Download as pdf or txt
Download as pdf or txt
You are on page 1of 11

la@rue@au@quotidienN@lisibilit￉s@urbainesL@des@tableaux
de@paris@aux@d￉ambulations@surr￉alistes
m。イゥ・M￈カ・@tィ←イ・ョエケ

aイュ。ョ、@cッャゥョ@シ@ᆱ@rッュ。ョエゥウュ・@ᄏ@

RPQVOQ@ョᄚ@QWQ@シ@ー。ァ・ウ@U@¢@QT

issn@PPTXMXUYS

Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 03/08/2016 18h26. © Armand Colin
isbn@YWXRRPPYSPWWV
aイエゥ」ャ・@、ゥウーッョゥ「ャ・@・ョ@ャゥァョ・@¢@ャG。、イ・ウウ・@Z
MMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMM
ィエエーZOOキキキN」。ゥイョNゥョヲッOイ・カオ・Mイッュ。ョエゥウュ・MRPQVMQMー。ァ・MUNィエュ
Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 03/08/2016 18h26. © Armand Colin

MMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMM

pッオイ@」ゥエ・イ@」・エ@。イエゥ」ャ・@Z
MMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMM
m。イゥ・M￈カ・@tィ←イ・ョエケL@ᆱ@l。@イオ・@。オ@アオッエゥ、ゥ・ョN@lゥウゥ「ゥャゥエ←ウ@オイ「。ゥョ・ウL@、・ウ@エ。「ャ・。オク@、・
p。イゥウ@。オク@、←。ュ「オャ。エゥッョウ@ウオイイ←。ャゥウエ・ウ@@ᄏL@rッュ。ョエゥウュ・@RPQVOQ@Hョᄚ@QWQIL@ーN@UMQTN
MMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMM


dゥウエイゥ「オエゥッョ@←ャ・」エイッョゥアオ・@c。ゥイョNゥョヲッ@ーッオイ@aイュ。ョ、@cッャゥョN
ᄅ@aイュ。ョ、@cッャゥョN@tッオウ@、イッゥエウ@イ←ウ・イカ←ウ@ーッオイ@エッオウ@ー。ケウN

l。@イ・ーイッ、オ」エゥッョ@ッオ@イ・ーイ←ウ・ョエ。エゥッョ@、・@」・エ@。イエゥ」ャ・L@ョッエ。ュュ・ョエ@ー。イ@ーィッエッ」ッーゥ・L@ョG・ウエ@。オエッイゥウ←・@アオ・@、。ョウ@ャ・ウ
ャゥュゥエ・ウ@、・ウ@」ッョ、ゥエゥッョウ@ァ←ョ←イ。ャ・ウ@、Gオエゥャゥウ。エゥッョ@、オ@ウゥエ・@ッオL@ャ・@」。ウ@←」ィ←。ョエL@、・ウ@」ッョ、ゥエゥッョウ@ァ←ョ←イ。ャ・ウ@、・@ャ。
ャゥ」・ョ」・@ウッオウ」イゥエ・@ー。イ@カッエイ・@←エ。「ャゥウウ・ュ・ョエN@tッオエ・@。オエイ・@イ・ーイッ、オ」エゥッョ@ッオ@イ・ーイ←ウ・ョエ。エゥッョL@・ョ@エッオエ@ッオ@ー。イエゥ・L
ウッオウ@アオ・ャアオ・@ヲッイュ・@・エ@、・@アオ・ャアオ・@ュ。ョゥ│イ・@アオ・@」・@ウッゥエL@・ウエ@ゥョエ・イ、ゥエ・@ウ。オヲ@。」」ッイ、@ーイ←。ャ。「ャ・@・エ@←」イゥエ@、・
ャG←、ゥエ・オイL@・ョ@、・ィッイウ@、・ウ@」。ウ@ーイ←カオウ@ー。イ@ャ。@ャ←ァゥウャ。エゥッョ@・ョ@カゥァオ・オイ@・ョ@fイ。ョ」・N@iャ@・ウエ@ーイ←」ゥウ←@アオ・@ウッョ@ウエッ」ォ。ァ・
、。ョウ@オョ・@「。ウ・@、・@、ッョョ←・ウ@・ウエ@←ァ。ャ・ュ・ョエ@ゥョエ・イ、ゥエN

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Marie-Ève Thérenty

La rue au quotidien. Lisibilités urbaines,


des tableaux de Paris aux déambulations
surréalistes

Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 03/08/2016 18h26. © Armand Colin
Beaucoup d’œuvres du XIXe siècle et du premier XXe siècle pourraient à l’instar
du Dictionnaire de la langue verte d’Alfred Delvau, prétendre avoir été « pensées dans
Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 03/08/2016 18h26. © Armand Colin

