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Que reste-t-il du cinéma? Search

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46 | 2011 :
ontologia del cinema
ontologia del cinema

Que reste-t-il du cinéma?


JACQUES AUMONT
p. 17-31
https://doi.org/10.4000/estetica.1634

Abstract
This text proposes an evaluation of what remains of cinema in the age of the digital, and of an
ever increased circulation between movie theatres and museums. Much has changed in the
social and aesthetic status of cinema, at least since the appearance of video art; but cinema, in
general, has not disappeared, quite to the contrary, and remains a very important social
practice. Two important factors, however, have undergone deep changes: 1°, film no longer has
the exclusivity of the moving image, which it has to share with television and contemporary
art; 2°, the recent hegemony of the digital image has driven film toward a massive return to the
“Méliès path” of film art, that of a direct intervention on the film image. The contention here is
that, though the art of film is obviously not what it was, it has kept a number of qualities which
still make it the positive reference for any thinking of the moving image in general. The article
puts forward three kinds of reasons to support this argument: 1°, cinema has invented a
specific way to see moving images, resting on what is termed here the production of a gaze; 2°,
time is essential to the film form itself; 3°, film is the only art which has developed an aesthetic
of the encounter (with the real) – and the co-presence of these three ranges of value remain
absolutely specific.

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Testo integrale HOME DEI 547 OPENEDITION SEARCH OpenEdition
1 En 1971, le cinéaste français Jean RIVISTE
Eustache réalise un film symptomatiquement
intitulé Numéro zéro. C’est l’enregistrement brut d’une conversation entre sa grand-
mère, Odette, et lui – ou plutôt, d’un long monologue de la grand-mère devant le petit-
fils. Dix bobines de film, tournées à deux caméras et montées en alternance, afin de ne
pas interrompre le flux de la parole. Les cent dix minutes du film sont l’empreinte
exacte de cent dix minutes de temps passé, y compris les accidents, par exemple un
téléphone qui sonne, ou les claps qui ponctuent les changements de bobine. Ce film,
produit par le Service de la Recherche de la télévision française, est resté longtemps
ignoré – jusqu’à sa redécouverte en 2003, plus de vingt ans après la mort du cinéaste.
Le titre donné par Eustache suggère entre autres qu’il visait l’apogée d’une certaine
conception du cinéma, de son pouvoir d’“embaumer le temps”, selon la formule
d’André Bazin, sans rien changer (“zéro”). Le temps – mais un temps concret, pas la
pure expérience de la durée, lisse, homogène, irréelle parce que sans contenu vécu, du
célèbre Empire de Warhol (1963), et pas non plus un temps entièrement fabriqué selon
des recettes dramatiques, comme les plans-séquences de Welles ou de Wyler autour de
1950.
2 Presque au même moment, au début des années 70, Jean-Luc Godard commençait
une longue série de travaux en vidéo, sous toutes les formes, et avec toutes les
générations successives de matériel. Trente ans plus tard exactement, en 2001, il réalise
Éloge de l’amour, une œuvre hybride, mêlant des scènes en noir-et-blanc, tournées en
35 mm, et d’autres avec des couleurs au contraire extrêmement saturées, tournées en
vidéo et reportées sur film pour la projection. Éloge de l’amour est au fond un éloge,
peut-être paradoxal, du cinéma, car seule la projection en salle, sur un grand écran et à
partir d’une copie sur pellicule, peut permettre de constater l’abîme visuel entre le 35
mm noir et blanc et la vidéo, avec ses couleurs archifausses. Mais c’est aussi, et de loin,
ce que Godard a fait de plus proche d’une certaine idée picturale du cinéma.
3 Dix ans encore ont passé depuis ce film, ou presque, et désormais la vidéo règne –
sous les espèces de ce qu’on appelle le numérique (digital). Au congrès de la Fédération
Internationale des Archives du Film (FIAF), à São Paulo, en 2006, une projection fut
organisée, où l’on compara la technique pelliculaire à la technique numérique: dès cette
date, il fut clair pour tous – non sans quelques frémissements d’horreur ou de
mélancolie chez les plus âgés – que la projection numérique à haute résolution était de
qualité largement égale à celle de la pellicule. Ce public, composé de professionnels de
la préservation des films, fut parfois même incapable de distinguer entre l’une et
l’autre.

