96
BANQUE, CREDIT ET MONNAIE EN ANGLETERRE
DE 1640 A LA FIN DU XVile SIECLE
Deux séries d’événements déterminent le découpage chronologi-
que de cette communication :
1 —Le 4 juillet 1640, Charles ler, aux abois, fait saisir dans les
ateliers de la Monnaie de Londres les métaux précieux d’une valeur de
130.000 £ qu’y avaient déposés les grands négociants de la capitale
désireux de les transformer en espéces ; leurs propriétaires sont invités
& se présenter au Trésor pour en obtenir regu et se contenter d’un
intérét & 8 % (1). Le 27 juillet suivant, en présence des officiers de la
Monnaie, et devant le refus de la Cité de préter davantage que 20.000 £
au souverain au lieu des 200.000 sollicitées, «on décida de frapper
pour 300.000 & 400.000 £ de monnaie de cuivre en piéces de six, trois
et deux pence et d’ordonner que tous les payements supérieurs & une
demi-couronne devraient, pour un dixiéme, étre effectués dans cette
monnaie de cuivre» (2) : toutes les personnes ayant besoin d’effectuer
un payement devraient donc chercher & la Monnaie autant de piéces
que nécessaire et les acquérir en échange d’argent. Mesure que les mar-
chands de la Cité jugent inepte, de nature a provoquer une hausse
générale des prix, et que le Roi et ses ministres prennent dans le but
évident d’exercer une pression sur la Cité et en obtenir enfin les préts
sollicités ; mesure que le gouvernement royal renonce bientdt a appliquer.
Ces deux incidents qui se situent au départ de notre analyse
permettent de prendre conscience immédiatement de quelques particu-
larités du systéme monétaire anglais au milieu du XVile siécle :
—le mode de fabrication de la Monnaie dans les ateliers royaux,
qui transforment en piéces les métaux, sous diverses formes, que leur
livrent les négociants aprés importation ou temps de thésaurisation :
la création monétaire répond & un besoin pergu par les autorités publi-97
ques comme par les particuliers, elle est soumise a la condition de |’exis-
tence d'un stock de métal précieux, ou encore au recours a des métaux
moins rares auxquels on donnera en quelque sorte un cours forcé.
— les métaux normalement utilisés sont I’or et |’argent, le cuivre
ne venant qu’en derniére extrémité et n’étant employé que sous la
contrainte de la nécessité et pour des valeurs nominales limitées.
—ni le Pouvoir, ni les particuliers ne peuvent compter sur une
variété considérable de moyens fiduciaires ou de crédit.
Ces faits qui caractérisent toute |'époque visée par cette com-
munication, nous aurons a les reprendre et a affiner |‘analyse de la crise
qu'ils dénotent. Ils nous ont paru constituer une entrée éclairante aux
autres problémes de ce temps.
2—En mai 1696, le gouvernement de Guillaume III décide le
retrait de toutes les piéces et une refonte générale des espéces d'argent :
sous la direction de Montague, Chancelier de |’Echiquier, et d’lsaac
Newton, les ateliers de la Monnaie sont invités a accueillir les piéces
décriées et a en frapper de nouvelles ; vaste opération qui durera jusqu’en
1699 (3) et qui, en ses débuts, malgré la qualité des ouvriers du Mint et
un travail acharné, provoque une véritable famine monétaire, au point,
dira Evelyn, que l’on manqua d’argent «méme pour les provisions quoti-
diennes du marché» (4). Deux ans plus tét, en 1694, sur I’initiative de
William Patterson la Banque d’Angleterre a été créée. Ces deux événe-
ments quasi -contemporains ont également un sens trés net :
—le décri des monnaies se produit 4 un moment oi on a pris
conscience de I’excés de circulation de piéces de mauvais aloi et, qui,
de surcroit, étaient d’une variété déconcertante : elles constituaient,
pour reprendre l’expression de Traill et Mann (5) «une sorte de vaste
exposition numismatique». La remise en ordre doit permettre de fonder
un systéme crédible et stable.
—la création de la Banque d’Angleterre, qui se fixe pour premier
objectif de réunir un capital a préter au Trésor en échange d’un intérét
modéré, est le prélude a la naissance du systéme bancaire plus élaboré
du XVille siécle et de la généralisation de |’emploi du papier-monnaie,
deux solutions du probléme des moyens de paiement et du crédit.
Les deux dates semblent bien constituer un aboutissement et
la source de développements inédits, marquer en quelque sorte la fin
d’une époque.
De 1640 a 1696, les Anglais ont vécu un systéme monétaire fait98
de difficultés médiocrement surmontées, de crises relativement fréquen-
tes, d'expédients sans lendemains, tous éléments propres & inspirer a des
esprits ingénieux des propositions de réforme non dénuées d’intérét et
de portée.
