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48 ALT LOUIS ALTHUSSER Ecrits sur la psychanalyse Freud et Lacan TEXTES REUNIS ET PRESENTES PAR OLIVIER CORPET ET FRANCOIS MATHERON STOCK/IMEC Edition posthume d’ceuvres de Louis Althusser Le présent ouvrage s'inscrit dans un programme d’édi- tion posthume de textes de Louis Althusser, en majeure partie totalement inédits, qui proviennent des archives du philosophe confiées a l'Institut Mémoires de |’édition contemporaine (IMEC) en juillet 1991 par sa famille. La publication de ces textes s’effectuera sur plusieurs années, dans le cadre d'une coédition entre les Editions Stock et IMEC. Déja parus: 1, L’avenir dure longtemps, suivis de Les Faits (1992). 2. Journal de captivité. Stalag XA, 1940-1945: Carnets, correspondances, textes (1992). 3. Ecrits sur la psychanalyse. Freud et Lacan (1993). 4. Ecrits philosophiques et politiques, tome I (1994). 5. Ecrits philosophiques et politiques, tome II (1995). La mise en valeur du Fonds Althusser et ]’édition post- hume de ces textes sont placées sous la responsabilité scientifique de IMEC. PRESENTATION Ces Ecrits sur la psychanalyse constituent le premier des trois volumes d’écrits théoriques de Louis Althusser prévus par les Editions Stock et l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine. L’idée d’un tel recueil s'est pro- gressivement imposée 4 nous au fil de l’exploration des archives de Louis Althusser. Loin de se réduire 4 un article isolé: Freud et Lacan, a quelques péripéties : Y'«affaire Tbilissi» ou la dissolution de l’Ecole freu- dienne de Paris, et 4 une expérience individuelle, le rap- port de Louis Althusser 4 la psychanalyse a également été, avec insistance, un rapport théorique. Celui-ci remonte assez loin. En effet, si l’on en croit son agenda, Althusser a lui-méme prononcé un exposé sur la psycha- nalyse des enfants le 13 novembre_1959, probablement poursuivi le 16 novembre — mais aucune trace n’en sub- siste dans ses archives. Le 16 ou 19 novembre, Emma- nuel Terray, un de ses éléves alors, a parlé de la « psycha- nalyse des psychoses » : manifestement trés attentif a cet exposé, centré sur Freud mais évoquant également Mela- nie Klein, Althusser a conservé ses notes d’auditeur. Le 3 décembre_1959, Alain .Badiou a parlé de Lacan, et l'agenda d’Althusser contient a la date du 11 décembre lannotation suivante: « présentation de Lacan». Pre- miers indices. Lorsque Louis Althusser met en place durant l’année universitaire 1963-1964 un séminaire sur la psychana- lyse, et plus particuli¢rement sur Lacan, ce n’est donc pas 8 Ecrits sur la psychanalyse - la premiére fois qu'il en parle et qu'il en fait parler 4 YEcole normale supérieure. Toutefois, si les exposés de 1959 ne semblent pas s’inscrire dans un projet de travail collectif, il n’en va pas de méme pour ceux de 1963-1964. A cette date, Althusser a déja organisé deux séminaires, dans lesquels les éléves de I’Ecole normale supérieure ont été sérieusement mis a contribution : celui de 1961-1962 sur le jeune Marx; celui de 1962-1963 sur les origines du structuralisme, Althusser traitant lui-méme de « Foucault et la problématique des origines », puis de « Lévi-Strauss a la recherche de ses ancétres putatifs ». L’objectif est cette fois ambitieux : il s’agit manifestement pour Althus- ser de constituer autour de lui un collectif & la hauteur des exigences théoriques de |'heure. Lorsqu'il projette d’organiser son séminaire sur la psy- chanalyse', Louis Althusser fait lire Lacan a des éléves qui pour la plupart ne le connaissent guére; il organise parallélement en décembre 1963 J’arrivée du séminaire de Lacan a l’Ecole normale supérieure, dont la premiére séance aura lieu le 15 janvier 1964: désormais installée dans cette prestigieuse institution, la psychanalyse laca- nienne se voit consacrée comme l'un des ples majeurs de la scéne intellectuelle francaise’. Si Louis Althusser n’a jamais eu le projet de publier un ouvrage exclusivement consacré a la psychanalyse, la masse et la richesse des textes disponibles, la continuité qui en un sens les relie, mais aussi les discontinuités, les ruptures, et parfois les retours en arriére, tout cela porte 1. Le fonds Althusser de !IMEC contient d’abondantes archives sur ce séminaire, dont on peut se faire une idée en lisant la note annexe sur ce sujet en toute fin de ce volume. Louis Althusser y a lui- méme prononcé deux conférences dont la trace a été retrouvée, l’une sous la forme d’une transcription, au demeurant souvent fautive, Yautre d’un enregistrement presque intégral. Une édition a part de ces deux conférences est en préparation. 2. Cf. Elisabeth Roudinesco, La Bataille de cent ans. Histoire de la psychanalyse en France, Paris, Le Seuil, 1986, t. Il; et Jacques Lacan, Esquisse d'une vie, histoire d'un systéme de pensée, Paris, Fayard, 1993, dans lequel V’'auteur consacre un chapitre au « Dialogue avec Louis Althusser ». Présentation 9 la marque d’une aventure intellectuelle suffisamment autonome pour étre isolée. Un tel volume n’ayant guére de signification sans l'article Freud et Lacan, nous avons pris le risque de défaire ce qu’Althusser avait fait : on sait que ce texte, publié en revue en 1964, avait été repris dans le recueil Positions paru en 1976. Contrairement a Pour Marx, ce dernier ouvrage est cependant moins un livre homogéne qu'un! assemblage d’articles visant, en une conjoncture déterminée, a livrer les traces et a construire l'image d’un itinéraire dont l’unité demeure ‘\ problématique.| Les écrits publiés dans ce volume ne sont pas les seuls textes de Louis Althusser en rapport avec la psychana- lyse, dont nul n/ignore aujourd’hui qu'elle a profondé- ment marqué son existence. Aprés une premiére analyse, commencée en 1950 et interrompue 4 |’automne 1963, Louis Althusser prendra définitivement pour analyste René Diatkine; qui apparait pour la premiére fois sur son agenda a la date du 30 octobre 1964. De nombreuses traces de cette démarche ininterrompue ont été retrou- vées dans ses archives, en particulier des récits de réve et des fragments d’un «journal » en grande partie lié au déroulement de sa propre analyse. S'il est bien évident que de tels documents ne sont pas étrangers a son acti- vité théorique, leur statut est cependant tout autre : notre premier souci a donc été de séparer nettement ce « maté- riau analytique » des écrits théoriques, les seuls publiés dans ce recueil. Nous avons eu pour objectif de proposer au lecteur un ensemble de textes aussi exhaustif que