ément sur de la ten*
xtérieure a nous, Elle
damental du roman,
“nt, ce moyen de com
raffinés, notre expé-
s pour aller vers ceux
1i, un jour, prendront
ons écrit, ce que nous
tre monde.
juoi ressemblera leur
€ souvent & eux avee
Je honte.
Les travaux d’Hermés,
ou comment, chaque jour,
les traducteurs sauvent le monde
Conférence inaugurale
des IV Rencontres littéraires de Gdarisk,
2019
1e dans laquelle nous
jaquelle nous désirons
de, n’est pas venue de
lemment que ce n'est
mais le résultat d
ates, sur le plan éco-
ie (domaine religieux
sspect pour la nature,
ation, la concurrence
es responsabilités ont
1 objet qui peut étre
Keri.
iI me faut concevoir
ait un tout vivant qui
nos yeux, tandis que
nte aussi infime que
Mesdames et messieurs,
Nous nous trouvons aujourd’hui dans cette belle
Ville ouverte sur le monde pour célébrer le miracle que
constitue la traduction d’une littérature vers d'autres
langues, ce qui lui permet d’exister dans d'autres
cultures, Nous sommes également 14 pour rendre
hommage & ceux qui sen chargent, les traducteurs.
Ge sont des étres grace auxquels les esprits par-
viennent a franchir les frontiéres entre différents
mondes, et eux, par leur talent et leur savoir-faire,
ils ont la possibilité de dépasser les frontiéres, de
les abolir pour créer, dans les alambics de leurs
ordinateurs, la pierre philosophale de notre temps :
VuniverselJaime avoir un point de vue panoptique, tout voir
d'en haut, ne serait-ce qu'un moment, Il est alors pos-
sible d’apercevoir notre monde humain comme des
colonies d'organismes dispersées sur un vaste espace,
contentes d’elles-mémes, s‘adaptant facilement aux
contextes labiles, particuligrement expansives et en
concurrence entre elles, mais également capables de
chercher a se connaitre et de collaborer. De ce point
de vue, les traducteurs sont un facteur sans lequel
cet agencement organique ne pourrait exister, parce
qu’ils sont les composantes d'une sorte de fibre ner-
veuse, de réseau qui aide 4 transporter les informa-
tions d'un endroit 4 un autre,
Il nest donc pas étonnant que, depuis des siécles,
le patron, le protecteur, le dieu des traducteurs soit
Hermés. Pas trés grand, svelte, alerte, malin, finaud,
il est la divinité qui parcourt les chemins du monde
et, pour le dire avec les mots de Plutarque, il est « le
plus subtil et le plus astucieux des dieux ». D'un sexe
mal déterminé, cheveux longs sous un chapeau ailé,
un caducée & la main, il est partout. Il est le dieu
de Fesprit de synthese, de l'intelligence, de la capa-
cité d’établir un lien entre diverses questions ou de
faire des profits, Ila de Vhumour, une inclination
au_mensonge et a la tromperie, il est aussi le dieu
des commercants, des acheteurs, des artisans et des
joueurs de hasard. C'est lui qui nous accompagne
dans nos voyages et est sa voix qui nous parle a tra-
vers les guides de voyages et les dictionnaires. Il nous
conduit 4 travers les régions sauvages, nous apprend
a lire les cartes, nous fait passer les frontiéres. Avant
42
tout, pourtant, il se manifeste Id of intervient un acte
de communication. Lorsque nous ouvrons la bouche
pour dire quelque chose a une autre personne,
Hermés est 1a, Quand nous lisons le journal, surfons
sur Internet, enyeyons un sms, Hermés est 1a. Dans
un temple contemporain, s'il lui en était dédié un, il
devrait y avoir des imprimantes, des tééphones, des
fax et des photocopicuses.
Dans l'absolu, les traducteurs sont les prétres et le
prétresses de ce temple, leur travail s'applique a ce qui
est le propre de cette divinité. Hermes fait commu-
niquer les hommes par les langues, mais également
au-dela delles, et il transfere Pexpérience humaine
une culture @ Pautre. Lun des titres d’Hermeés
West il pas I’ Herméneute, interpréte et traducteur ?
