Eger 263 0763

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QUE RESTE-T-IL DE L'ÉCOLE DE CONSTANCE ?

Fabien Pillet

Klincksieck | « Études Germaniques »

2011/3 n° 263 | pages 763 à 781


ISSN 0014-2115
ISBN 9782252038079
DOI 10.3917/eger.263.0763
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-etudes-germaniques-2011-3-page-763.htm
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Études Germaniques 66 (2011), 3 p. 763-781

DÉBATS

Fabien PILLET *

Que reste-t-il de l’École de Constance ?

En 1967 Hans Robert Jauss publiait sa leçon inaugurale à l’univer-


sité de Constance. Intitulée Literaturgeschichte als Provokation der
Literaturwissenschaft, cette dernière, inspirée par l’herméneutique de
Hans-Georg Gadamer, propose une approche qui se veut entièrement
nouvelle de la littérature. Le texte de Jauss affirme que l’histoire lit-
téraire se confond avec l’histoire de la réception des œuvres. L’année
suivante, c’était au tour de Wofgang Iser de prononcer, également à
l’université de Constance, sa leçon inaugurale. Complémentaire de
l’approche de Jauss, Die Appellstruktur der Texte 1 présente, à la suite
du philosophe Roman Ingarden, les textes littéraires comme des struc-
tures appelées à se concrétiser dans un acte de lecture.
Alors que la critique littéraire, dans ses diverses approches, se
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concentrait essentiellement sur la relation texte/auteur, laissant osten-
siblement de côté le destinataire ou récepteur, Jauss et Iser proposaient
de pratiquer de manière inverse en mettant le lecteur (plus particuliè-
rement la relation texte/lecteur) au cœur de leurs recherches. Le pre-
mier, par une esthétique de la réception, et le second, par le concept de
lecteur implicite, proposent donc un changement complet de paradigme
dans l’étude des textes. Cette nouvelle approche, par les perspectives
prometteuses qu’elle offrait, connut un succès fulgurant et un « mouve-
ment », rapidement baptisé École de Constance,2 allait se former autour
des deux professeurs.

1. Hans Robert Jauss : Literaturgeschichte als Provokation der Literaturwissenschaft,


Frankfurt a.M. : Suhrkamp, 1974, et Wolfgang Iser : Die Appellstruktur der Texte. Unbe-
stimmtheit als Wirkungsbedingung literarischer Prosa, Konstanz : Universitätsverlag, 1969.
2. Nous employons l’expression École de Constance par convention, car le terme
« École » nous paraît pour le moins discutable. Il fait penser que nous avons affaire à des
auteurs défendant des positions conceptuellement unifiées, ce qui n’est pas toujours le cas.

* Fabien PILLET, Assistant, Université de Genève-Faculté des Lettres, Programme de lit-


térature comparée, Bd. des Philosophes, 12 CH-1205 GENÈVE ; courriel : Fabien.Pillet@
unige.ch

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764 L’ÉCOLE DE CONSTANCE AUJOURD’HUI

Ce mouvement constitua sans doute la plus importante « école »


de critique littéraire des années soixante-dix en Allemagne. On
peut en effet, outre Jauss et Iser, y rattacher des critiques comme
Karlheinz Stierle, Rainer Warning, Wolf-Dieter Stempel, Hans Ulrich
Gumbrecht et la plupart des autres protagonistes du groupe Poetik und
Hermeneutik.3 L’influence de l’École de Constance est cependant loin
de s’être arrêtée aux frontières de l’espace culturel germanique.
Aux États-Unis, Michael Riffaterre (the superreader) et Stanley
Fish (the informed reader) présentent leur conception du lecteur.4 En
1979, Umberto Eco propose lui aussi la sienne (il Lettore Modello).5 La
même année, la revue Poétique consacre un numéro entier aux derniers
développements de l’esthétique de la réception en Allemagne. Dans son
introduction, Lucien Dällenbach souligne l’intérêt réel à « familiariser
le public francophone avec un travail important […] dont tout porte
à croire qu’il concerne au plus près la recherche française au moment
où les lignes de forces qui la traversent convergent vers une reconnais-
sance du destinataire et de la réception-lecture ».6
Trois décennies plus tard, force est de constater que la situation a
changé. Alors que la théorie foucaldienne du discours par exemple,
apparue dans les mêmes années,7 constitue encore une référence
importante de la critique littéraire, l’École de Constance est tombée en
désuétude. Plus personne, semble-t-il, ne la pratique ni ne se réclame
encore d’elle.
Cet article, qui s’inscrit comme le programme d’un travail à mener
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plus large, vise tout d’abord à examiner les raisons pour lesquelles les
méthodes de l’École de Constance sont aujourd’hui considérées comme
obsolètes. Il se propose ensuite de montrer les liens qui peuvent exister
entre l’esthétique de la réception et certaines approches contemporaines
de la critique littéraire, issues en l’occurrence de la sociologie de la litté-
rature et de la théorie cognitive. Ceci doit nous montrer l’intérêt d’une
réactualisation des concepts-clés de l’École de Constance et nous per-
mettre de parvenir à une réévaluation de cette dernière.

3. Pour une vision d’ensemble de ces recherches, il convient de mentionner les


volumes suivants : Heinz-Dieter Weber (Hrsg.) : Rezeptionsgeschichte oder Wirkungsästhe-
tik. Stuttgart : Klett-Cotta, 1978, et Rainer Warning (Hrsg.) : Rezeptionsästhetik, München :
W. Fink, 1975 ainsi que l’ensemble des volumes du groupe Poetik und Hermeneutik (Mün-
chen : W. Fink) parus jusqu’en 1994.
4. Ces approches anglo-américaines sont regroupées sous l’appellation reader-res-
ponse criticism. Il est à noter qu’en anglais, on y joint généralement aussi les principaux
acteurs de l’École de Constance.
5. Umberto Eco : Lector in fabula, Milano : Bompiani, 1979.
6. Lucien Dällenbach : Poétique 39, Paris : Seuil, 1979, p. 258.
7. Les textes clés de la théorie du discours de Foucault parurent entre 1966 et 1971
(Les mots et les choses, L’archéologie du discours, L’ordre du discours).

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ÉTUDES GERMANIQUES, JUILLET-SEPTEMBRE 2011 765

Les raisons d’une obsolescence

Les facteurs qui ont conduit l’esthétique de la réception à l’obsoles-


cence tiennent à la fois aux « tensions » entre les concepts théoriques
développés et leurs applications dans les études de cas et à l’évolution
de la critique littéraire depuis les années quatre-vingt. Ils sont donc
aussi bien « internes » qu’« externes ». Afin d’être aussi complet que
possible, il convient d’examiner ces deux aspects. Nous commencerons
par les seconds.