la rue et écrites sur une borne1 ». Non seulement une « littérature du trottoir2 » –
complaintes, vieux fonds grivois ou manifestes politiques – mais également toute la
littérature panoramique depuis le Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier et Les
Nuits de Paris de Restif de la Bretonne jusqu’à ses manifestations romantiques et
réalistes, la flânerie, le roman-feuilleton urbain, l’œuvre de Charles Baudelaire et plus
tard dans l’entre-deux-guerres, certains récits surréalistes, les essais journalistiques
de Franz Hessel, Siegfried Kracauer ou Walter Benjamin trouvent leur inspiration
dans la rue. Le XIXe siècle et le premier XXe siècle sont prolifiques en histoires, essais,
utopies de la rue alors qu’aujourd’hui la rue à la fois comme espace matériel au cœur
de la vie quotidienne et comme espace imaginaire et symbolique au centre de la
construction du politique, du social et du culturel, suscite peu de travaux. L’absence
d’étude globale sur la rue qu’Arlette Farge déplorait pour le XVIIIe siècle3 en 1979
vaut encore aujourd’hui pour un grand XIXe siècle. C’est cette lacune que ce numéro
pluridisciplinaire vise à commencer à combler sur une chronologie longue de 1781,
date du premier Tableau de Paris de Mercier, à l’entre-deux-guerres.
Il s’agira de montrer qu’en dépit des mutations d’ampleur que connaît la rue et
malgré les inflexions qu’une analyse historique ne peut manquer de mettre en avant,
l’herméneute est devant une séquence relativement homogène marquée, comme cela
a souvent été souligné, par la pratique de la flânerie, mais aussi et peut-être plus
structurellement, par une superposition, voire une forme de fusion entre l’expérience
de la rue et la civilisation du journal. Car même si la rue, lieu de mutations radicales,
est difficile à appréhender globalement sur une si longue période, l’expérience de la
rue, telle qu’elle est rapportée par les écrivains, s’inscrit dans le maintien d’une tension
entre la représentation d’un espace à conquérir, marqué par le bruit, la violence, le

1. Alfred Delvau, Dictionnaire de la langue verte : argots parisiens comparés, E. Dentu, 1866 p. III.
Il s’agit d’une reprise d’un mot de Rivarol prononcé à propos du Tableau de Paris de Mercier.
2. Jean-Yves Mollier « La “littérature du trottoir” à la Belle Époque entre contestation et dérision »,
Cahiers d’histoire, dossier « Écrire pour convaincre », no 90-91, 2003, p. 85-96.
3. Arlette Farge, Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 1992
[1979], p. 1.

rticle on line Romantisme, n° 171 (2016-1)


6 Marie-Ève Thérenty

choc et la proclamation synchrone de sa lisibilité. Cette revendication de lisibilité de


la rue – nous reprenons ici le concept et les hypothèses de Karlheinz Stierle4 – est au
cœur des trois genres de littérature de rue que nous proposons de distinguer : l’essai
historique, la flânerie et la fiction. Mais si la rue est lisible, elle paraît cependant
moins proche du livre que du journal. Nous montrerons finalement la porosité entre
l’espace médiatique et l’expérience de la rue.

UN ESPACE EN ÉVOLUTION
La rue est un espace public aménagé pour la circulation, bordé d’immeubles.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 03/08/2016 18h26. © Armand Colin
L’annuaire Didot-Bottin de Paris et de la Seine commence la publication de la liste
des rues de Paris en 1911 par cette note : « En 1910, Paris comptait 2653 rues, 373
passages, 302 impasses, 155 cités, 155 places, 147 avenues, 104 villas, 86 boulevards,
72 cours, 55 portes, 45 quais, 31 ponts, 28 galeries, 28 ports, 10 ruelles, 8 faubourgs,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 03/08/2016 18h26. © Armand Colin

3 poternes, 2 chaussées, 1 bois (de Boulogne), 1 carré (des Champs-Élysées), 1


esplanade ». La rue est distinguée d’autres voies par des critères, de longueur et surtout
de largeur mais aussi de bordures, qui ont varié au cours du siècle5 . Il est parfois
difficile de différencier la rue d’autres types de voies comme le boulevard6 ou le
passage. Dès 1827, un vaudeville de Brazier, Gabriel et Dumersan intitulé Les Passages
et les rues ou la guerre déclarée, semblait pourtant poser d’irréductibles différences :
Belhomme
M. Dulingot, mesdames les marchandes se plaignent que la police du passage est
mal faite, et elles menacent de donner congé.
Dulingot
Et où iraient-elles ? Dans les rues, quand on a tâté d’un passage ? pas de crotte,
pas de poussière ; la grille fermée à onze heures.
Belhomme
Quels avantages pour les mœurs ?
Dulingot
Croyez en votre propriétaire, dans deux ans d’ici, toutes les rues seront dans les
passages7.
On rappellera que c’est justement à propos du passage, de son architecture verre-
acier, de ses commerces et de son terrain propice à la flânerie, que Walter Benjamin,
inspiré par la lecture du Paysan de Paris (1924-1925) de Louis Aragon, a mythifié la
capitale. Ce dossier ne considérera donc pas la rue comme hyperonyme de la voirie
parisienne mais cherchera sa spécificité propre, écartant, dans la mesure du possible,
les passages et les boulevards qui ont leur propre mythologie.

4. Karlheinz Stierle, La Capitale des signes. Paris et son discours, Paris, Maison des sciences de
l’homme, 2001.
5. Maurice Garden, « Histoire de la rue », Pouvoirs, n° 116, janvier 2006, p. 5-17.
6. Nous renvoyons à Jean-Dominique Gofette (dir.), Les Grands Boulevards, Romantisme, 2006,
n° 134.
7. Brazier, Gabriel, Dumersan, Les Passages et les rues ou la guerre déclarée, Duvernois, 1827, p. 5.

