alignement d’une rue, roman paru dans L’Ordre, 14-21 mai 1849.
14. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle : le livre des passages, Paris, Cerf, p. 441.
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8 Marie-Ève Thérenty
autant de choses que l’individu à l’abri de ses quatre murs. Pour les gens de la masse –
et le flâneur vit avec elle – les étincelantes enseignes émaillées des sociétés ne sont ni
plus ni moins qu’un ornement mural, comme l’est au salon, une peinture à l’huile
pour le bourgeois ; les murs coupe-feu sont leur pupitre, les kiosques à journaux leurs
bibliothèques, les boîtes à lettres leurs bronzes, les bancs leur boudoir, et la terrasse
de café l’encorbellement d’où ils observent leur foyer15 ». La rue constitue donc un
espace qui longtemps brouille plus qu’il n’établit la frontière entre la sphère privée et
la sphère publique.
Les transformations de la rue et la variété de ses paysages en font une matière à
décrypter, à élucider. La rue suscite d’abord un choc visuel, entre lumière et ombre,
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entre monochromie et polychromie, créant, au fil du temps, de plus en plus de jeux
de reflets grâce aux enseignes lumineuses, aux néons, aux nouvelles alliances du verre,
du fer et du bitume, aux lumières des phares des voitures, tous éléments propices aux
surimpressions surréalistes16 . Mais il ne faudrait pas croire que ces effets de lumière
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n’interviennent pas tôt dans le XIXe siècle, Balzac décrivait déjà en 1833 l’illumination
de « la lueur vacillante que projetait le vitrage d’une boutique de cordonnier17 » sur
la chute des reins d’une passante.
La rue constitue surtout un espace social, un point de rencontre et d’échanges,
un lieu de travail aussi contre l’espace du loisir que représente le boulevard. Dans
la rue circulent les petits métiers : les crieurs, les vitriers, les camelots, les cireurs,
les vendeurs de billets de loterie, les saltimbanques mais aussi une société interlope
composée des coupe-jarrets et des pickpockets. Dans la rue, vit ou survit toute une
population, depuis les mendiants jusqu’aux enfants-Gavroche qui aménagent cet
espace à leur mesure. La rue est donc emplie de bruits et de vociférations, de cris, de
chansons18 , d’invectives et de bravos. Il faut aussi évoquer la rue politique, espace
par excellence de la manifestation et de la barricade, de la protestation impulsive
et de l’émeute. Les gouvernements se sont employés à restreindre au maximum les
pouvoirs de la rue qui en légiférant19, qui en réformant l’architecture urbaine.
La rue nécessite donc un apprentissage, une familiarisation. Être dans la rue,
notamment dans le premier XIXe siècle, n’est pas également autorisé à toutes les
catégories sociales et genrées. « Oui donc, il est des rues, ou des fins de rues, il est
certaines maisons, inconnues pour la plupart aux personnes du grand monde, dans
lesquelles une femme appartenant à ce monde ne saurait aller sans faire penser d’elle
15. Walter Benjamin, préface à Franz Hessel, Promenades dans Berlin [1929], L’Herne, 2012.
16. Héloïse Pocry, « Surimpressions naturelles et volontaires chez les surréalistes. Un regard multiple
sur Paris », dans Articulo – Journal of Urban Research, hors-série n° 2 (2009) : « Esthétiques et pratiques
des paysages urbains », mis en ligne le 24 octobre 2009, url : http://articulo.revues.org/1162. Voir aussi
Mélodie Simard-Houde, « Le reporter, conteur et flâneur dans les bas-fonds urbains », Médias 19 [En
ligne], Guillaume Pinson (dir.), Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930), Enquêtes dans les bas-fonds et
le monde criminel, mis à jour le : 10/06/2013, URL : http://www.medias19.org/index.php?id=13393.
17. Honoré de Balzac, Ferragus, La Comédie humaine, t. V, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1977, p. 798.
