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Dandrey 'Louis Xiv A Dit'
Dandrey 'Louis Xiv A Dit'
Dandrey 'Louis Xiv A Dit'
► « Dit-il en riant »
On verse !
Le roi aime parfois s’amuser comme un collégien, particulièrement
lorsque l’amour pour une femme d’esprit, comme l’était
Mme de Montespan, le met en verve. En 1667, durant la guerre de
Dévolution, il emmène avec lui dans ses carrosses la reine et les dames
envahir la Flandre et jouir des plaisirs de la guerre : on campe dans des
granges, on fait halte au carnaval de Douai, on joue gros jeu à longueur de
soirée. Le lendemain d’une nuit où la Grande Mademoiselle a dormi à
peine, la tête appuyée contre un poteau de la grange sur une chaise, elle
récupère ses forces dans le carrosse de son royal cousin. On partit à petit
jour, qui fut plus tard qu’à l’ordinaire, parce que le temps était fort couvert.
Je dormis dans le carrosse, et les tambours qui étaient avec les troupes
détachées, qui étaient dans les bois pour la sûreté de la marche, ni les
trompettes qui étaient aussi sur notre chemin, tout cela ne m’éveillait pas.
Le roi et Mme de Montespan s’avisèrent, comme nous passions sur le pont
d’Orchies, de crier : « On verse ! » Je m’éveillai en sursaut. (Montpensier,
Mémoires, année 1667)
Je lisais des dépêches et j’y faisais réponse.
C’est en effet l’époque où commence la liaison de Louis XIV avec
Mme de Montespan. Il voyait souvent Mme de Montespan, à ce que l’on
disait, à sa chambre. Pendant ce voyage elle logeait au-dessus de lui. Un
jour en dînant, la reine se plaignit de quoi on se couchait trop tard, et se
tourna de mon côté et me dit : « Le roi ne s’est couché qu’à quatre heures ;
il était grand jour. Je ne sais pas à quoi il peut s’amuser. » Il lui dit : « Je
lisais des dépêches et j’y faisais réponse. » Elle lui dit : « Mais vous
pourriez prendre une autre heure. » Il sourit, et pour qu’elle ne le vît pas,
tournait la tête de mon côté. J’avais bien envie d’en faire autant ; mais je ne
levai pas les yeux de dessus mon assiette. (Montpensier, Mémoires, année
1667)
Rosen n’aime point à faire le personnage de battu.
Durant les grandes manœuvres du camp de Compiègne, en 1698, le
lieutenant général Rosen affronte les troupes du jeune duc de Bourgogne,
petit-fils du roi, conseillé par le maréchal de Boufflers. L’exécution en fut
parfaite en toutes ses parties et dura longtemps ; mais, quand ce fut à la
seconde ligne à ployer et à faire retraite, Rosen ne s’y pouvait résoudre, et
c’est ce qui allongea fort l’action. M. de Boufflers lui manda plusieurs fois
de la part de Mgr le duc de Bourgogne, qu’il était temps : Rosen entrait en
colère, et n’obéissait point. Le roi en rit fort, qui avait tout réglé, et qui
voyait aller et venir les aides de camp et la longueur de tout ce manège, et
dit : « Rosen n’aime point à faire le personnage de battu. » À la fin, il lui
manda lui-même de finir et de se retirer. Rosen obéit, mais fort mal
volontiers, et brusqua un peu le porteur d’ordre. Ce fut la conversation du
retour et de tout le soir. (Saint-Simon, Mémoires, année 1698)
On ne peut pas plaire à tout le monde.
Le duc de Vendôme avait auprès de lui Villiers, un de ces hommes de
plaisirs qui se font un mérite d’une liberté cynique ; il le logeait à Versailles
dans son appartement : on l’appelait communément Villiers-Vendôme. Cet
homme condamnait hautement tous les goûts de Louis XIV, en musique, en
peinture, en architecture, en jardins. Le roi plantait-il un bosquet, meublait-
il un appartement, construisait-il une fontaine, Villiers trouvait tout mal
entendu, et s’exprimait en termes peu mesurés : « Il est étrange, disait le roi,
que Villiers ait choisi ma maison pour venir s’y moquer de tout ce que je
fais. » L’ayant rencontré un jour dans les jardins : « Hé bien ! lui dit-il en lui
montrant un de ses nouveaux ouvrages, cela n’a donc pas le bonheur de
vous plaire ? — Non, répondit Villiers. — Cependant, reprit le roi, il y a
bien des gens qui n’en sont pas si mécontents. — Cela peut être, repartit
Villiers, chacun a son avis. Le roi en riant répondit : — On ne peut pas
plaire à tout le monde. » (Voltaire, Siècle de Louis XIV)
Qu’il [est] plus aisé de donner la paix à l’Europe que de la donner à
deux femmes.
Dans la correspondance dite de Mme de Maintenon publiée au XVIIIe siècle
par La Beaumelle, dont une partie est apocryphe, une partie remaniée,
l’épistolière est supposée avoir adressé en 1680 à une Mme de F*** (i.e.
de Frontenac) un récit de ses chamailleries avec Mme de Montespan que le
roi les aurait contraintes un jour à conclure par le mot suivant. Il nous
ordonna de nous embrasser et de nous aimer : vous savez que ce dernier
article ne se commande pas : il ajouta en riant, qu’il lui était plus aisé de
donner la paix à l’Europe que de la donner à deux femmes, et que nous
prenions feu pour des bagatelles. (Maintenon, À Mme de Frontenac, s.d.
[été/automne 1680], Correspondance générale, éd. Lavallée, II)
Voilà un loup qui ne me mangera point.
J’avais une fille d’honneur nommée Beauvais ; c’était une fort honnête
créature : le roi en devint amoureux ; mais elle tint bon ; alors il se tourna
vers sa compagne, la Fontange, qui était aussi fort belle, mais elle n’avait
pas du tout d’esprit. D’abord il dit en riant : « Voilà un loup qui ne me
mangera point », et il en devint ensuite amoureux. (Madame Palatine,
Mémoires, fragments historiques et correspondance, 19 février 1720)
Et qui croyez-vous qui en soit le père ?
On sait que Mme de Maintenon (encore Mme Scarron à cette époque)
élevait en secret les enfants adultérins du roi et de Mme de Montespan.
Dans une lettre de fin 1672, la gouvernante secrète raconte les détails
supposés d’une visite qu’ils font à la cour sous l’anonymat. Les enfants
furent avant-hier à Saint-Germain : la nourrice entra, et je restai dans
l’antichambre. « À qui sont ces enfants ? lui dit le roi. — Ils sont sûrement,
répondit-elle, à la dame qui demeure avec nous [Mme Scarron] ; j’en juge
par les agitations où je la vois au moindre mal qu’ils ont. — Et qui croyez-
vous, reprit le roi, qui en soit le père ? — Je n’en sais rien, repartit la
nourrice, mais je m’imagine que c’est quelque duc ou quelque président au
Parlement. » La belle dame [Mme de Montespan] est enchantée de cette
réponse, et le roi en a ri aux larmes. (Maintenon, À Mme d’Heudicourt,
24 décembre 1670 ou 1672, Correspondance générale, éd. Lavallée, I.
Lettre apocryphe de La Beaumelle.)
D’Antin, il n’y a que vous et moi dans le royaume qui le croirons.
Ce prince [Louis XIV] ayant permis à M. le duc d’Antin, surintendant des
bâtiments, de placer dans la galerie quelques tableaux de Sa Majesté, le duc
leur fit faire des bordures magnifiques. Un jour qu’il répétait au roi que ces
bordures ne coûteraient rien à Sa Majesté, et que c’était lui qui en avait fait
toute la dépense : « D’Antin, lui répondit Louis, en souriant, il n’y a que
vous et moi dans le royaume qui le croirons. » (Lacombe, Encyclopediana)
Et Bechameil son favori.
Il [Louis XIV] se vit au comble de la gloire humaine lorsqu’il alla dîner à
l’Hôtel de Ville après sa maladie [le 30 janvier 1687, après l’opération de
sa fistule anale] ; il se vit aimé de son peuple ; jamais on ne témoigna tant
de joie, les acclamations ne finissaient point. Il était dans son carrosse avec
Monseigneur et la famille royale. Cent mille voix criaient : « Vive le roi ! »
J’ai grand-peur, dit-il en riant, que quelque mauvais plaisant ne crie aussi :
« Et Bechameil son favori. » Il faut se souvenir que le peuple était alors
acharné à faire des couplets sur Bechameil qu’on qualifiait toujours de
favori du roi. (Choisy, Mémoires) Un passage des Mémoires de Saint-
Simon explique l’allusion que Choisy ne comprend plus très bien.
Bechameil avait été fort dans les affaires, mais avec bonne réputation,
autant qu’en peuvent conserver des financiers qui s’enrichissent. […] Le
roi, qui le traitait bien, le consultait souvent sur ses bâtiments et sur ses
jardins, et le menait quelquefois à Marly. Sans Mansart qui en prit beaucoup
d’inquiétude, le roi lui aurait marqué plus de confiance et de bonté. Son fils,
qui portait le nom de Nointel, fut intendant en Bretagne et fort honnête
homme, que Monsieur fit faire conseiller d’État. Bechameil fit de
prodigieuses dépenses à faire des beautés en cette terre [Nointel] en
Beauvaisis. Le comte de Fiesque fit sur son entrée en ce lieu la plus
plaisante chanson du monde, dont le refrain est : « Vive le roi et Bechameil
son favori, son favori ! » dont le roi pensa mourir de rire, et le pauvre
Bechameil de dépit. (Saint-Simon, Mémoires, année 1703)
On dit tous les ans que ce sera pour la dernière fois.
Autre source d’hilarité suscitée par la politique des faveurs : en 1670, les
appointements de gouverneur de Provence versés au comte de Grignan
étant insuffisants, celui-ci avait demandé à l’assemblée provinciale une
rallonge de 5 000 livres pour entretenir ses gardes. Elle le lui avait accordé
à titre exceptionnel, mais il renouvela sa requête d’année en année, jusqu’à
ce qu’en 1674 l’assemblée, arguant de la jurisprudence qui s’opposait à la
pérennisation de ces pratiques, s’y oppose, sauf autorisation expresse du
roi. Autorisation que Grignan obtint. Il renouvela sa requête l’année
suivante. En 1676, M. de Pomponne, ami de la famille et bien auprès du
monarque, se charge de la tractation annuelle avec Louis XIV, qui s’en
amuse : Mme de Sévigné transmet à sa fille la bonne nouvelle du
renouvellement (souriant) de l’accord. M. de Pomponne a glissé fort à
propos nos cinq mille francs. Le roi dit en riant : « On dit tous les ans que
ce sera pour la dernière fois. » M. de Pomponne en riant répliqua : « Sire,
ils sont employés à vous bien servir. » (Sévigné, À Mme de Grignan,
9 décembre 1676)
N’avez-vous point entendu dire, aussi bien que les autres, que je fais
faire une livrée, et que c’est une marque certaine que je me remarie ?
Mais il est aussi des matières à rire et des manières de rire qui constituent
soit des coups de sonde habiles, soit des contre-feux opportuns, soit des
demi-aveux contrôlés. Ainsi à propos du grand secret de la seconde moitié
du règne : le remariage du roi avec Mme de Maintenon, qui avait eu lieu
sans doute le 10 octobre 1683, un peu plus de deux mois après la mort de
Marie-Thérèse. Au début de 1685, Louis XIV plaisante étrangement sur ce
thème. Ce fut à peu près dans ce temps-là [à la mort de Charles II
d’Angleterre, le 6 février] que le roi, entrant à la messe, dit à M. le Grand
[le comte d’Armagnac, grand écuyer de France] : « N’avez-vous point
entendu dire, aussi bien que les autres, que je fais faire une livrée, et que
c’est une marque certaine que je me remarie ? » Ce discours tenu en public
parut affecté à ceux qui y firent réflexion ; et les courtisans éclairés, au lieu
de croire que ce fût une exclusion pour le mariage du roi, se persuadèrent
plutôt qu’il avait envie de se remarier, ayant remarqué plusieurs fois qu’il
avait mis la même finesse en usage, quand il avait voulu faire croire qu’il ne
pensait pas à des choses qu’il avait néanmoins résolues. (Sourches,
Mémoires, année 1685)
Louis si agréablement flatté ne fit que sourire à sa réponse, lui disant
qu’il n’était point basilic et que sa vue n’avait encore tué personne.
C’est une fable amplement répandue et glosée que Michel Chamillart
parvint à la faveur et devint contrôleur général des finances en 1699 pour
ses dons au billard que Louis XIV prisait par-dessus tous les autres jeux.
On sait la chanson qui accompagna sa mort : Ci-gît le fameux
Chamillart/De son roi le protonotaire,/ Qui fut un héros au billard,/ Un zéro
dans le ministère. Voici comment Robert Challe présente, quelques années
après les événements, cette conquête du pouvoir par le détour du
divertissement. Celui qui faisait office de second du roi au billard étant
mort, le chevalier de Gramont lui proposa Chamillart pour le remplacer,
sur sa réputation d’excellence à ce jeu. Mais Chamillart ce soir-là
commence par mal jouer. Le roi lui dit en riant que son jeu ne répondait
point à sa réputation d’être le plus fort joueur du royaume. Soit que
M. Chamillart eût feint de se troubler, pour s’attirer un reproche qui lui
permît de flatter Louis, ou soit qu’il fût en effet troublé et qu’il se fût remis,
il est certain qu’il répondit que le désordre de son jeu provenait de
Sa Majesté elle-même, dont l’auguste présence inspirait tant de respect, de
crainte et d’amour, que l’esprit le plus ferme en serait facilement et
immanquablement démonté, n’y ayant une longue habitude qui pût faire
soutenir ses regards sans trembler. Louis si agréablement flatté ne fit que
sourire à sa réponse, lui disant qu’il n’était point basilic et que sa vue
n’avait encore tué personne, et le pria de se remettre parce qu’il aurait été
fort aise de ne pas perdre une partie qu’il avait liée sur la seule relation que
M. le chevalier de Gramont lui avait faite de son jeu. (Challe, Mémoires)
Il leur dit en riant : « Il ne faut point crier comme cela ! »
Le roi conserve son sens du comique jusque sur son lit de mort.
À quelques jours de sa disparition, il fait ses adieux aux siens, groupe par
groupe. Le roi fit entrer après Madame et les princesses qui furent suivies
de leurs dames d’honneur : et comme elles pleuraient et faisaient beaucoup
de bruit, il leur dit en riant : « Il ne faut point crier comme cela ! » Les cris
qu’elles contraignirent donc durant l’entrevue éclatèrent si fort au sortir de
la chambre qu’on crut le roi mort et que la nouvelle s’en répandit jusqu’à
Paris ! (Quincy, Histoire militaire du règne de Louis le Grand, VII) Dans
les mêmes circonstances, sur lesquelles on reviendra dans le dernier
chapitre, Madame Palatine nous apprend qu’il a dit de même en riant à
Mme de Maintenon : « Je m’imaginais qu’il était plus difficile de mourir
que cela ; je vous assure que ce n’est pas une grosse affaire : cela ne me
paraît pas malaisé du tout… »
► Le roi raille
Voilà le Grand Turc qui passe.
En 1649, Louis XIV a onze ans, il dit des mots d’enfant que l’on reçoit
comme des mots de roi. Un jour à Compiègne le roi voyant passer Son
Éminence avec beaucoup de bruit sur la terrasse du château, il ne put
s’empêcher de dire assez haut pour que Le Plessis, gentilhomme de la
manche, l’entendît : « Voilà le Grand Turc qui passe. » (La Porte,
Mémoires) Il fut impossible à la reine de savoir qui lui avait soufflé ce
surnom pour en affubler Mazarin. La Porte suppose que Louis l’inventa
seul. Mais La Porte n’aime pas Mazarin.
Si vous eussiez été roi…
Durant leur enfance, les traits et les tours de gaminerie entre Louis et son
cadet Philippe sont connus et volontiers rapportés par les mémorialistes
amusés ou attendris. Lorsque l’aîné a été couronné, les niches continuent
sur un ton différent. Un an après la scarlatine qui a failli l’emporter mais
dont il a triomphé, Louis XIV moque son puîné sur l’empressement de ses
favoris et favorites à enterrer l’aîné avant l’heure et à intriguer pour le
règne prévu du (futur et chimérique) Philippe VII. Le roi rétabli se repaît de
la gêne de son frère. Fragment de conversation familiale entre deux jeunes
gens, presque des adolescents, et leur mère, rapportée par la Grande
Mademoiselle. Le roi fait toujours la guerre à Monsieur ; un jour il lui
demandait : « Si vous eussiez été roi, vous auriez été bien embarrassé ; car
Mme de Choisy et Mme de Fienne [deux intrigantes, favorites de
Monsieur] ne se seraient pas accordées, et vous n’auriez su laquelle vous
auriez dû garder ; toutefois ç’aurait été Mme de Choisy ; car c’était elle qui
vous donnait Mme d’Olonne pour votre maîtresse. Elle aurait été la sultane-
reine, et lorsque je me mourais, Mme de Choisy ne l’appelait pas
autrement. » Monsieur était fort embarrassé sur tout cela et disait au roi,
d’un ton qui paraissait assez sincère, qu’il n’avait jamais souhaité sa mort,
et qu’il avait trop d’amitié pour lui pour se résoudre à le perdre. Le roi lui
répondait : « Je le crois tout de bon. » (Montpensier, Mémoires, année 1659)
C’est pourquoi vous l’aurez ; car personne n’en veut.
Une fréquente raillerie de jeunesse consistait pour le roi à moquer
Monsieur sur ses espoirs de mariage. Ainsi en 1660, durant le voyage de la
cour occasionné par le mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse. En
causant dans le carrosse où l’on parlait de toutes choses, le roi faisait
toujours la guerre à Monsieur sur l’envie qu’il avait de se marier, et il lui dit
un jour : « Vous épouserez la princesse d’Angleterre ; car personne n’en
veut. M. de Savoie l’a refusée, et j’en ai fait parler à M. de Florence ; l’on
n’en veut point. C’est pourquoi vous l’aurez ; car personne n’en veut. »
(Montpensier, Mémoires, année 1660)
Mon frère, vous ne savez retenir ni vos doigts ni votre langue.
Et cela se poursuit durant leur vie d’adultes, par exemple quand il
apparaît que l’étoile de Mme de Maintenon monte irrésistiblement.
Monsieur a voulu prévenir [dresser] la Dauphine contre elle ; le roi l’ayant
su, et remarquant à table que Monsieur mettait les doigts à un plat avant lui,
il lui a dit devant la Dauphine : « Mon frère, vous ne savez retenir ni vos
doigts ni votre langue. » (Primi Visconti, Mémoires sur la cour de
Louis XIV, année 1680)
Diable, mon frère, je vous conseille de vous faire sac à terre.
Sur le conseil de son ancien aumônier, l’évêque de Valence Daniel
de Cosnac, Monsieur, las d’être écarté du pouvoir, décide durant la guerre
de Dévolution de s’illustrer par les armes. Il part un matin inspecter la
tranchée que creusent les gardes au cours d’un siège en Flandre. À son
retour, au soir, il informe le roi que puisqu’il n’est pas assez heureux pour
pouvoir le servir dans ses conseils, il était résolu de se rendre digne de le
servir de sa personne et de son bras. Le roi, sans paraître ému, lui répliqua
avec un ton assez ironique : « Diable, mon frère, je vous conseille de vous
faire sac à terre ; oh bien ! allez vous reposer, car vous en avez grand
besoin. » L’évêque de Valence, qui entendit ce discours, n’en fut guère
moins frappé que Monsieur, qui continua depuis son premier train de vie,
c’est-à-dire de suivre et de voir le roi, sans se mêler de rien. Et, apprenant
plus tard le rôle de l’évêque de Valence dans la décision de son frère :
« Mon frère, dit le roi, son conseil n’était pas trop obligeant pour moi, mais
il ne vous conseillait pas trop mal pour vous. » (Choisy, Mémoires)
Je me suis fait tout le plus vilain que j’ai pu pour les dégoûter de moi.
Sur la route du mariage espagnol avec Marie-Thérèse, Louis XIV s’arrête
chez son oncle Gaston d’Orléans à Chambord. Halte un peu étrange,
puisque la seconde fille du prince exilé, la petite Marguerite-Louise, avait
espéré longtemps la main de son royal cousin. La Grande Mademoiselle,
sœur aînée (d’un premier lit) de la prétendante éconduite, raconte une
plaisanterie du roi à ce propos. Le jour que l’on y arriva, le roi disait dans
le carrosse : « Je n’ai pas voulu mettre un autre habit, ni décordonner
[démêler] mes cheveux ; car si je m’étais paré, j’aurais donné trop de regret
à votre père, à votre belle-mère et à votre sœur de ne pas m’avoir ; je me
suis fait tout le plus vilain que j’ai pu pour les dégoûter de moi. » Il faisait
ces plaisanteries avec une grande gaieté. (Montpensier, Mémoires, année
1659)
Elle voudrait bien que je l’aimasse.
Le chapitre des dames est en effet une inépuisable source de railleries,
parfois mordantes sinon cruelles, mais que les bizarreries du cœur peuvent
faire se retourner sur le railleur. Le roi est sujet à changer d’avis et de goût.
Dans le temps qu’il aimait passionnément Mlle de La Vallière, il se moquait
avec elle des minauderies que lui faisait Mme de Montespan. « Elle
voudrait bien que je l’aimasse », disait-il en riant. (Choisy, Mémoires)
Ne trouvez-vous pas que j’ai fait là une grande perte ?
Autre retour de satire, de bien autre conséquence pour la France. Eugène
de Savoie qu’on appelait encore dans sa jeunesse l’abbé de Savoie, parce
qu’il avait pris le petit collet, allait dans sa maturité révéler son génie
militaire sous le nom du prince Eugène et donner bien du fil à retordre aux
armées de Louis XIV. Le jeune homme, qui hantait vainement la cour de
France sans recevoir de commandement, partit finalement servir
l’empereur contre les Turcs en 1683 et refusa d’obéir à l’ordre de rentrer à
Versailles. Le roi, quand il l’apprit, dit à ses courtisans : « Ne trouvez-vous
pas que j’ai fait là une grande perte ? » et les courtisans assurèrent que
l’abbé de Savoie serait toujours un esprit dérangé, un homme incapable de
tout. (Voltaire, Siècle de Louis XIV)
Ne trouvez-vous pas bien extraordinaire que M. de Schom-berg, qui
est né Allemand, se soit fait naturaliser Hollandais, Anglais, Français et
Portugais ?
Même raillerie acide envers un autre ami passé à l’ennemi : le maréchal
de Schomberg, qui a cherché diversement sa voie entre les cours
européennes. Il entre ici un peu de dépit dans la moquerie. Le roi a dit
aujourd’hui au duc de Villeroy : « Ne trouvez-vous pas bien extraordinaire
que M. de Schomberg, qui est né Allemand, se soit fait naturaliser
Hollandais, Anglais, Français et Portugais ? » (Dangeau, Journal,
17 octobre 1688)
Villarceaux, nous sommes trop vieux, vous et moi, pour attaquer des
demoiselles de quinze ans.
Revenons aux moqueries d’alcôve. En 1671, à trente-trois ans, le roi se
moque d’un oncle qui veut lui proposer sa nièce de quinze ans : la raillerie
propagée sera la punition de l’entremetteur. Je ne sais si vous aurez su que
Villarceaux, parlant au roi d’une charge pour son fils, prit habilement
l’occasion de lui dire qu’il y avait des gens qui se mêlaient de dire à sa
nièce que Sa Majesté avait quelque dessein pour elle ; que si cela était, il le
suppliait de se servir de lui ; que l’affaire serait mieux entre ses mains que
dans celles des autres, et qu’il s’y emploierait avec succès. Le roi se mit à
rire, et dit : « Villarceaux, nous sommes trop vieux, vous et moi, pour
attaquer des demoiselles de quinze ans », et comme un galant homme, se
moqua de lui, et conta ce discours chez les dames. (Sévigné,
À Mme de Grignan, 23 décembre 1671)
Voilà monsieur de Reims qui y a plus de pouvoir que moi.
Les mésaventures du quotidien de la cour sont en effet, de temps à autre,
source de quelques traits enjoués sinon moqueurs. Il y eut l’autre jour une
vieille décrépite qui se présenta au dîner du roi ; elle faisait frayeur.
Monsieur la repoussa, en lui demandant ce qu’elle voulait : « Hélas !
Monsieur, lui dit-elle, c’est que je voudrais bien prier le roi de me faire
parler à M. de Louvois. » Le roi lui dit : « Tenez, voilà monsieur de Reims
[Mgr Le Tellier, évêque de Reims et frère du marquis de Louvois] qui y a
plus de pouvoir que moi. » Cela réjouit fort tout le monde. (Sévigné,
À Mme de Grignan, 11 septembre 1676)
Oh ! la poire délicieuse !
Autre trait (peut-être apocryphe) visant cette fois la flatterie courtisane.
Le maréchal de Gramont […] était un parfait courtisan, grand seigneur en
toutes choses, fort bien considéré, mais flatteur incorrigible. Le roi, qui le
connaissait bien, goûtait un jour, à table, une mauvaise poire : il en tendit au
maréchal un morceau en disant : « Oh ! la poire délicieuse ! Goûtez-en,
monsieur le maréchal ! » Et le maréchal aussitôt : « C’est un fruit exquis ! »
Le roi se mit à rire et, donnant à d’autres ce fruit à goûter, il fit trouver la
poire détestable et juger le maréchal un flatteur. (Primi Visconti, Mémoires
sur la cour de Louis XIV, année 1674)
C’est moi qui l’ai fait.
Ce qui rend suspecte l’anecdote précédente, c’est qu’on la retrouve
ailleurs entre les mêmes personnages, mais autrement appliquée. C’est
Mme de Sévigné qui la conte, et la donne pour « très vraie » — en insistant
d’autant plus sur cette authenticité qu’elle n’en fut pas témoin et qu’il
s’agit d’une « historiette » divertissante, c’est-à-dire une de ces forgeries
plaisantes qui courent les salons et qu’on s’échange comme monnaie
d’esprit et matière à connivence sans trop regarder à sa valeur. Diffusée au
moment crucial du procès du surintendant Fouquet, elle vaut par la
conclusion qu’en tire l’épistolière, favorable à l’accusé et persuadée que le
roi est trompé par Colbert. Il faut que je vous conte une petite historiette,
qui est très vraie et qui vous divertira. Le roi se mêle depuis peu de faire des
vers ; MM. de Saint-Aignan et Dangeau lui apprennent comme il s’y faut
prendre. Il fit l’autre jour un petit madrigal, que lui-même ne trouva pas
trop joli. Un matin, il dit au maréchal de Gramont : « Monsieur le maréchal,
je vous prie, lisez ce petit madrigal, et voyez si vous en avez jamais vu un si
impertinent [i.e. maladroit]. Parce qu’on sait que depuis peu j’aime les vers,
on m’en apporte de toutes les façons. » Le maréchal, après avoir lu, dit au
roi : « Sire, Votre Majesté juge divinement bien de toutes choses : il est vrai
que voilà le plus sot et le plus ridicule madrigal que j’aie jamais lu. » Le roi
se mit à rire, et lui dit : « N’est-il pas vrai que celui qui l’a fait est bien fat
[i.e. sot et lourd] ? — Sire, il n’y a pas moyen de lui donner un autre nom.
— Oh bien ! dit le roi, je suis ravi que vous m’en ayez parlé si bonnement ;
c’est moi qui l’ai fait. — Ah ! Sire, quelle trahison ! Que Votre Majesté me
le rende ; je l’ai lu brusquement. — Non, monsieur le maréchal : les
premiers sentiments sont toujours les plus naturels. » Le roi a fort ri de cette
folie, et tout le monde trouve que voilà la plus cruelle petite chose que l’on
puisse faire à un vieux courtisan. Pour moi, qui aime toujours à faire des
réflexions, je voudrais que le roi en fît là-dessus, et qu’il jugeât par là
combien il est loin de connaître jamais la vérité. (Sévigné,
À M. de Pomponne, 1er décembre 1664)
Il est bien difficile que vous n’ayez pas eu une grande complaisance
pour vous-même, de vous voir encore à cet âge capable d’un ouvrage si
beau et si estimé.
Tout autre ton ici, plein de familiarité et de bienveillante bonhomie, dans
ce trait de fine raillerie qui s’adresse à Robert Arnauld d’Andilly, père du
ministre Pomponne, venu remercier le roi pour la promotion de son fils au
secrétariat d’État des Affaires étrangères. Selon Mme de Sévigné,
Louis XIV converse avec lui une demi-heure « aussi plaisamment, aussi
bonnement, aussi agréablement qu’il est possible », avant de lui reprocher,
en des termes que les Mémoires de son fils Antoine Arnauld nous ont
conservés au style direct, un péché que le vieil homme (il est né en 1589),
vivant dans la plus grande dévotion, devrait avoir sur la conscience :
« C’est, lui dit le roi, d’avoir mis dans votre belle préface sur Josèphe
[Robert Arnauld d’Andilly avait traduit en 1667 l’Histoire des Juifs de
Flavius Josèphe] que vous aviez fait cet ouvrage à quatre-vingts ans, car il
est bien difficile que vous n’ayez pas eu une grande complaisance pour
vous-même, de vous voir encore à cet âge capable d’un ouvrage si beau et
si estimé. » Une raillerie si fine et si obligeante fut reçue avec tous les
respects qu’elle méritait. (Antoine Arnauld, Mémoires, année 1671)
Quand on sert bien Dieu, on sert bien son roi.
Ce que Mme de Sévigné, pour sa part, commente ainsi : Enfin, on riait, on
avait de l’esprit, le roi disant qu’il ne crût pas qu’il le laissât en repos dans
son désert [Port-Royal, où est retiré le pieux « solitaire »], qu’il l’enverrait
quérir, qu’il voulait le voir comme un homme illustre par toutes sortes de
raisons. Comme le bonhomme l’assurait de sa fidélité, le roi dit qu’il n’en
doutait point, et que quand on servait bien Dieu, on servait bien son roi.
Enfin, ce furent des merveilles. (Sévigné, À Mme de Grignan, 23 septembre
1671)
À moins que vous n’aimiez mieux aller à vêpres.
Mais la raillerie peut se faire grinçante quand il est question de sujets
graves, comme la guerre, la gloire et la survie du royaume, et qu’elle vise
un prince réputé dévot, peu enclin et guère habile au combat. Au printemps
1709, raconte Saint-Simon, le roi fit une chose fort extraordinaire pour lui,
et qui fit fort parler le monde. Il entretint dans son cabinet les maréchaux
de Boufflers et de Villars ensemble en présence de Chamillart. Ce fut
l’après-dînée du vendredi 7 mai, à Marly. Au sortir de là, Villars s’en alla à
Paris avec ordre d’être de retour à Marly pour le dimanche suivant au
matin. Il revint dès le lendemain samedi, au soir. Si on avait été surpris de
cette manière de petit conseil de guerre de la veille, on le fut bien plus le
lendemain après midi. Le roi tint pour la première fois de sa vie dans sa
cour un vrai conseil de guerre. Il en avertit Mgr le duc de Bourgogne en lui
disant un peu aigrement : « À moins que vous n’aimiez mieux aller à
vêpres. » (Saint-Simon, Mémoires, année 1709)
C’est une bagatelle pour mon fils.
Mais la bravade n’est pas non plus du goût du monarque, si toutefois
nous entendons bien le mot qui suit et que certains récits hagiographiques
prennent au contraire au premier degré. Voire… Le comte de Toulouse
[cadet des fils adultérins du roi et de Mme de Montespan, alors âgé de
quatorze ans], qu’il avait mené à un de ces sièges [celui de Namur, en
1692], reçut à côté de lui une contusion au bras d’une balle de mousquet. Le
roi entendant le sifflement de la balle, demanda si quelqu’un était blessé :
« Il me semble, répondit le jeune prince, que quelque chose m’a touché. »
Depuis, le secrétaire d’État ayant mis dans les provisions du gouvernement
de Bretagne que M. de Toulouse avait été blessé à côté de son père :
« Rayez cela, dit le roi, c’est une bagatelle pour mon fils. » (Lacombe,
Encyclopediana)
Vous voulez à quinze ans gouverner une grande monarchie peu
affermie, sans conseil.
C’est que les conseils de l’expérience peuvent se faire railleurs. Ainsi
quand la toute jeune reine d’Espagne, épouse de Philippe V dont que la
France porte à bout de bras le trône vacillant, veut s’opposer à la décision
prise par Louis XIV de rappeler en France la princesse des Ursins,
camarera mayor de la jeune femme, coupable d’intriguer pour son seul
compte. Les suites que je prévois deviennent trop sérieuses pour ne pas
m’expliquer avec V. M., avec la sincérité qui m’est naturelle, et avec la
liberté d’un grand-père qui parle à sa petite-fille. […] Je juge des conseils
qu’elle vous donne par l’événement ; vous vous êtes souvent opposée à ce
que j’ai proposé, vous n’avez pris nulle confiance dans mes ambassadeurs ;
vous aimez et vous haïssez ce que la princesse des Ursins vous inspire, vous
voulez à quinze ans gouverner une grande monarchie peu affermie, sans
conseil. Pouvez-vous en prendre de meilleurs et de plus désintéressés que
les miens ? (Louis XIV, À la reine d’Espagne. 20 septembre 1704.
Grimoard et Grouvelle, VI)
J’ai été sur le point de vous envoyer chercher pour guérir une
princesse qui voulait mourir sans savoir comment.
Et pour finir, le sujet de raillerie le plus attendu et conventionnel qui soit :
comme chacun en son temps, le roi se moque (si le trait n’est pas
apocryphe, et l’on ne parierait pas pour son authenticité) de la médecine et
de son pouvoir ambigu. Louis XIV, après une représentation de Bérénice de
Racine, dit à Dodart son premier médecin [Denis Dodart, conseiller-
médecin de Louis XIV à partir de 1672, mort en 1707] : « J’ai été sur le
point de vous envoyer chercher pour guérir une princesse qui voulait mourir
sans savoir comment. » (Lacombe, Encyclopediana)
Je ne peux cracher sans trouver Élian devant moi.
De même farine suspecte, cet à peine trait, fort peu royal, visant Ellian,
chirurgien par quartier du Dauphin : Je ne peux cracher sans trouver Élian
[sic] devant moi. (Primi Visconti, Mémoires sur la cour de Louis XIV,
année 1681)
► Le roi aime l’esprit et en fait
J’avoue que j’aime les gens d’esprit.
La duchesse de Hanovre espérait faire épouser sa fille par le duc du
Maine, fils légitimé de Louis XIV et Mme de Montespan. En présence du roi
dans sa splendeur (la scène se passe en octobre 1679), elle manque
d’aisance et d’usage. La pauvre duchesse était si embarrassée qu’elle me
faisait vraiment peine, écrit sa cousine, Madame Palatine ; elle ne savait
pas ce qu’elle disait et appelait toujours le roi Monsieur. Il m’a regardée et a
ri, et quand nous partîmes il me dit : « Il s’en faut bien que vostre coussine
ait de l’esprit comme vostre tante, il y a plaisir à entretenir celle-là, mais
pour celle-cy j’ay dit à mon frère allons nous en mon frère, j’advoue que
j’aime les gens d’esprit [en français dans le texte allemand ; nous
conservons l’orthographe]. » (Madame Palatine, Correspondance,
28 octobre 1679)
Si elle a de l’esprit, je la plaisanterai sur sa laideur.
À l’automne 1679, le roi semble décidé à marier le Dauphin avec la fille
de l’électeur de Bavière. Il envoie Colbert de Croissy négocier la demande.
Personne ici ne doute qu’au printemps prochain nous n’ayons ici la
princesse de Bavière. Le roi en parle souvent, et dernièrement encore il
disait : « Si elle a de l’esprit, je la plaisanterai sur sa laideur. [par exception
le propos du roi est en allemand dans le texte] » Du moment qu’il a pris son
parti de cette laideur, on tient le mariage pour certain. Il a demandé à M. le
Dauphin s’il pouvait se résoudre à épouser une femme laide, à quoi celui-ci
a répondu que cela lui importait fort peu ; pourvu que sa femme eût de
l’esprit et fût vertueuse, il en serait satisfait, quelque laide qu’elle pût être.
C’est ce qui a décidé le roi pour la Bavière. (Madame Palatine,
Correspondance, 28 octobre 1679)
Au moins je puis dire avec vérité que je n’ai pas pris Condé pour
Anvers.
Quand une armée que commandait Louis XIV en personne prit en 1676 la
place de Condé-sur-l’Escaut dont le siège par Vauban et l’encerclement par
les maréchaux d’Humières et de Créquy avait à dire vrai facilité la chute, le
roi reçut du marquis de Berihngen une lettre de congratulations
spirituellement tournée en parallèle entre Anvers et Condé-sur-l’Escaut.
Louis XIV apprécia et répondit sur le même ton à peu près. Si ce n’est
Anvers que j’ai pris, comme vous dites fort agréablement, au moins je puis
dire avec vérité que je n’ai pas pris Condé pour Anvers. Je sais trop bien la
différence de cette grande et fameuse place et de ma nouvelle conquête ;
mais vous me servez ce parallèle d’une manière si avantageuse pour le peu
que j’ai fait, que les louanges les plus déclarées n’ont pas été mieux reçues
que votre compliment, et j’ai bien voulu vous en assurer moi-même par ce
billet. (Louis XIV, Au marquis de Beringhen. Au camp de Sebourg, 8 mai
1676. Grimoard et Grouvelle, IV)
Je crois que la date de cette lettre ne vous déplaira pas.
Autre manière enlevée de traiter une victoire : le 18 mai 1677, Cambrai
réputée imprenable vient de tomber après un siège orchestré et dirigé par le
roi en personne. À M. Colbert. De Cambrai, 18 mai 1677. Je crois que la
date de cette lettre ne vous déplaira pas. Pour moi, je la trouve très agréable
pour un roi de France, et particulièrement pour moi. (Louis XIV, À M.
Colbert. Cambrai, 18 mai 1677. Grimoard et Grouvelle, IV)
Je vous exhorte à suivre plutôt les maximes de vos ancêtres que les
exemples de vos prédécesseurs.
Les lieutenants-criminels, chargés de la police, n’avaient pas bonne
presse. Le roi en joue. En donnant l’agrément et la dispense d’âge à
M. Chopin pour la charge de lieutenant-criminel, le roi lui dit : « Je vous
exhorte à suivre plutôt les maximes de vos ancêtres que les exemples de vos
prédécesseurs. » (Racine, Fragments historiques, 20, dans Picard éd.,
Œuvres diverses)
Oh ! si ce n’est que cela, vous pouvez le prendre.
Voici ce que raconte Saint-Simon à propos d’un échange un peu osé (un
peu inventé, peut-être aussi ?) que prétendait avoir eu, au début de 1708,
Philippe d’Orléans, futur régent, avec son oncle Louis XIV, devenu alors
dévot. Le premier, qui commande les armées françaises en Espagne,
explique au second qu’il compte y emmener à sa suite le vicomte de
Fontpertuis À ce nom, voilà le roi qui prend un air austère : « Comment,
mon neveu, lui dit le roi, Fontpertuis, le fils de cette janséniste, de cette
folle qui a couru M. Arnauld partout ! Je ne veux point de cet homme-là
avec vous. — Ma foi, Sire, lui répondit M. le duc d’Orléans, je ne sais pas
ce qu’a fait la mère ; mais, pour le fils, il n’a garde d’être janséniste et je
vous en réponds, car il ne croit pas en Dieu. — Est-il possible, mon neveu ?
répliqua le roi en se radoucissant. — Rien de plus certain, Sire, reprit
M. d’Orléans ; je puis vous en assurer. — Puisque cela est, dit le roi, il n’y a
point de mal : vous pouvez le mener. » Cette scène, continue Saint-Simon,
se passa le matin, et l’après-dîner même M. le duc d’Orléans me la rendit,
pâmant de rire, mot pour mot telle que je l’écris. (Saint-Simon, Mémoires,
année 1708)
Mon grand-père aimait les huguenots, et ne les craignait pas ; mon
père ne les aimait point, et les craignait ; moi, je ne les aime ni ne les
crains.
Dans ce registre, Voltaire ne pouvait être en reste. Voici un mot d’esprit
qu’il prête au roi en la matière. Mot certainement apocryphe, mais plus
beau que s’il était vrai, puisqu’il est de Voltaire. On prétend que quand il
résolut d’abolir en France le calvinisme, il dit : « Mon grand-père aimait les
huguenots, et ne les craignait pas ; mon père ne les aimait point, et les
craignait ; moi, je ne les aime ni ne les crains. » (Voltaire, Siècle de
Louis XIV)
J’aime bien à prendre ma part d’un sermon ; mais je n’aime pas
qu’on me la fasse.
Autre trait de même origine et d’égale incertitude. On prétend qu’un
prédicateur indiscret le désigna un jour à Versailles ; témérité qui n’est pas
permise envers un particulier, encore moins envers un roi. On assure que
Louis XIV se contenta de lui dire : « Mon père, j’aime bien à prendre ma
part d’un sermon ; mais je n’aime pas qu’on me la fasse. » Que ce mot ait
été dit ou non, il peut servir de leçon. (Voltaire, Siècle de Louis XIV)
Il chante bien, mais il parle mal.
Toujours à propos de gens d’Église, voici un autre mot issu d’un récit
d’esprit trop potache et de tour trop invraisemblable pour n’être pas
soupçonnable. Un musicien, que plus tard Choisy nommera Gaye, aurait un
jour médit de Mgr Le Tellier, frère de Louvois, en disant de lui à un de ses
compagnons : Regarde le beau porc qu’est l’archevêque de Reims. Hasard
ou clef, c’est cet archevêque qu’un pamphlet célèbre nommera plus tard
« le cochon mitré ». Louvois, qui était tout près, rapporta le discours du
musicien à son frère, et le musicien, qui s’en aperçut, alla trouver le roi et
lui demander pardon. Le roi reprit gravement le musicien, puis se détourna,
car il ne pouvait s’empêcher de rire. Cependant l’archevêque, qui avait la
charge de maître de chapelle, fit chanter à la messe du roi un motet dans
lequel le musicien avait sa partie, et, pour le faire renvoyer, il disait
incessamment au roi : « Il chante mal, il chante mal. » Le roi, après avoir
patienté un peu, lui répondit : « Monsieur l’archevêque, il chante bien, mais
il parle mal. »(Primi Visconti, Mémoires sur la cour de Louis XIV, année
1676)
Cavoye croit devenir bel esprit, et Racine se croira bientôt un fin
courtisan.
Le marquis de Cavoye, qui avait partagé l’enfance de Louis XIV, garda
toujours la faveur de celui-ci et jouissait d’une place éminente à la cour,
bien qu’il fût, selon Saint-Simon, « sans esprit, sans naissance distinguée, et
sans entours ni services » (Mémoires, 1696). Racine, devenu historiographe
du roi, s’exerçait, lui, au métier de courtisan avec l’appui et la
considération du prince. Il avait remarqué que Cavoye et Racine se
promenaient toujours ensemble. Il les voyait un jour passer sur la terrasse :
« Cavoye, dit-il à ceux qui étaient alors auprès de lui, croit devenir bel
esprit, et Racine se croira bientôt un fin courtisan. » (Choisy, Mémoires)
Une arme dont le duc de Mazarin se sert fort bien.
Armand-Charles de La Porte de La Meilleraye, neveu de Richelieu, avait
épousé Hortense Mancini et pris le nom de duc de Mazarin. Il était grand-
maître de l’artillerie de France et un peu dérangé d’esprit. Une dévotion
mal entendue le saisit et gâta tout. La tête lui tourna bientôt. Il alla lui-
même un matin dans sa galerie casser à coups de marteau des statues
antiques d’un prix inestimable, croyant faire une action héroïque. […] Le
roi le plaignit et le laissa faire ; mais il n’oublia pas ce fait héroïque, et plus
de quatre ans après en visitant les bâtiments du Louvre, il se tourna vers
Perrault, contrôleur des bâtiments, et dit : « Voilà une arme dont le duc
de Mazarin se sert fort bien ». (Choisy, Mémoires) Plus sûrement
authentique, voici le billet qu’écrivit le roi à Colbert sur cette affaire
pitoyable. Je viens de recevoir la lettre que vous m’avez écrite sur les faits
et gestes du duc de Mazarin. L’envoi d’un exempt [officier de police] me
paraît trop violent et pourrait faire du bruit ; mais le parti que je prends est
de vous ordonner de lui parler de ma part, et de me faire savoir aussitôt ce
qui se sera passé, afin que je fasse plus s’il est nécessaire. (Louis XIV, À M.
Colbert. Toury, 24 octobre 1670. Grimoard et Grouvelle, V).
Je n’avais pas encore ouï parler d’une coadjuterie d’ambassade.
L’abbé de Choisy plaide pour être de l’ambassade qui va être envoyée au
Siam en 1685. Arguant de la nécessité d’avoir un bon théologien pour la
conversion du roi de Siam, ce que n’est pas le chevalier de Chaumont prévu
pour ce rôle, Choisy prie le cardinal de Bouillon, son ami et son appui en
l’affaire, de demander pour moi, écrit-il, la coadjuterie du chevalier et
l’ambassade ordinaire, en cas que le roi se fît instruire dans la religion
chrétienne. Il parla au roi, qui m’accorda ma demande, en disant : « Je
n’avais pas encore ouï parler d’une coadjuterie d’ambassade, mais il y a
raison à cause de la longueur et du péril d’un pareil voyage. » (Choisy,
Mémoires)
Au moins, il s’en tire avec esprit.
Au retour de l’ambassade du Siam, Choisy rend compte au roi de son
voyage. Le roi me fit beaucoup de questions, il m’en fit une autre dont on
parla fort, il me demanda comment on disait manger en siamois : je lui dis
qu’on disait kin. Un quart d’heure après il me demanda comment on disait
boire : je lui répondis kin. « Je vous y prends, dit-il, vous m’avez dit tantôt
que kin signifiait manger. — Il est vrai, Sire, lui repartis-je sans hésiter,
mais c’est qu’en siamois kin signifie manger, et pour dire boire, on dit kin
kaou, avaler du vin, et kin nam, avaler de l’eau. — Au moins, dit le roi en
riant, il s’en tire avec esprit. » Je disais vrai, et l’esprit n’a point aidé en
cette occasion. (Choisy, Mémoires)
La facilité que j’ai eue à lire votre billet.
Le roi plaisante avec humour sa cousine la Grande Mademoiselle sur son
écriture ordinairement illisible et exceptionnellement déchiffrable. Ma
Cousine, j’ai trouvé deux sortes d’agréments dans le compliment que vous
m’avez écrit sur la prospérité de mes armes : l’un, dans la facilité que j’ai
eue à lire votre billet, l’autre, d’y voir tant d’amitié dans la manière dont
vous vous montrez touchée de mon bonheur. (Louis XIV,
À Mlle de Montpensier. Au camp devant Dôle, 27 mai 1674. Grimoard et
Grouvelle, V)
Je sens comme je dois l’amitié que vous avez pour moi, n’ayant pas de
peine à la reconnaître dans toutes les différentes agitations de votre
esprit.
Décidément porté à l’humour (piquant) avec sa cousine, Louis XIV glisse
à la fin d’un billet anodin une pointe connivente sur les émotions diverses
de Mademoiselle qui, tremblant certes pour la vie de son royal cousin, il
n’en doute pas, s’émeut peut-être davantage de la prison de son cher
amant, l’incorrigible Lauzun. Je suis fâché de l’inquiétude que vous avez
eue de me savoir si proche des ennemis, mais je ne doute pas qu’elle n’ait
cédé à la joie de la prise de Bouchain, lorsque vous aurez été mieux
informée de la disposition des choses. Cependant, je sens comme je dois
l’amitié que vous avez pour moi, n’ayant pas de peine à la reconnaître dans
toutes les différentes agitations de votre esprit (Louis XIV,
À Mlle de Montpensier. Au camp de Hurtebise, 19 mai 1676. Grimoard et
Grouvelle, V)
Reste à vingt-neuf !
Dans l’émoi de son retour à la cour après trente ans d’exil, le marquis
de Vardes commet l’erreur de saluer le Dauphin en présence du roi, devant
qui on ne devait saluer personne : « Sire, je ne sais plus rien ; j’ai tout
oublié. Il faut que Votre Majesté me pardonne jusqu’à trente sottises. — Eh
bien ! je le veux, dit le roi, reste à vingt-neuf. » (Sévigné,
À Mme de Grignan, 26 mai 1683).
On ne saurait marcher bien vite, quand on est aussi chargé de
lauriers.
Il y a des mots moqueurs, il y a des mots flatteurs. En voici un destiné au
Grand Condé. Le prince de Condé l’étant venu saluer, après le gain d’une
bataille contre Guillaume III, le roi se trouva sur le grand escalier, lorsque le
prince, qui avait de la peine à monter à cause de sa goutte, s’écria : « Sire,
je demande pardon à Votre Majesté, si je la fais attendre. — Mon Cousin,
lui répondit le roi, ne vous pressez pas ; on ne saurait marcher bien vite,
quand on est aussi chargé de lauriers que vous l’êtes… » (Chaudon,
Nouveau Dictionnaire historique)
Voilà donc, monsieur le maréchal, le rameau d’olivier que vous
m’apportez : il couronne tous vos lauriers.
Le maréchal de Villars, après sa victoire de Denain, est envoyé par le roi
négocier le traité de Rastadt. Voici les paroles pleines d’esprit avec
lesquelles, selon l’abbé de La Pause de Margon, premier éditeur d’une
version assez librement interprétée des Mémoires manuscrits du maréchal,
Louis XIV l’accueillit. Le roi lui dit, en le voyant : « Voilà donc, monsieur le
maréchal, le rameau d’olivier que vous m’apportez : il couronne tous vos
lauriers. » Il est vrai que, selon cette même version des Mémoires du duc de
Villars, le maréchal aurait quitté le roi en lui disant : Je pars, Sire, […]
avec la résolution d’apporter à Votre Majesté bien des lauriers, si je ne puis
bientôt lui apporter le rameau d’olivier. Le trait d’esprit supposé serait ainsi
passé d’une bouche à l’autre. (La Pause de Margon, Mémoires de Villars,
III)
Au moins, M. Le Brun, ne vous laissez pas mourir pour faire valoir
[vos tableaux] : je les estime assez dès à présent sans cela.
De même nature, ce trait d’esprit flatteur pour Le Brun. Le 4 avril 1686,
M. Le Brun porta à Versailles le tableau qu’il avait fait en moins de deux
mois de temps, sur le sujet des Filles de Jethro, que Moïse défendit contre
l’insulte des bergers qui avaient abreuvé leur bétail de l’eau que ces filles
avaient tirée. […] Le roi reçut ce tableau avec beaucoup de joie, envoya
quérir M. le Dauphin et Mme la Dauphine, pour le voir, et tout ce qu’il y
avait de plus considérable à la cour, et parce que la Grande Mademoiselle
de Montpensier passait un peu vite, le roi lui dit : « Ma cousine a la maladie
de notre famille qui veut voir ces choses promptement. » […] Le roi
s’adressant à Mme la Dauphine, lui dit : « Après la mort de M. Le Brun,
voilà des tableaux qui seront sans prix. » Continuant à parler de cette
catastrophe qui arrive aux peintres dont la mort augmente leurs ouvrages de
prix et puis se tournant vers M. Le Brun, il lui dit : « Au moins, M. Le
Brun, ne vous laissez pas mourir pour faire valoir les vôtres : je les estime
assez dès à présent sans cela. » (Guillet de Saint-Georges, Conférences de
l’Académie, II).
Je vous fais mes excuses de la mauvaise nuit que je vous ai fait passer.
De même, ce mot qui accompagne d’une pointe de remords un sourire à la
fois bienveillant et amusé, lorsque Villacerf quittant la surintendance des
bâtiments, Louis XIV ne donne pas tout de suite le poste à Hardouin-
Mansart qui l’attend et s’y attend, mais le fait languir jusqu’au lendemain.
Cet emploi vaut plus de 50 000 fr. de rente, et l’entière disposition de
plusieurs petits emplois. Il donne un fort grand commerce avec le roi et
beaucoup d’occasions de faire plaisir aux courtisans dans toutes les maisons
royales. Mansart en avait parlé hier au roi, qui ne lui avait point rendu de
réponse positive, et S. M. en le lui donnant aujourd’hui lui a dit : « Je vous
fais mes excuses de la mauvaise nuit que je vous ai fait passer. » Le roi a eu
même la bonté de dire aux courtisans qu’il espérait que tous ceux qui
connaissent Mansart seraient bien aises de la grande grâce qu’il vient de lui
accorder. (Dangeau, Journal, 8 janvier 1699)
Je suis bien fâché de vous voir ici.
Autre trait d’esprit porteur de bienveillance, ces mots adressés au fils de
Jacques II d’Angleterre qu’à la mort de son père exilé la France vient de
reconnaître comme « le Prétendant ». Il entre, dans les termes avec lesquels
Louis XIV accueille à Marly ce roi qui n’en est pas un, une grandeur qui se
vêt de bonhomie et une attention délicate envers un destin malheureux. En
joignant le roi d’Angleterre, il lui dit : « Monsieur, il faut bien aller au-
devant de vous pour vous embrasser » ; et en même temps, l’ayant
embrassé des deux côtés, il continua en disant : « Je suis ravi de vous voir
en bonne santé, mais je vous avoue que je suis bien fâché de vous voir ici. »
(Sourches, Mémoires, 22 avril 1708)
Mais celui qui sait plaire/Est le sage Boisfranc.
Voltaire prête deux pièces de vers de circonstance (et de mirliton) à
Louis XIV. Grouvelle disposait d’un manuscrit qui en comportait trois,
attribuées au roi, dont une, composée avec Mme de Montespan, doit sans
doute peu à son royal amant. Les deux autres sont celles mêmes que
Voltaire cite, mais dans le manuscrit utilisé par Grouvelle, la première des
deux est améliorée (?) d’un jeu de mots sur le chancelier Ferrand rimant
avec « maréchal-ferrant », qui invite à préférer cette version — avec toute
réserve sur l’authenticité de ces vers. Il s’agirait du pastiche d’une
chansonnette à la mode.
Chez mon cadet de frère
Le chancelier Ferrand,
Est bien moins nécessaire
Qu’un maréchal-ferrant.
Mais celui qui sait plaire
Est le sage Boisfranc.
Il y eut un Macé ou Mathieu Ferrand chancelier de France au XIVe siècle
sous Philippe VI de Valois. On ne voit pas ce qu’il viendrait faire ici, sinon
par référence à une chanson disparue que ces vers parodieraient et où
auraient pu intervenir le nom de Ferrand et le prénom de son roi (Monsieur
se prénomme aussi Philippe). En revanche, Joachim Adolphe de Seiglière
de Boisfranc est bien connu comme surintendant général de la maison de
Monsieur, frère du roi, puis chancelier du même. (Louis XIV, Amusements
poétiques. Grimoard et Grouvelle, VI)
Rien ne peut l’arrêter quand la chasse l’appelle.
Voici un Impromptu fait en congédiant le Conseil dont l’authenticité et
l’origine sont moins discutables : la composition par Louis XIV en est
attestée par Dangeau. Il s’agit de la parodie de trois vers du prologue
composé par Quinault pour l’opéra de Lully Atys : « Les Plaisirs à ses
yeux ont beau se présenter/Sitôt qu’il voit Bellone, il quitte tout pour
elle/Rien ne peut l’arrêter quand la gloire l’appelle. » Pasticher ou
parodier l’opéra était de grande mode.
Le Conseil à ses yeux a beau se présenter,
Sitôt qu’il voit sa chienne, il quitte tout pour elle :
Rien ne peut l’arrêter quand la chasse l’appelle.
(Louis XIV, Amusements poétiques. Grimoard et Grouvelle, VI)
Atys est trop heureux.
L’allusion à Atys trouve prolongement et répercussion dans une anecdote
rapportée par Clément. Louis XIV ayant demandé à Mme de Maintenon
lequel des opéras elle aimait le mieux, elle se déclara pour Atys ; sur quoi
le roi lui répondit : « Atys est trop heureux. » On sait que ce sont les mots
mêmes que chante Sangaride au début de l’opéra. (Clément et La Porte,
Anecdotes dramatiques)
LE ROI SE DIVERTIT
La vie du monarque partagée entre le gouvernement intérieur de l’État et
la guerre sur le théâtre extérieur est entrecoupée de mille obligations de
parade auxquelles il sacrifie en trouvant dans certaines l’occasion de
satisfaire son goût pour des divertissements qu’il prisait plus que d’autres :
la chasse, la danse et les spectacles (de musique en particulier). Ces
activités n’ont pas nécessairement suscité des mots, des conversations, des
anecdotes conservées, enjolivées ou forgées en nombre proportionné à la
pratique plus que fréquente qu’en eut le roi. Mais du moins peut-on en
réunir quelques illustrations verbales en écho à cette part non négligeable
de sa vie qu’il sacrifiait à ses menus plaisirs.
► Chasses, fêtes et spectacles
Que je serais aise qu’il se voulût battre contre moi pour terminer la
guerre tête à tête !
Le goût pour les parades et les divertissements « sportifs » où l’on montre
sa force et son adresse en compétition remonte chez Louis XIV à un
imaginaire de la compétition physique enraciné dans le passé. Un jour de
sa jeunesse, ferraillant avec sa mère née Habsbourg d’Espagne sur
l’ancienneté de leurs races, il imagine par plaisanterie ce pittoresque
retour aux façons du Camp du drap d’or. « Si nous étions à nous disputer, le
roi d’Espagne et moi, je lui ferais bien céder. Que je serais aise qu’il se
voulût battre contre moi pour terminer la guerre tête à tête! Mais il n’aurait
garde : de cette race-là ils ne se battent jamais. Charles-Quint ne le voulut
jamais contre François 1er, qui l’en pressa instamment. » Le roi faisait mille
contes de cette force le plus agréablement du monde. Mais la reine sa mère
dit : « Quoiqu’on ne fasse que railler, et que ce ne soit pas tout de bon que
vous voulussiez vous battre contre mon frère, ces discours-là ne me plaisent
point. Parlons d’autre chose. » (Montpensier, Mémoires, année 1658)
Nous avons fait aujourd’hui la plus belle chasse du monde.
On sait Louis XIV grand chasseur, et ses contemporains le disent
volontiers. Mais il est plus rare de l’entendre évoquer ce divertissement.
Nous avons fait aujourd’hui la plus belle chasse du monde ; le cerf a duré
trois heures, et s’est fait voir plusieurs fois. Voilà tout ce que je vous dirai
pour aujourd’hui. Et un mois plus tard. Il fait à l’heure qu’il est une tempête
effroyable : il a plu tout le jour à plusieurs reprises. J’étais à la chasse, et
j’ai été obligé d’en revenir sur les quatre heures : cela vous peut faire juger
que le temps était bien mauvais, car je ne reviens pas d’ordinaire pour une
petite pluie. (Louis XIV, Au Dauphin. Marly, 19 juillet 1694/Versailles,
13 août 1694. Grimoard et Grouvelle, IV)
Les plaisirs honnêtes ne nous ont pas été donnés sans raison par la
nature.
Évoquant le carrousel de 1662, Louis XIV légitime aux yeux du Dauphin
l’usage des divertissements par les rois pour des raisons d’abord générales,
puis spécifiques à la politique de l’image qui régit son propre règne. Voici
les premières. Les plaisirs honnêtes ne nous ont pas été donnés sans raison
par la nature ; […] ils délassent du travail, fournissant de nouvelles forces
pour s’y appliquer, servent à la santé, calment les troubles de l’âme et
l’inquiétude des passions, inspirent l’humanité, polissent l’esprit,
adoucissent les mœurs, et ôtent à la vertu je ne sais quelle trempe trop aigre,
qui la rend quelquefois moins sociable et par conséquent moins utile.
(Louis XIV, Mémoires pour l’année 1662)
Je voudrais faire une loterie.
En application de la règle ci-dessous, voici une mission de confiance et
d’importance pour Colbert. Depuis que je ne vous ai vu, il m’est venu une
pensée qui me coûtera un peu cher ; mais elle fera plaisir à bien des gens
qui sont ici, dont les reines sont les premières. Je voudrais faire une loterie,
comme celle que M. le cardinal fit ; c’est-à-dire, qu’il n’en coûte rien à
personne qu’à moi. Je serai bien aise de surprendre le monde, et pour cela je
n’en ai parlé qu’aux reines. Je ne veux pas qu’elle soit de plus de trois mille
pistoles [c’est, selon Furetière, la dot nécessaire pour prétendre à épouser
un avocat ou un auditeur des comptes], lesquelles étant bien employées, me
feront avoir bien des bijoux ; car des hardes je n’en veux point. Songez-y
aussitôt que vous recevrez ce billet, et essayez de trouver dans peu de temps
tout ce qu’il y aura de joli et d’agréable dans Paris. Comme personne n’en
saura rien, vous aurez plus de facilité et meilleur marché. Je veux le gros lot
de cinq cents pistoles ; pour les autres je ne m’arrête pas à un prix fixe, et ce
qu’il y aura de plus beau, d’un prix médiocre, est ce que j’aimerai le mieux.
On pourra avoir des bagues, des bracelets, des montres, des crochets, des
étuis, etc. Il faut une cassette jolie pour enfermer tout, qui fera un lot en son
particulier. La lettre suivante énumère les noms de celles que je crois qui en
pourraient être, afin que les ayant vues, vous puissiez faire une espèce de
projet de ce qu’il y aura. Puis, sans transition, pour la chambre de justice, il
faut soutenir ce qu’on a fait, en continuant la conduite que j’ai prise, avec
autant de force ou plus si c’est nécessaire [il s’agit du tribunal chargé de
condamner Fouquet. On appréciera le lien avec un projet de loterie]
(Louis XIV, À M. Colbert. Saint-Cloud, 2 mai 1664/Au même, mai 1664.
Grimoard et Grouvelle, V)
Faites-vous une sorte de règle qui vous donne des temps de liberté et
de divertissement.
Ce qu’il faisait lui-même en ce domaine, Louis XIV propose à son petit-
fils devenu roi d’Espagne de le faire aussi. Sauf peut-être en matière de
dépenses : l’on est en 1700, et les finances s’épuisent après la longue
guerre que conclut le traité de Ryswick, avant l’ouverture de la terrible
guerre de Succession d’Espagne. Ne quittez jamais vos affaires pour votre
plaisir ; mais faites-vous une sorte de règle qui vous donne des temps de
liberté et de divertissement. Il n’y en a guère de plus innocents que la
chasse et le goût de quelque maison de campagne, pourvu que vous n’y
fassiez pas trop de dépense. (Louis XIV, Instructions au duc d’Anjou)
Sa beauté m’a surpris, et le prix m’a étonné ; elle paraît d’une bien
plus grande valeur.
Mais le roi de France savait lui-même s’appliquer cette règle : les affaires
sont les affaires. Je vous renvoie la boîte que vous m’avez envoyée pour le
milord Duras, afin que vous la lui donniez de ma part. Il est à Paris et y doit
demeurer quelques jours ; elle est fort belle, et le présent est très beau. J’ai
reçu aussi la table de bracelets pour le milord Sunderland : je l’envoie à
Courtin pour la lui donner. Sa beauté m’a surpris, et le prix m’a étonné ; elle
paraît d’une bien plus grande valeur. Je suis bien aise que vous ayez donné
ordre au paiement comme vous avez fait ; cela ne me surprend pas, sachant
l’envie que vous avez de me plaire. (Louis XIV, À Colbert. Lille, 5 mars
1677. Grimoard et Grouvelle, V)
Comme il y manque la partie que représente Arlequin, je vous prie
très instamment de me l’envoyer sans délai.
Parallèlement aux troupes de l’Hôtel de Bourgogne et à celle de Molière,
et bien avant la création de la Comédie-Française, le roi protégeait les
comédiens italiens de Paris, jusqu’à prendre la plume pour s’assurer le
transfert d’un acteur de prestige indispensable à leur répertoire (peut-être
Domenico Biancolelli, qui semble être arrivé en effet à Paris à cette date à
peu près). Mon Cousin, je voudrais bien rendre la plus complète qu’il sera
possible la troupe de comédiens italiens que j’ai fait venir exprès ici pour
me délasser quelquefois à les entendre ; et comme il y manque la partie que
représente Arlequin, je vous prie très instamment de me l’envoyer sans
délai, l’assurant qu’il sera traité aussi favorablement qu’aucun autre de la
compagnie. (Louis XIV, Au duc de Parme. À Fontainebleau, 5 juillet 1661.
Grimoard et Grouvelle, V).
Une personne qui contribue quelquefois à mon divertissement.
Même souci pour Scaramouche que pour Arlequin, mais en sens inverse :
en mai 1662 Fiorelli-Scaramouche rentrait en Toscane pour régler ses
affaires de famille. Louis XIV tint à s’assurer que cette absence serait
provisoire, car depuis son enfance il s’enchantait du jeu de ce comédien.
Mon Cousin, j’ai permis à Tiberio Fiorelli d’aller chez lui, à condition de se
rendre à ma suite dans la Toussaint ; et comme je désire qu’il revienne
précisément dans ce temps-là, je n’ai pas voulu le laisser partir sans vous
convier par ces lignes à favoriser son retour, en facilitant par votre autorité
l’ajustement de ses affaires, suivant le besoin qu’il en aura, et prenant au
surplus sa famille en votre protection. Je m’assure que, s’agissant d’une
personne qui contribue quelquefois à mon divertissement, vous n’aurez pas
de peine à m’obliger en cette occasion, puisqu’en de plus importantes je
vous témoignerai de bon cœur l’affection que j’ai pour vous. (Louis XIV,
Au grand-duc de Toscane. Paris, 28 mai 1662. Grimoard et Grouvelle, V).
La reine ma mère qui avait de la piété et la reine qui communiait trois
fois la semaine ont vu tout cela comme moi.
Durant la fin du règne engluée dans la dévotion, le roi continue de
défendre l’opéra contre Mme de Maintenon, par amour pour la musique
qu’il fredonne volontiers. Elle s’en plaint. Cette musique par exemple qui
fait le seul plaisir du roi, et où l’on n’entend que des maximes absolument
contraires aux mœurs serait, ce me semble, bien convenable à retoucher ou
à proscrire. Si l’on en dit un mot, le roi répond aussitôt : « Mais cela a
toujours été. La reine ma mère qui avait de la piété et la reine qui
communiait trois fois la semaine ont vu tout cela comme moi. » Il est vrai
que pour lui personnellement, cela ne lui fait aucune impression, qu’il n’est
occupé que de la beauté de la musique, des sons, des accords et qu’il chante
même ses propres louanges, comme si c’étaient les louanges d’un autre ; et
seulement par goût pour les airs. Mais il n’en est pas de même de tout le
reste des spectateurs ; et il est impossible que, parmi tant de jeunes cœurs, il
n’y en ait de sensibles à ces paroles pleines d’une morale qui fait consister
le bonheur dans le plaisir. (La Beaumelle, « Entretiens de
Mme de Maintenon », VII, dans Mémoires pour servir à l’histoire de
Mme de Maintenon, VI)
► Bâtir, planter, collectionner
Je vous ferai tenir de l’argent, pour m’acheter des animaux rares
dans les pays où vous irez.