2016-1
La rue au quotidien 7

Outre la difficulté et la nécessité de distinguer la spécificité de la rue dans


l’ensemble de la voirie urbaine, il faut également souligner l’incroyable mutation de
la rue en plus d’un siècle. Il suffit de lire une description dans le Tableau de Paris de
Louis-Sébastien Mercier pour comprendre que la rue est au départ malaisée pour le
piéton :
Un large ruisseau coupe quelquefois une rue en deux, et de manière à interrompre
la communication entre les deux côtés des maisons. À la moindre averse, il faut
dresser des ponts tremblants. Rien ne doit plus divertir un étranger que de voir
un Parisien traverser ou sauter un ruisseau fangeux avec une perruque à trois
marteaux, des bas blancs et un habit galonné, courir dans de vilaines rues sur la

Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 03/08/2016 18h26. © Armand Colin
pointe du pied, recevoir le fleuve des gouttières sur un parasol de taffetas8 .
La rue parisienne a connu au XIXe siècle d’énormes mutations que l’on réduit trop
souvent aux travaux lancés par le préfet Haussmann à partir de 1853. L’évolution vers
la rue contemporaine s’est faite, tout au long du siècle, à coups d’alignement et d’élar-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 03/08/2016 18h26. © Armand Colin

gissement, d’assainissement et de nettoiement, d’éclairage et de sécurisation diurne et


nocturne9 , de dénomination et de numérotation. Toutes les générations de Parisiens
ont fait l’expérience de « débaptisations » brutales de rues10 ou d’expropriations11.
Encore en 1935, un reportage dans Le Petit Parisien prétend pouvoir « parler d’un
Paris nouveau, ou renouvelé12 », les derniers îlots insalubres de la capitale ayant été
pris en charge à partir de 1923. Paris a fait cohabiter pendant plus d’un siècle la ruine
et la modernité. La rue est donc un espace instable en perpétuelle métamorphose, ce
qui est source d’interrogations, de perplexités et de discours.
Une des interrogations les plus récurrentes amenée par la rue porte sur la frontière
entre privé et public. L’expropriation qui permet de s’attaquer au dogme de la
propriété privée inaliénable révèle la volonté de maîtrise de l’ensemble de l’espace
par un pouvoir régalien. Notamment l’image récurrente des immeubles éventrés, « la
porte de la maison absente, la maison elle-même coupée par le milieu, ayant perdu
une de ses murailles et livrant à tous les regards les mystères de ses salons, de ses
chambres, de ses alcôves, de ses réduits les plus secrets13 », remet en cause l’intimité
bourgeoise. À l’appartement ouvert sur la voie publique, le flâneur répond en habitant
davantage la rue et en faisant de cet espace public, selon l’expression de Walter
Benjamin, « l’appartement du collectif14 ». L’habitant des rues apprend au cours du
siècle à privatiser cet espace. Les rues « sont la demeure de l’être éternellement inquiet,
éternellement agité qui vit, apprend, reconnaît et imagine, entre les façades de maisons

8. Louis Sébastien Mercier, Tableau de Paris, (1782), Robert Laffont, coll. Bouquins, Paris, 1990,
p. 46-47.
9. Le premier article de ce numéro, Sabine Barles et André Guillerme, « La rue parisienne au
XIX e siècle : standardisation et contrôle », décrit précisément ces transformations.
10. L’article de Florence Bourillon, « Dénommer et renommer la rue ou comment accompagner la
transformation de Paris à la fin du XIXe siècle » traite de cette question.
11. On pense à la loi sur l’expropriation du 3 mai 1841. Conçue pour le chemin de fer, elle va aussi
servir pour l’environnement urbain.
12. André Arnyvelde, « Paris, Capitale nouvelle », Le Petit Parisien, 9 novembre 1935.
13. Marie Aycard, L’Alignement d’une rue, roman paru dans L’Ordre, 14-21 mai 1849.
14. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle : le livre des passages, Paris, Cerf, p. 441.

Romantisme, n° 171
8 Marie-Ève Thérenty

autant de choses que l’individu à l’abri de ses quatre murs. Pour les gens de la masse –
et le flâneur vit avec elle – les étincelantes enseignes émaillées des sociétés ne sont ni
plus ni moins qu’un ornement mural, comme l’est au salon, une peinture à l’huile
pour le bourgeois ; les murs coupe-feu sont leur pupitre, les kiosques à journaux leurs
bibliothèques, les boîtes à lettres leurs bronzes, les bancs leur boudoir, et la terrasse
de café l’encorbellement d’où ils observent leur foyer15 ». La rue constitue donc un
espace qui longtemps brouille plus qu’il n’établit la frontière entre la sphère privée et
la sphère publique.
Les transformations de la rue et la variété de ses paysages en font une matière à
décrypter, à élucider. La rue suscite d’abord un choc visuel, entre lumière et ombre,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 03/08/2016 18h26. © Armand Colin
entre monochromie et polychromie, créant, au fil du temps, de plus en plus de jeux
de reflets grâce aux enseignes lumineuses, aux néons, aux nouvelles alliances du verre,
du fer et du bitume, aux lumières des phares des voitures, tous éléments propices aux
surimpressions surréalistes16 . Mais il ne faudrait pas croire que ces effets de lumière
Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 03/08/2016 18h26. © Armand Colin