Les facteurs externes


Les reproches les plus importants concernent le cœur même de
l’École de Constance, à savoir sa conception du lecteur. Cette dernière,
aussi bien dans sa version jaussienne qu’isérienne, est jugée à la fois
élitiste, ethnocentrique et « artificielle » puisque ne prenant pas en
compte le(s) lecteur(s) réel(s), empirique(s).
Concernant la question de l’élitisme, la critique la plus pertinente
est sans doute celle de la sociologie de la littérature du Français Pierre
Bourdieu. Dans son ouvrage Les règles de l’art, au chapitre consacré à
la lecture, il déclare :
En se fondant sur une analyse d’allure phénoménologique d’une expé-
rience vécue de lecteur cultivé, elles [les théories de la réception] se
condamnent à dégager de cette norme faite homme des thèses naïvement
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normatives. […] Le lecteur dont parle l’analyse – avec, par exemple, la
description de l’expérience de la lecture comme rétention et protention
chez Wolfgang Iser – n’est autre que le théoricien lui-même qui, suivant
en cela une inclination très commune chez le lector, prend pour objet sa
propre expérience, non analysée sociologiquement, de lecteur cultivé.8
Les lecteurs construits par l’École de Constance se confondent ainsi
avec les critiques, en l’occurrence Iser et Jauss, eux-mêmes. Cela signi-
fie que les seuls récepteurs intéressants maîtrisent les codes, connais-
sent l’histoire de la littérature, sont prêts à jouer le jeu des textes. Cette
vision élitiste du lecteur 9 relève pour Bourdieu d’un narcissisme her-
méneutique. Celui-ci est tout simplement illusoire, faux et ainsi voué à
l’échec.
En fait, pour le sociologue français, l’esthétique de la réception se
situe dans un héritage kantien, qui a dominé la pensée universitaire
et aboutit précisément à Gadamer et à l’École de Constance, croyant

8. Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, Paris : Seuil, 1998, p. 491.


9. Sans le revendiquer, Jauss admet un certain élitisme. Il écrit : « Ich habe nicht etwa
einen “naiven Leser” fingiert, sondern mich selbst in die Rolle eines Lesers mit dem Bil-
dungshorizont unserer Gegenwart versetzt ». (Ästhetische Erfahrung und literarische Her-
meneutik, Frankfurt a.M. : Suhrkamp, 1982, p. 819).

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766 L’ÉCOLE DE CONSTANCE AUJOURD’HUI

à une lecture pure des textes, exclus de toute adhérence historique,


notamment par rapport aux conditions de production des textes.
Il souligne qu’il s’agit là d’une doxa (qui signifie, comme on sait,
en grec une opinion communément admise) et que cette doxa, certes
dominante dans la critique littéraire, n’est qu’un ensemble de préju-
gés, qu’il convient d’interroger philosophiquement et historiquement.
Si nous opérions, dit Bourdieu, cette analyse, nous verrions très vite
apparaître les insuffisances de ces théories de la lecture, ces théories
herméneutiques. Elles mettent entre parenthèses tout ce qui relie le
texte à une histoire et à une société et ignorent l’ensemble des systèmes
coexistants. En oubliant le social et l’historique, le critique ou le philo-
sophe manque sa cible. En niant le social, il ne vit que dans son monde
et voit dans les œuvres, non ce qu’elles sont, non ce qu’elles offrent
ou peuvent offrir, mais uniquement ce que lui, en tant que critique ou
philosophe, veut y voir. Il lit chaque texte avec ses lunettes et contemple
le texte tel Narcisse son image. La première vraie misère de l’anhisto-
risme est là : il s’agit d’une vision narcissique, universitaire, incomplète
et souvent fausse de la littérature. L’autonomie pure de l’œuvre d’art
littéraire est simplement une illusion. L’autonomie existe, mais elle se
construit et demeure toujours relative contrairement à ce que pensent
les herméneutes, les structuralistes ou les théoriciens de Constance. Il
n’y a jamais anhistorisme ni autonomie complète. La lecture anhisto-
rique est une lecture que l’on peut dire « appelée », c’est-à-dire une
lecture autonome que l’on croit être lecture juste, vraie, en refusant d’y
voir quelque chose d’institué socialement.
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Bourdieu poursuit son entreprise et ses arguments. Le problème
de cette doxa vient du fait que la lecture de livres est pour ainsi dire
« hémiplégique car la lecture n’est qu’un des moyens parmi d’autres
[…] d’acquérir les savoirs mobilisés dans l’écriture et dans la lecture ».10
On utilise ainsi seulement une partie des moyens possibles, et ce qui
allait de soi pour les contemporains, non coupé des réalités de l’auteur,
risque de le devenir, de passer inaperçu et de ne pas être enregistré par
les témoignages, les chroniques ou les mémoires. En fait, toute tentative
de déshistoricisation est vouée à l’échec et ce pour une raison simple :
la lecture ordinaire, qui se voudrait intemporelle, ne voit pas que les
prises de position (politique, morale, mais aussi épistémique et logique)
« restent enracinées dans des questions, des savoirs et des expériences
constitués et acquis selon un mode de connaissance doxique » 11 (rela-
tifs à des croyances ou des opinions). Il s’agit d’un anachronisme, domi-
nant certes, mais absurde. Il y a la contrainte de situer les conditions de
production et les conditions de réception historiquement, sinon il y a
échec. Toute mise en œuvre des textes doit y veiller.

10. Pierre Bourdieu (note 8), p. 501.


11. Ibid.

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Pour le sociologue, il y a en fait toujours une double historicisa-


tion. Elle ne peut, contrairement à ce que pense l’École de Constance,
en aucun cas être ignorée, niée. La première concerne la tradition, la
seconde l’« application » (au sens herméneutique) de cette tradition. Si
on ignore les conditions sociales dans lesquelles est née la tradition et si
lors de notre application, nous ignorons les conditions sociales actuelles,
dans lesquelles a lieu et dans lesquelles nous produisons cette tradition,
nous sommes condamnés à l’échec : nous restons dans l’illusion de la
compréhension immédiate et nous nous trompons.
La fusion des horizons de Gadamer et Jauss ne saurait être une solu-
tion car si elle n’est pas pensée « sociologiquement » pour ainsi dire,
elle ne peut être comprise. Le problème est que cette fusion des hori-
zons souligne certes la reconnaissance de la transhistoricité des œuvres,
mais elle ne prouve pas cette dernière, elle ne la fonde pas. La com-
préhension doit se comprendre elle-même comme historique, elle doit
prouver elle-même l’épreuve de l’histoire. Autrement dit, admettre que
l’horizon du lecteur fusionne avec un autre horizon, celui du texte, ne
sert à rien s’il n’y a pas prise en compte de la situation historique de
chacun des horizons. Tout se donne historiquement et dans l’historicisa-
tion de l’histoire, et pourrait ajouter Bourdieu, des habitus, c’est-à-dire
l’ensemble des expériences sociales incorporées aussi bien par l’auteur
que par le lecteur.
Il critique à la fin du chapitre 12, la compréhension de l’effet dans la
lecture, dans la réception. Celle-ci ne peut avoir lieu que si le contexte
social de production et le contexte social de réception sont donnés.
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Dans les autres cas, cela n’est pas possible : l’effet du lecteur implicite
ne saurait se produire. Il ne pourrait y avoir d’essentialisme non ancré
dans l’Histoire, non ancré dans le social historique. Il s’agit donc pour
une théorie de la littérature, avant la théorie même, avant toute ten-
tative du comprendre, de se resituer historiquement. Il faut établir la
manière dont s’autonomisent les champs (politique, moral, littéraire,
philosophique, artistique) car ces champs sont institués par l’histoire.
Sans comprendre la manière dont ils se sont établis (notamment le
champ littéraire) dans l’histoire, on ne peut concevoir ses structures ni
les œuvres qui en sont issues.
Autrement dit, l’élitisme et le narcissisme des lecteurs conçus par
l’École de Constance entraînent leur déshistoricisation et leur désociali-
sation. Cela rend, du point de vue bourdieusien, l’esthétique de la récep-
tion caduque. Mais ce n’est pas là le seul problème, le seul « défaut ».
En effet, cet élitisme implique comme corollaire un ethnocentrisme
marqué. Si le lecteur est un esprit cultivé, narcissique, qu’il est « le cri-
tique lui-même », il est ainsi exclusivement blanc et occidental (voire