pos- sible — sous réserve d’éventuelles découvertes ultérieures en dehors des archives conservées par Louis Althusser. Certains ont été publiés par Althusser lui-méme : Freud et Lacan, Sur Marx et Freud; umn autre I’a été sans son accord : La Découverte du Docteur Freud; si les Lettres a D... n’avaient pas vocation a étre publiées, Louis Althus- ser les a fait circuler, de méme que ses Trois notes sur la théorie des discours, document de travail extrémement ambitieux; du texte Sur le transfert et le contre-transfert, nous ne savons pas quel destin il lui assignait — Althus- ser l’ayant réécrit @ partir d'une premiére version intitu- 10 Ecrits sur la psychanalyse lée Petites incongruités portatives, nous pouvons cepen- dant supposer qu'il I’a fait avec une « idée de derriére »; enfin, il semble bien qu'il ait rédigé sa Lettre ouverte aux analysants et analystes se réclamant de Jacques Lacan avec V'idée — vite abandonnée, volontairement ou non — qu'il allait pouvoir la publier. Nous publions 4 la fin de ce volume I'intégralité de la correspondance retrouvée échangée entre Louis Althus- ser et Jacques Lacan. Document exceptionnel, cet ensemble de lettres apporte un précieux éclairage sur ce qui est une des constantes des textes ici proposés au lec- teur : la présence massive et ambivalente de l’ceuvre et de la personne de Jacques Lacan, ‘Lacan présent jusque dans le choix par Althusser d’un analyste assurément non laca- nien, mais ayant été lui-méme en analyse avec Lacan, auquel il envoie deux lettres théoriques consacrées A Lacan. Lacan dont la bibliothéque d’Althusser, démen- tant une fois de plus l’ignorance si souvent proclamée dans L’avenir dure longtemps, nous montre qu'il avait lu et annoté la plupart des textes bien avant la publication des Ecriis-en-1966. Lacan dont Althusser écrit le 3 décembre 1963 A son amie Franca! : « Une de mes pré- visions s'est réalisée. Javais prédit que Lacan demande- rait 4 me voir. La rencontre au sommet a eu lieu ce soir, et jen rentre. Bien émouvant. Un homme brisé par ses ennemis, cassé, pourtant encore plein de génie, mais doutant de son temps et de tout ce qu'il en attend. Je lui ai dit que les choses changeraient, qu'il me laisse seule- ment un an devant moi, et il verrait déja les résultats. \Manifestement il est séduit, mais il n’y croit guére. Le tort qu'il a de vivre enfermé dans un monde aussi artificiel que possible, celui de la médecine. » Lacan, qu'il fera venir a I’Ecole normale supérieure lorsque le psychana- 1. Sur Franca, qui fut la traductrice italienne de Pour Marx, voir Louis Althusser, Liavenir dure longtemps, Paris, Stock/IMEC, 1992, p. 133. La correspondance utilisée dans le présent volume est ex- traite d’un ensemble de plus de trois cents lettres adressées par Louis Althusser 4 Franca de 1961 a 1972. Nous devons a Yann Mou- lier-Boutang d’avoir pu y accéder. Présentation 11 lyste quittera Sainte-Anne, et dont il écrira encore a Franca le 21 janvier 1964, une semaine aprés la séance inaugurale : « Lacan a fait son premier “séminaire” aprés le drame de sa rupture avec une partie de ses anciens élaves a I'Ecole mercredi dernier. Toute une longue partie de ma lettre (la premiére longue lettre, la seule que je lui ai envoyée, celle ot il y a les poissons, — pas celle sur Nietzsche'...) est passée dans sa réflexion », avant d’ajou- ter 4 propos de ce séminaire : « Je n'y vais pas : ce qui est le comble de la jouissance. Absence. Une dréle d’absence. ll y a de dréles d’absences, de bonnes absences. » Lacan, dont il lira peu aprés le texte des séminaires auxquels il n’a pas assisté, et que la maladie l’aurait de toute fagon empéché d’écouter. Lacan dont il parle une fois de plus a Franca dans une lettre du 25 octobre 1964: « Ai lu le texte dactylographié (sténo) des conférences que Lacan a faites ici pendant que moi j’étais dans la maison d’Epi- nay. Pas tout compris loin de 1a, mais enfin quelque chose de temps en temps... lu crayon en main; notant, notant, notant.» Mais Lacan auquel va se heurter la réflexion althussérienne sur la notion de sujet, trés pré- sente dans les Trois notes sur la théorie des discours. Lacan, dont Althusser écrira dans une lettre a Lucien Séve du 28 mars 1973 que « l'un des rares points qu'on lui doit » est d’avoir distingué la psychanalyse de la psycho- logie, d’avoir montré que « la psychanalyse s‘occupe des | fantasmes inconscients et de leurs effets ». Lacan, une | derniére fois croisé en mars 1980. Il serait hasardeux de tenter de faire le bilan de ce qui ne voulait pas faire ceuvre. Nul ne le dira jamais mieux que Louis Althusser lui-méme qui, célébre pour ses opé- rations de rectification théorique, savait aussi a l’occa- sion se livrer 4 un exercice peut-étre plus périlleux: la mise en évidence des pures limites de ses entreprises, dont il n’ignorait pas qu’elles étaient l’inévitable contre- partie de ses questions intempestives. Interrogé sur les 1. Voir dans ce volume les lettres d’Althusser & Lacan des 4 et 10 décembre 1963. 12 Ecrits sur la psychanalyse rapports de Vinconscient et de l'idéologie; probléme au coeur de sa réflexion sur la psychanalyse, Althusser répond ainsi a une amie allemande Gudrun Werner-Her- vieu, dans une lettre non datée, probablement écrite en 1977 :@La seule chose que je puisse te dire avec quelque certitude (vu que j’entretiens des rapports trés lointains avec ce que jai pu écrire), c’est que je me suis arrété “pile” (net, nettement) devant la question qui t'intéresse des “rapports” entre l’idéologie (ou les formations idéolo- giques concrétes) et l'inconscient. J'ai dit qu’il devait y avoir la quelque rapport, mais en méme temps je me suis interdit de l'inventer, — considérant que c’était pour moi un probléme provisoirement sans solution, pour moi ou peut-étre pas seulement pour moi, — pour moi en tout cas. Et naturellement en refusant d’aller plus loin, je refu- sais de suivre ceux qui, connus, avaient tenté d’aller plus loin, tel Reich ou d'autres. L’endroit ot je suis allé le plus loin, ce doit étre dans les notes finales de l'article sur “Freud et Lacan”, mais lA aussi, comme dans l'article sur les A[ppareils] I[déologiques d’]E[tat], il y a une limite non franchie. Aussi, quand tu me poses “la question” : “Comment vois-tu une élaboration conceptuelle entre inconscient et idéologie?”, je ne puis que te répondre : je ne la vois pas. Si Freud vivait (et pensait aujourd’hui ce qu'il pensait de son vivant), et si tu pouvais lui deman- der : “Comment voyez-vous |’élaboration du