1 — La rareté générale des espéces
Les plaintes sont permanentes qui attestent la rareté des moyens
de paiement et les difficultés qui en résultent. Elles sont évidemment
plus nombreuses au temps de la Grande Rébellion, lorsque les soldats
du Parlement ou du Commonwealth regoivent les billets qu’aucun
trésorier public n‘est 4 méme de leur rembourser en espéces : elles ne
sont pas rares les lettres du type de celle qu’adresse en 1651 le capitaine
Fitzwilliam au capitaine Adam Baynes :
«J'ai regu de mon Major un billet de 90 livres payable
par vous, je I’ai envoyé a mon frére Robert pour qu’il
percoive I'argent de vous, et il m’a dit que vous
n’aviez pas pu le payer. Je vous demande . . . de me
remettre au moins une attestation signée de votre
main . . . que vous ne disposez pas d’autant d'argent
de mon régiment ou de mon Major, car les officiers et
soldats me tourmentent beaucoup a ce sujet...» (6).
Les ateliers ne regoivent pas réguliérement des métaux a transfor-
mer en espéces. En 1644, un rapport le confirme, qui analyse I’état du
Mint : dans la crainte d'une mutation monétaire, orfévres et marchands
stockent le métal et les espéces étrangéres et «depuis I’heureux retour
(du Roi)... n’ont pas apporté la valeur de 100 livres en argent...» (7).
Les espéces étrangéres n‘ont pas cours légal en Angleterre, il faut
les refondre et en obtenir l'équi Nouvelles espéces avant d’en
profiter : dés 1641, Sir Thomas Roe a déclaré aux Communes que c’était
la une cause parmi d’autres de la rareté des moyens de payement (8).
Génante pour les transactions commerciales importantes, le man-
que d’espéces ne I’est pas moins dans la vie quotidienne. Le besoin de
petite monnaie a été |’un des plus répandus pendant tout le siécle, d’au-
tant qué la hausse de la valeur de I’argent-métal rend de plus en plus
délicate la frappe de piéces de valeur suffisamment faible pour servir aux
échanges courants. A partir de 1613 Jacques ler a concédé a des favoris
le brevet de la fabrication de petites piéces en cuivre, Charles ler a imité99
son pére au bénéfice de la duchesse de Richmond et de Sir Francis
Crane. La Restauration suit leur exemple, mais on renonce a |attribution
d’un monopole et on passe a une grande production nationale ; en 1665
une premiére monture de piéce apparait avec, a I’avers, |’inscription
«Carolus a Carolo» et, au revers, Britannia et |’inscription «Quatuor
maria vindico» (9) ; en 1672, une proclamation royale, prenant en
considération le besoin évident de petite monnaie, ordonne de produire
en abondance des halfpence et des farthings en cuivre, de faire de cette
production un monopole d’Etat, et de donner aux piéces nouvelles
pleine valeur libératoire. Le pouvoir prend ainsi le relais de nombreux
particuliers et de corporations municipales qui, devant le besoin de
billon, n’avaient pas hésité, dans le passé, a en fabriquer, méme sans
autorisation : la multiplicité des piéces, l’abondance des contrefagons,
la véritable industrie de la fausse monnaie qui s‘était développée a un
degré inoui constituent le meilleur argument de Charles || pour réserver
a l’Etat le monopole de I’émission en 1672.
Presque tous les témoignages du temps s’accordent par ailleurs
pour attribuer la rareté des espéces d’or et d’argent a la conjugaison
de maux endémiques.
11 — Les maux monétaires
Ils s’appellent : fuite des espéces hors du royaume et surabon-
dance de la mauvaise monnaie par rapport a la bonne. Ils se traduisent
par des comportements immoraux ou délictueux, de la spéculation
a la contrefagon en passant par la rognure des piéces.
—— La fuite des espéces est dénoncée du début a la fin de notre
période et elle a revétu une importance variable.
Le discours aux Communes de Sir Thomas Roe en 1641 (10) se
veut précisément une analyse du phénoméne :
— il convient de faire la part des troubles et des craintes des
étrangers. II existe de véritables «capitaux flottants» au sens moderne du
mot, auxquels Sir Thomas Roe fait une nette allusion : «est-il profitable
ou non pour un royaume que, pendant des années, l’étranger y posséde
un grand capital & haut taux d’intérét ? ... je confesse qu’il a pourvu
aux besoins des marchands et aidé & développer le commerce... Mais
s‘il double tous les dix ans, ou est la croissance (pour le royaume) ?».