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Afco1 273 0009
Afco1 273 0009
Grands Lacs
Isidore Ndaywel è Nziem
Dans Afrique contemporaine 2022/1 (N° 273), pages 9 à 28
Éditions Association Nouvelle Afrique contemporaine
ISSN 0002-0478
DOI 10.3917/afco1.273.0009
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RÉSUMÉ
Les métastases du génocide rwandais de 1994 se font encore sentir
dans la région des Grands Lacs. Les conséquences humaines ont été
terribles au Rwanda, mais aussi en RD Congo et plus durables dans
ce pays. Les conséquences économiques aussi. Fondée sur une écono-
mie de pillage, cette situation est à la base des ressentiments entre les
peuples des Grands Lacs. Le contrôle des minerais et des circuits de
sortie a été pour le Rwanda une manière de continuer la guerre sous
une autre forme et de créer une base d’accumulation du capital pour
un pays aux modestes ressources et enclavé. Les conditions pour une
véritable paix dans l’Afrique des Grands Lacs sont loin d’être réunies.
ABSTRACT
Hard truths: A contemporary history of the Great Lakes
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réclamait plus de 11 milliards de dollars pour l’invasion par l’Ouganda
du pays lors de la guerre de 1998-2003 qui impliqua huit autres pays,
dont le Rwanda. Si les drames passés sont mis en évidence, on oublie
qu’ils font encore partie du présent dans l’espace oriental du Congo et
qu’ils sont inscrits dans la vie quotidienne de ses habitants.
Le grand Kivu aux frontières de l’Ouganda, du Rwanda et du
Burundi, théâtre des conflits depuis des décennies voire des siècles,
n’est perçu que comme terrain de prolongement de la tragédie du
Rwanda, comme si cet espace était autonome, ne constituant pas
une partie d’un autre pays qui a lui aussi sa propre histoire. Si, par
sa densité modeste par rapport au Rwanda-Burundi, cette région est
toujours apparue comme la terre des solutions aux équations démo-
graphiques et foncières de ses voisins, le Kivu est au Congo, la région
dont le peuplement est chaque fois renfloué par des flux migratoires,
est à la base de l’état de crise permanent du Congo.
Après avoir identifié les points de repère historiques nécessaires
pour comprendre les tragédies des Grands Lacs, nous tenterons de
répondre à quelques interrogations essentielles qui expliquent pour
partie la difficile gouvernance de l’État congolais.
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connaissance de Patrice Lumumba à Accra, lors de la Conférence du
rassemblement des pays africains qu’organisa le Kwame N’Krumah,
en décembre 1958, était à la tête de l’Union pour le Progrès national
(UPRONA) créé cette même année, qui enregistra aussi la mise en
place du Mouvement national congolais (MNC) de Patrice Lumumba
et celle de l’Union National rwandaise (UNAR) au Rwanda. Ces partis
progressistes prirent part au Congrès extraordinaire des partis
unitaristes ou nationaux qui s’ouvrit en octobre 1959 à Stanleyville
(Kisangani) (Omasombo et Verhaegen, 2005). L’espace Grands Lacs
relevait donc d’un projet politique partagé par tous les nationalistes
de la région, ce qui n’était pas dans les prévisions de la métropole
belge.
En marge de la table ronde de Bruxelles de 1960 qui devait abou-
tir à l’adoption de seize résolutions portant sur l’avenir du Congo
belge, Patrice Lumumba déclara :
« Le MNC a pris connaissance du manifeste publié par les
étudiants du Rwanda-Urundi et par lequel les habitants de ce
territoire réclament l’accession de leur pays à l’indépendance à la
même date que le Congo, et surtout de leur désir de voir le Congo
et le Rwanda-Urundi former une fédération (…) le MNC assure
tous les compatriotes rwandais de son total et fraternel appui »
(cité dans Omasombo et Verhaegen, 2005, p. 356).