J'ai une grande faiblesse pour ce dieu et des liens
ures forts munissent A lui, Ms vont ures au-dela du
sujet de cette conférence, et cest pourquoi je ressens
un plaisir tout particulier & le convoquer pour que
son regard vif se pose sur ses protégés, réunis pour
leur fete 4 Gdarisk
Avant de poursuive, par esprit de contradiction
ou peutétre par sens du paradoxe, je voudrais faire
devant vous
L'éloge de la méconnaissance
Une jeune femme la mode, fascinée par la beauté
de la calligraphie chinoise, se fit trés soigneusement
tatouer une magnifique inscription sur la nuque
43,qui ne pouvait que surprendre ceux qui connaissaient
le chinois, parce que le texte lancait un avertissement :
«Ne pas recongeler ! »
Cela illustre une sorte d’innocence que seuls les
dédaigneux, emplis d'un sentiment de supériorité,
trouyeront primitive ou pitoyable. Généralement, cela
nous semble dréle parce que nous savons que chacun
de nous a fait preuve @ignorance un jour ou Fautre
et n'a pas su s'adapter aux circonstances. Lignor:
signale tne solitude, une sorte de distance qui accom-
pagne habituellement la méconnaissance du contexte.
Crest une forme d'introve s simple et
génante, parce que nous avons honte de ne pas com-
prendre, Notre culture consiste au développement de
notre savoir, et elle nous donne ainsi la possibilité de
contréler le monde. Lindividu qui ne comprend pas
est privé de cette capacité de contréle.
nee
Iya pourtant des moments, et ils arrivent le plus
souvent lors de voyages lointains, ot plonger dans
Vincompréhension devient une expérience libéra-
tice. Nous arrivons dans un endroit qui nous est
complétement inconnu, oi tout nous semble diffé-
rent, nouveau, inoui. Les odeurs nous choqu
couleurs possédent des nuances et des intensi
férentes, nous respirons un autre air, la température
nous surprend, L’expression corporelle des personnes
rencontrées nous laisse perplexes, leur langue semble
impénétrable, et leur alphabet rappelle une collection
de petites plantes exotiques destinées & un jardinet
de rocaille.
44
Une fois passé instant de panique réflexe, notre
respiration se calme, notre cerveau se met a travailler
intensément a la recherche d’éléments qui seraient
des points d'accroche pour notre esprit et sur lesquels
celui-ci, tel un moteur fatigué, pourrait embrayer @
nouveau, Du chaos des données, il extrait avec sou-
lagement le mot « bike» ou le nom d'une marque
internationale, et nous assure ainsi que nous sommes
toujours dans le méme monde, quoique dans une de
ses variantes.
Apres plusieurs jours de travail médiocre & la qu
de sens, de répétitivité des signes, de leur association
4 une situation ou une autre, notre intellect s‘apaise,
peut-étre méme se soumetil devant la quantité de sti-
mulations incompréhensibles, avant de sombrer dans
un état proche de la méditation. Il cesse de voir le
signes comme des porteurs informations pour
attacher comme a un dessin esthétique, organique,
naturel, comme A une forme dépourvue de signif
cation ; ainsi percevons-nous la nature en premiére
instance, comme un message libre de sens. Dés lors,
les publicités cessent de nous tenter pour devenir des
taches de couleur placées sur de grandes banniéres,
les enseignes semblent n’étre que le linteau des portes
entrée, et les tickets deviennent de petits rectangles
de papier épais qui ne voulaient pas rester blanes, des
surfaces sans écriture... Dans la bouche des passants,
Ja parole humaine rappelle le ramage des oiseaux,
nous pouvons tendre Voreille, ’écouter, capter des
sons particuliers mais sans leur attribuer beaucoup
de sens. Nous pouvons regarder le mouvement des
lavres, le jet des muscles du visage, observer la danse
le
y
45des sourcils, la mimique des joues ou comment le
regard accompagne ces sonorités étranges. Il est éga-
Jement bon d’observer les mouvements des mains et
de tout le corps. Certains nous paraissent familiers
— hochements de la téte, sou
~ passage de Ia main sur le visage, rejet brusque de
la téte en arriére ~ ne nous parlent pas. Chacun de
ces gestes, universel ou particulier, nécessite une tra-
duction, laquelle expose toujours a des piéges. Un
geste peut étre tout autant un signe d’antipathie que
de sympathie, d’acceptation que de refus.
es ~, mais d’autres
Le voyage lointain devrait rester un entrainement
A ce qui nous est étranger. A son arrivée a Ia cour de
Vempercur de Chine, Marco Polo Vavait ressenti, et
le touriste contemporain le percoit également tandis
que, par exemple, il se proméne au crépuscule a Jaipur
dans I’Etat du Rajasthan et éprouve une étrange et
enivrante mise en suspens de sa propre existence.