Louis XIV écrit au duc de Beaufort s’embarquant pour la malheureuse
expédition de Gigeri (Djidjelli, en Kabylie), base navale des pirates
barbaresques. Dans l’urgence, Louis XIV ne peut aller qu’à l’essentiel : le
bouturage et la ménagerie pour ses jardins. Mon Cousin, j’ai peu de chose
à répondre à votre lettre, et encore moins de temps pour le faire, l’ordinaire
étant prêt à partir. Vous saurez par les dépêches du sieur de Lionne, mes
intentions sur tout ce qui est de la marine. Je vous ferai tenir de l’argent
pour m’acheter des animaux rares dans les pays où vous irez ; et pour ce qui
est des oiseaux, je serai bien aise d’en avoir le plus qu’il se pourra. J’attends
aussi les orangers par la voie qui sera la meilleure ; mais je ne tiens pas
praticable le berceau que vous proposez, pour la difficulté qu’il y aurait à si
bien ajuster la charpente, qu’ils la pussent conserver l’hiver, ayant le pied
en pleine terre. Je vous recommande seulement d’avoir soin de m’en choisir
qui aient la tige fort haute. (Louis XIV, Au duc de Beaufort. Paris,
23 février 1664. Grimoard et Grouvelle, V)
Je ne m’y connais pas assez pour en découvrir toutes les beautés.
En littérature ou dans les arts, le roi manifeste la même humilité devant
les connaisseurs qu’en matière militaire ou religieuse, où il manquait
d’instruction et le savait. En 1700, le surintendant des bâtiments du roi de
Suède, Nicodème Tessin, offre à Louis XIV un saint Jérôme peint par
Corrège. Faut-il faire place dans les petits appartements à cette toile
supposée par certains n’être qu’une esquisse d’un original de taille
supérieure accroché dans l’église Saint-Antoine à Parme ? Torcy raconte
comment il introduit le correspondant de Tessin à Paris, Daniel Cronström,
auprès du roi qui demande des explications et tâche de former son
jugement. Je trouve Sa Majesté occupée à regarder attentivement le tableau.
Elle m’apostrophe d’abord [d’emblée] sans me laisser parler, disant : « Les
connaisseurs le trouvent fort beau. » Puis, informé que Hardouin-Mansart
est aussi de cet avis : « Je vois bien qu’il est fort beau, mais je ne m’y
connais pas assez pour en découvrir toutes les beautés. […] L’on trouve les
draperies d’un autre goût que celles des autres tableaux du Corrège, mais,
comme c’est l’esquisse du grand à ce qu’on prétend qui est à Parme, il ne
faut pas s’en étonner. » On persuade le roi du contraire et il remercie
obligeamment pour le cadeau. (L’Épinois, Gazette des Beaux-Arts, 1965)
Il y a trop longtemps que vous me servez utilement et avec succès
pour vous oublier.
Le 18 avril 1687, M. Le Brun ayant su que le roi lui avait ordonné une
gratification de 13 000 livres, fut à Versailles en remercier Sa Majesté, qui
lui dit d’abord [d’emblée] : « Y a-t-il quelque chose, M. Le Brun ? » Et
après qu’il eut dit qu’il venait pour remercier Sa Majesté, elle lui répondit :
« Il y a trop longtemps que vous me servez utilement et avec succès pour
vous oublier. » [Guillet de Saint-Georges, Conférences de l’Académie, II]
La beauté du dessein de mon bâtiment du Louvre.
Avant que Versailles n’absorbe toute son attention et tous les crédits des
bâtiments du roi, le Louvre intéressait Louis XIV. Il apparaît dans cette
réponse à la reine Christine au tout début de 1666 presque naïvement fier
du projet de la colonnade dont Le Vau vient de lui donner le dess[e]in et
que Claude Perrault mettra en œuvre. Madame ma Sœur, j’étais déjà très
satisfait de la beauté du dessein de mon bâtiment du Louvre ; mais
l’approbation de Votre Majesté y ajoute un nouveau lustre qui me donne
plus d’impatience de le voir exécuter, et plus d’affection et d’estime pour
celui qui en est l’auteur. (Louis XIV, À la reine Christine. Paris, 15 janvier
1666. Grimoard et Grouvelle, V)
Comme il faut avoir égard au public, je suis d’avis de partager le
différend par la moitié.
Les monuments publics doivent aussi se conformer au désir du public, et
singulièrement le palais où demeure le roi dans sa capitale. Louis XIV
recevant les plans de la future colonnade du Louvre arbitre, en ce domaine
comme en bien d’autres, les conflits — les « différends » — en choisissant
la voie moyenne. Quand le roi alla voir ce modèle, il en parut tout à fait
content ; mais presque tout le public trouva que les arcades, et
particulièrement celle du milieu, n’était [sic] pas assez large pour sa
hauteur. […] Le roi ordonna là-dessus à M. Colbert de lui faire deux petits
dessins, l’un du modèle tel qu’il était, et l’autre de la proportion qu’on
souhaitait qu’il eût. Mon frère fit ces deux dessins, qui ont été deux ou trois
mois dans la chambre du roi, et que Sa Majesté rendit ensuite à M. Colbert
en lui disant : « Je persiste toujours à trouver le dessin du modèle tel qu’il
est plus beau que l’autre ; cependant, comme il faut avoir égard au public,
je suis d’avis de partager le différend par la moitié, et d’augmenter la
largeur des arcades de la moitié de ce que l’on demande. » Cette résolution
fut suivie dans l’ouvrage effectif, qui est d’une proportion moyenne entre
celle des deux petits dessins. (Perrault, Mémoires, liv. III)
Examiner, entre les meubles du sieur Fouquet, ceux qui seront
propres pour mon service.
Du bon usage des dépouilles : Louis XIV racheta une partie des biens
somptueux de Fouquet que vendait sa femme après l’emprisonnement du
condamné qui la laissait sans les revenus considérables qui avaient été
ceux d’un surintendant des finances. Du Met, intendant des meubles de la
couronne, se transportera incessamment à Paris dans la maison de Catelan
[François Catelan, financier, secrétaire au Conseil des finances, ancien
proche et homme de confiance de Fouquet], pour examiner, entre les
meubles du sieur Fouquet, ceux qui seront propres pour mon service, savoir
leur estimation, et m’en venir rendre compte sans délai. (Ordre du roi.
7 août 1668. Grimoard et Grouvelle, V)
Le travail qu’on fait à Saint-Germain, sur les terrasses de
l’appartement de Mme de Montespan.
Exemple de préoccupation du roi écrivant à Colbert depuis Nancy où,
durant la guerre de Hollande, il s’apprête à entrer en Alsace pour en
découdre avec les Allemands. Vous ne m’avez rien mandé dans toutes les
lettres que vous m’ayez écrites, touchant le travail qu’on fait à Saint-
Germain, sur les terrasses de l’appartement de Mme de Montespan. Il faut
achever celles qui sont commencées, et accommoder les autres ; l’une en
volière pour y mettre des oiseaux, et pour cela il ne faut que peindre la
voûte et les côtés, et mettre un fil de fer à petites mailles, qui ferme du côté
de la cour, avec une fontaine en bas, pour que les oiseaux puissent boire ; à
l’autre, il faudra la peindre, et ne mettre qu’une fontaine en bas,
Mme de Montespan la destinant pour y mettre de la terre, et en faire un petit
jardin. Mandez-moi ce que vous avez fait là-dessus jusqu’à cette heure.
(Louis XIV, À Colbert. Nancy, 26 septembre 1673. Grimoard et Grouvelle,
V)
Si vous l’abattez, je le ferai rebâtir tel qu’il est et sans y rien changer.
Mais évidemment le grand dessein du règne, c’est Versailles. Piété filiale
ou dilection particulière pour ce que Saint-Simon appelait un « château de
cartes » ? Le goût de Louis XIV est plus mêlé qu’on ne le dit parfois. Dans
ce temps-là, M. Colbert et presque toute la cour, ayant considéré que ce qui
restait du petit et ancien château de Versailles n’avait aucune proportion ni
aucun rapport avec les bâtiments neufs qu’on y a ajoutés, tâchèrent à porter
le roi à faire abattre ce petit château pour faire achever tout le palais du
même ordre et de la même construction que ce qui est bâti de nouveau.
Mais le roi voulut toujours conserver le petit château. On eut beau lui dire
qu’il menaçait ruine et qu’il bouclait en plusieurs endroits, il se douta du
dessein, et dit d’un ton fort et qui paraissait ému de colère : « Faites ce qu’il
vous plaira, mais, si vous l’abattez, je le ferai rebâtir tel qu’il est et sans y
rien changer. » Ces paroles raffermirent tout le château et rendirent ses
fondements inébranlables. (Perrault, Mémoires, liv. IV)
D’où vient qu’à Versailles nous faisons des dépenses effroyables et
nous ne voyons presque rien d’achevé ?
Versailles, c’est le gouffre financier du règne, qui va absorber les crédits
de bien d’autres travaux, à commencer par ceux du Louvre. En l’année
1679, le roi alla visiter les fortifications que M. de Louvois avait fait faire à
diverses places du royaume. Sa Majesté en revint très satisfaite, mais
surtout du peu qu’elles avaient coûté par rapport à la grandeur et à l’étendue
des ouvrages que M. de Louvois n’avait pas manqué d’exagérer. Au retour
il dit à M. Colbert : « Je viens de voir les plus belles fortifications du monde
et les mieux entendues ; mais ce qui m’a le plus étonné, c’est le peu de
dépense qu’on y a faite : d’où vient qu’à Versailles nous faisons des
dépenses effroyables et nous ne voyons presque rien d’achevé ? Il y a
quelque chose à cela que je ne comprends point. » M. Colbert fut vivement
blessé de ce reproche, et quoiqu’il rendît au roi de très bonnes raisons de la
différence qui se trouvait entre les ateliers d’armée, où les soldats ne
reçoivent qu’une très petite paye, et les ateliers de Versailles où l’on paye
de fortes journées aux paysans qui y travaillent ; que les ouvrages des
fortifications se voient d’un coup d’œil et sont tous d’une même espèce ;
que ceux de Versailles sont répandus en mille endroits, et presque tous
d’espèces différentes, il crut [fut convaincu] que ce monarque avait été
prévenu [qu’on lui avait donné des préventions] sur cet article, et
qu’assurément on lui avait fait entendre qu’on payait trop cher tout ce qui se
faisait à Versailles. (Perrault, Mémoires, liv. IV).
Je ne veux plus songer à bâtir.
Si on prête à Louis XIV sur son lit de mort le regret d’avoir trop aimé
bâtir, l’idée se répercute ensuite sur le passé de la vie du roi, au point qu’on
a voulu en trouver une expression (plus que douteuse) dans une phrase
qu’on prétend au XVIIIe siècle recueillie par Jean Racine dans les notes qu’il
destinait à l’histoire du règne. Le propos remonterait aux années où Jules
Hardouin-Mansart venait d’être nommé intendant général des bâtiments du
roi (ce fut en 1685). On prétend que les remontrances que lui faisait Colbert
au sujet des bâtiments l’avaient chagriné jusque-là qu’il dit une fois à
Mansart : « On me donne trop de dégoûts, je ne veux plus songer à bâtir. »
(Racine, « Fragments historiques » dans Louis Racine, Vie de Jean Racine,
II. Absent dans l’éd. Picard — parce que suspect)
► Les arts et lettres
Ôtez-moi ces magots-là.
Les goûts artistiques du roi, dont témoignent le décor de ses palais et plus
vaguement le contenu de ses collections, sont arrêtés sur le grand, le
sensible et le pompeux. Les peintres dans le goût flamand ne trouvaient
point de grâce devant ses yeux : « Ôtez-moi ces magots-là », dit-il un jour
qu’on avait mis un Téniers dans un de ses appartements. (Voltaire,
Anecdotes sur Louis XIV)
Le Brun et Le Nôtre sont venus ici. Je suis très aise que Le Brun ait
vu cette attaque.
Emblème du lien entre la guerre, la gloire et les arts, en 1677, quand
Louis XIV assiège Cambrai. Je suis bien aise que Le Brun voie la
disposition de ce siège, car elle est fort belle. Et le surlendemain : Le Brun
et Le Nôtre sont venus ici. Je suis très aise que Le Brun ait vu cette attaque
[celle de Cambrai] ; il a été aussi à Valenciennes. Faites-leur donner à
chacun quinze cents livres pour leur voyage. (Louis XIV, À Colbert. Du
camp près de Cambrai, 17 et 19 avril 1677. Grimoard et Grouvelle, V)
C’est du gaulois !
Si l’on en croit Louis Racine, fils de Jean, Louis XIV aurait eu des idées
arrêtées et étroites sur le style du siècle qui précéda le sien. Mais
l’anecdote tourne trop à l’apologie de Racine par son fils pour ne pas être
suspecte. Il [Louis XIV] aimait à l’entendre lire, et lui trouvait un talent
singulier pour faire sentir la beauté des ouvrages qu’il lisait. Dans une
indisposition qu’il eut, il lui demanda de lui chercher quelque chose propre
à l’amuser : mon père proposa une des Vies de Plutarque : « C’est du
gaulois ! », répondit le roi. Mon père répliqua qu’il tâcherait en lisant de
changer les tours de phrase trop anciens, et de substituer les mots en usage
aux mots vieillis depuis Amyot [auteur de la célèbre traduction des Vies
des hommes illustres de Plutarque, 1569]. Le roi consentit à cette lecture, et
celui qui eut l’honneur de la faire devant lui sut si bien changer en lisant
tout ce qui pouvait, à cause du vieux langage, choquer l’oreille de son
auditeur, que le roi écouta avec plaisir et parut goûter toutes les beautés de
Plutarque : mais l’honneur que recevait ce lecteur sans titre fit murmurer
contre lui les lecteurs en charge. (Louis Racine, Vie de Jean Racine). Reste
cette confirmation incontestable du fait sinon du mot par Dangeau : Il [le
roi] fait veiller, la nuit, dans sa chambre Racine pour lui lire les Vies de
Plutarque pendant qu’il ne dort pas. (Dangeau, Journal, 3 septembre 1696)
Mais à quoi sert de lire ?
Un mot suspect rapporté par Voltaire a définitivement accrédité la
distance du roi envers les livres. Primi Visconti, certes, écrivait déjà que la
seule vue d’un livre le fatigue, quoiqu’il soit bien aise de les recevoir. Sans
doute Louis XIV aimait-il, plus que les lire, se les faire lire ou résumer,
voire en parler avec de meilleurs connaisseurs que lui. L’écoute d’un livre
lu oralement est un usage ancien. Athénaïs de Mortemart, femme du
marquis de Montespan, sa sœur aînée, la marquise de Thianges, et sa
cadette, pour qui elle obtint l’abbaye de Fontevrault, étaient les plus belles
femmes de leur temps ; et toutes trois joignaient à cet avantage des
agréments singuliers dans l’esprit. Le duc de Vivonne, leur frère, maréchal
de France, était aussi un des hommes de la cour qui avaient le plus de goût
et de lecture. C’était lui à qui le roi disait un jour : « Mais à quoi sert de
lire ? » Le duc de Vivonne, qui avait de l’embonpoint et de belles couleurs,
répondit : « La lecture fait à l’esprit ce que vos perdrix font à mes joues. »
(Voltaire, Siècle de Louis XIV)
Gazettes, gazettes.
Prévenu contre les deux inséparables historiographes du roi, Racine et
Boileau, par le maréchal d’Estrades qui méprise les rimailleurs et les croit
incapables de pénétrer les sentiments élevés et les actes d’un roi hors de
leur portée, Primi Visconti ne sera pas cru sur parole dans la relation de la
scène suivante qu’il rapporte à travers le récit de son informateur partial et
malintentionné. Le maréchal d’Estrades m’aborda un autre jour en souriant
et me dit : « Je vous avais bien dit que nos historiographes feraient mieux
de s’en retourner à leurs rimes. Ces messieurs ont lu hier chez
Mme de Montespan quelques parties de leur histoire ; le roi secouait la tête
et de temps en temps il disait tout bas à Mme de Montespan : “Gazettes,
gazettes”. » La comtesse de Gramont me confirma la même chose. (Primi
Visconti, Mémoires sur la cour de Louis XIV, année 1679)
Il faut faire assembler l’Académie au Louvre ; cela me paraît mieux,
quoiqu’un peu incommode.
En 1672, Colbert fait au roi des propositions sur le lieu le plus propre à
accueillir les réunions de l’Académie française qui a sollicité le patronage
de Sa Majesté. Il n’y a que le Louvre ou la Bibliothèque de V. M. Le
Louvre est plus digne et plus embarrassant ; la Bibliothèque serait moins
digne jusqu’à ce qu’elle fût attachée au Louvre, et plus commode. Réponse
du roi sur la lettre même. Il faut faire assembler l’Académie au Louvre ;
cela me paraît mieux, quoiqu’un peu incommode. (Louis XIV, Lettre de
Colbert/réponse du roi. Saint-Germain-en-Laye, 10 mai 1672. Grimoard et
Grouvelle, V)
Il faut […] qu’à l’avenir l’Académie française vienne me haranguer.
De même Louis XIV ordonnera-t-il qu’à l’instar des autres corps
constitués l’Académie vînt le haranguer pour saluer les hauts faits du
règne. C’était conférer à une institution chargée de la régulation de la
langue et des ouvrages de langage un statut social similaire à celui des
institutions régaliennes. Voici une mise en scène pittoresque de cette
décision. C’est à M. Rose, secrétaire du cabinet, et qui depuis a été de
l’Académie, à qui on en a l’obligation. Voici comment la chose se passa. Le
roi jouait à la paume à Versailles, et, après avoir fini sa partie, se faisait
frotter au milieu de ses officiers et de ses courtisans, lorsque M. Rose, qui le
vit en bonne humeur et disposé à entendre raillerie, lui dit ces paroles :
« Sire, on ne peut pas disconvenir que Votre Majesté ne soit un très grand
prince, très bon, très puissant et très sage, et que toutes choses ne soient très
bien réglées dans tout son royaume ; cependant j’y vois régner un désordre
horrible, dont je ne puis m’empêcher d’avertir Votre Majesté. — Quel est
donc, Rose, dit le roi, cet horrible désordre ? — C’est, Sire, reprit M. Rose,
que je vois des conseillers, des présidents et autres gens de longue robe dont
la véritable profession n’est point de haranguer, mais bien de rendre justice
au tiers et au quart, venir vous faire des harangues sur vos conquêtes,
pendant qu’on laisse en repos là-dessus ceux qui font une profession
particulière de l’éloquence. Le bon ordre ne voudrait-il pas que chacun fît
son métier, et que MM. de l’Académie française, chargés par leur institution
de cultiver le précieux don de la parole, vinssent vous rendre leurs devoirs
en ces jours de cérémonie où Votre Majesté veut bien écouter les
applaudissements et les cantiques de joie de ses peuples sur les heureux
succès qu’il plaît à Dieu de donner à ses armes ? — Je trouve, Rose, dit le
roi, que vous avez raison : il faut faire cesser un si grand désordre, et qu’à
l’avenir l’Académie française vienne me haranguer comme le Parlement et
les autres compagnies supérieures. Avertissez-en l’Académie, et je donnerai
ordre qu’elle soit reçue comme elle le mérite. » (Perrault, Mémoires, liv. III)
Souvenez-vous […] que j’ai toujours une heure par semaine à vous
donner, quand vous voudrez venir.
L’image gravée par le XVIIIe siècle d’un règne de Louis XIV cultivant les
arts et lettres avec une attention privilégiée s’appuie sur un répertoire
d’anecdotes touchantes sur les relations privées du roi avec les grands
écrivains de son temps. Sans être assurément authentiques, ces historiettes
témoignent du rôle effectivement joué en France par le goût littéraire dans
la formation et la stature de l’homme d’État, qui constituera une originalité
nationale jusqu’à la presque fin du XXe siècle. Quelques jours après la mort
de mon père, écrit Louis Racine, Boileau, qui depuis longtemps ne
paraissait plus à la cour, y retourna pour recevoir les ordres de Sa Majesté
par rapport à son Histoire, dont il se trouvait seul chargé […]. Lui ayant fait
ensuite regarder sa montre, qu’il tenait par hasard : « Souvenez-vous,
ajouta-t-il, que j’ai toujours une heure par semaine à vous donner, quand
vous voudrez venir. » Ce fut pourtant la dernière fois que Boileau parut
devant un prince qui recevait si favorablement les grands poètes. (Louis
Racine, Vie de Jean Racine)
Le Nôtre m’embrasse ; il a pu embrasser le pape.
Les rapports de familiarité entre Le Nôtre et Louis XIV sont illustrés par
plusieurs anecdotes plus ou moins crédibles. En voici une, plaisante sinon
convaincante. Charmé lors de son passage à Rome par la bonté et la
bonhomie du pape, et par l’estime que le Souverain Pontife montre pour
Louis XIV, Le Nôtre ne consulta plus que ses entrailles : il était si fort dans
l’habitude d’embrasser ceux qui publiaient les louanges de son maître qu’il
embrassa le pape. De retour chez lui, il écrivit à son ami Bontemps, premier
valet de chambre du roi, et lui fit un détail exact de cette conversation. La
lettre fut lue au roi à son lever. Le duc de Créqui qui était présent dit qu’il
gagerait mille louis contre un que la vivacité de Le Nôtre n’avait pu aller
jusqu’aux embrassements. « Ne pariez pas, lui répondit le roi ; quand je
reviens de la campagne, Le Nôtre m’embrasse ; il a pu embrasser le pape. »
(Lacombe de Prezel, Abrégé de la vie de Le Nôtre, dans le Dictionnaire des
portraits historiques, III)
Voilà un grand original que tu n’as pas encore copié.
Autre artiste qui eut la faveur du roi et sa constante bienveillance :
Molière, qui l’amusait et à qui sa charge de valet de chambre par quartiers
donnait accès facile au souverain lors du petit lever. Racine écrit à l’abbé
le Vasseur dans un courrier de novembre 1663 qu’assistant au lever du roi
il y a trouvé Molière, à qui le roi a donné assez de louanges, et j’en ai été
bien aise pour lui : il a été bien aise aussi que j’y fusse présent. Mais on ne
sait le détail de ces louanges. En 1661, lors de la fête de Vaux chez Fouquet
où Molière créa sa comédie Les Fâcheux, le poète raconte dans l’édition de
sa pièce que Sa Majesté lui suggéra d’y ajouter un caractère de fâcheux,
dont elle eut la bonté de m’ouvrir les idées Elle-même, et qui a été trouvé
partout le plus beau morceau de l’ouvrage. Il s’agissait du portrait d’un
chasseur assommant ses interlocuteurs de ses récits interminables. Un
recueil tardif d’anecdotes reconstitua la scène à la fin du XVIIe siècle en
imaginant les paroles vives du roi. Au sortir de la première représentation
de cette comédie qui se fit chez M. Fouquet, le roi dit à Molière, en lui
montrant M. de Soyecourt : « Voilà un grand original que tu n’as pas encore
copié. » C’en fut assez de dit, et cette scène où Molière l’introduit sous la
figure d’un chasseur fut faite et apprise par les comédiens en moins de
vingt-quatre heures, et le roi eut le plaisir de la voir en sa place à la
représentation suivante de cette pièce. (Galland, Menagiana, II)
En vérité, Molière, vous n’avez encore rien fait qui m’ait plus diverti,
et votre pièce est excellente.
Le premier biographe de Molière, Jean-Léonor de Grimarest, souvent
bien informé mais parfois imaginatif, conte que Le Bourgeois gentilhomme
créé à Chambord en octobre 1670 aurait d’abord laissé le roi de marbre. Et
courtisans de renchérir sur l’échec. Cependant on joua cette pièce pour la
seconde fois. Après la représentation, le roi, qui n’avait point encore porté
son jugement, eut la bonté de dire à Molière : « Je ne vous ai point parlé de
votre pièce à la première représentation, parce que j’ai appréhendé d’être
séduit par la manière dont elle avait été représentée : mais en vérité,
Molière, vous n’avez encore rien fait qui m’ait plus diverti, et votre pièce
est excellente. » Molière reprit haleine au jugement de Sa Majesté ; et
aussitôt il fut accablé de louanges par les courtisans. (Grimarest, Vie de
Molière) Grimarest conte plus loin la même anecdote exactement à propos
de l’accueil fait aux Femmes savantes…
Si bien donc que Despréaux n’estime que le seul Molière.
La légende a brodé à plusieurs reprises sur la préférence que devant
Louis XIV Boileau aurait manifestée en faveur de Molière par rapport à
tous les autres écrivains du règne. En voici une version combinée à une
autre fable récurrente : la gaffe de citer en présence du roi le nom du poète
Paul Scarron, premier mari de Mme de Maintenon. Le roi, se bottant pour
aller à la chasse, demandait à M. Despréaux [Boileau], en présence de
plusieurs seigneurs, quels auteurs avaient le mieux réussi pour la comédie.
« Je n’en connais qu’un, reprit le satirique, et c’est Molière ; tous les autres
n’ont fait que des farces proprement, comme ces vilaines pièces de
Scarron. » Le roi demeura pensif, et M. Despréaux, s’apercevant qu’il avait
fait une faute, se mit à baisser les yeux aussi bien que tous les autres
courtisans. « Si bien donc, reprit le roi, que Despréaux n’estime que le seul
Molière. — Il n’y a, Sire, aussi que lui qui soit estimable dans son genre
d’écrire. » Je n’eus garde, disait M. Despréaux, de vouloir rhabiller mon
incartade ; c’eût été faire sentir que j’avais été capable de la faire. M. le duc
de Chevreuse le tira à quartier en lui disant : « Oh, pour le coup, votre
prudence était endormie ! — Et où est l’homme, répondait Boileau, à qui il
n’échappe jamais une sottise ? » (Monchesnay, Bolœana)
Le roi de la langue
Évaluer le talent stylistique du roi relève un peu de la gageure. Rien ne
permet de garantir au mot près la leçon de ses paroles qu’ont retranscrites
les témoins, de celles qu’ont enregistrées les scribes ou même de celles qui
semblent tracées de sa main : les témoins peuvent les avoir remaniées, les
scribes les avoir mises en forme et la main du roi avoir été imitée. Son
secrétaire, le fameux Toussaint Rose, s’y employait avec talent.
Évidemment, quand dans une lettre Louis XIV souligne qu’il prend soin de
l’écrire lui-même, on peut se fier davantage à l’authenticité de son style ;
mais ce style lui-même est soumis à des formes apprises, des formules
convenues, des tours de circonstance. Tout cela pris en compte, reste ceci :
la qualité singulière et l’empreinte marquée, quoi qu’on en dise, des
tournures, des formulations, des expressions de bien des lettres ou des
paroles de ce personnage que constitue le roi, traversé de toutes les
influences, masqué par tous les substituts, appuyé sur toutes les
conventions, guidé par toutes les suggestions que l’on voudra. Un plaisir de
langue, un parfum de style se dégagent de certains de ses propos, qui font
regretter que les hommes d’État n’écrivent pas tous et même n’écrivent plus
aucun à cette hauteur de langue où il entre, sous la convention, des
insolences de gentilhomme envers les formes communes ou courantes, voire
envers la syntaxe et le lexique. Effet du langage de son temps, peut-être,
effet de son art de s’être bien entouré, sans doute, effet de la haute et pleine
image de lui-même qui se projette dans sa parole écrite et plus encore dans
sa parole vive.
Il est véritablement roi de la langue.
On souscrira donc pour grande part à cet éloge que lui décerne un
praticien de l’écriture qui fut son contemporain. Je rapporterai, par
exemple, jusqu’à ses moindres paroles, parce qu’elles ont toujours eu un
certain sel qui leur donne la force et l’agrément. Il est véritablement roi de
la langue, et peut servir de modèle à l’éloquence française. Les réponses
qu’il fait sur-le-champ effacent les harangues étudiées. (Choisy, Mémoires.)
On remarque presque toujours quelque différence, entre les lettres
particulières, que nous nous donnons la peine d’écrire nous-mêmes, et
celles que nos secrétaires les plus habiles écrivent pour nous.
On confortera l’intuition de la part personnelle prise dans ses lettres et
ses paroles par l’inflexion propre qu’il y mettait en citant la confirmation
d’expérience qu’il en a lui-même donnée lorsqu’il dicta ses Mémoires
destinés au Dauphin. Que si l’on remarque presque toujours quelque
différence entre les lettres particulières, que nous nous donnons la peine
d’écrire nous-mêmes, et celles que nos secrétaires les plus habiles écrivent
pour nous, découvrant en ces dernières je ne sais quoi de moins naturel, et
l’inquiétude d’une plume qui craint éternellement d’en faire trop ou trop
peu, ne doutez pas qu’aux affaires de plus grande conséquence, la
différence ne soit encore plus grande entre nos propres résolutions, et celles
que nous laisserons prendre à nos ministres sans nous, où plus ils seront
habiles, plus ils hésiteront par la crainte des événements, et, d’en être
chargés, s’embarrassent quelquefois fort longtemps de difficultés qui ne
nous arrêteraient pas un moment. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1661)
L’ART DE LA FORMULATION
► Le sens de la formule
Il n’y a plus de Pyrénées.
Il s’exprimait toujours noblement et avec précision, s’étudiant en public à
parler comme à agir en souverain. Lorsque le duc d’Anjou partit pour aller
régner en Espagne, il lui dit, pour marquer l’union qui allait désormais
joindre les deux nations : « Il n’y a plus de Pyrénées. » (Voltaire, Siècle de
Louis XIV.) Ce qu’Édouard Fournier commente et contredit ainsi. Voltaire
alors avait pourtant déjà dû lire le Journal de Dangeau, dont, sans qu’il l’ait
avoué, le manuscrit lui fut si utile pour son histoire ; Dangeau écrit
16 novembre 1700 : « L’ambassadeur d’Espagne dit fort à propos que ce
voyage devenait aisé, et que présentement les Pyrénées étaient fondues. »
(Fournier, Recherches et Curiosités) Il est piquant que l’éloge de
l’expression du roi par Voltaire porte sur un mot forgé pour et non par lui.
Monsieur, cela ne convient ni à vous ni à moi.
Le roi d’Angleterre Jacques II exilé en France meurt le 16 septembre
1701. Le 19 lui sont rendus les derniers devoirs avant la mise au tombeau
de son corps. Ce jour-là, les princes et les princesses allèrent donner de
l’eau bénite au corps du roi d’Angleterre, et, le soir, on l’emporta à Paris à
l’église des Bénédictins anglais du faubourg Saint-Jacques, où il devait
rester en dépôt jusqu’à ce qu’on pût le porter au tombeau de ses ancêtres, le
roi n’ayant pas jugé à propos qu’on l’enterrât dans l’église paroissiale de
Saint-Germain-en-Laye, comme il l’avait souhaité par humilité et même
proposé au roi peu de jours avant sa mort. Note de Sourches : Le roi lui
répondit, lorsqu’il lui fit cette proposition : « Monsieur, cela ne convient ni
à vous ni à moi. » (Sourches, Mémoires, 19-20 septembre 1701)
C’est beaucoup dire, en peu de mots.
Orateur efficace et concis, le roi apprécie en connaisseur ceux qui comme
lui possèdent l’art de la formule. C’est le cas du chevalier de Forbin, retour
du Siam, qui obtient par l’entremise de Bontemps, premier valet de chambre
ordinaire, une audience pour conter son voyage. Charmé de la manière dont
j’avais été accueilli, je fus me présenter au dîner du roi ; Sa Majesté me fit
l’honneur de me questionner beaucoup sur le royaume de Siam ; elle me
demanda d’abord si le pays était riche : « Sire, lui répondis-je, le royaume
de Siam ne produit rien et ne consomme rien. — C’est beaucoup dire, en
peu de mots », répliqua le roi. (Forbin, Voyage à Siam)
Il serait d’éclat d’agir pendant l’hiver.
L’un des chemins de la gloire, c’est la stupeur produite par les actions
d’éclat. On en fit une du passage du Rhin à l’été 1672, qui ne valait peut-
être pas tant. Aussi, à la fin de l’année, Louis XIV ébranlé par la contre-
attaque de Guillaume d’Orange caresse-t-il l’espoir d’une nouvelle
prouesse dans ses instructions à Louvois. Il additionne ses considérations et
ses ordres avec une énergie ramassée, comme à la hussarde, et conclut sur
une formule particulièrement heureuse. Essayer d’emporter Bruxelles ou
quelque place considérable. Cet article est impossible présentement.
Répondre à la ruine des troupes, qu’en Flandre je puis faire commodément
la guerre, sans fatiguer, même en hiver, [à] celles qui agiraient. […]. La
Flandre doit être ma principale application, la guerre étant déclarée avec les
Espagnols. Il serait d’éclat d’agir pendant l’hiver. (Louis XIV, Mémoire du
roi à M. de Louvois. Saint-Germain-en-Laye, 19 ou 20 décembre 1672.
Grimoard et Grouvelle, III)
L’action étant d’éclat par la vigueur et par le succès.
Variation sur la formule : en 1665, le duc de Beaufort remporte une
victoire sur les Barbaresques. Ce n’a pas été sans beaucoup de joie et de
satisfaction, que j’ai vu ce qui s’est passé dans l’attaque des vaisseaux
corsaires, que vous avez fait brûler sous le fort de la Goulette, l’action étant
d’éclat par la vigueur et par le succès. (Louis XIV, À M. le duc de
Beaufort. Paris, 14 avril 1665. Grimoard et Grouvelle, III)
C’est un fanfaron de crimes.
Enfin le roi se montre orfèvre en l’art de silhouetter par une formule
narquoise, admirée de Saint-Simon, le caractère de son neveu, qui attendra
la régence pour accomplir les frasques que sous le règne de son oncle il se
contente de promettre. C’est un jour où Maréchal, chirurgien de Louis XIV,
tente de sonder celui-ci sur ses sentiments envers le jeune duc d’Orléans. Il
se mit à le louer sur son esprit, sur ses diverses sciences, sur les arts qu’il
possédait, et à dire plaisamment que, s’il était un homme qui eût besoin de
gagner sa vie, il aurait cinq ou six moyens différents de la gagner
grassement. Le roi le laissa causer un peu ; puis, après avoir souri de cette
idée par laquelle Maréchal avait comme terminé son discours, il reprit un
air sérieux, regarda Maréchal : « Savez–vous, lui dit-[il], ce qu’est mon
neveu ? Il a tout ce que vous venez de dire : c’est un fanfaron de crimes. »
À ce récit de Maréchal, je fus dans le dernier étonnement d’un si grand
coup de pinceau ; c’était peindre en effet M. le duc d’Orléans d’un seul
trait, et dans la ressemblance la plus juste et la plus parfaite. Il faut que
j’avoue que je n’aurais jamais cru le roi un si grand maître. (Saint-Simon,
Mémoires, 1714)
► Saveurs de langue et bonheurs d’image
L’assurance de sa bonne santé, que je passionne sur toutes choses.
Lors de l’agonie de Mazarin, un incendie ravagea la galerie des portraits
du Louvre avant qu’à l’arrivée du Saint-Sacrement le vent ne tournât,
protégeant le reste du palais — on y vit un miracle. Le roi d’Espagne
informé exprima ses sentiments sur l’incendie, dont le remercie Louis XIV
en usant du verbe passionner d’une manière archaïque et insolite qui a son
élégance. Je suis ravi que la nouvelle que la reine en a écrite à V. M., m’ait
attiré une marque si obligeante de son souvenir, accompagnée même de
l’assurance de sa bonne santé, que je passionne sur toutes choses.
(Louis XIV, Au roi d’Espagne. Paris, 13 mars 1661. Grimoard et Grouvelle,
V)
Elle s’intéressera en leur satisfaction commune.
À la même époque, Louis XIV informe le roi d’Espagne du mariage de son
frère, Monsieur, avec Henriette d’Angleterre. C’est ici le verbe s’intéresser
qui bénéficie d’une construction libre. Mon frère appartient de si près à
V. M., que non seulement il se promet son entier agrément en cette
occasion, mais qu’elle recevra beaucoup de joie d’apprendre, qu’il s’allie
avec une princesse qui touche aussi d’une parenté fort proche à V. M., et
que, par cette double raison, elle s’intéressera en leur satisfaction commune.
(Louis XIV, Au roi d’Espagne. Paris, 26 mars 1661. Grimoard et Grouvelle,
V)
Compatissez-moi donc, s’il me pique d’un peu d’émulation.
Un usage hardi du verbe compatir donne l’occasion de citer une lettre de
grande élégance à l’abbesse de Fontevrault, fille d’Henri IV, qui avait
comparé le jeune roi partant pour la guerre de Dévolution à son royal
grand-père. Ma Tante, je vous remercie de la tendresse avec laquelle vous
m’excitez à ménager ma personne dans les occasions de la guerre ; mais
puisque vous me mettez en même temps Henri IV devant les yeux, vous
voulez bien que je les ouvre sur un si digne modèle ; compatissez-moi donc,
s’il me pique d’un peu d’émulation, et bien que j’estime autant qu’il se doit
vos sages raisonnements, touchant ma conservation dans la campagne
prochaine, espérez-la encore plus du Ciel, par le secours de vos vœux et de
vos saintes prières. (Louis XIV, À l’abbesse de Fontevrault, Saint-Germain-
en-Laye, 20 septembre 1667. Grimoard et Grouvelle, V)
Quoique je ne doute pas que vous n’y *pourvoyassiez sans cela.
Est-ce la perspective de voir sa flotte naviguer de conserve avec celle des
Hollandais pour affronter celle des Anglais, c’est-à-dire les deux meilleures
marines d’Europe, qui fait déraper le roi dans un usage singulier et à coup
sûr héroïque du subjonctif imparfait du verbe pourvoir ? Que le lecteur
capable d’y mieux pourvoir jette au roi la première pierre… Vivonne, je
suis très aise du bon état où sont mes galères. Comme ce serait un grand
embarras, si dans la navigation et même en vue des ennemis, elles
demeuraient derrière les autres pour être moins bien servies ou moins
renforcées de chiourme, il faut les mettre en égalité le plus qu’il sera
possible, tant pour la vogue que pour le combat, afin qu’en toutes occasions
elles puissent marcher ensemble, et agir de la même vigueur ; vous prendrez
donc garde à ce point, qui m’a paru assez important pour vous le
recommander, quoique je ne doute pas que vous n’y *pourvoyassiez sans
cela. (Louis XIV, Au comte de Vivonne. Saint-Germain-en-Laye, 10 mars
1666. Grimoard et Grouvelle, V)
Vous faites très bien de […] manger autant que vous le pourrez le
pays.
À la guerre, le principe est de pressurer le pays occupé pour décharger
autant que possible la France du poids toujours plus lourd de l’entretien de
l’armée et de son approvisionnement. Cela nous vaut un usage stylistique
hardi du verbe manger par Louis XIV. Je suis très aise que le fourrage que
l’aile gauche a fait se soit passé tranquillement, et que l’on en ait remporté
beaucoup. Vous faites très bien de ne pas partir du lieu où vous êtes, et de
manger autant que vous le pourrez le pays, pour ôter aux ennemis la
subsistance qu’ils trouveraient, s’ils s’y avançaient. Il sera bon de manger
celui que Cheladet a trouvé, et celui que le sieur Roze est allé reconnaître
du côté de la droite. (Louis XIV, Au comte de Toulouse. Trianon, 29 juin
1694. Grimoard et Grouvelle, IV)
Comme des malades qui recherchent des remèdes nuisibles, parce
qu’ils leur paraissent agréables, et ne connaissent pas ce qui leur est le
plus utile pour le recouvrement de leur santé.
Après les hardiesses de syntaxe, voici celles du style, qui se manifestent
dans l’usage de l’image, pittoresque ou hardie. Les Provinces-Unies en
conflit avec l’Angleterre aimeraient que Louis XIV qui est encore leur allié
(mais qui hésite à renverser son alliance) marquât plus ostensiblement la
légitimité de leur cause dans le cadre de la médiation qu’il est chargé
d’opérer entre les belligérants. Je ne laisserai pas d’aller mon chemin ; la
fin de tout éclaircira de ce que j’ai eu dès le commencement dans le cœur, et
je vois bien qu’il faut traiter ces peuples comme des malades qui
recherchent des remèdes nuisibles, parce qu’ils leur paraissent agréables, et
ne connaissent pas ce qui leur est le plus utile pour le recouvrement de leur
santé. Serait-il bon pour eux-mêmes que, par une déclaration précipitée et
sans aucun fruit apparent, je me misse hors de tout état de procurer leur
raccommodement, et donnasse sujet au roi d’Angleterre de repartir, aux
ouvertures de mes ambassadeurs pour la paix, qu’il ne peut plus les écouter,
venant d’un prince qui a déjà pris parti contre lui ? (Louis XIV, Au comte
d’Estrades. Paris, 6 mars 1665. Grimoard et Grouvelle, V)
Un dangereux serpent qu’ils couvent dans leur sein, en la personne de
Downing.
Dans le cadre de la médiation française entre l’Angleterre de Charles II
et la Hollande du grand pensionnaire Jean De Witt, entrées en conflit en
mars 1665, Louis XIV, allié des Hollandais, adresse à l’ambassadeur de
France à La Haye, le comte d’Estrades, ses directives sur la politique à
adopter pour contrecarrer les menées anglaises auprès des États (le
Parlement de l’oligarchie néerlandaise), qui viseraient à retourner ceux-ci
en faveur de la Grande-Bretagne en renversant De Witt : l’ambassadeur de
Londres à La Haye, George Downing, tenterait ce travail de sape qui
inquiète Louis XIV. Ce qui lui vaut d’être enveloppé par le roi dans une
périphrase imagée très répandue (deux ans et demi plus tôt, Molière l’avait
insérée dans L’École des femmes). Le plus tôt qu’ils pourront rappeler
l’ambassadeur Van Goch, lequel d’ailleurs est un instrument peu propre à
traiter aucune affaire, pour avoir sujet de se défaire d’un dangereux serpent
qu’ils couvent dans leur sein, en la personne de Downing, sera le meilleur.
(Louis XIV, Au comte d’Estrades. Paris, 17 août 1665. Grimoard et
Grouvelle, V)
Me délivrer de la peine que ces chenilles me peuvent faire.
Depuis le XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe, les images désobligeantes ont
fleuri en France envers les Allemands (et réciproquement). Louis XIV
anticipe ces inventions au moment de partir combattre les troupes
impériales en Alsace. Je pars jeudi pour aller en Alsace, et me délivrer de la
peine que ces chenilles me peuvent faire. J’espère que mon voyage sera
court, mais il fera du train en Allemagne. Le dictionnaire de Furetière
(1690) définit ainsi l’emploi figuré de chenille : Une personne maligne qui
fait du mal sans y être excitée. (Louis XIV, À Colbert. Nancy, 22 août 1673.
Grimoard et Grouvelle, V)
La gloire […] n’est pas une maîtresse qu’on puisse négliger.
Pour lutter contre les illusions et les molles assurances où la flatterie
induit les rois, Louis XIV exhorte son fils d’une manière imagée, empruntée
à un registre qu’il connaît bien, à se persuader que la gloire […] n’est pas
une maîtresse qu’on puisse négliger, ni être digne de ses premières faveurs,
si on n’en souhaite à tout moment de nouvelles. (Louis XIV, Mémoires pour
l’année 1661)
► Modèles de lettres de circonstance
Les propos ou les lettres de convenance et de circonstance sont les plus
aisément insipides : on y est menacé sans cesse de la banalité qu’inflige la
convention ou de l’incongruité par souci de se singulariser. Tourner dans le
ton juste ces discours ou ces missives qui jalonnent de leurs propos obligés
la longue vie d’un monarque pourvu de tant de parents et d’alliés suppose
un sens inné ou travaillé du bon et du grand goût. À plusieurs reprises,
Louis XIV y parvient avec une élégance personnelle sinon même singulière.
Je n’ai pas voulu écrire plus tôt à V. M. la grossesse de la reine, parce
que je n’en étais pas entièrement assuré.
Modèle de lettre pour l’annonce d’une grossesse, d’un gendre à son beau-
père. Monsieur mon frère, oncle et beau-père, je n’ai pas voulu écrire plus
tôt à V. M. la grossesse de la reine, parce que je n’en étais pas entièrement
assuré ; et maintenant qu’il ne reste plus aucun lieu d’en douter, j’en donne
part à V. M. avec d’autant plus de plaisir, que je m’imagine aisément la joie
qu’un aussi bon père qu’elle en recevra de cette nouvelle. J’ajouterai, pour
surcroît de bonheur, que la santé de la reine est telle qu’il n’y a rien à
désirer, ni pour ce point-là, ni même pour la mienne, si ce n’est qu’il plaise
à Dieu de conserver celle de V. M. comme je le supplie de tout mon cœur, et
de la combler d’ailleurs de ses saintes bénédictions. (Louis XIV, Au roi
d’Espagne. Paris, 18 avril 1661. Grimoard et Grouvelle, V)
Votre respect m’offenserait, si dans les occasions vous ne recouriez à
moi avec la confiance que mérite l’estime que j’ai pour vous.
Réponse à une demande d’intervention dans un procès, en faveur de la
plaignante. Mme de Brégy, qui plaidait contre son mari, était de la maison
de la reine-mère. Cette attache et sa fameuse beauté plaidaient pour elle.
Quand on sait demander les choses d’aussi bonne grâce que vous faites, et
même [qui plus est] des choses raisonnables, on n’importune jamais. Il ne
tiendra pas à moi que votre procès ne finisse ; je m’en expliquerai dans les
termes que vous pouvez souhaiter ; mais souvenez-vous une fois pour
toutes que votre respect m’offenserait, si dans les occasions vous ne
recouriez à moi avec la confiance que mérite l’estime que j’ai pour vous.
(Louis XIV, À la comtesse de Brégy. Fontainebleau, 4 juin 1661. Grimoard
et Grouvelle, V).
Vous rendre toutes les preuves que je pourrai de ma royale
bienveillance.
Lettre de réconciliation avec la princesse douairière d’Orange, mère du
futur Guillaume III d’Angleterre et prochain ennemi majeur de Louis XIV
qui fera occuper la ville d’Orange et en fera raser les murailles de la
citadelle en 1673. Ma Cousine, les assurances que vous me donnez du
renouvellement sincère de votre affection envers moi me sont si agréables
et si chères, que je veux oublier de bon cœur l’interruption qu’il y a eue, et
ne plus songer désormais qu’à vous rendre toutes les preuves que je pourrai
de ma royale bienveillance. Je vous dirai aussi avec vérité qu’on ne peut
avoir de meilleurs sentiments que j’en ai pour la personne de mon cousin le
prince d’Orange ; et comme je ne doute point que vous ne l’éleviez dans les
maximes qui ont acquis tant d’avantages et de gloire à ses ancêtres, aussi je
travaille de mon côté à mettre les choses en état que, sans me préjudicier, je
vous puisse donner à tous deux une entière satisfaction sur les affaires
d’Orange (Louis XIV, À la princesse douairière d’Orange. Paris, 10 mars
1662. Grimoard et Grouvelle, V)
Je serai bien aise de vous témoigner aux occasions qui s’offriront la
satisfaction que j’en ai.
Tout autre ton dans cette lettre de réconciliation, ou du moins de pardon,
exactement contemporaine de la précédente. Sa sécheresse indique que rien
n’était pardonné, si quoi que ce soit eût été pardonnable : le cardinal de
Retz s’était conduit en terrible frondeur. Mon Cousin, j’ai reçu avec
beaucoup de contentement la lettre que vous m’avez écrite, et les marques
de soumission et de respect dont elle était accompagnée ; je serai bien aise
de vous témoigner aux occasions qui s’offriront la satisfaction que j’en ai,
ne doutant point que votre conduite ne réponde pleinement à vos
protestations. (Louis XIV, Au cardinal de Retz. Paris, 17 mars 1662.
Grimoard et Grouvelle, V)
Quand vous pourrez m’en donner des preuves plus solides…
Le même n’a guère plus de chance avec une lettre de vœux de bonne
convalescence qui ne lui aura coûté que la peine de l’écrire, semble lui dire
la réponse du roi. Mon Cousin, j’ai remarqué avec plaisir l’affection que
vous avez pour moi, dans les sentiments et les vœux de la lettre que vous
m’avez écrite en dernier lieu sur ma guérison. Je m’assure que, quand vous
pourrez m’en donner des preuves plus solides, vous le ferez de bon cœur.
(Louis XIV, Au cardinal de Retz. Paris, 18 juin l663. Grimoard et
Grouvelle, V)
L’entorse que j’eus l’autre jour au pied.
Lettre de remerciement à une parente qui s’est souciée d’un de vos
accidents de santé. Ma Tante, il ne fallait pas moins de tendresse que vous
en avez pour moi, pour s’inquiéter de l’entorse que j’eus l’autre jour au pied
puisqu’il [le genre du mot est alors indécis] a passé si légèrement, qu’il n’y
a presque pas eu d’intervalle entre le mal et la guérison ; mais je ne suis pas
surpris de la facilité qu’on a de s’alarmer pour la santé des personnes que
l’on aime bien ; je l’éprouve assez par l’intérêt que je prends à la vôtre, qui
ne m’a donné que trop de mauvaises heures depuis quelque temps. Je vous
conjure de ne songer qu’à la rétablir parfaitement, si la mienne vous est
chère, et de considérer qu’il n’y a rien de plus important à mon repos que
cette application, laquelle je prie Dieu de bénir de tout le succès que je
souhaite. (Louis XIV, À la duchesse de Toscane. Saint-Germain-en-Laye,
28 juin 1662. Grimoard et Grouvelle, V)
Le péril où vous avez été en pensant prendre du café.
Lettre de congratulation pour un monarque (Jean III Sobieski, roi de
Pologne) qui a failli boire du café sucré au poison. Monsieur mon frère, la
véritable amitié avec laquelle je m’intéresse à tout ce qui vous regarde ne
me permet pas de savoir le péril où vous avez été en pensant prendre du
café sans me réjouir avec vous du bonheur extraordinaire qui vous en a
garanti. C’est une suite visible du soin que le Ciel a toujours pris d’une vie
si glorieuse et si nécessaire à la chrétienté. Dieu vous la conserve longues
années [sic], et l’accompagne de tous les biens que vous souhaite, etc.
(Louis XIV, Au roi de Pologne. Saint-Germain-en-Laye, 2 décembre 1677.
Grimoard et Grouvelle, V)
Il est si bien fait qu’il ne faut simplement que le voir pour le juger
digne d’une couronne.
Lettre de compliment pour un roi venu visiter sous l’incognito la cour de
France. Monsieur mon frère, je ne saurais vous exprimer la satisfaction que
j’ai eue de la visite de l’inconnu, dont votre ambassadeur m’avait parlé. Il
est si bien fait qu’il ne faut simplement que le voir pour le juger digne d’une
couronne. J’estime ma cour heureuse de la curiosité qui l’a obligé d’y
passer ; j’espère qu’il n’en partira pas sans être persuadé qu’il n’y en a pas
une au monde où il puisse être mieux venu. Dieu vous le conserve, et me
donne autant d’occasions que j’en souhaite, de vous témoigner et à lui
aussi, l’amitié avec laquelle je suis, etc. (Louis XIV, Au roi de Danemark.
Paris, 20 janvier 1663. Grimoard et Grouvelle, V)
Votre lettre est arrivée bien à propos, car je ne pouvais plus tenir ma
morgue.
Lettre de familiarité complimenteuse pour un cousin : le duc d’Enghien,
fils du grand Condé. La phrase d’ouverture est colorée d’une connivence
souriante et allègre qui n’est pas si fréquente dans la correspondance
conservée de Louis XIV. Votre lettre est arrivée bien à propos, car je ne
pouvais plus tenir ma morgue [i.e. soutenir ce qu’exige ma fierté] ; et si
vous eussiez différé davantage à m’écrire, je tombais dans l’inconvénient de
vous écrire le premier. Sérieusement, j’avais beaucoup d’impatience de
rentrer en commerce ; et pour satisfaire de ma part à cette agréable
correspondance, je vous dirai, sur vos remerciements des marques de mon
souvenir, qu’on n’oublie pas les personnes pour qui l’on a des sentiments
d’amitié aussi particuliers que j’en ai pour vous, et même [i.e. en
particulier] quand ils sont soutenus par une estime que le mérite propre et
l’application à mon service augmentent tous les jours. (Louis XIV, Au duc
d’Enghien. Saint-Germain-en-Laye, 5 octobre 1670. Grimoard et Grouvelle,
V).
Je ne vous dirai point que le roi mon père conféra une semblable
grâce, dans l’ordre du Saint-Esprit, au maréchal d’Effiat.
Lettre de sollicitation argumentée par une prétérition (je ne vous dirai
point que… mais je le dis tout de même) au roi Charles II d’Angleterre
pour qu’il accorde l’ordre de la Jarretière à son ambassadeur à Paris, lord
Montaigu, qui vient de négocier le traité d’alliance avec la France. C’est
par là que je vous devrai d’autant plus de remerciements, si vous voulez
bien l’honorer d’une place dans l’ordre des Chevaliers de la Jarretière, et
me l’envoyer pour la lui donner. Je ne vous dirai point que le roi mon père
conféra une semblable grâce, dans l’ordre du Saint-Esprit, au maréchal
d’Effiat, à l’instance du feu roi d’Angleterre, lorsqu’il était ambassadeur
auprès de lui. Votre amitié pour moi n’a pas besoin d’être excitée par des
exemples, et j’ai lieu de me promettre qu’elle vous fournira seule toutes les
occasions qui peuvent rendre ma recommandation plus utile audit sieur de
Montaigu auprès de vous. (Louis XIV, Au roi d’Angleterre. Versailles,
31 mars 1672. Grimoard et Grouvelle, V).
Je ne puis m’empêcher de lui témoigner par cette lettre qu’elle me
donnerait une grande preuve de la considération qu’elle veut bien avoir
pour moi, si elle agréait de lui épargner le voyage de Madère.
Lettre de sollicitation de grâce adressée à l’ancienne reine du Portugal,
née Savoie-Nemours (elle avait épousé le frère de son mari, l’infant Pedro),
pour le comte de Castelmelhor, ancien favori d’Alphonse VI, qui mena une
vie d’aventurier européen entre Turin et Londres après la chute de ce roi
dont il avait gouverné l’esprit diminué. C’est sous le gouvernement effectif
de Castelmelhor que Louis XIV avait soutenu l’indépendance du Portugal
au détriment de l’Espagne. Le style de la lettre offre un exemple de brièveté
élégante appropriée au sujet. Madame ma sœur, à moins d’une confiance
extrême en l’amitié de V. M., je n’entreprendrais pas de lui demander une
nouvelle grâce pour le comte de Castelmelhor ; mais je ne puis m’empêcher
de lui témoigner par cette lettre qu’elle me donnerait une grande preuve de
la considération qu’elle veut bien avoir pour moi, si elle agréait de lui
épargner le voyage de Madère, et d’obtenir qu’on le laissât mener une vie
privée en tel lieu de Portugal qu’on lui prescrirait pour retraite. V. M.
excusera s’il lui plaît cet office, comme venant d’une personne qui est avec
des sentiments fort peu communs, etc. (Louis XIV, À la reine de Portugal.
Au camp de Kievrain, 3 juillet 1676. Grimoard et Grouvelle, V)
N’ayant pas accoutumé de contester avec les dames, si ce n’est de
civilité.
Lettre de réconciliation avec une reine : Christine de Suède, établie à
Rome après son abdication et qui avait indisposé le roi durant l’affaire des
gardes corses. Madame ma sœur, n’ayant pas accoutumé de contester avec
les dames, si ce n’est de civilité, aussitôt que j’ai vu, dans une lettre que le
secrétaire de vos commandements a écrite ici, les sentiments obligeants que
V. M. a pour moi, et à quel point elle souhaite le rétablissement de notre
amitié, je me suis disposé avec joie à lui témoigner par ces lignes que je ne
le désire pas moins qu’elle, et même que, sans façon et sans autre formalité,
cette amitié est déjà toute rétablie de ma part. (Louis XIV, À la reine
Christine. Paris, 2 octobre 1665. Grimoard et Grouvelle, V)
Je ne puis pas douter de la considération, de la douceur et de l’amitié
que vous pouvez attendre de lui.
Lettre de bons offices pour contribuer à la survie d’un couple princier qui
bat de l’aile : celui du grand-duc de Toscane Cosme III et de sa femme, née
Marguerite Louise d’Orléans. Ma Cousine, votre seule considération
pouvait m’obliger à faire à mon cousin le prince de Toscane tout le
favorable traitement qu’il a reçu de moi. Mais à ce qu’il m’a paru de ses
qualités personnelles, je n’aurais pu le refuser à son propre mérite : surtout
il m’a plu, quand lui témoignant les tendresses que j’ai pour vous, il s’est
expliqué d’une manière qui entrait si bien dans mes sentiments, que je ne
puis pas douter de la considération, de la douceur et de l’amitié que vous
pouvez attendre de lui. Je vous conjure, de votre côté, d’y répondre comme
vous devez, pour bien vivre avec lui, et pour m’engager à vous aimer de
plus en plus. Elle le quittera six ans plus tard. (Louis XIV, À la princesse
de Toscane. Saint-Germain-en-Laye, 29 octobre 1669. Grimoard et
Grouvelle, V)
La simplicité du présent doit vous prouver que je n’ai pas voulu qu’il
ait rien au-delà de ce qu’il contient en lui, et ainsi rien au-dessus du
prix que vous y mettrez.
Lettre pour accompagner l’envoi d’un portrait du roi au prince
de Vaudémont : le prince Charles-Henri, fils légitimé de Charles IV de
Lorraine, gouverneur du Milanais au nom du roi d’Espagne défunt,
reconnut la souveraineté de Philippe V et le reçut magnifiquement lors de
son passage à Milan en juin 1702. Ce ralliement valait bien un geste du roi
de France. Louis XIV a la délicatesse de ne pas envoyer un présent
somptueux qui aurait semblé vouloir enchaîner la reconnaissance du
récipiendaire envers la France et sa cause : Vaudémont avait jusqu’alors
servi l’Empire. Si les occasions de récompenser vos services sont plus rares
que je ne souhaiterais, je vais au moins, en attendant qu’elles se présentent,
vous donner quelques marques de l’estime et de l’affection particulière que
j’ai pour vous. Conservez le portrait que je vous envoie comme une
assurance de mes sentiments. La simplicité du présent doit vous prouver
que je n’ai pas voulu qu’il ait rien au-delà de ce qu’il contient en lui, et ainsi
rien au-dessus du prix que vous y mettrez. (Louis XIV, Au prince
de Vaudémont en lui envoyant son portrait. 1702. Grimoard et Grouvelle,
VI)
Nous acceptons, en faveur de notre petit-fils le duc d’Anjou, le
testament du feu roi Catholique.
Voici, pour finir cette rubrique, la lettre qui eut sans doute la plus grande
répercussion sur le destin du roi et du royaume, qui engagea l’Europe dans
treize ans de guerre, faillit entraîner l’invasion de la France et détermina le
destin du trône ibérique jusqu’aujourd’hui encore. Elle fut peut-être écrite à
plusieurs mains, mais celle du roi dut y être majeure. Elle fut assurément
méditée, scrutée, remaniée et éprouvée, mais au total elle coule avec
naturel et une manière de simplicité dans la grandeur qui résume bien
l’ensemble de celles que Louis XIV écrivit ou dicta si nombreuses toute sa
vie durant. Le marquis de Castel dos Rios nous a remis les clauses du
testament, contenant l’ordre et le rang des héritiers appelés à la succession,
et les sages dispositions pour le gouvernement du royaume jusqu’à l’arrivée
ou la majorité du successeur. La sensible douleur que nous avons de la perte
d’un prince dont les qualités et les liaisons du sang nous rendaient l’amitié
si chère est infiniment augmentée par les marques touchantes qu’il nous
donne à sa mort, de sa justice, de son amour pour des sujets fidèles, et de
son attention à maintenir, même au-delà de la vie, le repos général de la
chrétienté. Pour répondre à l’entière confiance qu’il nous a témoignée, nous
nous conformons entièrement à ses dernières volontés, et tous nos soins
tendront désormais à rétablir, par une paix inviolable, la monarchie
d’Espagne dans son ancienne splendeur. Nous acceptons, en faveur de notre
petit-fils le duc d’Anjou, le testament du feu roi catholique. Notre fils
unique le Dauphin l’accepte aussi ; il abandonne sans regret les justes droits
de la feue reine sa mère, reconnus incontestables par les différents ministres
d’État et de justice consultés par le testateur. Loin de se réserver aucune
partie de la monarchie, il sacrifie ses propres intérêts au duc d’Anjou, que la
volonté du feu roi et la voix de ses peuples appellent. Nous le ferons partir
incessamment, pour donner au plus tôt à des sujets fidèles la consolation de
recevoir un roi, bien persuadé que son premier devoir doit être de faire
régner avec lui la justice et la religion, de s’appliquer uniquement du [sic]
bonheur de son État, de connaître et de récompenser le mérite, et de s’en
servir dans ses conseils, dans ses armées, et dans les différents emplois de
l’Église et de l’État. Nous l’instruirons de ce qu’il doit à sa gloire, et encore
plus de ce qu’il doit à une nation également brave et éclairée, toujours
fidèle à ses maîtres. Nous l’exhorterons à se souvenir de sa naissance et de
qui il est fils, mais encore plus de qui il est roi. Il aimera son pays, mais
seulement pour maintenir la bonne intelligence, si nécessaire au repos
commun de nos sujets et des siens. Cette paix a toujours été le principal
objet de nos vœux ; et si les malheurs des temps ne nous ont pas permis de
nous livrer à ces sentiments, nous sommes persuadés que ce grand
événement va changer l’état des choses ; en sorte que chaque jour nous
offrira de nouvelles occasions de montrer à tout l’univers, notre estime et
notre bienveillance pour toute la nation espagnole. (Louis XIV, À la régence
d’Espagne. Versailles, 12 novembre 1700. Grimoard et Grouvelle, VI).
LE GÉNIE DE L’APPROPRIATION
J’ai fait Versailles pour ma cour, Marly pour mes amis, et Trianon
pour moi-même.
Ce mot apocryphe, que tout le monde va répétant sans que même l’origine
en soit éclaircie, définit en termes spatiaux et même architecturaux le
cloisonnement de la vie du roi dans des sphères concentriques. Trianon,
c’est la solitude du prince à peine entouré de sa plus proche famille, tels
que figurés dans L’Assemblée des dieux, tableau de Nocret aujourd’hui
accroché dans le salon de l’œil-de-bœuf à Versailles. Marly, c’est
l’expression du choix et de la faveur, l’univers des élus — favoris et
favorites éphémères ou permanents, petit monde en perpétuelle
recomposition régie par les caprices impénétrables de la dilection : un
planétarium où la plupart des étoiles sont filantes. Versailles, dans son
expansion démesurée, c’est la cour et son peuple de seigneurs, de serviteurs
et de visiteurs, abrégé de la nation entière, du haut en bas de la « cascade
des mépris » qui constitue la dynamique sociale de l’Ancien Régime.
Je veux que vous me voyiez dans le particulier, dans ma famille.
Signe — en l’occurrence paradoxal — que Trianon est le lieu
« particulier » du roi, en 1706 il y reçoit, entouré de la famille royale,
l’archevêque-électeur de Cologne, Joseph-Clément de Wittelsbach :
honneur dont il fut fort touché et que le roi n’avait jamais fait à personne,
écrit le marquis de Dangeau, chroniqueur du règne au jour le jour. Certes
Louis XIV a déjà offert à son hôte un ruban rouge où pendait une croix de
diamants magnifiques ; mais c’est le ministre Torcy qui lui a fait ce présent
de la part du monarque. Le vrai cadeau, le cadeau personnel de Louis XIV
à son précieux allié en ces temps de solitude diplomatique, ce sont les
paroles qui accueillent le prince étranger dans le cabinet du roi où celui-ci
l’attend avec les siens pour une mascarade de familiarité privée. Je veux
que vous me voyiez dans le particulier, dans ma famille, où vous n’êtes
point étranger, et nous y sommes tous très contents de vous y voir.
(Dangeau, Journal, 17 octobre 1706)
À propos de la réception du chancelier Adenauer qu’il choisira de
recevoir à La Boisserie plutôt qu’à l’Élysée en septembre 1958 pour
entreprendre le processus de réconciliation franco-allemande, le général de
Gaulle écrira : Pour l’explication historique que vont avoir entre eux, au
nom de leurs deux peuples, ce vieux Français et ce très vieil Allemand, le
cadre d’une maison familiale a plus de signification que n’en aurait eu le
décor d’un palais. (de Gaulle, Mémoires d’espoir, I)
LES DEUX REINES
► Marie-Thérèse ou la reine discrète
Le mot le plus célèbre de Louis XIV consacré à la reine Marie-Thérèse
qui soit passé à la postérité évoque la mort de celle-ci. Il s’agit d’un
réemploi, ce qui le rend plus que douteux : le paradoxe élogieux que cette
disparition fut « la seule peine qu’elle eût jamais causée » au roi a sans
doute été forgé par imitation d’un trait d’esprit déjà connu dans la première
moitié du siècle. Voilà qui exprime mieux que toute autre considération
combien ses favorites comptèrent plus pour ce monarque que son épouse.
Ce que confirme son souci de rapprocher ses enfants adultérins de sa
descendance légitime. Reste qu’en dehors de ses frasques érotiques de
mari, Louis XIV se conduisit toujours en roi attentif et déférent envers la
reine, et même avec des manifestations écrites ou parlées de tendresse
formelle ou réelle pour elle qui ne sont pas si rares qu’on pourrait le croire.
Me faire la grâce que votre cœur y réponde.