Le projet s’avéra irréalisable en raison des problèmes auxquels
chaque formation politique fut confrontée. Au Rwanda, l’UNAR,
formée surtout par l’élite tutsie a subi très tôt les assauts des Hutus.
Lumumba fut assassiné (janvier 1961) et Rwagasore n’eut pas un sort
meilleur, puisqu’il fut tué en octobre de cette même année.
La coalition trouva une forme de prolongation quand Gaston
Soumialot et Laurent-Désiré Kabila entamèrent en 1964 leur offen-
sive à partir de Bujumbura en se basant sur la solidarité du parti
de Rwagasore. Dans l’espace Uvira-Fizi, la rébellion compta sur le
renfort de réfugiés rwandais. Tous étaient décidés à prêter main-forte
aux Simba (révolutionnaires congolais) pour « libérer » le Congo de
ses dirigeants « fantoches » (Kasa-Vubu, Tshombe et Mobutu), puis
pour que ces mêmes Simba puissent à leur tour les aider à se « libé-
rer » de leur propre « président fantoche », Grégoire Kayibanda.
Rwandais et Burundais ont toujours pu se mouvoir librement
dans l’espace du Congo. Des fonctionnaires rwandophones étaient
nombreux dans les administrations publiques, particulièrement
dans l’enseignement. Et, à l’Université Lovanium de Kinshasa, le
contingent le plus important d’étudiants africains, était celui des
Rwandais, en plus des Nigérians et des Camerounais.
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Mobutu ne plaida pas pour une politique régionale dans l’es-
pace des Grands Lacs. La situation ne s’y prêtait plus. Le Burundi
de Mwambutsa IV, avec son alignement sur la Chine maoïste et son
soutien à la rébellion, passait pour un territoire « ennemi ». Quant au
régime de Kayibanda, il fut mis à l’index pour avoir refusé d’extrader
les gendarmes katangais qui, révoltés en Province orientale, furent
exfiltrés du Rwanda vers l’Angola, en avril 1968. L’ambition panafri-
caine de Mobutu se porta plutôt sur une tentative de regroupement
de l’Afrique centrale dans son ensemble. Il annonça en février 1968 la
création des « États-Unis de l’Afrique Centrale » qui, à la signature de
sa Charte à Fort-Lamy, prit l’appellation plus modeste d’Union des États
d’Afrique Centrale (UEAC). Les États fondateurs étaient la RD Congo, la
Centrafrique et le Tchad, escomptant l’adhésion future du Congo-
Brazzaville, du Gabon, du Rwanda et du Burundi. La Centrafrique
annonça très vite son retrait.
En. 1976, retreignant ses ambitions, la RD Congo, devenue Zaïre,
préconisa alors le regroupement économique de l’ancienne Afrique
belge sous l’appellation de la Communauté économique des pays des
Grands Lacs (CEPGL) dont le siège fut placé à Gisenyi. Le Congo Zaïre
de Mobutu avait, dans l’entre-temps, renoué de bonnes relations
avec le Burundi dès 1966, à la suite de l’intronisation du jeune Ntare
V, chassé ensuite par le coup d’État de Michel Micombero. Quant
au Rwanda, tout rentra dans l’ordre avec le coup d’État du général
major Juvénal Habyarimana en 1973. Pendant près de deux décen-
nies, la CEPGL put tenter de s’imposer comme l’espace privilégié
de rencontre et de concertation des Chefs d’État des trois pays. Les
Grands Lacs avaient une existence formelle dans un tracé précis, mais
une opérationnalité modeste.
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de la démocratie fut de courte durée. Pendant ce temps, à Kinshasa,
Mobutu n’en finissait pas d’être affaibli. La crise économique qui
sévissait au Zaïre s’était traduite sur terrain par l’apparition d’une
dure opposition sur l’arène de la Conférence nationale souveraine.