I ne comprend rien, n'a aucun lien, et n'intéresse
personne. Ne pas connaitre la langue locale fait que
la vision illusoire que nous avons du monde comme
étant familier et sous notre contréle apparait cousue
de fil blanc, notre regard prend de la distance, ct
nous aussi pour glisser a travers les strates de signes
et de conventions, tel un fantéme. Quand nous com-
mandons un plat du menu, nous nous en remettons
au petit bonheur la chance, au
de circonstances, a nos illusions, confiants que nous
emarquable concours
sommes dans une composition rassurante de lettres
insondables.
46
Cela mest arrivé il y a peu, lors dun voyage en
Roumanie, quand, dans un restaurant routier oft les
chauffeurs du cru déjeunaient, j'ai choisi sur la carte
un plat dont le nom me paraissait és familier : Zama
de cocos de casa si taitei de casa, Mon cerveau végéta-
affamé et impatient, Passocia avec célérité a une
soupe thailandaise au lait de coco. Las! son travail
hatif cut un misérable résultat; la serveuse apporta
du bouillon de poule ave des nouilles faites maison
rien,
Somme toute, cet étrange état d’esprit est un état
créatif. Il mobilise nos cellules grises pour un tra-
vail ser tout le capital
ience et de Vintuition accumulés
ntense en |
poussant av
du savoir, de Pexpé
pendant des années. Notre imagination ainsi éveill
devient a la fois notre grande alliée et une cnnemie
perfide,
Je pense que tout le monde devrait faire Vexpé-
rience de cet état d’innocence fabuleuse, antérieur a
Ja compréhension, au monde dominé par la raison et
les réseaux de liens ou d’associations qui sont les mail-
lages qui enserrent nos pratiques pour nous donner
Villusion que le monde est 4 peu prés stable, gouverné
par des lois pérennes et répétitives et qu’on peut avoir
confiance en lui. Faire l'expérience d'un tel état nous
montre également avec force que peuvent exisier des
mondes fondés sur des principes differs
et quills ne sont pas pour autant meilleurs ou pires.
Que notre systéme n'est que Pun parmi de nombreux
autres possibles, tandis que notre sensation de confort
vient de ce que nous y sommes accoutumés.
nts des ndtres
47La traduction comme sauv de
Hermés venait de naitre, il était encore dans son
berceau, personne ne sattendait ce que le bambin
ait des capacités particuliéres méme s'il était enfant
de Zeus. Trés vite, pourtant, le petit dicu s'esquiva du
foyer par ses propres moyens pour voler des vaches
4 son frére Apollon, Il enveloppa les sabots du bétail
vec du cuir afin de ne laisser aucune trace en cas
de poursuite, Avant de regagner son berceau, il prit
encore le temps de cacher le troupeau.
Il existe une belle histoire que les waducteurs
deyraient conseryer dans leur dossier mythologique
parce quielle prouve que ce sont eux qui ont sauvé
le monde civilisé.
Aprés la chute de I’Empire romain, sous la poussée
des Barbares qui dévastaient l'Europe, le patrimoine
intellectuel de VAntiquité semblait voué a disparaitre.
De fait, nombre de choses périrent a jamais, mais
certaines furent sauyées, et ce fut en grande partie
le mérite des dirigeants arabes de la dynastie des
Abbassides, qui régnérent a partir du vin" sidcle sur
de vastes territoires, notamment dans le bassin médi-
ferranéen et au Moyen-Orient. Dans leur capitale,
Bagdad, ils fondérent une grande Académie qui
se spécialisa dans la traduction. Dans cette célébre
Maison de la Sagesse bagdadienne, des foules de tra-
ducteurs donnérent une version arabe a presque tout
ce qui tombait entre leurs mains en provenance de
Vempire. Les Arabes appréciaient surtout les Gres :
Archiméde, Théophraste, Ptolémée, Hippocrate,
48
clide, et tout particuligrement Aristote. Is
s'intéressaient aux travaux scientifiques : géographie,
astronomie, médecine, mais également a lastrologic
et A la magie. Ils traduisaient non seulement le grec,
mais aussi les langues d’ceuvres originaires d’Egypte,
des Indes ou de Perse. Certains dentre nous pot
