Bouveresse 'Karl Kraus'

You might also like

Download as pdf
Download as pdf
You are on page 1of 111
La COLLECTION « BANC D'ESSAIS » EST DIRIGEE PAR JEAN-JAcQues Rosar Jacques Bouveresse Essais 1. Wiegenstein, la modernité le progrés & le déclin Esais Il, L’épogue, la mode, la morale, la satire Esais IIL, Wittgenstein & les sorileges du langage Esas IV. Pourquoi pas des philosophes? Esais V. Descartes, Leibniz, Kant Bourdieu, savant & politique Peut-on ne pas crore? Sur la vérté la eroyance & la foi Karl Kraus, Troisiéme nuit de Welpurgis William James, Fssais dempirisme radical Moritz Schlick, Forme & contenu, Une introduction la pensée philosophigue Max Weber & Isabelle Kalinowski La Science, profession & vocation Johan Heilbron, Naisance de la socilogie Michel Vanoosthuyse Fascisme & lirérature pure. La fabrique d Ernst Jimger John Newsinger, La Politique selon Orwell ets K, Bouwsma, Conversations avec Wittgenstein (2949-1951) Jacques Bouveresse, Sandra Laugier ‘et Jean-Jacques Rosat (dir), Witlgenstein, dernitres pensées © Agone, 2007 BP 70072, F-13192 Marseille cedex 20 cww.agone.org> SBN 978-2-7489-0077-4 Jacques Bouveresse SATIRE & PROPHETIE : LES VOIX DE Kari Kraus Liste des abréviations ASL: Edward Timms, Ker Krous Apocalpte Sos. Citar and Catasrophe in Habsburg Verna, Yale University Press, New HaveriLondres. 1986 ASI: Edward Timms, Kal Kraus Apocayptc Sats. The Pos: Wor Criss ond the Ase of the Swastika, Yale University Press, New HavervLondres, 2008, CGE : Kart Kraus, Cette rund époque, radi de alemand par Bane Kauthol Messier, Rivages, 1990. DF : Kart Kraus, Die Facket DJH : Kar Kraus Les Demis Jous de Punonté, texte intégya, tradut de allemand par Jer ous Besson et Henri Cristophe. Agone, 2005. KK : Friedrich Rothe, Kat Krous Die Biogepie, Piper, Murich’Zurch, 2008, RDC : Robert de ower, Lo Républaue des camorades, Grasset, 1914, “TNW:: Karl Kraus, Toit nut de Wolpuns, rat de allemand par lee Deshusses. preface de Jacques Bouveresse, « "Et Satan conduit le bal Kraus, Hiter et le nazirne », Agone, 2005 Cet éitona ee précarée par Michel Cet, Tiery Discepooet Giles Le Beas Avant-propos Il continuera de ctier, ec sa voix traversera les sidcles a venir, jusqu’a ce qu'elle soit entendue, Er un jour, Phumanité devra la vie & Karl Kraus. Apoue Loos (1913) A ta auestiow x savorn pourquoi leuvre de Kraus —& la différence de celle de la plupart des polémistes, dont les écrits restent par definition étroitement ligs & leur temps et dépendants de lui — demeure néarmoins ce point vivante cet actuelle, Gilbert Krebs avait répondu en 1989 : « Ce n'est pas seulement da, semble-t-il, 4 'art du polémiste, au plaisir que nous prenons & suivre ses combats. C'est aussi parce que, auvdela des hommes et des problemes de son temps, Karl Kraus a attague inlassablement, avec fougue et talent, un mal Gere auquel nous sommes exposés plus que jamais : Ia phra- séologie, le mensonge, la manipulation par le discours, la cor- ruption de la langue, signe de la corruption de la pensée et du sentiment. Contre cette agression permanente, Kraus a forgé des armes terriblement efficaces, et il a montré comment s'en servir. Son ceuvre reste, comme le dit Elias Canetti, une “Gcole de résistance”. 1 » Les textes qui suivent ont été écrits ‘en grande partic pour montrer au lecteur d’aujourd’hui, sur quelques exemples précis, 8 quel point nous avons besoin en permanence ~ et en ce moment probablement plus que jamais ~ d’armes comme celles que Kraus nous a laissées. Quand il se demandait (ou feignait de se demander) ce que Nestroy pouvait bien avoir au justecontre son époque, Kraus 10 Satire & prophétie + les voix de Karl Kraus répondait : « Il anticipe! » La réponse semble encore plus appropriée & son propre cas. C'est & bien des égards notre Epoque, plut6r que réellement la sienne, que ses descriptions cet ses polémiques donnent, dans de nombreux cas, Pimpres sion de viser. Comme il le craignait, les exagérations Phier cont tendance & étre rattrapées et dépassées tellement vite par les réalités d/aujourd’hui que la cache du satriste risque de devenir de plus en plus problématique. La satire ne fait sou- vent quanticiper et annoncer ce qui, comme il le dit, fera demain objec du reportage: et elle a le sentiment d’essayer désespérément d'empécher la réalité de lui donner raison, cout en sachant parfaitement que, si elle ne le fait pas déja, elle le