Le premier lien entre le jeune roi de France et l’infante espagnole qui
allait devenir sa femme est une lettre accompagnant celle qui s’adressait au
père de celle-ci, le roi d’Espagne, pour lui demander officiellement la main
de Marie-Thérèse. Symbole d’une union qui sera toujours plus empreinte de
cérémonie que d’affectivité, cette missive de Louis XIV à sa future épouse,
supposée plus personnelle que l’autre, toute diplomatique, a été elle aussi
rédigée par une main étrangère — curieusement, celle d’un militaire, le
vicomte de Turenne, qu’Anne d’Autriche chargea d’exprimer les sentiments
du roi son fils. Sérénissime princesse, il a été nécessaire que tant de choses
s’ajustassent, pour faire que je pusse avec bienséance vous demander
1’honneur de vos bonnes grâces, et que vous pussiez me faire celui de m’y
donner part. Il paraît que Dieu veut bénir le commencement et la fin de
cette négociation, laquelle ne pouvant pas avoir de suites heureuses, si vous
n’agréez ce que le roi votre père m’a fait l’honneur de me promettre, je
vous supplie très humblement d’y donner votre consentement, et ne
considérer pas la chose comme nécessaire seulement à nos États, mais me
regardant un peu comme une personne qui souhaite beaucoup votre amitié
et votre estime, me faire la grâce que votre cœur y réponde. (Louis XIV,
À l’infante d’Espagne Maria-Teresa. Bordeaux, 21 septembre 1659.
Grimoard et Grouvelle, V)
Je n’ose pas encore entièrement me flatter d’un bien que je souhaite
infiniment.
La lettre par laquelle Louis XIV apprend officiellement au roi d’Espagne
la mort de Mazarin lui permet d’annoncer aussi à son beau-père la
première grossesse de la reine. Je laisse à la reine d’écrire à V. M. une
nouvelle d’une nature bien différente du sujet de cette lettre, parce que je
n’ose pas encore entièrement me flatter d’un bien que je souhaite
infiniment. Si nos soupçons se trouvent à la fin véritables, je le reconnaîtrai
comme un bienfait signalé de la bonté divine qui, voulant m’affliger
sensiblement d’une manière, a eu soin de m’accorder dans la même
conjoncture ce que je pouvais le plus ardemment désirer. J’écrirais plus
souvent à V. M., si la reine n’y suppléait par les compliments qu’elle se
charge de temps en temps de lui faire de ma part. (Louis XIV, Au roi
d’Espagne. 9 mars 1661. Grimoard et Grouvelle, V)
J’ai commandé aux médecins de songer préférablement à la santé de
la reine.
Lors d’une de ses grossesses, la reine tombe malade. Louis XIV conte à
son beau-père le roi d’Espagne qu’il a choisi par affection de tout faire
pour sauver la mère, fût-ce au détriment du fœtus. Mais on ne peut en tirer
des conclusions certaines sur son attachement à Marie-Thérèse sans
préciser qu’il obéit en l’occurrence à une règle qui semble avoir été
générale sous l’Ancien Régime : ménager l’espoir d’une progéniture future
au prix d’une naissance présentement compromise. Monsieur mon frère,
oncle et beau-père, je ne me suis pas pressé de faire savoir à V. M. la
maladie de la reine, dans l’espérance que j’avais qu’elle n’aurait point de
suite ; mais comme c’est une fièvre tierce, qui a déjà eu plusieurs accès, et
qui en peut avoir d’autres, je n’ai pas voulu différer davantage à lui donner
part de cet accident qui, outre ce qu’il me fait souffrir en la partie la plus
tendre et la plus sensible de moi-même, me touche encore par le déplaisir
que je sais qu’un aussi bon père que V. M. en aura. Ce qu’il y a de plus
fâcheux est l’état de la grossesse ; mais j’ai commandé aux médecins de
songer préférablement à la santé de la reine ; et c’est aussi à quoi ils
travaillent, sans s’arrêter à autre chose. Une lettre écrite le lendemain au
même lui apprendra que la reine vient d’accoucher d’une fille prématurée
(laquelle mourra un mois plus tard), et que, dès lors, sa fièvre a décliné.
Mais, comme il faut plus à qui aime bien, continue le roi, mon inquiétude
ne finira que par la parfaite guérison : c’est ce que j’attends avec
l’impatience que V. M. peut juger. (Louis XIV, Au roi d’Espagne. Paris, 15
puis 16 novembre 1664. Grimoard et Grouvelle, V)
Vous avez bien fait de n’écrire pas ce petit accident à la reine ; il
l’aurait trop alarmée.
En septembre 1669, c’est le Dauphin âgé de presque huit ans qui est
malade. La nouvelle de sa santé que transmet au roi son gouverneur, le duc
de Montausier, permet à Louis XIV de manifester sa délicatesse de « bon
père de famille » envers la reine. J’ai reçu toutes vos lettres ; celle d’hier me
fait quelque peine, à cause du changement que d’Aquin [médecin du roi] a
trouvé en mon fils ; mais j’espère que ce ne sera rien : vous avez bien fait
de n’écrire pas ce petit accident à la reine ; il l’aurait trop alarmée. Il suffit
de me mander les choses de cette nature. Continuez à m’avertir
soigneusement de l’état de la santé de mon fils, et m’en marquez toutes les
circonstances, et jusques aux moindres particularités. (Louis XIV, Au duc
de Montausier, Chambord, 22 septembre 1669. Grimoard et Grouvelle, V)
Je désire que, quoique Française, vous soyez aussi bonne reine
espagnole que la reine ma femme, quoique Espagnole, est bonne reine
française.
Il faut dire qu’outre donner un Dauphin à la France, Marie-Thérèse a
rempli discrètement l’autre rôle attendu d’une reine : oublier sa terre
natale et sa maison pour embrasser la cause du pays sur lequel règne son
mari. Ce que Louis XIV rappelle incidemment à la jeune Mademoiselle, sa
nièce, qui part épouser Charles II d’Espagne à Madrid. Il lui aurait dit
alors : Ma nièce, je vous ai traitée comme ma fille, je vous donne pour mari
un grand roi ; je désire que, quoique Française, vous soyez aussi bonne
reine espagnole que la reine ma femme, quoique Espagnole, est bonne reine
française ; si des guerres éclatent entre nous et votre mari, nous sommes
assez grands seigneurs pour ne pas pouvoir nous ruiner. (Primi Visconti,
Mémoires sur la cour de Louis XIV, année 1679)
Le Ciel n’a peut-être jamais assemblé […] plus de vertu, plus de
beauté, plus de naissance, plus de tendresse pour ses enfants, plus
d’amour et de respect pour son mari.
Au début des Mémoires pour l’année 1667 à destination du Dauphin et à
l’occasion de la naissance, cette année-là, de la petite Marie-Thérèse de
France, qui mourra cinq ans plus tard, on note cet hommage furtif mais
superlatif rendu par Louis XIV à son épouse. Je puis dire ici en passant
qu’elle méritait le soin que j’en avais, et que le Ciel n’a peut-être jamais
assemblé dans une seule femme plus de vertu, plus de beauté, plus de
naissance, plus de tendresse pour ses enfants, plus d’amour et de respect
pour son mari. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1667)
Souvenez-vous, Madame, qu’elle est votre maîtresse.
Une anecdote d’authenticité incertaine rapporte que, tout en trompant la
reine, Louis XIV savait défendre la dignité de celle-ci, y compris et surtout
des irrespects piquants et de la langue mordante de Mme de Montespan. Un
jour, on vint dire au roi que le carrosse dans lequel était la reine avait été
tout rempli d’eau, ce qui avait assez effrayé cette princesse. Sur-le-champ,
Mme de Montespan, présente à ce récit, dit avec un air moqueur : « Ah ! si
nous l’avions su, nous aurions crié : La reine boit ! » Le roi fut fort piqué de
cette raillerie, et il répéta à l’instant : « Souvenez-vous, Madame, qu’elle est
votre maîtresse. » (Mlle d’Aumale, ms des Souvenirs sur
Mme de Maintenon, dans Calyus, Souvenirs, éd. Asselineau, appendice
XII). Que la même raillerie soit attribuée à la marquise de Verneuil,
maîtresse d’Henri IV, à propos de Marie de Médicis lors du naufrage du
bac de Neuilly (9 juin 1606), retire beaucoup de sa crédibilité à ce trait au
demeurant peu vraisemblable, en dépit de l’arrogance de
Mme de Montespan.
La reine est votre première sujette ; en cette qualité et en celle de
votre femme, elle doit vous obéir.
De caractère tout opposé à celui de Marie-Thérèse, l’épouse que
Louis XIV a donnée à son petit-fils Philippe V d’Espagne doit être
fermement dissuadée de gouverner son royal époux. Louis XIV en fait la
leçon à celui-ci : une reine idéale doit se montrer soumise et muette, comme
l’avait été Marie-Thérèse. La reine est votre première sujette ; en cette
qualité et en celle de votre femme, elle doit vous obéir. Vous la devez
aimer ; vous ne le feriez pas de la manière que vous le devez, si ses pleurs
avaient assez d’empire sur vous pour vous engager à des complaisances
contraires à votre gloire. Ayez de la fermeté dans les commencements. Je
sais que les premiers refus vous feront de la peine, qu’ils répugnent à la
douceur de votre naturel ; mais ne craignez point de causer de légers
chagrins à la reine pour lui en épargner de réels dans la suite de sa vie. C’est
par cette conduite seule que vous pourrez prévenir des éclats que vous ne
pourriez supporter. Souffririez-vous que vos sujets et que toute l’Europe
s’entretinssent de vos divisions domestiques ? Rendez la reine heureuse
malgré elle-même, s’il est nécessaire. Contraignez-la dans les
commencements : elle vous en sera obligée dans la suite ; et la violence que
vous vous ferez présentement sera la marque la plus solide de votre amitié
pour elle. (Louis XIV, Lettre à Philippe V. 13 novembre 1701. Grimoard et
Grouvelle, V)
► Mme de « Maintenant » ou la reine secrète
C’est Mme de Sévigné qui a plaisamment rebaptisé
« Mme de Maintenant » la veuve Scarron devenue marquise de Maintenon,
quand il apparut à la cour qu’elle occupait la place de la reine Marie-
Thérèse morte le 30 juillet 1683. Née Françoise d’Aubigné, la veuve du
poète burlesque Paul Scarron ( † 6 octobre 1660), qui s’était insinuée
gouvernante des enfants légitimés du roi et de Mme de Montespan, avait
alors fini par supplanter cette dernière dans le cœur et le lit du monarque.
Elle deviendra secrètement son épouse à une date demeurée incertaine,
probablement durant la nuit du 9 au 10 octobre 1683.
Vous avez tant d’amis, que j’ai voulu avoir seul ce mérite auprès de
vous.
Au temps de Mme Scarron : terrain fertile pour la légende prémonitoire.
Après la mort de son mari, arrivée en 1660, [Mme Scarron, future marquise
de Maintenon] fit longtemps solliciter auprès du roi une petite pension de
quinze cents livres, dont Scarron avait joui. Enfin, au bout de quelques
années, le roi lui en donna une de deux mille, en lui disant : « Madame, je
vous ai fait attendre longtemps ; mais vous avez tant d’amis, que j’ai voulu
avoir seul ce mérite auprès de vous. » Ce fait m’a été conté par le cardinal
de Fleury, qui se plaisait à le rapporter souvent, parce qu’il disait que
Louis XIV lui avait fait le même compliment en lui donnant l’évêché de
Fréjus. (Voltaire, Siècle de Louis XIV)
Elle sait bien aimer, il y aurait du plaisir à être aimé d’elle.
Si l’on en croit Mme de Caylus (mais peut-on l’en croire, tant elle enjoliva
le récit de la vie de sa tante ?), avant que ne fussent nouées leurs relations
privilégiées, le roi appréciait le dévouement de Mme Scarron pour les
enfants que lui avait donnés Mme de Montespan. L’aîné des enfants du roi
et de Mme de Montespan [fille ou garçon, on ne sait car les sources
divergent] mourut à l’âge de trois ans. Mme de Maintenon en fut touchée
comme une mère tendre, et beaucoup plus que la véritable ; sur quoi le roi
dit, en parlant de Mme de Maintenon : « Elle sait bien aimer, il y aurait du
plaisir à être aimé d’elle. » (Caylus, Souvenirs, 1770)
Je vous chéris toujours et […] vous considère à un point que je ne
puis exprimer.
Par rapport à ce que l’on attendrait, peu de traces subsistent des paroles
ou des lettres dévoilant les sentiments des époux secrètement unis, du fait
même de ce secret — ou pour mieux dire, de cette fiction de secret : ce qui
fut écrit a été en grande partie détruit, les paroles publiques étaient
comptées, et les courtisans prenaient garde à mesurer leurs propos et leurs
témoignages sur ce sujet délicat. Voici par exception une lettre privée du roi
à son épouse secrète, qui émerge de ce silence. Je profite de l’occasion du
départ de Montchevreuil pour vous assurer d’une vérité qui me plaît trop
pour me lasser de vous la dire : c’est que je vous chéris toujours, et que je
vous considère à un point que je ne puis exprimer ; et qu’enfin, quelque
amitié que vous ayez pour moi, j’en ai encore plus pour vous, y étant de
tout mon cœur tout à fait à vous. (Louis XIV, À Mme de Maintenon.
Avril 1693 (?). Grimoard et Grouvelle, VI)
Ce serait le plus grand bonheur qui me pût arriver.
En 1711 encore, Mme de Maintenon évoque l’attachement du roi pour
elle, mais en des termes que sa modestie ou sa lucidité lui fait tenir pour
une galanterie mue tout au plus par la politesse. Il y a quelques jours que je
dis au roi, avec une espèce de dépit : « En vérité, Sire, j’ai peur de vivre
cent ans. » À quoi il eut la politesse de répondre : « Ce serait le plus grand
bonheur qui me pût arriver. » (Maintenon, Lettres historiques et édifiantes,
II)
Voilà ce que je crois de mieux.
Une journée du roi au temps de Mme de Maintenon. J’ai changé de
résolution pour ma journée ; le beau temps qu’il fait m’empêche d’aller à
Saint-Germain, je remettrai ce voyage à demain ; et pour aujourd’hui je
dînerai au petit couvert, j’irai à la chasse, et je me rendrai à six heures et
demie à la porte de Saint-Cyr du parc, où je ferai trouver mon grand
carrosse. J’espère que vous m’y viendrez trouver, avec telle compagnie
qu’il vous plaira. Nous nous promènerons dans le parc, et nous n’irons
point à Trianon. En revenant demain de Saint-Germain, j’irai à Saint-Cyr au
salut en habit décent, et nous reviendrons ensemble. Voilà ce que je crois de
mieux. (Louis XIV, À Mme de Maintenon. Juin 1694, à neuf heures du
matin. Grimoard et Grouvelle, VI)
Je ne pourrai être chez vous qu’à trois heures ; prenez des mesures
pour éviter les importuns.
Voici un autre billet à Mme de Maintenon que son caractère pour ainsi
dire professionnel aura permis d’échapper à la destruction. On y voit au vif
le partage des bonheurs (politiques et militaires) et les contingences d’un
ménage dont le mari est très occupé par son métier (de roi). Je crois que
vous ne serez pas fâchée de la nouvelle que je viens de recevoir :
M. de Vendôme, avec douze cents chevaux, a battu toute la cavalerie
ennemie, au nombre de quatre mille cinq cents ; tous les officiers-généraux
y ont fait merveille. Longueval y a été blessé. Vous en saurez tantôt
davantage. Je ne pourrai être chez vous qu’à trois heures ; prenez des
mesures pour éviter les importuns. Je suis très fâché de ce retardement,
mais le Conseil ne finira pas plus tôt. (Louis XIV, À Mme de Maintenon.
Avril 1706. Grimoard et Grouvelle, VI)
Je ne doute pas de la paix. Je m’en réjouis avec vous : remercions
bien Dieu.
Enfin Louis XIV ne manque pas de donner à son épouse secrète la
primeur de la paix de Rastadt qu’il avait tant souhaitée, tout en lui
recommandant le secret, chose à laquelle il est tellement attaché. La paix
n’est pas encore faite, mais elle sera bientôt signée. Le prince Eugène est
revenu à Rastadt, et Villars y allait retourner. On est d’accord de tout, et
j’ordonne au maréchal de Villars de signer. J’ai cru que vous ne seriez pas
fâchée de savoir cette bonne nouvelle quelques heures plus tôt. Il ne faut
rien dire, si ce n’est que le prince Eugène est revenu à Rastadt, que les
conférences se recommencent. Je ne doute pas de la paix. Je m’en réjouis
avec vous : remercions bien Dieu. (Louis XIV, Lettre à Mme de Maintenon.
Février 1714, à midi. Grimoard et Grouvelle, VI)
La pauvre femme ! la tête lui tourne dès qu’il s’agit de moi.
Témoignage d’une confiance et d’une sympathie affectueuses comme il
peut en exister entre deux vieux époux, Mme de Maintenon parvient à
arrêter de mauvaises nouvelles, à obtenir par exemple du ministre
Chamillart, qui est tout à elle, qu’on cache au roi un combat malheureux en
Flandre. Comme le fils du duc de La Trémoïlle s’y était distingué, le roi
apprend par hasard du père la nouvelle de cette escarmouche : il convoque
son ministre de la Guerre et le réprimande. Pendant ces reproches,
Chamillart, qui me l’a conté (écrit Saint-Simon), pensait à ce qu’il avait à
faire, et prit enfin son parti de confesser au roi que Mme de Maintenon lui
avait défendu de lui rien dire de ce combat. « La pauvre femme ! s’écria le
roi pour toute réplique, la tête lui tourne dès qu’il s’agit de moi » et
congédia Chamillart d’un air content et satisfait. (Saint-Simon, Parallèle
des trois premiers rois bourbons)
La pauvre femme ! (bis)
Saint-Simon, qui dénonce l’influence (hypothétique) exercée sur les
affaires et sur le roi par Mme de Maintenon, s’amuse de voir la même
expression revenir sur les lèvres de Louis XIV en des circonstances
similaires : c’est lorsque le roi apprend que les lettres du maréchal Catinat
sur ses opérations militaires malheureuses ont été interceptées par
Chamillart ici encore sur ordre de Mme de Maintenon. [Elle] lui avait
expressément défendu de rien apprendre au roi, pour ne le point affliger, de
tout ce que Catinat écrivait au roi et à lui, et de laisser plutôt croire au roi
que ce maréchal les laissait tout à fait dans l’ignorance. À cet aveu, le roi
embarrassé baissa les yeux, et dit : « La pauvre femme ! » et s’interrompant
aussitôt, loua Catinat de sa modération et de son silence ; car il s’était
contenté de présenter ces lettres, sans y avoir ajouté un seul mot de
commentaire ni de plainte. (Saint-Simon, Parallèle des trois premiers rois
bourbons)
Vous ne perdez point d’occasion de me le dire.
Mais hormis ces curiosités de conduite, qui ne prêtent pas vraiment à
conséquence, le domaine où l’influence de Mme de Maintenon sur
Louis XIV fut vraiment déterminante, c’est assurément celui de sa
« conversion », c’est-à-dire de son orientation marquée vers la dévotion. Il
regimba d’abord, puis se laissa faire, si l’on en croit le témoignage indirect
de Mme de Glapion. Je dis sur cela à Madame [de Maintenon] qu’il me
semblait lui avoir ouï dire que quand elle lui parlait de son salut, il la
rebutait quelquefois, et qu’un jour qu’elle lui disait un mot à propos sur le
néant de sa grandeur, il reprit d’un air chagrin : « Vous ne perdez point
d’occasion de me le dire. — Cela est vrai, reprit Madame. Cependant cette
persévérance n’a pas laissé à la fin de lui inspirer de la piété. Mais quel
martyre j’ai souffert ! » Elle ne se découragea pas, et sa persévérance fut
couronnée de succès. (Maintenon, Lettres historiques et édifiantes, II)
DESCENDANCE LÉGITIME ET LÉGITIMÉE
► Le Grand Dauphin
La reine est accouchée d’un garçon.
Le 1er novembre [1661] à midi moins sept minutes, la reine accoucha à
Fontainebleau de Mgr le Dauphin. Depuis vingt-quatre heures la reine était
en travail, lorsque le roi ouvrit la fenêtre de sa chambre, et annonça lui-
même le bonheur public, en nous criant assez haut : « La reine est
accouchée d’un garçon. » (Choisy, Mémoires)
N’ayant que le temps de vous dire que la reine est accouchée d’un
garçon.
Lors de la naissance de son troisième fils Louis-François, duc d’Anjou, le
14 juin 1672, le roi est en campagne, assiégeant Doersbourg. Le nourrisson
ne vivra pas cinq mois. L’été précédent, le couple royal avait perdu
Philippe-Charles, lui aussi duc d’Anjou. Ne survivra, des six enfants mis au
monde par Marie-Thérèse, que le Grand Dauphin, Louis de France, lequel
s’éteindra pourtant lui aussi avant son père, le 14 avril 1711. Mon Cousin,
je me remets à ce que j’ai ordonné au marquis de Louvois de vous mander,
n’ayant que le temps de vous dire que la reine est accouchée d’un garçon. Je
crois que cette nouvelle vous fera plaisir, sachant l’amitié que vous avez
pour moi. (Louis XIV, Au maréchal de Turenne. Au camp de Doesbourg,
21 juin 1672. Grimoard et Grouvelle, III)
Je n’ai jamais cru que les rois […] fussent dispensés de l’obligation
commune et naturelle […] d’instruire leurs enfants par l’exemple et
par le conseil.
Dans les Mémoires qu’il fait écrire sous sa gouverne pour instruire le
Dauphin de son futur métier de roi, Louis XIV ne manque pas d’évoquer, à
l’intention de celui qui est au premier chef concerné, son rôle de père tel
qu’il le conçoit. Je n’ai jamais cru que les rois sentant, comme ils font, en
eux-mêmes, toutes les affections et toutes les tendresses paternelles, fussent
dispensés de l’obligation commune et naturelle aux pères, qui est d’instruire
leurs enfants par l’exemple et par le conseil. (Louis XIV, Mémoires pour
l’année 1661)
Celui-là sera un fameux gentilhomme.
En 1664, Monseigneur a trois ans. Un membre de la suite du cardinal
Chigi note ce trait de fierté, tout naturel, du roi son père. On le voit toute la
journée se promener à Fontainebleau tantôt avec une petite épée, tantôt avec
un pistolet. Un jour le roi, en présence de son confesseur, le jésuite Annat, a
dit en posant la main sur la tête de son fils : « Celui-là sera un fameux
gentilhomme. » (Chigi, Relation et observations sur le royaume de France,
1664)
La moindre chose qui arrivera à mon fils, dépêchez-moi aussitôt.
La santé du Dauphin est l’objet d’une préoccupation de roi et de père
pour Louis XIV tant que le nourrisson n’est pas sorti de l’âge de la plus
extrême fragilité et de la plus grande mortalité. Il n’a pas encore deux ans
lorsque Colbert annonce depuis Vincennes à Louis XIV en résidence à
Versailles que Mgr le Dauphin fut hier un peu indisposé des dents. La
réponse du roi est écrite à même la lettre du ministre. La moindre chose qui
arrivera à mon fils, dépêchez-moi aussitôt, afin qu’étant assuré qu’il se
porte bien, n’ayant pas de nouvelles, je sois en repos. Je me fie à vous, ne
doutant pas que vous ne fassiez ce que je vous commande. (Louis XIV,
réponse en marge d’une lettre de Colbert, Vincennes, 28 août 1663.
Grimoard et Grouvelle, V)
Je n’ai pas été peu soulagé de voir par votre lettre d’hier qu’il n’y a
rien de fâcheux à craindre de l’indisposition de mon fils.
En 1667, au cours de la guerre de Dévolution, le roi en campagne ne
manque pas de se tenir informé de la santé du Dauphin. Monsieur le
chancelier, je n’ai pas été peu soulagé de voir par votre lettre d’hier qu’il
n’y a rien de fâcheux à craindre de l’indisposition de mon fils : j’attends
avec l’impatience que vous pouvez juger la nouvelle de sa guérison, et je
suis fort persuadé que vous n’épargnerez ni vos soins ni vos souhaits les
plus zélés pour me la faire avoir bientôt. (Louis XIV, Au chancelier Séguier.
Avesnes, 12 juin 1667. Grimoard et Grouvelle, V)
Que mon fils y puisse demeurer sans hasarder sa santé.
Durant la guerre de Hollande, cette fois, le roi une fois encore éloigné de
Paris se préoccupe d’éviter au Dauphin la contagion des épidémies qui y
sévissent, à une époque où on impute leur origine et leur propagation à la
mauvaise qualité de l’air et des eaux. Je ne puis approuver le dessein de
mener mon fils à Vincennes ; car, encore que l’air y soit bon, jamais nous
n’y avons été sans beaucoup de malades en cette saison, et les gens même
du lieu n’ont pas été exceptés ; et quoique peut-être l’eau qui croupissait
alors dans les fossés contribuât à cela, et qu’à présent qu’ils sont secs il y
peut avoir moins à craindre, l’épreuve ne m’en plaît pas. Pour ce qui est de
Saint-Germain, la petite vérole y étant, il n’y faut pas penser. […]
Cependant comme je vois par votre lettre que le mal qui court à Versailles
ne vient pas de l’infection de l’air, si vous jugez qu’en prenant aux portes et
ailleurs les précautions qui se peuvent prendre en de pareilles rencontres,
mon fils y puisse demeurer sans hasarder sa santé, je m’en remets à votre
discernement et à votre affection. (Louis XIV, Au duc de Montausier.
Beauzé, 2 octobre 1673. Grimoard et Grouvelle, V)
Il connaît assez que je travaille pour lui, quand je travaille pour moi.
Mon Cousin, je suis très content de ce que vous m’avez mandé de la santé
de mon fils, et de sa bonne conduite. Pour ce qui est de la joie
extraordinaire qu’il a fait paraître de la conquête de Besançon, je n’en suis
pas surpris ; il a trop de naturel pour être moins sensible à mes prospérités ;
et d’ailleurs il connaît assez que je travaille pour lui, quand je travaille pour
moi. (Louis XIV, Au duc de Montausier. Au camp devant Dôle, 27 mai
1674. Grimoard et Grouvelle,V)
Combien voudriez-vous qu’il vous en eût coûté, et parler aussi bien
que M. le Coadjuteur ?
En père affectueux mais exigeant, Louis XIV sait aussi plaisanter son fils
sur ses études. Ainsi ce jour d’août 1675 (le Dauphin a treize ans) où
Mgr de Grignan, coadjuteur de l’archevêque d’Arles, a fait un beau
sermon. Le roi a fort loué cette action, et a dit à M. le Dauphin : « Combien
voudriez-vous qu’il vous en eût coûté, et parler aussi bien que M. le
Coadjuteur ? » M. de Montausier [gouverneur du Dauphin] a pris la parole
et a dit : « Sire, nous n’en sommes pas là ; c’est assez que nous apprenions
à bien répondre. » (Sévigné, À Mme de Grignan, 19 août 1675)
Si ce que j’ai fait en ce pays vous a donné de la joie, vous me l’avez
bien rendue en m’assurant du progrès des études de mon fils.
Lettre du roi à Bossuet, précepteur du Dauphin, en réponse à un courrier
de félicitations pour les succès des armes françaises durant la guerre de
Hollande. Monsieur l’évêque de Condom, si ce que j’ai fait en ce pays vous
a donné de la joie, vous me l’avez bien rendue en m’assurant du progrès des
études de mon fils. Continuez à profiter de l’attention qu’il prête à vos
instructions, et que je suis sûr qu’il y prêtera toujours de plus en plus, quand
il n’y serait excité que par le désir de me plaire ; et au reste souvenez-vous
de moi dans vos prières envers Dieu. (Louis XIV, À Bossuet. Au camp de
Sébourg, 1er mai 1676. Grimoard et Grouvelle, V)
Il faut au moins y aller avec la sonde.
Leçon sur l’éducation des fils : à quel âge peut-on leur confier des secrets
regardant la conduite et l’intérêt de l’État ? Le comte d’Estrades,
ambassadeur de France en Hollande, veut mettre à l’étrier le pied de son
fils aîné, qui deviendra gouverneur de Dunkerque. Louis XIV lui indique en
la matière ses vues qu’il appliquera à son propre fils. Vous connaissez
mieux votre fils et la portée de son esprit en l’âge où il est, que je ne puis
faire ; je vous dirai seulement qu’il est toujours dangereux de confier le
secret aux jeunes gens, et principalement en de grandes affaires, et sans
aucune nécessité ; c’est pourquoi il faut au moins y aller avec la sonde, et
reconnaître auparavant, par les petites et médiocres, de quoi ils sont
capables. (Louis XIV, Au comte d’Estrades. 20 juillet 1663. Grimoard et
Grouvelle, V)
Pour ce qui est de l’opéra et des autres récréations honnêtes qu’il
peut désirer, j’approuve qu’il les ait toutes.
Comment distraire un Dauphin âgé de seize ans. Pour ce qui est de
l’opéra et des autres récréations honnêtes qu’il peut désirer, j’approuve qu’il
les ait toutes. Mais je me promets que cette complaisance l’engagera
d’autant plus à me tenir parole, en n’omettant rien de ce qu’il doit faire,
pour être un prince accompli et un parfaitement honnête homme.
(Louis XIV, Au duc de Montausier. Toul, 19 février 1678. Grimoard et
Grouvelle, V)
Aimant fort à vous entendre louer, surtout quand c’est avec justice.
L’estime et l’affection paternelles ne se démentent pas alors que le
Dauphin a dépassé la trentaine : il commande les armées du roi en Flandre
durant la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Le duc de Luxembourg me
mande, […] que vous avez une très grande application à tout ce qui est du
bien du service ; ce qui m’a fait plaisir, aimant fort à vous entendre louer,
surtout quand c’est avec justice. (Louis XIV, Lettre au Dauphin. À Trianon,
le 11 juillet 1694. Grimoard et Grouvelle, IV)
Je me trouverai bien seul à Fontainebleau sans vous.
Autre marque d’affection du roi pour son fils dans les mêmes
circonstances. Je ne saurais me résoudre à passer à Choisy [l’une des
demeures du Grand Dauphin], si vous n’y êtes pas ; mais pour au retour, j’y
demeurerai tant que vous le voudrez avec grand plaisir. Je me trouverai bien
seul à Fontainebleau sans vous. Quand je croirai qu’il n’y aura rien à faire
où vous êtes, je vous proposerai d’y venir, mais je ne ferai rien là-dessus
que de concert avec vous. (Louis XIV, Au Dauphin. Versailles, 19 août
1694. Grimoard et Grouvelle, IV)
► Sa descendance par main droite et main gauche
La reine est accouchée d’un garçon/Madame la Dauphine est
accouchée d’un prince.
Complément d’une citation donnée ci-dessus, qui mesure l’évolution du
culte royal à la manière dont est accueillie sa descendance. Le
1er novembre [1661] à midi moins sept minutes, la reine accoucha à
Fontainebleau de Monseigneur le Dauphin. Depuis vingt-quatre heures la
reine était en travail, lorsque le roi ouvrit la fenêtre de sa chambre, et
annonça lui-même le bonheur public, en nous criant assez haut : « La reine
est accouchée d’un garçon. » Cela me fait souvenir que quand Mme la
Dauphine accoucha à Versailles de M. le duc de Bourgogne, le roi sortit le
premier de l’antichambre et nous dit : « Madame la Dauphine est accouchée
d’un prince. » J’y étais présent à tous deux et remarquai une différence
notable entre joie et joie. On fut bien aise de la naissance de Mgr le
Dauphin […]. Mais à la naissance de M. le duc de Bourgogne on devint
presque fou. […] Chacun se donnait la liberté d’embrasser le roi. La foule
le porta depuis la surintendance où Mme la Dauphine accoucha jusqu’à ses
appartements. (Choisy, Mémoires)
La duchesse de Bourgogne […] vient de donner un prince à la France.
Cette liesse se marquera également à la naissance du premier fils du
duc de Bourgogne, garantie de continuité de la lignée par voie d’aînesse.
Mon Cousin, je vous dépêche ce courrier pour vous faire part de l’heureux
accouchement de la duchesse de Bourgogne, qui vient de donner un prince
à la France, dans un temps que mes sujets n’avaient pas moins d’intérêt de
le désirer, que les étrangers qui prennent part à la tranquillité de l’Europe.
(Louis XIV, Au maréchal de Tallard. Versailles, 25 juin 1704. Grimoard et
Grouvelle, VI)
Quoiqu’elle n’ait eu qu’une fille…
Quant à la préférence fondée sur le sexe, elle s’affiche avec une tranquille
évidence dans ce faire-part envoyé par Louis XIV à la duchesse de Savoie.
Ma Tante, la reine accoucha fort heureusement samedi dernier, 18 de ce
mois, un peu après midi ; et quoiqu’elle n’ait eu qu’une fille, il m’a semblé
que la bonne santé de l’une et de l’autre rend cette nouvelle assez agréable
pour vous la faire savoir. (Louis XIV, À la duchesse de Savoie. Paris,
21 novembre 1662. Grimoard et Grouvelle, V)
Tout cela doit se faire naturellement, et cet ordre doit demeurer entre
vous et moi…
La question du rang des enfants naturels du roi (enfants de France par
main gauche) par rapport aux princes du sang se pose dès la légitimation
en 1669 du comte de Vermandois, fils de Louis XIV et de Mlle de La
Vallière : quel rang lui donner par rapport aux princes de Conti, cadets de
la maison de Bourbon-Condé, lorsqu’ils se trouvent chez le Dauphin ?
Louis XIV, très attentif aux exigences de la naissance, marche sur des œufs.
J’ai ordonné que le comte de Vermandois fût traité comme les princes
de Conti. Il faut seulement éviter qu’il se trouve en des occasions trop
marquées, comme à la chemise, à la serviette. Il sera bon qu’à l’église il ne
soit pas tout à fait au même rang que les princes du sang. Tout cela doit se
faire naturellement, et cet ordre doit demeurer entre vous et moi, car quand
on ne pourra éviter ce que je vous dis, il faut qu’il fasse comme les princes
de Conti. (Louis XIV, À Colbert. Au camp de Saint-Tron, 3 juillet 1675.
Grimoard et Grouvelle, V)
Je crois que vous serez aussi bien aise de faire ce plaisir au duc du
Maine, à moins que vous ne trouviez des difficultés que je ne puis
prévoir.
Entre son fils légitime et ses fils légitimés, le roi s’efforce d’aménager les
délicates relations, par exemple quand ils se trouvent ensemble aux armées
— ou du moins en parallèle. La hiérarchie de naissance et le principe de
suggérer fermement ce qui lui paraît devoir être fait, mais sans forcer
explicitement la main à qui de droit et tout en laissant une porte (étroite) à
la désobéissance, demeure la marque de son exercice du pouvoir : un
absolutisme qui conserve les formes. Le duc du Maine me prie de faire
passer son régiment d’infanterie dans votre armée ; cela ne se peut faire
qu’en envoyant un autre avec le maréchal de Boufflers, qui ait le même
nombre de bataillons. Si vous le pouvez faire, j’en serai bien aise ; et je
crois que vous serez aussi bien aise de faire ce plaisir au duc du Maine, à
moins que vous ne trouviez des difficultés que je ne puis prévoir.
(Louis XIV, Au Dauphin. Trianon, 29 juin 1694. Grimoard et Grouvelle,
IV) Et dans une lettre parallèle à l’intéressé. J’ai écrit à mon fils ce que
vous demandez pour votre régiment d’infanterie, et je ne doute pas qu’il ne
fasse ce que vous désirez en cette rencontre, ne voyant pas qu’il y ait
aucune raison qui le puisse empêcher (Id., Au duc du Maine, même jour,
même lieu, même source)
…et suis bien aise de voir l’amitié qu’il vous porte.
De fait, la bonne entente entre ses deux descendances, légitime et
légitimée, préoccupera toujours Louis XIV. Vous avez bien fait de saluer
mon neveu à la tête de votre régiment. J’approuve ce que lui et vous avez
fait en cette rencontre, et suis bien aise de voir l’amitié qu’il vous porte.
(Louis XIV, Au comte de Toulouse. Trianon, 29 juin 1694. Grimoard et
Grouvelle, IV)
Évitez autant qu’il sera possible, qu’il ne s’engage mal à propos et
dans de petites affaires à pouvoir être pris.
Louis XIV n’envoie pas sans précautions le préféré de ses fils légitimés
faire ses armes à la guerre : le maréchal d’Humières est prié de veiller
conjointement à la gloire et sur le sang du rejeton royal. J’envoie mon fils
le duc du Maine servir dans l’armée que vous commandez, vous savez
l’amitié que j’ai pour lui, et combien je souhaite qu’il se rende digne de
soutenir l’état où il est. Je lui ai ordonné de croire en tout ce que vous lui
direz, étant assuré que vous le porterez à faire ce qu’il doit, et même un peu
plus. Le marquis de Louvois vous a écrit mes intentions sur la manière dont
je veux qu’il soit traité. Je m’assure que vous ferez exécuter ponctuellement
ce que je désire. Laissez voir tout au duc du Maine, mais évitez autant qu’il
sera possible, qu’il ne s’engage mal à propos et dans de petites affaires à
pouvoir être pris [être fait prisonnier]. (Louis XIV, Au maréchal
d’Humières. Marly, 21 mai 1689. Grimoard et Grouvelle, VI)
Voilà donc un de mes curieux qui viennent pour savoir des nouvelles.
Peu de textes révèlent le ton des échanges entre Louis XIV et ses fils
légitimés. Voici pourtant une affectueuse et malicieuse raillerie envers le
duc du Maine qui, un jour de mars 1710, année difficile et décisive de la
guerre de Succession d’Espagne, vient rôder autour du Conseil pour
apprendre les dernières nouvelles sur les pourparlers de paix avec la
Hollande qui mettent la cour sur des charbons ardents. Le roi lui dit en le
voyant : « Voilà donc un de mes curieux qui viennent pour savoir des
nouvelles ; je n’en sais point, les nouvelles ne sont pas encore déchiffrées. »
(Sourches, Mémoires, 26 mars 1710)
Ces gens-là […] ne devraient jamais se marier.
Il est donc peu probable et même peu vraisemblable que le roi ait
prononcé à l’occasion du mariage du duc du Maine avec Mlle de Charolais
(Louise-Anne de Bourbon-Condé) cette phrase que lui prête
Mme de Caylus, curieusement inspirée ici, semble-t-il, par la cabale
anti-« bâtards », alors qu’elle est l’héritière spirituelle de
Mme de Maintenon qui toujours les protégea. La contradiction même de
son raisonnement sur le désir qu’elle prête à M. le Prince (de Condé) de
faire sa cour en donnant sa fille au duc du Maine ôte pas mal de crédibilité
à son témoignage. On le donne donc au titre surtout de la légende noire
formée autour des enfants légitimés du roi. Je me souviens, à propos du
mariage de M. le duc du Maine, que le roi, qui pensait toujours juste, aurait
désiré que les princes légitimés ne se fussent jamais mariés. « Ces gens-là,
disait-il à Mme de Maintenon, ne devraient jamais se marier. » Mais M. le
duc du Maine ayant voulu l’être, cette même sagesse du roi aurait fait du
moins qu’il aurait choisi une fille d’une des grandes maisons du royaume,
sans les persécutions de M. le Prince [de Condé], qui regardait ces sortes
d’alliances comme la fortune de la sienne. (Caylus, Souvenirs, 1770)
Voici la seule occasion où je veuille me servir de mon autorité ; dans
les autres j’y donnerai mes conseils.
Au moment où le duc d’Anjou devient Philippe V, Louis XIV a pour lui des
attentions de grand-père pour un enfant : le jeune homme qui n’a que dix-
sept ans fait avec sa suite une dernière promenade dans Marly qu’il va
quitter à jamais. Le roi fit aller toutes les eaux, et les fit promener dans tout
le jardin, malgré le vilain temps ; en passant dans l’endroit où est
l’escarpolette, le roi d’Espagne y voulut aller, et le roi craignant que la pluie
n’eût pourri quelqu’une des cordes, il lui défendit expressément d’y aller, et
en se tournant au marquis de Bedmar [envoyé de la cour d’Espagne], il lui
dit : « Voici la seule occasion où je veuille me servir de mon autorité ; dans
les autres j’y donnerai mes conseils. » (Dangeau, Journal, 26 novembre
1700)
Je ne puis vous exprimer plus fortement ma tendresse et mon amitié,
qui dureront toujours pour vous.
L’affection de Louis XIV pour son petit-fils Philippe V s’exprime, au
commencement du règne chaotique du jeune homme, par des élans de
tendresse de mentor envers son disciple, comme si le vieux roi semblait se
reconnaître en lui à ses propres débuts. Le projet de voyage en Italie de
Philippe V allant dans la gloire de sa jeunesse reconnaître ses possessions
et ses peuples arrache à son grand-père des accents d’émotion qui semblent
sincères, accompagnés de ses conseils et de ses ménagements. Je persiste
toujours dans la pensée que vous devez passer en Italie au commencement
du printemps prochain. Je suis persuadé que l’idée seule de ce voyage vous
fait plaisir. J’aurai soin, puisque vous le souhaitez, de régler dans le temps
tout ce que je croirai nécessaire pour la descente et pour la commodité de
V. M. Il conviendra peut-être de publier bientôt votre passage. La nouvelle
en sera vraisemblablement bien reçue, et produira de bons effets en Italie. Je
vous avertirai quand je croirai qu’il sera temps de déclarer cette résolution,
qui vous fait honneur. Vous pourrez l’exécuter dès le mois de mars. Je crois
vous faire plaisir en avançant le terme de deux mois. […] Je ne douterai
jamais de votre bon naturel. Je suis très sensible aux sentiments que vous
témoignez, à l’égard de ceux que vous devez aimer ; les miens pour vous
sont tels que vous les méritez, et je ne puis vous exprimer plus fortement
ma tendresse et mon amitié, qui dureront toujours pour vous. (Louis XIV,
À Philippe V. Fontainebleau, 2 octobre 1701. Grimoard et Grouvelle, VI).
Il n’y a pas un lieu dans mon royaume où V. M. ne soit regardée
comme un fils que j’aime tendrement.
Et dix jours plus tard, dans un autre courrier sur le même sujet. Si vous
voulez passer jusqu’à Perpignan, vous en serez le maître. Il n’y a pas un
lieu dans mon royaume où V. M. ne soit regardée comme un fils [au sens
large de descendant direct] que j’aime tendrement ; et je suis persuadé
qu’en cette qualité l’empressement de mes sujets vous fera plus de plaisir
que les traitements dus à votre rang. (Louis XIV, À Philippe V.
Fontainebleau, 12 octobre 1701. Grimoard et Grouvelle, VI).
Si je vous aimais moins, ma complaisance n’aurait point de bornes.
Non seulement le vieux roi manifeste son affection délicate envers son
petit-fils, mais il lui donne à son tour une leçon d’affection fondée sur
l’attachement qu’il suppose à la reine d’Espagne pour son tout récent mari.
J’ai considéré votre seule satisfaction, lorsque j’ai approuvé le dessein que
vous avez de conduire avec vous la reine à Naples ; mais mon amitié pour
vous ne me permet pas de vous taire les inconvénients que je prévois à lui
faire entreprendre ce voyage. Si je vous aimais moins, ma complaisance
n’aurait point de bornes, je supprimerais les conseils de père, lorsqu’ils
seraient contraires à ce que vous désirez. La tendresse que vous avez pour
la reine vous fait désirer de ne vous point séparer d’elle ; mais vous devez,
par la même raison, considérer à quelles incommodités vous l’exposez, en
lui faisant entreprendre un trajet de mer aussi considérable que celui qu’il
faut faire pour passer à Naples. Si son amitié pour vous lui ferme les yeux
sur les suites fâcheuses qu’elle en doit craindre, vous êtes obligé d’y faire
encore plus d’attention et d’assurer votre commun bonheur, en songeant à la
conservation de sa santé. (Louis XIV, À Philippe V. Versailles, 22 mars
1702. Grimoard et Grouvelle, VI).
Croyez enfin que ma tendresse pour vous dicte ces conseils, que
j’attendrais d’un père si j’étais à votre place.
Il est notable que lorsqu’il conseille Philippe V sur la conduite à tenir
avec sa jeune épouse impétueuse et autoritaire, Louis XIV fasse allusion au
père qui lui a manqué. Relisez, je vous prie, ce que j’avais prévu sur cet
article, dans le mémoire que je vous donnai quand vous partîtes. Croyez
enfin que ma tendresse pour vous dicte ces conseils, que j’attendrais d’un
père si j’étais à votre place, et que je recevrais comme des preuves assurées
de son amitié. (Louis XIV, À Philippe V. 13 novembre 1701. Grimoard et
Grouvelle, VI).
Comme père et comme vous aimant tendrement.
La même tendresse semble décuplée par les victoires (ou du moins
l’illusion de victoires — il s’agit de la bataille de Luzzara, demeurée
indécise) que remportent les armées françaises associées au contingent du
jeune roi d’Espagne. Celui-ci aurait donné vaillamment de sa personne sur
le champ de bataille. Après vous avoir témoigné ma joie par rapport au bien
général des affaires, je puis, comme père [c’est-à-dire grand-père] et
comme vous aimant tendrement, vous ouvrir mon cœur et vous laisser
connaître tout le plaisir que je sens de voir que vous répondiez aussi
dignement aux devoirs de votre naissance, et particulièrement à ce que j’ai
toujours espéré de votre courage et de votre intrépidité ; je sais les marques
que vous en avez données. (Louis XIV, À Philippe V. Marly, 26 août 1702,
Lettres inédites du Mémorial du Dépôt général de la guerre)
On m’a épargné l’inquiétude que cette maladie m’aurait causée, en
m’apprenant en même temps votre guérison.
Les incertitudes de santé, après avoir inquiété en Louis XIV le père à
propos du Dauphin, inquiètent en lui le grand-père tout particulièrement à
l’égard de son petit-fils que son titre de roi d’Espagne a désormais éloigné
de lui et dont la vie garantit seule l’alliance entre les deux nations. J’espère
que votre dernière indisposition étant présentement finie, vous jouirez
désormais d’une parfaite santé. On m’a épargné l’inquiétude que cette
maladie m’aurait causée, en m’apprenant en même temps votre guérison. Je
suis également sensible à tout ce qui vous regarde, et ma tendresse
particulière pour vous se fait connaître en toutes occasions. (Louis XIV,
À Philippe V. Versailles, 26 février 1702. Grimoard et Grouvelle, VI).
Le duc de Bourgogne et Votre Majesté [Philippe V] me donnent de
grandes satisfactions.
Déclaration d’affection d’un grand-père (presque) comblé par ses deux
petits-fils, le duc de Bourgogne, futur Dauphin et en tout cas second après
son père, le Grand Dauphin, pour la succession de France, et Philippe V
déjà roi d’Espagne. Je suis très sensible aux assurances que vous me
donnez en toutes occasions de votre tendresse, et je crois que vous ne
doutez pas que celle que j’ai pour vous ne soit aussi vive. Le
duc de Bourgogne et V. M. me donnent de grandes satisfactions.
(Louis XIV, À Philippe V. 29 décembre 1702. Grimoard et Grouvelle, VI)
Il ne convient pas que le roi d’Espagne soit informé de ce que je pense
sur son sujet.
Reste que l’affection n’aveugle pas le monarque sur les défauts de son
petit-fils devenu roi qui, en dépit des objurgations de son grand-père, se
révèle faible, timide, gouverné par son impérieuse épouse. Son grand-père
enseigne au duc de Gramont, nouvel ambassadeur de France en Espagne,
comment se conduire avec ce jeune couple aux rôles inversés par rapport à
l’ordinaire de la monarchie d’Ancien Régime et aux règles de conduite de
Louis XIV lui-même. Vous connaissez la faiblesse [de mon petit-fils] : s’il
changeait de sentiment, il ne serait pas impossible qu’il dît à la reine que
vous n’avez rien oublié pour l’engager à décider en maître et à régner
indépendamment d’elle, que vous l’avez fait par mes ordres, et que je
regarde comme une honte pour lui, comme un opprobre pour son règne,
qu’elle se mêle des affaires du gouvernement. Elle regarderait comme
l’injure la plus sanglante celle que vous lui auriez voulu faire en diminuant
son pouvoir, dont elle n’est peut-être pas moins touchée que de l’amitié du
roi son mari. […] Ces contradictions ne font que trop voir, qu’il ne serait
pas sûr de se laisser conduire par les premières apparences d’une fermeté
dont on n’a pas encore vu d’effet. La reine sera toujours maîtresse de son
esprit. Il faut plutôt songer à se servir du pouvoir qu’elle conservera, que de
tâcher inutilement de le détruire. Il ne convient pas que le roi d’Espagne
soit informé de ce que je pense sur son sujet. Bien loin d’en profiter, la
connaissance qu’il en aurait contribuerait encore à le décourager, et les
reproches trop fréquents d’une timidité qu’on ne peut vaincre abattent le
cœur au lieu de l’élever. (Louis XIV, Au duc de Gramont. 6 janvier 1705.
Grimoard et Grouvelle, VI)
UNE PARENTÈLE ENCOMBRANTE
► Un honneur recherché
Eh bien, qu’ils s’en retournent !
Le pli de faire de Marly un lieu d’exception et de faveur s’était pris à
l’occasion de fêtes très courues que Louis XIV y donnait à sa cour et où il
avait dû limiter le nombre des invités à cause de l’exiguïté des lieux. Un
soir qu’il donnait une de ces fêtes à Marly, MM. les ducs de Villeroy et de
Roquelaure, M. le marquis d’Antin, et des Ormes, contrôleur général de la
maison du roi, y vinrent sans lui en avoir demandé la permission, et, comme
les portes étaient fermées, ils firent prier M. le duc de Luxembourg,
capitaine des gardes en quartier, de dire au roi qu’ils étaient à la porte ; mais
le roi répondit sèchement : « Eh bien, qu’ils s’en retournent ! ». Et
effectivement ils n’entrèrent point. (Sourches, Mémoires, août 1685)
Et qu’il s’en aille !
Et l’anecdote se continue dans le même registre. Peu de temps après,
arriva le comte de Roucy, lequel était le jour même arrivé de Béarn, où il
était allé voir son régiment, et qui ne savait point la défense du roi ; il fit
dire à M. de La Rochefoucauld qu’il était à la porte ; et ce duc, qui était son
ami et son proche parent, ayant vu refuser les autres, crut pouvoir lui
procurer l’entrée par habileté, et dit au roi qu’il venait d’arriver de Béarn et
qu’il souhaitait d’avoir l’honneur de lui faire la révérence ; mais le roi
répondit sur-le-champ : « Qu’il vienne me la faire et qu’il s’en aille ! »
(Ibid.)
Les autres me prient de les mener à Marly, et moi je vous prie, vous,
d’y venir.
L’habitude de sélectionner par caprice provint donc de la nécessité de
réduire le nombre des invités. Le roi a dit que tant de gens lui avaient
demandé à venir à Marly ce voyage-ci, que, quand la maison aurait été aussi
grande que Fontainebleau, ils n’y auraient pas pu être logés tous. Il a dit à
M. de Metz [l’évêque de Metz, Mgr d’Aubusson de La Feuillade, frère du
maréchal de La Feuillade, célèbre courtisan du roi] qui le divertit fort :
« Les autres me prient de les mener à Marly, et moi je vous prie, vous, d’y
venir. » (Dangeau, Journal, 1er décembre 1687)
Madame, je suis assuré que vous avez été contente.
La nécessité de sélectionner, devenue principe, confère au cadre de Marly
le charme et la familiarité que Mme de Sévigné identifie en termes
éclairants dans un contexte différent mais similaire : lors des rares
représentations d’Esther, tragédie de Racine créée pour et à Saint-Cyr où,
de même, l’on n’était couché sur la liste des spectateurs autorisés à venir
voir le spectacle qu’avec l’assentiment du roi et de Mme de Maintenon. Le
roi vint vers nos places, et, après avoir tourné, il s’adressa à moi et me dit :
« Madame, je suis assuré que vous avez été contente. » Moi, sans
m’étonner, je répondis : « Sire, je suis charmée ; ce que je sens est au-
dessus des paroles. » Le roi me dit : « Racine a bien de l’esprit. » Je lui dis :
« Sire, il en a beaucoup ; mais en vérité ces jeunes personnes en ont
beaucoup aussi : elles entrent dans le sujet comme si elles n’avaient jamais
fait autre chose. » Il me dit : « Ah ! pour cela, il est vrai. » Et puis
Sa Majesté s’en alla, et me laissa l’objet de l’envie : comme il n’y avait
quasi que moi de nouvelle venue, il eut quelque plaisir de voir mes sincères
admirations sans bruit et sans éclat. M. le Prince et Mme la Princesse me
vinrent dire un mot ; Mme de Maintenon, un éclair : elle s’en allait avec le
roi ; je répondis à tout, car j’étais en fortune. Nous revînmes le soir aux
flambeaux. Je soupai chez Mme de Coulanges, à qui le roi avait parlé aussi
avec un air d’être chez lui qui lui donnait une douceur trop aimable.
(Sévigné, À Mme de Grignan, 21 février 1689)
Je veux vous faire aimer Marly.
De même Marly remplit-il le monarque de générosité et suscite-t-il en lui
une sorte de reconnaissance pour ceux qui y vont, alors même que la seule
exclusion du grand nombre suffit à rendre le lieu attractif et comme
magnétique. Jeudi 1er décembre. À Marly. Le roi après sa messe alla courre
le cerf. En montant dans sa calèche, il appela Niert, son premier valet de
chambre en quartier, et lui dit : « Je veux vous faire aimer Marly, et pour
cela, je vous donne la survivance de votre charge pour votre fils. »
(Dangeau, Journal, 1er décembre 1701)
Vous pourrez venir à Marly tous les jours et aux heures qui vous
conviendront le plus.
Ainsi le roi y convie-t-il ceux qu’il veut honorer sans les accabler des
formes officielles de sa gratitude. En 1708, le maréchal de Berwick, qui
l’année précédente a restauré le pouvoir de Philippe V sur le royaume de
Valence grâce à la victoire d’Almansa, fait une visite rapide à la cour entre
deux campagnes : Louis XIV lui accorde, faveur exceptionnelle, les entrées
sans condition à Marly pour la durée de son séjour. Le duc de Berwick
demanda au roi d’être du voyage de Marly qui se fera demain, et le roi lui
dit : « Vous n’avez que peu de jours à demeurer en ce pays-ci, il faut vous
laisser le plaisir d’être avec la duchesse de Berwick et dans votre famille.
Vous pourrez venir à Marly tous les jours et aux heures qui vous
conviendront le plus. Je crois que ce parti-là sera le plus agréable et le plus
commode pour vous. » (Dangeau, Journal, 17 avril 1708)
Vous êtes bien homme à n’avoir jamais vu Marly. Venez le voir à ma
promenade.
Autre hôte célèbre, autre invitation hors normes : Louis XIV a besoin des
millions du traitant Samuel Bernard pour renflouer ses finances durant la
guerre de Succession d’Espagne. Il offre donc à ce riche banquier, le plus
riche d’Europe, dit Saint-Simon, un honneur qu’il mesure aux plus grands
seigneurs de sa cour. En application d’une mise en scène organisée à
l’avance, le roi passe devant le pavillon du domaine où réside alors le
surintendant des finances Desmarets et s’y arrête. Le roi dit à Desmarets
qu’il était bien aise de le voir avec M. Bernard, puis tout de suite, dit à ce
dernier : « Vous êtes bien homme à n’avoir jamais vu Marly. Venez le voir à
ma promenade, je vous rendrai après à Desmarets. » Bernard suivit, et,
pendant qu’elle dura, le roi ne parla qu’à Bergeyck [surintendant général et
contrôleur général des guerres de Philippe V aux Pays-Bas espagnols] et à
lui, et autant à lui qu’à l’autre, les menant partout et leur montrant tout
également avec les grâces qu’il savait si bien employer quand il avait
dessein de combler. J’admirais, et je n’étais pas le seul, cette espèce de
prostitution du roi, si avare de ses paroles, à un homme de l’espèce de
Bernard. Je ne fus pas longtemps sans en apprendre la cause et j’admirai
alors où les plus grands rois se trouvent quelquefois réduits. (Saint-Simon,
Mémoires, année 1708)
Mettez vos chapeaux, Messieurs.
À Marly, l’étiquette s’assouplit et le port du chapeau est autorisé aux
messieurs en plein air, par délicatesse royale. Il a l’honnêteté de faire
couvrir toujours les courtisans qui le suivent aux promenades de Marly, et
même quand Mme la duchesse de Bourgogne est avec lui, il dit : « Mettez
vos chapeaux, Messieurs, Mme la duchesse de Bourgogne le trouve bon. »
(Dangeau, Journal, 15 avril 1699).
Mon père, vous voilà donc enfin devenu courtisan malgré vous ?
On y rencontre même le dernier confesseur du roi, le terrible P. Le Tellier,
dont Louis XIV aurait confié au duc d’Harcourt à Marly : Voyez-vous cet
homme ? Son plus grand bonheur serait de donner son sang pour l’Église, et
je ne crois pas qu’il y en ait un seul dans tout mon royaume de plus
intrépide et de plus saint. On comprend donc la formule amusée par
laquelle le roi l’accueillit à Marly : « Mon père, vous voilà donc enfin
devenu courtisan malgré vous ? » (Sourches, Mémoires, 18 avril 1709)
► Le roi et les dames
S’il arrive que nous tombions malgré nous dans quelqu’un de ces
égarements, il faut du moins […] en diminuer la conséquence.
Un passage qui finalement ne sera pas inséré dans les Mémoires pour le
Dauphin exposait une doctrine politique sinon morale à propos des écarts
de conduite du roi dans leur relation avec l’exercice de son pouvoir. Il est
sans exemple que Louis XIV ait ainsi traité de sa vie amoureuse avec tant
de clarté et un tel souci d’honnêteté, sans cacher les fautes que son
penchant au plaisir put l’amener à commettre. Comme le prince devrait
toujours être un parfait modèle de vertu, il serait bon qu’il se garantît des
faiblesses communes au reste des hommes, d’autant plus qu’il est assuré
qu’elles ne sauraient demeurer cachées. Et néanmoins, s’il arrive que nous
tombions malgré nous dans quelqu’un de ces égarements, il faut du moins,
pour en diminuer la conséquence, observer deux précautions que j’ai
toujours pratiquées, et dont je me suis bien trouvé. La première, que le
temps que nous donnons à l’amour ne soit jamais pris au préjudice de nos
affaires, parce que notre premier objet doit être la conservation de notre
gloire et de notre autorité, lesquelles ne se peuvent maintenir que par un
travail assidu. Car, quelque transportés que nous puissions être, nous
devons, par le propre intérêt de notre passion, considérer qu’en diminuant
de crédit dans le public, nous diminuerions aussi d’estime auprès de la
personne pour laquelle nous nous serions relâchés. Mais la seconde
considération, qui est la plus délicate et la plus difficile à pratiquer, est que
nous demeurions maître de notre esprit ; que nous séparions les tendresses
d’amant d’avec les résolutions de souverain ; que la beauté qui fait nos
plaisirs n’ait jamais la liberté de nous parler de nos affaires, ni des gens qui
nous y servent (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1667, appendice).
Enfin, elle me plaît et je la trouve fort à ma fantaisie.
Avant l’infante Marie-Thérèse, c’est l’héritière de Savoie, la princesse
Marguerite, qui avait été un temps destinée à Louis XIV. Impatient de
connaître sa promise, le jeune roi n’attend pas l’arrivée du convoi de celle-
ci à Lyon où il est venu l’accueillir : il part au-devant de sa future épouse
qu’il n’a encore jamais vue. Le roi revint au galop, mit pied à terre et
s’approcha du carrosse de la reine avec une mine la plus gaie du monde et
la plus satisfaite. La reine lui dit : « Eh bien, mon fils ? » Il répondit : « Elle
est plus petite que Mme la maréchale [de Villeroy] ; mais elle a la taille la
plus jolie du monde ; elle a le teint… » Il hésita, ne pouvant dire comme
elle l’avait. Enfin il trouva : « …olivâtre ; mais cela lui sied bien. Elle a de
beaux yeux ; enfin, elle me plaît et je la trouve fort à ma fantaisie. »
(Montpensier, Mémoires, année 1658)
Je la trouve à souhait et serais fâché qu’elle fût plus belle.
La princesse Marie-Adélaïde de Savoie arrive en novembre 1696 à la
cour pour y épouser, aux termes du traité de Ryswick, le duc de Bourgogne,
petit-fils aîné du roi. Elle conquiert d’emblée Louis XIV qui aura une
dilection toute particulière pour sa grâce, son enjouement et sa vivacité, si
différentes de l’austère piété de son époux — d’où le trait final de la
citation : le roi même vieilli avait assez de connaissance des choses de sa
cour et de ceux qui la formaient pour souhaiter à son petit-fils que la
mariée ne fût pas plus belle, sinon trop. Elle a la meilleure grâce et la plus
belle taille que j’aie jamais vues, habillée à peindre, et coiffée de même ;
des yeux vifs et très beaux, des paupières noires et admirables ; le teint fort
uni, blanc et rouge, comme on le peut désirer ; les plus beaux cheveux
blonds que l’on puisse voir, et en grande quantité. Elle est maigre, comme il
convient à son âge ; la bouche fort vermeille, les lèvres grosses, les dents
blanches, longues et très mal rangées, les mains bien faites, mais de la
couleur de son âge. Elle parle peu, au moins à ce que j’ai vu ; n’est point
embarrassée qu’on la regarde, comme une personne qui a vu le monde. Elle
fait mal la révérence et d’un air un peu italien ; elle a quelque chose d’une
Italienne dans le visage, mais elle plaît ; je l’ai vu dans les yeux de tout le
monde. Pour moi, j’en suis tout à fait content. Elle ressemble fort à son
premier portrait et point du tout à l’autre. Pour vous parler comme je fais
toujours, je la trouve à souhait et serais fâché qu’elle fût plus belle. Je le
dirai encore : tout plaît, hormis la révérence. (Louis XIV, Lettres à
Mme de Maintenon, 4 novembre 1696)
Et moi, j’ai rêvé que vous étiez fou !
On n’a conservé guère de paroles vives de Louis XIV à propos de Louise
de La Vallière, sa première maîtresse « officielle ». En voici deux à la suite
et qui se font pendant, l’une ici au plein de ses amours et l’autre dans la
rubrique suivante, à leur couchant. J’ai ouï conter qu’au temps où
Mlle de La Vallière était en faveur, le duc Mazarin avait dit au roi qu’il
avait su, par révélation nocturne, que Sa Majesté devait amender sa
conduite ; à quoi le roi répondit : « Et moi, j’ai rêvé que vous étiez fou ! »
Tout le monde aussitôt, jusqu’aux laquais, montra au doigt le duc comme un
fou, si bien qu’il n’osait plus mettre le pied à la cour. (Primi Visconti,
Mémoires sur la cour de Louis XIV, année 1674)
Monsieur le premier président, n’avez-vous jamais fait de folie dans
votre jeunesse ?
Le 13 mai 1667 sont enregistrées les lettres patentes érigeant le duché de
Vaujours en faveur de Mlle de La Vallière. C’est — ou du moins ce voudrait
être — un cadeau d’adieu. L’on dit que quand le roi envoya prendre ici
M. le premier président pour qu’il allât à Saint-Germain recevoir ses ordres
pour l’érection de ce duché, le roi, tenant la patente à la main, lui dit :
« Monsieur le premier président, n’avez-vous jamais fait de folie dans votre
jeunesse ? » L’autre lui fit un joli discours pour lui prouver qu’à cet âge-là il
y avait peu de monde qui n’eût fait quelque légèreté. Le roi, en lui remettant
la patente, lui répliqua qu’il en avait fait une bien grande et lui dit : « La
voilà, il la faut vérifier, mais je n’y retournerai plus. » Tout le monde croit
qu’il n’aura plus affaire avec cette duchesse, mais Votre Altesse Royale sait
combien la fragilité humaine est grande et que souvent nous ne sommes pas
les maîtres de nous-mêmes ni de nos passions. (Saint-Maurice, Lettre du
3 mai 1667)
Elle fait ce qu’elle peut, mais moi je ne veux pas.
Des mots plus ou moins apocryphes ont couru qui brocardent les efforts
opérés par Mme de Montespan pour se faire aimer du roi dès l’époque où
Louise de La Vallière avait toutes ses faveurs ou presque. Primi Visconti
rapporte (au conditionnel et plusieurs années après) celui-ci, plus crédible
que croyable. Comme elle paraissait mettre de l’affectation à lui plaire, il
aurait dit : « Elle fait ce qu’elle peut, mais moi je ne veux pas. » (Primi
Visconti, Mémoires sur la cour de Louis XIV, année 1673)
Pour ce qui regarde l’affaire dont Fieubet est chargé, dites-lui de la
presser.
L’aigreur de M. de Montespan donna beaucoup de fil à retordre à sa
femme et au royal amant de celle-ci. Colbert, chargé des tractations avec le
mari incommode, est pressé par le roi d’en finir, en marge de la lettre même
qu’il a envoyé à Sa Majesté. Pour ce qui regarde l’affaire dont Fieubet est
chargé, dites-lui de la presser, afin de l’achever, s’il est possible, dans la fin
de ce mois. Quand vous viendrez à Fontainebleau, je désire que vous soyez
instruit de l’état auquel elle sera, afin que je prenne mon parti sur le séjour
de M. de Montespan. En attendant, vous ne lui ferez donner aucun ordre.
(Louis XIV, réponse en marge d’une lettre de Colbert, Paris, 17 juin 1674,
coll. Luynes, mss 93, carton 2, copie, dans Pierre Clément, Madame de
Montespan et Louis XIV, Paris, Didier, 2e éd., 1868, p. 221)
Vous pouvez faire dire un mot au juge, pour qu’il termine les affaires
de M. de Montespan, afin qu’il parte plus tôt.
De la manière d’écarter les gêneurs : M. de Montespan en 1678 est à
Paris pour suivre un procès qu’on y instruit. Il rappelle à Colbert qu’on lui
a fait gagner le précédent pour se débarrasser de lui et demande la même
faveur. Colbert transmet au roi, qui répond à même la lettre. Vous pouvez
faire dire un mot au juge, pour qu’il termine les affaires de
M. de Montespan, afin qu’il parte plus tôt. (Louis XIV, en marge d’une
lettre de Colbert, Sceaux, 24 mai 1678. Grimoard et Grouvelle, V)
Il me revient que Montespan se permet des propos indiscrets. C’est
un fou que vous me ferez plaisir de faire suivre de près.
Mais la mesure ne suffit pas. Il me revient que Montespan se permet des
propos indiscrets. C’est un fou que vous me ferez plaisir de faire suivre de
près ; et pour que le prétexte de rester à Paris ne dure pas, voyez Novion,
afin qu’on se hâte au Parlement. Je sais que Montespan a menacé de voir sa
femme : comme il en est capable, et que les suites seraient à craindre, je me
repose encore sur vous pour qu’il ne paraisse pas. N’oubliez pas les détails
de cette affaire, et surtout qu’il sorte de Paris au plus tôt. (Louis XIV,
À Colbert. Saint-Germain-en-Laye, 15 juin 1678. Grimoard et Grouvelle,
V)
La personne que je vous ai recommandée en partant.
