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Médiévales - Écrire L'histoire Le Choix Du Vers Ou de La Prose Au XII Et Au XIII
Médiévales - Écrire L'histoire Le Choix Du Vers Ou de La Prose Au XII Et Au XIII
Croizy-Naquet Catherine. Écrire l'histoire : le choix du vers ou de la prose aux XIIe et XIIIe siècles. In: Médiévales, n°38,
2000. L'invention de l'histoire. pp. 71-85;
doi : https://doi.org/10.3406/medi.2000.1479
https://www.persee.fr/doc/medi_0751-2708_2000_num_19_38_1479
Résumé
Au XIIe siècle, l'invention du discours historique se produit de manière privilégiée dans des
œuvres qui, adaptant les légendes de l'Antiquité et/ou retraçant l'histoire d'un peuple ou d'une
dynastie, mettent au point, dans l'espace du couplet octosyllabique, des procédés littéraires
inédits en romanz, dont un protocole descriptif chargé de restituer les couleurs du passé. La
même entreprise s'observe dans quelques chroniques de croisade où les expéditions sont
relatées suivantla trame chronologique des événements, en termes épico-romanesques. À la
charnière des XIIe et XIIIe siècles, des voix critiques s'élèvent cependant contre ces « contes
rimes » (Nicolas de Senlis), jugés mensongers parce qu'ils sont composés en vers : celui-ci
requiert en effet des artifices contraires au travail de l'historien. La focalisation sur la question de
la forme, qui infère, en règle générale, le choix de la prose contre le vers, engage une nouvelle
réflexion sur l'histoire, sur ses liens avec le littéraire et la fiction, et donne lieu à des œuvres
historiques variées - histoires anciennes et chroniques de croisade aussi bien - qui, dans le souci
d'être au plus près du réel, dénient tout ce qui ressortit au vers ou en utilisent certaines
composantes pour créer une prose sophistiquée. Bien que la problématique de la forme ne soit
qu'un aspect de l'historiographie en langue romane, elle permet à l'évidence de poser ses enjeux
essentiels et de cerner les desseins que s'assignent les auteurs.
Médiévales 38, printemps 2000, p. 71-85
Catherine CROIZY-NAQUET
ECRIRE L'HISTOIRE :
LE CHOIX DU VERS OU DE LA PROSE
AUX XIIe ET XIIIe SIÈCLES
assez le rôle pionnier des romans antiques qui, à partir d'une adaptation
de sources latines, définissent les modalités de l'entreprise de
remembrance ou de remémoration dans l'espace du vers octosyllabique à rimes
plates, et créent un moule littéraire inédit. Ce travail est senti comme
essentiel : en témoignent, par leur volonté même de s'en affranchir, les
prosateurs qui, à peine un siècle plus tard, reprendront le sujet, et avant
eux Chrétien de Troyes qui, déjà, s'efforce d'en dénoncer l'esthétique
peut-être contournée, quitte à la parodier sinon à la réinventer lui-même.
La mention du romancier champenois ne fait au demeurant qu'entretenir
le paradoxe entre discours historique et discours de fiction, et la
confusion - ou le jeu volontaire ? - entre conte, romanz et estoire dont les
sens peuvent être interchangeables5.
Et pourtant, s 'agissant des romanciers antiques, sans doute peut-on
parler, à la suite de Paul Zumthor, de conscience historique6. Invoquer
l'existence d'une conscience historique, c'est considérer que le passé
n'est plus appréhendé sans continuité ni finalité avec le présent. Nourri
de motivations nouvelles, le travail de mémoire se voit lié à une
perception aiguë du présent et à sa projection dans l'avenir, et l'entreprise
historiographique a pour vocation première d'exposer une vérité plutôt
que de la prouver ; comme le précise Roland Barthes, elle se donne
pour mission de signifier le réel en multipliant les « c'est arrivé »7. En
ce sens, la distinction entre narration romanesque et narration historique
est ténue, car les mêmes techniques formelles, les mêmes procédés
d'enchaînement, les mêmes motifs sont utilisés. Mais l'histoire
contenue dans les confins des sources est conçue plus spécifiquement comme
un texte où, sous un sens linéaire et littéral, surgissent des signifiances
cachées mais pleines de résonances que l'historien a charge et devoir
de dévoiler dans un contexte socio-politique donné.
