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AVANT-PROPOS

« La marche de l’expérience est si lente qu’un physicien qui voudrait attendre pour publier le résultat de ses
travaux qu’il en fût entièrement satisfait, risquerait d’arriver au bout de sa carrière sans avoir rempli la tâche
qu’il s’était imposée, et sans avoir rien fait pour la science et pour la société; il faut donc avoir le courage de
donner des choses imparfaites, de renoncer au mérite d’avoir fait tout ce qu’on pouvait faire, d’avoir dit tout ce
qu’on pouvait dire; enfin savoir sacrifier son amour-propre au désir d’être utile et d’accélérer le progrès des
sciences. »
LAVOISIER, 1772: Premier Mémoire sur la destruction du diamant. (Mémoire de l’Académie royale des
Sciences.)
Le livre que je me décide, enfin, à laisser paraître, est le fruit de longues recherches dont le point de départ a été
l’étude d’un fait chimique très simple.
On avait annoncé que le sucre de canne pur, dissous dans l’eau distillée, s’intervertissait avec le temps, même à
froid; c’est-à-dire que ce sucre fixait ainsi les éléments de l’eau pour former les deux glucoses, de pouvoirs
rotatoires inégaux et de sens contraire, dont le mélange constitue le sucre interverti.
Les chimistes savaient que l’interversion s’accomplit sous l’influence des acides puissants, lentement à froid,
presque instantanément à l’ébullition.
Il eût été remarquable qu’une réaction aussi profonde, qui détermine un dédoublement de la molécule du sucre,
pût s’accomplir sans cause provocatrice.
J’ai donc répété l’expérience.
L’interversion eut lieu, mais je notais en même temps qu’il y avait une moisissure dans la solution; je n’en tins
pas compte d’abord, et je publiai le résultat comme une confirmation du fait annoncé.
Toutefois j’avais varié l’expérience:
dans l’une des solutions j’avais ajouté du chlorure de zinc, et dans une autre du chlorure de calcium:
il n’y eut de moisissure ni dans l’une ni dans l’autre, et le sucre ne fut point interverti.
L’expérience, commencée en 1854, fut publiée au commencement de l’année 1855.
En y réfléchissant, j’en vins à me demander si la moisissure ne serait pas la cause provocatrice de la réaction.
Ce fut un trait de lumière.
Après quelques essais plus ou moins démonstratifs, j’ai institué plusieurs séries d’expériences qui ont duré de
1856 à la fin de 1857.
Le résultat fut concluant:
l’eau froide n’opère aucune transformation du sucre de canne; l’interversion n’a lieu que consécutivement au
développement de la moisissure.
Et c’est ainsi qu’une recherche de chimie pure, en elle-même très simple, est devenue le point de départ
d’études physiologiques qui m’ont occupé presque sans interruption pendant près de trente ans.
Le début a donc été modeste.
Rien n’est plus ordinaire que de voir des moisissures se développer dans les solutions les plus diverses,
organiques ou même minérales.
Si je m’en étais tenu aux théories qui étaient reçues parmi les savants, j’aurais négligé la moisissure après avoir,
en historien fidèle, constaté sa présence.
C’est pour n’avoir pas considéré le fait comme une rencontre fortuite, qu’il en est résulté la découverte de la
théorie physiologique de la fermentation et, plus tard, l’énonciation d’une doctrine nouvelle concernant
l’organisation et la vie, dont ce livre contient l’histoire.
Cette doctrine, sans doute, présente encore des imperfections; malgré celles que j’y aperçois, je la publie
pourtant avec toutes les conséquences que j’ai entrevues; c’est que l’âge arrive ou je peux désespérer de
pouvoir moi-même poursuivre l’achèvement d’un travail long, hérissé de mille difficultés et encombré de
détails.
C’est pourquoi j’ai le genre de courage dont parle Lavoisier:
je sacrifie donc, pour le moins, mon amour-propre au désir d’être utile, mais avec l’espérance que l’on
reconnaîtra l’effort tenté pour contribuer au progrès de la biologie expérimentale.
Je prie le lecteur de tenir compte des difficultés du sujet, de l’élévation du but qu’il s’agissait d’atteindre et,
ensuite, d’accorder au livre la bienveillance qu’il ne refuse jamais aux œuvres qui, bonnes en soi, ont été
exécutées de bonne foi, sans parti pris et sans faire intervenir de pensées systématiques d’aucune sorte.
Je ne dois pas le dissimuler, le fait fondamental sur lequel repose la doctrine nouvelle, malgré les preuves les
plus irrécusables, les vérifications qui ont été jusqu’à l’appropriation, n’est pas encore admis partout le monde
dont il contrarie les systèmes et les intérêts; l’idée directrice d’ailleurs heurtait trop les opinions admises dans la
science comme des vérités, pour ne pas soulever des objections.
Je n’ai rien dû négliger:
c’est là surtout ce qui m’a obligé de donner tant d’étendue à l’ouvrage.
