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Dés le m
ent ot le Bunuel fut projeté, ce Festival de Cannes était déjq
gagné. Restait
attendre, non sans angoisse, le film d’Antonioni.
LECLIPSE, APOTHEOSE DE L’OBJET.
La sélection Ia plus foisonnante, comme d'habitude, nous venait d'ltalie. Deux
courants étaient en présence : celui du film de témoignage, et celui de la eréw
tion pure. On peut i bon droit glisser sur le premier, que caractérisait une agre..
sivité éparse et sans objet, frappant au petit bonheur, et un désir de racolage
assez genant. Mondo cane est le film d'un chien. M. Jacopetti, en nous livrant
son étalage de laideurs exotiques, n’enlaidit que lui-méme. Tout ce qu'il nous
montre de mutilations, de vomissures, de déchéances et sonies pourrait étre
filme honnétement, directement, avec un sens précis de ce qui est cruel et de ce
st bas. Les Nouveaux Anges de Ugo Gregoretti, enquéte sur la jeunesse mense
le, contient de trés bonnes seénes : les injustices de la psychotechnic
ies, la virée amoureuse sur carnet noir d'une Américaine en villég
ture, Iexode urbain des jeunes paysans. Mais tous ces épisodes sont ouvertement
itués ¢ aprés enquéte >, et mis en scéne avec astuce, puis rassemblés en un
cocktail hatif. Dans Tun et Vautre cas, on aboutit au cinéma-mensonge, au faux
témoignage filmé, et a la diffamation du réel.
A autre extrémité, Boccace 10, ce goliath de la fausse provocation tire sciem.
ment d'un semblant de scandale une affaire voulue dorée, mais dont les
ties semblent fragiles. Sans le moindre rapport avec Boceace, Fellini, De Sica,
Visconti et Monicelli brimé (1) ont tenté de séduire tout en choquant, un pro.
gramme qui invite a la dégringolade. De Sica sort le glorieux vainqueur de cette
confrontation sur le plan de la vulgarité et de 1a bassesse, et tire Sophia Loren en
oterie pour le plus grand amusement de la gent goujate. Fellini. dans un fiasco
monumental s'ingénie a ¢ faire gros> sur une Tentation de saint Antoine. Sa
Premiére tentative Ja couleur fait penser au plus mauvais Tati, et je me
rappelle non sans tristesse que ce e clown avait toujours compté parmi ses
plus fervents admirateurs Vauteur des Vitelloni. L'indigence des effets spéci:
rend inerédible Yapparition d'une Anita Ekberg de quinze métres de haut, et
détruit totalement un sketch interminable. Mais Visconti par contre en s’brouant
dans T'équivoque (son domaine) a réussi avec son sketch un entracte cynique et
dépravé, dans le pur style décadent. Pendant que les playboys pourchassent des
call-girls, leurs belles épouses délaissées y sont tenues pour fuir l'ennui d'apprendre
chex Jes professionnelles comment se vendre a leur légitime. Autour de Romi
Schneider, ici encore d'une féminité envahissante, Visconti dresse le tableau d'un
luxe pervers, ott les chats et les valets de chambre sont considérés comme autant
a’éléments seabreux.
Glissons sur le Germi, Divorce & Titalienne, sorte de Noblesse oblige dans le
cadre da Bel Antonio, oii Marcello Mastroianni fait une création inattendue de
coe volontaire hourré de tics et gominé, glissons sur Vintéressant Giorni contati,
do Petri, sorte d'CEil sauvage transalpin. Il faut bien V'avouer, rien de tout cela ne
tenait auprés de L’Eclipse. Le film d’Antonioni a dérouté, dégu ou contrarié beau.
coup de gens. Il n’en demeure pas moins, avec L’Ange Exterminateur, le sommet
de ce festival, et tiendra dans Teuvre de son auteur la place d'un manifeste
revendicateur, et d'un constat de vie.