Les représentants des communautés autochtones du Kivu, margina-
lisés depuis le début des années 1970 par la politique de promotion
des Rwandophones, associaient au discours de condamnation de
Mobutu, celui du rejet de ces « étrangers » à la tête des entreprises et
des propriétés foncières. L’autochtonie opposée à l’allochtonie fut à la
base d’un climat nouveau, de loin plus agressif, de rejet des Rwandais.
S’il fut surtout perceptible au Kivu, il se généralisa, bientôt dans l’en-
semble du pays. La mutation fut surtout perceptible avec le surgisse-
ment de l’Ouganda comme acteur majeur de la région. L’ancien guéril-
lero, Yoweri Museveni, vint au pouvoir, en janvier 1986. Il se trouva
dans la position de payer une « dette » de reconnaissance à l’égard tant
du Congo que du Rwanda.
L’atroce torrent de fureur qui emporta le Rwanda pendant trois
mois de 1994 restera longtemps présent dans la mémoire univer-
selle. Mais pourquoi oublie-t-on les suites de ce génocide dans le
pays voisin ? Deux poids, deux mesures ? Le Zaïre qui devint ensuite
le Congo n’est pas parvenu, 27 ans après, à traiter ce que la journa-
liste belge Colette Braeckman (2006) a nommé « les métastases du
génocide rwandais ». Pourtant les faits s’imposent et les récits sont
convergents sur l’extrême barbarie qui régna au Congo. Et la compas-
sion exprimée envers les victimes du génocide au Rwanda n’exclut
pas de dénoncer les atrocités commises par la suite sous les ordres de
certains de ses dirigeants.
En quatre jours, en juillet 1994, un million et demi de Hutus
rwandais convergèrent vers la ville frontalière de Goma. Ils fuyaient
les conséquences de la tragédie que certains d’entre eux avaient
provoquée. Le choléra décima en peu de temps 50 000 personnes.
Certains retournèrent au Rwanda, les autres s’installèrent dans des
camps, puis se dispersèrent pourchassés dans des terroirs déjà très
fragiles, exacerbant des conflits latents. La catastrophe représentée
par cet afflux dans les deux Provinces de l’Est sera le signal du trans-
fert de l’ancestral conflit ethnique rwandais au Congo.
Les nouvelles des « massacres, carnages, bains de sang » et l’af-
flux des familles réfugiées créèrent au Congo Zaïre deux situations
inattendues. D’abord, nombre de cadres congolais rwandophones
émigrèrent au Rwanda, occupant de hautes responsabilités dans les
structures du pays. Ensuite, les réfugiés tutsis des années 1960 furent
remplacés par les réfugiés hutus des années 1990. Leur poursuite sur
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le territoire congolais, pour être définitivement anéantie, se réalisa
sous le parapluie de la « guerre de libération » de Laurent-Désiré
Kabila qui fut en réalité la poursuite de la guerre rwando-rwandaise,
d’abord dans les espaces connus du Kivu, ensuite à travers les forêts
congolaises jusqu’à atteindre Kinshasa et Brazzaville.
On assista à une autre guerre en 1998-2002, opposant la RDC
et ses alliés (Angola, Namibie, Tchad, Zimbabwe), aux anciens
« parrains » devenus des ennemis (Rwanda, Ouganda, Burundi). Cette
guerre continentale, qui fut doublée d’une guerre civile, menée par le
Rassemblement congolais pour la Démocratie (RCD) et le Mouvement
de Libération nationale (MLC), connut en 2002 un dénouement par
les accords de San City en Afrique du Sud. Mais une insécurité géné-
ralisée, alimentée par des attaques de groupes armés et d’opérations
militaires, s’est installée dans la durée dans la région, provoquant
une sorte de « guerre de trente ans » alimentée par les pillages des
ressources naturelles du pays2. La déstabilisation générale fit naître
des groupes d’autodéfense, les maï maï, parfois commandés par des
transfuges de l’armée congolaise, bientôt convertis dans le règlement
de comptes, le brigandage, le pillage, le viol. Aujourd’hui, chaque jour
ou presque des villages sont incendiés, des civils tués et du bétail volés.