12. Ibid., p. 108 sq.

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européen). De fait, si nous étudions, et c’est là l’une de nos observa-


tions, l’ensemble des travaux de l’École de Constance, nous nous aper-
cevons qu’il n’y a aucune prise en compte du monde extra-occidental,
voire extra-européen. Si ceci était acceptable, et passait même pour la
norme, dans les années soixante-dix, cela ne l’est plus que difficilement
depuis le développement des études postcoloniales.
Ces dernières, à partir de la parution de Orientalism d’Edward
Said en 1978, ont souligné à quel point cet « occidentalocentrisme » de
toutes les approches « classiques » de la littérature est non seulement
une marque de l’impérialisme, mais qu’il offre une vision partielle et
partiale, de la littérature et de sa réception. C’est sans doute, comme
nous allons le voir, dans Culture and imperialism, le second grand livre
de Said, que la critique apparaît le plus clairement.
Dans l’introduction de cet ouvrage, qui peut se lire comme un bref
« discours de la méthode postcoloniale », Said écrit en parlant de l’idée
de la culture (donc de la littérature) défendue dans les universités :
[It] entails not only venarating one’s own culture but also thinking of it as
somehow divorced from, because transcending, the everyday world. Most
professional humanists as a result are unable to make the connection
between the prolonged and sordid cruelty of such practices as slavery,
colonialist and racial oppression, and imperial subjection on the one hand,
and the poetry, fiction, and philosophy of the society on the other. Plus
loin : In thinking of Carlyle or Ruskin, or even of Dickens and Thackeray,
critics have often, I believe, relegated these writer’s ideas about colonial
expansion, inferior races, or “niggers” to a very different department
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from that of culture, culture being the elevated area of activity in which
they “truly” belong and in which their “really” important work.13
La citation ci-dessus nous apparaît comme l’objection fondamentale
de Said à l’endroit de la méthodologie des critiques littéraires « tradi-
tionnels », parmi lesquels se rangent de toute évidence les protagonistes
de l’École de Constance. Elle concerne le fait de voir sa propre culture
comme séparée des réalités quotidiennes. Au premier abord, elle semble
proche du narcissisme herméneutique, reproche de Bourdieu que nous
avons examiné plus haut. Cependant Said, si nous lisons attentivement
la suite, l’applique différemment. Au narcissisme « sociologique » de
Bourdieu fait place un narcissisme « culturel ». Ce dernier entraîne une
vision tronquée de la littérature pour au moins deux raisons.
La première est ce que nous pouvons appeler une universalisation
de l’Occident. Il consiste à affirmer, de manière inconsciente sans doute,
que tout ce qui est universel (ou tout ce qui a prétention à l’universa-
lité) est forcément occidental. Ainsi, la seule littérature universelle est
la littérature occidentale et les seuls sujets-lecteurs qui font foi sont les

13. Edward Wadie Said : Culture and imperialism, London : Chatto and Windus, 1993,
p. xiv.

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ÉTUDES GERMANIQUES, JUILLET-SEPTEMBRE 2011 769

sujets-lecteurs occidentaux ou alors, des sujets-lecteurs extra-occiden-


taux, mais qui adoptent un point de vue occidental. Said exprime cette
idée comme suit :
The tendancy in anthropology, history, and cultural studies in Europe and
in the United States is to treat the whole of world history as viewable by a
kind of Western supersubject, whose historicizing and disciplinary rigour
either takes away or, in the post-colonial period, restores history t people
and cultures “without” history.14
La seconde raison découle de la première et apparaît comme plus
grave encore. Cette universalisation de l’Occident par les critiques lit-
téraires (comme par l’ensemble des « humanistes ») nous empêche de
comprendre comment la littérature a été un instrument impérialiste,
comment elle a servi les objectifs de domination politique, économique
et culturelle de peuples entiers par les grandes nations coloniales. Nous
ne voyons pas la dynamique dont les œuvres d’art littéraires sont par-
ties prenantes et cela est évidemment très préjudiciable à la connais-
sance que nous en avons. Said en donne un exemple éloquent :
Unless we can comprehend how the great European realistic novel
accomplished one of its principal purposes- almost unnoticeably sustain-
ing the society’s consent in overseas expansion […] we will misread both
the culture’s importance and its resonances in the empire, then and now.15
Ces deux aspects de la critique de Said à l’endroit des critiques litté-
raires traditionnels s’appliquent parfaitement à l’École de Constance.16
Si nous reprenons, comme exemple illustratif, les concepts d’horizon
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d’attente (qui correspond à ce qu’Iser appelle « répertoire ») et de
fusion des horizons de Gadamer et Jauss, tous apparaissent comme
ethnocentriques. En effet, lorsque Jauss parle du premier, il évoque les
connaissances d’un lecteur (ou d’un ensemble de lecteurs) à une époque
historique donnée, et de manière plus claire encore, lorsqu’il évoque
l’expérience préalable que le public a d’un genre littéraire donné, de
connaissance entre le langage poétique et le langage pratique, il est clair
qu’il se réfère, et de manière exclusive à des lecteurs occidentaux. Il en
va de même pour le concept de fusion des horizons. Ce dernier montre
que toute œuvre est interprétée par une fusion entre l’horizon passé,
celui de l’époque à laquelle l’œuvre fut produite, et l’horizon contem-

14. Ibid., p. 40.


15. Ibid., p. 12.
16. Nous pouvons ajouter ici que la théorie de Bourdieu constitue également une
approche ethnocentrique. À aucun moment, le sociologue ne s’intéresse aux cultures extra-
occidentales. À ce titre, les critiques de Said peuvent aussi lui être adressées. Néanmoins
l’ouvrage de Pascale Casanova, La République mondiale des lettres (Paris : Seuil, 1999) doit
être mentionné. Dans ce dernier, l’auteur explique, en héritière « comparatiste » de Bour-
dieu, la constitution des champs littéraires dans un espace mondial et notamment pour les
langues mineures ou pour les espaces périphériques des langues littérairement majeures
(anglais, français, allemand, etc). Elle démontre ainsi la possibilité d’universaliser la théorie
bourdieusienne.