Pendant les campagnes militaires où les dames ne peuvent pas toujours
suivre l’armée et son roi, encore peut-on correspondre discrètement. Le
billet à Colbert que voici concerne sans doute Mme de Montespan. Il faut
rendre [remettre au destinataire] les lettres que je vous envoie, et
particulièrement celles où il n’y a rien dessus, et qui s’adressent à la
personne que je vous ai recommandée en partant. Vous m’entendez bien.
(Louis XIV, À Colbert. Metz, 31 août 1673. Grimoard et Grouvelle, V)
Je serai très aise qu’elle s’amuse à quelque chose, et celles-là sont très
propres à la divertir.
Tout désir d’une maîtresse en titre a force de loi, Colbert le sait bien et se
l’entend souvent rappeler depuis le théâtre des opérations où Louis XIV
craint que Mme de Montespan demeurée à Paris ne s’ennuie (de lui ?).
Mme de Montespan m’a mandé que vous vous acquittiez fort bien de ce que
je vous ai ordonné, et que vous lui demandez toujours si elle veut quelque
chose : continuez à le faire toujours. Elle me mande aussi qu’elle a été à
Sceaux, où elle a passé agréablement la soirée. Je lui ai conseillé d’aller un
jour à Dampierre, et je l’ai assurée que Mme de Chevreuse et Mme Colbert
l’y recevraient de bon cœur. Je suis assuré que vous en ferez de même. Je
serai très aise qu’elle s’amuse à quelque chose, et celles-là sont très propres
à la divertir. Confirmez ce que je désire. Je suis bien aise de vous le faire
savoir, afin que vous apportiez les facilités, en ce qui dépendra de vous, à ce
qui la pourra amuser. Et deux semaines plus tard. Je suis très aise que vous
ayez acheté des orangers pour Clagny ; continuez à en avoir de plus beaux,
si Mme de Montespan le désire. (Louis XIV, À Colbert. Au camp de
Latines, 8 juin 1675/Au camp sur la hauteur de Nay, 15 juin 1675.
Grimoard et Grouvelle, V)
Ses beaux yeux se remplissent de larmes lorsqu’on lui raconte
quelque action généreuse et touchante.
La jalousie que suscitait chez Mme de Montespan la faveur croissante de
Mme de Maintenon auprès du roi provoqua de furieuses querelles entre
elles deux. En 1675, après une qui avait été particulièrement vive,
Mme de Maintenon propose à Louis XIV de se justifier en tête à tête avec
lui. Quand Mme de Maintenon se vit tête à tête avec le roi, elle ne dissimula
rien ; elle peignit l’injustice et la dureté de Mme de Montespan d’une
manière vive, et fit voir combien elle avait lieu d’en appréhender les effets.
Les choses qu’elle citait n’étaient pas inconnues du roi ; mais comme il
aimait encore Mme de Montespan, il chercha à la justifier ; et pour faire
voir qu’elle n’avait pas l’âme si dure, il dit à Mme de Maintenon : « Ne
vous êtes-vous pas souvent aperçue que ses beaux yeux se remplissent de
larmes lorsqu’on lui raconte quelque action généreuse et touchante ? » Avec
cette disposition, il est à présumer, comme je l’ai dit, que si
Mme de Montespan eût voulu, elle aurait encore longtemps gouverné ce
prince. (Caylus, Souvenirs, 1770)
Je vous l’ai déjà dit, Madame, je ne veux pas être gêné.
Les éclats entre le roi et Mme de Montespan semblent avoir été nombreux.
Leurs échos directs sont évidemment rares : les disputes relèvent de l’ordre
et du secteur privés. En voici un, qui malheureusement a toute chance
d’être apocryphe. Mais le propos prêté au roi n’est invraisemblable ni dans
son objet ni dans sa forme. Le roi eut hier une conversation fort vive avec
Mme de Montespan. J’étais présente. Diane [peut-être Diane-Gabrielle de
Thianges, nièce de Mme de Montespan ?] en fut le sujet. J’admirai la
patience du roi et l’emportement de cette glorieuse. Tout finit par ces mots
terribles : « Je vous l’ai déjà dit, Madame, je ne veux pas être gêné. »
(Maintenon, À la comtesse de Saint-Géran. 4 mai 1679, II)
Il lui conseillait [à Mme de Montespan] de son côté de songer à son
salut, comme il y voulait songer au sien.
La rupture du roi avec Mme de Montespan aurait été signifiée à celle-ci
par Mme de Maintenon qui lui succédait. Elle avait […] eu le chagrin de
s’entendre prononcer l’arrêt de sa condamnation par une bouche qui lui était
devenue odieuse. Mme de Maintenon lui avait déclaré de la part du roi en
termes exprès, qu’il ne voulait plus avoir avec elle aucune liaison
particulière, et qu’il lui conseillait de son côté de songer à son salut, comme
il y voulait songer au sien. (Choisy, Mémoires)
Ne me dites rien.
Reste que cette décision n’alla pas sans atermoiements ni rechutes. En
juillet 1675, pour son retour d’une campagne en Hollande, Louis XIV a
ordonné que Mme de Montespan exilée à Clagny retrouve sa place à la
cour, en assurant qu’il ne se passera plus rien entre elle et lui. On
racontera plus tard que Bossuet venu au devant de lui à Luzarches lui
remontrer le caractère périlleux de sa décision se serait attiré cette réponse
hautaine : Ne me dites rien, monsieur, ne me dites rien ; j’ai donné mes
ordres, ils devront être exécutés (d’après les notes autographes et fragments
de l’abbé Le Dieu, secrétaire de Bossuet). Variante du propos, légèrement
« historicisée » : Ne me dites rien, j’ai donné mes ordres pour qu’on prépare
au château un logement pour Mme de Montespan. (Bausset, Histoire de
Bossuet, VI)
► Favoris, amis et compagnons
Dans ses Mémoires pour le Dauphin, Louis XIV se flatte d’avoir gouverné
sans Premier ministre ni favori. Il met son fils en garde contre le piège de
céder à son inclination ou à l’industrie d’un courtisan assez habile pour
réussir à apparaître aux yeux des autres pour un favori déclaré (Mémoires
pour l’année 1667). Évidemment, l’acception du terme est ici celle, toute
politique, de favoris tels qu’en avaient eus Henri III ou Louis XIII : des
conseillers tout-puissants, doublant les ministres et administrant la faveur
royale par délégation. Ce n’est pas le cas de ces préférences éphémères ou
durables que Louis XIV a manifestées, par exemple pour le duc de Lauzun,
mais sans que leur élection déborde le moins du monde sur le
gouvernement de l’État, la distribution des charges ou la conduite des
armées.
Quand les gens agissent comme lui, ils ne se doivent inquiéter de rien.
En posture de favori (au sens affectif du terme) parce qu’il amuse le roi
qui s’est entiché de lui, Lauzun est malmené par l’opinion et la rumeur. Une
chanson qui joue à dire à chacun sa contre-vérité et prête ironiquement à
Lauzun la vertu la plus pure est chantée devant le roi. Lequel se rebiffe en
défendant son courtisan préféré. Si on a voulu le fâcher, je trouve que l’on a
tort, et que quand les gens agissent comme lui, ils ne se doivent inquiéter de
rien ; mais pour les autres on les traite fort mal. (Montpensier, Mémoires,
janvier 1668)
J’aimerais mieux avoir assez d’esprit pour être méchant et ne le pas
être, que d’être un sot.
Une version désormais considérée comme suspecte des Mémoires de
Mademoiselle faisait même dire au roi cette phrase où se glisse l’aveu
d’une sorte d’admiration et de projection de lui-même dans le personnage
de Lauzun, mais dans un tour un peu trop voltairien pour nous convaincre
de son authenticité. Le roi dit tout haut d’un ton obligeant pour lui : « Parce
que M. de Lauzun a plus d’esprit et de pénétration que les autres, on veut
qu’il ait moins de sincérité ; pour moi, j’aimerais mieux avoir assez d’esprit
pour être méchant et ne le pas être, que d’être un sot parce que je n’aurais
pas l’esprit d’être méchant » (Montpensier, Mémoires, janvier 1668, éd.
Petitot, III)
Je serais au désespoir, si j’avais frappé un gentilhomme.
En 1669, Louis XIV a promis le commandement de son artillerie à son
favori. Mais celui-ci ayant éventé la nouvelle, le roi dépité se dédit. Le futur
comte (puis duc) de Lauzun, encore marquis de Puyguilhem, s’emporte
alors vivement contre le roi et, selon la version de Saint-Simon, brise même
son épée devant le monarque en disant ne plus vouloir servir un roi qui lui
manquait de parole. Puyguillain [l’orthographe du patronyme est
mouvante], depuis Lauzun, emporté par une folle passion, lui manque de
respect, et lui dit insolemment, en lui montrant le poing fermé, qu’il ne le
servirait jamais. Le roi, qui sent venir la colère, jette brusquement par la
fenêtre une canne qu’il avait à la main : « Je serais au désespoir, dit-il à
M. Le Tellier qui était présent, si j’avais frappé un gentilhomme. » (Choisy,
Mémoires)
Si j’avais eu une épée, je crois que je me serais battu avec Peguillin.
Une autre version du même mot légendaire nous est rapportée par les
Mémoires de Fontaine. Se possédant toujours dans sa douceur ordinaire,
sans se grossir à lui-même l’outrage fait à Sa Majesté royale, il alla
seulement dire à des personnes, qui étaient dans une autre chambre : « Si
j’avais eu une épée, je crois que je me serais battu avec Peguillin »
(Fontaine, Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, IV)
Si je n’étais pas roi, je me mettrais en colère !
Une autre fois, le même Lauzun lui répondit fort insolemment. « Ah,
s’écria-t-il, si je n’étais pas roi, je me mettrais en colère ! » (Choisy,
Mémoires)
Toutes les fois que je donne une place vacante, je fais cent mécontents
et un ingrat.
Si bien que Voltaire conte la déception causée au roi par deux des
courtisans qu’il avait honorés de sa plus vive amitié : Vardes et Lauzun. Le
roi, trompé dans ses choix, dit qu’il avait cherché des amis et qu’il n’avait
trouvé que des intrigants. Cette connaissance malheureuse des hommes,
qu’on acquiert trop tard, lui faisait dire aussi : « Toutes les fois que je donne
une place vacante, je fais cent mécontents et un ingrat. » (Voltaire, Siècle de
Louis XIV)
Vous ne sauriez prendre avis d’un plus honnête homme ni plus habile.
Mais lorsqu’il doit interdire le fameux mariage de Lauzun avec
Mademoiselle qu’il avait d’abord autorisé du bout des lèvres, Louis XIV
prend soin de ne pas nuire au gentilhomme obéissant qui accepte et
contribue à faire accepter par la belle éplorée le verdict de la raison d’État.
Le jour que le roi me vint voir, je demandai au roi de quelle manière il
voulait que je vécusse avec M. de Lauzun. […] Il me dit : « Je ne vous
défends point de le voir ; il doit, par la reconnaissance qu’il vous a de
l’honneur que vous lui avez voulu faire, avoir un grand attachement à vos
intérêts pour vous la marquer, et assurément vous ne sauriez prendre avis
d’un plus honnête homme ni plus habile en tout ce que vous aurez à faire,
que de lui. » (Montpensier, Mémoires, décembre 1670)
Je vous ferai si grand que vous n’aurez pas sujet de regretter la
fortune que je vous ôte.
Si l’on en croit l’abbé de Choisy, le roi aurait même promis monts et
merveilles à Lauzun après lui avoir manqué de parole ; lequel aurait
manifesté un désintéressement hautain qui pouvait valoir pour reproche
presque méprisant. Mais la leçon semble plus romanesque que
vraisemblable. Cependant le roi envoya quérir M. de Lauzun, et lui dit :
« Je vous ferai si grand que vous n’aurez pas sujet de regretter la fortune
que je vous ôte. Je vous fais, en attendant, duc et pair, et maréchal de
France. — Sire, interrompit Lauzun, vous avez fait tant de ducs qu’on n’est
plus honoré de l’être ; et, pour le bâton de maréchal de France, Votre
Majesté pourra me le donner quand je l’aurai mérité par mes services. » La
réponse était fière ; mais, quand Mme de Montespan voulut lui parler et
s’excuser, il la traita comme la dernière des créatures, ne lui épargnant pas
les noms les plus odieux. (Choisy, Mémoires)
J’ai mes raisons pour ne le voir pas.
Après le retour de la forteresse de Pignerol où Louis XIV avait fait
enfermer Lauzun pour une faute inconnue et qui l’est demeurée,
Mademoiselle qui a sacrifié une partie de son immense fortune pour obtenir
cette grâce fait tout pour rétablir le favori déchu. En vain : l’aiguille de
l’horloge ne marque pas encore pas l’heure du pardon royal. Louis XIV lui
dit : J’ai mes raisons pour ne le voir pas ; quand je pourrai le faire, je le
verrai pour l’amour de vous, et point pour lui. Je ne lui donnerai jamais rien
sans votre participation ; il doit tout tenir de vous ; mais il n’est pas temps.
(Montpensier, Mémoires, année 1684)
Il sera bien surpris et bien aise de voir de mon écriture ; autrefois il y
était accoutumé.
Lorsque le temps et les services rendus à la couronne anglaise par Lauzun
sur ordre du roi de France ont sonné l’heure de son retour en grâce,
Louis XIV signe son geste de (ré)conciliation par une marque discrète qu’il
sait faire valoir avec un sourire. Le roi lui a fait réponse de sa propre main,
lui a écrit une lettre très obligeante, et lui permet de revenir à la cour. Le roi
même a dit à ses ministres durant le Conseil : « Il sera bien surpris et bien
aise de voir de mon écriture ; autrefois il y était accoutumé. » (Dangeau,
Journal, 23 décembre 1688)
Entrez, monsieur de Lauzun : il n’y a ici que de vos amis.
Et lorsque l’ancien favori reparaît effectivement à la cour, Louis XIV
salue avec d’autant plus de grâce et de bienveillance son retour à Versailles
qu’il l’aura fortement éprouvé par une captivité, un exil et un courroux
longs et sévères. M. de Seignelay vint avertir le roi qu’il était arrivé ; et, le
roi lui ayant dit de le faire venir, il l’alla prendre chez lui et l’amena à
l’appartement de Bontemps, d’où ils le conduisirent ensemble au cabinet du
roi : M. de Seignelay y entra, et le roi, voyant que M. de Lauzun demeurait
derrière lui, cria : « Entrez, monsieur de Lauzun : il n’y a ici que de vos
amis. » M. de Lauzun entra et, laissant tomber son chapeau et ses gants et
même son épée, à ce que disent quelques-uns, il se jeta aux pieds du roi,
avec de grands témoignages du regret qu’il avait de lui avoir déplu. Le roi
le releva avec bonté et lui donna beaucoup de marques de la satisfaction
qu’il avait de ses nouveaux services ; en suite de quoi il commença avec lui
une conversation qui dura près d’une heure, à la fin de laquelle il ordonna à
Bontemps de lui donner un appartement, qui fut d’abord celui de défunt
M. le maréchal de Vivonne, et ensuite celui de feu M. de Vardes. (Sourches,
Mémoires, 4 janvier 1689)
Parce qu’il est mon favori.
Le 2 février 1702, quatre cents soldats allemands conduits par le prince
Eugène entrent par les égouts dans Crémone et s’emparent de la personne
du maréchal de Villeroy qui y dormait sans se douter de rien : c’est la
« surprise de Crémone », qui venge les courtisans des hauteurs du
maréchal accoutumé à faire l’important par la faveur qu’il a auprès du roi.
Le maréchal de Villeroy, extrêmement malheureux en cette occasion, fut
condamné à Versailles par les courtisans, avec toute la rigueur et
l’amertume qu’inspiraient sa faveur et son caractère, dont l’élévation leur
paraissait trop approcher de la vanité. Le roi, qui le plaignait sans le
condamner, irrité qu’on blâmât si hautement son choix, s’échappa à dire :
« On se déchaîne contre lui, parce qu’il est mon favori » : terme dont il ne
se servit pour personne que cette seule fois en sa vie. (Voltaire, Siècle de
Louis XIV)
En réalité, Voltaire met ici au style direct en le glosant un propos de
Dangeau dont il ne trahit d’ailleurs pas l’esprit en le rendant plus vivant.
Le roi alla l’après-dînée se promener à Marly, et durant sa promenade il
parla fort du maréchal de Villeroy et de la manière du monde la plus tendre
et la plus obligeante. Il marqua qu’il était fort étonné et indigné même
contre les gens qui insultaient au malheur du maréchal ; il ajouta qu’il
croyait que l’amitié dont il l’honorait lui attirait une partie de la haine que
l’on a contre lui. Il se servit même du mot de favori, terme qui ne lui était
jamais sorti de la bouche pour personne ; enfin il parla longtemps comme
un homme qui veut et sait soutenir les intérêts des malheureux, et c’est une
grande consolation pour la famille du maréchal, et cela fait bien voir le bon
cœur du roi, qui n’abandonne jamais ceux qui le servent et sont attachés à
lui. (Dangeau, Journal, 14 février 1702)
Ce n’est pas l’esprit que je considère le plus dans votre compliment,
c’est le cœur.
Sans avoir jamais réussi à devenir vraiment favori de Louis XIV, le duc
de La Feuillade développa un culte du monarque ostensible et un peu
tapageur dont certaines expressions surent toucher le roi qui s’entendait à y
répondre avec une élégance de plume et une délicatesse de sentiment qui
rehaussent la basse flatterie du courtisan en un échange apparent de
manières gracieuses. Par exemple lorsque Guillaume d’Orange dut lever le
premier siège de Charleroi, durant l’hiver 1672, qui avait vivement inquiété
les armées françaises, Louis XIV répond en ces termes aux compliments de
La Feuillade. Vous donnez un tour si agréable à la levée du siège de
Charleroi, que j’en ai senti augmenter ma joie ; et pourtant ce n’est pas
l’esprit que je considère le plus dans votre compliment, c’est le cœur, étant
persuadé qu’il n’y en a point qui soit plus touché que le vôtre de ce qui
m’est avantageux. (Louis XIV, Au duc de La Feuillade. Compiègne, le
30 décembre 1672. Grimoard et Grouvelle, III)
Je me réjouis comme votre ami du présent que je vous ai fait comme
votre maître.
Autre gentilhomme parvenu à une position de faveur, le duc François VII
de La Rochefoucauld, fils du mémorialiste, fut du cercle étroit du roi. Il
écrivit à M. de La Rochefoucauld, après l’avoir fait maître de la garde-
robe : « Je me réjouis comme votre ami du présent que je vous ai fait
comme votre maître. » (Choisy, Mémoires)
Je vous fais mon compliment, comme votre ami, sur la charge de
grand-maître de la garde-robe, que je vous donne comme votre roi.
Propos dont Voltaire réfute l’authenticité, pour lui substituer une version
tout aussi discutable d’ailleurs. Il n’est pas même vrai qu’il ait écrit au
duc de la Rochefoucauld : « Je vous fais mon compliment, comme votre
ami, sur la charge de grand-maître de la garde-robe, que je vous donne
comme votre roi. » Les historiens lui font honneur de cette lettre : c’est ne
pas sentir combien il est peu délicat, combien même il est dur de dire à
celui dont on est le maître qu’on est son maître : cela serait à sa place si on
écrivait à un sujet qui aurait été rebelle ; c’est ce qu’Henri IV aurait pu dire
au duc de Mayenne avant l’entière réconciliation. Le secrétaire du cabinet,
Rose, écrivit cette lettre ; et le roi avait trop de bon goût pour l’envoyer.
(Voltaire, Siècle de Louis XIV)
Que n’en parlez-vous à vos amis ?
Autre propos supposé du roi au même. M. de La Rochefoucauld se
plaignant, selon sa bonne coutume, de la dureté de ses créanciers : « Est-ce
ma faute ? lui dit le roi : que n’en parlez-vous à vos amis ? » Et deux heures
après lui envoya cinquante mille écus. (Choisy, Mémoires)
Qu’importe lequel de mes valets me serve ?
La phrase citée précédemment, qu’accrédite Voltaire, lui permet d’en
réfuter une autre, qui ne cadre pas avec son projet hagiographique. J’ai
remarqué ailleurs qu’il ne prononça jamais les paroles qu’on lui fait dire,
lorsque le premier gentilhomme de la chambre et le grand-maître de la
garde-robe (La Rochefoucauld) se disputaient l’honneur de le servir :
« Qu’importe lequel de mes valets me serve ? » Un discours si grossier ne
pouvait partir d’un homme aussi poli et aussi attentif qu’il l’était, et ne
s’accordait guère avec ce qu’il dit un jour au duc de la Rochefoucauld au
sujet de ses dettes : « Que ne parlez-vous à vos amis ? » Mot bien différent,
qui par lui-même valait beaucoup, et qui fut accompagné d’un don de
cinquante mille écus. (Voltaire, Siècle de Louis XIV)
Je me suis aperçu qu’il y avait un trait qui regarde de loin M. le
Grand, et qui aurait pu l’embarrasser.
Faut-il aller jusqu’à croire Voltaire lorsqu’il montre Louis XIV capable de
perdre la face plutôt que de blesser un de ses amis — si l’on peut ainsi
dire ? L’anecdote, assez peu vraisemblable en ce qu’elle suppose un récit
du roi annoncé comme plaisant qui serait tombé dans un silence à peine
poli, rappelle en tout cas la familiarité qui unissait le prince Louis de
Lorraine, comte d’Armagnac, Grand Écuyer de France, à Louis XIV. Il
faisait un jour un conte à quelques-uns de ses courtisans, et même il avait
promis que le conte serait plaisant ; cependant il le fut si peu que l’on ne rit
point, quoique le conte fût du roi. M. le prince d’Armagnac, qu’on appelait
M. le Grand, sortit alors de la chambre, et le roi dit à ceux qui étaient :
« Messieurs, vous avez trouvé mon conte fort insipide, et vous avez eu
raison : mais je me suis aperçu qu’il y avait un trait qui regarde de loin
M. le Grand, et qui aurait pu l’embarrasser ; j’ai mieux aimé le supprimer
que de hasarder de lui déplaire : à présent qu’il est sorti, voici mon conte » ;
il l’acheva, et on rit. (Voltaire, Siècle de Louis XIV)
Ne me regardez point comme votre bienfaiteur et votre maître, mais
comme votre ami.
La marquise de Monchevreuil meurt en 1699. Elle et le marquis étaient
des protégés de Mme de Maintenon. La dévotion de la disparue et son
autorité impérieuse sur les mœurs de la cour en avaient imposé à tous. Le
roi l’estimait vivement. Le roi vit après le Conseil dans son petit
appartement le bonhomme Montchevreuil, et S. M. lui parla de la manière
du monde la plus obligeante et la plus propre à adoucir sa douleur ; il finit
la conversation en lui disant : « Ne me regardez point comme votre
bienfaiteur et votre maître, mais comme votre ami, et parlez-moi dans cette
confiance-là de tout ce qui vous regardera vous et votre famille. » S. M.
donne à M. et à Mme de Mornay le logement qu’avait
Mme de Montchevreuil, et à M. et à Mme de Pracomtal le logement
qu’avaient M. et Mme de Mornay ; ainsi M. de Montchevreuil aura la
consolation d’avoir toute sa famille ici auprès de lui. (Dangeau, Journal, 31
octobre 1699)
« VERSAILLES » OU DE LA COUR
On verra en réunissant les propos tenus par Louis XIV sur son lit de mort
le souci qu’il y aurait manifesté d’associer sa cour à ses derniers instants :
J’ai vécu parmi les gens de ma cour, dira-t-il : je veux mourir parmi eux. Ils
ont suivi tout le cours de ma vie ; il est juste qu’ils me voient finir. Cette
fidélité et cet hommage du monarque à son entourage proche et lointain
n’excluaient pas un jugement lucide : la cour, comme il le sait bien, peut
être la meilleure ou la pire des choses. Ce qu’il peut en attendre oscille
entre ces extrêmes : en principe et dans l’idéal, attachement, dévouement et
fidélité ; en pratique et trop souvent, fausseté, flatterie et intrigue. Et ce
qu’est la grande horlogerie de la cour se partage de même entre l’évidence
ostensible du cadran égrenant ses heures en parfaite cadence (avec une
montre et un almanach, on aurait pu, à trois cents lieues de la cour, dire ce
qu’on y faisait) et le monde obscur et délicat des rouages humbles et
cachés, livrés à leur incessant travail d’accordement : en pleine lumière et
sur la scène, l’éclat d’un aréopage de grands seigneurs dispendieux et
oisifs ; en coulisse et dans l’ombre, un peuple de serviteurs et d’ouvriers
laborieux.
L’endroit où je pourrais être plus en particulier…
Au demeurant, il faut se souvenir que le premier Versailles n’est pas
encore le capharnaüm splendide de la seconde moitié du règne. C’est là
qu’en 1666 Louis XIV choisit de se cacher à sa cour après la mort de sa
mère qui l’a si violemment affligé : Versailles tient alors le rôle qui sera
plus tard celui de Trianon. Ne pouvant après ce malheur souffrir la vue du
lieu où il m’était arrivé, je quittai Paris à l’heure même et je me retirai
premièrement à Versailles (comme l’endroit où je pourrais être plus en
particulier) et quelques jours après à Saint-Germain. (Louis XIV, Mémoires
pour l’année 1666)
► L’écrin de la monarchie
Quoi, Charmel, vous ne me verrez jamais !
Versailles est non seulement la vitrine du royaume pour les étrangers à la
cour, mais aussi le théâtre où le roi donne à ses courtisans le spectacle de
sa personne. En ce sens, quand le comte du Charmel, capitaine de la
dernière compagnie des gentilshommes au bec-de-corbin, décide de se
retirer de la cour, Louis XIV use d’une tournure curieuse et significative
— tout bonnement renversée — pour déplorer de ne plus jamais revoir ce
courtisan estimé. Le roi le traitait bien et lui parlait souvent ; il était de tous
ses voyages et au milieu de la meilleure compagnie de la cour ; tout lui riait,
l’âge, la santé, le bien, la fortune, la cour, les amis, même les dames, et des
plus importantes, qui l’avaient trouvé à leur gré. Dieu le toucha par la
lecture d’Abbadie : De la vérité de la religion chrétienne ; il ne balança ni
ne disputa, et se retira dans une maison joignant l’institution de l’Oratoire.
Le roi eut peine à le laisser aller : « Quoi, lui dit-il, Charmel, vous ne me
verrez jamais ! — Non, Sire, répondit-il, je n’y pourrais résister, je
retournerais en arrière ; il faut faire le sacrifice entier et s’enfuir. » (Saint-
Simon, Mémoires, année 1698)
Celui qui gouverne un État doit se résoudre même fort souvent à
écouter des sottises.
Ne faudrait-il pas, pourtant, qu’un prince comptable de son temps devant
son royaume et devant l’histoire évitât de consommer inutilement son rare
loisir à écouter les bavardages insignifiants qui font l’ordinaire des
conversations de sa cour ? Peut-être pas, conseille le roi au Dauphin, en
l’incitant à s’entretenir à temps perdu avec ses courtisans. L’un des plus
grands hommes de l’Antiquité [i.e. Cicéron], prévenu de cette pensée, disait
que celui qui gouverne un État doit se résoudre même fort souvent à écouter
des sottises. Et sa raison, à mon avis, était que ce même homme qui nous dit
une chose inutile aujourd’hui peut en dire demain une très importante, et
que ceux encore qui ne disent rien de sérieux ne laissent pas de faire que les
autres qui traitent les plus grandes affaires auront plus de retenue à mentir,
sachant par combien de voies différentes nous pouvons apprendre la vérité.
(Louis XIV, Mémoires pour l’année 1667)
Nous sommes un peu trop gros [i.e. nous occupons trop de place] tous
deux pour être ensemble dans la même calèche.
Si l’étiquette est la morale de la cour, le savoir-vivre est son esthétique. Et
Louis XIV s’entend habilement à combiner l’une à l’autre, en assortissant
de délicatesse les exigences de la naissance ou les caprices de la sympathie
— par exemple lorsqu’il ne veut pas prendre dans sa calèche la duchesse
de Berry, récente épouse de son troisième petit-fils. En montant dans la
sienne, il fit une manière d’excuse à Mme la duchesse de Berry de ce qu’il
ne la prenait pas dans sa calèche, en lui disant : « Nous sommes un peu trop
gros [i.e. nous occupons trop de place] tous deux pour être ensemble dans
la même calèche. » (Dangeau, Journal, année 1712)
Je vous l’aurais encore donné de meilleur cœur si vous ne me l’aviez
point demandé.
Cette élégance, Louis XIV l’affecte et l’affectionne particulièrement dans
cet échange conventionnel que constitue la cour qu’on lui fait pour obtenir
les charges qu’il offre en échange. Il aime n’être ni forcé ni pressé. Le frère
de Tilladet, colonel de dragons, vint ces jours passés demander au roi le
régiment de Tilladet, qui vient de mourir. Le roi lui dit : « Je vous le donne,
mais je vous l’aurais encore donné de meilleur cœur si vous ne me l’aviez
point demandé, car je vous l’avais destiné. » (Dangeau, Journal,
29 septembre 1708).
Je ne vous dois rien, mais je suis bien aise de vous distinguer par la
grâce que je vous fais.
Et il donne avec meilleure grâce quand il sent n’y être pas contraint par
l’appétit d’autrui ou les usages établis. Le geste vaut alors plus que ce qu’il
accompagne. Le roi a donné à Gassion 2 000 écus de pension ; à la dernière
revue des gardes du corps, dont il était lieutenant, il rendit au roi sa brigade,
qu’il avait remise en très bon état, et le roi fut très content de son procédé.
S. M. lui a dit en lui donnant sa pension : « Je ne vous dois rien, mais je suis
bien aise de vous distinguer par la grâce que je vous fais, étant très satisfait
des services que vous m’avez rendus et persuadé que vous m’en rendrez
encore de bons à l’avenir. » Le roi donne toujours 2 000 écus de pension
aux lieutenants de ses gardes du corps quand ils quittent pour de bonnes
raisons, mais c’est quand ils n’ont point de gouvernement, et Gassion a
celui de Mézières ; ainsi le roi avait raison de lui dire : « Je ne vous dois
rien. » (Dangeau, Journal, 23 mars 1703)
Vous m’avez si bien servi par le passé que je ne doute pas que vous ne
me serviez encore mieux à l’avenir, s’il est possible.
Il est notable, au passage, que la formule qu’il emploie alors lui sert pour
d’autres. Ainsi pour Nicolas Mesnager, agent diplomatique que lui présente
le marquis de Torcy, et que Louis XIV complimente en ces termes : Vous
m’avez si bien servi par le passé que je ne doute pas que vous ne me serviez
encore mieux à l’avenir, s’il est possible. (Dangeau, Journal, 22 octobre
1711)
Si M. de Gadagne avait eu patience, il serait du nombre.
D’autres ont moins de chance avec la patience royale : leur propre
impatience les condamne. Le roi disait hier en parlant des huit nouveaux
maréchaux de France : « Si M. de Gadagne avait eu patience, il serait du
nombre. » Mais il s’est retiré, il s’est impatienté, c’est bien fait [nous
corrigeons la ponctuation]. (Sévigné, À Mme de Grignan, 2 août 1675)
Ce présent-là, monsieur, est indigne de vous et de moi.
En revanche, on l’a vu plus haut, même des courtisans que n’aime pas
Louis XIV, comme le chevalier de Lorraine, favori et âme damnée de
Monsieur, peuvent après avoir été tancés, frappés et exilés, recevoir avec le
temps absolution et faveurs (en l’occurrence à la prière de son puissant
protecteur). En donnant, le roi fait d’autant plus assaut d’élégance, de
simplicité et d’attention qu’il oblige un ancien proscrit de sa cour. Le roi, à
la prière de Monsieur, donna ces jours passés 20 000 écus à M. le chevalier
de Lorraine pour lui aider à payer ses dettes. Ces 20 000 écus ne seront
payés qu’au bout de trois ans, savoir 20 000 livres par an, mais ses
créanciers s’en accommodent ; et quand M. le chevalier de Lorraine vint en
remercier S. M., le roi lui dit : « Ce présent-là, monsieur, est indigne de
vous et de moi, mais l’état de mes affaires ne me permet pas présentement
d’en faire davantage. » (Dangeau, Journal, 12 juillet 1698)
Je ferais crier trop de gens, si je lui accordais ce qu’il demande.
C’est qu’en ces domaines, l’on est toujours trois : le roi qui gratifie, le
gratifié qui se confond en remerciements, mais aussi, mais surtout le public,
la cour, qui évalue, juge, compare. Le temps, dont Louis XIV s’est toujours
fait un grand allié, apaise en cette matière aussi les émois de ce public
impitoyable et autorise ce que tout de go l’opinion générale n’aurait pas
laissé passer. Ainsi Louis XIV conseille-t-il la patience au chevalier
de Forbin pour lequel son cousin le cardinal de Janson demande la charge
de lieutenant général des armées navales tout juste devenue vacante par la
disparition de son titulaire, le marquis de Villette-Mursay. À tout cela,
conte à Forbin le cardinal de Janson, le roi m’a répondu en propres
termes : « Oui, monsieur le cardinal, votre parent m’a toujours bien servi ;
et je suis content de lui ; mais je ferais crier trop de gens, si je lui accordais
ce qu’il demande. Ce n’est pas qu’il ne mérite d’être récompensé, et mieux
qu’eux tous : mais qu’il me laisse faire ; qu’il continue à me bien servir
comme il a fait par le passé, j’aurai soin de lui, et je me charge de sa
fortune. » […] Le cardinal, s’apercevant de l’indignation où j’étais : « Mon
cousin, me dit-il, je vois que j’ai fait une sottise en vous donnant tant de
lumières, et que je ne devais pas m’expliquer si ouvertement sur ce que le
roi m’a dit en votre faveur. Mais vous ne connaissez pas encore bien ce
pays : il faut y avoir patience, demander dans l’occasion, et ne pas se
rebuter, quoiqu’on n’obtienne pas d’abord tout ce qu’on demande.
Continuez à faire votre devoir, comme vous avez fait jusqu’à présent, et
soyez sûr que vous obtiendrez dans la suite tout ce que vous pouvez
souhaiter. » (Forbin, Mémoires, année 1707)
Voyez, monsieur, par les remerciements qu’on me fait, si je n’aurais
pas été bien blâmé de vous permettre de partir.
Louis XIV évoque d’une manière plaisante et délicate cette sourde
pression du « public » lorsque ses courtisans le louent d’avoir refusé au fils
de Dangeau, le marquis de Courcillon, amputé d’une jambe après la
bataille Malplaquet, le droit de reprendre du service en Flandre trois ans
plus tard. Les courtisans qui suivaient le roi le remercièrent de la charité
qu’il avait d’empêcher un homme avec une cuisse coupée d’aller à la
guerre, et le roi se tourna vers mon fils et lui dit : « Voyez, monsieur, par les
remerciements qu’on me fait, si je n’aurais pas été bien blâmé de vous
permettre de partir. » (Dangeau, Mémoires, 19 avril 1712)
Il était si bon […] que je le lui reprochais quelquefois, et il me
répondait : Ce n’est pas moi qui suis bon, mais vous qui êtes dur.
L’une des puissances occultes de la cour, c’est le confesseur du roi. Le
tournant dévot du règne accorda une place considérable à cette fonction
que détenaient les jésuites. François d’Aix de La Chaise, qui donnera son
nom à un célèbre cimetière de Paris, occupa le poste pendant trente-quatre
ans. En 1709, à la mort de ce sage personnage qui avait demandé plusieurs
fois la permission de se retirer de la cour, Louis XIV rendit hommage à sa
modération et à sa bonté devant les supérieurs de la Société. Ce que Saint-
Simon, racontant la scène, corrobore dans ses commentaires en comparant
le défunt à son sinistre successeur, le P. Le Tellier. Le roi les reçut devant
tout le monde, en prince accoutumé aux pertes, loua le P. de La Chaise
surtout de sa bonté, puis souriant aux pères : « Il était si bon, ajouta-t-il tout
haut devant tous les courtisans, que je le lui reprochais quelquefois, et il me
répondait : Ce n’est pas moi qui suis bon, mais vous qui êtes dur. »
Véritablement les pères et tous les auditeurs furent surpris du récit jusqu’à
baisser la vue. Ce propos se répandit promptement, et personne n’en put
blâmer le P. de La Chaise. Il para bien des coups en sa vie, supprima bien
des friponneries et des avis anonymes contre beaucoup de gens, en servit
quantité, et ne fit jamais de mal qu’à son corps défendant. Aussi fut-il
généralement regretté. On avait toujours compris que ce serait une perte ;
mais on n’imagina jamais que sa mort serait une plaie universelle et
profonde comme elle la devint, et comme elle ne tarda pas à se faire sentir
par le terrible successeur du P. de La Chaise, à qui les ennemis mêmes des
jésuites furent forcés de rendre justice après, et d’avouer que c’était un
homme bien et honnêtement né, et tout fait pour remplir une telle place.
(Saint-Simon, Mémoires, année 1709)
► Les courtisans, peuple singe du maître
Combien de fois éprouvant leur génie, je les ai engagés à me louer des
choses même que je croyais avoir mal faites, pour […] les accoutumer à
ne me point flatter !
La flatterie est le grand écueil de la vie de cour, le roi le sait, s’en défie et
s’en joue. Il invite son fils à s’en défier à son tour quand il régnera. J’avais,
dès les premières années [de son règne personnel], apparemment assez de
sujet d’être content de ma conduite ; mais les applaudissements que cette
nouveauté m’attirait, ne laissaient pas de me donner une continuelle
inquiétude, par la crainte que j’avais, et dont je ne suis pas encore tout à fait
exempt, de ne les pas assez bien mériter. On vous dira dans quelle défiance
j’ai vécu là-dessus avec mes courtisans, et combien de fois éprouvant leur
génie, je les ai engagés à me louer des choses même que je croyais avoir
mal faites, pour le leur reprocher aussitôt après, et les accoutumer à ne me
point flatter. Mais quelque obscures que puissent être leurs intentions, je
vous enseignerai, mon fils, un moyen aisé de profiter de tout ce qu’ils diront
à votre avantage ; c’est de vous examiner secrètement vous-même, et d’en
croire votre propre cœur plus que leurs louanges. (Louis XIV, Mémoires
pour l’année 1661)
Ceux qui distribuent les louanges aux princes ne prisent entre les
vertus que celles qui leur sont utiles.
Est-il de louange qui ne soit intéressée ? Car enfin la plupart de ceux qui
distribuent les louanges aux princes ne prisent entre les vertus que celles qui
leur sont utiles. Les beaux esprits de profession n’ont pas toujours de fort
belles âmes et parmi les [belles choses mots raturés] qu’ils débitent dans le
public, ils se dépouillent rarement du soin de leurs intérêts particuliers.
(Louis XIV, Mémoires pour l’année 1666)
Je vous louerais davantage, si vous ne me louiez pas tant.
On croirait que c’est par référence à cette défiance envers les « beaux
esprits » laudateurs que fut forgé un mot célèbre mais parfois mis en doute :
le garant en est pourtant Racine, qui donnait un jour au roi lecture de sa
réponse au discours de réception de Thomas Corneille et Jean-Louis
Bergeret à l’Académie française. Quand je lui eus récité mon discours, il
me dit devant tout le monde : « Je vous louerais davantage, si vous ne me
louiez pas tant. » (Racine, Fragments historiques, 20, dans Picard éd.,
Œuvres diverses). Le mot, qui a fait fortune, préexiste en réalité au règne
de Louis XIV. Et durant ce règne, on le trouve appliqué à d’autres et en
d’autres occasions. Édouard Fournier, qui le cite dans son application à
Boileau, le considère pour ces motifs comme une forgerie ; mais il aurait pu
tout aussi bien le considérer comme un réemploi — ce qu’on appelle
justement au XVIIe siècle une application. Ne croyez pas, de grâce, à ce
compliment que Louis XIV aurait adressé à Boileau quand il lui présenta
son épître sur le passage du Rhin : « Cela est beau, et je vous louerais
davantage si vous m’aviez loué moins. » Celui qui s’avisa le premier de
cette belle phrase, dont Boileau ne parle pas (et eût-il manqué de le faire si
elle lui eût été dite ?), l’avait pillée mot pour mot dans la préface des
Mémoires de la reine Marguerite. On sait que c’est une sorte de dédicace
que la reine fait à Brantôme pour le remercier du chapitre élogieux qu’il lui
avait consacré dans ses Dames Illustres, oubliant que la reine Margot ne
devait avoir place que parmi ses Dames galantes : « Je louerais davantage
votre œuvre, lui dit-elle se rendant justice, si elle me louait moins. »
(Fournier, Recherches et Curiosités)
Les fausses complaisances que l’on a pour nous […] nous peuvent
nuire beaucoup plus que les contradictions les plus opiniâtres.
La louange intéressée, c’est la flatterie. Vraie peste de cour, elle doit être
par-dessus tout redoutée par les rois que leurs courtisans encensent par
intérêt au mépris de l’intérêt du maître qu’ils encensent. Tandis que nous
sommes dans la puissance, nous ne manquons jamais de gens qui s’étudient
à suivre nos pensées et à paraître en tout de notre avis. Mais nous devons
craindre de manquer, au besoin, de gens qui sachent nous contredire, parce
que notre inclination paraît quelquefois si à découvert, que les plus hardis
craignent de la choquer, et cependant il est bon qu’il y en ait qui puissent
prendre cette liberté. Les fausses complaisances que l’on a pour nous en ces
occasions nous peuvent nuire beaucoup plus que les contradictions les plus
opiniâtres. Si nous nous trompons en notre avis, celui qui nous adhère
achève de nous précipiter dans l’erreur, au lieu que, lors même que nous
avons raison, celui qui nous contredit ne laisse pas que de nous être utile,
quand ce ne serait qu’à nous faire rechercher des remèdes aux
inconvénients qu’il a proposés, et à nous laisser, en agissant, la satisfaction
d’avoir auparavant examiné toutes les raisons de part et d’autre.
(Louis XIV, Mémoires pour l’année 1667)
Estimez ceux qui, pour le bien, hasarderont de vous déplaire : ce sont
là vos véritables amis.
Se méfier de la flatterie est un leitmotiv de la pensée du roi, jusque dans
les recommandations qu’il rédige en 1700 à l’intention de son petit-fils
devenu roi d’Espagne. Aimez les Espagnols et tous vos sujets attachés à vos
couronnes et à votre personne. Ne préférez pas ceux qui vous flatteront le
plus ; estimez ceux qui, pour le bien, hasarderont de vous déplaire : ce sont
là vos véritables amis. (Louis XIV, Instructions au duc d’Anjou)
Je sais quel cœur vous avez pour moi.
Il est en effet des exceptions à la loi qui voudrait que tout courtisan fût un
flatteur. Voici une petite histoire que vous pouvez croire comme si vous
l’aviez entendue. Le roi disait un de ces matins : « En vérité, je crois que
nous ne pourrons pas secourir Philisbourg ; mais enfin, je n’en serai pas
moins roi de France. » M. de Montausier,
Qui pour le pape ne dirait
Une chose qu’il ne croirait,
lui dit : « Il est vrai, Sire, que vous seriez encore fort bien roi de France,
quand on vous aurait repris Metz, Toul et Verdun, et la Comté, et plusieurs
autres provinces dont vos prédécesseurs se sont bien passés. » Chacun se
mit à serrer les lèvres ; et le roi dit de très bonne grâce : « Je vous entends
bien, monsieur de Montausier ; c’est-à-dire que vous croyez que mes
affaires vont mal, mais je trouve très bon ce que vous dites, car je sais quel
cœur vous avez pour moi. » Cela est vrai, et je trouve que tous les deux
firent parfaitement bien leur personnage. (Sévigné, À Mme de Grignan,
5 août 1676)
Je veux qu’on me mande toutes les vérités, quelque fâcheuses qu’elles
puissent être.
Le roi sait dire et faire savoir qu’il aime avoir une connaissance exacte
des choses, même fâcheuses à entendre. Voici en quels termes il s’adresse à
ce sujet, un matin de janvier 1711, à l’intendant de Flandre,
M. de Bernières, chargé notamment de loger et d’entretenir les troupes
stationnant dans sa province durant une période particulièrement difficile
de la guerre de Succession d’Espagne, à une époque où de surcroît les
hivers étaient particulièrement rigoureux. Vous m’avez mandé souvent,
l’année passée, des choses tristes et dures ; mais je vous en sais bon gré, car
je veux qu’on me mande toutes les vérités, quelque fâcheuses qu’elles
puissent être ; mais j’espère que cette année vous ne me manderez rien que
de bon. (Dangeau, Journal, année 1711)
L’on fâche toujours ceux à qui l’on refuse.
Arbitrer la faveur fait beaucoup de mécontents pour un heureux, c’est la
loi de la cour où l’activité majeure consiste à quémander. Je sais que l’on
fâche toujours ceux à qui l’on refuse, et que plusieurs imputent à la
mauvaise humeur ou au mauvais goût du souverain tout ce qui se trouve de
difficulté dans leur demande. Il est même certain que l’on se fait toujours
peine à soi-même en rejetant la prière des autres, et qu’il est naturellement
plus doux de s’attirer des remerciements que des plaintes. Mais en cet
endroit, mon fils, nous sommes obligés de nous sacrifier au bien général, et
ce qu’il y a de plus fâcheux en ce sacrifice, c’est qu’encore qu’il nous coûte
beaucoup, il est d’ordinaire fort peu prisé. (Louis XIV, Mémoires pour
l’année 1666)
L’on ne pardonne rien à ceux de notre rang.
Être attentif à tout, y compris dans ses paroles, c’est un des fondements
du rôle des princes. Car enfin vous devez poser pour fondement de toute
chose que l’on ne pardonne rien à ceux de notre rang. Au contraire, il se
trouve souvent des paroles très indifférentes et dites par nous sans aucun
dessein, qui sont appliquées par ceux qui les entendent ou à eux-mêmes ou
à d’autres auxquels souvent nous ne pensons pas. Et quoique à dire vrai,
nous ne soyons pas obligé d’avoir égard en particulier à toutes les
conjectures impertinentes, cela nous doit pourtant obliger en général à nous
précautionner davantage dans nos paroles, pour ne pas donner du moins de
raisonnable fondement aux pensées que l’on en pourrait former au
désavantage de notre service. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1666)
Celui de qui le prince a [mal] parlé sent d’autant plus vivement son
mal qu’il n’y voit aucun de [c]es remèdes.
Un prince doit retenir sa verve, parce que sa fonction décuple le pouvoir
de sa parole. Deux choses peuvent consoler un homme d’une raillerie
piquante ou d’une parole de mépris que son semblable a dite de lui : la
première quand il se promet de trouver bientôt occasion de lui rendre la
pareille ; et la seconde quand il peut se persuader que ce qu’on a dit à son
désavantage ne fera pas d’impression sur ceux qui l’ont entendu. Mais celui
de qui le prince a parlé sent d’autant plus vivement son mal qu’il n’y voit
aucun de [c]es remèdes. Car enfin s’il ose parler mal de son maître, ce n’est
au plus qu’en particulier et sans pouvoir lui faire savoir ce qu’il en dit, qui
est la seule douceur de la vengeance. Et il ne peut non plus se persuader que
ce qui a été dit de lui n’a pas été écouté, parce qu’il sait avec quel agrément
sont tous les jours reçues les paroles de ceux qui sont en autorité.
(Louis XIV, Mémoires pour l’année 1666)
Le seul méchant office qu’on vous ait rendu depuis votre départ
d’auprès de moi consiste dans la défiance que vous avez eue qu’on soit
capable de vous en rendre.
Les bonnes grâces du roi font le souci primordial des courtisans, surtout
ceux qui y sont bien avancés. Le roi rassure ici d’une formule
particulièrement heureuse le duc de La Feuillade, qu’on a vu lui vouer un
culte assidu, mais en l’occurrence inquiet. Le seul méchant office qu’on
vous ait rendu depuis votre départ d’auprès de moi consiste dans la défiance
que vous avez eue qu’on soit capable de vous en rendre. Ayez l’esprit en
repos, et faites votre devoir comme vous avez accoutumé. (Louis XIV, Au
duc de La Feuillade. Versailles, 5 décembre 1672. Grimoard et Grouvelle,
V)
Vous êtes hardi de mettre Lauzun dans votre famille.
Louis XIV est le premier conscient du climat de brigue et d’intrigues qui
emplit sa cour et le premier à mettre en garde ses courtisans contre les
menées de certains d’entre eux. L’un des plus extravagants parmi ces
intrigants, c’est l’inénarrable Lauzun. Il est assez connu du roi en ce
domaine pour que Louis XIV mette en garde le maréchal de Lorge qui veut
lui donner sa fille. Lorsque M. le maréchal de Lorge en parla au roi : « Vous
êtes hardi, lui dit-il, de mettre Lauzun dans votre famille ; je souhaite que
vous ne vous en repentiez pas. De vos affaires, vous en êtes le maître ; mais
pour des miennes, je ne vous permets de faire ce mariage qu’à condition
que vous ne lui en direz jamais le moindre mot. » (Saint-Simon, Mémoires,
année 1695)
Il ne veut votre fille que pour vous tourmenter pour que vous me
tourmentiez pour lui.
Ici, c’est le ministre Chamillart qui est dissuadé de contracter alliance
avec Louis d’Aubusson, duc de La Feuillade et fils du La Feuillade déjà
rencontré plus haut : le roi qui acceptait les adorations du père tient le fils
en défaveur. Ne sachant où se reprendre dans un accès d’ambition, il
imagina que Chamillart serait en état de tout faire pour lui en épousant sa
seconde fille, Dreux, mari de l’aînée, ne pouvant par le peu qu’il était lui
faire ombrage. Il le fit proposer à ce ministre, qui s’en trouva d’autant plus
flatté que sa fille était cruellement vilaine. Chamillart en parla au roi, qui
l’arrêta tout court. « Vous ne connaissez pas La Feuillade, lui dit-il ; il ne
veut votre fille que pour vous tourmenter pour que vous me tourmentiez
pour lui ; or, je vous déclare que jamais je ne ferai rien pour lui, et vous me
ferez plaisir de n’y plus penser. » (Saint-Simon, Mémoires, année 1701)
► Serviteurs, valets et utilités
Hé ! laissez-le en paix, il est assez fâché !
Les anecdotes posthumes se sont enchantées à rapporter les délicatesses
(réelles ou imaginées) du roi envers les humbles : ce thème est depuis
toujours varié par la fable des grands supposés s’être grandis par leur
attention aux plus petits. Un jour qu’il s’habillait, après avoir mis lui-même
ses bas il ne trouva point ses souliers. Celui qui en était chargé courut les
chercher, et fut une demi-heure à revenir. Les courtisans s’impatientaient ;
le roi seul paraissait tranquille. M. le duc de Montausier en colère voulut
gronder le valet de garde-robe : « Hé ! laissez-le en paix, dit le roi, il est
assez fâché ! » (Choisy, Mémoires)
Pourquoi le grondez-vous ? Croyez-vous qu’il ne soit pas affligé de
m’avoir fait attendre ?
L’historiette précédente est adaptée à diverses situations. Cela ne
contribue pas à accréditer son authenticité. Un portier du parc, qui avait été
averti que le roi devait sortir par la porte où il était, ne s’y trouva pas, et se
fit longtemps chercher. Comme il venait tout en courant, c’était à qui le
gronderait et lui dirait les injures ; le roi dit : « Pourquoi le grondez-vous ?
Croyez-vous qu’il ne soit pas affligé de m’avoir fait attendre ? » (Racine,
Fragments historiques, 20, dans Picard éd., Œuvres diverses)
Au moins, donnez-moi de l’eau de la reine de Hongrie !
Une autre fois, un de ses valets de chambre lui renversa sur la jambe toute
nue la cire brûlante d’une grosse bougie : « Au moins, lui dit-il, donnez-moi
de l’eau de la reine de Hongrie ! » (Choisy, Mémoires)
Tu aurais aussi bien fait de la laisser tomber.
Autre version de l’anecdote, sous la plume de Racine également. Comme
il se nettoyait les pieds, un valet de chambre qui tenait la bougie lui laissa
tomber sur le pied de la cire toute brûlante ; le roi répondit froidement :
« Tu aurais aussi bien fait de la laisser tomber. » À un autre valet qui, en
hiver, apporta la chemise toute froide, il dit encore, sans gronder : « Tu me
la donneras brûlante à la canicule. » (Racine, Fragments historiques, 20,
dans Picard éd., Œuvres diverses)
Si tu étais à la place de ton beau-père, serais-tu bien aise que je la
disse, cette parole ?
Un de ses valets de chambre le priait un soir de faire recommander à M. le
premier président un procès qu’il avait contre son beau-père, et lui disait en
le pressant : « Hélas ! sire, vous n’avez qu’à dire une parole. — Hé, lui dit
le roi, ce n’est pas de quoi je suis en peine : mais, dis-moi, si tu étais à la
place de ton beau-père, serais-tu bien aise que je la disse, cette parole ? »
(Choisy, Mémoires)
Hé ! Bontemps, demanderez-vous toujours pour les autres ?
Le trait devient encore plus suspect quand on met en scène Bontemps,
premier valet de la chambre, personnage important, de naissance
honorable et de fonction primordiale, doté de notables pouvoirs, traité de
« bonhomme » d’une manière familière qui sent son conte de bonne femme.
Le bonhomme Bontemps, toujours obligeant et désintéressé, lui demandait
une charge de gentilhomme ordinaire pour la famille [d’un] mort : « Hé !
Bontemps, lui dit le roi, demanderez-vous toujours pour les autres ? Je
donne la charge à votre fils. » (Choisy, Mémoires)
Troisième partie
LE DUR MÉTIER DE ROI
Régner sans partage
Louis XIV accéda au pouvoir dans des conditions et d’une manière
paradoxales : longtemps resté sous la coupe de Mazarin alors qu’il était
déclaré majeur depuis des années, réputé cassant et secret parce que
timide, patient disciple des leçons de son parrain et mentor, le cardinal,
dont la politique toute de ruse, de finesse et de louvoiement n’anticipait pas
la manière de celle qu’il allait mener, il ne fut pas cru, même de sa propre
mère, lorsqu’il annonça sa décision de mener sans « principal ministre »,
comme on disait, les affaires de l’État et de réunir dans sa seule main tous
les pouvoirs en un singulier — le pouvoir — dans l’exercice duquel il
entendait être conseillé mais non doublé. Instrument et spectateur d’un
Premier ministre qui, après avoir été chahuté par la Fronde, gouvernait
sans partage le pays sous son jeune nom, fils d’un roi qui avait conclu avec
le sien propre, le tout-puissant Richelieu, une alliance de raison profitable à
son règne, l’élève docile prétendait devenir en un jour le maître absolu.
Louis XIV manifesta ce changement par deux décisions spectaculaires :
d’abord, l’annonce qu’il gouvernerait sans premier ministre (ni favori) ;
ensuite, l’arrestation et la condamnation aggravée par lui de celui qu’on
attendait à ce poste et qui s’en était donné les dehors fastueux, le
surintendant des finances Nicolas Fouquet. L’événement devait susciter de
la fable : les récits qui nous ont été transmis de cette fameuse « prise du
pouvoir » par Louis XIV sont souvent tardifs et remaniés, la force et
l’incidence de la décision confirmée et surtout amplifiée par la suite du
règne ont appelé rétrospectivement la mise en scène spectaculaire de l’acte
fondateur. Il n’en a pas moins existé, même si certains mots qu’on prête au
roi en ces semaines décisives, voire durant les années qui les ont précédées,
tiennent autant de sa légende que de la réalité advenue.
ENFIN ROI, ET NÉ POUR L’ÊTRE…
Je me sentis comme élever l’esprit et le courage, je me trouvai tout
autre […]. Il me sembla seulement alors que j’étais roi, et né pour
l’être.
Premier artisan de sa légende, premier metteur en scène de l’acte
fondateur de son règne, Louis XIV prenant la pleine responsabilité du
pouvoir en 1661 décrit l’effet de métamorphose produit en lui par cette
découverte du métier de roi. Je me sentis comme élever l’esprit et le
courage, je me trouvai tout autre, je découvris en moi ce que je n’y
connaissais pas, et je me reprochai avec joie de l’avoir si longtemps ignoré.
Cette première timidité que le jugement donne toujours, et qui me faisait
peine, surtout quand il fallait parler un peu longtemps et en public, se
dissipa en moins de rien. Il me sembla seulement alors que j’étais roi, et né
pour l’être. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1661)
► Mazarin et après…
Il y en a donc d’enjambées en enjambées.
Un jour de 1649 à Compiègne. Il nous dit, à M. Nyert, premier valet de
chambre, et à moi : « M. le cardinal est encore chez maman, car j’ai vu
Boisfermé [gentilhomme du cardinal Mazarin] dans le passage ; l’attend-il
toujours comme cela ? » Nyert lui dit que oui ; qu’il y en avait encore un
dans le degré, et deux dans le corridor. « Il y en a donc d’enjambées en
enjambées », répondit-il avec une mine qui marquait son aversion.
(La Porte, Mémoires)
Je ne serai pas toujours enfant.
Pendant le siège de Bordeaux durant la Fronde, Loménie de Brienne le
voit pleurer et s’enquiert de la raison de ses larmes. Je lui pris la main et en
la baisant je lui dis : « Qu’avez-vous, mon cher maître, vous pleurez ? » Il
me répondit : « Je ne serai pas toujours enfant, mais taisez-vous. Je ne veux
pas que personne s’aperçoive de mes larmes. Ces coquins de Bordelais ne
me feront pas longtemps la loi. Je les châtierai comme ils le méritent.
Taisez-vous, vous dis-je, et n’abusez pas de la confiance que j’ai en vous »
(Brienne, Mémoires, III)
Le Parlement sera bien fâché.
Pendant que ces troubles [la Fronde] commençaient, le prince de Condé
remporta la célèbre victoire de Lens, qui mettait le comble à sa gloire. Le
roi, qui n’avait alors que dix ans, s’écria : « Le Parlement sera bien fâché. »
Ces paroles faisaient voir assez que la cour ne regardait alors le Parlement
de Paris que comme une assemblée de rebelles. (Voltaire, Siècle de
Louis XIV)
Dès l’enfance même, le seul nom des rois fainéants et de maires du
palais me faisait peine.
Je ne sais si je dois mettre au nombre des miennes [mes fautes] de n’avoir
pas pris d’abord [i.e. d’emblée] moi-même la conduite de mon État. J’ai
tâché, si c’en est une, de la bien réparer par les suites ; et je puis hardiment
vous assurer que ce ne fut jamais un effet ni de négligence ni de mollesse.
Dès l’enfance même, le seul nom des rois fainéants et de maires du palais
me faisait peine quand on le prononçait en ma présence. (Louis XIV,
Mémoires pour l’année 1661)
Je ne sais pas ce que j’aurais fait s’il avait vécu plus longtemps.
L’attachement seul pour Marie Mancini fut une affaire importante, parce
qu’il l’aima assez pour être tenté de l’épouser, et fut assez maître de lui-
même pour s’en séparer. Cette victoire qu’il remporta sur sa passion
commença à faire connaître qu’il était né avec une grande âme. Il en
remporta une plus forte et plus difficile, en laissant le cardinal Mazarin
maître absolu : la reconnaissance l’empêcha de secouer le joug qui
commençait à lui peser. C’était une anecdote très connue à la cour, qu’il
avait dit après la mort du cardinal : « Je ne sais pas ce que j’aurais fait s’il
avait vécu plus longtemps. » (Voltaire, Siècle de Louis XIV)
Un ministre […] très habile, très adroit, qui m’aimait et que j’aimais,
[…] mais dont les pensées et les manières étaient naturellement très
différentes des miennes.
Voici le portrait de son parrain et seul Premier ministre, le cardinal
Mazarin, rédigé quelque sept ans après la mort de celui-ci par Louis XIV
lui-même ou sous sa dictée :…un ministre rétabli malgré tant de factions,
très habile, très adroit, qui m’aimait et que j’aimais, qui m’avait rendu de
grands services, mais dont les pensées et les manières étaient naturellement
très différentes des miennes, que je ne pouvais toutefois contredire ni
décréditer sans exciter peut-être de nouveau contre lui, par cette image
quoique fausse de disgrâce, les mêmes orages qu’on avait eu tant de peine à
calmer. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1661)
Une infinité de travaux et de veilles dans lesquels on peut dire qu’il a
sacrifié sa vie au repos de la chrétienté.
Mais dès 1661 Louis XIV avait eu l’occasion de faire un éloge du cardinal
où l’hommage au ministre qui avait dévoué tout son loisir et tout son talent
à la France se combinait au rappel que son pouvoir lui était délégué par le
roi. C’est dans un courrier où il assignait à Mgr Hardouin de Péréfixe,
alors évêque de Rodez et futur archevêque de Paris, la tâche de le
représenter à Saint-Denis lors d’un service pour le repos de l’âme du
cardinal. Vous assisterez donc de ma part à cette action de piété et de
reconnaissance envers un si digne ministre, lundi prochain, jour mémorable
auquel, en vertu des pouvoirs que je lui avais confiés, il conclut et signa le
traité de paix entre cette Couronne et celle d’Espagne, l’année 1659, après
une infinité de travaux et de veilles dans lesquels on peut dire qu’il a
sacrifié sa vie au repos de la chrétienté. (Louis XIV, À l’évêque de Rodez.
Fontainebleau, 5 novembre 1661. Grimoard et Grouvelle, V)
Par sa suffisance capable d’un si grand emploi, et par sa naissance
hors d’état d’aspirer à rien davantage.
Pourquoi le jeune roi a-t-il laissé régner son Premier ministre bien après
avoir atteint sa majorité ? Louis XIV répond indirectement lorsqu’il traite
dans ses Mémoires à l’intention du Dauphin la question de savoir si un roi
doit s’ouvrir de ses affaires à plusieurs conseillers ou ministres, pour
balancer leurs jugements à ce propos, ou au moins possible de gens, pour
en conserver le secret et la gouverne. Il définit alors les deux qualités
fondamentales d’un Premier ministre propre à gouverner l’État d’un roi
encore mineur : grande capacité et petite naissance. S’agissant d’un prince
qui, par la faiblesse de son âge, ne serait point capable de gouverner, on
pourrait, avec plus de raison, lui conseiller de se confier entièrement à un
seul ministre qu’à plusieurs, parce qu’en ayant plusieurs et ne pouvant ni
limiter leurs fonctions ni régler leurs contestations, il les verrait bien plus
appliqués à s’élever l’un au-dessus de l’autre, qu’à maintenir la grandeur de
son État : au lieu que, remettant tout dans les mains d’un seul, il n’aurait de
difficulté qu’à le choisir tel qu’il fût en effet par sa suffisance capable d’un
si grand emploi, et par sa naissance hors d’état d’aspirer à rien davantage.
(Louis XIV, Mémoires pour l’année 1668)
Préférant sans doute dans mon cœur, à toutes choses et à la vie même,
une haute réputation si je pouvais l’acquérir.
Voici le portrait que Louis XIV a tracé a posteriori de son état d’esprit
durant la plus que décennie où, quoique devenu majeur, il laissa Mazarin
diriger l’État à sa place (1651-1661). Moi-même, assez jeune encore,
majeur à la vérité de la majorité des rois, que les lois de l’État ont avancée
pour éviter de plus grands maux, mais non pas de celle où les simples
particuliers commencent à gouverner librement leurs affaires ; qui ne
connaissais entièrement que la grandeur du fardeau sans avoir pu
jusqu’alors connaître mes propres forces ; préférant sans doute [i. e. sans
aucun doute] dans mon cœur, à toutes choses et à la vie même, une haute
réputation si je pouvais l’acquérir ; mais comprenant en même temps que
mes premières démarches, ou en jetteraient les fondements, ou m’en
feraient perdre pour jamais jusqu’à l’espérance, et qui me trouvais de cette
sorte pressé et retardé presque également dans mon dessein par un seul et
même désir de gloire, je ne laissais pas cependant de m’exercer et de
m’éprouver en secret et sans confident, raisonnant seul et en moi-même sur
tous les événements qui se présentaient. (Louis XIV, Mémoires pour
l’année 1661)
La face du théâtre change.
Au premier Conseil qui se tint après la mort du ministre [Mazarin], il
déclara qu’il voulait tout voir par lui-même : « La face du théâtre change,
ajouta-t-il, j’aurai d’autres principes dans le gouvernement de mon État,
dans la régie de mes finances, et dans les négociations au dehors que ceux
de M. le Cardinal. Vous savez mes volontés ; c’est à vous maintenant,
Messieurs, de les exécuter. » (Chaudon, Nouveau Dictionnaire historique)
Jusqu’à présent j’ai bien voulu laisser gouverner mes affaires par feu
M. le cardinal ; il est temps que je les gouverne moi-même.
Les phrases devenues célèbres qu’a reprises Chaudon concluaient la
seconde version (datable de 1694 au plus tôt) qu’a donnée Brienne de la
prétendue « prise du pouvoir » par Louis XIV. Il s’agit d’une reconstitution
où le souvenir se combine à la tradition rhétorique des harangues
récapitulatives recomposées par les historiens antiques. Au début du
discours, le roi se serait adressé au chancelier Le Tellier en ces termes :
Monsieur, je vous ai fait assembler avec mes ministres et secrétaires d’État
pour vous dire que jusqu’à présent j’ai bien voulu laisser gouverner mes
affaires par feu M. le cardinal ; il est temps que je les gouverne moi-même.
Vous m’aiderez de vos conseils quand je vous les demanderai. […] Et vous,
mes secrétaires d’État, je vous défends de rien signer, pas une sauvegarde ni
passeport, sans mon ordre, de me rendre compte chaque jour à moi-même et
de ne favoriser personne dans vos rôles du mois. Et vous, monsieur le
surintendant, je vous ai expliqué mes volontés ; je vous prie de vous servir
de Colbert, que feu M. le cardinal m’a recommandé. Pour Lionne, il est
assuré de mon affection et je suis content de ses services. (Brienne,
Mémoires, III)
J’écouterai volontiers les sages avis et les bons conseils de mes fidèles
serviteurs.