Autrefois, les deux provinces orientales du Kivu n’étaient pas de
véritables régions minières, comme l’étaient les deux provinces du
Kasaï et le Katanga. Elles étaient plutôt connues pour la fertilité de
leurs terres où prospéraient les activités agricoles et pastorales ; elles
étaient le grenier du Congo. À présent, l’est du Congo est parsemé
d’une multitude de mines et de carrières. On y trouve du pentoxyde de
tantale qui se trouve dans le sous-sol sous forme de « coltan » (colombo
tantalite) utilisé dans les condensateurs pour l’industrie aérospatiale
et l’électronique, du niobium, de la cassitérite (un minerai dont on
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lisation ont été mis en place après 1996 : celui sous contrôle militaire
et celui organisé par les comptoirs. Le premier concerne le système
d’exploitation directe des armées d’occupation rwandaises, ougan-
daises et burundaises au cours des deux guerres d’hostilité directe,
en 1996-1997 et entre 1998 et 2002. Rien que les revenus générés
par cette activité minière, soigneusement contrôlée par le « Congo-
desk » du Rwanda, ont été de l’ordre de 64 millions de dollars en 2000
et de 44 millions en 2001 (International Alert, 2009). Aujourd’hui
encore, des petits oligopoles de circonstance associent des officiers
des FARDC, des milices Maï Maï et des rebelles, mais aussi des chefs
coutumiers, des hommes d’affaires, des dirigeants politiques, chacun
trouvant son rôle.
De son côté, le commerce informel des comptoirs a eu le temps
de construire ses réseaux d’écoulement. À la base se trouvaient des
« creuseurs » encadrés par des milices prétendument « d’autodé-
fense » organisées sur la base des antagonismes politico-ethniques au
double clivage : hutu/tutsi et autochtone/allochtone. Leur production,
une fois mise en fûts et chargées dans un des petits avions, était ache-
minée vers des villes frontalières ou proches des frontières (Butembo,
Bunia, Beni, Goma, Bukavu, Uvira), les espaces de l’Ituri et des deux
Kivu jouant des rôles à la fois de zones de production et des voies des
sorties des minerais provenant des profondeurs du territoire natio-
nal3. À partir de ces villes, des intermédiaires assuraient l’achemine-
ment de ces biens en Ouganda, au Burundi, mais surtout au Rwanda.
Kigali devint ainsi la plaque tournante de ce trafic qui y trouvait un
semblant de légalité. Les produits congolais devenant, après une
3. Les circuits de la fraude empruntent aussi la voie lacustre (les lacs Edouard,
Kivu, Tanganyika). Le corridor rwandais conduit via Kigali à Mombasa et
Dar es-Salaam. L’or de l’Ituri emprunte plutôt le corridor ougandais, celui
du Sud-Kivu passe par le Burundi où les droits de douane à l’exportation
sont moins élevés qu’en RDC. Le corridor Sud est réservé aux ressources du
Katanga, et au diamant, concurremment avec la voie australe vers Durban, à
travers la Zambie.
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activités du secteur minier dans le Kivu est aujourd’hui de l’ordre d’un
million et que parmi eux le nombre de « creuseurs » se situe autour
de 200 000. L’exploitation anarchique des ressources minières doit
être considérée comme « l’un de principaux facteurs aggravants dans
l’origine et la poursuite des conflits et la violence endémique qui règne
dans l’est du Congo » (Wrong, 2021, p. 328).
les Nande (Murairi, 2005). On peut estimer que ces anciens migrants
constituent, pour une large part, les peuples actuels du Nord et du
Sud-Kivu.
