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DÉCONSTRUCTION DE LA COMMUNAUTÉ CULTURELLE

Eric Corijn

Observatoire des politiques culturelles | « L'Observatoire »

2012/2 N° 41 | pages 12 à 17
ISSN 1165-2675
DOI 10.3917/lobs.041.0012
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-observatoire-2012-2-page-12.htm
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PEUT-ON NE PAS
ÊTRE CULTIVÉ ?

page 12 | l’Observatoire - No 41, hiver 2012 - dossier


QUESTION 2
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DÉCONSTRUCTION DE LA
COMMUNAUTÉ CULTURELLE
Eric Corijn

Chaque être humain est un être culturel. Il participe à une/la culture. L’humain, chaque
humain, est un être parlant. L’entrée dans la culture implique que les humains ont un
rapport médié, non immédiat, avec « la réalité environnante ».

L e « sentiment océanique » (Freud,


1972) à la mère et l’environnement
est rompu par la mise en relation, en
Il y a peu de mésentente sur ces généralités.
Mais, dans la pratique, les implications ne
sont pas toujours prises en considération, et
affaire compliquée. Il s’agit incontestable-
ment de régularité, non de quotidien. Une
régularité d’interactions récurrentes. Le
rapport avec les autres dans une structure il en est de même dans le débat sur la parti- parcours quotidien de la plupart des gens
symbolique. Cette séparation (doulou- cipation culturelle. On mesure les présences se passe dans un espace-temps et un nombre
reuse) est nécessaire à la convivialité avec à l’offre culturelle, seulement cette offre n’est de pratiques sociales, chacunes avec ses règles
les autres. Les êtres humains se rapportent pas générale, toute culture n’est pas égale- et ses rites, avec ses rapports de forces et ses
donc à l’extérieur via un ordre imaginaire ment institutionnalisée ou représentée. De distributions de moyens. Ces pratiques se
et symbolique (Lacan, 1966). Ils vivent plus, la participation est formée et incorpo- servent d’une certaine culture. Elles orientent
dans un imaginaire et ils nomment les rée très tôt, grâce au milieu familial et aux l’insertion sociale. C’est là que les compé-
choses. Les humains rentrent dans la premières expériences culturelles qui jouent tences culturelles comptent. Être cultivé,
culture, dans une culture. Un ordre est ici un rôle structurant. Le degré de mobilité c’est être capable de ces pratiques sociales.
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introduit dans le désordre du corps, l’inté- en termes de flexibilité culturelle fait partie Il faut donc en savoir plus sur la culture
rieur est distingué de l’extérieur, pulsions de l’habitus. Cela vaut pour la consomma- quotidienne et le référentiel qui sous-tend
et besoins sont orientés, régulés et struc- tion comme pour la production culturelle. Et les pratiques sociales réelles. « Le peuple »
turés. Le corps devient culturel. La culture finalement, les modèles économétriques pour n’existe pas. Ce qui existe, c’est une multi-
est incorporée. mesurer la participation à la vie culturelle tude de relations sociales, de pratiques. Et il
sont insuffisants pour comprendre la vraie s’agit en premier lieu d’avoir les compétences