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770 L’ÉCOLE DE CONSTANCE AUJOURD’HUI

porain du lecteur. Les deux horizons qui fusionnent sont des horizons
occidentaux, l’horizon universel est celui de l’universitaire européen.
Ainsi, les études postcoloniales ont accru notre intelligence de la lit-
térature en montrant que les mécanismes de l’impérialisme ne concer-
naient pas que les lois économiques et les choix politiques, mais aussi
les codes culturels dont les œuvres d’art littéraires font partie.17 De
cette façon, et même si cela n’était pas leur but premier, elles ont sou-
ligné l’illusion ethnocentrique consistant à croire que seuls l’Occident
et les lecteurs occidentaux comptaient. Elles ont mis en évidence, du
même coup, certaines carences de l’École de Constance.
Un troisième problème posé par les conceptions du lecteur de
l’École de Constance est leur caractère abstrait, construit et, last but not
least, une conception non psychologique du sujet. Or, les gens qui lisent,
les récepteurs des textes, ne sont jamais abstraits. Il s’agit de personnes
réelles, c’est-à-dire possédant un corps et une psyché. Le lecteur ressent
et vit. Les modèles de l’esthétique de la réception doivent être complétés.
C’est le sens des recherches de Michel Picard, qui l’exprime ainsi : « Les
lecteurs théoriques […] représentent certes une avancée scientifique
intéressante, mais leur caractère abstrait, narrataire pris dans le texte
ou lecteur « inscrit » […], lecteur historico-sociologique ou consomma-
teur ciblé, tout en eux semble ascétiquement, cagotement, fuir devant
cette obscénité : le vrai lecteur a un corps, il lit avec. Cachez ce fait que
je ne saurais voir ! » 18
Autrement dit, si nous voulons répondre à des questions telles que :
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comment se fait-il que nous soyons émus par le destin d’Antigone ?,
amusés par la folie de Don Quichotte ? ou interpellés par la bêtise de
Bouvard et Pécuchet ?, nous devons disposer d’un modèle de lecteur
réel. Le narrataire ou le lecteur construit (celui de l’École de Constance),
tous les deux « êtres désincarnés », ne nous le permettent pas. En effet,
seul le lecteur réel, empirique, a des réactions face aux appels psycho-
logiques et/ou aux invocations historiques et idéologiques des textes.
Picard, afin de rendre compte du récepteur réel, va concentrer son
analyse, dans La lecture comme jeu 19 aussi bien que dans Lire le temps,
sur le lecteur comme un être psychologique. La difficulté dès lors,
puisqu’il semble exister autant de manières de ressentir des affects qu’il
y a d’individus, est de trouver les éléments communs (les constantes
psychologiques) chez chacun d’entre nous afin de ne pas tomber dans
les travers d’un relativisme plat et/ou du solipsisme.

17. Orientalism (New York : Pantheon Books, 1978) est un livre dont tout le propos
est de démontrer que les représentations, notamment littéraires, de l’Orient sont une
construction de l’Occident et comment cette construction a servi d’authentique élément
de domination.
18. Michel Picard : Lire le temps, Paris : Minuit, 1989, p. 133.
19. Michel Picard : La lecture comme jeu, Paris : Minuit, 1986.

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ÉTUDES GERMANIQUES, JUILLET-SEPTEMBRE 2011 771

La conception choisie par Picard est celle de la psychanalyse.


Son analyse du lecteur réel correspond exactement à l’analyse de la
seconde topique freudienne. Selon cette dernière, notre appareil psy-
chique comporte trois instances : le ça (Es), le moi (Ich) et le surmoi
(Über-Ich). À celles-ci correspondent respectivement dans l’analyse du
lecteur de Picard : le lu, le liseur et le lectant. Ces trois instances, qui
interagissent, permettent de comprendre la lecture comme activité à
la fois imaginaire et de mise à distance et de voir le plaisir du lecteur
dans le jeu qui se crée entre elles. Cette approche psychanalytique offre
ainsi, peut-être pour la première fois en théorie littéraire, la possibilité
de saisir en quoi consiste exactement l’expérience de la lecture.20
Le travail de Picard constitue une étape importante. L’attrait crois-
sant au cours des dernières années pour une analyse du lecteur par la
psychologie en témoigne. Cependant, cette nouvelle inclination n’est
pas venue principalement de la psychanalyse, mais plutôt du dévelop-
pement extraordinaire de la psychologie cognitive et, dans son sillage,
d’une théorie cognitive de la littérature.
Si les toutes premières recherches en théorie cognitive de la litté-
rature datent de la fin des années soixante-dix et du début des années
quatre-vingt, elles sont demeurées relativement confidentielles jusqu’à
l’an 2000.21 Mais en offrant, selon les mots du critique littéraire Mark
Turner, « a reframing of the study of literature so that it comes to be
seen as inseparable from the discovery of mind, participating and
even leading the way in that discovery »,22 le cognitivisme apparaît
aujourd’hui comme un mouvement critique incontournable. En quoi
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ces théories cognitives « recadrent »-t-elles (reframe) l’étude de la litté-
rature ? Qu’ont-elles à dire de plus sur le lecteur ?
D’abord, elles nous invitent à repenser la littérature en dehors de
ce que l’on entend traditionnellement, c’est-à-dire au moins depuis le
dix-huitième siècle, par le terme d’« esthétique ». Ce dernier se rattache
généralement à l’idée que la création artistique (donc littéraire) est le
produit d’un génie, d’un esprit créateur inaccessible. La réception des

20 . Il est à noter, mais cela dépasse le cadre de cet article, qu’on peut trouver chez
Freud lui-même les premiers éléments pour une analyse du lecteur réel selon la psychana-
lyse, pour peu qu’on lise attentivement son ouvrage de 1905 Der Witz und seine Beziehung
zum Unbewussten. Pour être complet, il convient encore d’ajouter que l’Américain Nor-
man Holland avait également donné une vision « psychanalytique » de la lecture dans les
années soixante et soixante-dix.
21. « Critics and theorists from the arts and humanities have increasingly turned to
cognitive science as well. Some of these works goes back two decades. But it is only within
the past three or four years that the cognitive study of literature and art has become wides-
pread, passing beyond a limited circle of researchers to a wide range of readers and writers,
across a wide range of disciplines » (Patrick Colm Hogan : Cognitive Science, Literature and
the arts, London & New York : Routledge, 2003, p. 2).
22. Mark Turner : Reading Mind : The Study of English in the Age of Cognitive Science,
Princeton NJ : Princeton University Press, 1991 (vii).