Au temps colonial, cette mobilité devenue massive engendra des
conflits d’un type nouveau, sur le plan politique et foncier, et qui se
mirent à compromettre les équilibres. Une fois au Congo, ces immi-
grés rwandophones, loin de s’intégrer aux autochtones, vivaient entre
eux, sur des terres desquelles on évacuait les autochtones pour les
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installer sous l’autorité de leurs propres chefs qui relevaient direc-
tement de l’autorité coloniale. Cette indépendance leur octroya l’as-
surance de disposer des terres propres, alors qu’elles faisaient partie
intégrante des territoires des chefferies autochtones préexistantes.
Vers la fin des années 1950, l’administration coloniale, revenant à
cette logique première, changea de politique en réincorporant ces
chefferies « rwandophones » au sein des chefferies autochtones sous
l’autorité directe des chefs locaux. Tous les ingrédients des conflits
contemporains étaient en place, car les communautés rwandophones
continuèrent à se réclamer de leur autonomie5.
Le surgissement de l’ethnonyme banyamulenge, inexistant dans la
nomenclature des ethnies de la région fut une stratégie utilisée par
les pasteurs tutsis, installés dans les plateaux d’Itombwe dans le terri-
toire d’Uvira, pour se démarquer des autres immigrants (Ruhimbika,
2001). Loin de chercher à fabriquer une nouvelle ethnie, ils enten-
daient simplement se définir davantage par leur lieu de résidence,
plutôt que par leur habitat originel (Mugangu, 2004). Après la mort
du roi Kigeri IV Rwabugiri en 1895, des groupes d’éleveurs migrèrent
en territoires d’Uvira et de Fizi au Congo, fuyant la tyrannie et les
représailles du roi Musinga (Yuri V).
Banyamulenge, dans le langage congolais, est progressivement
devenu synonyme de « Rwandais résidant au Congo ». À l’indépen-
dance la question se posa : fallait-il naturaliser les Rwandophones ?
Au présent, la question « banyamulenge » relève de deux fonc-
tionnalités distinctes. Au niveau national, elle sert d’atout aux
leaders rwandophones pour négocier leur représentation dans les
enceintes nationales, alors que leur communauté ne fait pas partie
des communautés ethniques les plus significatives sur le plan numé-
rique. Dans tous les travaux du dialogue intercongolais et au sein de
toutes les institutions nées des accords intercongolais après 2001,
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Un autre malentendu puise sa source dans les « études coloniales ».
Les observateurs européens de la seconde moitié du XIXe siècle,
prenant connaissance des sociétés composées d’une minorité d’éle-
veurs formant une « aristocratie » (les Tutsis) et d’une majorité d’agri-
culteurs en position de subordonnés (les Hutus), imaginèrent que
les éleveurs descendaient des conquérants venus du nord et qu’ils
n’étaient pas de la même « race » que les agriculteurs. Les uns seraient
des Hamites et les autres des Bantous. Ainsi, les populations congo-
laises, parce que bantouphones et composées en majorité d’agricul-
teurs, étaient classées dans la même catégorie ethnique que les Hutus.
Le caractère erroné de cette interprétation a été démontré (Chrétien,
2010). En réalité, les Congolais, en dehors des populations du Kivu, ne
se réfèrent pas communément à la distinction : hutu/tutsi. Naguère,
ils qualifiaient indistinctement tous les ressortissants du Rwanda-
Burundi, de Rwandais ou de Zaïrwandais à l’époque où ils bénéficiaient
des promotions politiques et économiques par la zaïrianisation des
postes sous Mobutu à partir de 1965.
Il est arbitraire de parler de la solidarité des Congolais avec les
Hutus au prétexte que ceux-ci vinrent en masse en 1994 au Congo
et y furent accueillis, c’est oublier que cette situation n’a pas résulté
d’un choix. Le témoignage de l’ancien conseiller spécial de Mobutu en
matière de sécurité en est une illustration :
“Le gouvernement et l’armée rwandais ont traversé la frontière
en emmenant avec eux l’État rwandais dans un autre État. En
effet, le gouvernement rwandais a emporté avec lui la Banque
centrale, les documents des services de l’administration publique
et des cabinets des ministères, tandis que toutes les Forces armées
rwandaises (FAR) ont simplement déménagé du territoire rwan-
dais pour venir s’installer au Zaïre (…) Plus des trois quarts des
équipements militaires des FAR ont été emportés avec les troupes
en fuite qui avaient en face d’elles, à leur entrée à Goma, des
unités des Forces armées Zaïroises (FAZ) nettement inférieures
en hommes et en équipement, pour procéder au désarmement des
fuyards” (Ngbanda, 1998, p. 87-88).