4 Je pourrais continuer ce petit jeu, car depuis trente ou quarante ans – depuis que les
premières machines vidéo à bandes, encore bien rudimentaires, ont fait leur apparition
–, le cinéma ne cesse de tracer ses frontières, de les renforcer, de les défendre, parfois
de manière étrangement passéiste, comme par exemple dans la cérémonie quasi
funéraire des Last Nitrate Picture Show. Au fond, aujourd’hui, celui qui voudrait
encore avoir une certitude sur ce qu’on lui projette n’aurait guère qu’une solution: il lui
faudrait guetter, sur l’écran, l’éventuelle trace d’une saleté recueillie sur la pellicule –
une poussière, une tache – que la projection numérique a rendue impossible.
L’amoureux de la pellicule en vient à aimer jusqu’à ses défauts – en bon fétichiste.
Quant à la production de films, elle reste provisoirement partagée entre des
enregistrements sur pellicule, de plus en plus rares, et les gros bataillons de
l’enregistrement numérique.
5 Se demander “ce qui reste” du cinéma, c’est donc se demander ce qui a disparu. Or,
“le cinéma”, c’est clair, n’a pas disparu. Il reste une pratique sociale répandue;
étrangement, on continue d’“aller au cinéma”, c’est-à-dire de voir des œuvres d’image
mouvante, la plupart du temps narratives, dans des salles spécialisées, souvent assez
chères. L’industrie du cinéma existe toujours, elle produit autant de films qu’il y a
cinquante ans. Bien plus, avec la diffusion de copies des films sur dvd, elle a trouvé de
nouveaux débouchés; au passage, la culture cinématographique est devenue une partie
essentielle de la culture tout court.
6 Qu’est-ce qui, tout de même, a changé – et fait qu’on peut se demander “ce qui reste”
du cinéma? Pour aller à l’essentiel, deux choses:
7 1°, d’abord, le fait que “le cinéma” n’a plus l’exclusivité des images en mouvement.
Déjà la télévision l’avait concurrencé sur ce terrain – mais avec la télévision un modus
vivendi était facile à trouver, car elle ne pouvait rivaliser avec ce qui faisait la force du
cinéma, la fiction. La TV s’est approprié la fiction, mais par là elle a au fond consacré la
victoire du modèle cinématographique,car les feuilletons et séries télévisées sont le
dernier avatar du cinéma classique. Au reste depuis dix ans, la télévision est devenue
dans les pays les plus riches un média du passé, et le site majeur, quantitativement, de
la diffusion d’images en mouvement, c’est désormais le web – un flux, une source
continue, indéfinie, vue comme illimitée (même si cette illimitation est illusoire), et qui,
elle, ne peut pas copier le cinéma.
8 Par ailleurs, sur l’autre “bord”, celui de la culture high brow, il faut maintenant
compter avec le musée d’art contemporain. Depuis que les artistes plasticiens ont
inventé le video art dans les années 70, l’image mouvante est devenue une possibilité
parmi d’autres, de plus en plus fréquemment utilisée, notamment (mais pas seulement)
dans des installations.
9 2°, la diffusion, puis l’hégémonie, de l’image numérique, ont engagé un gigantesque
retour du cinéma – du moins dans sa définition sociale de divertissement – dans la
“voie Méliès”, celle du trucage, ou plus généralement, de l’intervention directe sur
l’image, de la retouche, de la maîtrise, du dessin. Cela est évident des films réalisés
entièrement ou majoritairement en images de synthèse, comme la plupart des produits
pour enfants et adolescents, mais c’est aussi le cas, désormais, de n’importe quel film :
l’enregistrement numérique n’est pas pensé comme une empreinte intouchable, mais
comme un codage, sur lequel il est loisible d’intervenir autant qu’on veut et comme on
veut. Pour les très jeunes gens, qui n’ont guère connu l’époque “argentique”, c’est
d’ailleurs avant tout une libération : enfin, le cinéaste peut bénéficier du droit au
repentir et à la retouche – jusque-là réservés au peintre. Mais le prix à payer est,
symboliquement et esthétiquement, assez lourd: il s’agit de rien de moins que de
renoncer à une ontologie, celle de l’empreinte, celle de la rencontre, celle de la
révélation du réel.
10 Que reste-t-il du cinéma? La question est donc double:
11 1°, une question de vécu: que reste-t-il de l’expérience de la vision, plus ou moins
esseulée, d’une grande image mouvante dans le noir, s’imposant à notre attention sans
que nous puissions agir sur elle? voir un film sur un petit lecteur de dvd, est-ce encore
voir du cinéma? dans l’exposition de films au musée d’art contemporain, ce qu’on voit
est-il bien du cinéma? n’a-t-on pas affaire, plutôt, à une espèce d’ “installation”?
12 2°, une question d’ontologie: que reste-t-il de la relation d’immédiateté – même
fantasmée – qui unissait le film au réel? peut-on croire que certaines formes prises par
les images mouvantes pourront encore être dites “filmiques”? les “nouvelles images” et
les nouvelles techniques d’image laissent-elles une place à ce qui a fait le prix,
esthétique et idéel, du cinéma: le respect de la réalité?
13 (Et à ces deux questions il faudrait ajouter leurs conséquences en termes de
croyance: devant un “film”, voyons-nous encore la réalité, ou avant tout l’image?)