À cet égard, la figure de Benoît de Sainte-Maure est
emblématique : écrivain talentueux dont l'œuvre reflète à merveille cette recherche
insatiable du vouloir et du pouvoir tout dire dans l'entrelacs des mots,
il a en effet exploité les différentes facettes de l'entreprise
historiographique naissante à travers deux compositions. La première, le Roman
de Troie, est l'histoire d'une ville, depuis sa naissance jusqu'à son
eradication définitive de la carte du monde. La seconde, la Chronique des
ducs de Normandie, a été réclamée à l'auteur par Henri II Plantagenêt
qui, séduit par le Roman de Troie, a choisi de remplacer Wace jugé
trop terne pour réécrire l'histoire de ses ancêtres8. Le texte imposant et
inachevé, terre quasiment vierge pour la critique, est pour Benoît une
autre matière où exercer sa pratique d'historien, dans la poursuite d'un
travail qui viserait à donner dans son ensemble une généalogie
remontant à Troie. Bien des liens se nouent entre les œuvres : toutes deux
sont, on le sait, le fruit d'une adaptation de sources latines, Darès et
Dictys pour le Roman de Troie, Guillaume de Jumièges et Dudon de
Saint-Quentin pour la Chronique des ducs de Normandie9 ; toutes deux
reposent sur les mêmes faits linguistiques et littéraires dont une pratique
similaire de Y amplificatio. Elles vont jusqu'à se faire écho l'une l'autre ;
la description de l'Orient, ébauchée dans le Roman de Troie et insérée
avant la dernière bataille, est menée à bien dans la Chronique par Benoît
qui la place en son seuil, en guise de prologue10.
La même facture et les effets de miroir ne sauraient masquer
toutefois tout ce qui les oppose et/ou les rend complémentaires, en
particulier deux aspects singuliers qui tiennent, l'un au sujet, l'autre au
dessein des textes. Si le Roman de Troie dit la déconstruction d'une
civilisation, la Chronique dit au contraire l'avènement d'une lignée et
d'une civilisation nouvelle avec la christianisation. Alors que le Roman
de Troie ne présente pas de destinataire affiché - hormis Aliénor
d'Aquitaine citée par allusion -, la Chronique se revendique comme une œuvre
de commande dont le but est, à l'instigation d'Henri II, l'apologie des
ducs de Normandie, et elle fait de Benoît le « chronographe » officiel
de la cour, à la manière de ces chronographes qui rédigeaient en latin
comme Aimoin par exemple effectuant, pour le fils d'Hugues Capet,
Robert Ier, une histoire du peuple ou des rois français ". En exaltant tout
d'une pièce les ducs qui se sont succédé, en ne ménageant jamais les
adversaires, en adoptant une position nuancée envers les rois de France,
Benoît met l'histoire au service d'une politique et surtout d'un royaume,
de façon à en assurer la légitimité et à en accroître l'autorité. Cela étant
- mais seule une étude comparative approfondie pourrait le prouver -,
il n'inaugure pas, semble-t-il ou si peu, de procédures d'écriture
nouvelles par rapport au Roman de Troie. Sans le faire de manière théorique
certes, Benoît démontre que les moyens littéraires, ou tout ce qui
participe de la structure, de la composition et de la création, assurent
l'avènement de l'histoire et s'en font l'expression réaliste et/ou vraisembla-
9. Darès, De Excidio Trojae historia, F. Meister éd., Leipzig, 1873. Dictys, Ephe-
meridos belli Troiani libri a Lucio Septimio ex Graeco in latinum sermonem translati,
W. Eisenhut éd., Leipzig, 1973. Les deux textes se lisent dans Récits inédits sur la Guerre
de Troie, G. Fry trad, et commentaires, Paris, 1998. Guillaume de Jumièges, Gesta
Normannorum Ducum, J. Marx éd., Rouen, 1914 ; Dudon de Saint-Quentin, De Mori-
bus et actis primorum Normanniae ducum, J. Lair éd., Caen, 1865.
10. Cela dit, la description est travaillée différemment; cf. la démonstration de
F. Vielliard, « Benoît de Sainte-Maure et les modèles tardo-antiques de la description
du monde », dans L'Antichità nella cultura europea del medioevo, op. cit., p. 69-79.
11. Sur les chronographes, cf. B. Guenée, «Chancelleries et monastères. La
mémoire de la France au Moyen Âge », dans Les Lieux de mémoire, II. La nation, P. Nora
dir., Paris, p. 15 sq. S'agissant de Benoît, il convient toutefois d'être prudent sur son
engagement « politique », faute de témoignages tangibles et extérieurs à sa production.