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gnages abondent et certains sont terrifiants7.
6. Les enquêtes ayant conduit à ce rapport, qui a été rendu public en 2010, ont été
menées entre juillet 2008 et mai 2009 sur la période allant de mars 1993 à juin
2003. A cela devraient être ajoutés les méfaits des années qui ont suivi.
7. L’un des plus poignants est celui de Marie-Béatrice Umutesi (2000) qui
renseigne sur les techniques utilisées pour identifier les candidats au massacre.
8. Les accords de Lemera conclus en 1996 avec l'AFDL de Laurent Kabila avant
l'invasion du Congo, prévoyaient le démembrement du Congo par la créa-
tion d'une « République Indépendante du Kivu » qui serait composée de 4
provinces : la province du Mulenge, le Sud-Kivu, le Nord-Kivu et le Maniema.
Le « nouveau plan de colonisation tutsi dans le Kivu » devait être réalisé entre
1998 et 2008.
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convoitise pressante, les deux partenaires, l’Ouganda et le Rwanda
en vinrent à se battre, par deux fois, en mai et en août 1999, pour le
contrôle de la production du diamant dans la région de Kisangani.
Une fois les stocks épuisés, les occupants passèrent à un stade plus
méthodique et plus intensif d’exploitation des ressources minières
(cassitérite, coltan, tungstène). En dépit d’une série d’accords de paix
(Lusaka en 1999, Pretoria en 2002, Nairobi en 2006), le pillage a conti-
nué par l’intermédiaire des groupes militaires en rébellion (CNDP,
M23) sous prétexte d’éradiquer les derniers groupes des génocidaires
ou d’aider l’armée congolaise à le réaliser. La correspondance dans le
choix des sites militaires et les terroirs riches en sous-sols et en terres
de pâturage a confirmé la thèse selon laquelle le Rwanda a continué
à consolider ses positions économiques sur le territoire congolais.
Le contrôle de la production des mines et de leurs circuits de sortie
a été une manière de créer une base d’accumulation du capital. Entre
juin 2003 et décembre 2005, plus de 2000 droits miniers furent
accordés, institutionnalisant la pratique du pillage des richesses du
sous-sol (Pourtier, 2011 ; Jacquemot, 2014).
Sur les pertes humaines, on dispose de plusieurs estimations qui
donnent des chiffres effrayants sur le déficit démographique dans
la région. La majorité des décès ne sont pas attribués à la violence
physique, mais à l’état sanitaire très dégradé et à l’insécurité alimen-
taire et nutritionnelle, tous deux directement associés à la situation
résultant de la guerre civile et de l’occupation par les troupes étran-
gères9. Quant aux catastrophes économiques et environnementales,
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L’est du Congo, la région au cœur de tous les conflits, forme une cein-
ture riche en ressources minières. Trois minerais dominent l’économie frau-
duleuse militarisée qui s’y est installée depuis 1996 : le coltan, la cassitérite
(étain) et l’or. Le pentoxyde de tantale se trouve dans le sous-sol des Kivus
sous forme de « coltan » (colombo-tantalite). Dans les sites miniers, il est
souvent associé à de la cassitérite. Une fois raffiné, il est utilisé dans l’in-
dustrie aérospatiale et l’électronique. La cassitérite est un minerai dont on
extrait l’étain, employé dans la fabrication du fer-blanc et divers emballages
alimentaires et surtout dans les circuits électroniques des équipements infor-
matiques. Son extraction date des années 1930. Ce minerai est très présent
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quer la concentration des conflits sur certains sites aurifères, comme celui de
Mongwalu qui a fait l’objet de toutes les batailles, portées le plus souvent par
les rivalités ethniques, exacerbées par d’incessants conflits fonciers.