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772 L’ÉCOLE DE CONSTANCE AUJOURD’HUI

œuvres d’art relève, toujours selon cette conception, du plaisir, de ce qui


plaît ou déplaît sans concept (Kant) et demeure à jamais indéterminée.
Le romantisme allemand, dès le début du XIXe siècle accentue encore
ce phénomène, à travers une conception mystique de la littérature et du
génie comme un absolu.23
Les partisans du cognitivisme sont convaincus du contraire et pos-
tulent qu’il faut offrir une approche naturaliste de la création et, ce qui
nous intéresse davantage, de la réception des œuvres d’art, donc des
ouvrages littéraires. Il faut pour cela développer une esthétique natu-
ralisée, fondée sur la conviction que le phénomène esthétique mobilise
chez chacun d’entre nous des prototypes mentaux spécifiques. Nous
voyons donc là un changement d’emploi du terme esthétique (vers un
sens proche de celui que lui donnent les philosophes analytiques) qu’il
s’agit de souligner et d’articuler avec la conception « traditionnelle » de
ce même terme.24
Jean-Marie Schaeffer, un représentant des approches cognitives,
présente ainsi la fiction (nous soulignons le terme) comme le produit de
l’évolution phylogénétique et ontogénétique de l’espèce humaine.25 La
division entre les faits et les fictions est un acquis de l‘espèce humaine.
La culture et la fiction sont donc des conquêtes biologiques. Cela signi-
fie que l’aptitude à la fiction se trouve aussi bien du côté des créateurs
(les auteurs) que du côté des récepteurs (lecteurs) de fiction. Il s’agit
ensuite pour Schaeffer de faire émerger ce qui est propre à cette feintise
ludique partagée qu’est la fiction littéraire.
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Le sentiment esthétique étant universel, existant chez chacun, le
processus cognitif de la lecture ne s’arrête donc pas à un processus de
déchiffrement, de simple compréhension. Il est bien davantage que
cela. En se proposant d’analyser l’activité du lecteur comme une acti-
vité mentale d’immersion, les approches cognitives offrent une explica-
tion fort intéressante et stimulante du plaisir de la fiction, du pourquoi
nous avons des sentiments et des émotions face à une œuvre littéraire.
Cela, les modèles de lecteurs de l’École de Constance ne le peuvent pas.
Néanmoins, les difficultés de l’esthétique de la réception ne sont pas
uniquement venues de l’« extérieur », c’est-à-dire du développement de
la critique littéraire, mais également de tensions internes qu’il convient
de ne pas occulter.

23. Pour la conception « traditionnelle » issue du Romantisme allemand, nous ren-


voyons le lecteur aux textes fondateurs que sont les fragments de la revue l’Athenaeum de
1797-1798 et le texte de Friedrich Schlegel : Über die Philosophie. An Dorothea, de 1799.
24. Cette approche naturaliste implique également, et il convient de le noter, une
négation de l’autonomie de la littérature.
25. Jean-Marie Schaeffer : Pourquoi la fiction ?, Paris : Seuil, 1999 et Adieu à l’esthé-
tique, Paris : PUF, 2000.

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ÉTUDES GERMANIQUES, JUILLET-SEPTEMBRE 2011 773

Les facteurs internes


Si nous regardons comment Jauss « met sa théorie en pratique »
dans des études de cas, nous constatons une véritable opposition entre
les résultats obtenus et les intentions théoriques formulées.
Dans une des plus célèbres études de cas, celle des deux Iphigénie
(Racine et Goethe), Jauss commence par se demander comment il
se fait qu’une pièce telle que l’Iphigénie de Goethe, jadis très courue
par le public, est, de nos jours, oubliée et apparaît comme rébarbative
et hermétique aux yeux des lycéens allemands. D’où vient ce rejet ?
Comment une œuvre, qui fut une authentique rupture littéraire, peut-
elle représenter, moins de deux siècles après sa création, le sommet de
l’idéologie bourgeoise du féminin ? Jauss affirme que :
[Man] muss die Mühe auf sich nehmen, nach den historischen und ästhe-
tischen Bedingungen zu fragen, die dem gegenwärtigen Verständnis oder
Unverständnis der Iphigenie in der Geschichte ihrer Aufnahme und Wir-
kung vorausliegen.26
Rechercher ces conditions historiques, c’est précisément retrouver
la question à laquelle l’œuvre de Goethe répondait.
Pour Jauss, cette question est : « Wie konnte ein neues Einvernehmen
zwischen Menschlichem und Göttlichem hergestellt, zwischen dem
mündig gewordenen Menschen und der göttlichen Autorität ein neues
Verhältnis begründet werden ? » 27 C’est en répondant de manière impli-
cite dans sa pièce que Goethe brisa l’horizon d’attente du public. L’acte
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libérateur d’Iphigénie, impensable du temps de Racine, qui marque la
liberté devenue adulte, une autonomisation grâce à laquelle l’individu
s’acquitte de Dieu, des maux du monde et encore, l’aspect absolument
idéal donné à la féminité (« l’éternel féminin »), étaient autant de pro-
vocations ou du moins de grandes audaces de la part du poète.
Le problème est qu’il en va autrement dans l’école allemande de
l’après-guerre à laquelle se réfère Jauss. Ce qui passait pour de la provo-
cation dans l’horizon d’attente de l’Allemagne de la seconde moitié du
XVIIIe siècle, donnant ainsi un bel exemple d’écart esthétique, corres-
pond dans les années cinquante du siècle passé à l’« ordre bourgeois ».
La pièce n’a ainsi plus du tout le même effet, la même résonance. La
question à laquelle elle apportait une réponse lors de sa création, à
l’apogée de l’Aufklärung, est devenue caduque. C’est en partie pour
cette raison qu’elle apparaît rébarbative aux lycéens.28

26. Hans Robert Jauss (note 9), p. 705.


27. Ibid., p. 721.
28. Nous avons mis en italique l’expression en partie pour souligner que, contraire-
ment à ce que semble penser Jauss, le changement d’horizon ne constitue pas l’unique
raison pour laquelle l’Iphigénie de Goethe apparaît rébarbative aux lycéens allemands des
années cinquante. Une autre cause, au moins aussi importante, réside dans la difficulté et

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774 L’ÉCOLE DE CONSTANCE AUJOURD’HUI

Néanmoins, les résultats finaux de cette étude vont, de manière sur-


prenante dans un sens contraire à celui que prônent les intentions théo-
riques de leur auteur. En effet, plutôt que de défendre le texte littéraire
comme un ensemble de signes polysémiques, Jauss s’attache à détermi-
ner la « vérité historique » (celle-là même qu’il réfute dans sa théorie !)
du texte de Goethe. Nous pouvons ainsi parler d’une véritable distor-
sion entre la théorie et la pratique.
Nous pouvons facilement voir cette distorsion lorsque Jauss nous
parle du mythe de la féminité. Il écrit :
Dieser neue Mythos hat entscheidend dazu beigetragen, dass Goethes im
Ansatz aufklärisch-humanitäres Drama seit dem 19. Jahrhundert mehr
und mehr in den schönen Schein eines zeitlos wahren Klassizismus gera-
ten ist.29
Avec une telle affirmation, nous ne voyons pas très bien quelle est la
place accordée à la polysémie du texte de Goethe, aux futures réinter-
prétations des lecteurs à venir. Jauss recherche le « sens vrai » du texte,
l’intention réelle, première du dramaturge.
Après avoir si fortement critiqué les professeurs-critiques et leur
notion de « vérité immanente de l’œuvre » (ainsi que les critiques
marxistes et leur vision monosémique des textes) dans sa leçon inau-
gurale, Jauss agit de la même manière. Il se transforme précisément en
professeur-critique donnant la vérité du texte aux étudiants. Et notons
bien que cette distorsion entre théorie et pratique ne se marque pas que
dans cette étude de cas-là, mais dans d’autres également. Nous aurions
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très bien pu prendre celle de l’Amphitryon, de La nouvelle Héloïse et
Werther ou encore de Spleen II.
Cette tension insoluble, et extrêmement problématique, entre les
thèses théoriques et les études de cas de Jauss a d’ailleurs été très bien
soulignée par le critique Pierre V. Zima :
Il semble exister une contradiction fondamentale entre le postulat kantien
[nous pourrions dire gadamerien, N.d.A.] que des textes polysémiques ne
sauraient être conceptualisés, étant donné que leur sens est sans cesse
modifié au cours de leur réception historique, et un hegelianisme (syno-
nyme ici d’idéalisme) latent selon lequel les « horizons d’attente » inhé-
rents aux œuvres peuvent être définis par des concepts. 30
Concernant le lecteur implicite de Wolfgang Iser, une difficulté se
présente lorsque l’on se penche sur l’application de ce modèle. En effet,
si ce dernier fonctionne de manière satisfaisante avec certains textes,

