Download as pdf or txt
Download as pdf or txt
You are on page 1of 1

Le Soir Vendredi 20 mai 2022

à la une 9

Quand le Donbass était surnommé


« la dixième province belge »
A la fin du XIXe siècle, Développement belge tallurgiques, vingt producteurs de ma-
chines, des verreries, des fabricants de
Il y a 130 ans, le Donbass faisait aussi beaucoup parler de lui chez
des entrepreneurs nous. En effet, la Belgique a participé au début de l’industrialisation de
matériaux de construction (ciment,
briques…), des sociétés de tramways
belges ont cette région prospère en minerais. En 2015, des ouvriers de cette
usine de coke et de produits chimiques versaient un mélange réfrac-
(Kharkiv, Odessa, Dnipropetrovsk, Se-
bastopol…)
massivement investi taire dans un four pour assurer la sécurité après des réparations de
Un agent français du Crédit lyonnais
bombardements (déjà), dans la ville orientale d’Avdeevka.
dans le Donbass, envoyé en mission dans la région à cette
époque écrit dans son rapport : « Les
région riche en minerais Belges sont présents dans chaque sec-
teur et chaque lieu industriel dans le
de fer et de charbon. Donbass. » A tel point que la région est
rebaptisée par certains « la dixième pro-
vince belge ».
JEAN-FRANÇOIS MUNSTER
La fin du rêve russe
onbass. Le nom de cette région de Ces investissements s’accompagnent de
D l’est de l’Ukraine est devenu fami-
lier aux oreilles des Belges depuis le dé-
la migration de milliers de Belges vers le
Donbass : ingénieurs, contremaîtres,
but du conflit entre l’Ukraine et les sépa- techniciens et leur famille effectuent les
ratistes prorusses en 2014 et bien plus trois jours de voyage en train nécessaires
encore depuis le déclenchement de la pour rallier le bassin minier. Une ligne
guerre par la Russie. On l’ignore souvent directe de la Compagnie des wagons-lits
mais il y a 130 ans, le Donbass faisait relie la gare du midi à Bruxelles à Dni-
aussi beaucoup parler de lui en Bel- propetrovsk. Des villes nouvelles sur-
gique. Sauf qu’à l’époque, il n’était pas gissent de terre pour abriter ces expa-
synonyme de guerre et de désolation triés mais aussi et surtout la main-
mais bien d’eldorado et de terre d’aven- d’œuvre locale. La population d’une ville
ture. Dans les couloirs de la Bourse de comme Donesk est multipliée par cinq
Bruxelles, ce nom suffisait à électriser entre 1890 et 1900. Les expatriés vivent
les investisseurs et à faire grimper le en vase clos dans des villages séparés
cours. Dans les états-majors des grands avec des écoles, des parcs, des théâtres,
groupes industriels, il rimait avec ex- des casinos, des terrains de tennis… Des
pansion géographique et dividendes al- avocats, médecins, professeurs belges
léchants. font à leur tour le voyage pour rejoindre
Vers 1900, on dénombrait environ la communauté d’expatriés.
20.000 Belges vivant dans l’Empire La success story sera cependant de
russe, employés par 166 entreprises courte durée. En 1900, le gouvernement
noir-jaune-rouge. La plupart d’entre russe suspend ses commandes de rails.
elles étaient actives dans le bassin mi- Le rêve des investisseurs devient un cau-
nier du Donets, cette rivière qui traverse chemar. La surproduction qui résulte de
le Donbass et se jette dans le Don en cette décision entraîne les prix de l’acier
Russie. Dans son ouvrage Steel on the vers le bas. Des usines à peine inaugu-
steppe (« De l’acier sur les steppes »), rées doivent fermer leurs portes. Plu-
l’historien et diplomate Wim Peeters re- © EPA.
sieurs tombent en faillite ou sont re-
trace l’épopée des entrepreneurs belges prises par la concurrence.
sur ces terres alors pratiquement inha- Les relations entre la classe ouvrière