n’interviennent pas tôt dans le XIXe siècle, Balzac décrivait déjà en 1833 l’illumination
de « la lueur vacillante que projetait le vitrage d’une boutique de cordonnier17 » sur
la chute des reins d’une passante.
La rue constitue surtout un espace social, un point de rencontre et d’échanges,
un lieu de travail aussi contre l’espace du loisir que représente le boulevard. Dans
la rue circulent les petits métiers : les crieurs, les vitriers, les camelots, les cireurs,
les vendeurs de billets de loterie, les saltimbanques mais aussi une société interlope
composée des coupe-jarrets et des pickpockets. Dans la rue, vit ou survit toute une
population, depuis les mendiants jusqu’aux enfants-Gavroche qui aménagent cet
espace à leur mesure. La rue est donc emplie de bruits et de vociférations, de cris, de
chansons18 , d’invectives et de bravos. Il faut aussi évoquer la rue politique, espace
par excellence de la manifestation et de la barricade, de la protestation impulsive
et de l’émeute. Les gouvernements se sont employés à restreindre au maximum les
pouvoirs de la rue qui en légiférant19, qui en réformant l’architecture urbaine.
La rue nécessite donc un apprentissage, une familiarisation. Être dans la rue,
notamment dans le premier XIXe siècle, n’est pas également autorisé à toutes les
catégories sociales et genrées. « Oui donc, il est des rues, ou des fins de rues, il est
certaines maisons, inconnues pour la plupart aux personnes du grand monde, dans
lesquelles une femme appartenant à ce monde ne saurait aller sans faire penser d’elle

15. Walter Benjamin, préface à Franz Hessel, Promenades dans Berlin [1929], L’Herne, 2012.
16. Héloïse Pocry, « Surimpressions naturelles et volontaires chez les surréalistes. Un regard multiple
sur Paris », dans Articulo – Journal of Urban Research, hors-série n° 2 (2009) : « Esthétiques et pratiques
des paysages urbains », mis en ligne le 24 octobre 2009, url : http://articulo.revues.org/1162. Voir aussi
Mélodie Simard-Houde, « Le reporter, conteur et flâneur dans les bas-fonds urbains », Médias 19 [En
ligne], Guillaume Pinson (dir.), Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930), Enquêtes dans les bas-fonds et
le monde criminel, mis à jour le : 10/06/2013, URL : http://www.medias19.org/index.php?id=13393.
17. Honoré de Balzac, Ferragus, La Comédie humaine, t. V, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1977, p. 798.
18. Voir infra dans ce volume l’article de Romain Benini, « La chanson, voix publique ».
19. Ainsi la loi du 7 juin 1848 interdit tous les groupements non armés susceptibles de « troubler la
tranquillité publique ».

2016-1
La rue au quotidien 9

les choses les plus blessantes20 ». Être dans la rue, c’est aussi découvrir le phénomène
impressionnant de la foule telle que décrit par Edgar Allan Poe dans « L’homme des
foules » (1840), avec le risque inévitable de la collision. Un article dans un quotidien
parisien de 1935 décrit la difficile déambulation urbaine :
Si le crabe marche de travers, l’homme des villes doit circuler en croix, à tout
le moins en lignes brisées. Sauf aux heures ouatées où le sommeil ayant vidé les
rues les méditatifs et les rêveurs peuvent aller droit dans les voies muettes, le fait
est qu’il nous faut, piétons, occuper le meilleur de notre attention à passer en
zigzags à travers les autres passants, ou – c’est la marche en croix – nous arrêter
brusquement devant qui débouche d’une voie latérale21.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 03/08/2016 18h26. © Armand Colin
La littérature nous invite donc à refaire l’expérience d’une non-évidence ambula-
toire. On sait que de cette expérience du choc, le Berlinois Georg Simmel tire toute
une psychologie du citadin. Selon Simmel, l’individualisation, l’intellectualisation et
la rationalisation des rapports sociaux seraient une conséquence de la protection de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 03/08/2016 18h26. © Armand Colin

la vie subjective contre la violence de la grande ville et conduiraient à de nouvelles


conduites urbaines – le blasement, la réserve, la coquetterie, le conflit22 . La rue permet-
trait donc de poser les jalons d’une nouvelle sociologie des sens23 . Plus généralement
dans l’école allemande (Simmel, Benjamin, Kracauer), l’état traumatique de choc est
souvent décrit comme constitutif de l’expérience de la métropole.

LITTÉRATURES DE RUE
La littérature rend compte de cette violence, voire parfois de cette sauvagerie
de la rue, mais elle entreprend surtout de dévoiler sa lisibilité. « La grande ville est
l’espace sémiotique où aucune matérialité ne reste non sémiotisée. Et Paris est le lieu
où la plus ample sémiotisation correspond à la plus intense conscience qu’a la ville
d’elle-même24 ». Non seulement une grande partie de la rue est textualisée (noms
de rues, enseignes, affiches, graffiti) mais le reste du paysage émet des signes qui
constituent autant de hiéroglyphes que l’herméneute peut décrypter : « Flâner est
une sorte de lecture de la ville où les visages, les étalages, les vitrines, les terrasses de
café, les tramways, les autos, et les arbres deviennent de pures lettres, toutes égales
en droit, qui, ensemble, forment les mots, les phrases et les pages d’un livre toujours
nouveau25 ». On peut proposer une typologie sommaire de ces littératures de rue,
plus d’ailleurs pour éclairer des tendances que pour classer des textes qui parfois
subsument les catégories.