les exigences de la langue. Ajoutons, même si cela peut apparaître comme un truisme, qu’il
en était de même pour les lycéens français vis-à-vis de l’Iphigénie de Racine. Aujourd’hui
lorsqu’on lit Racine ou Goethe dans les lycées, on ne lit plus leur Iphigénie..
29. Ibid., p. 728.
30. Pierre V. Zima, Critique littéraire et esthétique, Paris : L’Harmattan, 2004, p. 94.

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ÉTUDES GERMANIQUES, JUILLET-SEPTEMBRE 2011 775

il apparaît très problématique avec d’autres. Comme l’écrit Antoine


Compagnon :
L’expérience que décrit Iser est pour l’essentiel celle d’un lecteur
savant placé devant des textes narratifs appartenant à la tradition réa-
liste et surtout au modernisme. C’est en effet la pratique des romans du
XXe siècle, lesquels renouent d’ailleurs avec certaines libertés courantes
au XVIIIe siècle, c’est l’expérience de leurs intrigues relâchées et de leurs
personnages sans consistance, parfois même sans nom, qui permettent
d’analyser, rétrospectivement en somme, la lecture (normale) des romans
du XIXe siècle et de la littérature narrative en général.31
Autrement dit, le modèle d’Iser fonctionne très bien pour des textes
peu codés et exigeant un travail important du lecteur, tels les romans
des XVIIIe et XXe siècles dont parle Compagnon, mais ne pourrait, du
fait de l’absence de blancs, de points d’incertitude, que difficilement
s’appliquer à des textes « hypercodés », c’est-à-dire se caractérisant par
une forte redondance, une certaine prévisibilité des contenus et deman-
dant de ce fait peu d’investissement du lecteur, tels les romans réalistes
du XIXe siècle. Il est d’ailleurs inutile de chercher dans les ouvrages
d’Iser, aussi bien dans Der Akt des Lesens que dans Der implizite
Leser,32 l’analyse d’une œuvre de Zola ou une étude de cas des romans
de Fontane ou Hauptmann. Ce n’est pas un hasard s’il étudie essentiel-
lement des œuvres des XVIIIe et XXe siècles : c’est parce que ce sont les
seules qui lui permettent de démontrer l’efficacité de son modèle.

L’École de Constance : un modèle entièrement obsolète ?


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Notre examen des tensions internes ainsi que des critiques d’autres
écoles de théorie littéraire 33 tend à accréditer le fait qu’il ne reste pas
grand-chose de l’esthétique de la réception et que les raisons pour les-
quelles celle-ci est largement tombée en désuétude de nos jours sont
justifiées. Cependant, cette perception nous semble largement erronée.
En effet, certaines préoccupations de l’École de Constance, loin
d’être obsolètes, se trouvent non seulement en phase avec les approches
les plus actuelles de la critique, mais différents concepts développés
par Jauss et Iser, une fois « réactualisés », peuvent compléter et renfor-
cer ces théories et, du même coup, améliorer notre connaissance des
œuvres d’art littéraires.

31. Antoine Compagnon : Le démon de la théorie, Paris : Seuil, 1998, p. 181.


32. Wolfgang Iser : Der implizite Leser, München : W. Fink 1972 et Der Akt des
Lesens – Theorie ästhetischer Wirkung, München : W. Fink, 1976.
33. Il convient de noter que les critiques que nous avons examinées ne sont pas les
seules et que nous ne prétendons en aucun cas à l’exhaustivité. Si nous avons choisi d’étu-
dier ces critiques-là, c’est essentiellement parce qu’il s’agit des principaux griefs adressés
par les « écoles » de critique littéraire contemporaines les plus influentes.

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776 L’ÉCOLE DE CONSTANCE AUJOURD’HUI

Éléments pour une réactualisation

Afin de montrer l’intérêt d’une réactualisation de l’esthétique de la


réception, nous allons prendre deux exemples dans des « écoles » cri-
tiques contemporaines examinées plus haut. Le premier est tiré de la
sociologie bourdieusienne de la littérature et le second de la théorie
cognitive.

Une lecture « jaussienne » de Faulkner par Bourdieu


Dans Les règles de l’art, Bourdieu consacre tout un chapitre à la
mise en pratique de sa théorie de la lecture par une analyse de la nou-
velle Une rose pour Emily (A Rose for Emily) du romancier américain
William Faulkner. Cette dernière se révèle aussi déconcertante qu’inté-
ressante, tant le sociologue offre une lecture « jaussienne » de Faulkner
et ce malgré les reproches qu’il adresse au critique allemand et le fait
qu’il ne le cite jamais. Il semble donc aller en partie, et tout au long de
ce texte, à l’encontre de sa propre conception théorique du lecteur.
Selon Bourdieu, « Une rose pour Emily est un roman réflexif, un
roman réfléchissant qui enferme dans sa structure même le programme
(au sens de l’informatique) d’une réflexion sur le roman et la lecture
naïve. C’est un texte, poursuit-il, qui appelle la lecture répétée, mais
aussi dédoublée ». À propos du lecteur, il ajoute qu’il « est contraint
de livrer au grand jour tout ce qu’il accorde d’ordinaire sans le savoir
à des auteurs qui ne savent pas davantage qu’ils l’exigent de lui ». 34
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Ainsi, après avoir, comme nous l’avons longuement analysé, vertement
critiqué et remis en cause l’élitisme et le narcissisme herméneutique
de l’École de Constance, Bourdieu évoque le lecteur cultivé comme le
lecteur paradigmatique, le lecteur Modèle.
Le sociologue ne se contente pas de reprendre la conception « éli-
tiste » du lecteur à l’esthétique de la réception, il lui emprunte également
plusieurs de ses concepts clés. En effet, on jurerait lire Jauss lorsque
Bourdieu écrit :
Il [Faulkner] s’en sert ici pour mieux encourager les attentes les plus
ordinaires et pour mieux les décevoir et les dénoncer par une issue réel-
lement extraordinaire,35 et plus loin, parlant du lecteur, sa connaissance
pratique de l’écart entre la lecture naïve […] et la lecture « scolastique »
du lecteur professionnel.36
Enfin, l’étude de Bourdieu connaît la même distorsion entre théorie
et pratique que le critique allemand dans ses études de cas. Plutôt que