Le même Brienne avait donné sans doute une dizaine d’années plus tôt
une autre version moins enjolivée et plus concise des propos prononcés
avec beaucoup de gravité par le roi, qui le montraient moins arrogant et sûr
de lui. Messieurs, je vous ai fait assembler pour vous dire que je prétends
désormais gouverner mon État moi-même. M. le chancelier et M. le
surintendant ne signeront plus d’arrêt ni d’ordonnance de comptant sans
m’en avertir auparavant, et les secrétaires d’État ne délivreront pas une
seule expédition, je dis jusqu’à un passeport et une ordonnance de cent
écus, sans en avoir reçu préalablement mes ordres. Si quelqu’un de vous,
Messieurs, a quelque chose à dire, il le peut faire librement, et si on trouve
la moindre chose à redire à ma conduite, j’entends dans les formes de
justice que je n’ai pas encore eu le temps d’apprendre, j’écouterai volontiers
les sages avis et les bons conseils de mes fidèles serviteurs. (Brienne,
Mémoires, II)
Je résolus sur toutes choses de ne point prendre de Premier ministre ;
et, si vous m’en croyez, […] le nom en sera pour jamais aboli en
France.
Et quelques années plus tard, il résumera à l’intention de son fils son
coup de force par l’expression de sa décision la plus frappante, destinée à
marquer les esprits et à faire date, en même temps qu’elle enterrait avec
Mazarin la fonction occupée par lui. Quant aux personnes qui devaient
seconder mon travail, je résolus sur toutes choses de ne point prendre de
Premier ministre ; et si vous m’en croyez, mon fils, et tous vos successeurs
après vous, le nom en sera pour jamais aboli en France : rien n’étant plus
indigne que de voir d’un côté toute la fonction, et de l’autre le seul titre de
roi. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1661)
Je le veux.
Le testament du cardinal Mazarin attribuait le gouvernement de Bretagne
à son neveu, le duc de Mazarin. Il fallait en dessaisir la reine mère qui le
possédait. Louis XIV obtient le renoncement de sa mère. On lui fait
observer que le chancelier ferait assurément difficulté sur sa démission ;
alors le roi prit cet air et ce ton de maître, qu’il a toujours eu depuis, et lui
dit : « Je le veux, dites-le à M. le chancelier, et m’apportez les provisions
scellées demain à mon lever. » (Choisy, Mémoires)
À moi, M. l’Archevêque.
Le lendemain de la mort du cardinal, l’archevêque de Rouen, qui a été
depuis archevêque de Paris [François Harlay de Champvallon], vint trouver
le roi, et lui dit : « Sire, j’ai l’honneur de présider à l’assemblée du clergé de
votre royaume. Votre Majesté m’avait ordonné de m’adresser à M. le
cardinal pour toutes les affaires ; le voilà mort ; à qui Sa Majesté veut-elle
que je m’adresse à l’avenir ? — À moi, monsieur l’archevêque, lui répondit
le roi : je vous expédierai bientôt. » En effet, j’ai ouï dire plusieurs fois à
l’archevêque qu’il ne comprenait pas dans les commencements où le roi
avait pris toutes les connaissances qu’il avait. (Choisy, Mémoires)
Partager sa créance entre un certain nombre de gens habiles. Mais il
faudrait que ce nombre fût petit.
On sait que Louis XIV choisit alors pour le Conseil d’en-haut (un temps
nommé Conseil secret) le trio formé de Le Tellier, Lionne et Fouquet
flanqué de Colbert, additionnés du chancelier et des trois autres secrétaires
d’État pour former le Conseil des dépêches. Voici les raisons qu’il donne
indirectement à son fils le Dauphin de ce choix d’un nombre si restreint de
collaborateurs. Certes, explique-t-il (comme on l’a vu plus haut), un roi
encore dans l’enfance, voire la prime jeunesse, et dont l’intelligence des
affaires est encore en formation, devrait s’appuyer sur un principal ministre
dont il soit absolument sûr et qui constitue le socle de son trône. Il en serait
autrement d’un roi qui, pourvu naturellement de lumières et de vigueur,
manquerait seulement d’expérience : car, en ce cas, il ferait sans doute et
plus honnêtement et plus sûrement de partager sa créance [i.e. sa confiance]
entre un certain nombre de gens habiles. Mais il faudrait que ce nombre fût
petit. Car n’étant pas encore accoutumé aux malicieux artifices des
hommes, il ne pourrait pas, entre un grand nombre de rapports différents,
distinguer toujours le vrai du vraisemblable : d’où il naîtrait
perpétuellement de la perplexité dans ses pensées, de l’inconsistance dans
ses résolutions et de l’inquiétude dans l’esprit de ceux mêmes qui le
serviraient avec plus de fidélité, lesquels craindraient toujours que la
malignité de la cour ne ruinât le mérite de leurs services. (Louis XIV,
Mémoires pour l’année 1668)
► Fouquet foudroyé
Mes sujets rebelles […] m’ont donné peut-être moins d’indignation
que ceux qui […] me rendaient plus de devoirs et plus d’assiduité que
tous les autres, pendant que je fusse bien informé qu’ils me
trahissaient.
Fausseté et trahison masquée participent de la hantise d’être trompé,
obsession du roi supérieure même à son aversion pour les rébellions
ouvertes. Peut-être est-ce le ressort majeur de sa vindicte envers Fouquet.
Mes sujets rebelles, lorsqu’ils ont eu l’audace de prendre les armes contre
moi, m’ont donné peut-être moins d’indignation que ceux qui en même
temps se tenant auprès de ma personne, me rendaient plus de devoirs et plus
d’assiduité que tous les autres, pendant que je fusse bien informé qu’ils me
trahissaient, et n’avaient pour moi ni véritable respect, ni véritable affection
dans le cœur. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1661)
Les gens d’affaires […] d’un côté couvraient toutes leurs
malversations par toute sorte d’artifice, et les découvraient de l’autre
par un luxe insolent et audacieux.
Motif entre autres de la chute de Fouquet, ce contraste que Louis XIV
constate au moment de son arrivée aux affaires entre le train de l’État et
celui de certains particuliers. Plusieurs des dépenses les plus nécessaires et
les plus privilégiées de ma maison et de ma propre personne, [étaient] ou
retardées contre toute bienséance, ou soutenues par le seul crédit, dont les
suites étaient à charge. L’abondance paraissait en même temps chez les gens
d’affaires, qui d’un côté couvraient toutes leurs malversations par toute
sorte d’artifice, et les découvraient de l’autre par un luxe insolent et
audacieux, comme s’ils eussent appréhendé de me les laisser ignorer.
(Louis XIV, Mémoires pour l’année 1661)
À l’âge où j’étais, il fallait que ma raison fît beaucoup d’effort sur
mes ressentiments, pour agir avec tant de retenue.
Sur la voie qui mena le roi à pratiquer systématiquement la dissimulation
qu’il détestait et craignait tant chez les autres, l’expérience de la chute de
Fouquet eut sans doute une part prépondérante. Ce qui le rendait plus
coupable envers moi, était que, bien loin de profiter de la bonté que je lui
avais témoignée en le retenant dans mes conseils, il en avait pris une
nouvelle espérance de me tromper, et bien loin d’en devenir plus sage,
tâchait seulement d’en être plus adroit. [Le roi envisage alors de le
démettre. Mais par crainte qu’il ne complotât pour s’en venger,] je pensai
qu’il était plus sûr de l’arrêter. Je différai néanmoins l’exécution de ce
dessein, et ce dessein me donna une peine incroyable. Car, non seulement je
voyais que pendant ce temps-là il pratiquait de nouvelles subtilités pour me
voler ; mais ce qui m’incommodait davantage était que, pour augmenter la
réputation de son crédit, il affectait de me demander des audiences
particulières, et que pour ne lui pas donner de défiance, j’étais contraint de
les lui accorder, et de souffrir qu’il m’entretînt de discours inutiles, pendant
que je connaissais à fond toute son infidélité. Vous pouvez juger qu’à l’âge
où j’étais, il fallait que ma raison fît beaucoup d’effort sur mes
ressentiments, pour agir avec tant de retenue. (Louis XIV, Mémoires pour
l’année 1661)
Sa disgrâce ne vous regarde point, et je suis content de vous.
Le pauvre Lionne [Hugues de Lionne, secrétaire d’État aux affaires
étrangères, était un proche de Fouquet], consterné et pâle comme la mort,
ne pouvait se remettre. Mais le roi s’en étant aperçu eut la bonté de lui dire
tout haut : « Lionne, je sais bien que le surintendant était de vos amis ; sa
disgrâce ne vous regarde point, et je suis content de vous. » (Choisy,
Mémoires) C’est le condensé du portrait qu’on lit dans les Mémoires de
Louis XIV : Je savais que pas un de mes sujets n’avait été plus souvent
employé que lui aux négociations étrangères ni avec plus de succès. Il
connaissait les diverses cours de l’Europe, parlait et écrivait facilement
plusieurs langues, avait des belles-lettres, l’esprit aisé, souple et adroit,
propre à cette sorte de traité avec les étrangers. (Louis XIV, Mémoires pour
l’année 1661)
Le meilleur parti est de s’attacher à moi.
Dès Fouquet arrêté, le roi écrit à sa mère (lettre du 5 septembre 1661)
pour se féliciter de l’exécution parfaite du plan longuement ourdi dont elle
était la seule confidente. Puis il en tire les conséquences devant les témoins
de ce coup de force qui ont fait avec lui le voyage de Nantes. J’ai discouru
ensuite sur cet accident avec ces MM. qui sont ici avec moi ; je leur ai dit
franchement, qu’il y avait quatre mois que j’avais formé mon projet, qu’il
n’y avait que vous seule qui en eussiez connaissance, et que je ne l’avais
communiqué au sieur Le Tellier, que depuis deux jours, pour faire expédier
les ordres. Je leur ai déclaré aussi que je ne voulais plus de surintendant,
mais travailler moi-même aux finances avec des personnes fidèles qui
agiront sous moi, connaissant que c’était le vrai moyen de me mettre dans
l’abondance et de soulager mon peuple. Vous n’aurez pas de peine à croire
qu’il y en a eu de bien penauds, mais je suis bien aise qu’ils voient que je ne
suis pas si dupe qu’ils s’étaient imaginé, et que le meilleur parti est de
s’attacher à moi. (Louis XIV, À Anne d’Autriche. Nantes, 5 septembre
1661. Grimoard et Grouvelle, V)
J’ai déjà commencé à goûter le plaisir qu’il y a de travailler soi-même
aux finances […] et l’on ne doit pas douter que je ne continue.
La liberté retrouvée dans la gestion de ses finances par l’arrestation de
Fouquet qui dressait l’obstacle d’une opacité peut-être concertée entre le
roi et l’administration de son royaume semble exalter le jeune Louis XIV
découvrant et apprenant son nouveau métier. Au reste, j’ai déjà commencé
à goûter le plaisir qu’il y a de travailler soi-même aux finances, ayant, dans
le peu d’application que j’y ai donné cette après-dîner, remarqué des choses
importantes dans lesquelles je ne voyais goutte, et l’on ne doit pas douter
que je ne continue. J’aurai achevé dans demain tout ce qui me reste à faire
ici, et à l’instant je partirai avec une joie extrême de vous aller embrasser, et
vous assurer moi-même de la continuation de mon amitié. (À Anne
d’Autriche. Nantes, 5 septembre 1661. Grimoard et Grouvelle, V)
J’ai toujours considéré comme le plus doux plaisir du monde la
satisfaction qu’on trouve à faire son devoir.
Et à propos de cette décision, une considération générale. Ce que je crus
avoir fait en cette occasion de plus digne d’être observé et de plus
avantageux pour mes peuples, c’est d’avoir supprimé la charge de
surintendant, ou plutôt de m’en être chargé moi-même. Peut-être qu’en
considérant la difficulté de cette entreprise, vous serez un jour étonné,
comme l’a été toute la France, de ce que je me suis engagé à cette fatigue,
dans un âge où l’on n’aime ordinairement que le plaisir. Mais je vous dirai
naïvement que j’eus à ce travail, quoique fâcheux, moins de répugnance
qu’un autre, parce que j’ai toujours considéré comme le plus doux plaisir du
monde la satisfaction qu’on trouve à faire son devoir. (Louis XIV, Mémoires
pour l’année 1661)
► Des qualités de roi
Si d’emblée le roi se reconnut, de manière intuitive, prédisposé par nature
à exercer le gouvernement de son État, sur lesquelles de ses qualités
identifiées par lui pour indispensables à l’exercice du pouvoir absolu
fonda-t-il son intuition, avant de l’appuyer de motifs réfléchis et
raisonnés ? Dans la suite de sa vie, de ses écrits, de ses propos, peut-on
déceler ce qu’il dut trouver en lui pour signes qu’il saurait diriger seul ses
affaires en souverain éclairé ? Le portrait du bon monarque rejoint en
l’espèce certains des traits qu’on a pu relever plus haut dans les propos où
s’exprimait sa personnalité.
Que nul ne vous égale, s’il se peut, dans l’art de gouverner.
Le roi peut se livrer aux divertissements publics, où s’expriment son
adresse, sa force, son élégance. Pourtant, il est quelquefois dangereux aux
jeunes princes de réussir au delà du commun à de certains exercices, et de
ce genre surtout ; car ce fonds inépuisable d’amour-propre qui nous est si
naturel, nous porte toujours à cultiver, estimer et aimer sans mesure, toutes
les choses où nous pensons exceller au-dessus des autres. […] Souffrez
qu’en toutes ces sortes de choses, il y ait parmi vos sujets des gens qui vous
surpassent, mais que nul ne vous égale, s’il se peut, dans l’art de gouverner,
que vous ne pouvez trop bien savoir, et qui doit être votre application
principale. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1662)
La fonction des rois consiste principalement à laisser agir le bon sens,
qui agit toujours naturellement sans peine.
La fonction des rois consiste principalement à laisser agir le bon sens, qui
agit toujours naturellement sans peine. Ce qui nous occupe est quelquefois
moins difficile que ce qui nous amuserait seulement. L’utilité suit toujours
un roi ; quelque éclairés et quelque habiles que soient ses ministres, il ne
porte point lui-même la main à l’ouvrage sans qu’il y paraisse. (Louis XIV,
Mémoires pour l’année 1661)
Tout l’art de la politique est de se servir des conjonctures
Le constat ci-dessus s’ouvre à une définition de l’art de gouverner comme
une capacité de s’adapter souplement à l’événement et d’en tirer
habilement parti et profit. En considérant combien il est vrai que tout l’art
de la politique est de se servir des conjonctures, je viens à douter
quelquefois si les discours qu’on en fait et ces propres Mémoires [rédigés
par le roi à l’intention du Dauphin], ne doivent pas être mis au rang des
choses inutiles, puisque l’abrégé de tous les préceptes consiste au bon sens
et en l’application que nous ne recevons pas d’autrui, et que nous trouvons
plutôt chacun en nous-même. Mais ce dégoût qui nous prend de nos propres
raisonnements, n’est pas raisonnable ; car l’application nous vient
principalement de la coutume, et le bon sens ne se forme que par une
longue expérience, ou par une méditation réitérée et continuelle des choses
de même nature ; de sorte que nous devons aux règles mêmes et aux
exemples l’avantage de nous pouvoir passer des exemples et des règles.
(Louis XIV, Mémoires pour l’année 1662)
Les maximes trompent la plupart du temps les esprits vulgaires, les
choses sont rarement comme elles devraient être.
Encore faut-il avoir la patience d’attendre la conjoncture bienvenue et le
génie de la repérer pour en saisir et en exploiter l’opportunité. Il y a grande
différence entre les lumières générales qui ne servent ordinairement qu’à
discours, et les particulières qu’il faut presque toujours suivre dans l’action.
Les maximes trompent la plupart du temps les esprits vulgaires, les choses
sont rarement comme elles devraient être. La paresse s’arrête aux notions
communes, pour n’avoir rien à examiner et rien à faire. L’industrie est à
relever les circonstances particulières, pour en profiter ; et on ne fait jamais
rien d’extraordinaire, de grand et de beau, qu’en y pensant plus souvent et
mieux que les autres. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1662)
Il arrive souvent qu’on veut obscurcir le mérite des bonnes actions
[des rois] en s’imaginant que le monde se gouverne de lui-même.
Suite logique et décevante de la conception de la politique comme art de
se servir des conjonctures. Comme cet art de profiter de toutes choses, et de
celles que le peuple ignore, comme de celles qu’il sait, plus il est grand et
parfait, plus il se cache et se dérobe à la vue, en cela contraire à sa propre
gloire, il arrive souvent qu’on veut obscurcir le mérite des bonnes actions
en s’imaginant que le monde se gouverne de lui-même, par certaines
révolutions fortuites et naturelles qu’il était impossible de prévoir ni
d’éviter ; opinion que les esprits du commun reçoivent sans peine, parce
qu’elle flatte leur peu de lumière et leur paresse, leur permettant d’appeler
leurs fautes du nom de malheur, et l’industrie d’autrui du nom de bonne
fortune. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1662)
Rien n’est si dangereux que la faiblesse.
Loin que les choses se fassent toutes seules, l’énergie et la force de
caractère, fondées sur la plus haute idée de soi-même, de son rang et de son
rôle, sont indispensables à un monarque dont la position au sommet de la
pyramide humaine suppose qu’il affronte les obstacles premier de tous.
Rien n’est si dangereux que la faiblesse, de quelque nature qu’elle soit.
Pour commander aux autres, il faut s’élever au-dessus d’eux ; et après avoir
entendu ce qui vient de tous les endroits, on se doit déterminer par le
jugement qu’on doit faire sans préoccupation et pensant toujours à ne rien
ordonner ni exécuter qui soit indigne de soi, du caractère qu’on porte, ni de
la grandeur de l’État. (Louis XIV, Réflexions sur le métier de roi)
Je serais fort aise de savoir que vous parliez en maître.
En mai 1703, Louis XIV répond à Philippe V qui lui demandait conseil
sur la manière de vaincre l’indétermination et la faiblesse de son caractère
qui embarrassent ses premiers pas dans la fonction. Expliquez-moi
librement vos pensées et vos embarras : je vous donnerai mes avis avec la
même sincérité ; je ne sais pourquoi vous m’en demandez de nouveaux sur
la crainte que vous avez de décider. Il me semble que je vous ai plusieurs
fois conseillé de la surmonter. Je serai[s] fort aise de savoir que vous parliez
en maître, et de ne plus entendre dire qu’il faut qu’on vous détermine sur les
moindres bagatelles. Il vaut presque mieux pour vous de faire des fautes
légères en vous conduisant par vos propres mouvements, que de les éviter
en suivant trop exactement ce qu’on vous inspire. (Louis XIV, À Philippe V.
5 mai 1703. Grimoard et Grouvelle, VI)
Vous n’avez pas de plus grand ennemi que la paresse.
Le roi vieillissant met son jeune petit-fils en garde contre ce défaut
terrible pour un roi : le manque de courage non certes à la guerre, où le
prince est intrépide, mais aux affaires. Il y a même de l’ultimatum dans sa
mise en garde. Vous n’avez pas de plus grand ennemi que la paresse : si elle
vous surmonte, vos affaires achèveront de périr, et leur décadence vous fera
perdre la réputation que votre courage a commencé de vous acquérir. Je
vous dois cet avertissement, et par la tendresse que j’ai pour vous, et par la
nécessité dont il est que vous travailliez de votre côté, si vous voulez que je
continue à vous secourir. (Louis XIV, À Philippe V. 10 septembre 1702.
Grimoard et Grouvelle, VI)
Il faut bien se garder de penser qu’un souverain, parce qu’il a
autorité de tout faire, ait aussi la liberté de tout dire.
La réserve et le contrôle de soi sont essentiels à un roi. Économe de ses
paroles, Louis XIV les a toujours autant que possible méditées avant de les
livrer, et pas seulement dans les négociations diplomatiques. En effet : ce
n’est pas seulement dans les négociations importantes qu’un prince doit
prendre garde à ce qu’il dit. C’est même dans les discours les plus
ordinaires qu’il est le plus souvent en danger de faillir. Car il faut bien se
garder de penser qu’un souverain, parce qu’il a autorité de tout faire, ait
aussi la liberté de tout dire. Au contraire, plus il est grand et considéré, plus
il doit considérer lui-même ce qu’il dit. Les choses qui ne seraient rien dans
la bouche d’un particulier deviennent souvent importantes par la seule
raison que c’est le prince qui les a dites. (Louis XIV, Mémoires pour
l’année 1666)
L’imprudence attire presque toujours à sa suite le repentir et la
mauvaise foi.
Éloge de la prudence, comme indispensable adjuvant à l’art d’utiliser
habilement les conjonctures sans pour autant se parjurer et sans faire
perdre crédit à sa parole qu’on ne doit pas donner étourdiment. Tout le
monde convient, mon fils, qu’il n’y a rien de plus malhonnête que de se
dédire de ce que l’on avait avancé. Mais vous devez savoir que le seul
moyen de tenir inviolablement sa parole est de ne la jamais donner sans y
avoir mûrement pensé. L’imprudence attire presque toujours à sa suite le
repentir et la mauvaise foi ; et tout homme qui peut s’engager sans raison
devient en peu de temps capable de se rétracter sans honte. (Louis XIV,
Mémoires pour l’année 1666)
Il est toujours en garde sur toutes les ouvertures qu’on lui fait,
quelque avantageuses qu’elles puissent être pour son maître.
La prudence, s’habillant de méfiance, rend apte à sonder celle d’autrui
pour s’adapter à sa manière d’être et de réagir : conduite bien utile dans
les tractations diplomatiques. En 1661, Louis XIV veut faire au roi
d’Espagne une proposition avantageuse pour les deux royaumes en passant
par le tout-puissant confident de Philippe IV, Luis de Haro. À cet effet, il a
transmis à l’ambassadeur de France à Madrid un avis qui est, que sachant
par les relations qui m’ont souvent été faites de la manière d’agir de don
Louis de Haro, et qu’il est toujours en garde sur toutes les ouvertures qu’on
lui fait, quelque avantageuses qu’elles puissent être pour son maître, comme
si on avait dessein de le surprendre, il se contente de lui en faire la
proposition, sans prétendre la trop appuyer à force de raisons, le laissant
délibérer à loisir, étant là, sans doute, la meilleure voie pour faire réussir la
chose. (Louis XIV, Au comte d’Estrades. Fontainebleau, le 5 août 1661.
Grimoard et Grouvelle, V)
Ceux dont le génie est médiocre, font et plus honnêtement et plus
sûrement de s’abstenir de cette fonction [la négociation diplomatique]
que d’y vouloir étaler leur faiblesse.
Les négociations diplomatiques ne sont pas à la portée de n’importe quel
prince : bien connaître ses capacités et ses limites est le fondement de la
sagesse, insiste Louis XIV à l’intention du Dauphin. Car enfin, quoique je
vous parle ici continuellement des entretiens que j’ai avec les ministres
étrangers, je ne prétendrais pas donner conseil indifféremment à tous ceux
qui portent des couronnes de s’exposer à cette épreuve, sans avoir
auparavant bien examiné s’ils sont capables d’en bien sortir. Et j’estime que
ceux dont le génie est médiocre, font et plus honnêtement et plus sûrement
de s’abstenir de cette fonction que d’y vouloir étaler leur faiblesse à la vue
de leurs voisins et mettre en danger les intérêts de leurs provinces.
Beaucoup de monarques seraient capables de se gouverner sagement dans
les choses où ils ont le temps de prendre conseil, qui ne seraient pas pour
cela suffisants pour soutenir eux-mêmes leurs affaires contre des hommes
habiles et consommés qui ne viennent jamais à eux sans préparation et qui
cherchent toujours à prendre les avantages de leurs maîtres. (Louis XIV,
Mémoires pour l’année 1666)
L’éloignement que j’aurai toujours de favoriser des sujets rebelles à
l’autorité légitime de leur souverain.
Le même dilemme se pose à propos d’un autre principe de morale
monarchique : toujours soutenir le pouvoir légitime contre les nations ou
les sujets rebelles. Ce principe noblement rappelé quand les circonstances
s’y prêtent, Louis XIV a su le violer quand il avait espoir de profit à s’en
affranchir. Le sujet revient ici à propos du soupçon nourri par la cour de
Vienne que la France soutiendrait les menées rebelles des Hongrois. Le roi
en écrit à son ambassadeur, le marquis de Villars. La conduite que vous
avez tenue depuis que vous avez été à Vienne doit en effet persuader que
vous n’avez nulle part aux démarches des Hongrois : elle suffirait pour en
convaincre, quand même on pourrait douter de l’éloignement que j’aurai
toujours de favoriser des sujets rebelles à l’autorité légitime de leur
souverain. J’ai lieu de croire que l’empereur ne peut douter de mes
sentiments à cet égard ; mais en même temps il y a beaucoup d’apparence
que les ministres de ce prince seraient bien aises de fortifier les soupçons du
peuple, et qu’ils croiraient rendre un service à leur maître de rejeter sur
vous, dans la conjoncture présente, la haine d’une conspiration ou véritable
ou peut-être trop légèrement crue. (Louis XIV, Au marquis de Villars.
Versailles, 9 mai 1701. Grimoard et Grouvelle, VI)
Il est essentiel aux princes d’être maîtres de leurs ressentiments.
En 1666, Louis XIV doit, pour obtenir son alliance, passer sur une offense
qu’a faite l’électeur de Brandebourg à son ambassadeur. Duquel exemple
vous pouvez apprendre, mon fils, combien il est essentiel aux princes d’être
maîtres de leurs ressentiments. En des occasions de cette nature, que nous
pouvons, selon notre choix, ou dissimuler ou relever, il ne faut pas tant
appliquer notre esprit à considérer les circonstances du tort que nous avons
reçu qu’à peser les conjonctures du temps où nous sommes. Lorsque nous
nous aigrissons mal à propos, il arrive d’ordinaire qu’en voulant seulement
faire dépit à celui qui nous a fâchés, nous nous faisons tort à nous-mêmes.
Pour la vaine satisfaction que nous trouvons à faire éclater notre vain
courroux, nous perdons souvent l’occasion de ménager de solides
avantages. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1666)
Le ressentiment ne doit paraître que quand le bien de l’État le
demande.
En 1701, le pape tergiverse à donner à Philippe V l’investiture du
royaume de Naples (c’est-à-dire y reconnaître sa souveraineté). Louis XIV
lui conseille la patience et de prendre sur lui-même, faute de pouvoir
l’imposer. Le refus de l’investiture a dû vous faire de la peine ; mais le
ressentiment ne doit paraître que quand le bien de l’État le demande. Il faut
l’éteindre ou le témoigner, suivant les circonstances. Si l’effet ne suit
immédiatement les menaces, elles sont presque inutiles et ridicules.
(Louis XIV, À Philippe V. Versailles, 7 août 1701. Grimoard et Grouvelle,
VI)
Les affaires se font ou se ruinent souvent par la bonne ou mauvaise
manière de les proposer.
Leçon de diplomatie sur les mauvais effets de la manière forte : le
chancelier Hyde a mis brutalement en demeure la France d’admettre le
« salut au pavillon » auquel prétendent les vaisseaux anglais de la part des
Français, sauf à céder sur le soutien supposé de Paris au droit de pêche
dans les eaux anglaises réclamé par les Hollandais. Louis XIV en écrit au
comte d’Estrades, son ambassadeur à Londres. Les affaires se font ou se
ruinent souvent par la bonne ou mauvaise manière de les proposer, et en
celle-ci je vous avoue que je ne sais pas moi-même ce qui serait arrivé de la
garantie de la pêche, dont les Hollandais me pressent, si au lieu de me
parler avec la hauteur qu’a fait le chancelier, il vous aurait dit bonnement
qu’il fallait en toutes façons empêcher que vos maîtres ne se brouillassent
ensemble ; qu’en même temps il eût proposé des expédients pour éviter les
ruptures que peut causer le différend du pavillon ; et qu’ensuite il eût
témoigné que le roi son maître espérait de l’amitié dont je l’avais tant fait
assurer, que je ne voudrais pas lui donner le déplaisir de me voir engager
avec les Hollandais dans une garantie que l’Angleterre ne peut souffrir sans
préjudice. C’était presque la même chose en des termes plus civils, et je
doute que j’eusse pu m’en défendre ; mais de la hauteur qu’il l’a pris, je
crois que la première chose que je ferai sera d’entrer dans l’engagement sur
lequel je vois qu’on me menace. (Louis XIV, Au comte d’Estrades. Paris,
25 janvier 1662. Grimoard et Grouvelle, V)
Ce n’est pas répandre le sang de nos sujets, c’est plutôt le ménager et
le conserver, que d’exterminer les homicides et les malfaiteurs.
Cette maîtrise du ressentiment et cet art de doser la manière forte
s’appliquent dans l’autre fonction régalienne : la justice, qui fait pendant
de la prudence et occupe en politique intérieure la place de la diplomatie
sur le théâtre extérieur. Nous serions trop heureux, mon fils, si nous
n’avions jamais qu’à obliger et à faire des grâces. Mais Dieu même, dont la
bonté n’a point de bornes, ne trouve pas toujours à récompenser et est
quelquefois contraint de punir. […] Ce n’est pas répandre le sang de nos
sujets, c’est plutôt le ménager et le conserver, que d’exterminer les
homicides et les malfaiteurs : c’est se laisser toucher de compassion plutôt
pour un nombre infini d’innocents que pour un petit nombre de coupables.
L’indulgence pour ces malheureux particuliers serait une cruauté universelle
et publique. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1662)
L’espérance de l’impunité ne fait guère moins d’effet que l’impunité
même.
À propos de la sévère répression des révoltes du Boulonnais contre
l’impôt nouvellement levé dans cette province en 1662. Quiconque
pardonne trop souvent punit presque inutilement le reste du temps : car,
dans cette terreur qui retient les hommes du mal, l’espérance de l’impunité
ne fait guère moins d’effet que l’impunité même. Vous n’achèverez pas la
lecture de ces mémoires, mon fils, sans trouver des endroits où j’ai su me
vaincre moi-même, et pardonner des offenses que je pouvais justement ne
jamais oublier. Mais en cette occasion où il s’agissait de l’État, des plus
pernicieux exemples, et du mal le plus contagieux du monde pour tout le
reste de mes sujets, d’une révolte à main armée qui n’attaquait pas mon
autorité en quelque partie moins importante mais dans son propre
fondement, je crus me devoir vaincre d’une autre sorte, en laissant punir ces
misérables, à qui j’aurais voulu pouvoir pardonner. (Louis XIV, Mémoires
pour l’année 1662)
Cette douceur qu’on se figure dans la vengeance n’est presque pas
faite pour nous.
Un roi doit-il se venger des offenses, se demande Louis XIV s’adressant à
son fils ? Cette douceur qu’on se figure dans la vengeance n’est presque pas
faite pour nous. Elle ne flatte que ceux dont le pouvoir est en doute : ce qui
est tellement vrai que les particuliers même, s’ils ont quelque honneur, ont
peine à l’exercer sur un ennemi tout à fait abattu et qui ne se peut jamais
relever. Pour nous, mon fils, nous ne sommes que très rarement dans cet
état du milieu, où on prend plaisir à se venger ; car nous pouvons tout sans
difficulté, ou bien nous nous trouvons au contraire en certaines conjonctures
délicates et difficiles qui ne veulent pas que nous éprouvions quel est notre
pouvoir. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1661)
Qu’il soit lent à punir.
L’accession d’un Bourbon sur le trône des Habsbourg d’Espagne
synthétise en un cas d’école les exigences de la diplomatie et de la justice à
propos de la difficile pondération que Philippe V va devoir arbitrer entre le
respect des fidélités anciennes par ses nouveaux sujets et leur allégeance à
sa personne qu’il est en droit d’attendre. Louis instruit son ambassadeur à
Madrid sur la bonne manière de procéder. Il est très nécessaire dans les
commencements de son règne, et jusqu’à ce qu’il ait pris une connaissance
exacte des affaires, qu’il soit lent à punir. Il est certain que, nonobstant les
empressements et les acclamations générales de toute la nation, il se
trouvera des particuliers attachés encore à la maison d’Autriche ; mais il
faut songer aussi que cet attachement a été jusqu’à présent un mérite pour
eux ; qu’ils changeront bientôt de sentiments ; qu’enfin, ceux qui le peuvent
conserver ne méritent pas d’être punis, à moins qu’il ne les engage en des
intrigues contraires au service du roi leur maître et à la fidélité qu’ils lui
doivent. (Louis XIV, Au duc d’Harcourt. 8 février 1701. Grimoard et
Grouvelle, VI)
L’EXERCICE DE L’ABSOLUTISME
L’exercice du pouvoir personnel demande, outre des qualités d’esprit et
de caractère spécifiques, une vigilance aiguë à ne laisser quiconque
empiéter sur soi, ainsi qu’une expérience raisonnée des secrets et des périls
que suppose la concentration des pouvoirs en une seule main. Les bienfaits
de cette forme de gouvernement, qui garantit l’unité et la continuité de
l’action, sont en effet menacés par les périls de sa solitude : l’illusion qui se
flatte, l’égarement qui s’ignore et la préférence qui se trompe.
► Un roi jaloux de son pouvoir
Si vous remarquez qu’une femme prenne empire sur moi et me
gouverne le moins du monde, […] je ne veux que vingt-quatre heures
pour m’en débarrasser.
Un jour il dit en présence de M. de Villeroy, de M. Le Tellier, de
M. de Lionne, de M. le maréchal de Gramont, de M. Colbert et de quelques
autres dont il ne me souvient pas : « Vous êtes tous mes amis et ceux de
mon royaume que j’affectionne le plus et en qui j’ai le plus de confiance. Je
suis jeune, et les femmes ont ordinairement bien du pouvoir sur ceux de
mon âge. Je vous ordonne à tous que, si vous remarquez qu’une femme,
quelle qu’elle puisse être, prenne empire sur moi et me gouverne le moins
du monde, vous ayez à m’en avertir. Je ne veux que vingt-quatre heures
pour m’en débarrasser et vous donner contentement là-dessus. » (Perrault,
Mémoires)
J’ai un fort penchant pour les plaisirs ; mais si vous vous apercevez
qu’ils me fassent négliger mes affaires, je vous ordonne de m’en
avertir.
Variante plus policée du mot précédent, selon Racine. M. Colbert disait
qu’au commencement que le roi prit connaissance de ses affaires, ce prince
lui dit et aux autres ministres : « Je vous avoue franchement que j’ai un fort
penchant pour les plaisirs ; mais si vous vous apercevez qu’ils me fassent
négliger mes affaires, je vous ordonne de m’en avertir. » (Racine,
Fragments historiques, 20, dans Picard éd., Œuvres diverses)
Tant de funestes exemples des maisons éteintes, des trônes renversés,
des provinces ruinées, des empires détruits.
Le pouvoir des femmes sur les princes au cœur trop sensible est une
source de faiblesses et de brigues. Après avoir mis en garde le Dauphin
contre ces pièges, Louis XIV conclut, fataliste : Je vous avouerai bien qu’un
prince dont le cœur est fortement touché par l’amour, étant toujours aussi
prévenu d’une forte estime pour ce qu’il aime, a peine de goûter toutes ces
précautions. Mais c’est dans les choses difficiles que nous faisons paraître
notre vertu. Et d’ailleurs il est certain qu’elles sont d’une nécessité absolue
et c’est faute de les avoir observées que nous voyons dans l’histoire tant de
funestes exemples des maisons éteintes, des trônes renversés, des provinces
ruinées, des empires détruits (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1667,
appendice).
Les rois, exposés à la vue du public, en sont encore plus méprisés,
quand ils souffrent que leurs femmes dominent.
Louis XIV appliquera mieux ce précepte à son petit-fils qu’il ne le fit peut-
être lui-même, encore que l’on ait beaucoup exagéré l’influence exercée sur
la conduite de l’État par Mme de Maintenon. De fait, Philippe V épousa
une jeune femme douée de plus de charisme que lui et qui allait avoir sur
lui une réelle emprise, contre quoi son grand-père le met en garde.
J’attendais avec impatience la nouvelle de votre mariage. Votre lettre et
Louville, que vous m’avez envoyé, me l’ont appris. Il m’a parlé de toutes
les bonnes qualités de la reine : elles peuvent vous rendre heureux, si elle en
fait un bon usage ; […] mais il faut, pour votre bonheur et pour le sien,
qu’elle se désabuse de toutes les vues qu’on peut lui avoir données de vous
gouverner. Je crois que V. M. ne le souffrirait pas ; elle sent trop vivement
le déshonneur qu’une pareille faiblesse attire : on ne la pardonne pas aux
particuliers ; les rois, exposés à la vue du public, en sont encore plus
méprisés, quand ils souffrent que leurs femmes dominent. Vous avez devant
les yeux l’exemple de votre prédécesseur. (Louis XIV, À Philippe V.
13 novembre 1701. Grimoard et Grouvelle, V)
Dès lors que vous donnez la liberté à une femme de vous parler des
choses importantes, il est impossible qu’elles ne nous fassent faillir.
Cette précaution s’appuie sur une théorie du pouvoir maléfique des
femmes ainsi expliqué au Dauphin. Dès lors que vous donnez la liberté à
une femme de vous parler des choses importantes, il est impossible qu’elles
ne nous fassent faillir. La tendresse que nous avons pour elles, nous faisant
goûter leurs plus mauvaises raisons, nous fait tomber insensiblement du
côté où elles penchent ; et la faiblesse qu’elles ont naturellement, leur
faisant souvent préférer des intérêts de bagatelles aux plus solides
considérations, leur fait presque toujours prendre le mauvais parti. Elles
sont éloquentes dans leurs expressions, pressantes dans leurs prières,
opiniâtres dans leurs sentiments, et tout cela n’est souvent fondé que sur
une aversion qu’elles auront pour quelqu’un, sur le dessein d’en avancer un
autre, ou sur une promesse qu’elles auront faite légèrement. (Louis XIV,
Mémoires pour l’année 1667, appendice).
Elles ont toujours quelque conseil particulier pour leur élévation ou
pour leur conservation…
Autres raisons de se défier des femmes. Le secret ne peut être chez elles
dans aucune sûreté : car si elles manquent de lumières, elles peuvent par
simplicité découvrir ce qu’il fallait le plus cacher ; si elles ont de l’esprit,
elles ne manquent jamais d’intrigues et de liaisons secrètes. Elles ont
toujours quelque conseil particulier pour leur élévation ou pour leur
conservation, et elles ne manquent point d’y étaler tout ce qu’elles savent,
autant de fois qu’elles en croient tirer quelque raisonnement pour leurs
intérêts. C’est dans ces conseils qu’elles concertent en chaque affaire quel
parti elles doivent prendre, de quels artifices elles se doivent servir pour
faire réussir ce qu’elles ont entrepris, comment elles se déferont de ceux qui
leur nuisent, comment elles établiront leurs amis, par quelles adresses elles
nous pourront engager davantage et nous retenir plus longtemps.
(Louis XIV, Mémoires pour l’année 1667, appendice).
Les princes du sang ne sont jamais en France ailleurs qu’à la cour.
Monsieur, frère de Louis XIV, boude parce que le roi l’a repris sur les
menées de son favori, le chevalier de Lorraine, dont s’est plainte Madame.
Sur quoi le boudeur délègue l’évêque de Valence, Daniel de Cosnac, pour
obtenir en réparation le gouvernement de Languedoc devenu libre par la
mort du prince de Conti qui l’occupait. Le gouvernement de Languedoc !
s’écria le roi, je croyais que tous les gouvernements particuliers des
provinces étaient au-dessous de mon frère ? Et, l’évêque plaidant en vain la
cause pour laquelle on l’a missionné : monsieur, lui dit le roi, je vous ferai
donner la réponse que je vais faire à mon frère dans demi-heure : dites-lui
que les princes du sang ne sont jamais en France ailleurs qu’à la cour ; et
qu’à l’égard du gouvernement de Languedoc, je le prie de se souvenir que
nous sommes convenus lui et moi qu’il n’aurait jamais de gouvernement.
(Choisy, Mémoires)
C’était manquer de prévoyance et de raison que de mettre les grands
gouvernements entre les mains des fils de France.
Cette mise en scène inventive que vient d’offrir l’abbé de Choisy procède
d’une réalité évoquée par Louis XIV dans ses Mémoires pour le Dauphin.
La scène y est rattachée non à l’épisode anecdotique et scabreux des
menées du chevalier de Lorraine auprès de Philippe d’Orléans, mais à la
mort d’Anne d’Autriche qui avait rapproché les deux frères. Un mois après,
la mort imprévue du prince de Conti lui fournit un nouveau sujet de
prétention pour le gouvernement du Languedoc, fondé principalement sur
ce que mon oncle [Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII et comploteur
perpétuel] l’avait autrefois possédé. Mais je ne crus pas encore devoir lui
accorder ce point, étant persuadé qu’après les désordres que nous avons vus
si souvent dans le royaume, c’était manquer de prévoyance et de raison que
de mettre les grands gouvernements entre les mains des fils de France,
lesquels pour le bien de l’État, ne doivent jamais avoir d’autre retraite que
la cour, ni d’autre place de sûreté que dans le cœur de leur frère. L’exemple
de mon oncle, que mon frère alléguait, était une confirmation de ma pensée.
(Louis XIV, Mémoires pour l’année 1666)
Ces monstrueuses élévations…
Une autre condition pour régner seul est de régler avec attention et
mesure la puissance des ministres, indispensables à épauler le roi, mais
toujours prêts à se hausser au-dessus de leur rôle, avec le risque qu’il ne
faille les démettre. Ce qui arrive en 1667 au comte de Clarendon qui aura
régné si longtemps sur le cabinet d’Angleterre. D’un si notable événement,
les ministres des rois peuvent apprendre à modérer leur ambition, parce que
plus ils s’élèvent au-dessus de leur sphère, plus ils sont en péril de tomber.
Mais les rois peuvent apprendre aussi à ne pas laisser trop agrandir leurs
créatures, parce qu’il arrive presque toujours qu’après les avoir élevés avec
emportement, ils sont obligés de les abandonner avec faiblesse, ou de les
soutenir avec danger : car pour l’ordinaire ce ne sont pas des princes fort
autoritaires ou fort habiles qui souffrent ces monstrueuses élévations. Je ne
dis pas que nous ne puissions, par le propre intérêt de notre grandeur,
désirer qu’il en paraisse quelque épanchement sur ceux qui ont part en nos
bonnes grâces. Mais il faut prendre soigneusement garde que cela n’aille
pas jusqu’à l’excès, et le conseil que je vous puis donner pour vous en
garantir consiste en trois observations principales. La première est que vous
sachiez vos affaires à fond, parce qu’un roi qui ne les sait pas, dépendant
toujours de ceux qui le servent, ne peut bien souvent se défendre de
consentir à ce qui leur plaît. La seconde, que vous partagiez votre confiance
entre plusieurs, d’autant que chacun de ceux auxquels vous en faites part
étant par une émulation naturelle opposé à l’élévation de ses rivaux, la
jalousie de l’un sert souvent de frein à l’ambition de l’autre. Et la troisième,
qu’encore que dans le secret de vos affaires ou dans vos entretiens de plaisir
ou de familiarité, vous ne puissiez admettre qu’un petit nombre de
personnes, vous ne souffriez pas pourtant que l’on puisse imaginer que ceux
qui auront cet avantage soient en pouvoir de vous donner en leur gré bonne
ou mauvaise impression des autres ; mais qu’au contraire vous entreteniez
exprès une espèce de commerce avec tous ceux qui tiendront quelque poste
important dans l’État, que vous leur donniez à tous la même liberté de vous
proposer ce qu’ils croiront être de votre service ; que pas un d’eux, en ses
besoins, ne se croie obligé de s’adresser à d’autres qu’à vous ; qu’ils ne
pensent avoir que vos bonnes grâces à ménager ; et qu’enfin les plus
éloignés comme les plus familiers soient persuadés qu’ils ne dépendent en
tout que de vous seul. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1667)
Je me suis fait une règle […] de ne mettre aucun ecclésiastique dans
mon Conseil, et des cardinaux encore moins.
Autre source de méfiance : l’influence de l’Église qui, de Richelieu à
Mazarin, a fourni en premiers ministres le père puis la mère de Louis XIV.
Puissance à la fois nationale et étrangère, temporelle et éternelle,
matérielle et spirituelle, l’Église a déjà par elle-même trop de pouvoir pour
que ses princes puissent être admis au gouvernement du roi. Je me suis fait
une règle, dès la mort du cardinal Mazarin, dont je me suis bien trouvé
jusques à cette heure et que je ne changerai pas, de ne mettre aucun
ecclésiastique dans mon Conseil, et des cardinaux encore moins. (Saint-
Simon, Parallèle des trois premiers rois bourbons)
On le regarde incontinent comme un favori déclaré.
Outre le danger représenté par la puissance des ministres empiétant sur le
pouvoir du roi, celle des favoris ou de ceux que l’on croit tels n’est pas
moindre : Louis XIV donne à son fils une vraie leçon de psychologie
politique en lui montrant comment, tant en réalité que par effet de leurre et
d’illusion, le favori, tel un parasite, dévore le maître qui a eu le tort de
l’accueillir dans ce statut pernicieux. S’il est parmi les serviteurs de l’État
quelqu’un [i.e. l’un d’eux] qui, par notre inclination ou par son industrie,
vienne à se distinguer de ses pareils, on ne manque jamais de penser qu’il
est maître absolu de notre esprit, on le regarde incontinent comme un favori
déclaré, on lui attribue quelquefois des choses dont il n’a pas eu la moindre
participation, et le bruit de sa faveur est infiniment plus grand dans le
monde qu’elle ne l’est effectivement dans notre cœur. Et cependant ce n’est
pas en cela, mon fils, qu’on peut mépriser les bruits populaires : au
contraire, il faut y remédier sagement et promptement, parce que cette
opinion, quoique de soi vaine, peut, en durant trop, nuire à notre réputation
et augmenter effectivement le crédit de celui même qui la fait naître. Car
comme chacun s’empresse à devenir de ses amis, il trouve souvent moyen
de faire par les autres ce qu’il n’eût jamais entrepris de son chef, et parce
qu’on s’imagine qu’il peut tout, on veut lui plaire par toutes voies. Ceux
même à qui nous donnons le plus de familiarité auprès de nous cherchent à
se fortifier par son appui. On prend avec lui des engagements secrets qu’on
couvre en certaines occasions d’une indifférence affectée, pendant que dans
les choses qu’il affectionne on l’informe de tout ce qu’on voit, on nous
parle toujours dans ses sentiments, on approuve ou blâme ce qu’il veut, on
éloigne ce qui lui déplaît, on facilite ce qu’il désire : en sorte que, sans qu’il
paraisse y contribuer, nous nous trouvons, comme par merveille, mais
merveille presque infaillible, portés dans tous ses sentiments. (Louis XIV,
Mémoires pour l’année 1667)
Ne vous laissez pas gouverner ; soyez le maître : n’ayez jamais de
favori ni de Premier ministre.
Au soir de sa vie, en 1700, envoyant en Espagne son petit-fils le duc
d’Anjou y prendre la couronne ibérique, Louis XIV termine ainsi ses
Instructions au jeune prince. Je finis par un des plus importants avis que je
puisse vous donner. Ne vous laissez pas gouverner ; soyez le maître : n’ayez
jamais de favori ni de Premier ministre. Écoutez, consultez votre Conseil,
mais décidez. Dieu, qui vous a fait roi, vous donnera les lumières qui vous
sont nécessaires tant que vous aurez de bonnes intentions. (Louis XIV,
Instructions au duc d’Anjou).
Faites voir […] que des particuliers qui ont abusé de votre confiance
ne sont pas les maîtres de la monarchie.
Et ces instructions ne tardent pas à trouver leur application dans la
faiblesse du jeune roi qui se laisse influencer par des personnalités fortes
ou bien appuyées. Faites voir qu’il y a un roi et un Conseil en Espagne, que
vous y commandez, et que des particuliers qui ont abusé de votre confiance
ne sont pas les maîtres de la monarchie. (Louis XIV, À Philippe V. 20 août
1704. Grimoard et Grouvelle, VI)
Vous serez insensiblement obligé de remettre à un Premier ministre le
soin de toutes vos affaires. Je ne crois pas que ce soit votre intention, et
je ne vous le conseillerai jamais.
C’est pourquoi le roi doit conserver la coutume du Conseil à l’espagnole
(le despacho) en dépit des difficultés que peuvent présenter le choix de ses
membres et le fait d’y introduire des représentants de la France. L’affaire
est importante, et vous savez que je ne songe qu’à votre intérêt véritable.
Rien n’y serait plus opposé que de supprimer ce Conseil : tant qu’il
subsiste, Votre Majesté gouverne elle-même ; elle consulte ceux qu’elle y
admet, elle décide comme il lui plaît, et ensuite elle donne ses ordres à ceux
qui doivent être chargés de l’exécution. Si vous le supprimez, vous serez
insensiblement obligé de remettre à un Premier ministre le soin de toutes
vos affaires. Je ne crois pas que ce soit votre intention, et je ne vous le
conseillerai jamais. (Louis XIV, À Philippe V. Versailles, 30 juillet 1704.
Lettres inédites du Mémorial du Dépôt général de la guerre)
Les gens comme nous doivent s’élever au-dessus des démêlés
particuliers.
Autre manière de le dire, cette fois à la reine d’Espagne, qui ne se
remettait pas d’avoir été privée de la princesse des Ursins, rappelée à Paris
par Louis XIV pour avoir intrigué contre le cardinal d’Estrées,
ambassadeur de France, dans l’intention de gouverner seule l’Espagne à
travers le jeune couple royal. Si elle avait eu un fidèle attachement pour
vous, elle aurait sacrifié tous ses ressentiments, bien ou mal fondés, contre
le cardinal d’Estrées, au lieu de vous y faire entrer. Les gens comme nous
doivent s’élever au-dessus des démêlés particuliers, et se conduire par
rapport à leurs propres intérêts et à ceux de leurs sujets, qui sont toujours les
mêmes. Il fallait donc rappeler mon ambassadeur, vous abandonner à la
princesse des Ursins, et la laisser seule gouverner vos royaumes, ou la
rappeler elle-même. C’est ce que j’ai cru devoir faire, dans l’espérance que
vous déféreriez à mes sentiments, et que la princesse des Ursins s’éloignant,
vous perdriez une partie des impressions qu’elle vous a données.
(Louis XIV, À la reine d’Espagne. 20 septembre 1704. Grimoard et
Grouvelle, VI)
► Bienfaits, périls et secrets du pouvoir personnel
Il est temps que je fasse moi-même mes affaires.
Au moment de l’arrestation de Fouquet à Nantes. Sa Majesté passa dans
la chambre et dit tout haut aux courtisans qui s’y trouvèrent : « J’ai fait
arrêter le surintendant. Il est temps que je fasse moi-même mes affaires. »
(Choisy, Mémoires)
Rien n’[est] plus dangereux […] qu’un roi qui dort ordinairement,
pour s’éveiller de temps en temps comme en sursaut, après avoir perdu
la suite des affaires.
Les ministres eux-mêmes ne peuvent qu’être satisfaits d’un roi
perpétuellement au fait et donc responsable de ses affaires. Ils n’en furent
que plus contents d’un emploi où ils trouvaient, avec mille autres avantages,
une sûreté entière en faisant leur devoir, rien n’étant plus dangereux à ceux
qui occupent de pareils postes, qu’un roi qui dort ordinairement, pour
s’éveiller de temps en temps comme en sursaut, après avoir perdu la suite
des affaires, et qui, dans cette lumière trouble et confuse, s’en prend à tout
le monde des mauvais succès, des cas fortuits ou des fautes dont il se
devrait accuser lui-même. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1661)
Me laisser aller trop nonchalamment aux avis des autres.
Les fautes que j’ai faites, et qui m’ont donné des peines infinies, ont été
par complaisance, et pour me laisser aller trop nonchalamment aux avis des
autres. (Louis XIV, Réflexions sur le métier de roi).
Nous n’avons pas affaire à des anges, mais à des hommes.
Certes il existe des ministres, des conseillers, des serviteurs intègres. Mais
s’ils ne sont pas en accord d’esprit absolu avec les vues du prince, leur
intégrité même les retournera contre les desseins de celui-ci. D’ailleurs,
mon fils, ne vous y trompez jamais, nous n’avons pas affaire à des anges,
mais à des hommes à qui le pouvoir excessif donne presque toujours à la fin
quelque tentation d’en user. […] Nul ne partage votre travail, sans avoir un
peu de part à votre puissance. N’en laissez à autrui que ce qu’il vous sera
impossible de retenir : car quelque soin que vous puissiez prendre, il vous
en échappera toujours beaucoup plus qu’il ne serait à souhaiter. (Louis XIV,
Mémoires pour l’année 1662)
Ce qu’on appelle être gouverné n’est pas toujours d’avoir un Premier
ministre en titre.
La hantise d’être gouverné habite Louis XIV, qui avait commencé son
règne en laissant tout pouvoir à Mazarin. Mais se priver de Premier
ministre ne suffit pas pour qu’un roi soit certain de conserver sa liberté de
décision. Car enfin, ce qu’on appelle être gouverné n’est pas toujours
d’avoir un Premier ministre en titre, à qui l’on renvoie ouvertement la
décision de toutes choses ; chez les princes éclairés, c’est assez pour cela
d’avoir une ou plusieurs personnes, de quelque qualité qu’elles soient, qui,
séparées ou jointes ensemble, puissent nous mettre dans l’esprit ce qu’elles
veulent, qui sachent, selon leurs intérêts, avancer ou reculer les affaires, et
qui puissent, sans que nous y fassions réflexion, approcher de nous les gens
qu’elles favorisent, ou nous dégoûter de celles qu’elles n’aiment pas.
(Louis XIV, Mémoires pour l’année 1667)
Il dit publiquement, devant tous les ambassadeurs des princes
étrangers, que c’était à mon exemple qu’il ne voulait plus avoir de
Premier ministre.
Philippe IV avait exercé son pouvoir quelque temps sans Premier ministre
après la disgrâce d’Olivares en 1643 et avant de le remplacer en 1645 par
son neveu Luis de Haro qui eut beaucoup moins d’influence sur les affaires.
À la mort de ce dernier en 1661, il s’autorise de l’exemple de Louis XIV
pour ne pas lui donner de successeur. Le roi de France se félicite
légitimement de faire école. Mais la convergence de leurs projets doit plutôt
être replacée dans le cadre de la montée du modèle absolutiste en Europe.
Il me témoigna son estime d’une manière dont j’avoue que je fus
agréablement flatté, quand après la mort de don Louis de Haro, il dit
publiquement, devant tous les ambassadeurs des princes étrangers, que
c’était à mon exemple qu’il ne voulait plus avoir de Premier ministre. Car il
me semblait tout ensemble bien généreux pour lui, et bien glorieux pour
moi, qu’après une si longue expérience des affaires, il reconnût que je lui
avais servi de guide dans le chemin de la royauté ; et sans me donner trop
de vanité, j’ai lieu de croire qu’en cela même, plusieurs autres princes ont
regardé ma conduite pour régler la leur. (Louis XIV, Mémoires pour l’année
1662)
De peur que […] vous ne confondiez ensemble deux choses fort
différentes : j’entends, gouverner soi-même, et n’écouter aucun conseil,
qui serait une autre extrémité aussi dangereuse.
Louis XIV souligne à l’adresse de son fils l’importance pour un roi de se
faire conseiller, dans une conception de la bonne conduite inspirée de la
morale aristotélicienne du juste milieu : le bon comportement n’est pas le
contraire du mauvais, mais le point d’équilibre entre deux défauts opposés.
Il m’a semblé nécessaire de vous le marquer, mon fils, de peur que par un
excès de bonne intention dans votre première jeunesse, et par l’ardeur
même que ces mémoires pourront exciter en vous, vous ne confondiez
ensemble deux choses fort différentes : je veux dire gouverner soi-même, et
n’écouter aucun conseil, qui serait une autre extrémité aussi dangereuse que
celle d’être gouverné. Les particuliers les plus habiles prennent avis
d’autres personnes habiles dans leurs petits intérêts. Que sera-ce des rois
qui ont entre les mains l’intérêt public, et dont les résolutions font le mal ou
le bien de toute la terre ? Il n’en faudrait jamais former d’aussi importantes,
sans appeler, s’il était possible, tout ce qu’il y a de plus éclairé, de plus
raisonnable et de plus sage parmi nos sujets. (Louis XIV, Mémoires pour
l’année 1661)
Ceux qui, pour se montrer plus maîtres de leur propre conduite, ne
veulent prendre conseil en rien de ce qu’ils font, ne font presque jamais
rien de ce qu’ils veulent.
Délibérer à loisir sur toutes les choses importantes, et en prendre conseil
de différentes gens, n’est pas, comme les sots se l’imaginent, un témoignage
de faiblesse ou de dépendance, mais plutôt de prudence et de solidité. C’est
une maxime surprenante, mais véritable pourtant, que ceux qui, pour se
montrer plus maîtres de leur propre conduite, ne veulent prendre conseil en
rien de ce qu’ils font, ne font presque jamais rien de ce qu’ils veulent. Et la
raison en est que, dès lors qu’ils mettent au jour leurs résolutions mal
digérées, ils y trouvent de si grands obstacles, et on leur y fait remarquer
tant d’absurdités, qu’ils sont contraints de les rétracter eux-mêmes,
s’acquérant ainsi justement la réputation de faiblesse et d’incapacité, par les
mêmes voies par lesquelles ils s’étaient promis de s’en garantir. (Louis XIV,
Mémoires pour l’année 1666)
Écoutez toujours tous les avis et tous les raisonnements de votre
Conseil avant que de faire cette décision.
Ce que confirment les préceptes donnés au duc d’Anjou partant pour
l’Espagne y devenir roi : la décision d’un roi ne peut être entièrement
personnelle qu’à condition d’avoir été parfaitement informée auparavant
par les conseils de qui de droit. Donnez une grande attention aux affaires
quand on vous en parle ; écoutez beaucoup dans le commencement, sans
rien décider. Quand vous aurez plus de connaissance, souvenez-vous que
c’est à vous à décider ; mais, quelque expérience que vous ayez, écoutez
toujours tous les avis et tous les raisonnements de votre Conseil avant que
de faire cette décision. (Louis XIV, Instructions pour le duc d’Anjou)
…apprenant [la vérité] toujours de plusieurs endroits différents,
avant de prendre un dernier parti sur de telles matières.
C’est par cette pratique que Louis XIV entend justifier auprès de la reine
d’Espagne le rappel en France de sa camarera mayor, la princesse
des Ursins, qu’elle croit victime d’une cabale ayant abusé le roi. Faites-lui
connaître que les intrigues ni les cabales des ennemis de la princesse ne
m’ont point déterminé par de fausses suppositions contre elle. Enfin,
expliquez-lui que je décide de toutes choses par moi-même, et que personne
n’oserait me supposer [faire croire] des faits contraires à la vérité,
l’apprenant toujours de plusieurs endroits différents, avant de prendre un
dernier parti sur de telles matières. (Louis XIV, À M. de Chateauneuf.
10 juillet 1704. Grimoard et Grouvelle, VI)
Notre élévation nous éloigne en quelque sorte de nos peuples, dont nos
ministres sont plus proches.
Du bon usage des intermédiaires. Notre élévation nous éloigne en quelque
sorte de nos peuples, dont nos ministres sont plus proches, capables de voir
par conséquent mille particularités que nous ignorons, sur lesquelles il faut
néanmoins se déterminer et prendre ses mesures. Ajoutez l’âge,
l’expérience, l’étude, la liberté qu’ils ont bien plus grandes que nous de
prendre les connaissances et les lumières de quelques inférieurs, qui
prennent eux-mêmes celles des autres, de degré en degré jusqu’aux
moindres. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1661)
Je veux entendre auparavant des vieux officiers, et m’informer à fond
des raisons qu’il y peut avoir de part et d’autre.
C’est pourquoi dans les choses les plus grandes comme les plus petites, la
règle de Louis XIV est de s’informer bien complètement, puis de trancher
souverainement. Ainsi d’une minuscule rivalité entre cavaliers et dragons
survenue en 1664 dans le corps d’armée que commande le marquis
de Bellefonds en Italie, dont le roi s’informe depuis Paris et dont il entend
régler lui-même le différend. Au reste j’approuve le tempérament que vous
avez pris sans conséquence, sur la contestation de la cavalerie et des
dragons : je la réglerai tout à fait ; mais je veux entendre auparavant des
vieux officiers, et m’informer à fond des raisons qu’il y peut avoir de part et
d’autre. (Louis XIV, Au marquis de Bellefonds. Paris, 31 janvier 1664.
Grimoard et Grouvelle, V)
Quand on a passé un temps raisonnable à examiner une affaire, il
faut se déterminer.
Reste ce défaut auquel peut porter l’accumulation des informations ou des
conseils nécessairement contradictoires : l’indécision. Il faut se garder
contre soi-même, prendre garde à son inclination, et être toujours en garde
contre son naturel. Le métier de roi est grand, noble et délicieux, quand on
se sent digne de bien s’acquitter de toutes les choses auxquelles il engage ;
mais il n’est pas exempt de peines, de fatigues et d’inquiétudes.
L’incertitude désespère quelquefois ; et quand on a passé un temps
raisonnable à examiner une affaire, il faut se déterminer, et prendre le parti
qu’on croit le meilleur. (Louis XIV, Réflexion sur le métier de roi)
Il n’est pas aisé que le prince seul, partagé par tant d’autres pensées,
fasse toujours le parfait discernement du bon d’avec le mauvais.
Le pouvoir personnel, en politique intérieure comme extérieure, suppose
que toutes les décisions remontent vers le monarque. Cela induit de la part
des satellites intéressés à recevoir du Soleil sa lumière bénéfique une
politique de la pression, de l’intrigue, de la sollicitation et de l’objurgation,
qui appelle le prince à trancher sans cesse entre des intérêts contraires tous
fortement argumentés. Dans ses Mémoires à l’intention du Dauphin,
Louis XIV a théorisé cette conséquence du pouvoir personnel et en a tiré
une politique du bon discernement appuyée sur quatre maximes majeures
destinées à réguler et éclairer la prise de décision. Il faut de la force
assurément pour tenir toujours la balance droite, entre tant de gens qui font
leurs efforts pour la faire pencher de leur côté. De tant de voisins qui nous
environnent, de tant de sujets qui nous obéissent, de tant d’hommes qui
nous font la cour, de tant de ministres et de serviteurs qui nous servent ou
qui nous conseillent, il n’en est presque pas un qui n’ait dans l’esprit une
prétention formée, et chacun d’eux s’appliquant tout entier à donner à ce
qu’il veut l’apparence de la justice, il n’est pas aisé que le prince seul,
partagé par tant d’autres pensées, fasse toujours le parfait discernement du
bon d’avec le mauvais. Il serait difficile de vous fournir pour cela des règles
certaines dans la diversité des sujets qui se présentent tous les jours. Mais il
y a pourtant certaines maximes générales, dont il est bon que vous soyez
informé.
La première est que quand vous auriez pour tous une complaisance
universelle, vous ne pourriez pourtant satisfaire à tout, parce que la même
chose qui contente l’un en fâche toujours plusieurs autres.
La deuxième, qu’il ne faut pas juger de l’équité d’une prétention par
l’empressement avec lequel on l’appuie, parce que la passion et l’intérêt ont
naturellement plus d’impétuosité que la raison.
La troisième, que ceux qui vous touchent de plus près, ou ceux même de
qui vous prenez les avis sur les prétentions des autres, sont ceux sur les
prétentions desquels vous devez le plus vous consulter vous-même ou
prendre les conseils des gens qui ne soient pas en même degré qu’eux, de
peur que, prenant le sentiment de l’un sur l’affaire de l’autre (quoique
d’ailleurs ils ne fussent pas amis), ils ne se favorisent réciproquement, dans
la pensée que la grâce reçue par leur compagnon ferait exemple pour eux-
mêmes.
Et enfin la quatrième est qu’il faut toujours considérer les suites de la
chose prétendue, plutôt que le mérite de celui qui prétend, parce que le bien
public se doit préférer à la satisfaction des particuliers, et qu’il n’y a point
de roi si puissant au monde qui ne ruinât bientôt son État s’il était résolu de
tout accorder seulement aux gens de mérite. (Louis XIV, Mémoires pour
l’année 1666)
J’entendrai bien mieux présentement les lettres de marine que je ne
faisais.
Une indispensable condition à cet exercice personnel du pouvoir, outre
savoir prendre conseil, c’est d’avoir appris le métier et d’accepter de s’y
former de manière continue. Ce qui se produit sur le théâtre même des
opérations durant la longue guerre de Hollande, au sujet de la marine dont
Louis XIV entend développer le tonnage et le rôle depuis son intervention
dans la seconde guerre anglo-néerlandaise (1667). J’entendrai bien mieux
présentement les lettres de marine que je ne faisais, car j’ai vu le vaisseau
de toute manière, et faire toutes ses manœuvres, tant pour le combat que
pour faire route. […] Les travaux de la marine sont surprenants, et je ne
m’imaginais pas les choses comme elles sont ; enfin je suis très satisfait.
(Louis XIV, À Colbert. Dunkerque, 29 juillet 1680. Grimoard et Grouvelle,
V)
Vous témoignerez donc une fois pour toutes à mon-dit parlement et
aux jurats de la même ville, que je veux être obéi sans autre réplique ni
délai.
Principal obstacle au pouvoir du roi : les parlements. En 1662, la crise
frumentaire oblige à répartir le blé entre provinces riches et pauvres pour
éviter la famine. Anticipation des méfaits de la décentralisation, cela ne va
pas sans obstacles locaux. J’ai su qu’il a été délibéré au parlement de
Bordeaux, de me faire des remontrances tendant à ne laisser passer que dix
mille setiers de blé, au lieu de quarante mille setiers que j’ai fait acheter en
Guyenne, pour en assister les provinces de deçà, où l’année a été plus
stérile : et parce que je dois mieux connaître que nul autre les nécessités de
mes sujets, j’ajoute ces lignes à ma précédente, pour vous confirmer que
j’entends que, nonobstant cette délibération et toute autre chose à ce
contraire, la quantité de blé ci-dessus achetée par mes ordres, sorte
incessamment de la province, pour être voiturée en ces quartiers et
distribuée au pauvre peuple ; sachant avec certitude que s’il paraît à présent
y en avoir moins dans ladite province, c’est le seul désir de me le vendre
plus cher qui en est cause, et non la crainte d’en manquer. Vous témoignerez
donc une fois pour toutes à mon-dit parlement et aux jurats de la même ville
que je veux être obéi sans autre réplique ni délai. (Louis XIV, Au marquis
de Saint-Luc. 5 mars 1662. Grimoard et Grouvelle, V)
J’attache par ce moyen le chef et le seul héritier mâle de votre maison
à celle d’un homme qui me sert dans mes plus importantes affaires.