14 L’évolution des techniques est indiscutable; la circulation des dispositifs de vision


d’images en mouvement, avérée. Pourtant, sur l’un et l’autre de ces terrains, je crois
qu’on a souvent raisonné à partir d’un a-priori hégélien, qui veut qu’un dispositif (en un
sens large), en l’occurrence le cinéma, ne puisse appartenir qu’à une époque, et doive
obligatoirement être dépassé par une autre époque qui ne peut plus s’y reconnaître.
C’est ce qui me retient d’adhérer au point de vue de nombre de mes amis et collègues,
qui depuis une dizaine d’années développent l’idée que le cinéma, aujourd’hui, ne se
trouve plus seulement (voire plus principalement) dans les salles de cinéma, mais un
peu partout, et au premier chef au musée d’art contemporain1.
15 Une variante très intéressante de cette nouvelle vulgate, c’est celle qui s’efforce
d’identifier la situation présente avec celle d’il y a un peu plus d’un siècle, lorsque le
cinéma a dû se dégager peu à peu du cinématographe ou du kinetoscope et inventer,
puis fixer, à la fois son dispositif propre et son langage. Dans un article récent, Tom
Gunning nous rappelle par exemple que, autour de 1900, les produits (les “films”)
étaient surtout destinés à la démonstration et à la promotion d’appareils, de techniques
et de dispositifs2. Cela devrait nous dire quelque chose: les productions d’images
mouvantes, aujourd’hui, n’ont-elles pas souvent pour finalité de nous convaincre que
c’est formidable d’avoir un petit écran en permanence dans sa valise, voire un très petit
écran dans sa poche? Comme en 1900, l’accent n’est-il pas mis constamment sur la
technique et sur les dispositifs, au détriment des contenus (voir la présentation
promotionnelle de l’iPad, fin 2009)?
16 Certains vont plus loin, et voient une espèce de “revanche” d’Edison sur Lumière,
dans cette prolifération des petites images nomades. «Ironically, even as the system
that Edison introduced in 1894 is threatened, his emphasis on viewing by individuals
has become more valid. And with hand-held, multi-format devices becoming
commonplace, the tiny images that seemed so inadequate in 1895 are becoming
acceptable in the 21st century»3. Je ne crois guère à ces parallèles si on les fait aussi
précis. D’abord, je ne vois pas bien en quoi le “système introduit par Edison en 1894”
est menacé: ce n’est pas lui qui a inventé le spectacle cinématographique, auquel il a
résisté de toute sa force; et ses “petites images” étaient tout sauf nomades – mais peu
importe. Ce qui importe, c’est que ce genre de parallèle oublie par trop les différences,
immenses, à commencer par celle-ci: lorsque sont apparues les premières technologies
de l’image mouvante, entre 1890 et 1900, on n’avait jamais rien vu de semblable – on
n’avait jamais vu d’images qui bougent. Les inventions techniques des vingt dernières
années n’ont absolument pas cette portée, parce qu’elles ne nous ont pas du tout
apporté une nouveauté aussi essentielle. On a pu “ontologiser” l’image en mouvement,
alors qu’on ne pourra jamais rien faire de semblable, quoi qu’on en dise, avec l’image
numérique: le mouvement est une perception, élémentaire, fondamentale; le pixel n’en
est pas une, quoi que prétendent certains critiques pressés de promouvoir le nouveau à
tout prix. A fortiori, le digit, sur lequel repose toute la technologie numérique, n’est pas
perceptible, il est le pur instrument abstrait d’un calcul caché et destiné à le demeurer.
(C’est pourquoi, je le note au passage, on n’aura jamais en numérique des effets de
matière d’image égaux à ceux que permettait le grain de la pellicule argentique.)
17 Si le dispositif cinéma a réussi, contre tous ses concurrents (en particulier Edison et
sa visionneuse), c’est évidemment qu’il était plus fort que les autres – et non pas,
comme on a tendance à le dire dans une approche hyperrelativiste, parce qu’il a eu de la
chance, ou par hasard4. Le mot de Raymond Bellour, “le cinéma est une secte qui a
russi” copie avec justesse un mot célèbre à propos du christianisme: dans un cas comme
dans l’autre, on peut être étonné du succès mondial obtenu historiquement, mais ce
succès ne tient pas à la chance, il tient à certaines vertus propres. L’image mouvante
c’est l’invention d’image majeure du 20ème siècle; du moins, l’invention de masse
majeure (la peinture abstraite, ou le collage, par exemple, c’est autre chose). Sensation
neuve, domaine neuf.
18 De ce point de vue, l’invention la plus significative de la fin du 20ème, ce n’est donc
pas l’image numérique (laquelle, par elle-même, a laissé intact le dispositif); ce n’est
pas non plus l’écran mobile et miniature (qui casse le lien social autour de l’image
projetée pour en établir un autre, c’est vrai, mais qui ne touche pas à l’essentiel de
l’invention “image mouvante”). L’invention la plus importante, en tout cas du point de
vue esthétique, c’est la touche “pause”, qui produit une image d’une nature nouvelle.
Lorsque j’appuie sur la touche “pause”, je romps le flux de l’image mouvante, je produis
une image arrêtée – mais pas une image fixe: c’est une image qui va reprendre son flux,
au moins potentiellement; d’ailleurs cette image est hybride, et ce n’est pas un hasard si
elle a tellement fasciné les théoriciens du cinéma, à une époque pré-vidéo où la
technique pellicule ne permettait pas de la produire commodément (on risquait
toujours de casser ou de brûler la pellicule !). C’est à partir de cette extraction, contre
nature, d’un fragment immobile de l’image mouvante que l’on a pu conclure que cette
image hybride continuait à “enfermer” du mouvement5. L’image arrêtée rompt le flux,
elle rompt donc aussi la relation à ce flux: la fascination, l’absorption du spectateur. Elle
représente une transgression (ce qui va contre la règle, sans l’abolir). C’est un geste
d’emblée théorique, et cependant pleinement sensoriel, auquel je ne vois pas
d’équivalent dans les manipulations de diverses sortes que permettent la vidéo et le
numérique; par exemple, l’incrustation telle que Godard en joue dans Numéro Deux est
saisissante, sensationnelle si l’on veut, mais elle ne dit rien de plus que la surimpression
– procédure esthétiquement intéressante, mais moins “antifilmique” que l’arrêt-image6.
19 Dernière remarque: si le cinéma – dispositif, industrie et le reste – a eu tant de
succès, il ne faut pas oublier que c’est aussi la diffusion de certains contenus qui en est
la cause. Il y a eu, et il y a encore, une industrie de la fiction, et, inséparablement
quoique toujours minoritaire, une industrie de l’art visuel. Le cinéma n’a pas eu
l’apanage de la fiction; depuis l’arrivée massive de la télévision, dans les années 50-60,
il y a même eu un déplacement massif sur ce plan, et aujourd’hui la majorité des
fictions en image sont produits pour la TV. De même, l’art visuel n’est pas réservé au
cinéma; il a sa place, toute désignée, au Musée. Il n’est jusqu’à la cérémonie socialisante
qui n’ait d’autres lieux, dont certains sont presque aussi industrialisés que le cinéma (le
cirque moderne des “groupes” de pop et de rock). Mais par rapport à toutes ces
institutions – télévision, musée, musique populaire –, ce qui continue de bénéficier au
cinéma, et qui fait qu’il perdure, c’est l’alliance originale d’une fiction et de conditions
de réception propices à la captation psychique sur un mode à la fois individuel et
collectif – ce qu’aucun autre dispositif n’a accompli au même point.