34. Pierre Bourdieu (note 8), p. 527.


35. Ibid.
36. Ibid., p. 529.

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ÉTUDES GERMANIQUES, JUILLET-SEPTEMBRE 2011 777

de défendre la pluralité des interprétations le sociologue nous dit lui


aussi quelle est la bonne interprétation, le « sens vrai » du texte par le
seul lecteur compétent, le Lector scolastique, en affirmant : « c’est là
ce que Faulkner nous oblige à découvrir ».37 Ainsi, l’analyse bourdieu-
sienne, qui n’échappe pas à l’illusio,38 vise tout aussi bien un lecteur
américain de 1930 (année de publication de la nouvelle) qu’un lecteur
francophone de la fin des années quatre-vingt-dix.
Après la lecture et l’examen de ce chapitre, nous nous trouvons
plongés dans la perplexité. En effet, si Bourdieu dresse une critique
virulente de l’École de Constance (et de l’ensemble des théories du
« Lecteur Modèle ») et défend un historicisme intransigeant dans la
présentation théorique de sa conception du lecteur, il n’en va pas de
même lorsqu’il s’agit de l’appliquer.
Assurément, la pratique oblige le sociologue à nuancer son histo-
ricisme et surtout à recourir à des notions issues d’autres théories, en
l’occurrence l’esthétique de la réception (attente, déception de l’attente,
écart, lecteur compétent, etc.). Cet emploi de notions jaussiennes appa-
raît comme une preuve de leur pertinence et de leur force. Bourdieu
n’arrive pas, lorsqu’il « met en pratique » sa théorie de la lecture, à
se passer des concepts obsolètes et narcissiques de l’herméneutique
littéraire.
Cette analyse de la nouvelle de Faulkner nous semble essentielle
en ce qu’elle révèle, même si ce n’était sans aucun doute pas là l’ob-
jectif de Bourdieu, l’intérêt de reprendre certains concepts de Jauss en
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les « ajustant » avec l’historicisme de la sociologie bourdieusienne et
en évitant, comme nous y incitent les études postcoloniales, l’écueil de
l’ethnocentrisme. Ce faisant, nous obtiendrions une conception affinée
du lecteur et mutatis mutandis de la réception en théorie littéraire, qui
augmenterait notre intelligence des textes et de l’histoire littéraire.
Les concepts de Hans Robert Jauss ne sont pas les seuls développés
par l’École de Constance à rencontrer un certain écho dans la critique
littéraire contemporaine. Certaines recherches (nous prendrons deux
exemples) menées actuellement dans le cadre de la poétique cognitive
permettent en effet de montrer le rôle d’« avant-garde », si nous pou-
vons nous exprimer ainsi, joué par Iser.

37. Ibid., p. 533.


38. Par ce terme, Bourdieu entend signifier que tout intérêt, toute conviction s’acquiert
par la socialisation et qu’ainsi, tout intérêt repose sur une croyance, dont l’objectivité est
une illusion. Ici, la conviction que l’analyse du lector scolastique (la sienne) est meilleure
qu’une autre est une illusio.

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778 L’ÉCOLE DE CONSTANCE AUJOURD’HUI

Un Wolfgang Iser cognitif


Au cours de ces dernières années, la psychologie cognitive a fait de
l’étude des émotions l’une de ses thématiques centrales. On s’est rendu
compte que les sentiments, loin d’être des phénomènes non-cognitifs,
sont au contraire reliés à la pensée et qu’il est impossible de comprendre
la cognition sans comprendre les émotions et inversement. La fiction,
grande pourvoyeuse d’émotions, constitue dès lors un élément clé pour
comprendre la cognition. Le psychologue Keith Oatley le dit ainsi :
Emotion is to fiction as truth is to science. We would no sooner read a
novel that did not move us, than an empirical article that did not offer
a validly drawn conclusion. Fictional narrative has its impact primarily
through the emotions. […] Sometimes a novel can affect a person’s whole
identity.39
C’est donc tout naturellement que la psychologie cognitive étudie
le rôle des émotions en littérature, élabore une théorie de la cognition
littéraire en cherchant à répondre à des questions telles que : « By what
means do we experience fiction, and how do we explain its impact ? » 40
Dans ce dessein, Oatley, sans doute l’auteur le plus important au
regard de cette problématique, montre que nous retrouvons dans toutes
les œuvres littéraires quatre structures cognitives. Les deux premières
sont classiques en narratologie depuis les Formalistes russes ; il s’agit
de l’histoire (story) et du récit (plot). À celles-ci, il ajoute la structure
de réalisation (Realization Structure) et enfin la structure de suggestion
(Suggestion Structure), la plus importante des quatre.
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Pour commencer, il convient de souligner que cette division n’est pas
sans rappeler celle de Roman Ingarden, l’une des références majeures
d’Iser, dans Das literarische Kunstwerk.41 Le philosophe polonais voit
lui aussi quatre structures, qu’il préfère appeler couches ou strates, à
toute œuvre d’art littéraire. On trouve d’abord les « formations pho-
niques langagières », puis les « unités de signification », les « objets figu-
rés » et enfin les « aspects schématisés ». La différence réside dans le
fait qu’Ingarden ne se place pas, contrairement à Oatley, sur le terrain
cognitif, mais ontologique.42

39. Keith Oatley : « Emotions and the Story Worlds of Fiction », in Narrative Impact :
Social and Cognitive foundations, Melanie Green, Jeffrey Strange, and Timothy Brock
(eds.) Mahwah NJ : Erlbaum, 2002, p. 39.
40. Ibid., p. 40
41. Roman Ingarden : Das literarische Kunstwerk, Tübingen : Niemeyer, 1960.
42. Ce lien entre ontologie et psychologie cognitive mériterait une analyse approfon-
die. Ceci d’autant plus, comme le relève Jean-Marie Schaeffer dans un article récent, que
le travail d’Ingarden rejoint celui d’un autre cognitiviste, le critique israélien Reuven Tsur.
(Jean-Marie Schaeffer : « Esthétique et styles cognitifs : le cas de la poésie », in Critique
752-753, Paris : Minuit, 2010, p. 59-70).

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ÉTUDES GERMANIQUES, JUILLET-SEPTEMBRE 2011 779