rapport entre la biologie et l'inconscient’”, il te dirait 4 peu prés ce qu'il a écrit, A savoir qu’il y a s(irement un rapport, mais qu'il ne voit pas comment |’élaborer conceptuellement. Toute question n’implique pas forcément sa réponse.) Si la correspondance de Louis Althusser témoigne de la vitesse de son écriture, certains textes ayant été rédigés en quelques jours, ses archives nous montrent le soin avec lequel il reprenait ses écrits, supprimait ou ajoutait des passages, apportait des corrections qui ne sont pas toujours de détail. Sans céder au vertige d'un philolo- gisme ou d’un génétisme exacerbés, nous nous sommes fait un devoir de publier en note les variantes qui, a tort ou a raison, nous sont apparues significatives de son tra- Présentation 13 vail. Nous nous sommes en outre appuyés, dans notre présentation des textes, sur l'ensemble des documents auxquels nous avons pu accéder, et en particulier sur l'extraordinaire correspondance de Louis Althusser avec Franca déja évoquée. Nous ne prétendons nullement dire ainsi la vérité sur ces écrits : nous sommes en revanche convaincus que les extraits de ces lettres utilisés dans ce recueil apprendront a ceux qui voudront les lire quelque chose sur les textes de Louis Althusser, et pas simplement sur leur auteur. Et 4 qui s‘é6tonnerait de voir massivement invoquée une correspondance privée dans la présentation d'un travail théorique, nous ne pouvons qu’opposer ce qu’écrivait déja Jean-Pierre Lefebvre dans |’avant-propos de sa nouvelle traduction de la Phénoménologie de esprit de Hegel : « A ceux qu'importunerait dans sa substance cette entrée en matiére, le traducteur pourrait dire que tous ces rappels servent a désigner I’époque depuis laquelle il propase.ce retour au texte par la voie d'une nouvelle traduction: l’époque ot, difficilement encore, au défmeurant, la sacralité du discours des grandes ceuvres est soumise & des questions du temps, dont celle-ci, qui est la plus refoulée, bien qu'elle soit au coeur d'un des chapitres de la Phénoménologie, celle du rapport entre les hommes et les femmes)(et des attributions cultu- relles de chacun. En 1807, en 1991'.» A quoi nous ajou- terons simplement : en 1993... Les écrits de Louis Althusser ont été classés suivant un ordre chronologique, le statut particulier de la correspon- dance avec Jacques Lacan nous conduisant toutefois a la situer en fin de volume. Chaque texte ou groupe de textes est précédé d’une présentation élaborée a partir de l'ensemble des documents disponibles dans les archives de Louis Althusser, dont la fécondité, une fois encore, se révéle exceptionnelle. Dans un double souci de fidélité aux documents origi- 1. Jean-Pierre Lefebvre, « Avant-propos » de Hegel, Phénoméno- logie de Vesprit, Paris, Aubier, 1991, p. 11. 14 Ecrits sur la psychanalyse naux et de lisibilité du texte, nous avons effectué les cor- rections et rectifications d’usage sur les inadvertances de plume ou les erreurs et omissions de ponctuation, ajou- tant en quelques occasions entre crochets et en italique les mots ou locutions indispensables a la compréhension d'une phrase ou au rétablissement d’une syntaxe cor- recte, et apportant en note les références bio-bibliogra- phiques ou les précisions factuelles nécessaires. Tous les soulignements des textes manuscrits ou dactylographiés ont été indiqués en italique. Enfin, sauf mention contraire (notamment dans le texte Freud et Lacan), | toutes les notes sont des notes d’éditeur. Nous tenons a remercier tous ceux qui nous ont aidés @ réaliser l’édition de ce volume, au premier rang desquels Frangois Boddaert, héritier de Louis Althusser, qui ne nous a pas ménagé sa confiance. Nos remerciements vont tout particuliérement, pour ce volume, 4 Yann Moulier- Boutang dont le travail de biographe qu'il accomplit sur Althusser et les précieux documents qu'il a découverts et identifiés pour nous, ont été extrémement importants; mais également a Elisabeth Roudinesco dont la connais- sance de I’histoire de la psychanalyse et la générosité intellectuelle ont été un constant et irremplacable recours. Nous devons a Etienne Balibar et aux docu- ments qu'il a généreusement confiés 4 !IMEC d’avoir pu apporter sur plusieurs de ces textes des précisions indis- pensables. Nos remerciements également 4 Jacques-Alain Miller, qui nous a autorisés et encouragés 4 publier les lettres de Jacques Lacan, ainsi qu’A René Diatkine, Jacques Nassif, Peter Schéttler, Michel Tort et Gudrun Werner-Hervieu qui nous ont fourni des informations et des documents trés utiles — et enfin a tous les collabora- teurs de IMEC, notamment Sandrine Samson, qui nous ont apporté un soutien indispensable. Olivier Corpet Francois MaTHERON FREUD ET LACAN 1964 Lorsque Louis Althusser publie son article « Freud et Lacan » dans le n° 161-162, daté de décembre 1964-jan- vier 1965, de La Nouvelle Critique, revue officielle des intellectuels conumunistes, il n’en est pas tout a fait a son coup dessai. Il avait déja parlé de Lacan dans Uarticle « Philosophie et Sciences humaines » paru dans la Revue de l’enseignement philosophique de juin-juillet 1963, et en particulier dans une note republiée dans « Freud et © Lacan ». Dés 1960, il avait voulu produire un effet de nom propre dans le texte « Sur le jeune Marx », publié dans La Pensée de mars-avril 1961 et repris dans Pour Marx. Aprés le mot « scandons » de la phrase « Cest la nécessité de leur vie que nous scandons par notre intelligence de ses neuds, de ses renvois, et de ses mutations’ », il avait initialement prévu la note suivante, finalement abandonnée: «J’emprunte ce terme @ Jacques Lacan. Entre les disci- plines attentives aux événements et aux grands avéne- ments, il est sans doute des correspondances et des affinités qu'un seul mot peut délivrer des autres. » Lessentiel de « Freud et Lacan » a été écrit a la fin du mois de janvier et au début du mois de février 1964, en une période ov Uactivité intellectuelle et politique d’Althusser est particuliérement intense. La publication en aotit 1963 de « Sur la dialectique matérialiste » dans le n° 110 de La Pen- 1. Pour Marx, Paris, Maspero, 1965, p. 67. 