La culture vient donc de l’extérieur, de portée culturelle de celle-ci. Participer est tout pour ses propres pratiques. C’est cela « être
l’Autre, et nous apprend la structure de la autre chose que d’acheter un produit culturel. cultivé ». Bien entendu cette multitude ne
survie dans la société humaine. C’est dans crée pas immédiatement du « commun »,
cette dialectique entre l’incorporation de Nous devons donc développer une perspec- une communauté, pas plus une « conscience
stimuli venant de l’extérieur et l’expres- tive sur la participation en la considérant collective », ni même nécessairement une
sion d’états intérieurs que se construit un comme une donnée pratique et quotidienne, « coexistence pacifique ». Bien au contraire.
profil d’action. L’habitude mène à l’habi- sans la réduire au rapport avec la culture Sans intégration culturelle, imaginaire, pas
tus (Bourdieu, 1979). C’est à partir de cet instituée. Il s’agit de comprendre le référen- de pacification. C’est là que la « production
habitus que nous abordons la différence, tiel qu’elle occupe dans la vie quotidienne, la culturelle » intervient.
avec plus ou moins d’habilité, avec plus ou structure sensuelle (« structure of feeling »,
moins d’assurance. Williams, 1981) qui nous oriente dans les
rapports avec autrui et avec le monde. “Les modèles
La culture signifie l’interaction, elle règle
les rapports, elle crée le rapport social. Et économétriques pour
LE QUOTIDIEN N’EST PAS
parce que cela ne réussit jamais, parce que mesurer la participation
la communication arrive toujours ailleurs, SIMPLET
elle est aussi la scène du manque, de l’alié- à la vie culturelle sont
nation, qui fait de chacun de nous un être La pratique culturelle est de tous les jours.
unique et angoissé. La faille dans la culture Il nous faut une vision sur le social culturel, insuffisants pour
soutient le désir de complétude, stimule la la culture dans son usage quotidien (Corijn, comprendre la vraie portée
création… entre autres la création d’une 2000, 2002a et b). Or, cette vision n’est
culture nouvelle. pas évidente parce que le quotidien est une culturelle de celle-ci.”
l’Observatoire - No 41, hiver 2012 - dossier | page 13
“« Le peuple » n’existe pas. Ce qui existe,
c’est une multitude de relations sociales, de
pratiques. Et il s’agit en premier lieu d’avoir
les compétences pour ses propres pratiques.
C’est cela « être cultivé ».”
L’expérience quotidienne se positionne Nombre de théories essaient de définir la Il y a pour cela quelques arguments :
par rapport à la production culturelle du sphère culturelle. Quel que soit le para- • la division du travail est devenue plus
quotidien. Ce domaine expressif s’occupe digme qui oriente la recherche, il est clair grande, les expériences partagées sont plus
du sens, de la signification. Dans beaucoup que « la mise en culture » ne suit pas le éparses et chaque vie professionnelle a
de cas, ce contrepoint est aussi rythmé par modèle du marché qui est devenu hégé- tendance à produire son style ;
l’interruption des routines, par le temps monique et qui traduit tout en termes • la société même s’est diversifiée, par
libre ou sacré. La détente, la fête, la célébra- d’offre et de demande, en ajustement de une multiplication des migrations, par