raient se sentir chagrinés que les ouvrages histo-
Tiques ou poétiques n’aient guére été a leur goat. Ni
Hérodote, ni Homére, ni Thucydide, ni Aristophane
ne les intéressaient, TIs ne traduisirent pas non plus
de textes de théatre et c'est pourquoi il en est tant
qui ont disparu a jamais. Ces habitants pragmatiques
de POrient préféraient s‘occuper de linguistique, de
grammaire ou de stylistique. Probablement avaientils
le projet de
encore meilleures. Il nen demeure pas moins que,
ct Pacre odeur des incendies
planaient encore sur I'Europe du haut Moyen Age,
ou, durant quelques siécles, se consumérent les ves-
leurs propres couvres artistiques,
tandis que les fumée
tiges de la civilisation effondrée, les textes les plus
importants de cette culture, a 'exemple des vaches
Apollon cachées par Hermés, hibernaient en une
autre langue sur les étagéres de Bagdad, et plus géné-
ralement dans les bibliothéques arabes. Tout cela en
des temps qui, nous le savons, étaient parmi les plus
sombres de histoire du Vieux Continent, avec ses
guerres intestines, les déferlements de hordes bar-
bares qui rasaient les villes, ravageaient les terres
cultivées, tandis que les violences et les fléaux déci-
maient les gens, L’époque n’était pas propice aux
bibliothéques,
49Les moulins de l'histoire broient lentement, selon
des principes qu'ils sont seuls & connaitre ; aussi, au
xi siécle, la situation changea, et sur l'autre rive du
Bassin méditerranéen se produisirent des événements
res 4 ceux décrits plus haut, La Reconquista prit
de l'ampleur, autrement dit la lutte armée des chré-
tiens qui tentaient de chasser les Maures de la pénin-
sule Ibérique, s'accéléra — et ceci intervint, comme
nous le savons, au moment des Croisades. Des récits
dagitateurs, de prédicateurs enflammaient alors les
imaginations pour que l'on s‘emparat de la ‘Terre
sainte et des richesses musulmanes au Moyen-Orient
Les Arabes repoussés d'Europe, acculés dans le sud
de Vactuelle Espagne, laissaient derriére eux des villes
magnifiques et opulentes, une musique extraordi-
naire, une culture particuliérement développée — et
des bibliothéques ! Les troupes de conquérants étaient
suivies par des moines et d'autres « gens du livre » que
nintéressait aucune autre fortune que celle des volu-
mina et des codex. Et la, en sens inverse, il fallait des
traducteurs de V'arabe vers les langues des chrétiens.
Larchevéque de Toléde reconquise convoqua la
célébre école de traducteurs de sa ville, Ses membres,
tcls des archéologues, récupérérent les ceuvres l'une
aprés l'autre pour V'Occident, Ils les traduisirent
souvent de l'arabe en catalan et, ensuite seulement, du
catalan en latin, Ces nouveaux traducteurs n’aimaient
pas le latin. II leur semblait étre une langue vieillou
aussi délabrée que les aquedues de Empire romain
déchu, Former des traducteurs habiles et dignes
de confiance prit de nombreuses années a I'Ecole
50
tolédane. Je sais qu'il yous sera sans doute difficile
de retenir tous ces noms, mais ils devraient étre
donnés aux rues des villes européennes. Je citerai
Adélard de Bath, Robert de Chester, Alfred Anglais,
Daniel de Morley, Gérard de Crémone, Platon de
Tivoli, Burgondio de Pise, Jacques de Venise, Eugene
de Sicile, Michel 1'Ecossais, Hermann de Carinthie,
Guillaume de Moerbeke ou encore Abraham bar
Hiyya Hanassi. Avant que ces grands hommes ne
livrent leurs traductions, I'Occident ne connaissait
que deux (!) textes philosophiques d’Aristote, a peine
une couvre de Porphyre de Tyr, tout comme d’ail-
leurs de Platon (Timée), et A peine quelques autres
textes grecs. La uaduction de l'ensemble de Paeuvre
WAristote avec les commentaires antiques, byzan-
tins ou islamiques, mais aussi de centaines d'autres
livres grees et arabes bouleversa done les sciences et
la philosophic médiévales, Ge fat une révolution qui
permit a la civilisation occidentale de
petit & petit.