20 Dans un ouvrage paru en 2007, David Rodowick écrit: «Film is no longer a modern
medium; it is completely historical»7. Je ne veux pas entrer dans une discussion sur la
modernité – concept flou, qui a lui-même son histoire et qui, aujourd’hui comme il y a
un siècle, hésite entre la désignation du moment présent et celle d’une époque du
passé8. On pourrait contredire littéralement Rodowick, et prétendre qu’au contraire, le
cinéma est attaché au moment moderne, et que c’est justement pour cela qu’il n’est pas
“contemporain”. Mais n’importe. M’intéresse davantage l’assertion selon laquelle le
cinéma est “complètement historique”.
21 J’observe d’abord que ce sentiment n’est pas nouveau. J’ai bien connu, pour ma part,
un épisode de l’histoire de la critique et de la philosophie du cinéma – disons, la fin des
années 80 –, qui tournait autour de l’idée que le cinéma était mort. Le double livre de
Deleuze venait de paraître, livre très fermé qui semblait avoir fait le tour du cinéma, et
ne dessinait aucune issue nouvelle. La critique se sentait démunie, après la fin des
grandes théories (sémiotique, psychanalyse). L’épisode postmoderne, qui avait nourri
les débats de l’art muséal, n’avait pas eu grande incidence sur les films ni sur leur
critique. L’époque était à la nostalgie, et ce n’est pas par hasard si ce fut à ce moment-là
que se produisit un symptôme intéressant, avec la tentative de trouver à tout prix une
filiation entre le cinéma et la peinture9. C’est aussi le moment où – autre symptôme,
plus idiosyncrasique mais capital – Godard entame sa grande entreprise mélancolique
des Histoire(s) du cinéma. Cette idée de la “mort du cinéma” est typique, je crois, de
l’histoire d’un art moderne; elle ressemble énormément à des épisodes de l’histoire de
la peinture, laquelle est ponctuée de moments où on l’a décrétée morte, pour s’en
affliger (la grande plainte régressive du 19ème) ou pour s’en réjouir (du côté des avant-
gardistes, cf. Le Dernier Tableau, de Taraboukine [1923]).
22 Il serait intéressant de se demander ce qui reste de la peinture après sa “disparition”.
Dans les écoles des beaux-arts, et sur le marché de l’art, la peinture est devenue une
option parmi d’autres, et on peut estimer en effet que cela a signifié la fin de son
prestige séculaire. Pourtant, elle continue de jouir d’une “image” très favorable, liée à
une qualité intrinsèque insurpassable: elle résulte d’un geste délibéré mais arbitraire, et
d’une intervention directe, manuelle, corporelle sur la matière. Quoi qu’on fasse,
l’infographie ne sera jamais de la peinture. Au fond, mon opinion sur le cinéma est du
même ordre: il n’est plus ce qu’il était (évidemment!), il n’a plus tout à fait le prestige
d’être le seul art d’image mouvante, mais tout de même, il continue d’être la référence
positive et dernière – bien sûr, pour d’autres raisons que la peinture.
23 Dans le cadre de ce bref article, je me limiterai à trois de ces raisons, trois questions à
propos desquelles on peut dire que oui, “il reste quelque chose” du cinéma.