La mésalliance de la plus haute noblesse avec les ministres bourgeois (ici
le duc de Chevreuse avec une fille de Jean-Baptiste Colbert) que s’est
choisis Louis XIV — pour leur petite naissance qui lui ôte tout souci
d’usurpation de pouvoir —, ne procède pas toujours de l’initiative
courtisane des grands seigneurs : elle est aussi imposée, revendiquée et
proclamée explicitement par le roi comme expression de son autorité. Mon
Cousin, j’ai conclu le mariage du sieur de Chevreuse avec la fille aînée du
sieur Colbert, et comme j’attache par ce moyen le chef et le seul héritier
mâle de votre maison à celle d’un homme qui me sert dans mes plus
importantes affaires, avec le zèle et le succès que fait ledit sieur Colbert, j’ai
bien voulu vous donner moi-même avis de cette alliance, et je m’assure que
vous prendrez part à la satisfaction que les deux familles en témoignent.
(Louis XIV, Au duc de Chaulnes. Saint-Germain-en-Laye, 1er janvier 1667.
Grimoard et Grouvelle, V)
L’art de (bien) gouverner
Quelle représentation Louis XIV avait-il de son pouvoir, des principes et
de l’exercice de la monarchie ? De cette représentation, l’Histoire a
conservé la formule excessive et apocryphe que l’on sait : L’État, c’est moi.
On a vu dans l’introduction du présent volume comment et dans quelles
circonstances ces paroles ne furent pas prononcées par Louis XIV, malgré
qu’en ait la légende, lors du lit de justice du 13 avril 1655. On a vu aussi ce
qu’en rapportent les mémoires contemporains, qui ne suffisent pas à
remplacer les propos tenus alors réellement par le roi. Voltaire en propose
une version plus développée que les trois mots imaginaires. Selon lui,
Louis XIV aurait dit aux parlementaires : « On sait les malheurs qu’ont
produits vos assemblées ; j’ordonne qu’on cesse celles qui sont
commencées sur mes édits. Monsieur le premier président, je vous défends
de souffrir des assemblées, et à pas un de vous de les demander. » Sa taille
déjà majestueuse, la noblesse de ses traits, le ton et l’air de maître dont il
parla, imposèrent plus que l’autorité de son rang, qu’on avait jusque-là peu
respectée. Note de Voltaire : L’auteur des Mémoires de Maintenon [i.e. La
Beaumelle] s’avise de dire au hasard dans sa note : « Son discours ne fut
pas tout à fait si beau, et ses yeux en dirent plus que sa bouche. » Où a-t-il
pris que le discours de Louis XIV ne fut pas tout à fait si beau, puisque ce
furent là ses propres paroles ? Il ne fut ni plus moins beau : il fut tel qu’on
le rapporte. (Voltaire, Siècle de Louis XIV)
Je vous défends de souffrir aucunes assemblées, et à pas un de vous de
les demander.
La leçon de Voltaire est dérivée de la lettre des registres du Parlement.
Voici le texte exact qui se rencontre dans la série dite du « conseil secret ».
Messieurs, chacun sait les malheurs qu’ont produits les assemblées du
Parlement. Je veux les prévenir et que l’on cesse celles qui sont
commencées sur les édits que j’ai apportés, lesquels je veux être exécutés.
Monsieur le premier président, je vous défends de souffrir aucunes
assemblées, et à pas un de vous de les demander. » (Archives nationales,
cote XIA8390, f° 89-90, d’après François Bluche, Louis XIV vous parle,
Paris, Stock, 1988). La correction par Voltaire des réserves de La
Beaumelle est peut-être injuste : l’écrit en ces domaines ne reflète pas
toujours avec exactitude la parole vive.
La nation ne fait pas corps en France ; elle réside tout entière dans la
personne du roi.
En lui déniant toute réalité, Édouard Fournier reconnaît pourtant la
vraisemblance de la formule lapidaire passée à la postérité. Dans un cours
de droit public que Louis XIV fit composer sous l’inspiration de
M. de Torcy, pour l’instruction du duc de Bourgogne, et dont Lémontoy
retrouva le manuscrit, on lit à la première page : « La nation ne fait pas
corps en France ; elle réside tout entière dans la personne du roi. » L’État
c’est moi n’en disait pas tant. (Fournier, Recherches et curiosités)
Quand on a l’État en vue, on travaille pour soi.
À quoi l’on rajoutera ceci, d’esprit voisin et de la plume du roi (ou
presque) : Quand on a l’État en vue, on travaille pour soi. Le bien de l’un
fait la gloire de l’autre. Quand le premier est heureux, élevé et puissant,
celui qui en est cause en est glorieux, et par conséquent doit plus goûter que
ses sujets, par rapport à lui et à eux, tout ce qu’il y a de plus agréable dans
la vie. (Louis XIV, Réflexions sur le métier de roi)
PRINCIPES ET RÉALITÉS
BIEN S’ENTOURER
La nature de la monarchie, qui met tous les pouvoirs in fine dans la main
du prince seul, et le renforcement de cette responsabilité par le modèle
« absolutiste », supposent qu’au-dessous immédiatement du prince et
l’entourant de leurs conseils interviennent des seconds rôles judicieusement
choisis et habilement répartis de manière à équilibrer leurs puissances
réciproques pour en annuler l’ambition par la pondération. Savoir
s’entourer et gérer son entourage est la condition de l’exercice personnel
du pouvoir où se reconnaît, garant et pendant de sa puissance, la sagesse
d’un grand monarque. Dans la monarchie, le pouvoir n’est pas solitaire
comme dans le despotisme. Il n’est pas collectif comme dans l’oligarchie
républicaine. Il est entouré.
► Le choix des ministres
Pour le choix de divers ministres, la fortune y a toujours, malgré
nous, autant ou plus de part que la sagesse.
Louis XIV s’interroge à l’intention de son fils sur les critères pour le
choix de divers ministres. La fortune [i.e. le hasard] y a toujours, malgré
nous, autant ou plus de part que la sagesse ; et dans cette part que la sagesse
y peut prendre, le génie y peut beaucoup plus que le conseil : ni vous, ni
moi, mon fils, n’irons pas chercher pour ces sortes d’emplois, ceux que
l’éloignement ou leur obscurité dérobent à notre vue, quelque capacité
qu’ils puissent avoir. Il faut se déterminer nécessairement sur un petit
nombre que le hasard nous présente, c’est-à-dire qui sont déjà dans les
charges, ou que la naissance, l’inclination ont attachés de plus près à nous.
Et pour cet art de connaître les hommes, qui vous sera si important, non
seulement en ceci, mais encore en toutes les occasions de votre vie, je vous
dirai, mon fils, qu’il se peut apprendre, mais qu’il ne se peut enseigner. En
effet, il est juste sans doute de donner beaucoup à la réputation générale et
établie, parce que le public n’y a point d’intérêt, et qu’on lui impose
difficilement pour longtemps. C’est sagement fait que d’écouter tout le
monde, et de ne croire entièrement ceux qui nous approchent, ni sur leurs
ennemis, hors le bien qu’ils sont contraints d’y reconnaître, ni sur leurs
amis, hors le mal qu’ils tâchent d’y excuser ; plus sagement encore
d’éprouver soi-même aux petites choses ceux qu’on veut employer aux
grandes. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1661)
Il n’y a rien qui fasse mieux voir son habilité [celle du prince] que
lorsqu’il sait se faire bien servir et bien conseiller par ses principaux
ministres.
Se passer de Premier ministre ne signifie pas qu’on dédaigne d’avoir de
bons ministres et des conseillers avisés. Les conseils qui nous sont donnés
ne nous engagent à les suivre qu’en tant qu’ils nous paraissent raisonnables,
et loin de diminuer l’esprit de notre propre capacité, ils la relèvent plus
assurément que toute autre chose, parce que tous les gens de bon sens sont
d’accord que tout ce qui se fait ou se propose de bon dans l’administration
de l’État se doit rapporter principalement au prince, et qu’il n’y a rien qui
fasse mieux voir son habilité que lorsqu’il sait se faire bien servir et bien
conseiller par ses principaux ministres.
Il fallait […] faire connaître au public, par le rang même d’où je les
prenais, que mon dessein n’était pas de partager mon autorité avec eux.
Louis XIV explique à son fils pourquoi il a fait choix en 1661 de trois
ministres dont la naissance n’était rien moins qu’illustre (dont il fera un
principe auquel il se tiendra durant tout son règne). J’ai su depuis que le
choix de ces trois ministres [Le Tellier, Lionne et Fouquet flanqué de
Colbert] avait été considéré diversement dans le monde, suivant les divers
intérêts dont le monde est partagé. Pour vous découvrir même toute ma
pensée, il n’était pas de mon intérêt de prendre des sujets d’une qualité plus
éminente. Il fallait avant toutes choses établir ma propre réputation, et faire
connaître au public, par le rang même d’où je les prenais, que mon dessein
n’était pas de partager mon autorité avec eux. Il m’importait qu’ils ne
conçussent pas eux-mêmes de plus hautes espérances, que celles qu’il me
plairait de leur donner : ce qui est difficile aux gens d’une grande naissance.
(Louis XIV, Mémoires pour l’année 1661)
Je fis dessein, après que j’aurais fait le choix de mes ministres, d’y
entrer quelquefois avec chacun d’eux, et quand il s’y attendrait le
moins.
Les ministres demeurent donc sous surveillance et leurs compétences sont
fréquemment évaluées, comme leur engagement est stimulé. Je fis dessein,
après que j’aurais fait le choix de mes ministres, d’y entrer quelquefois avec
chacun d’eux, et quand il s’y attendrait le moins, afin qu’il comprît que j’en
pourrais faire autant sur d’autres sujets et à toutes les heures ; outre que la
connaissance de ce petit détail prise seulement quelquefois, et plutôt par
divertissement que par règle, instruit peu à peu sans fatiguer de mille choses
qui ne sont pas inutiles aux résolutions générales et que nous devrions
savoir et faire nous-mêmes, s’il était possible qu’un seul homme sût tout et
fît tout. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1661)
L’ambition de lui plaire les oblige à veiller sans cesse sur eux-mêmes.
Quand le prince est attentif à exiger le meilleur et sait le récompenser, et
bien que les hommes soient tous ou presque mus par leur seul intérêt
personnel, même les plus avides et les plus intéressés n’osent s’éloigner tant
soit peu du chemin qu’ils doivent tenir, parce qu’ils le voient toujours
veillant sur leurs démarches, et qu’au moindre égarement, ils craignent de
perdre son estime et sa créance, qui fait toujours leur premier intérêt.
L’ambition de lui plaire les oblige à veiller sans cesse sur eux-mêmes. Ils ne
se permettent rien, parce qu’ils savent qu’aucun mal ne lui sera caché ; ils
ne se ménagent sur rien, parce qu’ils sont persuadés qu’aucun mérite ne
manque de trouver auprès de lui l’agrément qui lui est dû. Et pour dire en
un mot, ils font et conseillent toujours ce qu’ils estiment de mieux, parce
qu’ils sont persuadés que la faveur, le crédit et l’élévation où ils aspirent ne
se donnent qu’à proportion du zèle et de la fidélité que chacun témoigne.
(Louis XIV, Mémoires pour l’année 1666)
Votre santé m’est nécessaire.
En avril 1671, Colbert, absent de Paris pour une visite de l’arsenal de
Rochefort, est souffrant, mais veut s’empresser de revenir servir le roi (et
veiller à ses propres intérêts, laminés par l’ambition venimeuse de
Louvois). Louis XIV s’y oppose. Je vous écris ce billet pour vous ordonner
de ne rien faire qui vous mette hors d’état de me servir, en arrivant, à tous
les emplois importants que je vous confie. Enfin, votre santé m’est
nécessaire, je veux que vous la conserviez et que vous croyiez que c’est la
confiance et l’amitié que j’ai en vous et pour vous qui me font parler
comme je fais. (Louis XIV, À M. Colbert. Versailles, 15 avril 1671.
Grimoard et Grouvelle, V).
Ne hasardez plus de me fâcher encore.
Peut-être cet élégant ménagement visait-il pourtant à prolonger
l’éloignement du ministre. Car au retour de Colbert, durant un Conseil
houleux, un différend éclate à propos du statut des troupes de marine entre
lui et Louvois qui a su désormais se rendre indispensable par la
préparation de la guerre de Hollande. Colbert ayant manifesté vivement
son humeur d’être désavoué, Louis XIV le lui reproche vertement le
surlendemain. Je fus assez maître de moi avant-hier pour vous cacher la
peine que j’avais d’entendre un homme que j’ai comblé de bienfaits comme
vous, me parler de la manière que vous faisiez. J’ai eu beaucoup d’amitié
pour vous, il y paraît par ce que j’ai fait ; j’en ai encore présentement et je
crois vous en donner une assez grande marque en vous disant que je me suis
contraint un seul moment pour vous, et que je n’ai pas voulu vous dire moi-
même ce que je vous écris pour ne vous pas commettre à me déplaire
davantage. C’est la mémoire des services que vous m’avez rendus et mon
amitié qui me donnent ce sentiment ; profitez-en et ne hasardez plus de me
fâcher encore, car après que j’aurai entendu vos raisons et celles de vos
confrères, et que j’aurai prononcé sur toutes vos prétentions, je ne veux plus
jamais en entendre parler. (Louis XIV, À M. Colbert. Chantilly, 24 avril
1671. Grimoard et Grouvelle, V).
La préférence que je donne aux autres ne doit vous faire aucune
peine.
Et deux jours après. Ne croyez pas que mon amitié diminue, vos services
continuant, cela ne se peut, mais il me les faut rendre comme je les désire,
et croire que je fais tout pour le mieux. La préférence que vous craignez que
je donne aux autres ne vous doit faire aucune peine. Je veux seulement ne
pas faire d’injustice et travailler au bien de mon service. C’est ce que je
ferai quand vous serez tous auprès de moi. Croyez, en attendant, que je ne
suis point changé pour vous, et que je suis dans les sentiments que vous
pouvez désirer. (Billet de Louis XIV à Colbert, Liancourt, 26 avril 1671,
dans Lettres, instructions et mémoires de Colbert, VII)
Il aurait, répliqua du Metz, trouvé mille moyens, pour épargner ce
chagrin à Votre Majesté.
Le dernier hommage du roi à Colbert est posthume, implicite et évasif. On
le trouve au détour d’un propos qu’aurait tenu Louis XIV en
décembre 1689, quand il se décida à faire argent de tout pour soutenir la
guerre de la Ligue d’Augsbourg. On dit qu’après qu’il eut fortement résolu,
il envoya quérir du Metz [Gédéon Berbier du Metz, Intendant-Contrôleur
général du Garde-Meuble de la Couronne], qui avait soin de son garde-
meuble, et que, l’ayant fait entrer seul dans son cabinet, il lui dit : « Je vais
vous dire une chose qui vous surprendra beaucoup ; c’est que je vais
envoyer toute mon argenterie à la Monnaie pour la faire fondre. » Du Metz
surpris de ce discours s’écria : « Ah ! Sire, où est M. Colbert ? S’il était en
vie, il n’aurait jamais souffert que Votre Majesté eût fait fondre tous ces
beaux ouvrages. — Et qu’aurait-il pu faire ? lui répartit le roi. — Il aurait,
répliqua du Metz, trouvé mille moyens, pour épargner ce chagrin à Votre
Majesté. » Le roi haussa les épaules, et répondit : « Cela peut être ; mais on
n’en trouve point présentement. » (Sourches, Mémoires, décembre 1689)
J’aurai soin que Louvois aille droit.
En juin 1689, le maréchal d’Humières, protégé de Louvois ministre de la
Guerre, est battu à Valcourt sur la Sambre. On donnera sous toutes réserves
le propos prêté à Louis XIV à cette occasion : les haines suscitées par
Louvois font toujours craindre que les témoignages le concernant puissent
provenir du parti de ses (nombreux) ennemis. Il fallait le remplacer. Le roi
choisit le maréchal de Luxembourg, malgré son ministre qui le haïssait,
comme il avait haï Turenne. « Je vous promets, lui dit le roi, que j’aurai
soin que Louvois aille droit. Je l’obligerai de sacrifier au bien de mon
service la haine qu’il a pour vous : vous n’écrirez qu’à moi, vos lettres ne
passeront point par lui. » (Voltaire, Siècle de Louis XIV)
J’ai perdu un bon ministre ; mais vos affaires et les miennes n’en
iront pas plus mal.
Autre témoignage de Voltaire sur la manière à la fois hautaine et vite
oublieuse dont Louis XIV en aurait usé avec ses ministres. Il avait dit après
la mort de Louvois au roi Jacques [Jacques II, monarque détrôné de
Grande-Bretagne dont la France préparait le rétablissement par une
expédition militaire] : « J’ai perdu un bon ministre ; mais vos affaires et les
miennes n’en iront pas plus mal. » Et lorsqu’il choisit Barbezieux pour
succéder à Louvois dans le ministère de la Guerre : « J’ai formé votre père,
lui dit-il ; je vous formerai de même. » (Voltaire, Siècle de Louis XIV)
Il a des talents ; mais il n’en fait pas bon usage.
En dépit de cette dernière promesse, Barbezieux ne fut pas à la hauteur
d’abnégation dans le service que manifestait son père. Le roi s’en plaint à
son oncle. Je sais ce que je dois à la mémoire de M. de Louvois ; mais si
votre neveu ne change pas de conduite, je serai forcé de prendre un parti.
J’en serai fâché ; mais il en faudra prendre un. Il a des talents ; mais il n’en
fait pas bon usage. Il donne trop souvent à souper aux princes au lieu de
travailler ; il néglige les affaires pour ses plaisirs ; il fait attendre trop
longtemps les officiers dans son antichambre ; il leur parle avec hauteur, et
quelquefois avec dureté (Louis XIV, À Mgr Le Tellier, archevêque de
Reims. Saint-Germain-en-Laye, 15 juin 1678. Grimoard et Grouvelle, VI)
C’était un homme insupportable en ces occasions-là, comme partout
ailleurs.
Au total, il semble que Louvois, tout en ayant su se rendre indispensable
au roi, n’avait pas réussi à se rendre aimable. Voici ce que raconte
Dangeau à propos d’une occasion manquée, celle de prendre Valenciennes
dès mars 1676 en livrant bataille à la cense d’Hurtebise. Louis XIV en avait
été dissuadé par ses généraux et par Louvois, lequel mènera le siège de la
ville à partir de novembre. Valenciennes ne tomba qu’en mars de l’année
suivante, sans que le roi puisse en tirer gloire à titre personnel. Durant sa
promenade, on vint à parler du jour où il campa près de Valenciennes ; il
nous dit tout bas que c’était le jour de sa vie où il avait fait le plus de
fautes ; qu’il n’y pensait jamais sans une extrême douleur, qu’il y rêvait
quelquefois la nuit et se réveillait toujours en colère, parce qu’il avait
manqué une occasion sûre de défaire les ennemis ; il en rejeta la principale
faute sur un homme qu’il nous nomma et ajouta même que c’était un
homme insupportable en ces occasions-là, comme partout ailleurs.
(Dangeau, Journal, 16 avril 1699)
Cette année-là me fut heureuse, je fus défait de trois hommes que je
ne pouvais plus souffrir.
Si bien qu’à la mort de Louvois en juillet 1691, la rumeur (posthume ?)
veut que le roi lui eût fait grise mine depuis quelque temps ; les bruits de
disgrâce étaient allés bon train, comme de coutume. La mort avait pourtant
quelques mois plus tôt débarrassé Louvois de son principal rival, Seignelay,
fils de Colbert (on sait la rivalité ouverte des deux familles), chargé de la
marine, qu’une ascension irrésistible avait conduit à devenir ministre
d’État en 1689. Enfin, les deux ministres précédèrent dans la tombe un
autre proche de Louis XIV, le duc de La Feuillade, qui avait poussé le culte
du roi à la hauteur des faveurs de celui-ci pour lui. La coïncidence de ces
disparitions explique sans l’accréditer le mot très rude que voici. La mort
finit tout, et le roi, avec une bonne foi sans exemple, ne cacha point la joie
qu’il en eut. Il soupait à Marly avec les dames. Le comte de Marsan était
derrière Madame et parlait des grandes choses que le roi avait faites au
siège de Mons : « Il est vrai, dit le roi, que cette année-là me fut heureuse,
je fus défait de trois hommes que je ne pouvais plus souffrir, M. de Louvois,
Seignelay et La Feuillade. » Madame, qui est vive, lui dit : « Eh mais,
Monsieur, que ne vous en défaisiez-vous ? » Sa Majesté baissa les yeux et
regarda son assiette, et M. de Marsan dit que souvent les rois souffraient des
gens qui rendaient service à l’État : on parla d’autre chose. (Choisy,
Mémoires)
Tout ce qui passait par lui, perdait de la grandeur et de la force qu’on
doit avoir en exécutant les ordres d’un roi de France.
Si la mort d’un belliciste comme Louvois ou d’un flagorneur comme La
Feuillade suscite un tel propos, quel jugement attendre du roi sur un
ministre des Affaires étrangères porté à la mesure et aux concessions ?
C’est tout le malheur de Pomponne, dont Louis XIV appréciait la personne
mais non le caractère, lequel entravait les ambitions de suprématie absolue
nourries toujours davantage par le roi. En 1671 un ministre mourut
[Hugues de Lionne], qui avait la charge de secrétaire d’État, ayant le
département des affaires étrangères. Il était homme capable, mais non pas
sans défauts : il ne laissait pas de bien remplir ce poste, qui est très
important. Je fus quelque temps à penser à qui je ferais avoir sa charge ; et
après avoir bien examiné, je trouvai qu’un homme qui avait longtemps servi
dans les ambassades [Simon Arnauld de Pomponne], était celui qui la
remplirait le mieux. Je l’envoyai quérir : mon choix fut approuvé de tout le
monde, ce qui n’arrive pas toujours. Je le mis en possession de la charge à
son retour. Je ne le connaissais que de réputation, et par les commissions
dont je l’avais chargé, qu’il avait bien exécutées ; mais l’emploi que je lui ai
donné s’est trouvé trop grand et trop étendu pour lui. J’ai souffert plusieurs
années de sa faiblesse, de son opiniâtreté et de son inapplication. Il m’en a
coûté des choses considérables ; je n’ai pas profité de tous les avantages que
je pouvais avoir, et tout cela par complaisance et bonté. Enfin il a fallu que
je lui ordonnasse de se retirer, parce que tout ce qui passait par lui perdait
de la grandeur et de la force qu’on doit avoir en exécutant les ordres d’un
roi de France qui n’est pas malheureux. Si j’avais pris le parti de l’éloigner
plus tôt, j’aurais évité les inconvénients qui me sont arrivés, et je ne me
reprocherais pas que ma complaisance pour lui a pu nuire à l’État.
(Louis XIV, Réflexions sur le métier de roi)
► La nécessité du conseil
Il a raison ; il s’y connaît mieux que moi.
Le jugement peu amène sur quelques ministres vient de le prouver : savoir
distinguer, sélectionner et utiliser les meilleures compétences, chacune à
son poste, est une charge délicate et indispensable à un monarque. Elle
suppose qu’il soit informé de la qualité des candidats : c’est une règle pour
Louis XIV qui a presque toujours suivi l’avis majoritaire de son conseil, à
de rares exceptions près, pendant plus d’un demi-siècle de règne, nous dit
Saint-Simon qui en dénombre six au total. Sur des matières où il n’est pas
orfèvre, le roi sait réviser son jugement, flatté d’être loué par Condé dans le
domaine militaire où il reconnaît la supériorité sur lui de son illustre
cousin ; ou encore, dans le domaine littéraire, effaçant son goût devant le
jugement de Boileau (-Despréaux), sur quelques vers que, selon Voltaire, le
roi trouvait bons, et que Despréaux condamnait. « Il a raison, dit le roi ; il
s’y connaît mieux que moi. » (Voltaire, Siècle de Louis XIV)
Je ne le croyais pas […] ; mais vous vous y connaissez mieux que moi.
Ce qui rend fragile cette anecdote, c’est qu’on la trouve, inchangée, à
propos cette fois de Molière. Cette assertion douteuse est devenue fameuse
depuis que le XVIIIe siècle l’a imposée en élaborant une image mythique du
grand siècle. Il [Boileau] regarda toujours Molière comme un génie
unique : et le roi lui demandant un jour quel était le plus rare des grands
écrivains qui avaient honoré la France pendant son règne, il lui nomma
Molière. « Je ne le croyais pas, répondit le roi ; mais vous vous y
connaissez mieux que moi. » (Louis Racine, Vie de Jean Racine)
Parce qu’il est grand poète, veut-il être ministre ?
Inversement, Louis Racine raconte que son père Jean ayant à la demande
de Mme de Maintenon rédigé un mémoire sur les misères du peuple pendant
la guerre de Succession d’Espagne et celle-ci ayant trahi le secret sur le
nom de l’auteur, Louis XIV aurait reparti non sans quelque air de
mécontentement : « Parce qu’il sait faire parfaitement des vers, croit-il tout
savoir, et parce qu’il est grand poète, veut-il être ministre ? » (Louis Racine,
op. cit.) Le caractère tardif de ces trois anecdotes et l’issue pathétique que
Louis Racine attribue à la dernière, qui aurait précipité la fin de son père,
invitent à leur supposer un caractère significatif plutôt qu’authentique.
Vous vous tromperiez, si vous pensiez que je suis théologien.
La façon dont le roi se comporte devant les questions intellectuelles qui
dépassent sa compétence est illustrée de manière plus probante par ses
réactions devant les décisions prises par l’assemblée générale de l’Oratoire
qu’en 1678 lui rapporte et commente pour lui le P. de Saillant. La chose est
de conséquence puisqu’il s’agit d’interdire l’enseignement de certaines
doctrines ou de certains ouvrages. Sur quelques points, Louis XIV proteste
de son incompétence ; sur d’autres, il nuance la censure ; mais s’il ne sait
pas toujours juger, il souhaite du moins être informé de tout. Quand on lui
propose d’examiner le détail des articles qui conduisent à condamner le
protestantisme, le jansénisme ou le cartésianisme, « Pour cela, dit le roi, ce
sont des choses qui me passeront. Vous vous tromperiez, si vous pensiez
que je suis théologien. » Le P. de Saillant repartit : « Sire, Votre Majesté me
permettra de lui dire que je ne crois pas me tromper. Mgr l’archevêque nous
a assuré que Votre Majesté avait le discernement si bon qu’elle mettait
toujours le doigt sur l’endroit et du côté qu’il fallait. » Il parut que le roi ne
désagréait point ce compliment. Sur l’article de la philosophie de Descartes
et où l’on marquait que c’était une doctrine que le roi avait défendue pour
de bonnes raisons : « Oui, dit-il, pour de très bonnes raisons. Non pas que je
veuille empêcher qu’on l’enseigne comme on l’enseigne à Monseigneur
— il se servit de ce terme en parlant de Mgr le Dauphin — ; mais, ajouta-t-
il, je ne veux pas qu’on en fasse un fondement de doctrine. » Sur l’article où
il est défendu de parler de l’État et de la monarchie, le roi dit en se
souvenant du P. Lamy : « Votre petit homme d’Angers aurait eu besoin de
cet avis [allusion aux calomnies qui avaient visé l’enseignement
controversé du P. Lamy au collège d’Anjou d’où il avait été expulsé pour
être exilé à Grenoble en 1675]. » (Arch. nat., Mm628, dans Lallemand,
Histoire de l’éducation dans l’ancien Oratoire, pièces justif.)
Souvenez-vous bien, et je vous le prédis, que vous vous en repentirez.
Ce qui n’empêche pas le roi de se défier, parfois excessivement, des
pressions auxquelles il cède par faiblesse. Ainsi celles qui obtinrent en 1698
la nomination de l’abbé Fleury à l’évêché de Fréjus, dont Louis XIV
n’attendait rien, mais que sa réussite imprévue conduira en août 1715 à
devenir précepteur du futur Louis XV, avant de finir Premier ministre !
Louis XIV avait dit à l’archevêque de Paris qui intercédait pour ce prêtre
que le roi jugeait trop léger et mondain : Il faut donc vous céder pour n’en
être plus importuné ; mais je le fais à regret et souvenez-vous bien, et je
vous le prédis, que vous vous en repentirez. (Saint-Simon, Mémoires, année
1698)
Faire observer dans cette milice sacrée ce que j’observe aujourd’hui
avec soin dans la plupart de mes troupes où on monte par degré de
charge en charge.
Comment en effet choisir en conscience les meilleurs ecclésiastiques pour
les charges sacrées et en même temps administratives, à la distribution
desquelles le roi est appelé par les relations spécifiques du royaume de
France avec l’Église romaine ? J’ai souvent pensé que pour mieux
connaître nos ecclésiastiques, et de quoi ils sont capables, il serait bon de
faire observer dans cette milice sacrée ce que j’observe aujourd’hui avec
soin dans la plupart de mes troupes où on monte par degré de charge en
charge, ce que j’apprends aussi être tout à fait conforme au premier esprit
de l’Église dans l’institution des cinq ordres sacrés. […] de quoi les jeunes
gens de la plus haute naissance ne seraient non plus à plaindre qu’ils le sont,
quand ils portent le mousquet dans mes gardes, pour parvenir quelque jour à
commander mes armées. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1662)
J’ai donné ce matin un évêché à un homme que je n’ai jamais vu.
Louis XIV établira donc une sorte de cursus honorum qui obligeait les
candidats aux fonctions ecclésiastiques, par exemple à un évêché, de passer
par des fonctions subalternes où ils peuvent être aguerris, éprouvés et
jugés. Quand par exemple il attribue le siège de Saintes à Guillaume du
Plessis de Gesté de La Brunetière, jusqu’alors grand vicaire de Notre-
Dame, sur le seul témoignage de sa valeur et de son efficacité dans cet
emploi, il peut constater avec un mélange de surprise et de satisfaction :
J’ai donné ce matin un évêché à un homme que je n’ai jamais vu. (Sévigné,
À Mme de Grignan, 14 août 1676)
La principale fonction du monarque est de mettre chacun des
particuliers dans le poste où il peut être utile au public.
Mais rien ne vaut une information de visu. C’est ce que constate le roi
lorsque, durant la campagne de 1668 (guerre de Dévolution), le
relâchement des affaires de cabinet qui s’ensuivait de son éloignement de
Paris lui donnait liberté de fréquenter plus à loisir un plus grand nombre de
gens de qualité. À bien y songer, outre l’agrément de la chose, un autre
profit que le Prince tirera sans doute de ces entretiens, c’est
qu’insensiblement il y connaîtra par lui-même les plus honnêtes gens de son
État, avantage d’autant plus grand que la principale fonction du monarque
est de mettre chacun des particuliers dans le poste où il peut être utile au
public. On sait bien que nous ne pouvons pas faire tout ; mais nous devons
donner ordre que tout soit bien fait, et cet ordre dépend principalement du
choix de ceux que nous employons. Dans un grand État, il y a toujours des
gens propres à toutes choses, et la seule question est de les connaître et de
les mettre en leur place. Cette maxime, qui dit que pour être sage il suffit de
se bien connaître soi-même, est bonne pour les particuliers ; mais le
souverain, pour être habile et bien servi, est obligé de connaître tous ceux
qui peuvent être à la portée de sa vue. (Louis XIV, Mémoires pour l’année
1668)
Vous m’avez rendu de si bons témoignages de sa personne que je suis
sûr de ne me pas tromper dans le choix que j’ai fait.
Application de cette observation, quarante ans plus tard, entre la fausse
défaite de Malplaquet et la victoire inespérée de Denain dues au maréchal
de Villars, Louis XIV écrit à celui-ci qu’il lui confère la pairie. Dans la
même lettre, le roi ajoute qu’il élève au maréchalat Pierre d’Artagnan dont
Villars lui a rendu compte des capacités et de la conduite. Tout en se fiant à
l’expert ès choses militaires qui a sauvé la France à Denain, on note que
Louis XIV expose d’abord sa décision de promouvoir d’Artagnan, puis ses
raisons de le faire, et ne fait que la confirmer, pour terminer, par l’avis que
lui en a rendu le maréchal de Villars. J’ai su que le sieur d’Artagnan s’est
conduit dans la bataille avec toute la valeur et avec toute la capacité que
l’on peut désirer dans un bon général. Je crois aussi qu’il est nécessaire
pour mon service, d’avoir sous le maréchal de Boufflers, un maréchal de
France qui soit en état de commander mon armée, puisque je ne puis pas
espérer que votre blessure [Villars a été atteint d’une balle au genou] vous
permette d’en reprendre le commandement dans le cours de cette
campagne, et que le maréchal de Boufflers est présentement d’une fort
mauvaise santé ; cela me fait prendre la résolution de faire le sieur
d’Artagnan maréchal de France. Vous m’avez rendu de si bons témoignages
de sa personne que je suis sûr de ne me point tromper dans le choix que j’ai
fait. (Louis XIV, Au maréchal de Villars. 20 septembre 1709. Gimoard et
Grouvelle, VI)
Vous m’avez rendu de si bons témoignages de sa personne, ajoutait-il
obligeamment, que je suis sûr de ne me pas tromper dans mon choix.
Il est notable que dans la Vie du maréchal de Villars tirée par l’abbé
Anquetil de ses mémoires laissés manuscrits, le récit mette en vedette la
dernière phrase exclusivement et rapproche l’octroi de la pairie de cette
marque de confiance qui vaut autant qu’un titre, fût-il le premier pour un
aristocrate : la version tronquée des faits donne l’impression que la
décision du roi procède toute du conseil de Villars. Sa Majesté m’éleva à la
dignité de pair de France, y joignit le gouvernement de Gravelines, que
j’avais demandé pour mon frère, et m’annonça en même temps qu’il créait
maréchal de France M. d’Artagnan, qui prit le nom de maréchal
de Montesquieu. « Vous m’avez rendu de si bons témoignages de sa
personne, ajoutait-il obligeamment, que je suis sûr de ne me pas tromper
dans mon choix. » (Anquetil, Vie du maréchal duc de Villars, II)
Sur tout cela pensez-y bien, et prenez le parti que vous croirez plus
nécessaire et plus utile.
Exemple inverse, en pleine guerre de Hollande, Michel Le Tellier,
secrétaire d’État à la guerre, tombe malade. Louis XIV écrit à son fils
Louvois, auquel Le Tellier avait transmis la survivance de sa charge et qui
vient d’être nommé ministre d’État, une lettre attentive et confiante, qui
laisse au jeune ministre la liberté de choisir lui-même entre rester sur le
front ou revenir à son poste au Conseil du roi (ce qui par parenthèse
contrebalance les jugements tardifs, désinvoltes ou négatifs que nous avons
produits à propos de la défaveur prétendue de Louvois à la fin de sa vie).
Vu l’accident qui est arrivé à votre père, je ne sais quel parti prendre sur
vous ; car je vous trouve tout à fait nécessaire où vous êtes, cette
conjoncture étant très importante, et je serais fort soulagé que vous fussiez
auprès de moi. Je ne vous ordonne rien là-dessus, et me contente de vous
dire de faire ce que vous croirez le plus utile pour mon service. Si vous
croyez, par ce que vous voyez, et par l’envie que vous savez que j’ai qu’il y
ait quelque raison qui puisse m’obliger de m’avancer, le parti sera bientôt
pris ; car vous pourrez demeurer. Mais si vous n’avez nul doute, et si vous
ne voyez rien digne de moi, selon mes intentions accompagnées de
quelques raisons, vous vous conduirez de manière qu’en tout cas vous ne
fassiez pas de chemin inutile. Cette affaire ne saurait durer. Je serais bien
aise que vous assistassiez aux résolutions que l’on prendra sur les lieux, et
que vous fussiez en état de remédier à ce qui pourrait arriver ; mais sur tout
cela pensez-y bien, et prenez le parti que vous croirez plus nécessaire et
plus utile. (Louis XIV, Au marquis de Louvois. Verberie, 22 décembre
1672. Grimoard et Grouvelle, III)
► Surveiller et punir, nommer et démettre, récompenser et
refuser
Ne se pas contenter d’examiner les hommes avant que de les mettre
dans l’emploi, […] mais les observer encore plus soigneusement
lorsqu’ils sont actuellement dans le maniement des affaires.
Choisir les meilleurs pour les places qui leur conviennent le mieux ne
suffit pas. Un bon roi doit savoir ne se pas contenter d’examiner les
hommes avant que de les mettre dans l’emploi, parce que la plupart se
déguisent aisément pour un temps, dans la passion de parvenir à l’autorité
qu’ils se proposent, mais à les observer encore plus soigneusement
lorsqu’ils sont actuellement dans le maniement des affaires, parce qu’alors
étant en possession de ce qu’ils désirent, ils suivent souvent avec plus de
liberté leurs mauvaises inclinations, dont l’effet retombe toujours ou sur les
affaires ou sur la réputation de leurs princes. Car enfin cette observation
continuelle fera que le prince, reconnaissant au vrai le faible de tous ceux
qui le servent, pourra selon la diversité des sujets, ou les en corriger par ses
bons avis, ou les éloigner quand ils seront incorrigibles, ou même, s’ils ont
d’ailleurs des qualités qui méritent qu’on les supporte, se garantir du
préjudice que leurs défauts pourraient apporter à ses affaires, en
s’appliquant à distinguer, dans ce qu’ils font ou dans ce qu’ils proposent, ce
qui peut être du bien de son service d’avec ce qui est de leur mauvaise
inclination. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1666)
Vous me ferez plaisir de désirer d’autres marques de la continuation
de ma bienveillance, dans les occasions qui se présenteront.
Le maréchal d’Humières fait en 1676 l’expérience de l’art épistolaire
consommé avec lequel Louis XIV sait refuser une grâce pourtant demandée
alors en récompense d’un succès militaire : un roi ne se fait rien imposer et
choisit à son heure qui il récompense, selon une évaluation de ses mérites
qui est à la discrétion du dispensateur des grâces et des emplois. Mon
Cousin, quand j’ai mis entre vos mains la conduite du siège d’Aire, j’ai bien
cru que vous m’en rendriez bon compte, et le succès me l’a confirmé d’une
manière qui ne me permet pas de douter, que vous ne vous acquittiez
toujours dignement des emplois que je vous confierai. Comme j’en ai une
entière satisfaction, je voudrais qu’il y eût lieu de vous la témoigner dans
l’affaire dont vous m’écrivez ; mais vous me ferez plaisir de désirer d’autres
marques de la continuation de ma bienveillance, dans les occasions qui se
présenteront, et je vous les accorderai volontiers. (Louis XIV, Au maréchal
d’Humières. Versailles, 2 août 1676. Grimoard et Grouvelle, IV)
Si j’avais connu un plus homme de bien, je l’aurais choisi.
Ayant donné, en 1668, la place de premier président du Parlement de Paris
à M. de Lamoignon, alors maître des requêtes, il lui dit : « Si j’avais connu
un plus homme de bien et un plus digne sujet, je l’aurais choisi. » Il usa à
peu près des mêmes termes avec le cardinal de Noailles lorsqu’il lui donna
l’archevêché de Paris. Ce qui fait le mérite de ces paroles, c’est qu’elles
étaient vraies, et qu’elles inspiraient la vertu. (Voltaire, Siècle de Louis XIV)
Je crois que votre fils fera son devoir ; on m’en a dit beaucoup de
bien.
Et il donna l’évêché de Bayeux à François de Nesmond en s’adressant en
ces termes à son père : Je crois, dit-il au président, que votre fils fera son
devoir ; on m’en a dit beaucoup de bien. (Choisy, Mémoires)
Je viens de donner un nouveau menin à Monseigneur, dont je crois
qu’il sera bien aise ; je crois que vous en serez bien aise aussi, Madame,
car c’est le marquis de Rochefort.
Parfois une pointe d’afféterie accompagne la grâce, par exemple lorsque
c’est une dame (et une mère) qui en reçoit l’annonce et qui y trouve la
compensation d’une déception : la juste pondération des grâces
s’accompagne alors d’une distinction marquée. Le roi, après son souper,
appela la maréchale de Rochefort, qui est toujours dans son cabinet à ces
heures-là avec Mme de Chartres, et lui dit : « Je viens de donner un
nouveau menin à Monseigneur, dont je crois qu’il sera bien aise ; je crois
que vous en serez bien aise aussi, Madame, car c’est le marquis
de Rochefort. » Cette grâce du roi a fort diminué la douleur qu’avait la
maréchale de n’être point dame d’honneur de Mme la duchesse
de Bourgogne, et le roi ajouta tout ce qu’il y a de plus obligeant pour
assurer la maréchale de son amitié et de son estime. (Dangeau, Journal,
2 novembre 1696)
Jamais il n’y aurait dispense accordée avec plus de joie que celle que
je vous enverrais de mon propre mouvement, si je le pouvais sans
renverser le fondement de mes ordres.
Le conflit entre le mérite personnel et les lois de la naissance, de la
hiérarchie, du titre se résout par le système périlleux des dispenses, qui à
trop servir peut ébranler le système. En 1661, la promotion dans l’ordre
prestigieux du Saint-Esprit, qui requérait quatre quartiers de noblesse,
avait compris le maréchal de Fabert dont l’anoblissement tout récent (il
était fils de libraire) récompensait la conduite sur les champs de bataille
pendant le ministère de Mazarin. Dans sa lettre de remerciement au roi,
sans refuser l’honneur proposé (on ne saurait sans peine refuser un honneur
présenté par son roi), M. de Fabert expliquait ne pouvoir l’accepter que si
par quelque service, on pouvait suppléer à [sic] cet empêchement.
Louis XIV accepte son refus par respect pour la règle de l’ordre et le couvre
d’éloges dans une lettre où il le cousine. Ce rare exemple de probité me
paraît si admirable, que je vous avoue que je le regarde comme un ornement
de mon règne. Mais j’ai un regret extrême de voir qu’un homme qui, par sa
valeur et par sa fidélité est parvenu si dignement aux premières charges de
ma couronne, se prive lui-même de cette nouvelle marque d’honneur par un
obstacle qui me lie les mains. Ne pouvant faire davantage pour rendre
justice à votre vertu, je vous assurerai au moins par ces lignes que jamais il
n’y aurait dispense accordée avec plus de joie que celle que je vous
enverrais de mon propre mouvement, si je le pouvais sans renverser le
fondement de mes ordres ; et que ceux à qui j’en vais distribuer le collier ne
sauraient jamais en recevoir plus de lustre dans le monde, que le refus que
vous en faites, par un principe si généreux, vous en donne auprès de moi.
(Louis XIV, Au maréchal de Fabert. Paris, 29 décembre 1661. Grimoard et
Grouvelle, V)
Nous sommes fort contents l’un de l’autre.
Le cardinal de Bouillon avait eu des mots vifs pour refuser l’archevêché
de Rouen en compensation de la provisorerie de la Sorbonne dont les
docteurs avaient voté en sa faveur. Il obtient son pardon et la promesse de
la charge de grand aumônier du roi. Au sortir de chez le roi, le cardinal alla
dire ce qui venait de se passer à M. de Turenne qui le lendemain dit au roi :
« Sire, je vis hier au soir un homme bien pénétré de la bonté qu’a eue Votre
Majesté de lui pardonner toutes les fautes et d’y ajouter encore des grâces.
— Il avait eu tort, lui dit le roi ; mais il a bien réparé tout cela, et nous
sommes fort contents l’un de l’autre. » (Choisy, Mémoires)
Il y a des mesures à observer en retirant un homme.
Nommer n’est pas chose aisée. Mais démettre l’est moins encore. Le roi
d’Espagne a demandé le rappel de l’ambassadeur extraordinaire que lui a
délégué Louis XIV pour le gouverner. Encore faut-il aux deux rois ménager
ce départ. Le plus âgé donne leçon à l’autre à ce propos. J’ai su par Orry
les raisons que vous aviez eues de me demander par Louville le rappel du
cardinal d’Estrées : je vous l’accorderai. […]Gardez seulement le secret de
la résolution que je prends ; il y a des mesures à observer en retirant un
homme, recommandable d’ailleurs par son mérite et ses services. Il ne
demeurera que peu de mois encore auprès de vous ; mais il faut qu’il
paraisse qu’il souhaite de revenir, et je suis persuadé qu’il ne sera pas
difficile de l’y disposer. Si j’en usais autrement, on dirait que je me suis
laissé surprendre aux mauvais offices qu’on lui aurait rendus ; on vous le
reprocherait aussi : cette précipitation produirait un très mauvais effet pour
l’avenir. Vous serez bien aise que l’on croie en Espagne que vous avez
confiance en mes ambassadeurs : jamais on ne le croira si on voit que je les
rappelle malgré eux ; vous entendrez dire, au contraire, que les intrigues de
cour ne sont pas moins puissantes sous votre règne qu’elles l’ont été sous
celui du roi précédent. Enfin, je retirerai le cardinal d’Estrées ; mais je ne
puis le faire que dans quelques mois. (Louis XIV, À Philippe V. 24 juin
1703. Grimoard et Grouvelle, VI)
Vous accorder la permission de revenir auprès de moi, sans attendre
que vous la demandiez.
Il faut ensuite y préparer la victime. Louis XIV s’y emploie. Une fois
encore, « le seigneur Jupiter sait dorer la pilule » comme écrivait Molière.
Autre manière de le dire : « N’humilions pas l’homme qui nous sert bien,
crainte d’en faire un mauvais valet. » (Beaumarchais). Je vois qu’on a
entièrement changé l’esprit du roi d’Espagne à votre égard. Non seulement
il me demande instamment, aussi bien que la reine, de vous rappeler ; mais
je vois qu’il vous cache ses résolutions, en même temps qu’il m’en instruit
par ses lettres. Le tort que cette dissension fait aux affaires m’est encore
moins sensible que la manière dont vous êtes traité. Ainsi, je crois devoir à
l’attachement personnel que vous m’avez toujours témoigné et à l’amitié
que j’ai pour vous, de vous accorder la permission de revenir auprès de moi,
sans attendre que vous la demandiez. Je serai très aise de vous voir délivré
de toutes les peines que votre zèle vous a fait souffrir, et de vous témoigner
moi-même la satisfaction que j’ai des importants services que vous m’avez
rendus en Italie et en Espagne. (Louis XIV, Au cardinal d’Estrées. 10 août
1703. Grimoard et Grouvelle, VI)
Ne lui dites pas que je l’abandonnerai, il ne le croirait pas.
Autre disgrâce nécessaire qu’il faut aménager non tant auprès de la
victime que de ses protecteurs : l’omniprésence du parti français à la cour
de Philippe V irritant les Espagnols, le roi doit rappeler la princesse
des Ursins qui s’est rendue indispensable auprès de la reine et par voie de
conséquence auprès du roi influencé par elle. Louis XIV indique à son
ambassadeur comment faire accepter la chose au jeune monarque. C’est
une leçon de psychologie à l’égard des puissants. S’il résiste, laissez-lui
voir combien la guerre que je soutiens pour ses intérêts est pesante : ne lui
dites pas que je l’abandonnerai, il ne le croirait pas ; mais faites qu’il
s’aperçoive que quelle que soit ma tendresse pour lui, je pourrais, s’il n’y
répondait pas, faire la paix aux dépens de l’Espagne, et me lasser enfin de
soutenir une monarchie, où je ne verrais que désordres et que
contradictions, dans les choses les plus raisonnables que je pourrais
demander pour ses propres intérêts. Il faudra que le duc de Berwick
s’explique dans le même sens après vous, et sans que vous y soyez. Enfin,
après un pareil éclat, il faut réussir : mon honneur, l’intérêt du roi mon petit-
fils, et celui de la monarchie y sont engagés. (Louis XIV, À l’abbé
d’Estrées. 19 mars 1704. Grimoard et Grouvelle, VI)
Politiques de l’apparence
La contradiction observable entre les principes du pouvoir et la pratique
que supposait leur application induit ce qui va suivre et qui constitue un des
éléments les plus modernes de la pensée et de l’action reflétées par les
écrits et les paroles de Louis XIV : un réalisme politique adossé au modèle
officiellement honni du machiavélisme dont Mazarin était nourri, enveloppé
dans une politique des apparences, de la communication, de l’image
reconnues comme troisième force, après la religion et les armes, pour
imposer la souveraineté du roi à moindre coût et tout aussi efficacement à
l’intérieur, sur ses sujets, qu’à l’extérieur, sur ses voisins. La place de
l’artifice, de la représentation, du prestige, de « l’épate » n’est ni nouvelle
ni exceptionnelle durant le règne du roi qui ne fut pas le premier à prendre
pour emblème le soleil ; mais la conscience théorisée, rationalisée et
organisée de son rôle marque une étape dans la définition de l’exercice du
pouvoir comme stratégie des apparences sollicitant le symbole et l’image
comme opérateurs de l’action publique.
ÉCONOMIE DE L’IMAGE ET POLITIQUE DU PRESTIGE
► Une société du spectacle
Je suis aussi hardi dans [cet habit] que dans le plus beau que j’aie.
La tradition hagiographique veut qu’enfant Louis XIV n’ait pas attaché
trop d’importance à son apparence, vestimentaire notamment, par
conviction que son essence royale l’en dispensait : c’est, avant l’heure, le
mythe de la redingote grise de Napoléon ! Huit ans avant le lit de justice de
1655 où, jeune homme, il vint en costume de chasse (ne pas) dire que l’État
c’était lui, il aurait eu cette réplique, selon le valet Du Bois, à propos de la
tenue dans laquelle il devait le 16 mai 1647 faire son entrée dans Amiens :
« Que l’on ne me demande point quel habit je veux ; je ne veux que celui-
ci. » M. le marquis [de Monglat, maître de la garde-robe] lui dit : « Sire,
pour faire votre entrée dans Amiens, il vous en faut un autre où il y ait de
l’or ; celui-là est trop simple.— Pourquoi ? dit le roi, je suis aussi hardi dans
celui-ci que dans le plus beau que j’aie. » (Du Bois, Mémoires)
Cent pistoles de plus, je ne m’en soucie guère pourvu que je l’aie dans
deux heures.
Quelques jours plus tard, selon la même source, le jeune Louis XIV, tout
autrement luné, serait tombé en pâmoison convoiteuse devant un pourpoint
de M. de Jarzé, membre de sa garde (il deviendra en 1648 capitaine des
gentilshommes au bec-de-corbin) qu’on ne surnommait pas pour rien « le
beau Jarzé ». Le samedi 1er juin, M. de Jarzé allant courre le cerf avec
M.*** avait un pourpoint de toile blanche tout simple, sans doublure, avec
de la dentelle de fil blanc. Le roi en prit envie et en fit faire un avec un
empressement très grand : « J’en veux un tout à cette heure, dit-il ; cent
pistoles de plus, je ne m’en soucie guère pourvu que je l’aie dans deux
heures. » Aussi fut-il fait assez tôt. (Du Bois, Mémoires)
À l’avenir j’espère que je ferai fort parler de moi.
Ces chiffonnages mis à part, le souci de son image semble avoir assez tôt
tracassé le roi : tout jeune homme encore (il a dix-neuf ans), il conte à sa
guerrière cousine, la Grande Mademoiselle, ses quelques hauts faits et
surtout ceux qu’il escompte à l’avenir. Il me conta toutes ses campagnes et
tout ce qu’il avait fait ; je lui disais : « Le roi, votre grand-père, n’y a pas
été si jeune. » Il me répondit : « Mais il en a pourtant plus fait que moi ;
jusqu’ici on ne m’a pas laissé aller aussi avant que j’aurais voulu ; mais à
l’avenir j’espère que je ferai fort parler de moi. » (Montpensier, Mémoires,
année 1657)
Le portrait que vous désirez est fait.
En pratique, l’image d’un roi transmise à la postérité et d’abord à ses
enfants et petits-enfants passe par le portrait officiel. En 1701, Louis XIV
écrit à ce propos à son petit-fils devenu roi d’Espagne une lettre où l’on
apprend qu’il a pris de son temps pour poser devant le chevalet de
Hyacinthe Rigaud. J’oubliais de vous dire que le portrait que vous désirez
est fait. Vous devez m’être obligé du temps que j’ai donné pour vous plaire.
Quand le tableau sera achevé, on vous l’enverra sans perdre de temps.
(Louis XIV, À Philippe V. Marly, 30 juillet 1701. Grimoard et Grouvelle,
VI)
J’ai dit à votre fils de vous mander d’envoyer un peintre, car je crois
qu’il y aura quelque chose de beau à voir.
Car la mémoire se fixe dans des traces écrites, certes, mais aussi par des
représentations figurées : voici à ce propos un billet adressé à Colbert au
moment du siège de Maestricht dont Louis XIV entendait transmettre le
souvenir à la postérité. J’ai dit à votre fils [Seignelay] de vous mander
d’envoyer un peintre, car je crois qu’il y aura quelque chose de beau à voir.
Tout va très bien. (Louis XIV, À M. Colbert. Au camp devant Maestricht,
11 juin 1673. Grimoard et Grouvelle, III)
Nec pluribus impar.
Mi-partie de mots et d’image, la devise solaire qui donna au roi son
surnom lui attribua aussi une maxime souvent mal comprise et mal traduite
dont il éclaire lui-même la signification. Ce fut là [lors du carrousel de
1662] que je commençai à prendre [la devise] que j’ai toujours gardée
depuis, et que vous voyez en tant de lieux. […] On choisit pour corps le
soleil qui, dans les règles de cet art, est le plus noble de tous, et qui par la
qualité d’unique, par l’éclat qui l’environne, par la lumière qu’il
communique aux autres astres qui lui composent comme une espèce de
cour, par le partage égal et juste qu’il fait de cette même lumière à tous les
divers climats du monde, par le bien qu’il fait en tous lieux, produisant sans
cesse de tous côtés la vie, la joie et l’action, par son mouvement sans
relâche, où il paraît néanmoins toujours tranquille, par cette course
constante et invariable, dont il ne s’écarte et ne se détourne jamais, est
assurément la plus vive et la plus belle image d’un grand monarque. Ceux
qui me voyaient gouverner avec assez de facilité et sans être embarrassé de
rien, dans ce nombre de soins que la royauté exige, me persuadèrent
d’ajouter le globe de la terre, et pour âme nec pluribus impar [mot à mot :
pas insuffisant à davantage] ; par où ils entendaient ce qui flattait
agréablement l’ambition d’un jeune roi, que suffisant seul à tant de choses,
je suffirais sans doute encore à gouverner d’autres empires, comme le soleil
à éclairer d’autres mondes, s’ils étaient également exposés à ses rayons. Je
sais qu’on a trouvé quelque obscurité dans ces paroles, et je ne doute pas
que ce même corps n’en pût fournir de plus heureuses. (Louis XIV,
Mémoires pour l’année 1662)
Par là nous tenons leur esprit et leur cœur, quelquefois plus fortement
peut-être, que par les récompenses et les bienfaits.
Les fêtes et les divertissements somptueux qui ont ponctué toute la
première moitié du règne sont également justifiés par une politique de
l’image. Cette société de plaisirs, qui donne aux personnes de la cour une
honnête familiarité avec nous, les touche et les charme plus qu’on ne peut
dire. Les peuples, d’un autre côté, se plaisent au spectacle, où au fond on a
toujours pour but de leur plaire ; et tous nos sujets, en général, sont ravis de
voir que nous aimons ce qu’ils aiment, ou à quoi ils réussissent le mieux.
Par là nous tenons leur esprit et leur cœur, quelquefois plus fortement peut-
être, que par les récompenses et les bienfaits ; et à l’égard des étrangers,
dans un État qu’ils voient florissant d’ailleurs et bien réglé, ce qui se
consume en ces dépenses qui peuvent passer pour superflues, fait sur eux
une impression très avantageuse de magnificence, de puissance, de richesse
et de grandeur, sans compter encore que l’adresse en tous les exercices du
corps, qui ne peut être entretenue et confirmée que par là, est toujours de
bonne grâce à un prince, et fait juger avantageusement, par ce qu’on voit,
de ce qu’on ne voit pas. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1662)
Mon intention est que vous ayez à faire éclater ces avantages par
toutes les marques de réjouissances publiques que vous aviserez.
Le dernier courrier du roi à Turenne avant la mort de celui-ci au combat
portait sur une question de propagande par la festivité : faire célébrer
ostensiblement les victoires de la France pour leur conférer un
retentissement utile au moral de ses armées et à la démoralisation des
peuples ennemis. Mon Cousin, comme il importe à mon service et à la
réputation de mes armes, vu les bruits que les ennemis répandent de toutes
parts pour les diminuer, de faire publier le plus qu’il se pourra les heureux
succès qu’elles ont eus par-deçà, depuis le commencement de la campagne,
par la reprise des villes de Hui et Dinant, dont ils s’étaient emparés, et par la
conquête de la ville de Limbourg qui m’acquiert un grand pays et une
province considérable, laquelle a été soumise à mon obéissance en très peu
de temps, n’ayant tenu que huit jours, presque à la vue de toutes les armées
de mes ennemis qui s’étaient assemblées pour la secourir, je vous écris cette
lettre pour vous dire que mon intention est que vous ayez à faire éclater ces
avantages par toutes les marques de réjouissances publiques que vous
aviserez ; en sorte que les sujets des princes mes ennemis, auxquels la
connaissance en avait été cachée, en soient pleinement informés.
(Louis XIV, Au maréchal de Turenne. Au camp près Tirlemont, 29 juin
1675. Grimoard et Grouvelle, IV)
Les occasions qui se pourraient naturellement offrir d’entendre
parler diverses personnes sur toutes sortes de sujets, soit sous prétexte
de jeu, de chasse, de conversation ou même d’audience particulière.
Un autre avantage des fêtes royales, des déplacements de la cour ou des
campagnes militaires, bref de tout ce qui bouscule l’étiquette et la routine,
c’est l’occasion qu’ils offrent au roi de s’entretenir avec les meilleurs de
ceux qui l’entourent et dont il ne peut pas toujours entendre la voix, parfois
sagement inspirée. Ce sont les bienfaits du « bain de foule », théorisés ici
encore à l’intention du Dauphin. Quand il se pourra trouver un prince qui,
par la beauté naturelle de son esprit, par la solide fermeté de son âme et par
l’habitude prise aux grandes affaires, saura se défendre de la surprise aussi
bien que ses plus habiles conseillers, qui entendra aussi bien ou mieux
qu’eux ses plus délicats intérêts, et qui, prenant leurs avis parce qu’il lui
plaît, pourra néanmoins, quand il sera besoin, se déterminer sagement par
lui-même ; qui aura assez de retenue pour ne résoudre rien sur-le-champ de
ce qui mériterait réflexion et qui serait assez maître de son visage et de ses
paroles, pour apprendre les sentiments de tous sans découvrir les siens qu’à
ceux qu’il voudrait, ou peut-être même à personne entièrement, […] je
désirerais qu’il n’évitât pas, hors du temps de son travail accoutumé, les
occasions qui se pourraient naturellement offrir d’entendre parler diverses
personnes sur toutes sortes de sujets, soit sous prétexte de jeu, de chasse, de
conversation ou même d’audience particulière. (Louis XIV, Mémoires pour
l’année 1668)
Rien ne fai[t] de si grands effets en si peu de temps que la réputation
du prince.
Et sur les sujets plus sérieux, de même, il faut au roi toujours marquer
l’opinion par des actes décisifs ou symboliques. À l’intention de son fils,
Louis XIV se félicite du retentissement qu’ont connu les fermes décisions
qu’il a su prendre quand a commencé son règne personnel en 1661. C’est
sur quoi se construit la réputation du prince. L’observation qu’on fit à loisir
de toutes ces choses commença sans doute à donner quelque opinion de moi
dans le monde ; et cette opinion n’a pas peu contribué au succès des affaires
que j’ai entreprises depuis : rien ne faisant de si grands effets en si peu de
temps que la réputation du prince. Mais ne vous trompez pas, mon fils,
comme tant d’autres, et ne pensez pas qu’il soit temps de l’établir quand il
faudra s’en servir. On ne la met point sur pied avec les armées : on aurait
beau ouvrir ses trésors pour l’acquérir, il faut y avoir pensé auparavant, et
ce n’est même qu’une possession assez longue qui nous en assure.
(Louis XIV, Mémoires pour l’année 1661)
En faisant voir que vous êtes le maître…
Il le redira à son petit-fils devenu roi d’Espagne : être le maître, cela
s’obtient en exerçant le pouvoir et en l’appuyant de la force, mais aussi et
pour part au moins égale en faisant voir et savoir qu’on l’exerce.
J’approuve le dessein que vous avez d’augmenter le nombre de vos
mousquetaires : rien ne vous doit empêcher de l’exécuter. Il ne faut pas que
V. M. diffère à s’armer de toutes manières : c’est l’unique moyen d’établir
votre autorité ; mais soutenez-la, je vous prie, en décidant et en faisant voir
que vous êtes le maître. (Louis XIV, À Philippe V. 29 décembre 1702.
Grimoard et Grouvelle, VI)
Notre puissance, lors même qu’elle est à son comble, pour être plus
redoutée, doit être plus rarement éprouvée.
Soyez toujours, mon fils, en état de vous faire craindre par les armes, mais
ne les employez qu’au besoin, et souvenez-vous que notre puissance, lors
même qu’elle est à son comble, pour être plus redoutée, doit être plus
rarement éprouvée. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1662)
Je pensais avoir gagné dans le monde qu’on eût un peu meilleure
opinion de moi.
Ce principe et ses effets se manifestent dans la longue lettre pleine de
hauteur et de fureur contenue que le roi adresse à l’ambassadeur de France
à Londres sur l’affaire (déjà évoquée plus haut) du « salut au pavillon ».
L’importance de la réputation est ici illustrée de manière on ne peut plus
concrète : bien régie, une image d’inflexibilité constitue une arme de
dissuasion qui détermine l’issue d’un conflit larvé, d’apparence symbolique
mais recouvrant des réalités économiques (le droit de pêche des Hollandais
soutenu par la France contre celui des Anglais). Je pensais avoir gagné
dans le monde qu’on eût un peu meilleure opinion de moi ; mais je me
console en ce que peut-être n’est-ce qu’à Londres qu’on fait de si faux
jugements : c’est à moi à faire par ma conduite qu’ils ne demeurent pas
longtemps en de semblables erreurs. Je suis assuré qu’à Madrid, ni en aucun
autre lieu de la terre, il ne serait sorti de la bouche d’un ministre, parlant à
mon ambassadeur, ce que le chancelier Hyde a bien voulu vous dire, qu’il
n’y avait point d’accommodement du roi son maître avec moi sur le
pavillon, si je voulais garantir leur pêche aux Hollandais. À ouïr parler le
chancelier, ne dirait-on pas que je suis perdu, si ce différend du pavillon ne
s’accommode par quelque tempérament ? Cependant il est vrai que rien ne
m’est plus indifférent, parce que je prétends mettre bientôt mes forces de
mer en tel état, que les Anglais tiendront à grâce que je veuille bien alors
entendre à des tempéraments touchant un droit qui m’est dû plus
légitimement qu’à eux. (Louis XIV, Au comte d’Estrades. Paris, 25 janvier
1662. Grimoard et Grouvelle, V)
Qu’ils fassent bruit dans le pays du passage de mon armée.
Usage de la démonstration et de la propagande militaires à des fins de
victoire diplomatique : le marquis de Bellefonds est chargé de
commandement dans l’armée que Louis XIV a envoyée faire de
l’intimidation à Rome lors de l’affaire des gardes corses qui avaient
molesté l’ambassadeur de France auprès du Saint-Siège. Il reçoit du roi
l’ordre de faire jouer à ses troupes leur rôle de figuration dissuasive — et le
pape, en effet, s’inclinera et s’humiliera. C’est, après la citation
précédente, une nouvelle illustration de l’art d’exporter la politique de
l’image sur le théâtre des affaires extérieures. Il sera bon mêmement, pour
avoir plus de nouvelles, d’envoyer des gens de tous côtés, et qu’ils fassent
bruit dans le pays du passage de mon armée, toute composée de vieilles
troupes, des levées de cavalerie et des préparatifs que je fais, et surtout du
commandement qu’a le maréchal Duplessis de commencer la guerre sans
attendre autre ordre de moi, si dans le délai que je prescris, l’abbé de
Bourlemont [négociateur au nom du roi] ne lui mande que tout soit
accommodé à ma satisfaction. (Louis XIV, Au marquis de Bellefonds. Paris,
11 janvier 1664. Grimoard et Grouvelle, V)
► Ce que les rois doivent au public
Les rois, qui sont les arbitres souverains de la fortune et de la
conduite des hommes, sont toujours eux-mêmes les plus sévèrement
jugés et les plus curieusement observés.
Le principe de la monarchie, c’est que le roi est exposé : sa toute-
puissance éclatante démultiplie automatiquement l’effet de ses moindres
actes, quels qu’ils soient. Le souci de leur effet sur le public, le souci donc
du public, ne doit jamais quitter un monarque. Les rois, qui sont les arbitres
souverains de la fortune et de la conduite des hommes, sont toujours eux-
mêmes les plus sévèrement jugés et les plus curieusement observés. Dans le
grand nombre des gens qui les environnent, ce qui échappe aux yeux de
l’un est presque toujours découvert par un autre. Le moindre soupçon que
l’on conçoit d’eux passe aussitôt d’oreille en oreille, comme une nouvelle
agréable à débiter : celui qui parle, faisant toujours vanité de savoir plus que
les autres, augmente les choses au lieu de les affaiblir ; et celui qui entend,
prenant un plaisir malin à voir abaisser ce qu’il croit trop au-dessus de lui,
apporte toute la facilité possible à se persuader de ce qu’on lui dit. Plus le
prince dont on s’entretient a d’ailleurs de mérite et de vertu, plus l’envie
prend à tâche d’en obscurcir l’éclat : en sorte que, bien loin de dissimuler
ses fautes, on lui en suppose même quelquefois dont il est innocent.
(Louis XIV, Mémoires pour l’année 1667)
Les rois doivent satisfaire le public.
En décembre 1670, on a vu que l’autorisation arrachée au roi par la
Grande Mademoiselle pour son mariage disproportionné avec le
comte de Lauzun fait murmurer la cour et notamment la proche famille de
Louis XIV, choquée par la mésalliance. Le retard mis à l’exécution interdit
à celui-ci de maintenir plus longtemps sa neutralité bienveillante. Il reçoit
Mademoiselle pour lui confirmer son refus. Il se jeta à genoux en même
temps que moi et m’embrassa. Nous fûmes trois quarts d’heure embrassés,
sa joue contre la mienne ; il pleurait aussi fort que moi : « Ah ! pourquoi
avez-vous donné le temps de faire des réflexions ? Que ne vous hâtiez-
vous ? […] — Quoi ! Sire, ne vous rendrez-vous point à mes larmes ? » Il
élevait sa voix afin que l’on l’entendît : « Les rois doivent satisfaire le
public. — Assurément vous vous y sacrifiez bien ; car ceux qui vous font
faire ceci se moqueront de vous. Je demande pardon à Votre Majesté si je
dis cela ; mais il est très vrai. » Il me répondit : « Il est tard. Je n’en dirais
pas davantage ni autrement, quand vous seriez ici plus longtemps. » Il
m’embrassa et me mena à la porte où je trouvai je ne sais plus qui. Je m’en
allai le plus vite que je pus à mon logis, où je criai les hauts cris.