18. Voir infra dans ce volume l’article de Romain Benini, « La chanson, voix publique ».
19. Ainsi la loi du 7 juin 1848 interdit tous les groupements non armés susceptibles de « troubler la
tranquillité publique ».
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La rue au quotidien 9
les choses les plus blessantes20 ». Être dans la rue, c’est aussi découvrir le phénomène
impressionnant de la foule telle que décrit par Edgar Allan Poe dans « L’homme des
foules » (1840), avec le risque inévitable de la collision. Un article dans un quotidien
parisien de 1935 décrit la difficile déambulation urbaine :
Si le crabe marche de travers, l’homme des villes doit circuler en croix, à tout
le moins en lignes brisées. Sauf aux heures ouatées où le sommeil ayant vidé les
rues les méditatifs et les rêveurs peuvent aller droit dans les voies muettes, le fait
est qu’il nous faut, piétons, occuper le meilleur de notre attention à passer en
zigzags à travers les autres passants, ou – c’est la marche en croix – nous arrêter
brusquement devant qui débouche d’une voie latérale21.
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La littérature nous invite donc à refaire l’expérience d’une non-évidence ambula-
toire. On sait que de cette expérience du choc, le Berlinois Georg Simmel tire toute
une psychologie du citadin. Selon Simmel, l’individualisation, l’intellectualisation et
la rationalisation des rapports sociaux seraient une conséquence de la protection de
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LITTÉRATURES DE RUE
La littérature rend compte de cette violence, voire parfois de cette sauvagerie
de la rue, mais elle entreprend surtout de dévoiler sa lisibilité. « La grande ville est
l’espace sémiotique où aucune matérialité ne reste non sémiotisée. Et Paris est le lieu
où la plus ample sémiotisation correspond à la plus intense conscience qu’a la ville
d’elle-même24 ». Non seulement une grande partie de la rue est textualisée (noms
de rues, enseignes, affiches, graffiti) mais le reste du paysage émet des signes qui
constituent autant de hiéroglyphes que l’herméneute peut décrypter : « Flâner est
une sorte de lecture de la ville où les visages, les étalages, les vitrines, les terrasses de
café, les tramways, les autos, et les arbres deviennent de pures lettres, toutes égales
en droit, qui, ensemble, forment les mots, les phrases et les pages d’un livre toujours
nouveau25 ». On peut proposer une typologie sommaire de ces littératures de rue,
plus d’ailleurs pour éclairer des tendances que pour classer des textes qui parfois
subsument les catégories.
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littérature flâneuse.
La littérature flâneuse ne prétend à aucune scientificité et systématicité, contraire-
ment à la catégorie précédente. Elle est organisée autour de la figure d’un observateur-
flâneur, figure qui a fait florès depuis Mercier jusqu’à Aragon suscitant un des
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La rue au quotidien 11
veut rendre impossible l’érection de la barricade politique mais qui suscite avec les
palissades de bois dont il meuble la ville « une autre barricade, graphique celle-là31 ».
La rue crée donc ses herméneutes qui soulignent la beauté de l’inscription sauvage et
inattendue et peuvent envisager la mise en intrigue d’un simple graffiti :
En attendant, nous cheminons par les rues moisies de l’îlot condamné. Un mur,
rue du Maure, couvert de graffiti sentimentaux. Quel singulier lieu de rendez-vous,
et pour quels aveux, que ce morceau de rue coincé entre les maisons lépreuses.
Fortuné aime Adelle. Eugène aime Jeanne. Robert et Paulette... Nous observons que
cette Paulette revient quatre fois avec d’autres noms masculins32.