16 Ecrits sur la psychanalyse sée a déclenché une riposte virulente de certains dirigeants du Parti communiste frangais, en particulier Roger Garaudy et Gilbert Mury; plusieurs réunions ont lieu au siége de la revue. Au cours de l'une d'entre elles, vécue par lui comme un proces politique, Louis Althusser lit le 30 novembre 1963 une tres violente réponse a ses cri- tiques', qu'il enverra pour publication & Marcel Cornu, secrétaire de rédaction de La Pensée, en méme temps que son article « Marxisme et humanisme », rédigé au mois d’octobre. Le 10 novembre 1963, il écrit a son amie Franca: « Je vais écrire un premier livre sur la théorie mar- xiste, un livre de themes théoriques généraux. Puis j écrirai ensuite un livre d'études historiques sur Marx, Lénine, etc. », et il lui annonce le 23 janvier 1964: « J‘ai en deux jours écrit 80 pages du livre » — aucune trace n’en a mal- heureusement été retrouvée. Le 31 janvier, il lui parle de la publication prochaine d’un numéro de La Pensée « entiére- ment fait par nous (mes éléves et moi) sur la technocratie et 'humanisme » — si le recueil ne verra jamais le jour, Althusser a bel et bien écrit un texte intitulé « Technocratie et humanisme », retrouvé dans ses archives. Le 6 décembre 1963, il prononce une longue allocution de présentation du séminaire de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, dont Venregistrement a été conservé. Dans le domaine pro- prement psychanalytique, article « Freud et Lacan» est directement lié au séminaire sur la psychanalyse organisé par Althusser a l'Ecole normale supérieure @ partir du mois de novembre 1963, et aux relations nouées en décembre avec Lacan, dont il fera accueillir le séminaire a l'Ecole en janvier 1964’. Cette période d'activité débordante s'ache- vera par une grave dépression et une hospitalisation. La violence contenue perceptible, au moins a posteriori, dans « Freud et Lacan », doit beaucoup au contexte dans lequel cet article a été écrit. Aux éléments que nous venons d'exposer s'ajoute une dimension plus « intime ». Au début 1. Ce texte est publié dans le second tome des Ecrits philoso- phiques et politiques de Louis Althusser (Paris, Stock-IMEC, 1995). 2. Voir dans le présent recueil sa correspondance avec Lacan. Freud et Lacan 17 du mois de septembre 1963, Althusser apprend le suicide de son ami Jacques Martin! — événement pour lui terrifiant et manifestement encore trés présent au début de lannée 1964, Retragant a Franca le 15 février Vaccumula- tion récente autour de lui de situations douloureuses bien que parfois comiques, il en vient a évoquer son texte : « Et dans plusieurs de ces situations recouvert par le grand silence que tu sais, la mort de Jfacques] M[artin]. Il a passé quelque chose de toute cette situation, dont je n'ai pas voulu te parler a B., dans quelques phrases ou quelques mots de mon article sur Lacan. Je t’en ai parlé par lui. Un article écrit avec un peu de vie, un peu de sang, et beau- coup de mort.» Et le plus beau commentaire, un instant surprenant pour le lecteur de Lire « Le Capital », de cet état hallucinatoire dans lequel se produit Vécriture althussé- rienne, et tant d'autres avec elle, est encore donné par Althusser lui-méme dans une nouvelle lettre a Franca du 21 février 1964: « Tout se passe toujours ainsi: comme si, outre tout ce que je t'ai raconté dans ma derniére lettre sur mes “charges” et leur résolution, il y avait eu aussi cette sorte d’expérience directe, extraordinaire, du contact comme 4 vif avec certaines réalités insoutenables normale- ment, je veux dire insoutenables au contact quotidien que les gens ont avec la vie : ces histoires de vie et de mort, dont quelque chose avait passé dans ce texte sur Lacan que je tai laissé. Chose assez étrange, quand j'y pense. Jai vrai-) ment vécu plusieurs mois avec une extraordinaire capacité| de contact a vif avec des réalités profondes, les sentant les) voyant les lisant dans les étres et la réalité comme a livre ouvert. Souvent repensé a cette chose extraordinaire, — en pensant & la situation de ces quelques rares dont je vénére le nom, Spinoza, Marx, Nietzsche, Freud, et qui ont da, nécessairement, avoir ce contact pour pouvoir écrire ce quiils ont laissé: autrement je ne vois pas comment ils eussent pu soulever cette couche énorme, cette pierre tom- bale qui recouvre le réel... pour avoir avec lui ce contact direct qui-brale encore en eux pour l’éternité. » 1. Voir L’avenir dure longtemps, op. cit., pp. 124-125. 18 Ecrits sur la psychanalyse Si l'article « Freud et Lacan » a été publié dans La Nou- velle Critique, c’est-a-dire en un lieu politiquement central pour un intellectuel communiste, telle nétait pas sa desti- nation initiale. Louis Althusser avait tout d’'abord prévu de le faire paraitre dans la petite Revue de lenseignement philosophique, dans laquelle il avait déja publié plusieurs articles. Lassé, semble-t-il, de Vabsence de réponse claire de la revue, Althusser envoie son texte le 23 aoatt 1964 a son ami Marcel Cornu. Le projet change alors de nature: il S agit maintenant d'une revue, La Pensée, qui, méme si elle nest pas un organe officiel du Parti communiste, lui est directement lié. Et si la violente hostilité de limmédiat aprés-guerre s'est estompée, la psychanalyse est toujours Vobjet dans le Parti d'une tres grande méfiance, et surtout d'une vertigineuse ignorance : si Marcel Cornu, qui a tou- jours soutenu Althusser, est trés favorable a la publication, il n'est pas entiérement maitre de ses actes. Et lorsque Althusser lui écrit dans sa lettre d’envoi: « Ce texte est, dans son genre, une bombe. Mais qui ne risque pas de pro- jeter en lair des éclats qui peuvent nous blesser — soit toi, soit moi. Des gens raleront, mais comme ils ne connaissent pas ce dont je parle, il leur faudra étudier le probléme avant de se risquer a me contredire », Marcel Cornu, politique averti, lui répond aussitot, dans une lettre non datée, que si le silence des publications communistes sur la psychana- lyse doit absolument étre rompu, son texte « apparattra, en réalité, par suite du long silence, comme une sacrée bombe jatomique ». Il lui demande en conséquence de rajouter | quenines phrases destinées 4 donner des garanties poli- tiques. Si la demande est en apparence mineure, elle n'est pas de bon augure. Althusser écrit ainsi a Franca le 30 sep- tembre 1964; « Te dire aussi que je viens d'ajouter une longue note liminaire et quelques autres notules & mon papier sur Freud et Lacan, et que j'espére que sous cette forme on consentira tout de méme a le publier... Les inter- dits pésent longuement sur les maudits, méme quand la mort leur a fermé la bouche », et dans une lettre sans date, il lui précise : « J'ai les pires emmerdements pour la publi- cation de mon papier sur Lacan. A La Pensée, ils tremblent. Que de carcasses! Je crois que je vais Vadresser Freud et Lacan 19 a l’Osservatore