Ensuite, il s’agit d’étudier en quoi consistent exactement ces struc-


tures. Nous ne nous arrêterons pas sur les deux premières car nous les
supposons largement connues. Mais qu’entend exactement Oatley par
Structure de Réalisation et par Structure de Suggestion ? Commençons
par la première.
La Structure de Réalisation constitue la version concrétisée de l’his-
toire par un lecteur générique, implicite. Il s’agit en effet de la façon
dont le lecteur imagine l’histoire et cela comprend, bien entendu, la
manière dont celui-ci visualise les scènes décrites, saisit la personna-
lité des protagonistes, se représente les événements et surtout remplit
ce qu’Iser appelait les Leerstellen (blancs) du texte. En fait, Oatley
reprend ici, presque mot pour mot, la théorie isérienne de l’effet esthé-
tique. Cela démontre, une fois de plus, la force des concepts (Lecteur
implicite, Leerstelle) forgés par l’École de Constance.
Cependant, nous l’avons analysé plus haut, une des faiblesses majeures
d’Iser réside dans l’absence de dimension psychologique de son modèle.
C’est justement là qu’Oatley est intéressant car il complète le modèle
isérien en lui apportant, grâce à la Structure de Suggestion, une dimension
cognitive, donc psychologique. Le lecteur implicite va pouvoir devenir un
lecteur empirique, c’est-à-dire doté d’une psyché personnelle.
En effet, la Structure de Suggestion inclut toutes les associations
d’idées (les conjectures) que fait un lecteur particulier, réel par rapport
à un personnage ou une situation rencontrée au cours de sa lecture.
Elle se fonde sur les mémoires du lecteur, aussi bien sur celle qu’il a des
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personnages et des événements du texte (mémoire à court terme) que
sur celle de ses souvenirs, de ses connaissances et de son vécu (mémoire
à long terme, entièrement personnelle). C’est l’alliance de ces deux
mémoires, ou plutôt de ces deux facettes de la Mémoire, qui forme la
source expliquant la réaction émotive différente pour chaque lecteur
face aux œuvres d’art littéraires et le plaisir éprouvé dans l’activité de
lecture. La Structure de Suggestion démontre ainsi que la concrétisa-
tion (la réception) des textes littéraires appartient bel et bien au lecteur
empirique, à sa subjectivité et explique pourquoi le lecteur trouve du
plaisir et ressent des émotions dans l’acte de lecture.
Cependant, la Structure de Suggestion ne sert pas uniquement à
compléter le modèle isérien. Constituant une fonction de la Mémoire,
elle intéresse tout autant le critique littéraire qui cherche à comprendre
en quoi consiste exactement l’expérience de lecture que le psychologue
cognitif qui souhaite approfondir la connaissance des émotions et du
fonctionnement de la Mémoire.
Pour finir, notons encore que c’est bien l’interaction entre les quatre
structures cognitives, avec tout ce qu’apporte la Structure de Suggestion,
qui permet d’expliquer la réception littéraire « concrète », les émotions
et le plaisir ressentis par le lecteur ainsi que sa compréhension de l’œuvre.

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780 L’ÉCOLE DE CONSTANCE AUJOURD’HUI

La théorie d’Oatley n’est cependant pas l’unique approche cogni-


tive à réactualiser certains aspects des travaux d’Iser. Raphaël Baroni
reprend lui aussi des concepts du critique allemand. Son ouvrage La
tension narrative cherche à expliquer ce qui nous plaît dans la lecture
des récits. L’auteur démontre que cet attrait tient à la façon dont ces
derniers sont mis en intrigue, à la manière qu’ils ont de maintenir le
récepteur en éveil en suscitant notamment le suspense et la curiosité.
Au cours de sa démonstration qui l’amène à élaborer une nouvelle
théorie du récit, Baroni précise quelle est l’activité interprétative qui
résulte de ces deux formes d’indétermination stratégique que sont, pré-
cisément, la curiosité et le suspense. Les théories de la réception, en
l’espèce celles d’Eco et d’Iser, vont l’y aider.
Umberto Eco remarque que face à un texte, le lecteur n’est jamais
passif, il anticipe toujours les événements, il échafaude en perma-
nence au cours du processus de lecture des scenarii pertinents, c’est-
à-dire cohérents et envisageables par rapport à ce qu’il sait du texte.43
Étudiant le phénomène d’interruption volontaire du récit dans les
romans-feuilletons, Iser précise que celle-ci a toujours lieu à un moment
précis et stratégique, c’est-à-dire à un moment où le suspense est au
plus haut et où le lecteur veut impérativement connaître la suite. Cette
technique narrative, comme le souligne Baroni dans la lignée de ses
prédécesseurs, « amène l’interprète à s’interroger, à anticiper l’infor-
mation provisoirement absente et, de cette manière, il participe acti-
vement à l’interaction discursive ».44 Iser et Eco montrent ainsi à quel
point la coupure stratégique du récit produit une attente forte chez le
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lecteur, attente qui « débouche sur une participation cognitive accrue,
sous forme d’interrogation marquée et d’anticipations incertaines ».45
Ces vues permettent à Baroni de prendre en compte dans sa robo-
rative nouvelle approche de l’intrigue « l’actualisation progressive des
séquences narratives et de préciser que celles-ci ne peuvent pas être
simplement appréhendées comme une propriété interne des textes et
que leur ancrage phénoménal nécessite par conséquent une rechrono-
logisation de l’intrigue ».46
Baroni nous fournit ainsi un second exemple du potentiel que peut
revêtir une réactualisation de certaines notions développées par les
théoriciens de la réception des années soixante-dix et confirme ce que
nous avions déjà vu avec Oatley, à savoir la compatibilité entre la théo-
rie critique d’Iser et certaines approches contemporaines des textes.

43. Umberto Eco (note 5).


44. Raphaël Baroni : La tension narrative, Paris : Seuil, 2007, p. 96.
45. Ibid., p. 99.
46. Ibid., p. 91.

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ÉTUDES GERMANIQUES, JUILLET-SEPTEMBRE 2011 781

Le cognitivisme (re)met ainsi le lecteur et la réception au centre du


jeu en théorie littéraire, soulignant, trente-cinq à quarante ans après
les leçons inaugurales de Jauss et d’Iser, leur importance pour la com-
préhension que nous avons non seulement de la littérature, mais égale-
ment de la psychologie humaine.

En guise de conclusion…

Parvenu au terme de cette étude, il nous semble que plusieurs élé-


ments méritent d’être relevés.
Tout d’abord, il convient de souligner le rôle essentiel joué par
l’École de Constance dans la prise en compte de la dimension réceptive
de la littérature. Elle constitue, et ce n’est pas négligeable, le premier
véritable essai de rénovation des études littéraires à partir de la lecture.
Cependant, et c’est là le sort de tous les pionniers, l’esthétique de
la réception apparaît, à bien des égards, obsolète. Notre étude a ainsi
mis en évidence les tensions internes et les facteurs externes qui mon-
trent qu’elle ne peut plus se pratiquer comme elle le fut dans les années
soixante-dix et au début des années quatre-vingt. Malgré cela (et afin
de répondre à la question posée dans le titre de notre article), nous
avons vu que de nombreux concepts forgés par les auteurs de l’École
de Constance (déception de l’attente, concrétisation, lecteur implicite,
Leerstelle) demeurent actuels dans la mesure où ils sont repris par les
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plus importantes théories critiques contemporaines comme la sociolo-
gie littéraire et le cognitivisme. Cela illustre la pertinence et la capa-
cité d’adaptation de ces théories ou, si l’on préfère, la compatibilité
entre l’École de Constance et des approches plus directement contem-
poraines.
Pour terminer, relevons encore l’infinie complexité du concept de
lecteur. Outre la délicate question, qu’à notre avis aucun des auteurs
ne parvient à résoudre, de la réception effective, il semble aussi très dif-
ficile d’obtenir un modèle de récepteur capable de prendre en compte
toutes les dimensions (psychologique, historique, culturelle, sociale)
de l’individu. Mais il apparaît également que construire un tel modèle
constitue un passionnant défi pour la recherche contemporaine, car
connaître le lecteur revient à mieux connaître la littérature.

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