1 L’exaltation du regard
24 Le dispositif cinématographique est battu en brèche par d’autres dispositifs, mais il
fait tout de même encore partie de “ce qui reste”. Qu’est-ce qu’on peut en retenir
aujourd’hui? Trois données, me semble-t-il:
25 1°, la salle obscure: un lieu collectif, socialisé, dévolu au cinéma. Un lieu où on ne
peut rien faire d’autre – même si nous avons appris qu’il n’est pas exactement
l’équivalent de la caverne platonicienne qu’on y a vu avec complaisance dans les années
70.
26 2°, la projection: l’image ne survient pas sur l’écran toute seule, elle est toujours
rattachée à une source de lumière, généralement située derrière nous. Elle semble
provenir d’un lieu bien précis, elle semble vivre sa vie propre. Elle a un caractère
d’apparition.
27 3°, enfin, le support matériel de l’image, que je ne peux ni toucher ni même voir
(pendant la séance) mais qui affirme sa présence. Ce troisième point est le plus
discutable, avec la disparition de la pellicule à laquelle longtemps il a été attaché (le
fétichisme de la bobine) – mais malgré tout il continue d’exister à l’état latent, et sous
forme fantasmatique, aidé par la topographie de la salle (l’écran semble toujours
recueillir un dépôt matériel).
28 Ce dispositif canonique, et les fantasmes associés (“fantasmes” ne vise pas à les
discréditer ou à les présenter comme sans importance), a deux conséquences (qui n’en
font peut-être qu’une): 1°, la croyance en l’œuvre (la croyance dans le film); 2°, peut-
être plus essentiellement, la question du regard.
29 1°, le film: un film est un morceau de temps mis en forme (comme la musique mais
avec d’autres moyens). Ce que nous propose, voire nous impose, la séance de cinéma,
c’est l’expérience de ce temps, sans moyen d’y échapper. C’est aujourd’hui un point
crucial, puisque toutes les autres présentations de films nous laissent, au contraire,
libre d’interrompre ou de moduler cette expérience. La vision privée était déjà devenue
plus active avec la reproduction VHS, mais avec le DVD elle est devenue proprement
analytique: voir un film en DVD, c’est se donner d’emblée la possibilité de le prendre
comme somme indéterminée d’un nombre indéterminé de fragments.
30 Il est donc intéressant de remarquer tout ce qui contribue à conserver, voire à
renforcer, la croyance dans l’œuvre en tant qu’entité, que totalité, fût-ce de manière
contradictoire. Le passage au Musée, par exemple, a des effets très ambigus sur notre
appréhension du film. Le film y est visible dans des conditions souvent difficiles,
pourtant des films y circulent, présentés les uns à côté des autres et même parfois
transformés. Un exemple devenu banal, mais tout de même très parlant, est celui de la
réfection de films connus à laquelle s’est livrée naguère Douglas Gordon, notamment
son 24 Hr Psycho, qu’il serait intéressant de confronter littéralement, dans une même
présentation, à son modèle. Le remake de Gus van Sant a pu être projeté côte à côte
avec l’original de Hitchcock, dans une confrontation qui mettait en évidence des
différences, petites ou moins petites mais toujours de l’ordre du détail. L’œuvre de
Gordon appartient à un autre régime de vision, et personne ne restera vingt-quatre
heures devant elle pour la voir; mais elle est bel et bien un exercice de modulation du
temps, une création de temps propre (dont on peut faire l’expérience même si on n’en
voit qu’une partie). Ou, pour prendre un autre exemple – intéressant parce qu’il a été
tourné en vidéo, pas en pellicule –, le premier épisode des Voix spirituelles de Sokourov
(1991) consiste en une variation continue, trois quarts d’heure durant, de la lumière sur
un même paysage sibérien. Même dans des œuvres qui sont dérivées du cinéma et n’en
sont pas directement, on a bien cette épreuve du temps.
31 2°, c’est que, au fond, la question essentielle n’est pas une question de nature de ce
qui est montré; ce n’est pas la question du film, pas la question de l’œuvre. Voyant un
film au musée, au cinéma, sur un petit écran portatif, la question n’est pas
principalement de savoir si le film sera respecté en tant qu’œuvre (d’art ou d’autre
chose). La question est de savoir si cette présentation me permettra de conserver un
résultat absolument essentiel du dispositif canonique: la production d’un regard10.
32 C’est le problème des machines en tout genre. Le rapport à un film regardé sur un
téléphone portable ne peut être que distrait, non seulement à cause de la taille
minuscule de l’image, mais surtout parce qu’il y succède, indifféremment, à des jeux, à
la gestion de mon compte en banque, à des SMS etc. C’est bien le regard qui est en
question. Pour le dire lapidairement, le dispositif cinématographique, c’est le dispositif
dans lequel on regarde ce qu’on voit, et en ce sens, il s’oppose à tous les autres
dispositifs d’image mouvante, dont aucun ne programme la tenue d’un regard. (C’est un
des sens possibles de la remarque de Godard sur le cinéma qui fait lever les yeux et la
télé qui les fait baisser.) Au fond, c’est le côté profondément classique du cinéma, celui
qui fait qu’il a pu tenir la comparaison avec la musique (j’entends, la musique qui
s’écoute, pas celle qu’on vaporise dans la salle à manger, pas celle qu’on s’injecte par
voie intra-auriculaire). Ou la comparaison avec la lecture – laquelle a jusqu’ici assez
bien résisté à toutes les déstructurations, et imposé son régime à tous les changements
techniques (jusqu’au kindle inclus). Ou, peut-être (c’est moins clair) avec le tableau et le
type de vision qu’il induit.
33 Le musée – en un sens large, incluant tous les espaces institutionnellement voués à la
présentation d’images – est un cas intéressant, parce que les choses n’y sont jamais
jouées a priori. Le musée, étrangement (ce serait pourtant sa mission sociale et
esthétique), ne favorise pas le regard. En tout cas, pas pour ce qui est des images
mouvantes11 (je ne me prononcerai pas sur la peinture). Pour ne prendre qu’un exemple
récent, l’exposition Dans la nuit, des images (Paris, décembre 2008) juxtaposait, dans
un vaste espace instructuré, plus de cent projections concomitantes – d’œuvres de
diverses origines, films d’auteur ou films de fin d’études, documentaires ou fictions. Il
est clair que le type de regard convoqué par ce qui était, au fond, une seule et
gigantesque installation, n’est pas le regard (ni l’écoute) que suppose le dispositif
canonique du cinéma.
34 Inversement, une installation (donc, pas du cinéma) comme celle d’Agnès Varda, Les
Veuves de Noirmoutier (2005), démontre qu’on peut tout à fait produire un regard
cinématographique dans un dispositif qui ressortit au musée: des spectateurs en petit
nombre – quatorze, autant que d’écrans –, chacun n’entendant que le son d’un seul des
quatorze écrans mais pouvant voir les treize autres, assis, dans le noir. Exemplaire
exercice d’une cinéaste faisant autre chose que du cinéma, mais en cherchant à placer
ses spectateurs dans une relation au temps et au regard qui reste celle du cinéma.