20. Balzac, ouvr. cité, p. 795-796.


21. André Arnyvelde, « Le Pharaonisme 1935 », Paris capitale nouvelle, Le Petit Parisien,
16 novembre 1935.
22. Georg Simmel, Les Grandes Villes et la vie de l’esprit, Paris, Payot, 2013.
23. Georg Simmel, « Essai sur la sociologie des sens » dans Mélanges de philosophie relativiste, Paris,
Alcan, 1912.
24. Karlheinz Stierle, La Capitale des signes. Paris et son discours, ouvr. cité, p. 3.
25. Franz Hessel, Promenades dans Berlin (1929), Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1989,
p. 141.

Romantisme, n° 171
10 Marie-Ève Thérenty

Une première catégorie permet d’isoler un ensemble d’ouvrages historiques qui


fonctionnent sur le principe de la monographie (Charles Duplomb, La Rue du bac,
1894) ou, de manière plus ambitieuse, du répertoire (Édouard Fournier, Énigmes des
rues de Paris, 1860). Cette catégorie d’ouvrages se focalise souvent prioritairement sur
le nom des rues, à l’instar de l’essai du bibliophile Jacob, Physiologie des rues de Paris
(1842). Depuis la Révolution française, les pouvoirs publics ont organisé à plusieurs
reprises, de manière plus ou moins systématique, des opérations de renomination
des rues, entraînant chez les Parisiens un sentiment d’égarement et aussi la volonté
de faire perdurer une mémoire. Cette littérature étymologico-historique développe
la recherche d’indices et de traces de la rue passée, objectif qu’elle partage avec la

Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 03/08/2016 18h26. © Armand Colin
littérature flâneuse.
La littérature flâneuse ne prétend à aucune scientificité et systématicité, contraire-
ment à la catégorie précédente. Elle est organisée autour de la figure d’un observateur-
flâneur, figure qui a fait florès depuis Mercier jusqu’à Aragon suscitant un des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 03/08/2016 18h26. © Armand Colin

paradigmes d’explicitation les plus féconds du XIXe siècle. Le flâneur à proprement


parler émerge dans la littérature physiologique et panoramique des années trente. Il
abandonne le point de vue surplombant, panoramique et extérieur de l’observateur
(depuis une fenêtre, avec un lorgnon par exemple comme le montre la vignette
représentant l’Hermite de la Chaussée d’Antin en ouverture de ses Observations sur les
mœurs et les usages parisiens au cours du XIXe siècle (1812)26 ) pour une vision immergée,
détaillée et segmentée à l’instar de celle de l’homme des foules de Poe. Cette pratique
de la flânerie assumée par exemple par un Victor Fournel27 ou par un Félix Vallotton
pour le recueil Les Badauderies parisiennes28 perdure jusqu’aux surréalistes qui placent
la promenade erratique parmi leurs pratiques de prédilection. Cette littérature se
cristallise autour de trois séquences clés de mise en évidence de la lisibilité de la ville.
La première séquence se déclenche avec la typification29 du personnel de la rue :
le chiffonnier, le camelot, le portier, les artistes de rue... Cette nomenclature peut,
tout autant qu’un répertoire de rues, constituer le sommaire de certains ouvrages
(Ce qu’on voit dans les rues de Paris de Fournel). Le deuxième processus intervient
avec la retranscription, le déchiffrage, et l’explicitation des très nombreuses écritures
qui jalonnent le parcours urbain du flâneur : affiches, graffiti, enseignes... Dès avant
la Révolution française, on peut se faire avec Mercier une idée de la profusion des
affiches : « Ces affiches sont arrachées le lendemain, pour faire place à d’autres. Si
la main qui les colle ne les déchirait pas, les rues à la longue seraient obstruées par
une espèce de carton30 ». Cela ne fait que s’amplifier avec Haussmann qui certes
26. L’Hermite de la Chaussée-d’Antin ou Observations sur les mœurs et les usages parisiens au
commencement du XIXe siècle. Voir Catherine Nesci, « Un enseignement par les yeux. Éditeurs et auteurs
dans les frontispices de L’Hermite de la Chaussée-d’Antin (1813-1815) et du Diable à Paris », dans
Catherine Pascal, Marie-Ève Thérenty et Trung Tran (dir.), Images, autorité, auctorialité, Paris, Garnier, à
paraître en 2016.
27. Victor Fournel, Ce qu’on voit dans les rues de Paris, Paris, Dentu, 1867, p. 279.
28. Badauderies Parisiennes. Les rassemblements. Physiologies de la rue, Paris, Bibliophiles indé-
pendants, 1896, p. V.
29. Sur cette mise en types, nous renvoyons à l’article de Boris Lyon-Caen, « L’énonciation piétonnière.
Le boulevard au crible de l’étude de mœurs (1821-1867) », Romantisme, 2006, 4, n° 134, p. 27.
30. Mercier, « Les affiches », Tableau de Paris, t. IV, ouvr. cité, p. 153.