fera probablement bien plus tét que prévu. Que ce que Ton peut imaginer de plus stupide, de plus grotesque, de plus dégradant et de plus malfaisant ait tendance & devenir aussi, malheureusement, & peu prés le plus sr, est en tout cas cer- tainement ce que peuvent vérifier presque chaque jour ceux qui s'efforcent d’appliquer les armes et la legon de Kraus & analyse critique des médias actuels et de leur évolution. ‘On me demande parfois mon opinion sur ce qui a changé, dans le monde médiatique et ailleurs, depuis l’époque ot j publié mon premier livre sur Kraus? et ce quril faudraie peut- tre changer & ce que j'ai écrit pour tenir compte de certaines évolutions récentes. La réponse n'est pas difficile & trouver, Puisque les transformations que l'on peut constater n'ont fait malheurcusement la plupart du temps que confirmer ses pré- dictions les plus pessimistes et montré, justement, qu'il n'avait cexagéré que de fagon trés provisoire. Pour se rendre compte ‘que Kraus état et reste encore aujourd'hui trés en avance sur ta plupare de nos contemporains, il suffit de songer simple- ment, parmi beaucoup d'autres, 3 des problémes comme celui de la pauvreté et de la faim dans le monde; celui des effets hhumainement destructeurs de la toute-puissance du marché et de argent, que rien ne semble plus en mesure de limier et de contrdler réellement ; celui de la précarité et de la vul- nérabilité Economique et sociale accrue pour un nombre de plus en plus grand de gens & l'égard desquels Etat accepte de ‘moins en moins de remplir le devoir de protection minimale Avant-propor ” qui lui incombe; ou celui de la menace de plus en plus précise et inquiétante que les activités et le comportement de Feere humain fone pescr sur son eavironnement et dont il commence seulement & prendre rédllement conscience. Il n'y a pas si longtemps encore, quand on se tisquait & affirmer « naivement », comme il Tavait fait en son temps, que la dépendance des journaux par rapport aut pouvoir poli- tique et, de facon plus perceptible ec plus directe que jamais, au pouvoir économique et financier ct & la publicicé peut constituer une menace réelle pour leur indépendance intel- lectuelle et morale, on s‘entendait répondre avec commisé- ration qu'il n’en est rien et que les journalistes sont, malgré tout, parfaitement libres et peuvent écrire absolument ce quills veulent. On peut espérer cue certains événements sécents qui ont fait quelque bruit — je veux parler notamment de la fagon dont des directeurs de journaux ont été contraints de se démettre pour satisaire les exigences de ceux qui déci- dent et commandent réellement — ont montré ceux qui ont encore des yeux pour voir que ce probléme mériterait rout de méme d’étre pris un peu plus au sériewx que les repré- sentants de la profession ne sont généralement disposés 2 le faire. Mais il est vrai également que les polémiques de Kraus contre la presse pourraient sembler étre devenues un peu inactuelles et méme largement dépassées & une Epoquie oli son ennemie privilégiée a apparemment beaucoup perdu de sa route-puissance et de sa superbe, et est méme condamnée plus ou moins & lutcer désormais peur sa survie, au point que on commence a entendre parler srieusement d’un « monde apres le journalisme » lest possible, effectivement, quela cible prioritaire et prin- ale ne puisse plus aujourd'hui étre exactement celle qu'il avait choisie etait besoin d’étre redéfinie et élargie de fagon appropriée. Mais il nest pas difficile de deviner ce qu'il aurait pu penser du genre de « progrés » que pourrait représenter tune situation dans laquelle, grace 4 de nouvelles prouesses de la technique, on n’a plus vraimenc besoin de journalistes parce que tout un chacun a désormais, d’une certaine fagon,, les moyens de devenir lui-méme journaliste. Et quand on B Satire & prophiésie + les wai de Karl Kraus constate que la seule forme de presse qui ne semble pas avoir de problémes économiques réels et dont l'avenir donne im: pression d'étre tour & fait assuré est aujourd’hui la presse people ~ awtrement die celle qui vie de l'exploitation de la cutiosité malsaine du public pour la vie privée d'autrui, et de sa volonté d'etre informé de choses qui ne le regardent en rien et qu'il pourrait parfaitement continuer 4 ignorer -, on est obligg, bon gré mal gré, de se souvenir de ce qui avait été écrit dans la Fackel au début des années 1920, au moment oit il était question de l'émergence d'un « nouveau journalisme », et du fait que le changement, dans un monde comme celui du journal, ne pouvait aller, selon Kraus, que dans le sens d'une sorte de descente progressive et & peu pres inéluctable au plus bas niveau ! 