J’ai dit que le début des recherches dont ces Conférences retracent la suite et les conséquences remonte à 1854.
Il était presque impossible que durant une si longue période quelque rencontre et quelque contradiction ne se
produisissent pas.
On le sait, car « c’est là une chose dont nous sommes journellement témoins:
quand on annonce une idée nouvelle, il se trouve certains esprits qui disent aussitôt qu’elle n’est pas vraie;
quand on leur a prouvé qu’elle est vraie, ils se consolent en disant qu’elle n’est pas nouvelle, et ils le prouvent
facilement, car il est toujours possible, en consultant les anciens documents, d’y trouver une pensée quelconque
qui se rapproche plus ou moins des opinions qu’on attaque 2. »
Cela n’a pas manqué, et je serais bienheureux si l’on s’en était tenu là et si je n’avais eu que des réclamations
de priorité à formuler, des moqueries à repousser et des erreurs à redresser!
Mais ce qui, je crois, ne s’était jamais vu, c’est d’être accusé publiquement, comme je l’ai été dans une
circonstance particulièrement douloureuse, de m’être inspiré des idées et des travaux de quelqu’un qui n’avait
encore rien publié quand je suis entré dans la carrière!
La gravité de l’accusation s’est accrue des circonstances et du lieu où elle s’est produite.
J’ai été obligé de m’armer de tout mon sang-froid pour la repousser sans dépasser les bornes permises; mais
j’en suis resté si vivement impressionné que je ne peux pas me dispenser de la rappeler, sans quoi le lecteur ne
s’expliquerait pas pourquoi la rédaction de ces Conférences et de cet Avant-Propos a pris la forme qu’elle a et
que je ne lui aurais peut-être pas donnée.
Dans une séance de Section du Congrès médical international de Londres, en 1881, l’ordre du jour appelait la
discussion sur le rôle des bactériens dans les maladies.
Monsieur Pasteur y prit la parole et, tout à coup, moi présent, avant que j’eusse dit un mot, il m’a d’abord
confondu dans un commun anathème avec tous les sectateurs de l’hétérogénie.
Je laissais dire, car je devais avoir la parole après lui.
Mais bientôt je fus obligé de descendre de ma place pour venir m’asseoir en face de Monsieur Pasteur, car il
avait osé dire « que s’il y avait quelque chose d’exact dans ma manière de voir, je ne l’avais conçu qu’en
m’assimilant ses travaux et en modifiant mes idées d’après les siennes, etc. »
Bref, Monsieur Pasteur venait de formuler une réclamation générale de priorité et l’accusation de plagiat la plus
inouïe.
D’une voix indignée j’ai aussitôt porté à Monsieur Pasteur le défi de prouver son assertion, le prévenant que
j’allais, moi, lui prouver que le contraire était vrai.
Monsieur Pasteur, se refusant à une discussion publique, a quitté la séance.
Le Times du 8 août 1881 a gardé la trace de l’incident.
Monsieur Pasteur sait prendre soin de sa gloire; on ne pourra pas dire de lui « qu’il n’était point de ceux qui
savent aider à leur propre réputation et qui ont l’art de suggérer tout bas à la renommée ce qu’ils veulent qu’elle
répète tout haut avec ses cent bouches. »
Je ne l’en blâme point, à la condition que ce ne soit pas au détriment de la réputation d’autrui.
J’avais laissé, jusqu’ici, sans réponse les attaques imméritées et les insinuations blessantes ou les moqueries du
livre de Monsieur Pasteur sur les maladies des vers à soie, qui est de 1870, ainsi que les accusations bien
autrement graves de son livre sur la bière, qui est de 1876; mais je n’ai pas le droit de lui sacrifier mon honneur.
Je ne conteste ni son talent ni son génie de chimiste; autrefois, je l’ai loué, malgré ses torts, comme je le devais,
lorsqu’un jour mon patriotisme offensé m’a porté à venger Lavoisier et les chimistes de mon pays, outragés par
Messieurs Liebig, Volhard et Kolbe 3, comme je l’ai été par lui-même dans une circonstance particulièrement
pénible.
Oui, en pays étranger, devant un public nombreux de savants, venus là de tous les pays où la science est
honorée, moi présent, il a touché en moi à ce qu’un homme a de plus précieux après son honneur:
à sa dignité, à sa sincérité.
Toute ma carrière scientifique proteste contre son imputation.
Tous ceux qui me connaissent savent avec quel soin jaloux je signale les travaux et les idées d’autrui lorsque les
miens me paraissent en procéder ou les confirmer.
J’ai toujours énergiquement voulu imiter, autant que possible, l’honnêteté de Proust, si noblement mise en
lumière, par Monsieur Dumas 4.
Vains efforts; j’ai eu beau avoir voulu suivre le conseil d’un honnête homme qui avait émis cette pensée:
« qu’il faut écouter mentir ses adversaires et laisser venir la vérité, qui arrive à son heure, quoique lentement 5;
» le moment est venu de parler.

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