(Montpensier, Mémoires, décembre 1670)
Ce serait le plus grand malheur qui vous pût arriver que de revoir la
France.
Le sacrifice à un mariage nécessaire aux alliances et aux intérêts de son
pays ou de sa maison est le lot des filles de sang royal. La jeune
Mademoiselle, fille de Monsieur, mariée de force à Charles II d’Espagne,
ne cache pas sa souffrance de devoir tout quitter à dix-sept ans pour monter
sur le trône ibérique. Louis XIV, inflexible, lui trace la voie de son devoir.
La reine d’Espagne va toujours criant et pleurant. […] Le roi lui dit devant
Mme la Grande-Duchesse : « Madame, je souhaite de vous dire adieu pour
jamais ; ce serait le plus grand malheur qui vous pût arriver que de revoir la
France. » (Sévigné, À Mme de Grignan, 27 septembre 1679)
Vous êtes Madame, et obligée de tenir ce poste.
De même, mariée à un fils de France, on ne peut plus disposer de soi.
Lors d’une des crises qui traversent le second ménage de Monsieur, la
princesse Palatine, son épouse, outrée d’avoir été calomniée par les favoris
de son mari, demande instamment à Louis XIV de se retirer au couvent de
Maubuisson. Voici la réponse du roi, transcrite par l’intéressée dans son
orthographe toujours très personnelle du français. Hé bien Madame,
répliqua le roi, puisque je vois que c’est véritablement vostre intention
d’aller à Maubisson, ostes cela de vostre teste, car tant que je viveres je n’y
consentires point et m’y opposeres hauttement et de force, vous estes
Madame et obligée de tenir ce poste, vous este ma belle sœur et l’amitié que
j’ay pour vous ne me permet pas de vous laisser aller, me quitter pour
jamais, vous estes la femme de mon frère, ainsi je ne souffriray pas que
vous luy fassiez vn tel esclat qui tournerait fort mal pour luy dans le monde,
ne songes pas non plus a combattre ces raisons icy. Car en un mot comme
en mille, arrive ce qui poura, mais je ne vous laisseres point aller en un
couvend. (Madame Palatine, Correspondance, 19 septembre 1682.
Orthographe originale)
Nous ne sommes pas comme les particuliers ; nous nous devons tout
entiers au public.
Divertir le public n’est pas toujours divertissant pour les princes. En
1686, Louis XIV affaibli par ses maux et leurs remèdes (c’est l’époque de
l’opération de la fistule) ne peut prendre part aux soirées dites
d’appartement et y délègue sa famille. La duchesse de Bourgogne demande
à en être dispensée tant elle se dit affligée de l’état du roi et incapable de
danser. Elle est rappelée à l’ordre par lui. « Madame, je veux qu’il y ait
appartement et que vous y dansiez. Nous ne sommes pas comme les
particuliers ; nous nous devons tout entiers au public. Allez et faites la
chose de bonne grâce. » ; ensuite il appela la maréchale de Rochefort, dame
d’atour de Mme la Dauphine, et lui dit : « Maréchale, ayez soin qu’elle
soutienne cela comme il faut. » (Sourches, Mémoires, année 1686)
Il est de votre intérêt, comme du mien, d’éviter les reproches du
public.
La maladie, celle même des enfants, est affaire publique quand on est de
sang royal ou que l’on est comptable de ce sang. En 1707, le petit duc de
Chartres, héritier de la branche Orléans, est soupçonné de couver la
variole. Louis XIV le fait éloigner de l’appartement du duc de Bretagne, fils
du duc de Bourgogne et frère aîné du futur Louis XV. Et il s’en explique
auprès de la duchesse d’Orléans, mère de l’enfant (et fille légitimée du
monarque). Si je ne regardais que moi, il ne serait pas question de
transporter votre fils ; mais je dois compte à l’État, qui me reprocherait
d’avoir hasardé le duc de Bretagne pour trop ménager le duc de Chartres.
Cependant, si la petite vérole avait paru, tout ce qu’on m’aurait pu dire ne
m’aurait jamais fait consentir à exposer la vie de votre fils. Heureusement il
a bien passé la nuit ; prenons ce temps-là pour le faire transporter. Il est de
votre intérêt, comme du mien, d’éviter les reproches du public. Faisons
porter votre fils dans l’appartement de M. de Marsan, qui est de l’autre côté
de la chapelle. (Dangeau, Journal, 16 août 1707)
La prévention porte aussi facilement [le public] à blâmer ceux qui
sont en place, qu’à louer ceux qu’il n’a point vu occuper des emplois
propres à faire connaître leurs talents.
Reste que satisfaire toujours le public est difficile, eu égard à sa
versatilité, comme en témoigne une observation d’expérience que confirme
aujourd’hui le régime démocratique qui a succédé à la monarchie. Les
mauvais succès […] sont ordinairement attribués aux généraux chargés de
la conduite des armées, et l’on oublie ce qu’ils ont fait de mieux dans les
temps précédents, pour les condamner plus aisément sur les fautes
présentes. Mais le public se trompe souvent dans ses jugements, et la
prévention le porte aussi facilement à blâmer ceux qui sont en place, qu’à
louer ceux qu’il n’a point vu occuper des emplois propres à faire connaître
leurs talents. Vous avez dû remarquer cette vérité depuis que vous régnez. Il
y a longtemps que j’en fais l’expérience, et je souhaite que la vôtre
devienne aussi longue. (Louis XIV, À Philippe V. 26 novembre 1708.
Grimoard et Grouvelle, VI)
Il est impossible d’ôter au public la liberté de parler.
Louis XIV écrit le 6 septembre 1705 à son petit-fils Philippe V, qui se
plaint des protestations soulevées par l’emprisonnement du marquis de
Léganès dont la participation à un complot contre lui était probable, mais
pas matériellement prouvée. Je souhaiterais qu’on pût faire cesser les
discours dont V. M. se plaint, mais il est impossible d’ôter au public la
liberté de parler. Il se l’est attribuée dans tous les temps, en tous pays, et en
France plus qu’ailleurs. Il faut tâcher de ne lui donner que des sujets
d’approuver et de louer. (Louis XIV, À Philippe V. 6 septembre 1705.
Grimoard et Grouvelle, VI)
Vous ferez mieux de mépriser ces sortes de bagatelles.
Et, de même esprit, ce conseil donné au duc de Saint-Aignan durant la
guerre de Hollande. Mon Cousin, j’ai vu la lettre […] que vous avez
projetée pour répondre à quelques discours qu’un certain particulier a tenus
de vous en Hollande. Ce que je puis dire sur celle-ci est que vous ferez
mieux de mépriser ces sortes de bagatelles, que de vous exposer à un
combat de plume dont chacun jugerait à sa fantaisie. (Louis XIV, Au duc de
Saint-Aignan. Nancy, 16 septembre 1678. Grimoard et Grouvelle, V)
Laissez dire, et continuez à faire de votre mieux.
Une variante, sous la forme d’un conseil adressé au comte de Coligny qui
commandait le corps expéditionnaire ayant participé à la victoire de Saint-
Gothard contre les Turcs en 1664 : le duc de La Feuillade se répandait en
doléances et s’emportait contre le comte de Holach, général des troupes
impériales ; et les officiers partis comme volontaires voulaient qu’on les
distinguât. Au surplus, je vous confirme que vous avez fort bien fait de ne
vous point relâcher à l’égard des volontaires. Laissez dire, et continuez à
faire de votre mieux : vous devez être content pourvu que je le sois de vous,
et je le suis au dernier point. (Louis XIV, Au comte de Coligny. Vincennes,
30 août 1664. Grimoard et Grouvelle, V)
Méprisez-les et prenez pour votre consolation que tout le monde aussi
bien que moi vous rend justice.
De même pour Madame, calomniée par les favoris de son mari, comme on
l’a vu plus haut, et obligée de les supporter malgré tout à la cour de son
mari après sa réconciliation avec lui. Je vous ay dit de vivre honnestement
avec vos ennemis, et vous le pouves car la dernière chose qu’ils viennent de
faire contre vous leur fait tant de tort dans le monde et les décrie si
oriblement que vous ne pouries rien aprandre de nouveau au monde en vous
plaignant d’eux : ainsi mesprisses les et prennes pour vostre consolation que
tout le monde aussi bien que moy vous rend justice. (Madame Palatine,
Correspondance, 19 septembre 1682. Orthographe originale)
Quant aux lettres et aux écritures, ne vous mettez pas dans l’esprit de
les vouloir empêcher : cela serait impossible.
Le souci excessif des remarques désobligeantes, des récriminations et des
réprobations, dont un roi n’est pas seulement l’objet mais dont il doit de
surcroît être l’arbitre constant, menace de gâter en 1665 l’unité de
commandement de la flotte du Ponant chargée, sous la direction du duc de
Beaufort, de soutenir les Hollandais en Méditerranée : le duc craint
exagérément qu’un officier placé sous ses ordres, le marquis de Martel,
lieutenant-général des armées navales du Ponant, dont il a rejeté les
observations sur l’état de la flotte, ne le desserve auprès du roi. Celui-ci
rassure son importun et important cousin, tout en déplorant cette suspicion
aux effets calamiteux. D’ailleurs, je pénètre aisément par les mémoires qui
ont été apportés par ledit Brodard [messager du duc auprès du roi], que
l’inquiétude que vous avez eue que la proposition que le sieur de Martel
avait faite, et sa personne même, ne fussent protégées auprès de moi à votre
préjudice, a traversé durant tout le cours de cette navigation l’union qui doit
être immuable entre le chef et les principaux officiers d’une armée, et
apparemment aura été très nuisible à mon service. […] Quant aux lettres et
aux écritures, ne vous mettez pas dans l’esprit de les vouloir empêcher :
cela serait impossible ; soyez seulement soigneux de me mander ce qui se
passe, dans la pure vérité, sans aucune observation, et ne craignez pas que
je me laisse surprendre aux déguisements, ni que je m’engage à la
protection des subalternes contre les supérieurs ; car je vous confirme
encore que je serai toujours pour ceux-ci, me réservant à leur dire ou à leur
faire savoir sans bruit le tort qu’ils pourraient avoir. (Louis XIV, Au duc de
Beaufort. Paris, 8 décembre 1665. Grimoard et Grouvelle, V)
Quelque parti que je prenne, je sais bien que je serai blâmé.
En 1700, le testament du roi d’Espagne Charles II, mort sans
descendance, désigne comme son successeur le duc d’Anjou, second petit-
fils de Louis XIV. Le roi et son Conseil hésitent à entériner cette décision,
devant les réactions nécessairement hostiles que provoquera un tel choix
dans toute l’Europe. Il accepta le testament ; et rencontrant au sortir du
Conseil les princesses de Conti avec Mme la Duchesse : « Hé bien, leur dit-
il en souriant, quel parti prendriez-vous ? » Puis, sans attendre leur
réponse : « Quelque parti que je prenne, ajouta-t-il, je sais bien que je serai
blâmé. » (Voltaire, Siècle de Louis XIV) Saint-Simon donne une version
similaire de la même parole : Je suis sûr que quelque parti que je prenne,
aurait dit le roi, beaucoup de gens me condamneront. (Saint-Simon,
Mémoires, année 1700)
Il ne faut pas toujours s’alarmer des mauvais discours du vulgaire.
Pour illustration de ces impasses de la réputation, le roi explique à son
fils pourquoi durant l’été 1667 il n’hésita pas à lever le siège de Termonde
[Dendermonde en flamand] qui s’annonçait infructueux. Peu lui importa
l’avis de ceux qui y verraient un mécompte : il le fit sans hésitation, en
méprisant par avance tout ce qui s’en est dit depuis, avec la certitude que,
comme le commun des hommes censure avec plaisir ce qui est au-dessus
d’eux, les mêmes gens qui me blâmeraient d’avoir quitté Dendermonde
sans l’attaquer, me condamneraient avec bien plus de sujet si je l’attaquais
sans la forcer ou si, même en la prenant, je ruinais mon armée. D’où vous
pouvez conclure, mon fils, qu’il ne faut pas toujours s’alarmer des mauvais
discours du vulgaire. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1667)
Le public pensera différemment. Il ne faut pas croire qu’il ignore de
telles particularités.
En revanche, il morigène son petit-fils Philippe V pour le peu de soin que
celui-ci met à ses affaires en lui remontrant que cela se saura et fera le pire
effet sur ses sujets. Enfin, j’ai peine à vous le dire ; mais on m’assure que
les lettres que je reçois de vous, et même celles que vous écrivez à la reine,
sont dictées par Louville. Pendant qu’il était auprès de moi, j’en ai reçu de
V. M., ainsi je sais qu’elle n’a pas besoin de secours pour bien écrire ; mais
le public pensera différemment. Il ne faut pas croire qu’il ignore de telles
particularités : elles lui sont connues avant même qu’elles parviennent
jusqu’à moi, car on ne s’empresse pas de me donner de pareils avis. Jugez
de l’effet que ce bruit doit faire pour votre réputation. (Louis XIV,
À Philippe V. 10 septembre 1702. Grimoard et Grouvelle, VI)
C’est une des plus grandes erreurs où puisse tomber un prince de
penser que ses défauts demeurent cachés.
Exposés comme ils sont, les rois doivent en effet être plus que tous les
hommes irréprochables : Louis XIV analyse de manière implacable, à
l’intention de son fils, la manière dont les fautes des monarques sont
décuplées par l’ostentation de la fonction. Je sais bien que ceux qui sont
nés comme vous avec des inclinations vertueuses ne s’emportent jamais à
ces scandaleuses extrémités qui blessent ouvertement la vue des peuples ;
mais il est bon pourtant que vous sachiez que dans le haut rang que nous
tenons, les moindres fautes ont toujours de fâcheuses suites. Celui qui les
fait a ce malheur qu’il n’en connaît jamais la conséquence que quand il
n’est plus temps d’y remédier. L’habitude qu’il prend au mal le lui fait
croire de jour en jour plus excusable et moins connu, tandis qu’il paraît aux
yeux du public plus honteux et plus manifeste ; car c’est une des plus
grandes erreurs où puisse tomber un prince de penser que ses défauts
demeurent cachés, ni qu’on se porte à les excuser. (Louis XIV, Mémoires
pour l’année 1667)
Il est beau à un prince de montrer qu’il est informé de tout.
Inversement, le pouvoir peut se servir de la visibilité du roi pour donner
l’illusion de son omniprésence, propre à exciter les dévouements : c’est une
stratégie de communication antérieure à l’existence même des moyens
techniques pour la mettre efficacement en œuvre. Il est beau à un prince de
montrer qu’il est informé de tout, et que les services que l’on rend loin de
lui ne sont pas perdus. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1661)
► La symbolique du don
Les grâces […] n’obligeaient plus à vrai dire personne ; bonnes
seulement désormais à maltraiter ceux à qui on voudrait les refuser.
Selon Louis XIV, le signe de l’affaiblissement de l’État lorsque s’ouvrit
son règne personnel se marquait notamment par la mauvaise politique des
grâces et des faveurs à laquelle il remédiera par une gestion subtile de
l’émulation et un art de gouverner par le don symbolique autant et plus
souvent que concret. Les grâces exigées et arrachées plutôt qu’attendues, et
tirées à conséquence de l’un à l’autre, n’obligeaient plus à vrai dire
personne ; bonnes seulement désormais à maltraiter ceux à qui on voudrait
les refuser. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1661)
Donnez à propos et libéralement ; et ne recevez guère de présents.
Le duc d’Anjou devenant roi d’Espagne devra, lui conseille son grand-
père, instituer une politique des grâces qui lui conserve toujours en dernier
lieu le gouvernement de la libéralité. Évitez, autant que vous pourrez, de
faire des grâces à ceux qui donnent de l’argent pour les obtenir. Donnez à
propos et libéralement ; et ne recevez guère de présents, à moins que ce ne
soit des bagatelles. Si quelquefois vous ne pouvez éviter d’en recevoir,
faites-en de plus considérables à ceux qui vous en auront donné après avoir
laissé passer quelques jours. (Louis XIV, Instructions pour le duc d’Anjou)
La reconnaissance est un devoir très pressé.
En revanche, Louis XIV presse son petit-fils, comme il le lui a conseillé
dans le texte d’où est extraite la citation précédente, de faire quelque chose
de considérable pour l’ambassadeur qui a été assez heureux pour vous
demander et pour vous saluer le premier en qualité de sujet. À quoi le jeune
prince, un peu dépassé par son nouvel emploi, tarde. J’attends avec
impatience ce que vous m’avez promis de faire pour le marquis de Castel
dos Rios. Ne perdez pas de temps pour me satisfaire sur ce que je vous
demande. La reconnaissance est un devoir très pressé. Le marquis sera fait
grand d’Espagne en juillet. (Louis XIV, À Philippe V. Marly, 27 juin 1701.
Grimoard et Grouvelle, VI)
Il est de la bonté d’un roi de compatir aux besoins de ses sujets.
Enfin, le vieux roi conseille à son petit-fils de ne pas renoncer à distribuer
des faveurs sous prétexte que beaucoup d’intrigants affectent d’être blessés
de ne pas être gratifiés. Vous avez raison de supprimer la mauvaise
coutume d’obtenir des grâces en affectant d’être mécontent ; mais il est de
la bonté d’un roi de compatir aux besoins de ses sujets, quand ils l’ont
toujours servi et qu’il n’y a pas lieu de leur reprocher de manquer à leur
devoir. (Louis XIV, À Philippe V. Versailles, 17 janvier 1704, Lettres
inédites du Mémorial du Dépôt général de la guerre)
Voilà les sceaux que je vous remets.
L’art d’honorer, de nommer, de gratifier à bon escient s’accompagne de
celui d’envelopper le don dans des formes et des formules appropriées à la
personne et à la situation, colorant de noblesse ou de familiarité, de
grandeur ou d’élégance la déclaration officielle. Après vêpres, le roi
nomma chancelier M. de Boucherat, qui était conseiller d’État ordinaire et
l’un des deux conseillers de son Conseil royal de finances, et il lui donna en
même temps les sceaux, avec de grands témoignages d’estime et de
bienveillance, lui disant : « Monsieur, je vous ai toujours connu tant de
probité et de capacité que je vous ai choisi pour être chancelier. Voilà les
sceaux que je vous remets. C’est de quoi vous et moi pouvons faire
beaucoup de bien et de mal ; mes intentions ne sont que d’en faire un bon
usage, et c’est parce que je suis sûr des vôtres que je vous les confie avec
plaisir. » Tout le monde approuva ce choix, et il eût été difficile alors que le
roi en eût pu faire un meilleur. (Sourches, Mémoires, 1er novembre 1685)
Je suis assuré que j’ai eu plus de plaisir à vous donner cette place, que
vous n’en avez eu à la recevoir.
Autre élégance de forme accompagnant une nomination. Lorsque
Pontchartrain fut nommé chancelier : « Je suis assuré, lui dit le roi, que j’ai
eu plus de plaisir à vous donner cette place, que vous n’en avez eu à la
recevoir. » (Chaudon, Nouveau Dictionnaire historique)
J’ai eu plus de plaisir à vous donner le chapeau, que vous n’en avez
eu à le recevoir.
Exemple caractéristique de formule à applications variables. Le
monarque gratifia par la suite cet archevêque [Mgr de Noailles] du chapeau
de cardinal. Lorsque le nouveau cardinal vint remercier le roi de la pourpre
que Sa Majesté lui avait fait obtenir : « Je suis assuré, monsieur le cardinal,
lui répondit Louis, que j’ai eu plus de plaisir à vous donner le chapeau, que
vous n’en avez eu à le recevoir. » (Lacombe, Encyclopediana)
Si vous vous y étiez opposé, je me serais servi de mon autorité pour
vous le faire accepter.
Parfois, les louanges assaisonnant la nomination tendent à la familiarité
amicale, lorsqu’une certaine connivence, due à la naissance, à l’âge, à la
proximité ou à la destinée du récipiendaire s’est nouée entre lui et le roi.
Ainsi avec le duc de Beauvillier, nommé président du Conseil de finances
avant d’avoir atteint quarante ans. M. de Beauvillier accepta l’emploi dont
le roi l’avait honoré, disant toujours à S. M. qu’il s’en croyait pourtant
incapable ; le roi lui répondit : « Vous me faites plaisir de l’accepter de
bonne volonté, car, si vous vous y étiez opposé, je me serais servi de mon
autorité pour vous le faire accepter. » M. de Beauvillier n’a pas encore
trente-huit ans. Sa jeunesse est une raison pour faire trouver la grâce encore
plus considérable. (Dangeau, Journal, 6 décembre 1688)
Madame, vous pouvez vous asseoir.
Mais le fin du fin demeure l’économie de mots et d’effets que garantit
l’implicite dans la manifestation des plus hautes faveurs. Lorsque
Louis XIV a décidé de hisser en duché le marquisat du maréchal
d’Humières, c’est par une simple allusion au droit de tabouret garanti par
le rang ducal qu’est proclamée délicatement cette grâce insigne. Mme la
maréchale d’Humières était debout auprès de Mme de Chaulnes, comme le
roi venait souper ; il démêla [i.e. distingua du regard parmi les autres
dames] cette maréchale, et lui dit en se mettant à table : « Madame, vous
pouvez vous asseoir. » Elle fit une grande révérence, et s’assit, et l’histoire
finit ainsi. (Sévigné, À Mme de Grignan, 23 avril 1690)
Je m’en vais vous faire honneur de vos beaux sentiments.
D’autres fois, l’exercice tourne à la saynète avec assaut réciproque de
bonnes manières : le roi comble sans accabler. Le roi envoya quérir le
lendemain M. de Marsillac, et lui dit : « Je vous donne le gouvernement de
Berry, qu’avait Lauzun. » Marsillac répondit : « Sire, que Votre Majesté qui
sait mieux les règles de l’honneur que personne du monde, se souvienne,
s’il lui plaît, que je n’étais pas ami de M. de Lauzun ; qu’elle ait la bonté de
se mettre un moment à ma place, et qu’elle juge si je dois accepter la grâce
qu’elle me fait. — Vous êtes, dit le roi, trop scrupuleux, M. le Prince, j’en
sais autant qu’un autre là-dessus, mais vous n’en devez faire aucune
difficulté. — Sire, puisque Votre Majesté l’approuve, je me jette à ses pieds
pour la remercier. — Mais, dit le roi, je vous ai donné une pension de douze
mille francs en attendant que vous ayez quelque chose de mieux. — Oui,
Sire, je la remets entre vos mains. — Et moi, dit le roi, je vous la redonne
encore une fois, et je m’en vais vous faire honneur de vos beaux
sentiments. » En disant cela, il se tourna vers les ministres, leur conta les
scrupules de M. de Marsillac, et dit : « J’admire la différence ; jamais
Lauzun n’avait daigné me remercier du gouvernement de Berry et n’en
avait pas pris les provisions [recevoir officiellement les titres pour entrer en
fonction], et voilà un homme comblé de reconnaissance. » (Sévigné,
À Mme de Grignan, 23 décembre 1671.)
► Le père du peuple
Je tiens lieu de père à mes sujets.
Durant la guerre de Succession d’Espagne, en juin 1709, Philippe V
souhaite que la France ne lui retire pas l’appui d’une vingtaine de
bataillons utiles à la défense de son trône. L’ambassadeur de France
Amelot écrit en ce sens au grand-père du jeune roi. Louis XIV refuse et
conseille l’abandon de Madrid aux souverains espagnols. Il n’est plus
question de consulter mon amitié pour le roi mon petit-fils et de la prendre
pour la règle de ma conduite. L’état de mon royaume ne me le permet pas…
Au milieu de tant de fléaux dont il plaît à Dieu de l’affliger, la guerre me
devient absolument impossible à soutenir. Il ne s’agit plus de ma volonté,
et, comme je tiens lieu de père à mes sujets, je dois préférablement à toute
autre considération songer à leur conservation. Elle dépend de la paix, et je
sais que je ne puis parvenir à la conclure aussi longtemps que le roi mon
petit-fils demeurera maître de l’Espagne. J’ai rejeté la proposition odieuse
de contribuer à le déposséder de son royaume ; mais si je continue à lui
donner les moyens de s’y maintenir, je rends la paix impossible, et
j’autorise les faux bruits répandus pour faire douter de la sincérité de mes
intentions… C’est seulement en rappelant mes troupes que je puis détruire
cette opinion. Je suis obligé de la détruire pour avoir la paix, et la paix est
absolument nécessaire à mon royaume. Louis XIV se rétractera d’ailleurs
deux jours plus tard en prenant conscience que la vie de la reine
d’Espagne, enceinte et incapable de se déplacer, serait mise en danger par
ce déplacement. (Louis XIV, Correspondance avec Amelot, 21 juin 1709)
Je parus enfin à tous mes sujets comme un véritable père de famille
qui fait la provision de sa maison.
Bien plus tôt, au début de son règne personnel, Louis XIV s’était trouvé
confronté à un autre fléau que la guerre : la disette de l’hiver 1661-1662.
J’entrai moi-même en une connaissance très particulière et très exacte du
besoin des peuples et de l’état des choses. J’obligeai les provinces les plus
abondantes à secourir les autres, les particuliers à ouvrir leurs magasins, et à
exposer leurs denrées à un prix équitable. […] Je parus enfin à tous mes
sujets comme un véritable père de famille qui fait la provision de sa maison,
et partage avec équité les aliments à ses enfants et à ses domestiques. Je n’ai
jamais trouvé de dépense mieux employée que celle-là. Car nos sujets, mon
fils, sont nos véritables richesses et les seules que nous conservons
proprement pour les conserver, toutes les autres n’étant bonnes à rien, que
quand nous savons l’art d’en user, c’est-à-dire de nous en défaire à propos.
(Louis XIV, Mémoires pour l’année 1662)
Soulager mes peuples
1661 : le roi décide les mesures les plus urgentes dès après sa prise du
pouvoir. Rien ne me sembla presser davantage que de soulager mes
peuples : de quoi la misère des provinces, et la compassion que j’en avais,
me sollicitaient incessamment. L’état de mes finances, tel que je vous l’ai
représenté, semblait s’y opposer, et conseillait en tout cas de différer ; mais
il faut toujours se hâter de faire le bien. (Louis XIV, Mémoires pour l’année
1661)
Je vais me faire le plaisir extrême de soulager [mes peuples].
Cette paix [celle que ratifient les traités de Ryswick en 1697] fut
précipitée, par le seul motif de soulager les peuples, accablés par les impôts
et par la misère. « Il y a dix ans, dit alors Louis XIV, que je me trouve
obligé de charger mes peuples ; mais à l’avenir je vais me faire le plaisir
extrême de les soulager. » (Chaudon, Nouveau Dictionnaire historique)
Ce n’est pas la guerre qui m’afflige ; c’est la misère des peuples.
Le thème est souvent repris par l’hagiographie royale. Dans les
Mémoires pour servir à l’histoire de Mme de Maintenon, il est même mis en
scène sous forme de dialogue. Mme de Maintenon voyant le roi affligé par
la continuation de la guerre [avec l’empereur qui refuse pendant un an de
ratifier les traités terminant la guerre de Succession d’Espagne] lui dit que
ce n’était rien en comparaison de celle qu’on venait d’avoir avec toute
l’Europe. « Ce n’est pas la guerre qui m’afflige, répondit le roi ; c’est la
misère des peuples. » (La Beaumelle, Mémoires pour servir à l’histoire de
Madame de Maintenon, V)
Il n’était pas moins de votre prudence que de votre charité de
consoler leurs proches comme vous avez fait et de rassurer le public.
Les razzias des pirates barbaresques venant du sud de la Méditerranée
fournir leurs galères en rameurs chrétiens pris de force ne laissent pas le
roi insensible au malheur de ceux-ci et de leurs familles. Il compte y mettre
bon ordre et en écrit au marquis de Beringhen, gouverneur de Marseille.
Monsieur de Beringhen, j’ai été sensiblement touché du malheur de ces
pauvres gens que les galères d’Alger ont pris auprès de Marseille. Il n’était
pas moins de votre prudence que de votre charité de consoler leurs proches
comme vous avez fait et de rassurer le public, en leur promettant de ma part
un prompt remède à leurs maux. J’espère en effet que Dieu bénira mes
bonnes intentions, pour l’avancement desquelles je suis très aise de voir que
vous travaillez aussi. (Louis XIV, Au marquis de Beringhen. Fontainebleau,
19 août 1661. Grimoard et Grouvelle, V)
Je ne veux point qu’on soit dur à mon peuple.
Voici, selon le témoignage de Choisy, toujours un peu plus crédule que
crédible, comment le chancelier Le Tellier racontait la nomination de Le
Pelletier comme contrôleur général des finances. Après la mort de
M. Colbert, le roi me dit un jour : « Monsieur Le Tellier, j’ai envie de
mettre les finances entre les mains de M. Le Pelletier, qu’en pensez-vous ?
— Sire, lui répondis-je, Votre Majesté ne doit pas me croire, le père de
M. Le Pelletier a été mon tuteur, et j’ai toujours regardé ses enfants comme
les miens. — N’importe, dit le roi, dites-moi ce que vous en pensez.
— Sire, j’obéis. M. Le Pelletier est un homme de bien et d’honneur, fort
appliqué ; mais je ne le crois pas propre aux finances, il n’est pas assez dur.
— Comment ! reprit le roi, je ne veux point qu’on soit dur à mon peuple, et
puisqu’il est fidèle et appliqué je le fais contrôleur général. » (Choisy,
Mémoires)
Le meilleur moyen pour réduire peu à peu les huguenots de mon
royaume était de ne les point presser du tout par aucune rigueur
nouvelle contre eux.
Même avant la révocation de l’édit de Nantes, Louis XIV a toujours
considéré le protestantisme comme une hérésie ; mais si l’on en juge par
ses écrits les plus anciens, sa politique à cet égard aurait radicalement
changé dans la seconde partie du règne. Durant la première, voici sa
doctrine, plus patiente, plus politique, moins soumise à l’influence de
l’Église, telle qu’énoncée dans les Mémoires pour l’année 1661 rédigés à
l’intention du Dauphin au début de la décennie 1670. Il me sembla, mon
fils, que ceux qui voulaient employer des remèdes extrêmes et violents, ne
connaissaient pas la nature de ce mal, causé en partie par la chaleur des
esprits, qu’il faut laisser passer et s’éteindre insensiblement, plutôt que de la
rallumer de nouveau par une forte contradiction, surtout quand la corruption
n’est pas bornée à un certain nombre connu, mais répandue dans tout l’État.
[…] Sur ces connaissances générales, je crus, mon fils, que le meilleur
moyen pour réduire peu à peu les huguenots de mon royaume était de ne les
point presser du tout par aucune rigueur nouvelle contre eux, de faire
observer ce qu’ils avaient obtenu sous les règnes précédents, mais aussi de
ne leur rien accorder de plus, et d’en renfermer même l’exécution dans les
plus étroites bornes que la justice et la bienséance le pouvaient permettre.
(Louis XIV, Mémoires pour l’année 1661)
Achever ce bon œuvre avec l’assurance d’une pension de mille écus
sur un bénéfice.
Illustration de cette politique religieuse de « rachat » des âmes, dès les
toutes premières années du règne personnel, dans une lettre à Harlay de
Champvallon, archevêque de Rouen. Monsieur l’archevêque de Rouen, je
sais le progrès que vous avez fait dans la conversion des âmes à la foi
catholique, depuis votre retour à Rouen, et je ne puis que bien espérer de
celle que vous avez entreprise du conseiller dont vous me parlez avec toute
sa famille. Si l’on peut achever ce bon œuvre avec l’assurance d’une
pension de mille écus sur un bénéfice, je vous donne tout pouvoir de la
promettre de ma part, et je dégagerai ma parole à la première occasion :
c’est peu de chose pour un si grand bien. Je prie Dieu qu’il fasse réussir
votre dernier travail à sa gloire. (Louis XIV, À l’archevêque de Rouen.
Paris, 22 mars 1663. Grimoard et Grouvelle, V)
Afin que […] le public connaisse que nous n’abandonnons pas ceux
qu’il plaît à Dieu d’appeler à un si heureux changement.
Autre manière, plus discrète, d’apporter aide et subsides aux nouveaux
convertis pour améliorer l’image qu’offre au public leur nouveau destin :
Mlle de Castelmoron vient d’être convertie par la duchesse de Richelieu
qui, cela fait, veut s’en décharger. Elle sollicite le roi qui, depuis le front de
Flandre, promet que la reine s’emploiera à la placer chez quelque autre
personne de qualité, où elle puisse trouver la douceur et l’édification qui lui
étaient bien sûres chez vous ; car de la mettre dans un couvent, l’extrémité
me paraît trop grande pour une nouvelle convertie, et ce serait un mauvais
moyen d’avancer la conversion de celles qui voudraient l’imiter. Je me
promets que vos soins ne seront pas épargnés, afin que la reine puisse me
donner cette satisfaction, et que le public connaisse que nous
n’abandonnons pas ceux qu’il plaît à Dieu d’appeler à un si heureux
changement. (Louis XIV, À la duchesse de Richelieu. Au camp sous
Charleroi, 8 avril 1672. Grimoard et Grouvelle, V)
Vous savez avec quelle douceur et quelle modération les princes
catholiques traitent, dans leurs États, leurs sujets qui professent une
autre croyance.
Dans le même temps, Louis XIV incite Charles II d’Angleterre, souverain
catholique d’un pays protestant dont le Parlement regimbait à la tolérance
envers les papistes, à une coexistence pacifique des deux religions que
démentira, en France, la révocation de l’édit de Nantes durant la seconde
moitié du règne. Vous savez avec quelle douceur et quelle modération les
princes catholiques traitent, dans leurs États, leurs sujets qui professent une
autre croyance ; et comme vous aimez la justice, et que j’ai d’ailleurs une
entière confiance en votre amitié, je suis persuadé que vous voudrez bien
considérer, et avoir quelque nouvel égard à la recommandation que je vous
fais, de l’intérêt des catholiques de votre royaume, qui ont en tout temps
signalé leur zèle et leur fidélité pour le service du feu roi et pour le vôtre.
Ce sont des sentiments qui leur sont si naturels qu’ils me semblent bien
dignes de votre protection particulière dans l’orage qui les menace. Je vous
la demande pour eux avec toute l’ardeur que méritent leur innocence et leur
cause. (Louis XIV, Au roi d’Angleterre. Paris, 4 avril 1663. Grimoard et
Grouvelle, V)
Ceux qui en font profession [du protestantisme] ne m’étant pas moins
fidèles que mes autres sujets, il ne faut pas les traiter avec moins
d’égard et de bonté.
Louis XIV lui-même se montre animé de principes tolérants (ou
politiques ?) dans la première moitié de son règne, quand la dévotion n’a
pas encore envahi son esprit ni l’Église inféodé sa politique. Vous en avez
usé prudemment, écrit-il au duc de Saint-Aignan, de ne rien précipiter sur
les avis qu’on vous a donnés touchant quelques habitants du Havre, de la
religion prétendue réformée ; ceux qui en font profession ne m’étant pas
moins fidèles que mes autres sujets, il ne faut pas les traiter avec moins
d’égard et de bonté ; aussi la vigilance de votre part doit être égale envers
tous, et si vous trouviez quelque chose parmi ceux de ladite religion qui ne
fût pas à souffrir, vous devez bien vous garder d’en faire une affaire
générale, et vous contenter de prendre pour les particuliers seulement les
précautions nécessaires. (Louis XIV, Au duc de Saint-Aignan. Saint-
Germain-en-Laye, 1er avril 1666. Grimoard et Grouvelle, V)
De quel fruit est dans le public l’exemple du nouveau converti.
De surcroît, les conversions illustres sont des investissements
monnayables : celle de Turenne lui permet de presser la nomination au
cardinalat de son neveu le duc d’Albret, futur cardinal de Bouillon, auprès
du pape réticent. J’ose ajouter que si V. B. pouvait voir par elle-même de
quel fruit est dans le public l’exemple du nouveau converti, et combien il
s’échauffe auprès de moi sur les affaires de Candie [assiégée par les Turcs
en Méditerranée orientale] pour sauver ce boulevard de la chrétienté, je ne
doute point qu’elle ne le jugeât digne par son propre mérite, d’obtenir pour
les siens toute sorte de traitements les plus privilégiés, sans qu’on pût, avec
raison, les tirer à conséquence pour d’autres qui n’ont ni le même zèle ni les
mêmes moyens de le témoigner. (Louis XIV, Au pape. Paris, 31 janvier
1669. Grimoard et Grouvelle, V)
Je donnerais ma vie de bon cœur pour voir tous mes sujets réunis
dans le giron de l’Église catholique.
Un an après les dragonnades du Poitou qui y ont « persuadé » beaucoup
de calvinistes d’abjurer, et trois ans avant la révocation de l’édit de Nantes
qui démentira les principes de conviction par la douceur et d’égalité de
traitement entre les fidèles de l’une et l’autre religion, l’assemblée du
clergé de 1682 avait conjuré le roi de tenir la main à l’exécution de toutes
les choses qui avaient été résolues pour l’extirpation de l’hérésie des
calvinistes. Dans la réponse de Louis XIV, somme toute assez
conventionnelle en dépit de son tour émotionnel et véhément, le terme
« sujets » suggère que le principe de l’unité du royaume tient sa belle part
dans celui de l’unité de son Église. Le roi, après leur avoir témoigné qu’il
était très content de leur conduite dans l’assemblée, leur promit de
continuer comme il avait fait jusqu’alors de leur donner sa protection pour
leur aider à extirper entièrement l’hérésie, et dit ces propres termes : « Je
suis honteux de le dire moi-même, mais je donnerais ma vie de bon cœur
pour voir tous mes sujets réunis dans le giron de l’Église catholique. »
(Sourches, Mémoires, 4 juillet 1682)
► Sujets dociles ou canaille châtiée
Comme [nos sujets] nous doivent honorer, nous les devons conserver
et défendre.
Toutes ces différentes conditions dont le monde est composé, ne sont
unies les unes aux autres que par un commerce de devoirs réciproques. Ces
obéissances et ces respects que nous recevons de nos sujets ne sont pas un
don qu’ils nous font, mais un échange avec la justice et la protection qu’ils
prétendent recevoir de nous. Comme ils nous doivent honorer, nous les
devons conserver et défendre ; et ces dettes dont nous sommes chargés
envers eux sont même d’une obligation plus indispensable que celles dont
ils sont tenus envers nous : car enfin si l’un d’eux manque d’adresse ou de
volonté pour exécuter ce que nous lui commandons, mille autres se
présentent en foule pour remplir sa place, au lieu que l’emploi de souverain
ne peut être bien rempli que par le souverain même. (Louis XIV, Mémoires
pour l’année 1661)
Ce pouvoir que nous avons sur [nos sujets] ne nous doit servir qu’à
travailler plus efficacement à leur bonheur.
L’absolutisme serait-il un paternalisme systématisé ? Nous devons
considérer le bien de nos sujets bien plus que le nôtre propre. Il semble
qu’ils fassent une partie de nous-mêmes, puisque nous sommes la tête d’un
corps dont ils sont les membres. Ce n’est que pour leurs propres avantages
que nous devons leur donner des lois ; et ce pouvoir que nous avons sur eux
ne nous doit servir qu’à travailler plus efficacement à leur bonheur.
(Louis XIV, Mémoires pour l’année 1661)
Tous les princes demeurent d’accord que [l’estime et l’affection de
leurs sujets sont] le trésor le plus précieux qu’ils puissent jamais
posséder.
Lors de préparatifs de la guerre de Dévolution, Louis XIV témoigne de
l’empressement à servir que manifestent les gentilshommes. Il est agréable
assurément de recevoir de pareilles marques de l’estime et de l’affection de
ses sujets : tous les princes demeurent d’accord que c’est le trésor le plus
précieux qu’ils puissent jamais posséder ; tous l’estiment, tous le désirent,
mais tous ne recherchent pas assez les moyens de l’acquérir. (Louis XIV,
Mémoires pour l’année 1667)
Il y a des temps dans lesquels on se trouve dans la nécessité de faire
souffrir les peuples.
Si bien qu’au cœur des tourmentes, un roi doit parfois accabler et
désespérer ses peuples pour leur bien même. En 1702, Philippe V tâche de
protéger ses sujets milanais des réquisitions que veut leur imposer la
France engagée dans la guerre de Succession d’Espagne. Louis XIV, obligé
de pressurer sa propre population pour la conservation du trône de son
petit-fils, s’emporte vivement contre cette protection inopportune et
conforte le rappel de ses ordres irrévocables sur les maximes suivantes. Il y
a des temps dans lesquels on se trouve dans la nécessité de faire souffrir les
peuples. Ceux qui les commandent doivent user de leur autorité avec
mesure ; mais ils en sont les arbitres, et tout ce qu’ils font n’est que pour
éviter de plus grands inconvénients, ou pour conserver ce que des
puissances voisines voudraient usurper sur les légitimes possesseurs.
(Louis XIV, Au prince de Vaudémont. Marly, 30 mars 1702, Lettres inédites
du Mémorial du Dépôt général de la guerre)
Ils n’ont rien à craindre, mais au contraire toute sorte de douceur et
de protection à espérer sous mon obéissance.
Le raisonnement s’étend aux sujets des nations que l’on conquiert ou que
l’on veut persuader de s’allier à la France, au besoin par la force. La prise
de Gigeri en Kabylie (1664) dans le cadre de la lutte engagée par la ligue
du Rhin avec l’empire ottoman induit les linéaments d’une conduite de
protectorat sinon de colonisation du Maghreb, qui n’aura pas de suites
immédiates, mais anticipe des directives similaires un siècle et demi plus
tard. Il serait à désirer que vous pussiez avoir commerce avec les Maures et
les apprivoiser ; il faudra tâcher pour cela de faire une espèce de paix avec
eux, leur faisant connaître qu’il leur est avantageux de traiter avec mes
troupes ; que je ne les ai envoyées là que pour le bien de tout le pays ; qu’ils
n’ont rien à craindre, mais au contraire toute sorte de douceur et de
protection à espérer sous mon obéissance : mais il ne faut point absolument
leur parler du Grand-Seigneur [le Sultan] ; et en cas qu’ils ne traitent point,
prenez bien garde à n’envoyer jamais de partis avec le moindre hasard, et
de n’agir qu’à coup sûr ; l’exemple de Rulherford me faisant tout
appréhender de la supercherie de ces gens-là. (Louis XIV, Au duc de
Beaufort. Vincennes, 18 août 1664. Grimoard et Grouvelle, V)
Le courage et la fidélité d’une nation toujours également brave, et
constamment attachée à ses maîtres.
Naïveté, aveuglement, autopersuasion ou réalité partielle, le sentiment
que les « peuples » embrassent toujours la cause de leur roi est professé par
Louis XIV même dans le cas le plus incertain qui soit : celui de son petit-fils
devenu roi d’une Espagne qui n’attendait certainement pas un souverain
français. C’est pourtant ce que semble croire le vieux roi après les revers
essuyés par Philippe V devant Barcelone. Peut-être cette certitude est-elle
essentielle à son idée de la fonction régalienne ? Vos ennemis ne doivent
plus espérer de réussir, puisque leurs progrès n’ont servi qu’à faire paraître
le courage et la fidélité d’une nation toujours également brave, et
constamment attachée à ses maîtres. Vos peuples ne se distinguent point des
troupes réglées ; et je comprends aisément que tant de preuves de leur
amour pour vous augmentant la tendresse particulière que vous avez
toujours eue pour eux, elle leur est due ; et je vous exhorterais à leur en
donner de fréquents témoignages, si je ne savais que vos sentiments sur ce
sujet sont entièrement conformes aux miens. (Louis XIV, À Philippe V.
5 août 1706. Grimoard et Grouvelle, VI)
Des maux beaucoup plus terribles que ceux dont ils prétendent se
garantir.
Mais avant même l’adhésion du cœur, la première chose attendue du
peuple, c’est son obéissance aveugle au prince. Et cette loi, si expresse et si
universelle, n’est pas faite en faveur des princes seuls, mais est salutaire aux
peuples mêmes auxquels elle est imposée, et qui ne la peuvent jamais violer
sans s’exposer à des maux beaucoup plus terribles que ceux dont ils
prétendent se garantir. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1667)
Un peu de sévérité était la plus grande douceur que je pouvais avoir
pour mes peuples.
Revenant sur sa prise du pouvoir en 1661, Louis théorise l’usage de
l’autorité rigoureuse du roi comme garantie du bonheur de la population.
En l’état des choses, un peu de sévérité était la plus grande douceur que je
pouvais avoir pour mes peuples, une disposition contraire devant leur
produire par elle-même et par ses suites une infinité de maux. Car aussitôt
qu’un jeune roi se relâche sur ce qu’il a commandé, l’autorité périt, et le
repos avec elle. Ceux qui voient le prince de plus près, connaissant les
premiers sa faiblesse, sont aussi les premiers à en abuser ; après eux, ceux
du second rang, et ainsi dans les autres de suite pour ceux qui ont en main
quelque sorte de pouvoir. Tout tombe sur la plus basse partie, opprimée par
là de mille et mille tyrans, au lieu d’un roi légitime, dont la seule
indulgence néanmoins a fait tout ce désordre. (Louis XIV, Mémoires pour
l’année 1661)
Le ressentiment et la colère des rois véritables contre leurs sujets ne
sont que justice et que prudence.
Faut-il accabler des populations qui se sont mal conduites envers leur
roi ? La répression des bonnets rouges bretons ou des Camisards pourrait
le laisser penser. Louis XIV avait pourtant d’autres principes, du moins au
début de son règne. Des principes aux actes… Comme nous sommes à nos
peuples, nos peuples sont à nous, et je n’ai point vu encore qu’un homme
sage se vengeât à son préjudice, en perdant ce qui lui appartient, sous
prétexte qu’il en aura été mal servi, au lieu de donner ordre pour l’avenir
qu’il le soit un peu mieux. Ainsi, mon fils, le ressentiment et la colère des
rois véritables contre leurs sujets ne sont que [i.e. s’expriment uniquement
sous la forme de] justice et que prudence. (Louis XIV, Mémoires pour
l’année 1661)
Quand il mourrait quatre ou cinq cent mille de ces canailles-là, qui ne
sont que très inutiles sur la terre, la France en serait-elle moins la
France ?
À la fable émouvante du roi père des peuples fait ainsi pendant la fable
accusatrice du roi tyrannique méprisant la vie de ses sujets. Que le texte
précédent et celui qu’on va lire aient été écrits l’un en plein apogée du
règne, l’autre à son extrême fin, suffit à expliquer — jusqu’au symbole
presque — leur opposition diamétrale. Choisisse qui voudra la leçon qui lui
paraîtra la plus vraisemblable ; à moins qu’on ne préfère les considérer
l’un et l’autre comme des expressions contradictoires de la fable royale
tantôt lumineuse tantôt ténébreuse ; ou à l’inverse accréditer en partie
chacun d’eux, en diminuant de moitié l’excès des propos et en considérant
que chacun s’assortit à son contexte, à la facette de l’image royale qu’il
implique ou révèle, et peut-être à deux faces aussi du caractère du roi, aussi
enclin à l’émotion compatissante qu’à l’émotion fulminante. M. d’Orléans
son frère entreprit de lui représenter la misère du peuple, et en eut cette
réponse digne plutôt d’un tigre, s’il pouvait parler, que d’un roi chrétien :
« Hé bien, quand il mourrait quatre ou cinq cent mille de ces canailles-là,
qui ne sont que très inutiles sur la terre, la France en serait-elle moins la
France ? Je vous prie de ne point vous mêler de ce qui ne vous regarde
pas. » (Challe, Mémoires)
Êtes-vous le procureur ou l’avocat général de la canaille ?
Challe ajoute cette autre réponse qui aurait été faite par le roi au
Dauphin s’émouvant de la pauvreté des peuples. Et vous aussi, lui dit
brusquement et publiquement le roi, êtes-vous le procureur ou l’avocat
général de la canaille ? Il est vrai qu’à la charnière entre ce mot et le
précédent se glisse dans les Mémoires de Challe l’anecdote totalement
invraisemblable d’un soufflet qu’aurait donné le duc d’Orléans au ministre
Pontchartrain traitant de vagabonds et de fainéants les pauvres affamés :
devant l’énormité du fait, le mémorialiste l’assortit de cette réserve qui vaut
aussi pour l’une et l’autre anecdote que nous avons rapportée d’après lui :
Je ne réponds point de la vérité de celui-ci, mais je sais que c’était le bruit
public de Paris. (Challe, Mémoires)
LE ROI PRINCIPE DE LA NATION
Nous devons être le père commun de toutes [les professions qui font
une nation]
La fable du corps social où chaque organe est utile à la vie de l’ensemble,
ou celle de la ruche industrieuse et riche de toutes ses ouvrières, est
réactualisée par Louis XIV ou par ceux qui guident la plume de ses
Mémoires pour le Dauphin en une vision idyllique de l’harmonieuse
complémentarité entre les sujets du roi, tous également utiles et sans
qu’aucun soit indûment privilégié ni préféré dans l’ensemble qui forme la
nation. Chaque profession contribue, à sa manière, au soutien de la
monarchie. Le laboureur fournit par son travail la nourriture à tout ce grand
corps ; l’artisan donne par son industrie toutes les choses qui servent à la
commodité du public ; et le marchand assemble de mille endroits différents
tout ce que le monde produit d’utile ou d’agréable pour le fournir à chaque
particulier au moment qu’il en a besoin. Les financiers, en recueillant les
deniers publics, servent à la subsistance de l’État ; les juges, en faisant
l’application des lois, entretiennent la sûreté parmi les hommes ; et les
ecclésiastiques, en instruisant les peuples à leur religion, attirent les
bénédictions du Ciel et conservent le repos sur la terre. C’est pourquoi, bien
loin de mépriser aucune de ces conditions, ou d’en favoriser l’une aux
dépens de l’autre, nous devons être le père commun de toutes, prendre soin
de les porter toutes, s’il se peut, à la perfection qui leur est convenable, et
nous tenir persuadé que celle même que nous voudrions gratifier avec
injustice, n’en aura ni plus d’affection ni plus d’estime pour nous, pendant
que les autres tomberont avec raison dans la plainte et dans le murmure.
(Louis XIV, Mémoires pour l’année 1666)
Comme la vie de ses sujets est son propre bien, il doit avoir bien plus
de soin de la conserver.
Application de cette règle au domaine plus circonscrit de la communauté
militaire : Louis XIV note que la préparation d’une campagne requiert une
attention aux plus petites choses et aux plus petites gens, directement
intéressés par les questions triviales de subsistance et de casernement que
le roi n’a garde de dédaigner. Mais outre ces considérations, qui sont
communes à tous les généraux, le prince qui commande en personne en doit
avoir de toutes particulières. Comme la vie de ses sujets est son propre bien,
il doit avoir bien plus de soin de la conserver ; et, comme il sait qu’ils ne
s’exposent que pour son service, il doit pourvoir avec bien plus de tendresse
à tous leurs besoins. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1667)
Les rois sont seigneurs absolus et ont naturellement la disposition
pleine et libre de tous les biens, tant des séculiers que des
ecclésiastiques.
L’autorité monarchique ne saurait souffrir d’exception, pas même
cautionnée par le service du Ciel. L’Église ne doit pas se croire des
prérogatives particulières : occasion de rappeler les principes de
l’absolutisme. Les rois sont seigneurs absolus et ont naturellement la
disposition pleine et libre de tous les biens, tant des séculiers que des
ecclésiastiques, pour en user comme sages économes, c’est-à-dire selon les
besoins de leur État. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1666)
Serait-il juste que la noblesse donnât ses travaux et son sang […] et
que le peuple […] portât encore lui seul toutes les dépenses de l’État,
pendant que les ecclésiastiques […] jouiraient […] de tous les avantages
du public sans jamais rien contribuer à ses besoins ?
L’absolutisme revendiqué ci-dessus se justifie en se donnant pour fin
l’arbitrage entre les intérêts des divers corps sociaux dont l’ensemble forme
la nation. Louis XIV s’appuie ici sur le modèle des trois ordres : clergé,
noblesse, tiers état, pour rappeler le premier à ses devoirs envers les deux
autres. La seule équité naturelle suffit pour éclaircir absolument ce point.
Serait-il juste que la noblesse donnât ses travaux et son sang pour la défense
du royaume et consumât si souvent ses biens à soutenir les emplois dont
elle est chargée, et que le peuple, qui, possédant si peu de fonds, a tant de
têtes à nourrir, portât encore lui seul toutes les dépenses de l’État, pendant
que les ecclésiastiques, exempts par leur profession des dangers de la
guerre, des profusions du luxe et du poids des familles, jouiraient dans leur
abondance de tous les avantages du public sans jamais rien contribuer à ses
besoins ? (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1666)
Qui dit un grand roi dit presque tous les talents ensemble de ses plus
excellents sujets.
La nation trouve dans la personne du roi l’abrégé de ses diverses
qualités. Il faut de la variété dans la gloire comme partout ailleurs, et en
celle des princes plus qu’en celle des particuliers ; car qui dit un grand roi
dit presque tous les talents ensemble de ses plus excellents sujets.
(Louis XIV, Mémoires pour l’année 1662)
Je donnai à tous mes sujets sans distinction, la liberté de s’adresser à
moi à toute heure.
Il convient donc que de chaque sujet au roi un lien direct soit possible,
donnant chair au symbole. Louis XIV explique quelles décisions il a prises
à cet effet en 1661, quand a commencé son règne personnel. Je fis connaître
qu’en quelque nature d’affaires que ce fût, il fallait me demander
directement ce qui n’était que grâce, et je donnai à tous mes sujets sans
distinction la liberté de s’adresser à moi à toute heure, de vive voix et par
placets. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1661)
S’il y a quelque caractère singulier dans cette monarchie, c’est l’accès
libre et facile des sujets au prince.
En quoi le roi obéit non seulement au principe qui fait de lui l’abrégé et
l’incarnation de la nation, mais encore à la tradition historique de la
monarchie française. Il y a des nations où la majesté des rois consiste pour
une grande partie, à ne se point laisser voir, et cela peut avoir ses raisons
parmi des esprits accoutumés à la servitude, qu’on ne gouverne que par la
crainte et la terreur ; mais ce n’est pas le génie de nos Français, et, d’aussi
loin que nos histoires nous en peuvent instruire, s’il y a quelque caractère
singulier dans cette monarchie, c’est l’accès libre et facile des sujets au
prince. C’est une égalité de justice entre lui et eux, qui les tient pour ainsi
dire dans une société douce et honnête, nonobstant la différence presque
infinie de la naissance, du rang et du pouvoir. (Louis XIV, Mémoires pour
l’année 1662)
Je déterminai un jour de chaque semaine, auquel tous ceux qui
avaient à me parler ou à me donner des mémoires avaient la liberté de
venir dans mon cabinet.
Je réformai aussi dans le même temps [1667] la manière dont j’avais moi-
même accoutumé de rendre la justice à ceux qui me la demandaient
immédiatement : car je ne trouvais pas que la forme en laquelle j’avais
jusque-là reçu leurs placets fût commode ni pour eux ni pour moi […], ils
avaient peine à trouver une heure propre pour me parler et demeuraient
souvent plusieurs jours à ma suite, éloignés de leurs familles et de leurs
fonctions. C’est pourquoi je déterminai un jour de chaque semaine, auquel
tous ceux qui avaient à me parler ou à me donner des mémoires avaient la
liberté de venir dans mon cabinet, et m’y trouvaient précisément appliqué à
écouter ce qu’ils désiraient me dire. (Louis XIV, Mémoires pour l’année
1667)
Jusques aux moindres particuliers pourront, en toute assurance, me
représenter leurs raisons, et me demander justice, sans craindre qui
que ce soit.
Monsieur Courtin, ayant résolu de me rendre dans quelques jours à
Dunkerque, pour visiter la frontière jusques à Marienbourg et remédier à
toutes les choses qui pourraient être contraires au repos de ces peuples-là,
qui est le seul but de mon voyage, je vous ordonne, par cette lettre écrite de
ma propre main, de m’aller attendre en Artois, et non seulement d’y publier
que je recevrai moi-même les plaintes des habitants des villes et de la
campagne, mais aussi de leur faire comprendre, que j’y pourvoirai de telle
sorte, et pour le passé et pour l’avenir, que jusques aux moindres
particuliers pourront, en toute assurance, me représenter leurs raisons, et me
demander justice, sans craindre qui que ce soit. (Louis XIV, À M. Courtin.
Fontainebleau, 10 août 1664. Grimoard et Grouvelle, V)
Si j’étais capable de ces craintes je ne vivrais pas. Il en sera tout ce
qu’il plaira à Dieu.
Ce libre accès au prince n’allait pas sans péril d’attentat, à quoi
Louis XIV répondait par une sorte de fatalisme serein : il l’explique en
1672 au sieur Du Fresne, agent de l’électeur de Mayence à la cour de
France, qui lui suggérait de prendre des précautions, comme tout grand
prince ayant des ennemis enragés et capables de tout entreprendre. À quoi
le roi répondit : « On m’a déjà donné beaucoup de pareils avis ; mais enfin
si j’étais capable de ces craintes je ne vivrais pas. Il en sera tout ce qu’il
plaira à Dieu : je ne prétends pas pour cela devoir rien changer en ma
conduite. » (Arnauld, Mémoires, année 1672)
Vous gagnerez le cœur de vos sujets ; vos ennemis seront forcés à vous
estimer et à vous craindre.
La présence du roi parmi ses sujets, la visite de ses provinces, le libre
accès à sa personne sont donc autant de manières d’affirmer qu’il est le
principe de sa nation, le prince de ses peuples. Raison pour laquelle
Louis XIV s’enthousiasme du projet caressé par Philippe V de se rendre
dans le royaume de Naples, qui appartient à la couronne espagnole, pour y
asseoir sa souveraineté. J’avoue que la pensée que vous aviez me fait un
sensible plaisir ; elle est digne de votre sang, et je souhaiterais que l’état de
vos affaires et la saison vous eussent permis de l’exécuter [les finances
espagnoles sont au plus bas et l’été est à son plein de chaleur] ; mais il ne
faut pas y songer pour cette année. […] Rien ne vous donnera plus de
réputation, et de gloire dans le monde, particulièrement dans vos royaumes.
Gardez le secret de cette résolution, si vous voulez qu’elle réussisse quand
vous l’exécuterez. Vous gagnerez le cœur de vos sujets ; vos ennemis seront
forcés à vous estimer et à vous craindre. Que je serai heureux, quand je
vous verrai dans le haut point de gloire, où j’espère que votre courage vous
élèvera ! Je vous aimerai davantage ; et mon estime se fortifiant, ma
tendresse augmentera, en vous voyant tel que je vous désire, et que je me
persuade que vous serez. (Louis XIV, À Philippe V. Versailles, 7 août 1701.
Grimoard et Grouvelle, VI)
La France bien unie est plus forte que toutes les puissances
rassemblées avec tant de peines, par force et par artifice.
En 1710, le projet de harangue pour demander des secours à la nation
française au moment où la guerre de Succession d’Espagne confine à la
catastrophe fait appel au principe de la nation unie dans l’adversité et
réunie dans la volonté stoïque de son roi pour assurer le salut de la patrie.
Voyant à cette heure que mes ennemis les plus emportés n’ont voulu que
m’amuser, et qu’ils se sont servi de tous les artifices dont ils sont capables
pour me tromper, aussi bien que leurs alliés, les obligeant à fournir aux
dépenses immenses qu’exige leur ambition déréglée, je ne vois plus de parti
à prendre, que celui de songer à nous bien défendre, en leur faisant voir que
la France bien unie est plus forte que toutes les puissances rassemblées avec
tant de peines, par force et par artifice, pour l’accabler […]. Présentement
que toutes les sources sont quasi épuisées, je viens à vous pour vous
demander vos conseils et votre assistance en cette rencontre, où il ira de
notre salut. Par les efforts que nous ferons par notre union, nos ennemis
connaîtront que nous ne sommes pas en l’état qu’ils veulent faire croire, et
que nous pourrons, par le secours que je vous demande, le croyant
indispensable, les obliger à faire une paix honorable pour nous, durable
pour notre repos, et convenable à tous les princes de l’Europe. (Louis XIV,
Projet de harangue à la nation française)
Une gloire si précieuse
EXALTATION DE LA GLOIRE
► La gloire des rois
Une passion maîtresse et dominante, qui est celle de leur intérêt, de
leur grandeur et de leur gloire, étouffe toutes les autres en eux [les rois].
Encore que sur les offenses, autant ou plus que sur tout le reste des
choses, les rois soient hommes, je ne crains pas de vous dire qu’ils le sont
un peu moins quand ils sont véritablement rois, parce qu’une passion
maîtresse et dominante, qui est celle de leur intérêt, de leur grandeur et de
leur gloire, étouffe toutes les autres en eux. (Louis XIV, Mémoires pour
l’année 1661)
[Les] rois […] doivent, pour ainsi dire, un compte public de toutes
leurs actions à tout l’univers et à tous les siècles.
J’ai fait enfin quelque réflexion à la condition en cela dure et rigoureuse
des rois, qui doivent, pour ainsi dire, un compte public de toutes leurs
actions à tout l’univers et à tous les siècles, et ne peuvent néanmoins le
rendre à qui que ce soit dans le temps même, sans découvrir le secret de
leur conduite, et manquer à leurs plus grands intérêts. (Louis XIV,
Mémoires pour l’année 1661)
Les rois, qui sont nés pour posséder tout et commander à tout, ne
doivent jamais être honteux de s’assujettir à la renommée.
C’est aux hommes du commun à borner leur application dans ce qui leur
est utile et agréable ; mais les princes, dans tous leurs conseils, doivent
avoir pour première vue d’examiner ce qui peut leur donner ou leur ôter
l’applaudissement public. Les rois, qui sont nés pour posséder tout et
commander à tout, ne doivent jamais être honteux de s’assujettir à la
renommée : c’est un bien qu’il faut désirer sans cesse avec plus d’avidité, et
qui seul, en effet, est plus capable que tous les autres de servir aux succès
de nos desseins. La réputation fait souvent elle seule plus que les armées les
plus puissantes. Tous les conquérants ont plus avancé par leur nom que par
leur épée ; et leur seule présence a mille fois abattu sans efforts des
remparts capables de résister à toutes les forces assemblées. (Louis XIV,
Mémoires pour l’année 1667)
[L]es rois de France, rois héréditaires, […] peuvent se vanter qu’il n’y
a aujourd’hui dans le monde, sans exception, ni meilleure maison que
la leur, ni puissance plus grande, ni autorité plus absolue.
Louis XIV explique à son fils par l’histoire l’inanité des prétentions de
l’empereur à l’emporter en dignité sur le roi de France. Je ne vois donc
pas, mon fils, par quelle raison des rois de France, rois héréditaires, et qui
peuvent se vanter qu’il n’y a aujourd’hui dans le monde, sans exception, ni
meilleure maison que la leur, ni puissance plus grande, ni autorité plus
absolue, seraient inférieurs à ces princes électifs. (Louis XIV, Mémoires
pour l’année 1661)
Il n’est mémoire d’aucun empire d’aussi longue durée que celui-ci.
Louis XIV se félicite de la tradition française de proximité et d’accès
direct entre le roi et ses sujets en France. Que cette méthode soit bonne et
utile, l’expérience l’a déjà montré, puisque dans tous les siècles passés il
n’est mémoire d’aucun empire d’aussi longue durée que celui-ci l’a été, et
qui toutefois ne semble pas prêt à finir. (Louis XIV, Mémoires pour l’année
1662)
La gloire, qui, sans doute, par cette voie [celle de la guerre] semble
s’acquérir avec plus d’éclat.
L’instrument de la gloire, c’est évidemment la victoire, ou du moins
l’héroïsme. À la fin de 1667, pendant la guerre de Dévolution, tandis que le
roi prépare la campagne de l’année suivante, la cour se partage entre
faucons et colombes. Si l’on me voyait pencher quelquefois tant soit peu
plus du côté des armes, ce n’était ni par la faveur, ni par l’adresse de ceux
qui pouvaient y avoir intérêt, mais seulement par l’inclination que j’avais
pour la gloire, qui, sans doute, par cette voie semble s’acquérir avec plus
d’éclat. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1667)
► La gloire du roi
Je vous confie la chose du monde qui m’est la plus précieuse, qui est
ma gloire.
Dès les débuts du règne personnel, Colbert a rassemblé autour de
Chapelain, oracle des Belles Lettres, une « petite académie » chargée
d’œuvrer à la gloire du roi et à la politique culturelle du règne. Outre
Chapelain, ce cénacle est composé de deux abbés, Jacques Cassagne et
Amable de Bourzeis, l’un prédicateur savant et lettré, l’autre expert en
théologie et droit canon. Ils s’adjoignirent le jeune Charles Perrault comme
secrétaire. François Charpentier, grand orateur lié de longue date au
ministre, devait les rejoindre bientôt. Au printemps 1663, ils sont présentés
officiellement au roi, qui leur dit : Vous pouvez, Messieurs, juger de
l’estime que je fais de vous, puisque je vous confie la chose du monde qui
m’est la plus précieuse, qui est ma gloire. Je suis sûr que vous ferez des
merveilles ; je tâcherai de ma part de vous fournir de la matière qui mérite
d’être mise en œuvre par des gens aussi habiles que vous êtes. (Perrault,
Mémoires)
Tout cela ne m’est rien à l’égard d’un point d’honneur où je croirais
la réputation de ma couronne tant soit peu blessée.
En 1662, l’affaire du « salut au pavillon » auquel prétendaient les
vaisseaux anglais de la part des Français menace d’envenimer les relations
entre les deux pays. Dans ses directives à son ambassadeur, le comte
d’Estrades, Louis XIV devance les arguments dont ne manquera pas d’user
le chancelier Hyde. Je ne doute pas qu’après ce coup, le chancelier ne vous
représente maintenant les inconvénients de cette résolution, si je m’y porte
[suit l’énumération de ces inconvénients]. Je crois que tout cela peut
facilement arriver, et je vois aussi bien qu’eux l’intérêt que j’ai qu’il
n’arrive pas ; et cependant tout cela ne m’est rien à l’égard d’un point
d’honneur où je croirais la réputation de ma couronne tant soit peu blessée ;
car en pareil cas, bien loin de me soucier ni me mettre en peine de tout ce
qui peut arriver des États d’autrui, comme du Portugal, je serai toujours prêt
de hasarder les miens propres, plutôt que de commettre la moindre
faiblesse, qui ternît la gloire où je vise en toutes choses, comme au principal
objet de toutes mes actions. (Louis XIV, Au comte d’Estrades. Paris,
25 janvier 1662. Grimoard et Grouvelle, V). Voltaire, dans Le Siècle de
Louis XIV, abrège ainsi le mot que nous avons retenu en exergue de cette
rubrique : Tout ne m’est rien à l’égard de l’honneur. Qui est à la fois
presque la même chose et tout autre chose : mécomptes de la reformulation
des mots du roi par la postérité.