On peut imaginer I'immensité de ce travail. La
langue arabe est d'une grande souplesse, elle utilise
une quantité de synonymes, Le mot «serpent » en
aurait jusqu’a cing cents! Dans une telle langue,
le sens est arborescent et dépend du contexte. Les
taducteurs se débrouillérent comme ils purent et,
souvent, quand ils ne connaissaient pas un concept
ow ne le trouvaient pas dans leurs précieux diction-
naires, quiils se prétaient et qu’ils compilaient, ils
transcrivaient la sonorité du mot arabe en alphabet
latin. Ce faisant, pareils aux marins dont les bateaux
rapportent, comme autant de passagers clandestins,
¢ redresser
51es graines de continents lointains, ils introduisirent
fortuitement des concepts jusque-l inconnus en
Occident. Vous voudriez savoir lesquels ? En voici
quelques-uns :
Alambic, algebre, algorithme, alcaloide, borax,
zircon, chiffre, élixir, jasmin, camphre, artichaut,
café, luth, nadir, sorbet, safran, talc, zénith, 2éro et
des centaines d’autres. Une richesse surprenante dont
le dieu, rappelonste, est également Hermés,
La traduction
comme greffe de nouvelles pousses
Un jour, je rencontrai une de mes amies, une
écrivaine francaise, Nous avons pris un café et avons
parlé de nos livres préférés, Nous nous recomman-
dions ceux qui nous avaient le plus impressionnées et
posions des questions sur ceux qui, argement admirés
dans le monde, pourraient éveiller chez nous des sen-
iments similaires. Je lui disais le plai
lire Montaigne, non pas du début 2 la fin, une fois,
deux fois, mais par petits bouts, ws fréquemment.
Jaimais a y revenir, ouvrir au hasard ses Essais a telle
ou telle page, juste pour le plaisir de suivre la démon
tration de Pauteur pour la clarté de sa pensée. Elle en
fut trés étonnée et me demanda, l'eeil soupconneux, si
je le lisais en francais. Je lui répondis que je le lisais
en polonais, considérant l’intermédiaire d’un traduc-
teur entre Montaigne et moi comme une évidence qui
ne demandait pas a étre précisée.
que jiavai
52
Mon amie me dit alors que, pour elle comme pour la
plupart de ses contemporains franeais, lire Montaigne
dans sa langue maternelle était pénible. Son fran-
ais était vieilli, archaique, et il fallait se concentre
sérieusement pour le comprendre, I était difficile d'y
prendre un grand plaisir ou d’apprécier la légereté
de sa plume. Des extraits des Essais étaient étudiés
a ’école, comme ceux des textes de Mikolaj Rej en
Pologne, et donc avec attention, mais non sans une
certaine difficulté. Ce fut ainsi que, avee mon amie,
nous sommes tombées sur un paradoxe qui voulait
que, grace a l'intervention du traducteur, d’une facon
merveilleuse, javais un meilleur accés un écrivain
du xvi siécle que mon amie qui le lisait dans V'ori-
ginal ! Les mots avaient vieilli, le traducteur les avait
rajeunis, de jeunes pousses étaient sorties par-dessus
les anciennes, La traduction n'est done pa:
ulement
le passage d’une langue a une autre, ou d'une culture
a une autre, mais elle rappelle également une tech-
nique horticole qui consiste a prélever un surgeon sur
une souche originelle pour le greffer sur une autre
plante, doi elle fait surgir de nouvelles pousses qui
montent en puissance pour donner des branches
Pardonnez-moi cette métaphore de jardinier, mais
cela me rappelle I'instant qu'Hermés, outre qu'il
inventa les mots, les dictionnaires, les chiffres, 'astr
nomie, la musique, la lyre, apprit également aux
hommes a planter et a soigner les oliviers.
n, €t je pense qu'elle n’est pas la seule
en Pologne, connait la littérature classique francaise
par les traductions de Tadeusz Boy-Zelenski. Actif
58al
autant qu'il était assidu, ce tradueteur des lettres
caises avait de la personnalité, il savait trouver les
tournures du polonais les mieux adaptées aux styles et
aux exigences structurelles du frangais. Ainsi, lorsque
je lis Montaigne, c'est par l'entremise intellectuelle de
Boy-Zeleriski. Chaque phrase de ce livre est restée un
moment, yoire davantage, dans sa téte avant d’étre
couchée sur le papier et pérennisée par Vimprimerie
Je peux done affirmer que je connais la littérature
francaise telle que I’a intégrée et comprise son tra-
ducteur. Il est présent dans chaque phrase, TI serait
intéressant de savoir ce qu’en aurait dit Montaigne.