tion, le spectacle… Ce n’est pas un simple marchandises culturelles aux « besoins ». la diversité de cultures générationnelles,
miroir de cette expérience quotidienne. La culture est vivre ensemble et la convi- par les différences locales et par les modes
C’est un registre séparé, qui se rapporte à vialité est culture. En ce sens, la société de vie ;
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l’expérience, qui a un effet et qui est aussi multiculturelle ne peut signifier le vivre • la vie n’est plus seulement déterminée par
influencé, sans toutefois en être le reflet. La ensemble mais plutôt la fragmentation le poste de travail. Il y a une modularisation
vie quotidienne est donc scandée, rythmée et la segmentation. Tout vivre ensemble de la vie quotidienne, un passage d’un
par ces miroirs déformants qui tentent de nécessite une « culture commune ». En mode à l’autre, avec chaque fois des règles
lui donner sens. Vita activa et vita contem- revanche, la production culturelle doit se et rapports, un style propre. La position
plativa. C’est précisément parce qu’ils ne référer d’une certaine façon à l’expérience sociale ne suffit plus pour un style de vie
coïncident pas que ça fonctionne. L’alié- du public. Ainsi la culture populaire doit- uniforme. Il y a donc, là aussi, une forme
nation est nécessaire dans toute pratique elle documenter la grande diversité des de multiculture ;
culturelle. Ce n’est que dans ce deuxième modes de vie. • la mondialisation et le postmodernisme
registre que la communauté ou le commun, ont contribué à la déconstruction d’iden-
prennent forme, que les différences quoti- LES TRADITIONS SE PERDENT tités collectives. Les identités nationales
diennes peuvent éventuellement rentrer s’évaporent. La fin des « grandes narra-
dans un cadre référentiel commun. Nous Nous vivons dans une période de dé-tradi- tions » est annoncée.
y reviendrons, parce qu’un cadre référentiel tionalisation et de refonte profonde de la
commun ne signifie nullement une signi- société. Le vie est de moins en moins régie C’est tout cela qui est en jeu quand les
fication commune. par les normes et mœurs du passé. Nous sociologues de la culture parlent d’indi-
cultivons une image historique d’une vie vidualisation, d’atomisation et de déclin
quotidienne moins compliquée et réglée des solidarités. La multiculture est donc
“La culture par des traditions rigides. Les gens vivaient bien plus étendue que la simple diffé-
autrefois la même vie et la « conscience rence entre autochtones et allochtones,
de consommation collective » suivait organiquement. C’est chaque groupe étant déterminé par son
une image sans doute simplifiée par le identité nationale. Il y a vraiment lieu de
nous livre actuellement romantisme. La vie quotidienne n’a jamais réfléchir le lien social. Le néolibéralisme
été aussi simple, mais celle d’aujourd’hui hégémonique nous suggère que le seul
le domaine expressif est sûrement plus diversifiée. La régularité registre qui relie toutes ces différences
qui remplace la conscience et la signification commune sont un peu est le marché, qui est seul en mesure
plus complexes. de coordonner cette multitude d’offres
collective et l’identité.” avec cette panoplie de demandes et qui