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Mwami (Newbury, 1988). En réalité, ce royaume du Rwanda serait de
création bien plus récente : sa fondation ne daterait que du milieu ou
de la fin du XVIIe siècle (Vansina, 2001). Ferdinand Nahimana affirme
que l’État à prédominance nyiginya, né au XIXe siècle s’est superposé
peu à peu aux principautés préexistantes et que le Rwanda unifié
sous un même pouvoir politique est un phénomène tardif qui ne s’est
achevé qu’au moment de la colonisation. Les royaumes du Cyingogo,
du Bushiru et du Buhoma devinrent des « chefferies » soumises à leurs
premiers chefs tutsi, respectivement en 1916-1919, 1919-1925 et 1924-
1931 (Nahimana, 1993).
L’instrumentalisation de l’histoire des « conquêtes rwandaises »
du XIXe siècle induit une accumulation de malentendus. Entre 1867
et 1895, le mwami Kigeri IV Rwabugiri aurait organisé treize
campagnes militaires à la base de l’extension et de la centralisation du
royaume. Mais certaines de ces campagnes furent de simples expédi-
tions de razzia pour s’emparer de l’ivoire, comme dans les forêts du
pays des Tembo, sans être suivies d’une annexion effective. De même,
toutes ces campagnes ne furent pas toujours couronnées de succès,
comme dans le Sud contre le Burundi ou encore, contre le Bushi à
l’ouest. C’est d’ailleurs au retour de la dernière de ses campagnes
contre les Bashi, en septembre 1895, qu’il trouva la mort sans n’avoir
jamais étendu son pouvoir sur le Kivu (Vansina, 2001).
En ce qui concerne enfin le tracé frontalier rwando-congolais,
la situation ne souffre d’aucune ambiguïté. S’il fallait revenir à la
Conférence de Berlin, autrement dit, à la première carte de la région
qui accompagna la déclaration de neutralité du 1er août 1885, notifiée
par Léopold II aux Puissances signataires de l’Acte général de Berlin,
c’est le Congo qui aurait des terres à récupérer à l’Ouganda, au Rwanda
et au Burundi et non le contraire (de Saint Moulin, 2011). En effet, c’est
l’expédition du Comte allemand Von Götzen, faisant la découverte
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Cohen, l’ancien sous-secrétaire d’État américain aux affaires afri-
caines sous l’administration de George Bush, dont le franc-parler a
l’avantage de rendre publiques certaines indiscrétions, a déclaré dans
une tribune du New York Times (décembre 2008), à la suite de l’aven-
ture militaire du CNDP : « there is no Congo ! » Et de s’expliquer :
“De 1996 jusqu’aujourd’hui, le gouvernement rwandais dirigé
par les Tutsis a contrôlé efficacement les provinces orientales du
Congo du Nord et du Sud Kivu (…) Pendant ces douze années, les
provinces (orientales), riches en minerais, se sont intégrées écono-
miquement au Rwanda (…) Le Département d’État considère le
Kivu comme une contrée faisant partie intégrante du Rwanda !”11
L’engagement américain reste l’un des éléments les plus confus
de l’histoire récente dans les Grands Lacs. Le choix d’abattre Mobutu
ne semble pas le justifier à suffisance. L’implication de sa puissance
militaire au service d’un projet hégémonique et expansionniste
demeure une énigme. Mais il n’en reste pas moins qu’« en Afrique
centrale, comme ailleurs, les États-Unis ont été un apprenti sorcier,
incapable de guider un processus qu’ils ne contrôlaient plus, avec des
conséquences désastreuses » (Bruyland, 2021, p. 52).