bitées et éclaire le rôle décisif qu’ils ont qui sera rapidement rebaptisée « le Se- çus en Belgique. En Bourse, le cours de belge. russe et les cadres étrangers se dété-
joué dans les débuts de l’industrialisa- raing russe », selon Wim Peeters. l’action de « la dniéprovienne » s’envole Entre 1890 et 1900, on assiste à un riorent également et la mentalité
tion de cette région appelée à devenir L’usine prospère grâce aux commandes passant de 1.715 francs or en 1892 à exode massif de capitaux belges vers la change. Les investisseurs étrangers ne
l’un des poumons économiques de l’em- publiques de l’Empire. Cockerill fonde 7.400 en 1896. On s’arrache les actions Russie, faisant de la Belgique, au tour- sont plus vus comme des créateurs
pire russe et de l’Europe orientale. ensuite les Charbonnages du centre du du Donbass. nant du siècle, le premier investisseur d’emploi et des moteurs de développe-
Dès le milieu du XIXe siècle, la Russie Donets et les Chantiers navals de Nico- Les concurrents de Cockerill se disent étranger du pays, loin devant la France, ment économique mais comme des vau-
prend conscience de son retard au laieff. qu’ils doivent eux aussi saisir cette op- l’Allemagne et la Grande-Bretagne. tours qui volent les richesses du Don-
niveau économique et technologique. Une autre figure emblématique de la portunité sous peine de se faire distan- Soixante-deux pour cent des capitaux bass. L’animosité se calmera et les af-
Alors que la révolution industrielle bat révolution industrielle belge, Solvay, se cier et se ruent à leur tour là-bas. C’est le étrangers investis dans le Donbass sont faires reprendront à partir de 1908,
son plein en Belgique, au Royaume-Uni tourne aussi vers l’est et ouvre trois cas de la Société générale, épine dorsale belges. Au début du XXe siècle, Wim mais jamais plus comme entre 1890 et
et ailleurs en Europe, l’économie russe centres de production de soude en Rus- de l’industrialisation belge, qui s’allie Peeters dénombre dans l’est de 1900. La Première Guerre mondiale,
est encore basée sur l’agriculture et sur sie, dont l’un à Lysychansk, dans le Don- avec la Société des aciéries d’Angleur et l’Ukraine une trentaine de mines (de puis la révolution russe de 1917 mettront
un modèle social médiéval où les serfs bass. Les succès de Solvay et Cockerill la Société Saint-Léonard, pour créer en charbon et de fer) appartenant à des un terme définitif à l’aventure belge
travaillent pour l’aristocratie. Le gouver- dans cette région ne passent pas inaper- 1895 la Société métallurgique russo- Belges ainsi que douze entreprises mé- dans le Donbass.
nement russe décide d’attirer des com-
pétences et des capitaux étrangers pour
moderniser son économie. Cette volonté
coïncide avec la découverte de vastes fi-
lons de minerais de fer et de charbon fa- 20011249

cilement exploitables dans le Donbass.


« La Russie a trouvé dans les entre-
preneurs belges une source de capitaux,
d’expérience managériale, de savoir-
faire technologique et une volonté en-
thousiaste de faire du profit à l’étran-
ger », résume Wim Peeters. A l’époque,
la Belgique est en effet l’une des plus
grandes puissances industrielles au
monde. Confrontés à différentes crises
économiques au niveau national, les en-
trepreneurs belges cherchent à s’étendre
à l’étranger et voient dans l’immense
territoire russe et ses ressources inex-
ploitées un eldorado. Le bassin du Do-
nets devient très vite leur centre d’inté-
rêt principal.

Cockerill en éclaireur
Le premier groupe belge industriel à
franchir le pas est Cockerill. En 1886, le
groupe liégeois fonde la Société métal-
lurgique dniéprovienne du midi de la
Russie, en coentreprise avec une aciérie
russo-polonaise. Trois ans plus tard, les
premiers rails de chemin de fer sortent
de son usine de Dniepropetrovsk, ville

You might also like