Le fripon
Herm)
aussi bien tromper son monde ou mentir. Il ya dé
quelque temps, alors que je travaillais 4. un nouveau
livre, je m'intéressais vivement aux contenus des
tablettes cunéiformes. Aussi me rendis-je en Sy
P années plus
les plus sanguinaires et les
s est également un fripon. Personne ne sait
‘ersonne n’imaginait alors que, quelqui
tard, Pune des guer
plus cruelles de notre temps allait y sévir et quelle
Sinscrirait dans les mémoires comme la premiére
guerre climatique. Damas, 4 cette époque, semblait
té pluriethnique, mul
confessionnelle, qui vivait en paix. A la fagon dont
étre la calme oasis d’une soci
les sols y sont recouverts de tapis aux couleurs et aux
formes diverses, les habitants se partageaient avec
grace les rues et les quartiers de la ville encombrée.
oA
Jallai aussit6t au musée dont je savais qu'il ren-
fermait des collections inouies d’« artefacts di
toires ». C'était la canicule, la cité baignait dans une
poussiére jaunatre qui pénétrait jusque dans les salles
du musée. Les galeries plutot vides, un peu empous-
siérées, recélaient pour moi de véritables wésors. Dans
de nombreux couloirs, pieces et vitrines, il y avait des
dizaines de milliers objets. Jidentifiai immédiate-
ment ceux & propos desquels je voulais en apprendre
le plus possible. Lcvil avide, je les observais gouliiment
parce que j'avais été prévenue qu'il était interdit de
les photographier, comme si le cliché pouvait leur
6ter une parcelle d’authenticité, Malheureusement,
et A mon plus grand regret, la plupart des cartels et
informations étaient en arabe.
La poussiére omniprésente rendait tangible le
risque d'oubli qui pesait sur l'ensemble, Je cherchai
désespérément un traducteur, Finalement, je coingai
un employé qui était sur le point de sortir déjeuner,
et celui-ci, d’assez mauvaise grace, accepta de me tra-
duire les étiquettes en commencant chaque phrase
par « Here is written... », prenant ainsi une distance
avec l'information qu'il traduisait, comme si son igno-
rance devait rester une vertu. Ou encore comme s'il
savait parfaitement que me traduire les inscriptions
revenait 4 me transmettre la version idéologique et
trompeuse contenue dans la description des objets
faite par un autre. Pour quelque raison politique ou
religicuse, toutes les figures, et notamment 4 1’
dence celles des déesses antiques moyen-orientales,
étaient décrites comme de simples silhouettes {émi-
nines ou comme des joucts, des poupées pour enfants,
ina-
ieble de vérifier si
IL me sera sans doute a jamais imposs
était vraiment ce qui était écrit sur ces cartels jaun
et empoussiérés, ou si cet employé qui avait faim me
livrait son savoir religieux tout personnel
Malheurcusement, beaucoup des histoires les plus
anciennes gravées en cunéiforme sur ces tablettes
ne sont restées qu’en traduction, et cela en plusieurs
langues, parfois parmi les plus petites. Souvent, des
fouilles archéologiques menées n'importe comment,
des situations politiques tendues ou des conflits
ouverts furent tres préjudiciables, Il est des eas connus
oi plusicurs dizaines de tablettes d'un méme texte
ont été réparties entre différents musées dans le
monde. Nous avons alors affaire a un puzzle, Ces
écrits, les plus anciens de I’humanité, sont dispersé
ils ont disparu des sables du désert od on les trou-
vail. Etudiés et traduits dans différentes langues, ils
ont créé une parole multiple, plurilinguistique, pour
livrer plusieurs versions d’tme méme histoire, tissée
s voix différentes, a
A des rythmes variables avec d
chaque fois sous d’autres cieux. Le grand Hermes agit
également ainsi, il disperse les concepts et les récits
a travers le monde.
En partage avec le waducteur
Ces derniéres années, je me suis souvent retrouvée
cOte 4 cote avec une traductrice ou un traducteur lors
de la présentation de mes livres publiés @ l’étranger
Il me serait difficile de yous dire le soulagement
que je ressentais quand il m’était possible de partager
56
ma qualité d'auteure ! J’étais heureuse de pouvoir me
défaire, ne serait-ce qu'un peu, de ma responsabilité
pour Ie texte, et cela pour le meilleur et pour le pire,
Ne plus avoir a affronter seule le critique littéraire
furieux, les yeux dans les yeux, ou le journaliste privé
de tout gotit littéraire, la rédactrice susceptible ou le
modérateur stir de lui et arrogant. Je ressentais un
veritable plaisir a l'idée que toutes les questions ne
me seraient pas adressées, moi et moi seule, et que
la complexité de ce qui était imprimé sur les pages
n’était pas de mon seul fait. Je pense que de nom-
breux auteurs éprouvent un soulagement semblable.