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Les flâneurs rendent donc compte d’une extraordinaire emprise de l’écrit sur la
cité où les murs des rues deviennent « sémiophores33 ». Le troisième moment de
cristallisation de la flânerie intervient avec le fait divers ou le micro-spectacle, propices
au développement de la scène. Cette chose vue, amplifiée, allongée, peut être le point
de départ du développement romanesque. « Le drame de Paris met en mouvement
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Romantisme, n° 171
12 Marie-Ève Thérenty
(1901)... En situant en 1842 la première scène des Mystères de Paris « vers le milieu
de la rue aux Fèves », Sue contribue à fixer le roman criminel au centre de Paris avant
qu’il ne délaisse ces quartiers pour les barrières notamment au sud (Saint-Marcel,
Saint-Jacques, l’Observatoire, les Gobelins) puis au nord39 . Les Mystères de Paris
contribuent en tout cas à fonder durablement le décor sinistre du « roman de rue » :
« Cette nuit-là, donc, le vent s’engouffrait violemment dans les espèces de ruelles de
ce lugubre quartier ; la lueur blafarde, vacillante, des réverbères agités par la bise, se
reflétait dans le ruisseau d’eau noirâtre qui coulait au milieu des pavés fangeux 40 »,
décor qui perdure bien après les travaux d’Haussmann et qui constitue même encore
aujourd’hui le topos du roman policier urbain : « Le premier des emblèmes urbains du
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polar est la rue. Rue silencieuse et lugubre, dans une ville opaque, oppressante. On se
demande où elle conduit, et si elle correspond à un monde véritablement humain41 ».
Si la rue est texte, il n’est pas dit qu’elle soit d’abord et avant tout livre. Cette
littérature de rue se développe dans et par la presse. Pratiquement tous les textes cités
dans cet article, ont été d’abord publiés dans le journal ou en revue. Les points de
rencontre entre la presse et la rue sont trop nombreux pour qu’ils soient fortuits42 .
D’abord la presse est intégrée au paysage de la rue par les kiosques à journaux qui
apparaissent dès 1857, les crieurs de journaux qui se démultiplient après 1881 et les
affiches. Ces dernières non seulement font souvent la promotion des journaux et des
romans-feuilletons qu’ils lancent mais elles constituent aussi des formes de renvois
aux journaux. Forme condensée de l’annonce de presse, l’affiche ne se comprend que
par la lecture du journal : « Il suffit qu’un mot, énorme, coure le long des murs. Le
promeneur, obsédé, trouve en rentrant chez lui, dans son journal, le commentaire
insinuant du mot hurleur 43 ». Le journal, par l’intermédiaire du feuilleton, influence
même les enseignes commerciales :
Nos grands magasins ont pris pour devise : au Prophète, au Prince Eugène, au
Palais de l’industrie, aux Trois mousquetaires, au colosse de Rhodes, à la Tour
Malakoff. Vous ne pouvez faire un pas sans lire au front d’une boutique : À la tour
de Nesle, au Sonneur de Saint-Paul, à la Dame blanche, etc. Qu’une éruption
de la butte Montmartre vienne à engloutir Paris, comme le Vésuve a englouti
Pompéi, on pourra après quinze cents ans, retrouver sur les enseignes l’histoire de
nos triomphes et celle de notre littérature44 .
39. Voir Dominique Kalifa et Jean-Claude Farcy, Atlas du crime à Paris, du Moyen Âge à nos jours,
Paris, Parigramme, 2015, p. 98-99. Voir aussi Elsa de Lavergne, La Naissance du roman policier français,
Paris, Garnier, 2009, p. 189.
40. Eugène Sue, Les Mystères de Paris, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1989, p. 32-33.
41. Jean-Noël Blanc, Polarville. Images de la ville dans le roman policier, Lyon, Presses universitaires
de Lyon, 1991, p. 62.
42. Sur cette proximité, nous renvoyons à la démonstration faite par Clément Dessy dans ce numéro
pour la Revue Blanche, « Une esthétique de la rue. La Revue blanche au cœur de la ville. »
43. Les Rassemblements, badauderies parisiennes, ouvr. cité, p. 70.
44. Ibid., p. 303.
2016-1
La rue au quotidien 13
Un des flâneurs les plus patentés du Second Empire, Victor Fournel, souligne
bien la continuité entre la rue et la presse lorsqu’il prétend lire la rue comme on lit
son journal : « « Je lisais chaque enseigne, comme un bourgeois de petite ville lit son
journal, depuis le titre jusqu’à la signature de l’imprimeur45 ».