2016-1
La rue au quotidien 11

veut rendre impossible l’érection de la barricade politique mais qui suscite avec les
palissades de bois dont il meuble la ville « une autre barricade, graphique celle-là31 ».
La rue crée donc ses herméneutes qui soulignent la beauté de l’inscription sauvage et
inattendue et peuvent envisager la mise en intrigue d’un simple graffiti :
En attendant, nous cheminons par les rues moisies de l’îlot condamné. Un mur,
rue du Maure, couvert de graffiti sentimentaux. Quel singulier lieu de rendez-vous,
et pour quels aveux, que ce morceau de rue coincé entre les maisons lépreuses.
Fortuné aime Adelle. Eugène aime Jeanne. Robert et Paulette... Nous observons que
cette Paulette revient quatre fois avec d’autres noms masculins32.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 03/08/2016 18h26. © Armand Colin
Les flâneurs rendent donc compte d’une extraordinaire emprise de l’écrit sur la
cité où les murs des rues deviennent « sémiophores33 ». Le troisième moment de
cristallisation de la flânerie intervient avec le fait divers ou le micro-spectacle, propices
au développement de la scène. Cette chose vue, amplifiée, allongée, peut être le point
de départ du développement romanesque. « Le drame de Paris met en mouvement
Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 03/08/2016 18h26. © Armand Colin

les formes fixes du tableau de Paris34 ».


Le troisième grand massif est constitué par la littérature romanesque qui s’ancre
pour une partie dans la rue parisienne à partir de 1830. Ferragus débute comme une
physiologie, avec la découverte d’une anomalie sociale : une femme file dans une rue
qu’elle n’aurait jamais dû fréquenter. À partir de ce dysfonctionnement, la physiologie
peut dégénérer dans « le drame le plus effroyablement terrible, un drame plein de sang
et d’amour, un drame de l’école moderne35 ». Cette potentialité romanesque fournie
par la présence d’une femme dans la rue fonctionne longtemps. À un siècle d’écart,
c’est Nadja, « la créature toujours inspirée et inspirante qui n’aimait qu’être dans la
rue, pour elle seul champ d’expérience valable, dans la rue, à portée d’interrogation
de tout être humain lancé sur une grande chimère36 », ou Georgette qui court les
rues de Paris la nuit37 . Chez Soupault, l’impulsion vient de la collusion avec le fait
divers et de la découverte soudaine par le flâneur du monde de la pègre. Soupault ne
fait là que réutiliser un des ressorts de la fiction de rue qui est, depuis le XIXe siècle,
souvent criminelle, voire policière. Rappelons que l’un des premiers récits policiers,
une nouvelle de Poe, mobilise dès son titre, « The Murders in the Rue Morgue », une
rue parisienne créant un modèle de titraille, inspiré du fait divers, qui va perdurer38 :
Le Drame de la rue de la Paix par Adolphe Belot (1875), L’Affaire de la rue du Temple
de Constant Guéroult (1884), Le Crime de la rue Javel de Marie-François Goron

31. Philippe Artières, La Police de l’écriture. L’invention de la délinquance graphique, La Découverte,


2013.
32. André Arnyvelde, « Métempsychose des îlots insalubres », Paris capitale nouvelle, Le Petit
Parisien, 28 novembre 1935.
33. Philippe Hamon, Imageries. Littérature et image au XIXe siècle, Corti, 2007, p. 153.
34. Karlheinz Stierle, ouvr. cité, p. 210.
35. Honoré de Balzac, Ferragus, ouvr. cité, p. 796.
36. André Breton, Nadja (1928), Paris, Gallimard, « Folio », 1998, p. 113.
37. Philippe Soupault, Les dernières nuits de Paris (1928), Gallimard, 1997.
38. Sur ce point nous renvoyons dans ce volume à l’article d’Andrea Goulet « Du massacre de la rue
Transnonain aux « drames de la rue » : politique et théâtre de l’espace » et plus globalement à son livre,
Legacies of the Rue Morgue : Science, Space, and Crime Fiction in France, Philadelphia, University of
Pennsylvania Press, 2015.

Romantisme, n° 171
12 Marie-Ève Thérenty

(1901)... En situant en 1842 la première scène des Mystères de Paris « vers le milieu
de la rue aux Fèves », Sue contribue à fixer le roman criminel au centre de Paris avant
qu’il ne délaisse ces quartiers pour les barrières notamment au sud (Saint-Marcel,
Saint-Jacques, l’Observatoire, les Gobelins) puis au nord39 . Les Mystères de Paris
contribuent en tout cas à fonder durablement le décor sinistre du « roman de rue » :
« Cette nuit-là, donc, le vent s’engouffrait violemment dans les espèces de ruelles de
ce lugubre quartier ; la lueur blafarde, vacillante, des réverbères agités par la bise, se
reflétait dans le ruisseau d’eau noirâtre qui coulait au milieu des pavés fangeux 40 »,
décor qui perdure bien après les travaux d’Haussmann et qui constitue même encore
aujourd’hui le topos du roman policier urbain : « Le premier des emblèmes urbains du

Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 03/08/2016 18h26. © Armand Colin
polar est la rue. Rue silencieuse et lugubre, dans une ville opaque, oppressante. On se
demande où elle conduit, et si elle correspond à un monde véritablement humain41 ».