2 Le contenu du cinéma c’est le temps


35 Le cinéma commençant n’a eu de cesse de s’éloigner le plus ostensiblement possible
du théâtre (lequel a été son principal ennemi esthétique et artistique). Pourtant, très
vite, le film a été voué à proposer un morceau de fiction – une histoire, un récit, un
drame. Sans doute, comme le note Tom Gunning, une des raisons du développement
rapide du film de fiction, c’est que, contrairement aux actualités, aux films tournés sur
le vif, sa production était programmable («could be devised ahead of time»12). Il
faudrait ajouter qu’elle était maîtrisable, et que produire un film de fiction, c’est
toujours une entreprise dont on possède les clefs (les clefs esthétiques et sémantiques:
on peut signifier ce qu’on veut, dans les formes qu’on aura choisies).
36 Le meilleur moyen de s’en convaincre, c’est de comparer, à n’importe quelle fiction
même rudimentaire (disons, l’un quelconque des quatre cent cinquante courts-
métrages de Griffith pour la Biograph), un film des tout premiers temps qui n’obéisse
pas à cette logique narrative. Par exemple, le fameux The Kiss (The John C. Rice-May
Irwin Kiss, 1896), qui nous semble seulement être une expérimentation sur le gros
plan, et nous étonne par sa laideur et son obscénité. Or, il était tiré d’une pièce
apparemment bien connue, The Widow Jones, dont c’était le happy ending, signifiant
rien de moins que la promesse de mariage des deux protagonistes; c’était donc, pour ses
premiers spectateurs, un spectacle des plus moral, considéré comme un good old
American kiss; seulement, cela ne peut pas se deviner en voyant les images: il faut la
connaissance de l’hypotexte.
37 Au contraire, n’importe quel film de fiction, surtout classique (c’est-à-dire, fait dans
un régime qui veille à faciliter la transmission du sens) est aisément compréhensible et
appropriable, parce qu’il ressemble à notre appréhension de la vie elle-même. Stanley
Cavell a eu raison de remarquer13 que le film de fiction a le grand avantage d’être en
quelque sorte autocompréhensible. Il ne nécessite pas de mode d’emploi, il ne demande
pas un savoir conventionnel extérieur et préalable (du moins, pour un sujet humain qui
a un peu l’habitude de la mise en forme dramatique). La question est intéressante par
rapport aux nouveaux supports et aux nouveaux réseaux de l’image en mouvement. Y a-
t-il vraiment là un type de production qui puisse être “devised ahead of time”? La
plupart de ces contenus ne sont pas produits ad hoc, ils sont la reproduction de
contenus élaborés ailleurs, dans d’autres dispositifs et pour d’autres publics. Des sites
comme YouTube sont une sorte de grand fourre-tout où chacun peut mettre un petit
morceau de quelque chose, selon la logique propre, en général, à Internet.
38 Le cinéma continue donc de se distinguer par la sérieuse mise en forme de ses
contenus. On le voit très bien dans un cas limite récent, celui du webdocumentaire: un
film documentaire, mais qui donne, sur un site dédié, accès à tout le matériau tourné,
ou en tout cas, à une grande proportion de ce matériau. Le spectateur se voit ainsi offrir
à peu près ce que, d’habitude, le cinéaste est le seul à voir dans la salle de montage: les
rushes; tout au plus élimine-t-on certains plans qui font double emploi (et encore, pas
toujours). Autrement dit, on joue sur l’ambiguïté entre cinéma et Internet: on donne
bien quelque chose comme un film, puisqu’il y a eu un tournage, qui est fini et dont on
voit le résultat – mais pas vraiment un film, puisqu’on ne donne que ces éléments bruts,
sans véritable montage (la configuration du site n’en est qu’une ébauche). Pour le
spectateur, cela revient à voir une version beaucoup plus longue, mais surtout,
beaucoup plus diffuse, sans point de vue. Le point de vue, dans un film, passe en effet
prioritairement par le montage, et par les choix qu’il suppose: choix négatifs
(l’élimination de ce qui ne fait pas sens ou fait trop sens), choix positifs (l’ordre, le
rythme). Ce n’est pas hasard si Pasolini – reprenant une des idées force de la
phénoménologie heideggerienne – a pu affirmer que «la mort est le fulgurant montage
de notre vie, qui lui donne son sens»14.
39 Le webdocumentaire ne meurt jamais: sa vie est dépourvue de sens. Dans un
webdocu, les choix sont, par principe, renvoyés in fine sur le spectateur lui-même, qui
est censé construire “interactivement” son propre parcours, donc son propre sens.
Inutile de dire que, comme pratiquement tous les usages de l’interactivité, celui-ci
favorise les parcours sémiotiques les plus consensuels et les plus pauvres, et qu’il est
infiniment improbable que, devant un produit de ce genre, on puisse réellement se
confronter à du sens. En tout cas, ce qui disparaît absolument, c’est l’idée même d’un
rythme, d’une forme dans le temps: ce n’est, de ce point de vue, plus du tout un film.
40 Le temps est essentiel au film parce qu’il gère l’exercice du regard; on peut dire aussi
que le temps fait partie du substrat formel du film. C’est presque un postulat esthétique
(ou critique): quelle que soit la conception qu’on peut avoir du cadrage, du montage, du
type de récit, un bon film est un film qui sait maîtriser la production du temps. C’est, au
fond, la leçon paradoxale de ce secteur du cinéma qu’on a appelé “expérimental”,
“underground”, “poétique”, “personnel”, etc. Paradoxale, car souvent ces films insistent
sur leur visualité, sur une certaine profusion de la sensation visuelle qu’ils produisent –
mais un visuel toujours inscrit dans le temps, comme on le voit bien dans les plus
extrêmes de ces films, ceux qui travaillent des formes “abstraites”, par exemple certains
films peints de Brakhage. Le contenu essentiel du cinéma, ce n’est donc pas le drame:
c’est le temps – le temps mis en forme.