1’Eclipse est un temps mort, une morte-saison, dans la vie sentimentale de son
héroine, Vittoria. Au début du film, Vittoria se détache volontairement de son
(1) On sait que son sketch, retiré par Ponti de la compétition sur la demande
de Favre Le Bret, causa 4 Cannes un incident diplomatique, syndical et financier
d'ordre fabuleux.19
Ici encore le sens politique de la manifestation n'est nullement mis en
évidence, et les classiques techniques de propagande sont delibérement
abandonnées. Les marcheurs sont des gens ordinaires, dépolitisés, leur
manifestation est une expression spontanée de leurs convictions pacifistes
et morales. A Ja fin du film, ce sont eux qui sont interviewés et non les
quelques politiciens qui prennent part a la march
Il faut noter que ce refus de I'engagement politique est commun aussi
a presque tous les « Angry Young Men ». Pour aussi paradoxal que cela
puisse paraitre aux yeux du Frangais « engagé », il n’en correspond pas
moins outre-manche & la situation réelle des intellectuels vis-d-vis des
partis pclitiques. Le Labour Party les a profondément décus, ils ne lui
ménagert pas les sarcasmes: « Je porte en mon cceur un couteau pour
chacun de vous, écrivait Osborne dans une lettre ouverte « & ses compa-
triotes », pour vous Mac Millan, et pour vous Gaitskell, pour vous en parti-
culier. » Quant au marxisme, 1! semble qu'il soit trop irrémédiablement
contraire au caractére national, & son humanisme foncier, pour que son
idgologie ne soit as étrangére aux jeunes, révoltés anglais, On ne saurait
mieux rendre cotnpte de leur position idéaliste et morale qu’en citant
cette phrase de John Berger écrite dans Sight and Sound (été 57), &
propos de Lindsay Anderson : « Il devient de plus en plus clair qu’a une
époque de génocide officiel, I'humanisme est une force positive, voire
méme subversive ». En face de ce refus de I’action politique, l’attitude des
socialistes anglais reste cependant empreinte de compréhension et de svm-
pathic. Ce qu'un hebdomadaire de I’aile gauche du Labour écrivait d’Ar-
thur Seaton, le héros de Saturday Night and Sunday Morning, peut s’a
ser aussi bien & chacun des jeunes intellectuels anglais : « anarchiste et
anti-social, mais rous sommes avec lui ».
Les autres réalisations du Free Cinema sont sans doute moins signi-
ficatives que celles qui viennent d’étre passées en revue. Le deuxitme
programme du National Film Theatre présentait, outre deux films de
Lindsay Anderson, Singing Street (réalisé par le Norton Park Group d'Edim-
bourg), qui a pour theme des jeux et des chansons d’enfants, et Nice Time
de Claude Goretta et Alain Tanner. Influencée par O Dreamland, c'est
= étude amére et parfois violente sur la vie nocturne de Piccadilly
ircus.
En 1959, le dernier programme Free Cinema est constitué par deux
moyens-métrages, celui de Karel Reisz, We are the Lambeth Boys, et celui
de Robert Vas, jeune réfugié hongrois, sur les difficultés que doit affron-
ter un étranger en Grande-Bretagne.
WE ARE THE LAMBETH BOYS
C'est le film du Free Cinema le plus connu en France. Le grand prix
‘i obtint a Tours en 1959 marque la découverte par la critique francaise
la « Nouvelle Vague Britannique », Inutile d’ajouter qu’elle en resta 1a.
Reisz, comme Anderson, sc propose de découvrir un groupe social
qu'ignorent l’opinion et le cinéma anglais : celui des jeunes ouvriers et des
feddy-boys qui fréquentent un club de jeunes dans le faubourg popu-
laire de Lambe: eisz se méla pendant deux mois aux activités de ces
jeunes gens, gagna leur confiance, les familiarisa avec la présence de la
caméra. [1 obtint d’eux une spontanéité réelle & base de recherche patiente
et de direction insinuée. Il ne se contente pas de regarder s'agiter, d’écou-
ter parler les fences de Lambeth, il montre le sens de leur vie, leurs rai-
sons de vivre, la lutte qu’'ils ménent pour échapper A !’ennui de la civilisa-
tion industrielle qui les écrase.25
personnages libres de leurs mouvements et de leurs dialogues. C’est un
peu l'influence de la télévision qui dicte cette méthode, dont Rozier usa
chez nous avec des résultats bien différents. C’est aussi le systéme qu’em-
ploya Vittorio de Seta pour ses magnifiques documentaires, puis pour son
long méirage Banditi a Orgosolo. Si l'on veut, la lecon de Flaherty a
porté ses fruits dans la mesure out I'événement est capturé grace a ses
constantes décelées a Vavance. Il est donc moins recréé que « ressaisi »
par deux sociologues attentifs dont la vérité (fdt-elle provoquée), est le
souci profond et humble, Il y a plus d’authenticité chez le berger sarde
de De Seta (il ignorait sans doute la portée du simulacre qu'on exigeait
de lui) que dans les « acteurs » innocents de Giacopetti qui, sans le
savoir, participaient A une duperie d’eux-mémes et du public.