plus surprenant était toutefois que la présence
du traducteur permettait d’aborder des domaines
hors de ma portée. Indépendamment de moi, la
twaductrice ou le traducteur participait & des dis
cussions sur des choses que je ne comprenais pas
complétement, qui m’étaient étrangeres, voire tres
mystéricuses. Voici que le texte se libérait de moi,
a moins que ce ne fit moi qui m'envolais loin de
Ini, II devenait autonome tel un adolescent révolté
ayant décidé de s'arracher de chez lui pour rejoindre
le Pol’and’Rock Festival. La traductrice l'avait pris
avec assurance entre ses mains, elle le montrait au
monde sous d'autres angles, le protégeait sans faillir
et répondait de lui, Quelle joie | Les traducteurs nous
liberent, nous, auteurs, de la profonde solitude propre
4 notre métier, quand des heures, des jours, des mois
et méme des années durant, nous séournons dans
Punivers de nos pensées, de nos dialogues intérieurs
et de nos visions. Les traducteurs viennent 4 nous
de l'extérieur pour nous dire : « Moi aussi j'y étais,j'ai marché sur tes traces et maintenant nous allons
uraverser la frontire ensemble, » La, le traducteur
devient littéralement Hermes, il me prend par la main
pour me faire passer la frontiére du pays, de la langue
et de Ja culture.
Quand Hermés nous donne une langue,
en est une personnelle a chacun
La littérature en tant qu’acte de communication
commence lorsque nous apposons notre nom au
bas d'un texte, quand nous le reconnaissons en tant
qu'auteur(e) qui a exprimé par des mots son expé-
rience la plus intime, la plus douloureuse, unique, en.
prenant simultanément le risque quelle pourrait étre
incomprise, ignorée ou encore lui valoir de la fureur
ou du mépris. La littérature est done ce moment sin-
gulier au cours duquel une langue trés personnel!
dividus. La
littérature est un espace ott le privé devient public.
Hest admis que la premiére personne quia signé son
texte littéraire, devenant ainsi le premier écrivain, est
Enheduanna, une prétresse sumérienne de la déesse
Inanna. Aux temps téne judes sociales,
des luttes brutales pour le pouvoir, toute a sa décep-
tion et A ses doutes, elle écrivit I'« Hymne a Inanna »,
une plainte extrémement émouvante de femme qui
a Limpression que la déesse 'a abandonnée, Grace
ala traduction qui, par nature, rend la langue plus
moderne, ce texte est parfaitement compréhensible
unique en soi, rencontre celles d’autres
breux des inqui
aujourd'hui, il émeut le lecteur contemporain parce
qu'il transmet une expérience incroyablement intime
et profonde, qui traverse le temps et se trouve étre
indéniablement universelle. Cet aveu dramatique,
trés intime, de désespoir, d’abandon, de solitude et
de déception, écrit il y a prés de quatre mille cing
cents ans (!), peut étre ressenti par quelqu’un qui vit
aujourd'hui dans un monde complétement different,
alors que les langues officielles des temps reculés de
sa rédaction sont devenues poussiére, littéralement,
depuis longtemps.
Notre langue personnelle s'élabore tout au long
de notre existence. Elle est la résultante de celle hér
te de nos parents, de celle de notre entourage, de
nos lectures, de I’école et de notre spécificité indivi-
duelle irremplacable. C'est une langue intime avec
laquelle nous nous parlons et qui ne connait pas tou-
jours de version écrite, puisque tout le monde n'a pas
Vhabitude de noter ses pensées, de tenir un journal
ou d'écrire des textes tout court, Elle est done aussi
unique que les empreintes digitales qui permettent
identifier un individu.
Je pense que la culture est un processus compli-
qué d’équilibre entre les langues personnelles et
communes. Les langues communes sont des routes
tracées tandis que les individuelles jouent un réle
de sentiers uniques. Les langues communes sont des
moyens de communication établis, sociabilisés, qui
doivent étre les plus compréhensibles possible, mais
surtout transporter le sens qui permet de dresser de
Ja réalité un tableau similaire ou identique. Dans cette
59réalité partagée, les mots renvoient 4 des phénomene:
et des éléments spécifiques, existants ou imaginaires.
A partir de 1a, la langue commune et l'image de la
réalité se confortent mutuellement. Le paradoxe
vient de ce que, dans cette situation de dépendance
mutuelle entre la langue commune et l'image de la
réalité, le temps aidant, nous nous sentons comme
pris au piége, puisque Ja langue anime la réalité
tandis que la réalité nourrit la langue. Les sociétés
totalitaires fermées en sont le meilleur exemple, oi
les médias contrélés par le pouvoir fagonnent une
réalité invariable, prévisible et nommée en cons
quence. La langue commune sert 4 maintenir une
vision politique, elle est utilisée consciemment et avec
cynisme par la propagande. Dans ces cas-la, toute la
communication dépérit, quand elle ne devient pas
tout simplement impossible.