3 La rencontre
41 «Sartre pensait […] que tout récit introduit dans la réalité un ordre fallacieux; même
si le conteur s’applique à l’incohérence, s’il s’efforce de ressaisir l’expérience toute crue,
dans son éparpillement et sa contingence, il n’en produit qu’une imitation où s’inscrit la
nécessité. Mais Sartre trouvait oiseux de déplorer cet écart entre le mot et la chose,
entre l’œuvre créée et le monde donné: il y voyait au contraire la condition même de la
littérature et sa raison d’être; l’écrivain doit en jouer, non rêver de l’abolir: ses réussites
sont dans cet échec assumé». Plus loin: «C’est en regardant passer des images sur un
écran qu’il avait eu la révélation de la nécessité de l’art et qu’il avait découvert, par
contraste, la déplorable contingence des choses données»15.
42 En disant cela, Sartre ne voyait qu’un aspect du cinéma, correspondant à ce qu’il
voyait en général lorsqu’il payait son billet pour aller s’asseoir deux heures devant un
écran (ce qu’il faisait très souvent). Il allait au cinéma pour se faire raconter une
histoire, c’est-à-dire qu’il y allait exactement dans la même disposition d’esprit qu’en
allant au théâtre ou en lisant un roman: pour chercher une mise en ordre expresse,
ostensible de la réalité. Mais même Sartre avait bien compris que le prix esthétique du
cinéma, son charme propre, c’est que, tout en proposant le plus souvent des histoires
composées, mises en forme, il fait semblant de les découvrir en même temps que nous,
par la force suggestive de sa monstration. Devant un film, je sais bien que tout est écrit
d’avance et que l’histoire a déjà été racontée avant qu’on me la raconte à moi dans la
salle – mais je tiens à garder l’impression qu’au contraire elle n’est pas encore advenue,
et que “tout peut arriver”. Pour en finir avec Sartre, on sait d’ailleurs que c’est le
reproche qu’il fit à Citizen Kane, où il trouvait que tout était joué d’avance, et qu’on ne
pouvait donc plus avoir la moindre croyance envers cette histoire16. Ce n’était pas une
critique très raisonnable, et même, pas très cohérente (car si on aime la mise en ordre,
on doit aimer celle-là, singulièrement bien ordonnée). Mais cela montre bien que,
même pour un tenant de la vertu créative du cinéma, capable de substituer à la réalité
un monde imaginaire cohérent, cela n’est supportable qu’à condition que ce monde
imaginaire rencontre la réalité.
43 Rencontre. Le thème de la rencontre est au cœur d’une esthétique du cinéma – une
esthétique particulière, même assez singulière, mais qui a eu un énorme
retentissement. L’idée que le cinéma est voué à rencontrer le réel est née, grosso modo,
après la 2ème guerre mondiale, dans la critique européenne et surtout française. On la
trouve, sous des formes à peine différentes, sous la plume d’André Bazin, de Jacques
Rivette, plus tard de Robert Bresson – et jusqu’à l’énigmatique formule de Godard dans
ses Histoire(s) du cinéma: le cinéma n’est «pas un art, pas une technique, mais un
mystère». On la trouve aussi, et cela n’a pas été sans importance, dans les
commentaires d’Henri Langlois sur les vues Lumière: ce qui y est le plus précieux, c’est
d’avoir capté un instant singulier, dans son insignifiance – de l’avoir préservé tel quel,
sans l’interpréter, sans même laisser penser qu’il y a quelque chose à comprendre (alors
que les vues d’Edison dans la Black Maria étaient des mises en scène au contraire
lourdement appuyées). On la trouve même, exportée hors d’Europe, dans la tardive
méditation de Kracauer17.
44 Ce n’est évidemment pas la seule esthétique possible du cinéma; les avant-gardes,
souvent, en ont proposé une autre, fondée généralement sur le montage, sur la maîtrise,
sur la manipulation. Cette esthétique du montage est tout aussi intéressante, tout aussi
importante dans l’histoire des films; Godard, encore lui, a même pu aller jusqu’à dire
avec quelques raisons que le montage était la seule véritable invention du cinéma.
Toutefois, si je dois évaluer ce qui, aujourd’hui, “reste” du cinéma, je ne me poserai pas
vraiment la question du montage, mais celle de la rencontre.
45 Si la rencontre, c’est ce merveilleux hasard sans hasard qui fait qu’une image touche
au réel, elle n’est évidemment pas l’exclusivité du cinéma. La photographie, à tout le
moins, pourrait y prétendre également (voir, exemplaire, les réflexions de Barthes sur le
“ça a été” comme “noème” de la photographie). Au fond, dès qu’il y a automatisme de la
production d’image, on peut escompter une certaine part du hasard, et donc une
certaine présence miraculeuse et réelle (c’est bien ce sur quoi comptaient les
surréalistes avec leur écriture et leurs dessins “automatiques”). Mais il y a des formes
qui la suscitent davantage que d’autres, qui la provoquent mieux – au premier chef, des
formes temporelles fondées sur la durée, parce que la durée non truquée est un
fragment d’expérience filmique qui ressemble beaucoup à un aspect de l’expérience du
monde: la contemplation (attitude elle-même propice à un certain type de rencontre du
réel). C’est pourquoi par exemple le journal filmé de Jonas Mekas, qui n’est cependant
qu’une série de rencontres (avec des gens, des paysages, des faits-divers), ne relève pas,
pour moi, de cet idéal: c’est le côté trop concerté du journal filmé qui empêche la
rencontre; celle-ci en effet n’est pas la contingence pure et conservée – encore moins la
reproduction de l’accidentel – mais un sentiment de l’essentiel dans le contingent.
46 Ce n’est pas hasard si Bazin et ses disciples ont toujours chéri les plans longs. On se
souvient de l’analyse du plan de la cuisine dans The Magnificent Ambersons, dans
lequel Bazin mettait en évidence un processus d’accumulation et de décharge d’énergie
– dramatique mais aussi psychologique. Mais ce plan-là était encore très structuré,
c’était du théâtre, le dialogue et le jeu, chargé, des acteurs y jouaient un rôle essentiel.
L’idéal de la rencontre s’est trouvé à l’état plus pur dans des pratiques du plan long qui
le tirent, comme je le disais, vers l’insignifiance.
47 Or de ce point de vue, je ne vois pas de différence entre le cinéma des années 2000 et
celui des années 1960, 70, 80, 90. Là encore, j’ai du mal à suivre les critiques
essentialistes pour qui, décisivement, quelque chose s’est perdu avec l’apparition du
numérique, telle Babette Mangolte se demandant par exemple: «Why is it difficult for
the digital image to communicate duration ?»18. J’avoue, pour ma part, ne pas
comprendre cette plainte, quand je vois les Voix spirituelles, H Story (Nobuhiro Suwa,
2001), Elephant (Gus van Sant, 2003), la dernière scène de Blisfully Yours
(Apichatpong Weerasethakul, 2002), le début de Lumière silencieuse (Carlos Reygadas,
2007), ou tant d’autres qui jouent précisément sur cette arme absolue du filmique, le
plan long et “vide”: qu’ils soient tournés ou non sur pellicule, j’éprouve exactement la
même sensation, le même sentiment de mystère du monde et du temps, devant ces
plans prolongés, qui insistent à me montrer la réalité même lorsqu’elle a épuisé toute
signification. «Toute lumière entrant dans un décor a son histoire, avec son début, son
milieu, sa fin. Faire un plan n’est qu’observer cette histoire. Pourquoi ce devoir
d’observation ? Parce que le plan commence évanoui. Et trouver l’ouverture juste – et
juste cette ouverture – sera lui faire reprendre connaissance»19.