Romano...» Althusser aura beau faire: article ne sera jamais publié dans La Pensée. Il l'envoie alors & La Nouvelle Critique, dont le rédacteur en chef est son ami Jacques Arnault, et dans laquelle il vient de publier son article « Problémes étudiants » dans le n° 152 de jan- vier 1964. Alors en plein bouleversement, la revue accepte le texte. Et c'est ainsi que, par un singulier clin d'ceil de Vhis- toire, Varticle « Freud et Lacan » paraitra dans la revue on avait été prononcée en 1949 une retentissante condamna- tion de « la psychanalyse, idéologie réactionnaire' ». Il est toujours difficile d'apprécier la postérité d'un texte, et a plus forte raison d'un article. Souvent cité, mais réédité seulement en 1976 dans Positions?, il n’a sans doute guére été lu par les générations suivantes, méme s'il a circulé au début des années 1970 dans une réédition pirate des « Edi- tions des grandes tétes molles de notre époque ». Il n'a en tout état de cause pas suscité un véritable dialogue avec | Lacan. Méme si ce dernier félicite chaleureusement Althus- ser lorsqu’il en recoit une version dactylographiée, sa lettre du 6 juillet 1964, publiée dans le présent recueil, est finale- ment assez formelle, Si Althusser continuera jusqu’a la fin a sintéresser a l'ceuvre de Lacan, la réciproque n'est pas vraie. Et l'on citera pour finir ce qu’en dira Althusser dans_/ une lettre & Franca du 17 septembre 1966 : « Relu quelques pages de Lacan, apres avoir écrit mon texte sur la psycha- nalyse*. C'est toujours ainsi que les choses se passent, a en étre désarmantes : maintenant je le comprends !! pour cette bonne raison que 1) il dit ce que je dis quand il dit des choses bien (mais va savoir si, sans m’en rendre compte et méme parce que je ne l'avais pas compris, ce n'est pas moi qui redis ce qu'il dit!! (il doit y avoir des phénoménes de 1, « La psychanalyse, idéologie réactionnaire », La Nouvelle Cri- tique n° 7, juin 1949, pp. 52-73, repris dans La Scission de 1953, sup- plément au n°7 d’Ornicar?, 1976. Louis Althusser avait trés pro- bablement lu au moment de sa parution cet article, dont un exemplaire annoté de sa main a été retrouvé dans sa bibliothéque. 2. Positions, Paris, Editions sociales, 1976. 3. Il s'agit sans doute de la premiére des Trois notes sur la théorie des discours, publiées dans le présent recueil. 20 Ecrits sur la psychanalyse compréhension tout a fait inconscients) 2) je vois exacte- ment le point ott il “décroche” 3) et de surcroit je vois que je ne lavais pas compris quand j'avais écrit cet article sur lui (j‘avais compris son importance, mais pas ce qu’il voulait dire). Ce qui est quand méme ahurissant, c'est que, vu nos rapports, lorsque j'ai écrit ce papier sur lui, il aurait pu me dire : “c'est bien, plein de bonne volonté, mais vous n'avez pas compris ce que je voulais dire, je vais vous l'expliquer.” \Non. Silence. C'est vrai que c'est prendre et posséder et gar- der un grand avantage sur quelqu’un que de savoir qu'il na pas compris quelque chose, et cet avantage, on ne le garde qu’en se taisant. C'est “humain” comme on dit. Et je vois bien la logique de lattitude, sentant parfois en moi, a l'occasion, poindre ce genre de satisfaction, de voir quelqu’un dire des sottises et de pouvoir le reprendre : la tentation de se taire est grande et elle procure bien des avantages. On sait qu'on “tient” le type a sa discrétion, mais on réserve son avantage, et pendant ce temps ona le spectacle d’un gars qui croit avoir compris. Il suffit de le laisser faire: il ne peut que s'enferrer, ce qui redouble ) Vavantage qu'on a sur lui. A la rigueur cela vaut pour des | adversaires mais pour des amis... Mes jeunes gars je les ai dressés 4 une autre méthode, et m’en réjouis. Je ne dois pas »_ | étre “orthodoxe”: pourtant, sans cette “autre méthode”, il / | nest pas de travail collectif possible. On n'a peut-étre rien | fait d'autre : en tout cas montré que le travail collectif en philosophie était possible, et combien rentable! (c'est peut- étre la premiére fois: je ne parle pas des rapports de “maitres et disciples” », c'est classique, mais de rapports d'égalité dans les échanges, c'est cela du travail collectif). » Il y aura bien en effet une méthode althussérienne de tra- vail collectif, nous le verrons 4 propos des Trois notes sur la théorie des discours... \ Les archives de Louis Althusser contiennent deux ver- sions dactylographiées distinctes de Uarticle « Freud et Lacan», qui a donc été tapé au moins deux fois a la machine a écrire, chaque version contenant elle-méme de nombreuses corrections manuscrites. Bien entendu, nous publions ici le texte dans la version voulue par Louis Freud et Lacan 21 Althusser, tout en indiquant les variantes qui nous sont apparues particuliérement significatives, notamment le ; passage suf Sate Aceihaee prévu en conclusion de son [ article, qa’Althiisser commente en ces termes dans une | lettre a Franca simplement datée « dimanche nuit », et pro- bablement écrite au début du mois de février 1964: «tenvoie un papier, encore discours ininterrompu sur Lacan, Freud : le seul discours qui, comme discours théo- rique, soit le premier qui se sache ininterrompu, lis les der- niéres lignes sur Sartre, elles sont délibérées, il faut le faire sortir de sa psychose heureuse, et pour cela il n'est que le fouet ; le battre au visage de ses propres verges : les mots (il vient de publier un livre sous ce titre, ott il parle de son enfance, et dit : je n'ai pas eu d'GEdipe ou presque, je n'ai pas de Surmoi... quand on pense que ce pareil ahuri théo- rique — @ d’autres titres son droit d’ahuri est sacré, comme tout droit d’homme d’étre ce qu’il est — tient lieu de pensée — ou de dispense de pensée — pour je ne sais combien d'hommes : les hommes qui se disent que quelqu’un pense pour eux, est libre et audacieux pour eux etc. audace et liberté par procuration, si encore c’étaient de vraies audace et liberté! mais des délires!! je ne vois que le fouet au visage pour imposer le silence a cette imposture, et la rendre soit au silence soit a la littérature, — soit a la guéri- son)», avant d’ajouter énigmatiquement : «les derniéres lignes pour lU'avertissement (a Sartre), mais le reste est bon, iy souscris. » Nous publions en annexe la « note d’éditeur », entiere- ment rédigée par Louis Althusser, accompagnant la traduc- tion anglaise de « Freud et Lacan », d'abord parue en 1969 dans la New Left Review, puis reprise dans le recueil Lenin and Philosophy and Other Essays (Londres, NLB, 1971). F.M. FREUD ET LACAN Note liminaire** Disons-le sans détour : qui veut aujourd’hui tout simple- ment comprendre la découverte révolutionnaire de Freud, non seulement reconnaitre son existence, mais aussi connaitre son sens, doit traverser, au prix de grands efforts \critiques et théoriques, immense espace de préjugés idéo- |logiques_qui nous sépare de-Freud.