En pareilles circonstances, recourir a des mots
ou des concepts pris hors du systéme en place, ou
prononcer a voix haute une vérité limpide alors
quelle n'est pas autorisée, devient un acte de cou
rage. Quant a la langue commune, celle-ci devient
tellement évidente pour ses adeptes qu’ils finissent
par s'en servir sans réfléchir, les mots perdent leur
sens et les contextes deviennent trop routiniers, trop
usés pour avoir une dimension créative. La langue
commune se transforme en langue de bois, elle cesse
d'informer sur quoi que ce soit pour ne plus étre
quun rituel, une suite de slogans qwon lance. Les
concepts, privés de leurs contours, ne sont plus bons
qu’a étre scand
60
Lhistoire autant que Ie
temps présents nous
apprennent que des vols et des rapts de mots ont lieu
dans la structuration des langues communes, ainsi
marquées politiquement. Tel terme neutre, un peu
oublié et déja sémantiquement archaique, souda
ne
ment sorti du placard, gagne les étendards et les
programmes électoraux. Ainsi en est-il par exemple
du mot «nation ». Privé de son contexte historique,
secoué de sa poussiére, il peut parfaitement servi
instaurer un nouvel ordre du monde. Il peut étre
récupéré si fermement par le nouveau systéme que
ceux qui n’en sont pas les adeptes ne peuvent plus
méme utiliser ce terme en apparence inoffensif, parce
que trop chargé de si tions nouvelles. II est
devenu dangereux.
idemment, la langue commune doit exister pour
que nous puissions tout simplement communiquer
dans une réalité en permanence renégociée. Le lien
social ne saurait se concevoir sans une dimension lin-
guistique. Ce sont souvent les enchainements phraséo-
logiques et les idiomes les plus simples qui sont les
garants du sentiment d'étre chez soi, en communauti
La lutte pour imposer a autrui la langue commune
se fait non seulement dans les parlements ct sur les
plateaux de télévision, mais aussi dans les universités,
Crest 1 que, par vagues, naissent les modes intellec-
tuelles qui, habituellement, créent leur propre jargon.
Sa mise en ceuvre prend un peu de temps, mais, aprés
quelques années, quand un tel langage est adopté, il
ne sert plus seulement a dessiner Vimage du monde,
mais également a créer des alliances, 4 exclure ou
61a intégrer. Chaque génération posséde sa langue,
avec laquelle elle décrit le monde, et désormais, il
en apparait peut-étre une nouvelle tous les dix ans.
En méme temps, cette langue reste souvent absohi-
ment inconsciente de son caractére éphémere et de
ses limites, qui sont de ne pouvoir nommer qu'un
contenu tres circonscrit.
Il n'est pas de maladie plus terrible que celle qui
fait perdre A l'homme sa langue individuelle pour
adopter comme personnelle la langue commune. Ce
mal frappe les fonctionnaires, les politiciens, les aca-
démiciens, mais aussi le clergé. La seule thérapie pos-
ble est la littérature. La fréquentation de la langue
des créateurs agit comme un vaccin contre une vision
du monde créée pour le court terme et instrumenta-
lisée, Ceci est un argument puissant en faveur de la
lecture, y compris celle des auteurs classiques, parce
que la littérature rappelle que les langues communes
fonctionnaient autrement par le passé et, donc, que
dautres maniéres de voir le monde existaient. Voila
pourquoi lire est une activité a encourager, elle
permet de découvrir ces autres facons de voir, de
comprendre que notre monde est l'un des mondes
possibles et qu'il ne nous est certainement pas donné
une fois pour toutes.
Les traducteurs/trices ont en cela la méme respon-
sabilité que les écrivain(e)s, Les uns et les autres sont
les gardiens de I'un des phénoménes les plus impor-
tants de Ia civilisation : la possibilité de transmettre
Vexpérience la plus intime, la plus personnelle d'un
individu a ses semblables pour la partager dans un
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renant de création culturelle, et cela sous
nage d'Hermés dans son avatar du dieu de
ation, du rapprochement des hommes
entre eux, de leurs relations réciproques.
Koinos Hermes ! Vive la communauté d’Hermi