48 Les choses vont encore changer, cela est certain. Peut-être les prophéties un peu
mécaniques des thuriféraires de la nouveauté qua talis s’avéreront-elles; peut-être le
cinéma, comme industrie et commerce, est-il voué à une disparition plus ou moins
rapide, au bénéfice d’une autre configuration des techniques et des médias. Mais je ne
vois pas comment pourraient disparaître, par elles-mêmes, les sensations et les espèces
d’émotions inventées par un siècle de films – ces valeurs propres du cinéma que je
viens de décrire: le regard attentif, la captation imaginaire, l’absorption, la fiction
autocompréhensible, la rencontre.
49 Sans doute devons-nous nous préparer à n’avoir plus toutes ces valeurs à la fois, dans
une même œuvre et dans un même médium – un peu comme, de l’icône byzantine,
nous avons gardé bien des valeurs, mais jamais ensemble20. Mais ce n’est pas pour
aujourd’hui, et il sera alors temps de se redemander, autrement, “ce qui reste” du
cinéma.

Bibliografia
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– 1991, L’occhio interminabile, Venezia, Marsilio, (écrit en 1986-7)
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– 2009, Clair et confus, in Matière d’images, redux, Paris, La Différence Cavell, S.
– 1979, The World Viewed. Reflections on the Ontology of Film, enlarged edition, Cambridge
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de Beauvoir, S.
– 1960, La Force de l’âge, Paris, Gallimard
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– 2009, Introduction, A. Gaudreault, ed., American Cinema 1890-1909. Themes and
Variations, Piscataway, Rutgers University Press
Kracauer, S.
– 1960, Theory of Film. The Redemption of physical Reality, Oxford, Oxford University Press
Mangolte, B.
– 2002, Afterward: A Matter of Time, in Richard Allen et Malcolm Turvey (ed.), Camera
obscura, camera lucida. Essays in honor of Annette Michelson, Amsterdam, University of
Amsterdam Press
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– 2007, The Virtual Life of Film, Cambridge (Mass.), Harvard University Press Semin, D.
– 2008, L’Atlantique à la rame, Genève, Les presses du réel Spehr, P.C.
– 2009, Movies and the Kinetoscope, A. Gaudreault (ed.), American Cinema 1890-1909.
Themes and Variations, Piscataway, Rutgers University Press
Vancheri, L.
– 2009, Cinémas contemporains: du film à l’installation, Lyon, Aléas

Note
1  Représentatifs de cette nouvelle vulgate, qui se répand à la vitesse de l’éclair dans
l’université, les travaux du vaste groupe agrégé autour des Spring schools et Summer schools
animées par l’infatigable Philippe Dubois et le non moins actif Leonardo Quaresima. Voir entre
autres Ph. Dubois et al., Oui c’est du cinéma/Yes, it’s cinema (2009) et Extended cinema. Le
cinéma gagne du terrain (2010), tous deux chez Campanotto editore, Pasian di Prato; voir
aussi plusieurs numéros de la revue Cinema & Cie, notamment les n° 11 (“Relocation”, dirigé
par Francesco Casetti) et 12 (“Cinéma et art contemporain III”, dirigé par Ph. Dubois).
2  Gunning 2009: 13.
3  Spehr 2009: 44.
4  Une tentation sensible par exemple dans l’excellent livre de Vancheri 2009.
5  La position la plus nette en ce sens reste celle de Sylvie Pierre, «Éléments pour une théorie
du photogramme», “Cahiers du cinéma”, nn. 226-227, 1971, mais c’est Raymond Bellour qui,
dans ses travaux fondateurs sur l’analyse textuelle, est revenu le plus souvent sur cette
question (voir, au moins, L’Analyse du film, 1978, rééd. Calmann-Lévy, 1995, passim).
6  Je me permets de renvoyer à mon texte “Clair et confus”, in Matière d’images, redux, Paris,
La Différence, 2009.
7  Rodowick 2007: 93.
8  Cf. Aumont: 2008.
9  Je n’ai pas échappé à cette contagion, cf. Aumont 1991.
10  Dans un intéressant article, qui contredit l’ensemble dans lequel ils s’inscrivent, Eric De
Kuyper et Emile Poppe insistent, eux, sur l’importance du spectaculaire dans la relation entre
le spectateur de cinéma et le film. (De Kuyper et Poppe, À la recherche du spectateur.
Tentative de mise au clair, dans Ph. Dubois et al., Extended cinema, op. cit.).
11  «Il existe à n’en pas douter quelques cas où la présentation de films ou de vidéogrammes
dans la même condition que des tableaux est légitime […]. Mais ces quelques catégories
singulières ne représentent aujourd’hui qu’une part infime du flot d’images animées dont les
grandes expositions internationales et les musées infligent à leur visiteurs la vision debout –
visiteurs qui s’abstiennent de protester, contents peut-être qu’on n’exige pas d’eux qu’il se
tiennent au surplus en équilibre sur un seul pied» (Semin 2008).
12  Gunning 2009: 18.
13  Cavell 1979.
14  Pasolini 1967.
15  de Beauvoir 1960: 50 et 59.
16  Voir le commentaire de Château 2005.
17  Kracauer 1960.
18  Mangolte 2002.
19  Jean-Luc Godard, lettre à Nuytten pendant le tournage de Détective, Godard par Godard,
2, p. 71-76.
20  Hans Belting, réfce.

Per citare questo articolo


Notizia bibliografica
Jacques Aumont, « Que reste-t-il du cinéma? », Rivista di estetica, 46 | 2011, 17-31.

Notizia bibliografica digitale


Jacques Aumont, « Que reste-t-il du cinéma? », Rivista di estetica [Online], 46 | 2011, online
dal 30 novembre 2015, consultato il 17 novembre 2020. URL :
http://journals.openedition.org/estetica/1634 ; DOI : https://doi.org/10.4000/estetica.1634

Questo articolo è citato da


Treleani, Matteo. (2014) Mémoires audiovisuelles. DOI:
10.4000/books.pum.2119

Dalmasso, Anna Caterina. (2019) Education in the Age of the Screen. DOI:
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Poirier, Christian. (2017) Cinéma, numérique et « multiécranicité » au Québec.


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Bonnard, Martin. (2018) (Re)monter le cinéma sur le web. Cinémas: Revue


d'études cinématographiques, 28. DOI: 10.7202/1067495ar
Autore
Jacques Aumont
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