-Car non seulement la découverte de Freud a été, comme on va le voir, réduite a des disciplines qui lui sont, en leur essence, étrangéres (bio- logie, psychologie, sociologie, philosophie); non seulement de nombreux psychanalystes (notamment dans I’école amé- ricaine) se sont faits les complices de ce révisionnisme; mais, qui plus est, ce révisionnisme a lui-méme objective- ment servi la prodigieuse exploitation idéologique dont la psychanalyse a été objet et la victime. Ce n’est pas sans rai- son que naguére (en 1948) des marxistes frangais dénon- cérent dans cette exploitation une « idéologie réaction- naire », servant d'argument dans la lutte idéologique contre le ,marxisme, et de_moyen_pratique d’intimidation et de “mystification des consciences. “Mais on peut bien dire aujourd’hui que ces mémes mar- xistes furent, A leur maniére, directement ou indirectement, les premiéres victimes de lidéologie qu’ils dénongaient : * Exceptionnellement, pour ne pas surcharger le texte ow figurent déja des notes de l'auteur données algébriquement, nous avons reporté a la fin du chapitre (pp. 47-51) les différentes variantes appelées dans le texte par une notation alphabétique. Freud et Lacan 23 puisquils la confondirent avec la découverte révolution- naire de Freud, acceptant ainsi dans le fait les positions de l'adversaire, subissant ses propres conditions, et reconnais- sant dans l'image qu'il leur imposait la prétendue réalité de la psychanalyse. Toute l'histoire passée des rapports entre le marxisme et la psychanalyse repose, pour l’essentiel, sur cette confusion et cette imposture. Quiil fat particuligrement malaisé d’y échapper, nous le comprenons d’abord par la fonction de cette idéologie : les idées « dominantes » ayant, en l’espéce, joué a la perfection leur réle de «domination », s'imposant 4 leur insu aux esprits mémes qui voulaient les combattre. Mais nous le comprenons aussi par l’existence du révisionnisme psycha- nalytique qui rendit possible cette exploitation: la chute dans lidéologie commenga en effet par la chute de la psy-} chanalyse dans le biologisme, le psychologisme et le socio-| * logisme. Que ce révisionnisme ait pu s’autoriser de léquivoque de certains concepts de Freud, qui fut contraint, comme tout inventeur, de penser sa découverte dans des concepts théo- riques existants, donc constitués a dautres fins, nous pou- vons aussi le comprendre (Marx ne fut-il pas lui aussi contraint de penser sa découverte dans certains concepts hégéliens?). 1 n’est rien en cela qui puisse surprendre un esprit un peu averti de l'histoire des sciences nouvelles, — et soucieux de cerner l'irréductible d'une découverte et de son objet dans les concepts qui l’exprimérent a sa nais- sance, et qui, rendus inactuels par le progrés des connais- sances, peuvent Were aD la masquer. gs a & Freud /impose donc aujourd’hui : 1° seulement qu’on récuse comme une grossiére mystification la couche idéologique de son exploitation réactionnaire. 2° Mais encore qu'on évite de tomber dans les équi- voques, plus subtiles, et soutenues par les prestiges de quel- ques disciplines plus ou moins scientifiques, du révision- nisme psychanalytique. 3° Et qu‘on se consacre enfin a un travail sérieux de cri- tique historico-théorique pour identifier et définir, dans les concepts que Freud dut employer, le véritable rapport épis- 24 Ecrits sur la psychanalyse témologique existant entre ces concepts et le contenu qu’ils pensaient. Sans ce triple travail de critique idéologique (1°, 2°) et délucidation épistémologique (3° ), pratiquement inauguré en France pér Lacan, la découverte de Freud restera, en sa spécificité, hers-de notre portée. Et, ce qui est autrement grave, nous prendrons pour Freud justement ce qu’on a mis 4 notre portée, que nous voulions le refuser (I’exploitation idéologique réactionnaire), ou que, plus ou moins inconsi- dérément, nous y souscrivions (les différentes formes du révisionnisme bio-psychosociologique). Dans les deux cas nous demeurerions prisonniers, a des niveaux différents, des catégories explicites ou implicites de l’exploitation idéo- logique et du révisionnisme théorique. Les marxistes, qui savent d’expérience quelles déformations furent imposées par ses adversaires A la pensée de Marx, peuvent comprendre que Freud ait pu subir 4 sa maniére le méme destin, et quelle est importance théorique d'un authen- tique « retour 4 Freud ». Ils voudront bien admettre qu’un aussi bref article, qui se propose d’aborder un probléme de cette importance, s'il ne veut pas le trahir, doive se borner & l'essentiel : situer l'objet |de la psychanalyse, pour en donner une premiére défini- tion, dans les concepts qui permettent la localisation, préa- lable indispensable a I’élucidation de cet objet. Ils voudront bien admettre en conséquence qu'on fasse intervenir ces concepts autant qu'il se peut dans leur forme rigoureuse, comme le fait toute discipline scientifique, sans les affadir en un commentaire de vulgarisation trop approximative, ni sans entreprendre de les développer vraiment en une ana- lyse qui exigerait un tout autre espace. L’étude sérieuse de Freud et de Lacan, que chacun peut entreprendre, donnera seule la mesure exacte de ces concepts, et permettra de définir les problémes en suspens dans une réflexion théorique déja riche de résultats et de promesses. L.A. * Des amis m’ont, a bon droit, fait le reproche d’avoir Freud et Lacan 25 parlé de Lacan en trois lignes': d’avoir trop parlé de lui pour ce que jen disais, et trop peu parlé de lui pour ce que jen concluais. Ils me demandent quelques mots pour justi- fier et mon allusion, et son objet. Les voici, — quelques mots, od il faudrait un livre. Dans l’histoire de la Raison Occidentale, les naissances font Yobjet de tous les soins, prévisions, précautions, pré- ventions, etc. Le Prénatal est institutionnel. Quand une jeune science nait, le cercle de famille est toujours déja prét pour |’étonnement, la jubilation et le baptéme*. Depuis longtemps, tout enfant, méme trouvé, est réputé fils d’un pére, et quand c’est un enfant prodige, les péres se bat- traient au guichet n’était la mére, et le respect qu’on lui doit. Dans