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“La société même s’est diversifiée, par
une multiplication des migrations, par la
diversité de cultures générationnelles, par les
différences locales et par les modes de vie.”

est aussi le seul lieu à combiner la plus et institutionnalisée. Le secteur culturel encore moins de participants que le
grande liberté individuelle avec la plus est fait de cette multitude d’artefacts, secteur commercial – et sûrement que les
grande intégration sociale fonction- matériels et immatériels. Là se trouvent médias – et qu’ils occupent relativement
nelle. Et la culture s’y est conformée : les éléments pour construire une identité, peu les loisirs. Plutôt que de se demander
une production de marchandises à la une tradition sélective qui sous-tend l’État pourquoi les jeunes chômeurs allochtones
recherche d’un public de consomma- ou les grandes institutions, voire même ne sont pas dans les salles de spectacle,
teurs. La culture de consommation nous les groupes et individus. il serait souhaitable pour le secteur artis-
livre actuellement le domaine expressif tique de se demander pourquoi tous les
qui remplace la conscience collective et Nous voyons ici apparaître une double enseignants, bien éduqués et bien payés,
l’identité. sélection. Les vies quotidiennes sont n’y participent pas plus. On pourrait dire
inégalement documentées et montrées, que l’offre culturelle, qui n’est pas adap-
EST-CE QUE LA CULTURE et la sélection dans la culture docu- tée à chaque mode de vie, pose surtout
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mentée pour produire traditions et problème lorsque elle n’arrive pas chez
DE CONSOMMATION identités est très sélective. Il y a là un son propre public !
PRODUIT DU LIEN SOCIAL ? jeu de pouvoir, d’argent et de rapports
sociaux. Un marché, aussi bien un INCLUSION ET EXCLUSION
Mais n’est-ce pas là exactement que marché culturel, ne fonctionne que pour
se pose la question du rapport entre une demande solvable et la produc- CULTURELLE
culture de consommation et structura- tion culturelle est très marquée par
tion sociale ? Est-ce que tout un chacun, son propre référentiel. La culture de Résumons. Est « cultivé », celui ou celle
toute forme ou style de vie peut trouver consommation dominante correspond qui a assimilé le ou les régimes culturels
dans cette culture de consommation les essentiellement à la « classe moyenne des pratiques sociales régulières. Dans
éléments expressifs nécessaires pour signi- blanche » tant au niveau de la produc- l’ère post-industrielle, ces pratiques sont
fier et situer sa propre expérience ? Est-ce tion que de la consommation et elle devenues de moins en moins coutu-
que la production culturelle du quotidien obtient une diffusion massive grâce mières. La socialisation a nécessité de
est bel et bien enracinée dans la diversité aux médias. C’est ainsi que le secteur plus en plus d’institutions comme l’école,
des styles de vie ? On peut en douter. Il ne culturel sélectionne et reproduit son la presse, les médias ainsi qu’un secteur
suffit pas de dire que la vie quotidienne public propre. Il faut être éduqué, formé culturel subventionné et fort. Ce qui était
est devenue plus multiforme aujourd’hui, et avoir des moyens. Voilà une dualité présenté comme organique, en revanche,
moins traditionnelle ou moins routinière qui s’installe, qui détermine le « capital était la forme sociétale de l’État-Nation.
pour penser que cette diversité se reflète culturel » et définit l’être « cultivé ». Les Lumières ont mis un siècle pour
aussi dans la culture. imaginer et argumenter la possibilité de
Participation et non-participation ne vivre ensemble sans partager la religion.
La vie est passagère et non réflexive sans sont donc pas un gradient continu, mais En principe, l’État et la Religion sont
culture documentée. Et ce sont exacte- des catégories. Participent ceux pour qui séparés dans l’État moderne. Il devient
ment ces documents, ces artefacts, qui l’offre est faite. Ne participent pas ceux multi-religieux. Moderne oui, mais natio-
sont les éléments pour tout l’édifice qui ne se reconnaissent pas dans ce réfé- nal. Ce qui implique une communauté
culturel, pour l’assimilation et la repro- rentiel, ou qui refusent peut-être active- culturelle pour légitimer la communauté
duction dans une créativité continue qui ment d’être « cultivés ». On remarque politique. Le monde moderne est donc
devient de plus en plus autoréférentielle d’ailleurs que le secteur artistique trouve régi par le système des États-Nations.