LECTURE DE RUE, TEXTE DE PRESSE


Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 03/08/2016 18h26. © Armand Colin

Si la rue est texte, il n’est pas dit qu’elle soit d’abord et avant tout livre. Cette
littérature de rue se développe dans et par la presse. Pratiquement tous les textes cités
dans cet article, ont été d’abord publiés dans le journal ou en revue. Les points de
rencontre entre la presse et la rue sont trop nombreux pour qu’ils soient fortuits42 .
D’abord la presse est intégrée au paysage de la rue par les kiosques à journaux qui
apparaissent dès 1857, les crieurs de journaux qui se démultiplient après 1881 et les
affiches. Ces dernières non seulement font souvent la promotion des journaux et des
romans-feuilletons qu’ils lancent mais elles constituent aussi des formes de renvois
aux journaux. Forme condensée de l’annonce de presse, l’affiche ne se comprend que
par la lecture du journal : « Il suffit qu’un mot, énorme, coure le long des murs. Le
promeneur, obsédé, trouve en rentrant chez lui, dans son journal, le commentaire
insinuant du mot hurleur 43 ». Le journal, par l’intermédiaire du feuilleton, influence
même les enseignes commerciales :
Nos grands magasins ont pris pour devise : au Prophète, au Prince Eugène, au
Palais de l’industrie, aux Trois mousquetaires, au colosse de Rhodes, à la Tour
Malakoff. Vous ne pouvez faire un pas sans lire au front d’une boutique : À la tour
de Nesle, au Sonneur de Saint-Paul, à la Dame blanche, etc. Qu’une éruption
de la butte Montmartre vienne à engloutir Paris, comme le Vésuve a englouti
Pompéi, on pourra après quinze cents ans, retrouver sur les enseignes l’histoire de
nos triomphes et celle de notre littérature44 .

39. Voir Dominique Kalifa et Jean-Claude Farcy, Atlas du crime à Paris, du Moyen Âge à nos jours,
Paris, Parigramme, 2015, p. 98-99. Voir aussi Elsa de Lavergne, La Naissance du roman policier français,
Paris, Garnier, 2009, p. 189.
40. Eugène Sue, Les Mystères de Paris, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1989, p. 32-33.
41. Jean-Noël Blanc, Polarville. Images de la ville dans le roman policier, Lyon, Presses universitaires
de Lyon, 1991, p. 62.
42. Sur cette proximité, nous renvoyons à la démonstration faite par Clément Dessy dans ce numéro
pour la Revue Blanche, « Une esthétique de la rue. La Revue blanche au cœur de la ville. »
43. Les Rassemblements, badauderies parisiennes, ouvr. cité, p. 70.
44. Ibid., p. 303.

2016-1
La rue au quotidien 13

Un des flâneurs les plus patentés du Second Empire, Victor Fournel, souligne
bien la continuité entre la rue et la presse lorsqu’il prétend lire la rue comme on lit
son journal : « « Je lisais chaque enseigne, comme un bourgeois de petite ville lit son
journal, depuis le titre jusqu’à la signature de l’imprimeur45 ».
En fait, si le flâneur lit la rue comme son journal, le journal se nourrit continûment
de la rue, avec des modalités qui varient selon les époques. Par exemple sous le Second
Empire, les personnalités les plus excentriques de la rue (chanteurs, poètes, charlatans)
deviennent, grâce aux flâneurs-journalistes (Victor Fournel, Charles Yriarte46 ) des
silhouettes médiatiques, voire de véritables stars. Mangin le vendeur de crayons,
célébré à la fois par Fournel et Yriarte, et visiblement bon dialecticien, se surlégitime

Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 03/08/2016 18h26. © Armand Colin
même dans la rue en étalant l’article de journal, ce que raconte Victor Fournel dans...
la Revue de Paris :
Il y a quelque temps, le Journal pour rire avait consacré à ce roi des orateurs en
plein vent un article burlesque accompagné d’une gravure des plus fidèles qui le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 03/08/2016 18h26. © Armand Colin