notre monde plein, place est prévue pour la nais- sance, place est méme prévue pour la prévision de la nais- sance : « prospective ». A ma connaissance, dans le cours du x1x° siécle, deux ou trois enfants naquirent, qu’on n’attendait pas : Marx, Nietz- sche, Freud. Enfants « naturels », au sens ott la nature offense les meeurs, le bon droit, la morale et le savoir-vivre : nature, c’est la la régle violée, la fillesmére, donc l'absence de pére légal, Un enfant’Sans pre, la Raison Occidentale le lui fait payer cher-Marx, Nietzsche, Freud, durent acquitter la note, parfois atroce, de la survie: prix comptabilisé en exclusions, condamnations, injures, miséres, faim et morts, ou folie, Je ne parle que d’eux (on pourrait parler d'autres maudits, qui vécurent leur arrét de mort dans la couleur, les sons ou le poéme). Je ne parle que d’eux parce quiils furent naissance de sciences, ou de critique’. Que Freud ait connu la pauvreté, la calomnie et la persé- 1. Cf. Revue de Venseignement philosophique, juin-juillet 1963, « Philosophie et sciences humaines », p.7 et p. 11, note 14: « Marx a fondé sa théorie sur le rejet du mythe de I“homo economicus”, Freud a fondé sa théorie sur le rejet du mythe de I*homo psycho- logicus” », Lacan a vu et compris la rupture libératrice de Freud. Il a comprise dans le sens plein du terme, la prenant au mot de sa rigueur, et la forgant a produire, sans tréve ni concessions, ses propres conséquences. I] peut, comme chacun, errer dans le détail, voire dans le choix de ses repéres philosophiques : on lui doit l’essen- tiel. » 26 Ecrits sur la psychanalyse cution’, qu'il ait eu l’ame assez ancrée pour supporter, les interprétant, toutes les injures du siécle, — voila qui n'est peut-étre pas sans rapport avec quelques-unes des limites et des impasses de son génie. Laissons ce point, dont l’examen est sans doute prématuré?, Considérons simplement la soli- tude de Freud,)en son temps. Je ne parle pas de Ja_selitude humaine (il exit des maitres et des amis, bien qu’il-connit la pauvreté), je parle de sa solitude théorique. Car, quand il voulut penser, c’est-a-dire exprimer sous la forme d'un sys- téme rigoureux de concepts abstraits, la découverte extra- ordinaire qu'il retrouvait chaque jour au rendez-vous de sa pratique, i] eut beau se chercher des précédents théoriques, des péres en théorie, il n’en trouva guére. Il dut subir et aménager la situation théorique suivante: étre & lui-méme son propre pere, construire de ses mains d’artisan espace théorique oi situer sa découverte, tisser avec des fils d’emprunts, pris de droite et de gauche, au jugé, le grand filet 4 noeuds ow prendre, dans les profondeurs de lexpé- rience aveugle, le redondant poisson del'inconscient,-que les hommes disent muet, parce qu'il parle méme quand ils dorment. Cela veut dire, pour s’exprimer dans des termes de Kant : (Freud dut penser sa découverte et sa pratique dans des \concepts importés, empruntés a la physique énergétique, jalors dominante, a l'économie politique et a la biologie de ison temps. Pas d’héritage légal derriére lui: sauf un lot de concepts philosophiques (conscience, pré-conscient, inconscient, etc.) peut-étre plus encombrants que féconds, car marqués par une problématique de la conscience, pré- sente jusqu’en ses restrictions; aucun fonds légué par quel- que ancétre que ce soit: pour tous devanciers, des écri- vains: Sophocle, Shakespeare, Moliére, Goethe, — des sentences, etc. Théoriquement, Freud a monté seul son affaire: produisant ses concepts propres, ses concepts « domestiques », sous la protection des concepts importés*, empruntés a l'état des sciences existantes, et, il faut bien le dire, dans l'horizon du monde idéologique ou baignaient ces concepts. Cest ainsi que nous regimes Freud. Longue suite de tex- tes, profonds, parfois clairs, parfois obscurs, souvent énig- Freud et Lacan 27 matiques et contradictoires, problématiques, armés de concepts dont beaucoup nous semblent, 4 premiére vue, périmés, non adéquats a leur contenu, dépassés. Car nous ne doutons point, aujourd'hui, de l’existence de ce contenu : la pratique analytique elle-méme, son effet*. Résumons donc cet objet qu’est pour nous Freud : 1. Une pratique (la cure analytique). 2. Une technique (méthode de la cure), qui donne lieu a une exposition abs- traite, d’aspect théorique. 3. Une théorie qui est en rapport avec la pratique et la technique. Cet ensemble organique pratique (1), technique (2), théorique (3), nous rappelle la structure de toute discipline scientifique. Formellement, ce que Freud nous donne posséde bien la structure d’une | science. Formellement : car les difficultés de la terminolo- gie conceptuelle de Freud, la disproportion parfois sensible entre ses concepts et leur contenu nous conduit a poser la question: dans cet ensemble organique pratique-tech- nique-théorique, avons-nous affaire 4 un ensemble vrai- } ment stabilisé, vraiment fixé au niveau scientifique? Autre- ment dit, la théorie y est-elle vraiment théorie, au_sens scientifique? N’y est-elle pas au contraire une simple/trans- \ .., position méthodologique de la pratique (la cure)? De la / l'idée, tr8s couramment admise, que sous ses dehors théo- riques (dus & une prétention respectable, mais vaine, chez Freud méme), la psychanalyse demeurerait une simple pra- tique donnant parfois des résultats, mais pas toujours; simple pratique prolongée en technique (régles de la méthode analytique) mais sans théorie, du moins sans vraie théorie : ce qu'elle déclare théorie, n’étant que les concepts techniques aveugles, ot elle réfléchit les régles de sa pra- tique; simple pratique sans théorie... peut-étre alors tout bonnement magie ? qui réussirait comme toute magie, par l'effet de son prestige, et de ses prestiges, mis au service d'un besoin ou ande sociaux, alors sa seule raison, sa vraie raison. ‘auss) aurait fait la théorie de cette magie, de cette pratique sociale que serait la psychanalyse, en désignant dans le chaman V'ancétre de Freud. Pratique grosse d’une théorie en partie silencieuse? Pra- tique fiére ou honteuse de n’étre que la magie sociale des temps modernes? Qu’est donc la psychanalyse? ve y AWS ; ‘ aoak , pease: \ ¢ 28 Ecrits sur la psychanalyse I Le premier mot de Laca: pour dire : dans son prin- /cipe Freud a fondé une/science) Une science nouvelle, qui est la science d'un objet nouvedu : l'inconscient) Déclaration rigoureuse. Si la psychaialyse est bien une science, car elle est la science d’un objet propre, elle est aussi une