l’Observatoire - No 41, hiver 2012 - dossier | page 15


ou « paroissiale ». Une société moderne qui,
selon Latour, n’a jamais existé mais qui,
somme toute, n’avait pas grande difficulté à
reprendre et adapter les normes, les valeurs
et la conscience collective traditionnelles.

Au début de ce siècle, plus de la moitié


de la population mondiale vit en ville et
dans les continents les plus développés.
Il s’agit des trois quarts ou plus de la
population. Nous sommes passés dans
l’ère urbaine et, culturellement, nous ne
le savons pas encore. La mondialisation
prend forme dans l’urbanisation. C’est
là que les métropoles redeviennent les
centres d’activités de l’économie nouvelle
qui se détourne des aires suburbaines
industrielles pour se re-concentrer dans
les villes. Ces métropoles deviennent en
même temps des nœuds dans l’espace des
flux transnationaux qui gère la nouvelle
Il y a un paradigme de sociétés multiples tion, la production culturelle a augmenté économie mondiale. Londres et Paris sont
(« Multiple society paradigm », Wallers- massivement. Dans le secteur culturel et des villes-monde. Le centre de l’Europe,
tein). Si les Lumières et la Révolution artistique, la diversité est immense, même la « banane bleue » qui va du sud de
française se référaient à l’humanité et à si beaucoup de modes de vie sont encore l’Angleterre en passant par la Rands-
l’universalité, c’est plutôt le Romantisme suffisamment documentés. Il est donc tad, la Belgique et la Ruhr, en passant
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qui a déterminé la forme culturelle de la devenu très difficile, sinon impossible, par la Bavière jusqu’en Italie du Nord,
nation moderne. L’idée donc d’intégration même pour des comités de sages, d’en occupe moins de 20 % de la surface, mais
culturelle présuppose que les trois registres déduire un socle identitaire commun, concentre 60 % de la population et plus
culturels que nous avons décrits plus haut qui pourrait fonctionner comme carac- de 72 % du produit brut.
– la culture sociale, la culture documentée tère sociétal, constituant l’imaginaire de
et la tradition sélective (Williams,) – se la société. Même en prenant la classe
tiennent dans une dialectique intégrative moyenne blanche comme norme, ni les “On devrait oser
au sein de l’État. L’idée est que les vies médias ni les politiques culturelles n’ar-
quotidiennes, les chemins de la vie, les rivent à présenter un socle commun. interroger à fond la notion
pratiques sociales peuvent se diversifier
pour autant qu’une culture populaire soit Nous arrivons ici à une problématique qui
de l’être humain cultivé.
documentée comme référence mais aussi dépasse la seule question de l’intégration Est-ce celui ou celle qui
comme source de renouvellement d’une culturelle, qui nous amène à la question
tradition qui a pour mission de maintenir suivante : « dans quelle société voulons- s’intègre au mieux dans
la cohérence et l’identité nationale. Cela nous nous intégrer ? ». Parce que toutes les
pourrait être représenté dans ce schéma tendances mentionnées plus haut affectent une culture donnée […]
très simple (voir figure 1). finalement les échelles dans lesquelles se
joue le lien social. Il s’agit des échelles
ou est-ce celui ou celle
Il est clair que ce schéma simpliste ne fonc- qui découlent de la mondialisation et qui qui est le plus apte à
tionne plus. Sous la coupe des tendances mettent sous forte pression le conteneur
décrites plus haut, ce triangle d’intégration de l’État-Nation. dépasser les limites des
culturelle est mis sous pression. D’autres
traditions que celles nationales instruisent Au début du XXe siècle, 10 % de la popu- conteneurs nationaux ou
la vie quotidienne. Mais surtout la frag- lation mondiale vivait en ville. Le modèle
mentation et la segmentation internes à la sociétal moderne issu du XIXe siècle, qui a
communautaires, à faire
Nation déconstruisent l’identité. Dans ce produit les présupposés et attentes énoncés lien au-delà des répertoires
contexte, non seulement les modes de vie plus haut, vaut donc pour une société à
se sont décuplés, mais aussi la documenta- dominante rurale, à culture « provinciale » traditionnels ?”
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l’anonymat urbain. Vivre ensemble sur base
de la différence, voilà une mission urbaine
et post-nationale. Rechercher une civilité
qui ne présuppose pas nécessairement
une communauté culturelle, qui pourrait
être partagée par des communautés et des
modes de vies différents, sans qu’ils doivent
pour cela mettre en cause leur identité…
serait au centre du projet urbain.