Plaider pour l’éclatement du Congo pour faciliter le regroupe-
ment de la région des Grands Lacs sur la base de la culture commune
fondée sur le pastoralisme passerait pour une vue de l’esprit. De tout
temps, de par le monde, la frontière politique a toujours été la résul-
tante des rapports de force et qu’en réalité, aucune d’elles ne serait réel-
lement « naturelle ». De plus, cette nouvelle entité politique (République
des Volcans), fondée sur le partage de la même « culture interlacustre »
ne serait pas dénuée de problèmes. Il n’est pas certains que les habi-
tants du Kivu, pour qui la nationalité congolaise est non négociable,
acceptent de se laisser envahir par les allochtones rwandais. De plus,
11. Voir entrevue de Herman Cohen à la chaine de télévision Code 243 (Youtube :
http://www.com). Voir aussi la contribution de Remy K. Katshinga (« There
is no Congo ou les dessous d’un enjeu stratégique » in Kankwenda Mbaya et
Mukoka Nsenda éds., 2013).
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tières permanentes depuis 1918 n’est pas un État aussi fragmenté
qu’on le pense. Il est formaté par l’association de quatre espaces
géographiques et culturels anciens, autour d’une colonne vertébrale
unique : le fleuve Congo. Il y a ainsi la savane du nord, l’espace forestier
central, la savane du sud, puis l’espace à la lisière de la crête Congo-
Nil. À partir du XVIIIe siècle, la généralisation du commerce à longue
distance, à partir des côtes, vint superposer une nouvelle répartition,
cette fois-ci dichotomique : d’une part, l’espace du grand fleuve et du
commerce luso-africain, tourné vers les côtes de l’océan Atlantique ;
d’autre part l’espace oriental, orienté vers les ports de l’océan Indien.
Ces deux types de regroupement, géographique et commercial, appa-
remment contradictoires, seraient le socle de l’unité des populations
du Congo. Par exemple, les peuples du Katanga ont beau être de
culture swahilophone, ils sont liés, par la mémoire de l’ancien empire
lunda, aux peuples du Kwango.
On comprend qu’il ne soit pas si aisé de démanteler cet ensemble.
Perspectives
La tragédie congolaise est de mieux en mieux documentée, mais
elle est toujours autant occultée. Tout continue à se passer comme si
l’Occident demeurerait préoccupé par son devoir de « mea culpa » à
l’égard du Rwanda et le besoin de faire taire sa mauvaise conscience
de n’avoir pu empêcher le génocide de 1994.
Aujourd’hui le Congo compte près de 5 millions de déplacés
internes et un million de Congolais vivent dans les pays voisins. La
résultante des drames dans l’Est où sévit une myriade de groupes
armés encore souvent manipulés par les États voisins, qui se livrent à
d’incessantes guerres par procuration.
De quoi l’avenir peut-il être fait ? On ne peut avancer que
quelques indices d’évolution possible glanés dans l’expérience du
passé. Le projet d’isoler des régions d’un haut intérêt commercial et
stratégique du reste du pays a montré ses limites depuis les échecs des
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trielle et militaire où il s’installa durablement au Katanga, pays du
cuivre, du cobalt et de l’uranium. Avec le coltan, il a pris d’assaut l’an-
cienne région agropastorale du Kivu. Il n’est pas dit qu’il y reste pour
toujours. Les exigences de la révolution verte, la protection du massif
forestier — le deuxième de la planète — et des réserves d’eau douce le
destinent à devenir un moteur de l’intégration de l’espace national.
C’est dans une telle configuration spatiale que l’équation démo-
graphique des Grands Lacs pourrait trouver une solution durable et
que les dualités conflictuelles (hutu/tutsi, congolais/voisins, autoch-
tones/allochtones) pourraient être diluées dans une diversité plus
vaste, valorisant les complémentarités plutôt qu’exacerbant les anta-
gonismes. Pour enfin sortir d’une crise sans fin.
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