représentait dans l’exercice de ses fonctions. Un autre aurait feint de ne pas s’en
apercevoir, ou s’en serait jeté la tête aux murs, ou bien aurait provoqué l’auteur
en duel. Mangin a fait tourner à sa gloire ce qui eût pu tourner à sa honte. Avant
de prendre la parole, pendant que l’orgue déroule sa mélodie, et que la curiosité
écarquille tous les yeux, Mangin déploie lentement le numéro du journal, montre
à la foule ébahie la gravure et l’article, se frappe du doigt sur la poitrine pour
indiquer que c’est bien de lui qu’il s’agit, puis désigne en souriant son acolyte qui
reste enveloppé dans son impassibilité stoïque. Sur trois cents spectateurs, il y en a
toujours bien deux cent quatre-vingt-quinze qui n’ont pas lu le Journal pour rire ;
ceux-là sont stupéfaits et se disent : « Voyez, on fait son portrait dans des gazettes ;
on lui consacre des articles, comme à M. Fattet et au docteur Véron. Preuve qu’il
est célèbre. Quel homme ! » Les cinq autres restent muets d’admiration devant
tant de savoir-faire ; et le tour est joué, sans qu’on puisse lui reprocher le plus petit
mensonge.
Pends-toi, Journal pour rire : tu n’avais pas prévu cela47.
Il existe donc des formes de reprises, de circulations, de mixages entre la rue et
la presse qui donnent le vertige. Sous les enseignes à calembour qui ont initié la
population à la culture de la blague, les « loustics » écoulent des épigrammes qu’ils
ont repérées dans la petite presse et les almanachs48 . Significativement, Jules Vallès49
nomme en 1867 La Rue son journal qui prône, contre la chronique, le fait divers et
le petit reportage urbain. Ce dernier genre, dérivation tardive de la flânerie, a une
longue postérité mal connue : il est abondamment pratiqué dans les années 1930
dans un journal comme Paris-Soir et la rue est encore un objet de fascination dans

45. Victor Fournel, ouvr. cité, p. 303.


46. Charles Yriarte, Paris grotesque : les célébrités de la rue 1815-1863, 1868
47. Victor Fournel, ouvr. cité, p. 86.
48. Ibid., p. 13.
49. L’article de Corinne Saminadayar-Perrin « Jules Vallès, écrivain rualiste » fait le point sur cet
infatigable chantre de la rue.

Romantisme, n° 171
14 Marie-Ève Thérenty

un hebdomadaire comme Détective à la même époque50 . Parfois le journal permet


même de comprendre le drame de rue dans lequel on a été soi-même impliqué : « Ce
ne fut que le lendemain, vers cinq heures, que j’appris par les journaux du soir une
partie de la vérité et le rôle involontaire que j’avais joué dans un drame51 ».
Que serait la rue si l’on y effaçait toutes les traces de la civilisation du journal ?
Que serait le journal si l’on en ôtait les genres de la rue, c’est-à-dire les calembours
populaires, les faits divers, le roman-feuilleton criminel, le petit reportage urbain ?
La rue est texte et le journal en est une copie, à moins que ce ne soit l’inverse. Une
métaphore emblématise cette proximité : le feuilleton s’appelle le rez-de-chaussée du
journal. C’est cette case qui a permis d’ailleurs aux classes populaires de s’introduire

Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 03/08/2016 18h26. © Armand Colin
dans cet édifice bourgeois qu’a longtemps été le journal et c’est là aussi que s’est
typifié avec Les Mystères de Paris, le portier Pipelet, une silhouette du seuil, entre la
rue et l’intérieur, appelée à avoir une longue carrière topique.
Mais pourquoi cette proximité, cette continuité, cette analogie entre le journal
Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 03/08/2016 18h26. © Armand Colin

et la rue ? Selon Walter Benjamin, le journal partage la même esthétique du choc


que la rue. La nouvelle de presse doit créer un effet de saisissement chez celui qui
l’entend pour la première fois. Sa diffusion passe par un harcèlement visuel (l’affiche
de presse) et sonore (crieurs). L’expérience du choc métropolitain qui permet une
nouvelle intelligibilité de la modernité est aussi transmise et travaillée par la presse.
La rue est donc un espace de la chose vue, entendue, perçue, lue contre l’espace
spectacularisé du boulevard. Le sentiment d’étrangeté que l’immersion dans la rue,
expérience caractéristique de la modernité, suscite, coïncide avec une prétention
à rendre lisible cet espace. La rue a constamment été accompagnée de sa mise en
texte, cet espace devenant même central dans le journal dans la deuxième moitié du
XIX e siècle. La rue et la presse partagent une même tension entre la quotidianisation
(de l’espace et du temps) et l’esthétique du choc. Les masses urbaines ont besoin de
nouveaux stimuli sensationnalistes diffusés d’abord par le feuilleton et la presse, avant
le cinéma, qui permettent de compenser, par le même, les chocs traumatiques de
la ville : « Toutes les formes du loisir de masse apparaissent donc, à la lumière du
montage analogique, comme des simulacres de l’expérience des chocs52 ». Lorsque
Kracauer décrit l’expérience urbaine comme « une boîte de fer blanc, qui ne connaît
pas de cohérence interne, (mais) seulement des événements ponctuels qui s’assemblent
de manière kaléidoscopique dans des images toujours nouvelles53 », sa métaphore
pourrait tout aussi bien s’appliquer au journal.

(Université de Montpellier III – RIRRA21)

50. Voir dans ce numéro l’article de Mélodie Simard-Houde, « La rue parisienne et le reportage,
enquêtes d’une affinité élective ».
51. Philippe Soupault, ouvr. cité, p. 24.
52. Stéphane Füzesséry et Philippe Simay, Le Choc des métropoles, éditions de l’éclat, Philosophie
imaginaire, 2008, p. 44.
53. S. Kracauer, « Ein film » dans Werke, t. 6.1, Kleine Schriften zum film, 1921-1927, Francfort,
Suhrkamp, 2004, p. 56 cité dans Stéphane Füzesséry et al, Le choc des métropoles, Éditions de l’Éclat,
Philosophie imaginaire, 2008, p. 14.

2016-1

You might also like