On devrait alors oser interroger à fond la


notion de l’être humain cultivé. Est-ce celui
ou celle qui s’intègre au mieux dans une
culture donnée et surtout dans les couches
sociales qui y tiennent le devant ? Ou est-ce
celui ou celle qui est le plus apte à dépas-
ser les limites des conteneurs nationaux
ou communautaires, à faire lien au-delà
Ainsi, la nouvelle urbanité génère-t-elle cela le « tournant romantique » qui insiste des répertoires traditionnels ? Peut-être
une nouvelle forme de société qui a de plus sur la « culture propre », sur une cohésion avons-nous besoin d’un nouveau siècle des
en plus de mal à s’incorporer dans l’idéal de sociale millénaire, sur une sorte de génie Lumières qui penserait cette fois comment
l’État-Nation. Le schéma est donc devenu essentiel du Volksgeist. Nonobstant toutes vivre ensemble sans partager la culture dans
très complexe (voir figure 2). les adaptations et discussions du XXe siècle, une société multiculturelle. Si nous pensons
nous continuons à partir de l’idée que le que la séparation entre l’État et la religion
QU’EST-CE QUI FAIT ALORS lien social a besoin de communauté, de est un principe fondamental de la société
mise en commun, d’identité et d’intérêt… occidentale libre, pourquoi ne pas réfléchir
LIEN SOCIAL ?
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à la séparation entre l’État et la culture ? Et
Cela rend la solidarité urbaine presque dans ce contexte, un être cultivé le serait
Nous allons donc devoir mettre à plat impossible sans la tutelle de l’État et sa dans de multiples cultures…
quelques conceptions bien enracinées. culture identitaire imposée. Sauf si l’on
Nous pensons que nous sommes ensemble prend en compte ce qui fait vraiment ville, Eric Corijn
grâce à ce que nous avons en commun. ces rapports éphémères, ces rencontres Philosophe de la culture et sociologue, professeur en
Études Urbaines à la Vrije Universiteit Brussel, directeur
Si nos conditions de vie sont semblables aléatoires dans l’espace public, ces liens du Centre de recherches urbaines COSMOPOLIS, City,
et si la culture nous fournit les narrations virtuels et potentiels qui autorisent aussi Culture & Society, eacorijn@vub.ac.be
qui mettent en commun, alors la commu-
nauté humaine prend forme. Depuis le
livre de Ferdinand Tönnies, « Gemein-
schaft und Gesellschaft » (Communauté RÉFÉRENCES politico: hacia una ciudad europa post-nacio-
et Société, 1887) et la sociologie moderne ◗ Boudry,L.; P.Cabus; E. Corijn, F. De Rynck; nal, in: Anna Franzil (ed), Espacios y Dinamicas
C. Kesteloot en A.Loeckx (2005): Le siècle de Interculturales. Innovacion, participacion y proxi-
de Durkheim et d’autres, on nous apprend
la ville. De la république urbaine et de la ville midad, Documentos CIDOB N° 13, Dinamicas
qu’il existe deux formes de lien. Il y a ce lien trame Livre blanc, Project Stedenbeleid, Vlaamse interculturales, Barcelona, Ediciones Bellaterra:
fort, affectif, intense qui forme les commu- Gemeenschap, Brussel 45-63
nautés et que l’on retrouve dans les familles, ◗ Bourdieu, (1979) La Distinction. Critique sociale ◗ Corijn, E. (2009). Urbanity as a political project:
chez les amis et dans les villages. Et puis il y du jugement, Éd. de Minuit Towards post-national European Cities, in:
◗ Corijn, E. (2000): La culture, le multiculturel Kong,L. & J. O’Connor (ed): Creative Economies,
a ces liens construits des contrats, des orga-
et la culture urbaine / Cultuur, multicultuur en Creative Cities. Asian-European Perspectives,
nisations, de l’économie que l’on retrouve stadscultuur, in: Corijn,E. & W. De Lannoy (eds): Dordrecht-Heidelberg, Springer: 197-207
dans les institutions ou dans les villes et qui La qualité de la différence. De kwaliteit van het ◗ Freud, S. (1972) Civilisation and its discontents,
font société. La modernisation éloigne et verschil, Brussel, VUB-Press: 57-58 / 65-66 London, The Hogarth Press, 94p.
élargit les rapports et implique donc de plus ◗ Corijn,E. (2002a). Cultuur als stem, in: Ter zake ◗ Lacan,J.(1966) Écrits, Paris, Ed. Du Seuil, 924p.
cahier, Brussel, Viboso ◗ Tönnies, F. (1887) Gemeinschaft und Gesell-
en plus de « société ». Mais comment tenir
◗ Corijn, E. et al (2002b) . Alledaags is niet schaft, Leipzig.
ensemble cette société, si ce n’est en main- gewoon. Reflecties over Volkscultuur en samenle- ◗ Williams, R. (1981) The analysis of culture,
tenant les liens communautaires comme ven, Brussel, Koning BoudewijnStichting: 10-209. in: Bennet, T. et al. Culture, Ideology and Social
fondement, comme base des normes et ◗ Corijn,E.(2008) La urbanidad como proyecto Process, London, Open University Press: 43-52
valeurs, comme identité et tradition ? C’est

l’Observatoire - No 41, hiver 2012 - dossier | page 17

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