1. Quand lest question de fasserissement croissant da monde du jour nal & celul du marché ec de la publi, il est impossible en tout cas, Pour ceux qui ont une ide des combats quila menés, de ne pas pen- ser Kraus. Dans la conclusion d'un live qui vient de parle, est dit ue les « premiers travaux des neuromarketers sont [..] révélateurs image publciaie, assure-t-on, simprime dans les cerveaux! La publ- Cité vase logor dans le cortex préfrontal médan qui, préelsément, nous {ait aimer ce quaiment les autres. arrvée des nouvelles technologies, ‘etnotamment dincernet, qui permet ~ grace au clic—de suvre les com pportements de Tinternaute ala trace, emoigne dune nouvelle are ol les “supports” ne pourrone plus se contenter dexister pour intéresser le marché publictare, 1! leur faudra prouver Tadéquation de leurs audiences et de leurs contenus avec la demande det entreprises, Si elle ‘est pas contrecarrée, "déologe publctaire achevera alors de trans- {ormer le systéme médiatique en instrument poliique de domination de classe et en out! économique de perpétuation de ordre mar- chand ». Kraus ne connaissat évidernment pas la télévision niles neu rosciences, mais aura siremene pas été surprie de voir Fidéologie ‘et Tordre publiciaires — avec Faide de fa presse. qui est condamnée 8 se comporter comme une auxiliaire de plus en plus devoute dans le systéme du marché universel, et également avec le concours de la science ellesméme et la complceé au moins passive d'une bonne par- {Ue du monde incellecruel - réussir 4 établr leur empire non seulement sur les corps, mals également sur les esprts et ls consciences. S: cette evolution devait se poursuivre jusqu'au bout, cela représenterait Ev: , ‘ui deviene chez Kraus :« Austria (ert) in orbe utima (L’Autriche sera la dderniare au monde] ». ” Satire & prophétie sles voie de Karl Kraus comme chose rapportée [Meldung] et c'est pourquoi les jour- rnaux peuvent lui arracher des mains les événements qu’ils viennent juste de lui procurer. Le monde tout autour git dans lagonie de la bétise, mais il sait toujours encore ce qu’il tient en mains. L’Autriche ne le sait pas. Aujourd’hui, on ouvre sa gueule pour faire croire que des gouttes rombent de la voie lactée, demain c’est “Allons donc!” avec un hausse- ment d’épaules, aprés-demain une nouvelle sensation, Dans aucun Erar de la terre cette force portative des bévues com- mises ne serait pensable. Sans doute, "humanité ose-telle, aprés Phistoire du pole Nord, se montrer encore devant le monde animal, comme s'il n'y avait ricn cu. Mais il y a une sensibilité a la honte nationale, et rout Prussien était encore rouge de honte des années aprés Képenick '. L’Autriche n'a pas de mémoire. Rien ne peut lui faire perdre Véquilibre, parce qu'elle est en état d’ébranlement permanent, Rien ne tue, le ridicule rend populaire, une feuille de journal couvre route honte, Des procés pour atteinte & Phonneut personel |. Kraus ft ici allusion & un épisode qu avait eu lieu en 1906 et dans Fequel les autorités en général, et lautorité militaire en particulier, s alent retrouvées dans une situation paricultérement rcicule et hami- liante. Le 16 octobre 1906, fancen cordonnier Friedrich Wilhelm Voigt, récemmentibéré aprés un long séjour en prison et aux prises avec des problémes de réinserton insurmontables, prépara et exteuta un coup {qu aurit pu sembler absolument inimaginable dane un pays comme la russe et qu fit de lui une célébric. ‘ant procuré chez un fripier un Lniforme de capitaine i réussita prendre sous son commandement pour lune mision spécile, en invoquant des ordres supériaurs, un peti groupe de soldats avec leque i pénétra dans "hotel de vile de Kepenick,arréta le bourgmestre et le erésorier, et se ft remetere contre quitance le contenu de lacasse de la municipal. Aprés cela i fe emmener sous ‘escorte ses deux prisonniers, donna sa petite troupe ordre de rester| ‘encore une demicheure en faction sur le eux et de prendre ensuite le ‘rain pour rencrer& Beri, et disparut. Arrété une diane de jours plas tard, il fue condamné & quatre années de prison supplémentares; mais

You might also like