La liaison manifeste entre le témoignage direct, et la reconstitution
artielle se trouve opérée, sembie-t-il, dans le film de Ugo Gregoretti Les
louveaux Anges. Dans le but de dresser un panorama des problémes de
la jeunesse italienne, de la classe ouvriére & la paysanne, en passant par
la bourgeoisie, Ugo Gregoretti a recherché la situatior-limite, c'esta-dire
Ie phénoméne. Dans certains cas, il filme l'enquéte elle-méme, avec un
nombre approprié d'interrogatoires, comme lorsqu'il décrit l’exode urbain
des populations méridionales, et la désaffectation des campagnes. Dans
autres, il reconstitue, lui aussi, aprés enquéte approfondie, et accumula-
tion d'un matériel parié, certaines scénes-clé vécues par leur protagoniste
original. Ainsi, il étudie, avec plus ou moins de bonheur, le réle déniai
seur du cinéma chez les jeunes gens dans les régions arriérées de I'Italie,
ou le jeu des tests psychotechniques a différents échelons d’une usine;
cela donne de véritables sketches ot coincident un nombre ¢levé de
constatations accolées les unes avx autres par artifice ou méme Ja drama-
tisation pure et simple d'une vérité statistique, comme dans |'épisode de
Vétrangére qui fait les plages, en cochant sur'un carnet noir les spécia-
listes sexuels d'une céte a l'autre de la péninsule. Ici, c'est la conception
globale du film qui rend compte d'une volonté élucidatrice. Chaque &p'
sode séparé appartient a différentes catégories de vraisemblance (2). Leur
ensemb'e réalise, plus qu'un reportage, un survol créateur de la réalité
démographique ou statistique. Les Nouveaux Anges, par exemple, par
rapport A La Francaise et l'Amour qui prétendait illustrer des données
statistiques, triomphe par l’absence d’auteurs, d’intermédiaires abusifs.
Gregoretti reconstitue, il ne raconte pas. Et les protagonistes sont authen-
Hones, ll y a donc éléments orchestrés de témoignage et presque « mal-
gré » Gregoretti, survivance d'une réalité épisodique.
Crest Ge & partir de vingt heures enregistrées au magnétophone
de la bouche méme d'un boxeur noir, Abdoulaye Faye, que Francois Rei-
chenbach, en France, a tourné Un ceeur gros comme ¢a. « Il s'agissait, dit
Reichenbach, de le prendre comme personage, en lui gardant sa sponta-
néité, Il a pensé qu’on faisait un reportage sur lui. II savait, bien sdr, que
je le filmais, mais il ne savait jamais quand. Il ne s'imaginait pas qu'il
faisait du cinéma comme pour un vrai film : il n’était pas maquillé, pas
payé. J’avais donc un enregistrement sur magnétophone, un court-métrage
sur la boxe, un personage ». De cet ensemble, Reichenbach, qui nie caté
goriquement avoir fait du « cinéma-vérité », a tiré un autre genre de
témoignage. L'événement, c'est le personnage. Recréé & partir de ses
confessions méme, toutes naives qu’elles soient, Abdoulaye Faye atteint
(2) Crest dans te se ces catégories ti Schoue dell Yietlement
et mérite ies epochs ‘eee Rene leriths Coueetienn Ganecel ener copie eunees
Mois ils pour lui devoir eréé un précédent incontestable.