J’ai toujours été le maître chez moi, quelquefois chez les autres, ne
m’en faites pas souvenir.
Aux termes du traité d’Utrecht (1713), rappelle Voltaire, la France s’était
engagée à démolir Dunkerque et à en combler le port. Ce que Louis XIV fit
accomplir. Le roi, quelque temps après, fit élargir le canal de Mardick ; et,
au moyen des écluses, on fit un port qu’on disait déjà égaler celui de
Dunkerque. Le comte de Stair, ambassadeur d’Angleterre, s’en plaignit
vivement à ce monarque. Il est dit dans un des meilleurs livres que nous
ayons, que Louis XIV répondit au lord Stair : « Monsieur l’ambassadeur,
j’ai toujours été le maître chez moi, quelquefois chez les autres : ne m’en
faites pas souvenir. » Je sais de science certaine que jamais Louis XIV ne fit
une réponse si peu convenable. Il n’avait jamais été le maître chez les
Anglais : il s’en fallait beaucoup. Il l’était chez lui ; mais il s’agissait de
savoir s’il était le maître d’éluder un traité auquel il devait son repos, et
peut-être une grande partie de son royaume. (Voltaire, Siècle de Louis XIV)
Édouard Fournier, pourfendeur de supercheries, surenchérit. Ce fait,
popularisé par Hénault, est inventé. « Le président, écrit Voltaire à
M. de Courtivron, m’avoua lui-même que cette anecdote était très fausse ;
mais que l’ayant imprimée, il n’aurait pas la force de se rétracter. J’aurais
eu ce courage à sa place. » Et de commenter : Voltaire se vante. (Fournier,
Recherches et Curiosités)
Servir d’exemple.
Le pape Innocent XI voulait rogner les droits exorbitants obtenus dans
Rome par les ambassadeurs européens et ceux qui se recommandaient
d’eux pour couvrir d’impunité leurs exactions ou leurs crimes. Il s’en
ouvre, en 1684, aux monarques européens qui acquiescent à son souhait. Le
nonce Ranuci proposa à Louis XIV de concourir, comme les autres rois, à la
tranquillité et au bon ordre de Rome. Louis, très mécontent du pape,
répondit « qu’il ne s’était jamais réglé sur l’exemple d’autrui, et que c’était
à lui de servir d’exemple ». Il envoya à Rome le marquis de Lavardin en
ambassadeur pour braver le pape. (Voltaire, Siècle de Louis XIV).
Le premier mouvement qui m’a fait croire que je pouvais réussir
dans la guerre a été la jalousie que je sentis, dès que j’eus quelque
connaissance, pour ceux qui étaient les plus estimés, et sans doute les
plus capables.
L’émulation est une cause majeure de l’appétit de gloire, de l’aveu même
du roi établissant son plan de campagne pour ce qui serait la dernière
année de la guerre de Hollande. Il constate avoir accompli jusqu’alors tout
ce qui était possible. J’avoue que je sentais quelque plaisir de me voir
nécessité, pour avoir déjà fait ce qui paraissait possible, d’assiéger des
places que les plus grands capitaines de notre siècle n’avaient osé regarder,
ou devant lesquelles ils avaient été malheureux. Le premier mouvement qui
m’a fait croire que je pouvais réussir dans la guerre a été la jalousie que je
sentis, dès que j’eus quelque connaissance, pour ceux qui étaient les plus
estimés, et sans doute les plus capables. Je m’appliquai à les imiter ;
j’aspirai à les surpasser, et j’ai du moins été assez heureux pour réussir à des
entreprises qui leur avaient paru impossibles. (Louis XIV, Relation de la
campagne de 1678 et résultat de paix de Nimègue. Grimoard et Grouvelle,
IV)
Des princes comme moi, qui regardent l’honneur et visent à la gloire
préférablement à toute autre considération.
Dès 1662, voici ce que le roi répond au comte d’Estrades, ambassadeur
de France à Londres, au sujet de l’affaire du « salut au pavillon ». Dans
cette affaire, on se souvient que le chancelier Hyde l’avait pris de haut avec
la France. Avec des princes comme moi, qui regardent l’honneur et visent à
la gloire préférablement à toute autre considération, il y avait de meilleurs
chemins à prendre pour le chancelier, s’il voulait parvenir à sa fin.
(Louis XIV, Au comte d’Estrades. Paris, 25 janvier 1662. Grimoard et
Grouvelle, V)
Monsieur le maréchal, vous n’aimez pas ma gloire de me parler de la
sorte.
Durant la campagne de Flandre en 1667, Louis XIV quitte Avesnes à la
tête de ses troupes. Le roi ne marcha jamais que le pas et ce fut lui qui fit
tous les détachements pour marcher sur les ailes, car il fait tout de bonne
grâce et sans empressement. M. de Turenne lui ayant dit au commencement
de sa marche avec l’armée en venant ici qu’il se peinait trop et qu’il
pourrait en être malade, il lui dit : « Monsieur le maréchal, vous n’aimez
pas ma gloire de me parler de la sorte. » (Saint-Maurice, Lettre du 16 juin
1667)
C’est vous aimer véritablement, que de préférer votre gloire à sa
propre satisfaction.
La même idée se retrouve quarante ans plus tard, lorsque la reine
d’Espagne, peu de temps après leur mariage, accepte de laisser Philippe V
partir sans elle pour Naples à la reconquête de ses États. Dans une lettre à
son petit-fils, Louis XIV souligne le digne sacrifice de son amour que fait la
jeune épouse à la gloire de son mari et incite celui-ci à la chérir d’autant
plus. Votre amitié doit être encore augmentée par les marques qu’elle vous
donne de la sienne. C’est vous aimer véritablement, que de préférer votre
gloire à sa propre satisfaction. (Louis XIV, À Philippe V. Versailles, 22 mars
1702. Grimoard et Grouvelle, VI)
Préférer sa gloire à toute autre considération.
Et dans une lettre parallèle à la jeune femme, il réitère l’éloge en variant
légèrement la formule. C’est aimer véritablement le roi, mon petit-fils, que
de préférer sa gloire à toute autre considération ; et je dois plutôt vous
donner les justes louanges que vous méritez, que les avis que vous
demandez pour votre conduite. (Louis XIV, À la reine d’Espagne. 22 mars
1702. Grimoard et Grouvelle, VI)
Il était nécessaire de faire connaître votre valeur
Et de fait, en se signalant par son courage, le jeune roi comble de
bonheur son grand-père. Je ne puis vous reprocher de vous être trop exposé
dans une première occasion : il était nécessaire de faire connaître votre
valeur, et mes conseils vous y auraient excité plutôt que de vous retenir ;
mais ils étaient inutiles, et vous pensiez comme moi. (Louis XIV,
À Philippe V. Marly, 26 août 1702, Lettres inédites du Mémorial du Dépôt
général de la guerre)
Je serais inconsolable si depuis votre arrivée, il s’était passé quelque
chose où mes armes n’eussent point de part.
La gloire vit d’images, celles de troupes impeccables que l’on va voir
défiler ; elle vit surtout de réalités, d’insatiables réalités, celles de succès
militaires incessants. À quoi le roi s’attache avec une ardeur fébrile qu’il
ose avouer. Monsieur de Pradel, je suis bien aise d’apprendre que chacun
s’empresse à voir mes troupes, sachant que c’est leur bon état qui attire
cette foule. Le comte d’Estrades m’a mandé qu’il allait les voir passer, et
conférer avec vous et avec les députés des États [des Provinces-Unies], sur
ce qu’il y aurait à faire, et comme je ne doute pas qu’on n’ait pris le bon
parti, je suis en impatience, attendant à tout moment les nouvelles du
succès. Et quoique je sois assuré qu’il n’y ait personne qui soit plus âpre
que vous à la gloire, je ne puis m’empêcher de vous dire que je serais
inconsolable si depuis votre arrivée, il s’était passé quelque chose où mes
armes n’eussent point de part. […] Je vous réplique de nouveau que dans la
curiosité, et je puis dire inquiétude [au sens de fébrilité] que j’ai de savoir
ce qui se passe dans le pays où vous êtes, vous ne devez jamais manquer de
me donner des nouvelles le plus souvent que vous pourrez. (Louis XIV,
À M. de Pradel. Paris, 27 novembre 1665. Grimoard et Grouvelle, V)
Mes armes ayant toujours été victorieuses sur terre, j’espère qu’elles
ne seront pas moins heureuses sur la mer.
En 1666, la gloire du roi n’a encore subi aucun revers. Il peut écrire avec
fierté au duc de Beaufort, au moment où la flotte française va devoir
appuyer la flotte hollandaise contre sa rivale britannique : Mes armes
ayant toujours été victorieuses sur terre, j’espère qu’elles ne seront pas
moins heureuses sur la mer, et même [i.e. en particulier] dans cette
conjoncture où elles sont entre vos mains. (Louis XIV, Au duc de Beaufort.
Saint-Germain-en-Laye, 16 février 1666. Grimoard et Grouvelle, V)
Vous savez que je ne peux plus être que seul à commander une armée.
Encore faut-il que la gloire du monarque ne soit pas occultée par celle de
ses généraux auxquels l’opinion penchera naturellement à prêter les succès
remportés sur le terrain, fût-ce en présence du roi. Pour quoi celui-ci,
caressant un projet d’offensive sur plusieurs fronts durant le premier hiver
de la guerre de Hollande, souhaite commander seul désormais la principale
de ses armées. J’avoue que je trouverais beau que, dans le temps que
l’empereur, l’Espagne, la Hollande et Brandebourg essaient d’arrêter mes
progrès, on vît Luxembourg entrer en Hollande sur la glace, M. le Prince
prendre partie du comté de Bourgogne, et moi en Flandre, chasser toutes
leurs troupes de leur pays, et enlever quelques places, s’il était possible. Je
me mets du côté de la Flandre, parce que vous savez que je ne peux plus
être que seul à commander une armée. Je ne vous dis ceci que pour vous
faire voir que mes desseins ne sont pas si visionnaires, et que j’ai des
raisons qui me peuvent engager à croire qu’ils pourront être utiles et tout à
fait glorieux. (Louis XIV, Au marquis de Louvois. Compiègne,
27 décembre 1672. Grimoard et Grouvelle, III)
Le grand et heureux succès qu’avait eu, le jour précédent, celle de
mes armées que vous commandez.
Ce souci inconscient de manifester la suzeraineté de sa gloire serait-il
cause du tour indirect des congratulations qu’adresse le roi à Turenne, pour
lequel il aura toujours montré une confiance et une estime exceptionnelles,
lorsqu’il lui écrit pour le féliciter d’avoir remporté la belle victoire de
Sintzhem ? En tout cas, on note avec intérêt et amusement le tour
périphrastique qu’il adopte pour se féliciter du succès de ses armées, au
lieu de congratuler sans ambages le vainqueur pour sa victoire. Mon
Cousin, j’ai appris avec la satisfaction que vous pouvez vous imaginer, par
votre lettre du 17 de ce mois, et par ce que Ruvigni m’a dit de bouche, le
grand et heureux succès qu’avait eu, le jour précédent, celle de mes armées
que vous commandez. J’ai appris aussi avec beaucoup de plaisir la manière
dont tous les officiers se sont comportés dans le combat, et la valeur avec
laquelle ils ont exécuté tous les ordres que vous leur avez donnés pour mon
service. (Louis XIV, Au maréchal de Turenne. Tonnerre, le 22 juin 1674.
Grimoard et Grouvelle, III)
Cette sorte de plaisir comble de bonheur [un cœur bien élevé], en lui
faisant croire qu’il n’y avait que lui capable d’entreprendre et digne de
réussir.
Au début de 1678, Louis XIV médite les coups d’éclat qui lui permettront
de terminer la guerre de Hollande. Voici comment il en présente les
intentions et les maximes. J’avais impatience de commencer la campagne de
1678, et une grande envie de faire quelque chose d’aussi glorieux et de plus
utile que ce qui avait déjà été fait ; mais il n’était pas aisé d’y parvenir, et de
passer l’éclat que donnent la prise de trois grandes places et le gain d’une
bataille. J’examinai ce qui était faisable, et je travaillai à surmonter les
difficultés qui se rencontrent d’ordinaire dans les grandes choses. Si elles
donnent de la peine, on en est bien récompensé dans les suites. Un cœur
bien élevé est difficile à contenter, et ne peut être pleinement satisfait que
par la gloire ; mais aussi cette sorte de plaisir le comble de bonheur, en lui
faisant croire qu’il n’y avait que lui capable d’entreprendre et digne de
réussir. (Louis XIV, Relation de la campagne de 1678 et résultat de paix de
Nimègue. Grimoard et Grouvelle, IV)
Vous m’avez fait un des grands plaisirs que j’aie eus de ma vie, et
j’espère vivre encore assez pour vous en faire beaucoup.
Et quand les plaisirs se font plus rares parce que les revers sont plus
nombreux, la mesure du plaisir provoqué par les victoires devient
inversement proportionnelle à leur rareté. Ainsi en 1703 lorsque la bataille
de Spire est remportée par le maréchal de Tallard. Le marquis de La Baume
arriva sur les cinq heures, qui apporta la nouvelle d’une bataille gagnée par
le maréchal de Tallard, son père, contre les troupes de Hesse, de l’électeur
palatin et une partie de celles qui étaient dans les lignes de Stolhofen. […]
Sitôt que le roi eut reçu ces bonnes nouvelles, il les manda à Monseigneur,
qui était à Paris à l’opéra ; Monseigneur lut la lettre dans sa loge ; on fit
cesser les acteurs un moment, et Monseigneur apprit au public le gain de la
bataille et la prise de Landau, ce qui fut suivi de beaucoup de cris de Vive le
roi et Monseigneur, après quoi on fit recommencer l’opéra, et Monseigneur
revint ici au souper du roi. […] M. de La Baume rendit compte au roi chez
Mme de Maintenon, et parla avec beaucoup de sagesse et de modestie, ne
parlant jamais de monsieur son père. Le roi lui dit : « Vous m’avez fait un
des grands plaisirs que j’aie eus de ma vie, et j’espère vivre encore assez
pour vous en faire beaucoup. » (Dangeau, Journal, 20 novembre 1705)
PONDÉRATION DE LA GLOIRE
► Le prix de l’héroïsme
S’il se trouve [une aventure] qui nous oblige à relâcher en apparence
quelque chose de notre fierté, […] les effets éclatants qui s’en
découvrent enfin nous en excusent glorieusement.
La voie qui mène au triomphe n’est pas toujours droite et aisée, les succès
se paient aussi de revers préalables. L’on n’arrive jamais à la fin des vastes
aventures sans essuyer diverses difficultés, et s’il s’en trouve quelqu’une
qui nous oblige à relâcher en apparence quelque chose de notre fierté, la
beauté du succès que nous en attendons nous en console doucement en
nous-mêmes et les effets éclatants qui s’en découvrent enfin nous en
excusent glorieusement dans le public. (Louis XIV, Mémoires pour l’année
1666)
En attendant que le monde se détrompe de ses erreurs, ce doit être
assez pour nous du témoignage que nous nous rendons à nous-mêmes.
Un exemple en est offert par l’échec du siège de Termonde en 1667, qui
sur le moment a fait jaser. Une sage retraite devrait mériter plus de gloire à
un roi sage qu’un succès où le hasard peut avoir eu sa part. Ces bruits qui
s’élèvent avec tumulte se détruisent bientôt par la raison, et font place aux
sentiments des sages, qui, reconnus enfin pour vrais du peuple même,
fondent par un consentement universel la solide et durable réputation. En
attendant que le monde se détrompe de ses erreurs, ce doit être assez pour
nous du témoignage que nous nous rendons à nous-mêmes : et c’est ce qui a
fait que, repassant quelquefois mon esprit sur la retraite dont nous parlons,
loin d’en être mal satisfait, je l’ai regardée comme la seule action de cette
campagne où j’eusse véritablement fait quelque épreuve de ma vertu. Car,
enfin, dans toutes les autres, quoique peut-être elles en aient eu plus d’éclat,
si j’ai fait quelque chose qu’on ait approuvé, ce n’a été que suivre les
mouvements ordinaires à ceux de ma qualité et, si j’ai eu quelques succès
avantageux, la fortune y pourra prétendre autant ou plus de part que moi :
au lieu que je ne dois tout le fruit de celle-ci qu’à la violence que je me fis à
moi-même en méprisant tous les discours que je prévoyais. (Louis XIV,
Mémoires pour l’année 1667)
Il vaut mieux reprendre des coutumes anciennes, si on les croit
bonnes, que de hasarder beaucoup pour un faux point d’honneur.
En 1692, au plus fort de la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697),
la victoire remportée par le maréchal de Luxembourg à Steinkerque, avant
celle de Neerwinden l’année suivante, n’empêche pas le roi de garder la
tête froide sur les périls et les dépenses de la guerre et sur les meilleurs
moyens de la gagner : la sûreté vaut mieux que le panache. Il paraît par
tous les avis qui viennent, que le prince d’Orange fait venir en Flandre
l’infanterie qui était embarquée, et qu’il veut vous attaquer à quelque prix
que ce soit. Pourquoi, quand vous ne trouvez pas des postes tels que vous le
désirez, ne vous retranchez-vous pas ? Par ce moyen, vous ne combattriez
jamais qu’avec avantage, contre un homme qui veut entreprendre les choses
sans beaucoup de raison. Je sais que vous me direz : il y a longtemps que
cela ne s’est fait ; cela pourrait ternir la réputation de vos armes, et faire
connaître aux ennemis qu’on les appréhende, et beaucoup d’autres choses
que je ne dis pas ici ; mais ce ne sont que des discours, et l’essentiel est
qu’il n’arrive point d’accident à mon armée, et même qu’il n’y ait point de
combat où la perte soit égale. C’est pourquoi il vaut mieux reprendre des
coutumes anciennes, si on les croit bonnes, que de hasarder beaucoup pour
un faux point d’honneur ; puisque ce qu’on fera passera pour sagesse et non
pour faiblesse, dans une conjoncture comme celle-ci. (Louis XIV, Au
maréchal de Luxembourg. Versailles, 24 août 1692. Grimoard et Grouvelle,
IV)
Le secours de Maestricht serait d’éclat, mais il ne serait pas sûr d’y
penser, et un malheur qui nous pourrait arriver, en attirerait bien
d’autres.
Déjà durant la brillante guerre de Hollande le roi appliquait ce sage
précepte et se rendait à la préséance de la prudence sur l’éclat. Les grands
sièges me plaisent plus que les autres ; mais en l’état des choses, il faut les
remettre à un autre temps. Le secours de Maestricht serait d’éclat, mais il ne
serait pas sûr d’y penser, et un malheur qui nous pourrait arriver, en
attirerait bien d’autres. Le siège de Charlemont ne me paraît pas prudent, à
cause du voisinage du prince d’Orange, et de l’éloignement des endroits
qu’il faut toujours garder avec application, quoique je ne croie pas
Villahermosa joint avec Waldeck en état de faire grand-chose. Il faut donc
en venir au siège de Saint-Guilain et à la prise de Linck, fortifiant Cassel en
même temps. Et plus loin : M. le maréchal d’Humières prendra Linck et
fera fortifier Cassel. Ce parti ne sera pas éclatant, mais il sera utile.
(Louis XIV, À Louvois. Versailles, 1er août 1676. Grimoard et Grouvelle,
IV)
Pourvu qu’on puisse avoir la victoire d’une façon, il ne faut pas se
mettre en peine de l’avoir d’une autre, quoiqu’elle nous paraisse plus
éclatante.
Et même auparavant dans son règne, quand l’échec lui était encore
inconnu, le roi professait qu’on devrait savoir ne pas soumettre la certitude
de la fin à la beauté des moyens, une victoire certaine au souci incertain de
la gloire. Pourvu qu’on puisse avoir la victoire d’une façon, il ne faut pas se
mettre en peine de l’avoir d’une autre, quoiqu’elle nous paraisse plus
éclatante. Nous perdons l’occasion d’un gain sûr pour en chercher un
incertain. (Louis XIV/Périgny, Journal de juin 1666, notes préparatoires du
roi)
Je suis ici dans un lieu où j’ai besoin de patience.
Variante du même thème, la patience est parfois le meilleur moyen
d’atteindre au succès et de confirmer la gloire d’être craint même quand on
n’agit pas. Je suis ici dans un lieu où j’ai besoin de patience. Je veux avoir
ce mérite de plus à la guerre, et faire voir que je sais embarrasser mes
ennemis par ma seule présence ; car je sais qu’ils ne souhaitent rien avec
tant d’ardeur, que mon retour en France. Peut-on résister à citer la note
irrévérencieuse de Grouvelle au bas de ce billet : Il aurait mieux valu le
laisser dire aux autres, en supposant qu’ils le pensassent, que de l’écrire soi-
même ? (Louis XIV, À Colbert. Au camp de Neer-Asselt, 2 juin 1676.
Grimoard et Grouvelle, IV)
Ne pouvant me résoudre à la perte de tant de braves gens, et
préférant leur conservation aux avantages que je pourrais tirer d’une
plus longue résistance, je vous écris cette lettre pour vous dire, que […]
vous lui livriez la place.
La même sagesse conduit Louis XIV en personne à ordonner la reddition
sous conditions de la place de Grave après quatre mois de siège par
Guillaume d’Orange en octobre 1674, afin d’en sauver la garnison.
Monsieur de Chamilly, la vigoureuse défense que vous et les officiers de
mes troupes qui sont en garnison dans Grave avez faite jusques ici, et la
valeur avec laquelle vous avez soutenu les efforts des ennemis, me donnent
tant de satisfaction que, ne pouvant me résoudre à la perte de tant de braves
gens, et préférant leur conservation aux avantages que je pourrais tirer
d’une plus longue résistance, je vous écris cette lettre pour vous dire que si,
suivant le bruit qui court, le prince d’Orange se rend au camp devant Grave
pour y commander, je trouve bon que vous lui fassiez savoir que vous
n’attendiez que sa venue pour lui remettre la place, en cas qu’il la veuille
recevoir à des conditions raisonnables ; et que s’il vous accorde la liberté
d’en sortir avec toute la garnison, y compris les malades, armes et bagages
et tout le canon qui s’y trouvera aux armes ou marques de France, et de
faire rendre le tout en sûreté à Charleroi, vous fournissant pour cela
l’escorte nécessaire, et en outre les passeports des généraux des armées de
l’empereur et du roi catholique, vous lui livriez la place. (Louis XIV, Au
marquis de Chamilly. Versailles, 12 octobre 1674. Grimoard et Grouvelle,
III)
L’action est très belle ; mais j’ai regret de tant de braves gens qu’on y
a perdus.
Même expression de sagesse dans cette plus rapide évaluation de la
lourde rançon de la gloire. J’ai été très aise de ce que le comte d’Estrées a
fait [la victoire navale de Tabago, combat glorieux mais modeste et
périphérique, qui ne bouleversa pas l’issue de la guerre contre la
Hollande] : l’action est très belle ; mais j’ai regret de tant de braves gens
qu’on y a perdus, et de mes quatre vaisseaux ; mais malgré la perte, cette
affaire est fort glorieuse pour la France. (Louis XIV, À Colbert. Condé,
26 mai 1677. Grimoard et Grouvelle, V)
N’ayez de guerre que lorsque vous y serez forcé.
La guerre, principal levier de la gloire, finira par lasser Louis XIV durant
la fin de son règne marqué par bien des revers militaires et par
l’épuisement consécutif du royaume. Avant d’avouer à son arrière-petit-fils
sur son lit de mort qu’il a trop aimé la guerre, il avait recommandé à son
petit-fils devenant roi d’Espagne d’en modérer l’usage. Ironie du sort, la
promotion du duc d’Anjou sera cause de la plus terrible des guerres que dut
mener le roi son grand-père. Peut-être les conseils ne sont-ils pas faits pour
être suivis par ceux qui les donnent. Faites le bonheur de vos sujets ; et,
dans cette vue, n’ayez de guerre que lorsque vous y serez forcé, et que vous
en aurez bien considéré et bien pesé les raisons dans votre conseil.
(Louis XIV, Instructions au duc d’Anjou)
Je me trouve […] assez bien partagé, pour n’avoir ni inquiétude ni
désir violent d’étendre davantage ma domination.
Il n’est d’ailleurs pas sûr que ce désamour tardif de la guerre ne ramène
pas Louis XIV à ses idéaux initiaux. Au tout début de son gouvernement
personnel, lorsque sa gloire se faisait reconnaître par des gestes sans
conséquences militaires (querelles du salut au pavillon, des gardes corses
du pape, de la préséance sur l’Espagne), il caressait l’image (ou le rêve ?)
d’un règne de grandeur sans violence impérialiste. Du moins l’écrit-il au
comte d’Estrades, son ambassadeur à Londres puis en Hollande, auquel il
n’a aucune raison de cacher ses desseins secrets. L’avenir démentira vite
cette illusion, par les obstacles que ses voisins inquiets opposeront bientôt à
ses projets qui ne seront rien moins qu’expansionnistes, quoi qu’il en dise.
Je vous dirai donc, en premier lieu, que j’ai été fort aise que le sieur De Witt
ait pu reconnaître, et comme toucher au doigt par des effets sensibles,
lorsque vous vous êtes ouvert à lui de mes plus secrètes pensées et
intentions, sur la proposition qu’on lui est venu faire, que je ne suis pas ce
dangereux voisin, ni ce prince si immodérément ambitieux et si avide des
États d’autrui, que mes envieux le publient avec des exagérations odieuses,
pour faire concevoir partout de grands ombrages de ma puissance. Je me
trouve par là, grâce à Dieu, comme je vous l’ai déjà mandé, assez bien
partagé, pour n’avoir ni inquiétude ni désir violent d’étendre davantage ma
domination ; et pourvu que je puisse toujours tenir ceux qui ne m’aiment
pas (dont les vastes desseins ou le trop grand pouvoir me doivent être
suspects) en état de ne me faire point de mal, je croirai avoir tout sujet de
me contenter, et d’être fort satisfait de ma condition présente. (Louis XIV,
Au comte d’Estrades. Paris, 20 avril 1663. Grimoard et Grouvelle, V)
Il faut de la variété dans la gloire comme partout ailleurs.
On a vu plus haut qu’un bon roi doit réunir en lui toutes les qualités de
ses sujets. La citation que nous avons alors retenue s’inscrit dans un
contexte qui relativise la place de la valeur (entendons le courage et
l’héroïsme, sources de gloire) parmi les autres qualités nécessaires à un
monarque. S’il n’est point beau de se faire un favori, quelque habile qu’il
puisse être, pour ne plus écouter que lui, il ne l’est guère davantage de se
faire une passion, quelque noble qu’elle soit, pour ne recevoir plus d’autre
conseil que le sien ; si ce n’est que vous entendiez par là celle du bien en
général, qui se change en autant de formes qu’il y a de choses justes,
honnêtes et utiles. Il faut de la variété dans la gloire comme partout ailleurs.
Car qui dit un grand roi dit presque tous les talents ensemble de ses plus
excellents sujets. La valeur est une de ces qualités principales, mais ce n’est
pas l’unique ; elle laisse beaucoup à faire à la justice, à la prudence et à la
bonne conduite, et à l’habileté dans les négociations : plus la valeur même
est parfaite, plus elle affecte de ne point paraître à contretemps et de ne se
montrer que la dernière. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1662)
Plus on aime chèrement la gloire, plus on doit tâcher de l’acquérir
avec sûreté.
En 1666, Louis XIV penche à entrer en guerre à la fois contre l’Espagne
au nom des droits de la reine (ce sera la guerre de Dévolution) et contre
l’Angleterre en lutte depuis 1667 avec les Provinces-Unies qu’un traité
d’assistance mutuelle liait à la France. Mais pour appuyer le sentiment
contraire, je remarquais que, comme un prince acquiert de la gloire à
vaincre les difficultés qu’il ne peut éviter, il se met en danger d’être accusé
d’imprudence en se jetant trop aisément dans celles qu’un peu d’adresse lui
pouvait épargner ; que la grandeur de notre courage ne nous doit pas faire
négliger le secours de notre raison, et que plus on aime chèrement la gloire,
plus on doit tâcher de l’acquérir avec sûreté ; […] mais que du moins il me
serait glorieux devant toutes les nations de la terre, qu’ayant d’un côté mes
droits à poursuivre et de l’autre mes alliés à protéger, j’eusse été capable de
négliger mon intérêt pour entreprendre leur défense. (Louis XIV, Mémoires
pour l’année 1666)
Comme vous devez toujours penser au bien de l’État, je ne doute pas
que vous ne vous conduisiez avec la sagesse et la prudence que vous me
mandez.
Le même constat vaut pour le Dauphin, quand il commande les armées de
son père. Je suis très aise de ce que vous me mandez, pour ce qui vous
regarde. Je souhaite plus que vous, que vous puissiez acquérir beaucoup de
gloire ; mais comme vous devez toujours penser au bien de l’État, je ne
doute pas que vous ne vous conduisiez avec la sagesse et la prudence que
vous me mandez. (Louis XIV, Au Dauphin. Marly, 23 juillet 1694.
Grimoard et Grouvelle, IV)
Ne vous exposez pas mal à propos ; mais ne déférez pas à des conseils
timides.
Et le conseil passe du fils au petit-fils : que le roi d’Espagne pondère
l’appel de la gloire et les obligations de la sûreté — car un roi se doit
d’abord à son État, avant de s’appartenir. Ne vous exposez pas mal à
propos ; mais ne déférez pas à des conseils timides. Croyez ceux du duc de
Vendôme et de Marcin. Je crois vous donner les marques les plus
essentielles de mon amitié, en songeant à votre gloire. (Louis XIV,
À Philippe V. 24 juillet 1702. Grimoard et Grouvelle, VI)
Vous êtes dans une conjoncture où tout dépend de la conservation de
votre personne.
La maxime vaut encore plus dans la défaite et le désarroi général. En
1706, la levée du siège de Barcelone dévoile la fragilité de la situation de
Philippe V et celle de son trône. Vous ne devez point hasarder de passer à
Madrid seul et peu accompagné. Vous êtes dans une conjoncture où tout
dépend de la conservation de votre personne : ainsi vous devez seulement
marcher jusqu’à Pampelune avec quelques régiments de cavalerie et de
dragons, et vous y attendrez le reste des troupes. […] Il faut se soumettre
aux jugements de Dieu, et croire que si nous profitons des disgrâces qu’il
nous envoie, elles nous procureront des biens solides et éternels.
(Louis XIV, À Philippe V. 29 mai 1706. Grimoard et Grouvelle, VI)
Il y a des conjonctures où le courage doit céder à la prudence.
En 1709, la situation tournant au désastre, Philippe V prêt à en être
réduit, aux termes des pourparlers de paix, à n’être plus que roi de Naples,
écrit à son aïeul qu’il ne quittera jamais l’Espagne « qu’avec la vie ». Plus
réaliste, celui-ci répond par des maximes modérées à son ambassadeur à
Madrid, Amelot de Gournay. Il y a des conjonctures où le courage doit
céder à la prudence ; et comme les peuples, zélés présentement, pourraient
bien ne pas penser toujours de même, ni comme mon petit-fils, il vaut
mieux songer à régner en quelque endroit, que de perdre en même temps
tous ses États. (Louis XIV, À Amelot. 29 avril 1709. Grimoard et
Grouvelle, VI)
Il ne convient pas de commettre les affaires du roi d’Espagne au sort
d’une bataille, lorsque le temps est absolument pour lui.
Et d’ailleurs quand Louis XIV espère en 1711 une paix négociée pour
conclure la guerre de Succession d’Espagne, il s’arc-boute de toutes ses
forces contre les jusqu’au-boutistes de la gloire par les armes. Je suis
persuadé que, quand même vous seriez assuré de la bonté et de la
supériorité des troupes que vous commandez, vous jugeriez, comme moi,
qu’il ne convient pas de commettre les affaires du roi d’Espagne au sort
d’une bataille, lorsque le temps est absolument pour lui, et que vous faites
périr ses ennemis en les tenant dans l’inaction. (Louis XIV, Au duc de
Vendôme. Versailles, 28 septembre 1711, Lettres inédites du Mémorial du
Dépôt général de la guerre)
► D’autres formes de gloire
S’il y a une fierté légitime en notre rang, il y a une modestie et une
humilité qui ne sont pas moins louables.
L’idéal de Louis XIV oscille entre la morale de la gloire, expression d’une
éthique du sublime, et la gloire de la morale, expression d’une éthique de la
sagesse. Voici un passage de ses Mémoires destinés à son fils où il résout la
contradiction entre ces modèles en montrant comment leurs qualités
opposées sont tour à tour requises par les circonstances. S’il y a une fierté
légitime en notre rang, il y a une modestie et une humilité qui ne sont pas
moins louables. Ne pensez pas, mon fils, que ces vertus ne soient pas faites
pour nous. Au contraire, elles nous appartiennent plus proprement qu’au
reste des hommes. Car, après tout, ceux qui n’ont rien d’éminent, ni par la
fortune, ni par le mérite, quelque petite opinion qu’ils aient d’eux-mêmes,
ne peuvent jamais être modestes ni humbles ; et ces qualités supposent
nécessairement en celui qui les possède, et quelque élévation et quelque
grandeur dont il pourrait tirer de la vanité. Nous, mon fils, à qui toutes
choses semblent inspirer ce défaut si naturel aux hommes, nous ne pouvons
trop apporter de soin à nous en défendre. Mais à sa leçon d’humilité, le roi
ajoute immédiatement, par contrepoids, une leçon de fierté, en fondant cette
variation sur l’appropriation de chacune de ces qualités à la situation.
Mais quand il s’agira […] du rang que vous tenez dans le monde, des droits
de votre couronne, du roi enfin et non pas du particulier, prenez hardiment
l’élévation de cœur et d’esprit dont vous serez capable, ne trahissez point la
gloire de vos prédécesseurs ni l’intérêt de vos successeurs à venir, dont vous
n’êtes que le dépositaire. Car alors votre humilité deviendrait une bassesse.
(Louis XIV, Mémoires pour l’année 1661)
Tant de différentes choses par lesquelles ils se peuvent faire connaître.
Autre pondération des contraires exigée d’un grand roi : le soin
particulier à chaque chose, l’application exacte à tout. Les princes qui ont
de bonnes intentions et quelque connaissance de leurs affaires, soit par
expérience, soit par étude, et une grande application à se rendre capables,
trouvent tant de différentes choses par lesquelles ils se peuvent faire
connaître, qu’ils doivent avoir un soin particulier et une application
universelle à tout. (Louis XIV, Réflexions sur le métier de roi)
La noble ambition de vous signaler.
Sa réputation de grand roi, signée par son surnom de Louis-le-Grand,
Louis XIV ne l’attend pas nécessairement de sa seule gloire de conquérant.
Comme un jour le fera Napoléon en mettant le Code civil au-dessus de
toutes ses conquêtes militaires, le Roi-Soleil, s’adressant à son fils, lui
présente pour socle le plus solide de sa réputation dans le présent et de sa
gloire posthume d’avoir su régner en maître unique et absolu de l’État. Si
vous ne voulez vivre qu’en prince du commun, content de vous conduire ou
plutôt de vous laisser conduire comme les autres, vous n’avez pas besoin de
ces leçons. Mais si vous avez un jour, comme je l’espère, la noble ambition
de vous signaler, si vous voulez éviter la honte non seulement d’être
gouverné, mais seulement d’en être soupçonné, vous ne sauriez observer
avec trop d’exactitude les principes que je vous donne ici, et que vous
trouverez continuellement dans la suite de cet ouvrage. (Louis XIV,
Mémoires pour l’année 1668)
Il ne suffit pas d’avoir fait connaître votre valeur à la tête des
armées ; il faut, pour votre gloire, travailler au rétablissement de vos
affaires.
C’est ce qu’il explique à son petit-fils Philippe V d’Espagne auquel il
reproche de croire que la gloire militaire suffise à faire un grand roi : il est
une autre gloire que celle du champ de bataille, une gloire au moins
complémentaire, c’est celle du cabinet. Il ne suffit pas d’avoir fait connaître
votre valeur à la tête des armées ; il faut, pour votre gloire, travailler au
rétablissement de vos affaires, et vous n’y parviendrez que par beaucoup de
soins et par une extrême application. Vous ne voyez que trop le désordre où
elles sont par la paresse des rois vos prédécesseurs. Leur exemple vous
apprendra à réparer, par une conduite opposée, le préjudice qu’ils ont causé
à la monarchie d’Espagne. Je vous avouerai que je vois avec douleur que,
dans le temps que vous vous exposez sans peine à tous les périls de la
guerre, il semble que le courage vous manque pour combattre un vice aussi
odieux. Je sais qu’il vous entraîne, et que vous succombez lorsqu’il est
question d’entendre parler d’affaires et de vous appliquer. (Louis XIV,
À Philippe V. 10 septembre 1702. Grimoard et Grouvelle, VI)
Je ne puis que je ne vous convie de contribuer au prompt
accomplissement de ce qui reste pour la consommation de sa gloire.
La gloire a même ses chemins détournés et bizarres. Un domaine étrange
où s’intéresse la gloire nationale, c’est par exemple la canonisation d’un
saint français — pieux équivalent de la « nobélisation » de nos jours. Ce
dont traite la lettre que voici, adressée par le roi au légat du pape. Mon
Cousin, la justice que notre Saint-Père a rendue aux vertus immortelles du
bienheureux François de Sales m’a causé d’autant plus de joie que je la
considère comme un gage assuré qui nous promet au plus tôt la perfection
de l’ouvrage par la canonisation de ce saint homme. En vous témoignant le
plaisir que vous m’avez fait de me donner part de sa béatification, je ne puis
que je ne vous convie de contribuer au prompt accomplissement de ce qui
reste pour la consommation de sa gloire : c’est ce que j’attends de votre zèle
pour la splendeur de l’Église et pour l’édification du public, et même de
l’affection que je sais que vous avez pour moi. (Louis XIV, Au cardinal
Chigi. Paris, 24 février 1662. Grimoard et Grouvelle, V)
Il est convenable à l’élévation où nous nous trouvons, de négliger
quelquefois par de nobles motifs ce qui se passe au-dessous de nous.
Enfin, par-dessus tout, la raison, inspirant la mesure, la prudence et la
sagesse, doit demeurer sourde aux appels de la gloire lorsqu’ils sont
trompeurs, en politique comme en choses militaires. Je sais mieux que
personne combien les moindres choses qui touchent à notre dignité
intéressent sensiblement les cœurs jaloux de leur gloire. Mais cependant la
raison ne veut pas que l’on relève tout avec scrupule, et peut-être même
qu’il est convenable à l’élévation où nous nous trouvons de négliger
quelquefois par de nobles motifs ce qui se passe au-dessous de nous.
(Louis XIV, Mémoires pour l’année 1666)
Faire en toutes occasions ce qui est le plus conforme à la raison.
La gloire de l’événement heureux ne doit pas faire loi : par-delà l’effet
favorable du hasard ou de la Providence, l’analyse des faits éclairés par la
raison doit déterminer la justesse d’une conduite non par son résultat, mais
par ses principes. Ainsi condamnera-t-on la sotte précipitation des
Hollandais lors la bataille des Quatre Jours, en 1666 : ils voulurent pour en
tirer seuls la gloire attaquer la flotte anglaise sans attendre le secours des
Français et remportèrent certes la victoire (encore que chaque camp ait,
quoi qu’en dise Louis XIV, revendiqué le succès) ; mais une victoire fondée
sur une inutile témérité ne témoigne que de la versatilité de la Fortune.
À l’égard des Hollandais, je vous ferai observer qu’encore que cette
entreprise leur ait réussi, l’on ne doit pas conclure qu’ils aient eu raison de
la faire, parce que, pour juger sainement des conseils, il ne faut pas toujours
s’arrêter aux événements, qui, selon qu’il plaît au Dieu des armées, sont
tantôt heureux et tantôt malheureux, mais qu’il faut se servir des lumières
qu’Il nous a données pour faire en toutes occasions ce qui est le plus
conforme à la raison. Et sans chercher plus loin la confirmation de ces
raisonnements, vous verrez dans cette même année les mêmes flottes
combattant sur les mêmes principes avoir un succès tout différent.
(Louis XIV, Mémoires pour l’année 1666)
C’est souvent assez que notre fortune s’affaiblisse pour diminuer
l’opinion de notre vertu.
En parallèle, on imputera trop facilement la responsabilité de sa disgrâce
à celui que le sort frappe : sa réputation sera injustement ternie et la gloire,
maîtresse instable, le quittera sans qu’il en soit coupable pour autant
d’infidélité envers elle. C’est souvent assez que notre fortune s’affaiblisse
pour diminuer l’opinion de notre vertu : et comme il arrive à l’homme
heureux que tous les avantages qu’il a reçus du hasard tournent chez les
peuples à sa gloire, il arrive de même aux infortunés qu’on leur impute à
manque de prudence tout ce qui se fait contre leurs désirs. Le caprice du
sort, ou plutôt cette sage Providence qui dispose souverainement de nos
intérêts par des motifs au-dessus de notre portée, se plaît quelquefois à
rabattre ainsi le faste des hommes les plus élevés, pour les obliger, au milieu
de nos plus grands avantages, à reconnaître la main dont ils tiennent tout, et
à mériter, par un continuel aveu de leur dépendance, le concours nécessaire
au succès de leurs desseins. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1667)
Ce bien si noble et si précieux est aussi le plus fragile du monde.
Et donc, en fin de compte, ce qui demeure fondamental, c’est la fragilité
de la gloire, quelle qu’en soit la nature et l’origine. Ce qu’il y a d’important
à remarquer, c’est que ce bien si noble et si précieux est aussi le plus fragile
du monde, que ce n’est pas assez de l’avoir acquis si l’on ne veille
continuellement à sa conservation ; et que cette estime qui ne se forme que
par une longue suite de bonnes actions, peut être en un moment détruite par
une seule faute que l’on commet. (Louis XIV, Mémoires pour l’année 1667)
Les artisans de la gloire
UNE GALERIE DE HÉROS
Le règne, en matière de guerres, se divise en trois périodes : celle d’un
héroïsme surprenant et constamment heureux qui culmine dans la guerre de
Hollande (1672-1678), apogée de gloire et d’éclat ; celle d’une toute-
puissance arrogante et plus difficile à satisfaire, au prix d’une politique
étrangère et militaire à la fois impériale, brutale et, de ce fait, de plus en
plus solitaire, comme le suggère par son nom même la guerre de la Ligue
d’Augsbourg (1688-1697) ; enfin la période des revers et des épreuves,
celle de l’interminable et coûteuse guerre de Succession d’Espagne qui
faillit engloutir la France assaillie par toute l’Europe ou presque aux côtés
d’une Espagne chancelante (1701-1714). Chaque période eut ses
champions. On en retiendra arbitrairement un par époque, sur lequel le roi
laissa quelques paroles bien documentées.
► Turenne
Plus peut-être que Condé, dont l’acmé de la légende date de l’entre-deux
règnes et dont le nom reste attaché en priorité à Rocroi (1643), Turenne
incarne la légende des années fastes du règne par l’éclat égal de ses
victoires, leur qualité stratégique autant que tactique, sa discrétion dans le
succès, enfin par sa mort glorieuse sur le champ de bataille (Salzbach,
1675).
Je serais charmé qu’il vous pût ressembler un jour.
Une des grandes qualités du roi était d’être touché de celles des autres, de
les connaître et de les mettre en usage. « Je serais charmé, dit ce prince au
vicomte de Turenne, qui le complimentait sur la naissance du Grand
Dauphin, je serais charmé qu’il vous pût ressembler un jour. Votre religion
est cause que je ne puis vous remettre le soin de son éducation, ce que je
souhaiterais pouvoir faire, pour lui inspirer des sentiments proportionnés à
sa naissance. » (Panckoucke, Suppléments à l’Encyclopédie, « Louis XIV »)
Je ne saurais rien vous refuser.
Au moment où Claude de Guénégaud, trésorier de l’Épargne impliqué
dans le procès Fouquet, est élargi de la Bastille et envoyé à Limoges, en
1667, Turenne demande au roi sa grâce. Sa Majesté lui répliqua qu’il le
priait de ne lui en pas parler. M. de Turenne lui dit : « Sire, il est mon ami et
mon voisin. » Le roi lui dit : « Eh bien ! je vous l’accorde parce que je ne
saurais rien vous refuser. » L’on infère de là que ce maréchal est le tout-
puissant, qu’il n’est pas ami de M. de Colbert et qu’il faut que ce ministre
n’ait plus le crédit des autres fois, parce qu’il en voulait autant à Guénégaud
qu’à M. Fouquet et qu’il a fait son possible pour le porter sur un échafaud.
(Saint-Maurice, Lettre du 3 mai 1667)
Dites à M. de Turenne que je voudrais bien savoir quelquefois ce qu’il
veut faire.
Ce qu’il ne tolérerait pas d’un ministre, Louis XIV l’accepte, avec esprit,
du plus grand capitaine de son règne. M. de Louvois, si habile dans les
détails où sa prévoyance n’oubliait rien, avait toujours été mal avec
M. de Turenne, qui ne lui faisait aucune part de ses entreprises : il prenait
des villes et gagnait des batailles, et [Louvois] ne l’apprenait que par la
gazette. Le roi était quasi dans le même cas et dit, un jour, à un officier qui
s’en retournait à l’armée d’Allemagne, ces célèbres paroles si dignes d’un
bon roi : « Dites à M. de Turenne que je voudrais bien savoir quelquefois ce
qu’il veut faire. » (Choisy, Mémoires)
Je viens d’apprendre avec la douleur que vous pouvez imaginer la
nouvelle de la mort inopinée de mon cousin le vicomte de Turenne.
La mort d’un grand capitaine comme Turenne, c’est d’abord un vide à
remplir. Les considérations de tristesse et les éloges funèbres auront leur
temps : le plus urgent est de trouver un nouveau chef à l’armée que
dirigeait le disparu. Le duc de Duras qui commandait en Franche-Comté
est chargé de l’intérim, avant l’arrivée de Condé qui commande en
Flandre. Dans les lettres à Duras comme à Condé, une même formule
presque stéréotypée, exactement reproduite, fait l’éloge rapide du disparu.
La voici en tête de la lettre au prince de Condé. Mon Cousin, je viens
d’apprendre avec la douleur que vous pouvez imaginer la nouvelle de la
mort inopinée de mon cousin le vicomte de Turenne, qui a été tué d’un coup
de canon, en mettant en bataille les troupes de l’armée que j’avais mise sous
sa charge ; et comme par sa perte mon armée d’Allemagne se trouve sans
chef, et que les affaires en ce pays requièrent une personne capable d’y
maintenir la réputation que mes armes y ont acquise, je n’en ai point trouvé
qui pût plus dignement que vous s’en bien acquitter. C’est pourquoi je vous
écris cette lettre pour vous dire que mon intention est qu’aussitôt que vous
l’aurez reçue, vous ayez à remettre entre les mains de mon cousin le duc
de Luxembourg le commandement de mon armée de Flandre, de laquelle je
vous avais donné le commandement, et qu’ensuite vous en partiez pour
vous acheminer en Allemagne le plus diligemment que vous pourrez.
(Louis XIV, Au prince de Condé. Versailles, 30 juillet 1675. Grimoard et
Grouvelle, IV)
J’ai perdu l’homme le plus sage de mon royaume et le plus grand de
mes capitaines.
Et voici maintenant pour l’éloge funèbre « officiel ». Rien n’égala la
douleur que ce prince [Louis XIV] ressentit en apprenant la mort du
maréchal de Turenne arrivée au camp de Salzbach, au delà du Rhin, le
27 juillet 1675. « J’ai perdu, dit ce prince, le cœur navré de douleur,
l’homme le plus sage de mon royaume et le plus grand de mes capitaines. »
(Panckoucke, Suppléments à l’Encyclopédie, « Louis XIV »)
Nous avons perdu le père de la patrie !
Autre version, plus proche de la période où survint l’événement. Le roi
alla à Clagny pour la première fois [de la saison] et déjeuna en particulier
avec Mme de Montespan, car depuis Pâques, il l’avait toujours vue en
présence de témoins. C’est là qu’il reçut l’avis de la mort de Turenne. […]
le soir, comme les courtisans étaient réunis en foule autour de la table où le
roi a coutume de dîner, à peine se fut-il montré qu’il dit avec gravité :
« Nous avons perdu le père de la patrie ! » (Primi Visconti, Mémoires sur la
cour de Louis XIV, année 1675)
► Luxembourg
Le long service de François-Henri de Montmorency-Luxembourg dans les
armées du roi et à la tête de plusieurs d’entre elles à partir de son
maréchalat (1675), le duel à répétition qui l’opposait à Guillaume
d’Orange devenu le principal adversaire de la France, la liste de ses
triomphes et des drapeaux pris à l’ennemi dont il « tapisse » Notre-Dame
ne lui valent pas une confiance sans éclipses de Louis XIV durant sa longue
et brillante carrière de héros : comme si ses débuts sous le commandement
de Condé l’avaient définitivement placé en second dans l’esprit du
monarque, qui mit un peu de temps à reconnaître les mérites d’un si long et
éclatant dévouement, depuis avant même la guerre de Dévolution jusqu’au
presque terme de celle de la Ligue d’Augsbourg (il meurt en 1695).
La distance qui est entre nous n’empêche pas que nos pensées aient
assez de rapport.
Quand nous avons été à la guerre ensemble, nous nous sommes bien
entendus ; il me semble que la distance qui est entre nous n’empêche pas
que nos pensées aient assez de rapport : je m’en réjouis par bien des raisons,
et surtout pour le bien du service. (Louis XIV, Au maréchal
de Luxembourg. Versailles, 28 juillet 1691. Grimoard et Grouvelle, IV)
Quand je ne vous manderais point toutes mes pensées, vous feriez
aussi bien et peut-être mieux.
Mon Cousin, j’ai reçu votre lettre du 30 du mois passé. Je suis persuadé
que quand je ne vous manderais point toutes mes pensées, vous feriez aussi
bien et peut-être mieux ; mais l’amour-propre fait croire que ce que l’on dit
n’est pas inutile, et peut donner des connaissances que l’on n’aurait pas,
quoique l’on soit très capable. (Louis XIV, Au maréchal de Luxembourg.
Versailles, 1er août 1691. Grimoard et Grouvelle, IV)
Faites, monsieur, pour M. de Luxembourg tout ce que vous feriez
pour moi-même si j’étais dans l’état où il est.
M. de Luxembourg à cinq heures du matin s’est trouvé mal, et sa maladie
commence si violemment que les médecins le désespèrent. Le roi en paraît
fort touché, et a dit ce soir à Monsieur : « Mon frère, si nous sommes assez
malheureux pour perdre ce pauvre homme-là, celui qui en porterait la
nouvelle au prince d’Orange serait bien reçu. » ; et ensuite il a dit à
M. Fagon, son premier médecin : « Faites, monsieur, pour
M. de Luxembourg tout ce que vous feriez pour moi-même si j’étais dans
l’état où il est. » (Dangeau, Journal, t. V, 31 décembre 1694)
► Villars
Plus que le duc de Vendôme, dont la naissance trop près et trop loin du
trône à la fois, la vie tapageuse, les mœurs suspectes, les foucades
arrogantes et les grossièretés de soudard font un héros mêlé, emporté non
par un boulet de l’ennemi mais par une indigestion, diront les malveillants,
c’est l’impossible maréchal de Villars qui incarne au mieux la dernière
partie du règne, sombre et contrastée : il consone avec elle par sa fatuité,
son avidité de titres, de gratifications et de biens, ses obsessions de la
faveur et son humeur hautaine enveloppée de souplesse courtisane envers
le roi — mais tout cela contrebalancé par son esprit orné et lettré, sa
(relative) mansuétude envers les Camisards et son héroïsme personnel au
combat. S’il sauva la face et le trône de Louis XIV par sa victoire inespérée
à Denain (1712), le meilleur emblème de son rôle dans la guerre de
Succession d’Espagne demeure la bataille de Malplaquet (1709) : perdue
puisqu’il dut battre en retraite, mais après avoir tant tué de soldats
adverses que la défaite devint victoire aux points et lui valut la pairie. Triste
symbole de l’absurdité, de l’indécision et du coût terrible de la dernière
guerre menée (à bout de bras) par Louis XIV.
Il semble dès que l’on tire en quelque endroit, que ce petit garçon
sorte de terre pour s’y trouver.
Le jeune Villars s’est fait remarquer dès 1672, à l’âge de dix-neuf ans, au
passage du Rhin et l’année suivante au siège de Maestricht où Louis XIV,
qui l’avait déjà réprimandé pour trop s’exposer, apprit du capitaine de
Croisilles que le jeune homme venait de repousser à la tête d’une poignée
de gendarmes une charge ennemie : « Il semble, dit le roi en parlant du
marquis de Villars, dès que l’on tire en quelque endroit, que ce petit garçon
sorte de terre pour s’y trouver. » (Villars, Mémoires, éd. de Voguë, I)
Mais croyez-vous que ces gens-là […] puissent perdre un homme que
je connais comme vous ?
Longtemps en butte à l’aversion de Louvois, Villars devenu maréchal
de camp subit celle de Barbezieux qui en 1691 avait succédé à son père au
ministère de la Guerre. En 1693, il soupçonne le ministre d’avoir retardé
une lettre qui lui commandait d’aller inspecter la cavalerie française depuis
la Savoie jusqu’en Flandre. Revenu à la cour où il n’était pas attendu, il
veut se justifier devant Louis XIV. Le roi qui l’avait déjà accueilli à Marly
en 1687, signe de grande estime, lui répondit : Mais croyez-vous que ces
gens-là (en parlant du marquis de Barbezieux) puissent perdre un homme
que je connais comme vous ? (Villars, Mémoires, éd. de Voguë, I)
Vous vous apercevrez, aux premières occasions, à quel point je suis
content de vous.
En 1701, au retour de plusieurs années d’ambassade et de négociations
avec l’empereur, Villars est reçu par le roi. Il s’attend à une récompense
marquant la satisfaction du monarque. Mais il ne recevra le maréchalat que
l’année suivante. L’entrevue lui aurait donc donné l’occasion de réclamer
ce qu’il estimait son dû. Sur cela, le roi lui dit encore des paroles très
flatteuses, à quoi le marquis de Villars répondit : « Il faut donc, Sire, que je
porte écrit sur ma poitrine tout ce que Votre Majesté me fait l’honneur de
me dire ; car, qui pourra penser que je l’aie bien et fidèlement servie,
lorsqu’elle ne fait rien pour moi ? » Le roi dit : « Vous vous apercevrez, aux
premières occasions, à quel point je suis content de vous. » (Villars,
Mémoires, éd. de Voguë, II)
Mettez-vous au-dessus des courtisans, vous aurez toujours de grands
avantages sur eux.
Envoyé soutenir l’électeur de Bavière allié de la France contre les
Impériaux, Villars craint que sa situation à la cour ne soit menacée par les
intrigues et les cabales qu’il croit ourdies contre lui à Versailles. Louis XIV
le détrompe. La liberté entière de choisir les officiers et les troupes qui vous
conviennent pour passer avec vous, l’abandon avec lequel je me suis remis
sur vous, en vous permettant de remplir les lettres de brigadiers, sont des
preuves convaincantes de l’estime que j’ai pour vous, dont il n’y a aucun
exemple jusqu’à vous. Je vous en donnerai de nouvelles marques dans
toutes les occasions qui se présenteront, et en continuant à me servir comme
vous faites, je ne vous laisserai rien à désirer. Mettez-vous au-dessus des
courtisans, vous aurez toujours de grands avantages sur eux, et vous me
trouverez toujours également prévenu pour vous, tant que vous me
donnerez lieu d’en être content. (Louis XIV, Au maréchal de Villars.
Versailles, 14 mai 1703. Grimoard et Grouvelle, VI)
Les discours que l’on tient et dont on vous informe avec tant de soin
ne doivent faire aucune impression sur vous.
Et quelques jours plus tard, le roi rassure encore son maréchal préféré,
décidément inquiet des cabales versaillaises qu’il suppose agir contre lui.
Je vous ai mandé plusieurs fois qu’il ne se pouvait rien ajouter à la
satisfaction que j’ai de vos services ; que les discours que l’on tient et dont
on vous informe avec tant de soin ne doivent faire aucune impression sur
vous ; que rien ne peut à mon égard diminuer le mérite de tout ce que vous
avez fait depuis l’année dernière, et que vous devez toujours continuer avec
le même zèle. (Louis XIV, Au maréchal de Villars. Versailles, 8 juin 1703.
Grimoard et Grouvelle, VI)
Je me réserve, lorsque vous serez de moi à vous, de vous faire
connaître toute la satisfaction que j’ai des services importants que vous
m’avez rendus.
En 1703, après les succès de Hochstedt et de Kempten remportés pour le
compte de l’électeur de Bavière, Villars est autorisé à rentrer en France, où
l’on a apprécié ses victoires mais regretté ses rapports difficiles avec le
prince qu’il était supposé servir. Comme à l’ordinaire il s’en offusque
violemment. Le roi lui écrit alors pour l’apaiser. Je me réserve, lorsque
vous serez de moi à vous, de vous faire connaître toute la satisfaction que
j’ai des services importants que vous m’avez rendus. (Lettre de Louis XIV
du 14 octobre 1704 d’après Villars, Mémoires, éd. de Voguë, II)
Vous me rendrez un service bien important si vous pouvez arrêter
une révolte qui peut devenir très dangereuse.
Et donc, en 1704, c’est une mission de confiance, moins glorieuse que
délicate, car de presque police, que Louis XIV confie à Villars : le
commandement du Bas-Languedoc, c’est-à-dire la mission d’apaiser la
révolte des Camisards dans les Cévennes. Il en reçut l’ordre du roi même,
qui lui dit avec bonté : « Des guerres plus considérables à conduire vous
conviendraient mieux, mais vous me rendrez un service bien important, si
vous pouvez arrêter une révolte qui peut devenir très dangereuse, surtout
dans une conjoncture où, faisant la guerre à toute l’Europe, il est assez
embarrassant d’en avoir une dans le centre du royaume. » (Villars,
Mémoires, éd. de Voguë, II)
Je n’ai pas le loisir de vous entretenir présentement, mais je vous fais
duc.
Une fois la mission accomplie et la révolte apaisée par des moyens moins
terribles que ceux jusqu’alors adoptés par le maréchal de Montrevel, les
remerciements du roi sont brefs mais concrets. Le maréchal de Villars lui fit
la révérence en descendant de son carrosse, et le roi lui dit : « M. le
maréchal, il y a longtemps que nous vous attendions ; montez en haut, et je
vous parlerai. » Sitôt que le roi fut entré chez Mme de Maintenon, il le fit
appeler, et il lui dit : « Je n’ai pas le loisir de vous entretenir présentement,
mais je vous fais duc. » (Dangeau, Journal, 16 janvier 1705)
Je mets ma confiance en Dieu et en vous, et ne puis rien vous
ordonner puisque je ne puis vous donner aucun secours.
En 1709, au cœur (et au creux) de la guerre, Villars qui commande
l’armée de Flandre repart les mains vides de Versailles où il était venu
chercher des subsistances : les caisses de l’État et ses magasins sont vides.
Le roi peut seulement l’encourager et le récompenser par un parallèle
flatteur qui dit son dessaisissement de tout. Enfin le résultat du voyage que
fit le maréchal de Villars auprès du roi servit seulement à convaincre ce
général que la cour était sans ressources. Ainsi le roi lui dit en
m’embrassant : « Je mets ma confiance en Dieu et en vous, et ne puis rien
vous ordonner puisque je ne puis vous donner aucun secours. » (Villars,
Mémoires, éd. de Voguë, III)
Si le maréchal de Villars fait bien ses affaires, il fait encore mieux les
miennes, et j’en suis très content.
Dans la suite de la guerre de Succession d’Espagne, l’occupation d’une
partie de l’Allemagne du Sud par Villars et les pillages qu’il y commet,
partie pour payer les billets de subsistance des officiers, partie pour
l’entretien de l’armée, partie enfin pour ce qu’il appelle « engraisser mon
veau » (i.e. son duché de Vaux-le-Villars) lui valent des réprobations à la
cour, du moins le croit -il, selon son ordinaire obsession. Il s’en défend
auprès du roi par un courrier qui, selon la version de ses Mémoires
recomposée par La Pause de Margon, fut bien reçu de Louis XIV. Le Roi lui
répondit qu’il avait pour agréable tout ce qu’il faisait, qu’il approuvait la
portion de son veau, et qu’il aurait été fâché qu’il l’eût oublié. Quelques
jours après, le Roi à son souper parlant de la campagne brillante que faisait
le maréchal de Villars, un seigneur de la cour qui n’était pas de ses amis
voulut parler sur les richesses qu’il amassait ; mais sur le champ
Sa Majesté lui imposa silence, en disant : « Si le maréchal de Villars fait
bien ses affaires, il fait encore mieux les miennes, et j’en suis très content. »
(La Pause de Margon, Mémoires de Villars, III)
Messieurs, au moins vous l’entendez.
À l’automne 1711, Villars fut dissuadé d’attaquer Marlborough pour ne
pas contrecarrer d’hypothétiques projets de paix : les Anglais prirent
Bouchain. Louis XIV reconnut l’erreur et le dit au maréchal en la
déplorant : Les négociations nous faisaient espérer la paix, mais si on vous
avait cru, nous ne nous serions pas exposés à perdre Bouchain. Il lui
manifesta publiquement son appui, comme le rapportera Voltaire dans un
récit où l’historien tente de rétablir la chronologie des multiples
compliments et réconforts reçus du roi par Villars durant cette longue
guerre. Les confusions de date que corrige Voltaire à cette occasion ont le
mérite de souligner l’épuisement des formes et le piétinement des formules :
dans les rapports entre Villars, le roi et la cour, il semble que l’histoire,
l’éloge et la calomnie bégaient à force de se répéter. L’anecdote que voici
se place donc en 1714, quand Louis XIV lui accorda, honneur insigne, une
partie de l’appartement du duc de Berry à Versailles. Le maréchal
de Villars eut à Versailles une partie de l’appartement qu’avait occupé
Monseigneur, et le roi l’y vint voir. L’auteur des Mémoires de Maintenon,
qui confond tous les temps, dit, tome V, page 119 de ces Mémoires, que le
maréchal de Villars arriva dans les jardins de Marly ; et que le roi lui ayant
dit qu’il « était très content de lui », le maréchal, se tournant vers les
courtisans, leur dit : « Messieurs, au moins vous l’entendez. » Ce conte,
rapporté dans cette occasion, ferait tort à un homme qui venait de rendre de
si grands services. Ce n’est pas dans ces moments de gloire qu’on fait ainsi
remarquer aux courtisans que le roi est content. Cette anecdote détournée
est de l’année 1711. Le roi lui avait ordonné de ne point attaquer le duc
de Marlborough. Les Anglais prirent Bouchain. Ou murmurait contre le
maréchal de Villars. Ce fut après cette campagne de 1711, que le roi lui dit
qu’il était content ; et c’est alors qu’il pouvait convenir à un général
d’imposer silence aux reproches des courtisans, en leur disant que son
souverain était satisfait de sa conduite, quoique malheureuse. (Voltaire,
Siècle de Louis XIV)
Mais le maréchal de Villars sait que je suis résolu depuis que je règne
à ne point faire de connétable.
Après la victoire de Denain, qui sauva la situation de la France et permit
de finir la guerre de Succession d’Espagne, Villars est envoyé négocier la
paix de Rastadt. C’est alors que Louis XIV accueillit son retour par le trait
d’esprit déjà cité sur le rameau d’olivier qui couronnait tant de lauriers. Il
lui donna les grandes entrées et la survivance de ses gouvernements pour
son fils, mais lui refusa l’exorbitante récompense que réclamait son
exorbitant orgueil : la dignité de connétable, dont l’intéressé, dans ses
Mémoires, s’explique d’une manière qu’on ne jugera peut-être pas tout à
fait objective. Après les grands services que le maréchal de Villars avait
rendus à l’État, le roi avait quelque peine de ne pouvoir faire une chose à
laquelle il savait que le maréchal avait pensé. Il le témoigna à Contade, qui
avait été envoyé de Rastadt pour porter le traité de paix. En lui parlant de ce
que le maréchal de Villars pouvait désirer, il lui dit : « Mais il a songé à être
connétable. » Contade répondit que jamais le maréchal n’en avait rien fait
connaître à ses amis de la plus étroite confiance, dans le nombre desquels il
croyait être. Il est vrai que le maréchal de Villars avait écrit à
Mme de Maintenon : « Que les bontés dont le roi l’honorait et la juste
confiance qu’elles pouvaient lui donner le flattaient assez pour oser
prétendre à la dignité de connétable […] » Mme de Maintenon lut cette
lettre au roi, et Sa Majesté dit à Contade : « Mais le maréchal de Villars sait
que je suis résolu depuis que je règne à ne point faire de connétable. »
Contade répondit que le maréchal ne s’était jamais ouvert sur cette pensée,
mais qu’il le croyait bien persuadé qu’aucun connétable n’avait eu plus lieu
d’espérer cette dignité. « Je le crois bien, répliqua le roi, puisqu’il y en a eu
qui n’avaient presque jamais vu de guerre. Mais j’aime véritablement le
maréchal de Villars, et, hors cela, il peut compter sur tout ce qui sera à mon
pouvoir. » (Villars, Mémoires, éd. de Voguë, IV)
Vous êtes accoutumé à rendre mes armes heureuses.
Et l’on terminera ce parcours à travers les relations bien documentées
entre le roi et son exigeant maréchal par un trait d’esprit flatteur que lui
offre Louis XIV en 1714. Un jour qu’il le joignit à la chasse, le roi, fort
adroit, avait manqué plusieurs coups, mais, sitôt que le maréchal de Villars
fut arrivé, Sa Majesté en tira quatre fort justes. Elle dit au maréchal
de Villars : « Vous m’avez porté bonheur, car jusqu’à votre arrivée j’avais
mal tiré, vous êtes accoutumé à rendre mes armes heureuses. » (Villars,
Mémoires, éd. de Voguë, IV)
DE PIED EN CAP
SOURCES ET RÉFÉRENCES
Cette édition électronique du livre
Louis XIV a dit de Patrick Dandrey,
a été réalisée le 11 mars 2015
par la société d’Édition Les Belles Lettres.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN 978-2-251-44528-1).