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16. Sur cette problématique, voir l'analyse de G. M. Spiegel, Romancing the Past :
The Rise of Vernacular Prose Historiography in Thirteenth-Century France, Berkeley-
Los Angeles-Oxford, 1993. Il conviendrait bien sûr de prendre en compte de façon
approfondie les conséquences de ce changement sur l'auditeur ou le lecteur.
17. Il existe en effet des faussaires en prose dont l'un des plus célèbres est le
Pseudo-Turpin : Ibid., p. 55 sq.
1 8. Selon les termes de Brunetto Latini, Li Livres dou Trésor, F.J. Carmody éd.,
Berkeley, 1938-1948, réimpr. Genève, 1975, III, 10, p. 327.
19. Le Roman de Troie en prose, F. Vielliard éd., Cologne-Genève, 1979. Le
Roman de Troie en prose, L. Constans et Ed. Faral éd., Paris, t. 1, 1922.
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20. Est ainsi masqué tout ce que cette forme doit à la prose latine, même si, comme
le souligne E. Baumgartner, c'est « une prose qui fort heureusement ne cherche pas [...]
à imiter les moules phrastiques, les périodes complexes de la prose latine, comme ce sera
le cas à partir du xiv siècle », cf. introduction à la partie thématique « Le Choix de la
prose », Cahiers de Recherches Médiévales (xiir-xv siècles), 5, 1998, p. 13.
21. Li F et des Romains, compilé ensemble de Saluste et de Suetoine et de Lucan,
texte du xnr siècle, L.-F. Flutre et K. Sneyders de Vogel éd., Paris-Groningue, 2 L,
1938. Voir C. Croizy-Naquet, Écrire l'Histoire romaine au début du xiir siècle :
l'Histoire ancienne jusqu'à César et les Faits des Romains, Paris, 1999.
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Histoire ancienne jusqu'à César (Estoires Rogier), M. de Visser- van Terwisga éd.,
Orléans, 1995, t. 1. Édition de la section Troie d'après Darès (V) par M.-R. Jung, La
Légende de Troie en France au Moyen Âge. Analyse des versions françaises et
bibliographie raisonnée des manuscrits, p. 358-430. Se reporter au manuscrit BnF fr. 20125
pour les sections Rome I (VII) et Rome II (X-XI) : f 177 v°-183 r°-f° 258 v°-375 v°. Ce
constat vaut pour la première rédaction, la deuxième rédaction, au moins sa partie
troyenne, se caractérisant par une prose influencée par les modèles en vers.
24. Chronique d'Ernoul et de Bernard le Trésorier, L. DE Mas-Latrie éd., Paris,
1871. Robert de Clari, La Conquête de Constantinople, Ph. Lauer éd., Paris, 1956 ;
J. Dufournet trad, in Croisades et pèlerinages, D. Régnier-Bohler dir., 1997,
p. 725-878 ; Geoffroi de Villehardouin, La Conquête de Constantinople, J. Dufournet
éd., Paris, 1969.
25. Cf. C. Croizy-Naquet, « La Description de Jérusalem dans La Chronique
d'Ernoul », Romania, 115, 1997, p. 69-89.
ÉCRIRE L'HISTOIRE 81
26. Voir les remarques d'E. Baumgartner, « Le Choix de la prose », loc. cit.,
p. 7-13.
27. Sur cet aspect, voir C. Croey-Naquet, Écrire l'Histoire romaine, op. cit.,
chapitre m, p. 125-188.
82 C. CROEY-NAQUET
occurs
In the 12th
within
century,
the works
the invention
which, while
of the
adapting
historical
thediscourse
antique legends
preferentially
and/or
relating the history of a people and a dynasty, create inside the
octosyllabic verses some literary methods original in romanz, such as a
descriptive protocole made to restore the colors of the past. The same process
may be observed in some cruisades chronicles where the expeditions are
related according to the chronology of the events, in an epic and nove-
listic way. On the fronteer between the 12th and the 13th century, some
protestations raise against these « contes rimes » (Nicolas de Senlis),
considered as untrue because they are made in verses : verses actually
demand some artificial means opposite to the historical work. The interest
for the method of procedure, which generally induces the choice of prose
instead of verse, leads to a new reflection upon history, its links with
literature and fiction, and it gives way to different historical works (either
old histories or cruisades chronicles) which intend to be as realistic as
possible and refuse verses or use them in order to create a refined prose.
Although the choice of the method of procedure is only one of the points,
it obviously raises the real qustions about historiography in the romance
language and it permits to approach the writers aims.
Benoît de Sainte-Maure - historiography - prose - « Roman antique » —
verse