science selon la structure de toute science : pos- sédant une théorie et une technique (méthode), qui per- mettent la connaissance et la transformation de son objet dans une pratique spécifique. Comme en toute science authentique constituée, la pratique n’est pas l’absolu de la science, mais un moment théoriquement subordonné; le moment ot Ja, théorie devenue méthode (technique) entre en contact théorique (connaissance) ou pratique (la cure) avec son objet propre (l’inconscient). Si cette thése est exacte, la pratique analytique (la cure) qui absorbe toute I’attention des interprétes et des philo- sophes avides de lintimité du couple confidentiel, ot laveu malade et le secret professionnel médical échangent les promesses sacrées de |'intersubjectivité, ne détient pas les secrets de la psychanalyse: elle détient seulement une partie de sa réalité, celle qui existe dans la pratique. Elle ne détient pas ses secrets théoriques. Si cette thése est exacte, la technique, méthode, ne détient pas non plus, sinon comme toute méthode, c’est-a-dire par délégation, non de la pratique, mais de la théorie, les secrets de la psychanalyse. Seule, la théorie les détient, | comme.en. toute discipline scientifique. En cent lieux de son ceuvre, Freud s’est dit théoricien; a comparé la psychanalyse, sous le rapport de la scientifi- cité, 4 la science physique issue de Galilée; a répété que la pratique (la cure) et la technique analytique (la méthode analytique) n’étaient_authentiques que parce que fondées sur une théorie scientifique. Freud a dit et redit qu'une pratique et une technique, méme fécondes, ne pouvaient mériter le nom de scientifiques, que si une théorie leur en donnait, non par simple déclaration, mais par fondation rigoureuse, le droit. Le premier mot de Lacan est de prendre ce mot a la Freud et Lacan 29 lettre. Et d’en tirer la conséquence : revenir-a Freud pour chercher, discerner et cerner en lui la théorie dont tout le | reste, tant technique que pratique, est issu en droit. | Revenir a Freud) Pourquoi ce nouveau retour aux sources? Lacan ne fevient pas 4 Freud comme Husserl a Galilée ou 4 Thalés, pour saisir une naissance a sa nais- sance, — cest-a-dire pour réaliser ce préjugé philosophique religieux de la pureté, qui, comme toute eau jaillissant au jour, n'est pure qu’a l’instant méme, au pur instant, de sa naissance, au pur passage de la non-science a la science. Pour lui, ce passage n'est pas pur, il est encore impur: la pureté vient aprés ce passage, elle n'est pas dans le passage encore « vaseux » (I'invisible vase de son passé, suspendue dans l'eau naissante, qui feint la transparence, c’est-a-dire l'innocence). Retour & Freud veut dire: retour a la théorie bien établie, bien fixée, bien assise dans Freud méme, a la | théorie mitre, réfléchie, étayée, vérifiée, A la théorie assez | avancée et installée dans la vie (y compris la vie pratique) pour y avoir construit sa demeure, produit sa’ méthode, et | engendré sa-pratique. Le retour 4 Freud n’est pas retour 4 la naissance-de Freud : mais un retour A sa‘maturité. La jeunesse de Freud, ce passage émouvant de la norreficore- science, & la science (la période des rapports avec Charcot, Bernheim, Breuer, jusqu’aux Etudes sur Uhystérie — 1895) peut nous intéresser, certes, mais 4 un tout autre titre: au titre d'un exemple d’archéologie d'une science, — ou } comme indice négatif de non-maturité, alors pour bien dater la maturité méme et son avénement. La jeunesse | d'une science est son Age mar : avant cet age, elle est vieille, | ayant l'4ge des préjugés dont elle vit, comme un enfant les préjugés, donc l’age de ses parents. Qu’une théorie jeune, donc mire, puisse retomber en enfance, c’est-a-dire dans les préjugés de ses ainés et de leur descendance : toute l'histoire de la psychanalyse le prouve. C’est la le sens profond du retour a Freud, proclamé par Lacan. Nous avons a revenir a Freud, pour revenir a la \ maturité de la théorie freudienne, non pas a son enfance, | | mais son Age mar, qui est sa vraie jeunesse — nous avons | a revenir a Freud par-dela l'infantilisme théorique, la | retombée en enfance, oi) toute une part de la psychanalyse | 30 Ecrits sur la psychanalyse contemporaine, avant tout américaine, savoure les avan- tages de ses abandons. Cette retombée en enfance porte un nom, que les phéno- ménologues comprendront d’emblée: psychologisme, — ou un autre nom, que les marxistes entendront d’emblée : pragmatisme*. L’histoire-moderne de la psychanalyse illustre le jugement de Lacan.)La Raison Occidentale (rai- son juridique, religieuse, morale et politique autant que scientifique) ne consentit en effet, aprés des années de méconnaissance, mépris et injures — moyens dailleurs toujours disponibles le cas échéant — a conclure un pacte de coexistence pacifique avec la psychanalyse, que sous la condition de I’annexer a ses propres sciences ou a ses propres mythes : a la psychologie, qu'elle soit behaviouriste (Dalbiez) ou phénoménologique (Merleau-Ponty) ou exis- tentialiste (Sartre); 4 la bioneurologie, plus ou moins jack- sonienne (Ey); la « sociologie » de type « culturaliste » ou « anthropologique » (dominant aux USA: Kardiner, M. Mead, etc.) et a la philosophie — cf. la « psychanalyse existentielle » de Sartre, la « Daseinanalyse » de Binswan- \ ger, etc. A ces confusions, a cette mythification de la psy- jchanalyse, discipline reconnue officiellement, au prix ( d’alliances-compromis-scellés avec des lignées imaginaires d’adoption mais de trés réels pouvoirs, des psychanalyses souscrivirent, trop heureux de sortir enfin de leur ghetto théorique, d’étre « reconnus » comme membres de plein droit de la grande famille de la psychologie, de la neurolo- gie, de la psychiatrie, de la médecine, de la sociologie, de Tanthropologie, de la philosophie, — trop heureux d’affi- cher sur leur succés pratique le label de cette reconnais- sance «théorique » qui leur conférait enfin, aprés des décades d'injures et d’exil, droit de cité dans le monde: celui de la science, de la médecine et de la philosophie. Ils navaient pas pris garde au tour suspect de cet accord, croyant que le monde se rendait a leurs raisons, — quand eux-mémes se rendaient, sous les honneurs, aux raisons de ce monde, — préférant ses honneurs a ses injures. Par 1a, ils oubliaient qu'une science n’est telle que si elle peut, de plein droit, prétendre a la propriété d’un~objet propre, — qui soit le sien, et ne soit que le sien, — et non a

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