En fait, si le flâneur lit la rue comme son journal, le journal se nourrit continûment
de la rue, avec des modalités qui varient selon les époques. Par exemple sous le Second
Empire, les personnalités les plus excentriques de la rue (chanteurs, poètes, charlatans)
deviennent, grâce aux flâneurs-journalistes (Victor Fournel, Charles Yriarte46 ) des
silhouettes médiatiques, voire de véritables stars. Mangin le vendeur de crayons,
célébré à la fois par Fournel et Yriarte, et visiblement bon dialecticien, se surlégitime
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même dans la rue en étalant l’article de journal, ce que raconte Victor Fournel dans...
la Revue de Paris :
Il y a quelque temps, le Journal pour rire avait consacré à ce roi des orateurs en
plein vent un article burlesque accompagné d’une gravure des plus fidèles qui le
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représentait dans l’exercice de ses fonctions. Un autre aurait feint de ne pas s’en
apercevoir, ou s’en serait jeté la tête aux murs, ou bien aurait provoqué l’auteur
en duel. Mangin a fait tourner à sa gloire ce qui eût pu tourner à sa honte. Avant
de prendre la parole, pendant que l’orgue déroule sa mélodie, et que la curiosité
écarquille tous les yeux, Mangin déploie lentement le numéro du journal, montre
à la foule ébahie la gravure et l’article, se frappe du doigt sur la poitrine pour
indiquer que c’est bien de lui qu’il s’agit, puis désigne en souriant son acolyte qui
reste enveloppé dans son impassibilité stoïque. Sur trois cents spectateurs, il y en a
toujours bien deux cent quatre-vingt-quinze qui n’ont pas lu le Journal pour rire ;
ceux-là sont stupéfaits et se disent : « Voyez, on fait son portrait dans des gazettes ;
on lui consacre des articles, comme à M. Fattet et au docteur Véron. Preuve qu’il
est célèbre. Quel homme ! » Les cinq autres restent muets d’admiration devant
tant de savoir-faire ; et le tour est joué, sans qu’on puisse lui reprocher le plus petit
mensonge.
Pends-toi, Journal pour rire : tu n’avais pas prévu cela47.
Il existe donc des formes de reprises, de circulations, de mixages entre la rue et
la presse qui donnent le vertige. Sous les enseignes à calembour qui ont initié la
population à la culture de la blague, les « loustics » écoulent des épigrammes qu’ils
ont repérées dans la petite presse et les almanachs48 . Significativement, Jules Vallès49
nomme en 1867 La Rue son journal qui prône, contre la chronique, le fait divers et
le petit reportage urbain. Ce dernier genre, dérivation tardive de la flânerie, a une
longue postérité mal connue : il est abondamment pratiqué dans les années 1930
dans un journal comme Paris-Soir et la rue est encore un objet de fascination dans
Romantisme, n° 171
14 Marie-Ève Thérenty
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dans cet édifice bourgeois qu’a longtemps été le journal et c’est là aussi que s’est
typifié avec Les Mystères de Paris, le portier Pipelet, une silhouette du seuil, entre la
rue et l’intérieur, appelée à avoir une longue carrière topique.
Mais pourquoi cette proximité, cette continuité, cette analogie entre le journal
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50. Voir dans ce numéro l’article de Mélodie Simard-Houde, « La rue parisienne et le reportage,
enquêtes d’une affinité élective ».
51. Philippe Soupault, ouvr. cité, p. 24.
52. Stéphane Füzesséry et Philippe Simay, Le Choc des métropoles, éditions de l’éclat, Philosophie
imaginaire, 2008, p. 44.
53. S. Kracauer, « Ein film » dans Werke, t. 6.1, Kleine Schriften zum film, 1921-1927, Francfort,
Suhrkamp, 2004, p. 56 cité dans Stéphane Füzesséry et al, Le choc des métropoles, Éditions de l’Éclat,
Philosophie imaginaire, 2008, p. 14.
2016-1