CNX 110 0109

You might also like

Download as pdf or txt
Download as pdf or txt
You are on page 1of 9

Corps mécanisés : extension du domaine de l’obscénité

Dominique Folscheid
Dans Connexions 2018/2 (n° 110), pages 109 à 116
Éditions Érès
ISSN 0337-3126
ISBN 9782749262017
DOI 10.3917/cnx.110.0109
© Érès | Téléchargé le 07/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 188.81.216.69)

© Érès | Téléchargé le 07/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 188.81.216.69)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-connexions-2018-2-page-109.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Érès.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Dominique Folscheid

Corps mécanisés : extension du domaine de


l’obscénité

Quand la langue suggère des rapprochements dont la raison nous


échappe, il faut se dire qu’il n’y a pas de hasard, juste des signes et
même des symptômes. Il en va ainsi du « x », utilisé pour bien des
choses, apparemment disparates. On s’en sert pour l’accouchement
« sous « x », celui d’une femme désirant abandonner son enfant tout
en demeurant incognito ; pour qualifier la génération, dite « x », des
enfants nés entre 1960 et 1980, par référence explicite à l’apparition du
Web 1.0 ; pour les rayons classés x utilisés en radioscopie ; pour classer
génétiquement hommes et femmes en xy et xx ; et bien entendu pour
distinguer les films jugés pornos de tous les autres, certains producteurs
n’hésitant d’ailleurs pas à utiliser xx, voire xxx pour faire valoir la
haute teneur de leur produit.
© Érès | Téléchargé le 07/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 188.81.216.69)

© Érès | Téléchargé le 07/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 188.81.216.69)


Liste disparate en effet, mais dont les points communs sautent aux
yeux : ce que nous dit la langue est que nous nous situons dans un monde
qui est devenu celui de la technosphère (la radioscopie, le cinéma et le
Web), où la sexualité est désormais clivée entre le sexe à pure fin de
jouissance (le porno, Internet) et activité génésique (l’accouchement
réduit à l’acte), où la génétique prétend prendre tout pouvoir sur la vie,
sexualité comprise, où les sigles et les acronymes ont pris la place des
noms propres, ce qui appliqué aux personnes signifie qu’on les prive
de leur identité, de leur biographie, finalement de leur chair. Bref,
nous avons affaire à une entreprise de dénudation généralisée. Donc en
situation d’assister à un déferlement d’obscénités tous azimuts, parce
que tout ce qui était caché par nature ou par obligation peut désormais
être exposé aux yeux de tous depuis que la Technique, entendue comme
« dispositif qui nous encadre », comme le montre Heidegger, ou comme

Dominique Folscheid, professeur de philosophie émérite, Université Paris-Est ; dominique.


folscheid@wanadoo.fr
CONNEXIONS 110/2018-2

GNI_int_Connexions n° 110.indd 109 05/12/2018 15:15


110 Dominique Folscheid

« système technicien », comme l’analyse Jacques Ellul, est devenue une


nouvelle modalité du monde, dont les techniques elles-mêmes ne sont
que les tentacules opérationnels.

Du sexe à la procréatique : la mécanisation généralisée

Il y a obscénité, au sens littéral du terme, quand apparaît au-devant


de la scène, pour s’offrir à la vue, ce qui devrait demeurer caché ou
voilé. Est donc obscène ce qui offense la pudeur, laquelle renvoie
directement aux pudenda, les organes sexuels. À ce stade, on n’est pas
encore en morale, qui se construit à l’aide de principes et de normes,
on est légèrement en deçà. Ce qui a conduit Max Scheler à faire de la
pudeur le premier des « sentiments moraux ». Sentiment parce qu’il est
quasiment spontané, antérieur et sous-jacent aux habitus moraux, qui
ne se constituent qu’en intégrant les codes de la pudeur, dont on sait à
quel point ils varient selon les cultures et les époques. Sentiment moral
cependant puisque l’homme, le seul être de moralité existant en ce
monde, est pour cette raison le seul qui soit capable de pudeur, alors que
les animaux ne le sont pas. Ne sont donc pas impudiques les animaux
qui exhibent leurs organes sexuels, ni pudiques ceux qui les dissimulent
sous des plumes ou des poils. Preuve, si l’on en croit Kierkegaard, que
leur rapport à la sexualité n’est pas le nôtre, puisque sa présence ne sus-
cite en eux aucune contradiction, alors qu’en nous elle est génératrice
d’angoisse. Pour un être qui se veut et se vit avant tout spirituel et libre,
se découvrir sexué le plonge dans une humiliante contradiction, qu’il
doit assumer par lui-même, parce qu’il y va de son intimité. Et qu’il ne
doit pas offrir à la vue des autres, parce qu’ils se refusent eux-mêmes
à le faire.
La solution radicale adoptée par le porno pour éliminer cette
contradiction consiste à ne fournir que du sexe nu – organes et actes
© Érès | Téléchargé le 07/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 188.81.216.69)

© Érès | Téléchargé le 07/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 188.81.216.69)


sexuels – en éliminant les personnes. Les hardeurs n’ont que des noms
de guerre, leur parole se réduit à des borborygmes, et leurs corps ne
sont que des porteurs d’organes à connecter les uns autres pour pro-
duire mécaniquement de la jouissance. S’ils souffrent dans leur chair,
personne ne le verra, on l’apprendra quand ils écriront leurs mémoires.
Pour les voyeurs, d’avance pris dans et par le sexe, le porno n’a donc
rien d’obscène, il est juste excitant. Pour les autres, c’est l’inverse,
à moins qu’une touche artistique vienne apporter de la chair humaine,
c’est-à-dire de la vie, à la machinerie. Mais même si l’on se situe réso-
lument du côté de l’art, on restera toujours sur le fil du rasoir. L’Origine
du monde, le tableau de Courbet, est toujours dans cette situation. Lacan
l’avait caché (donc il est obscène), mais derrière une œuvre érotique de
Masson (comprenne qui pourra).
S’agissant maintenant de la procréatique, l’ensemble des techniques
de procréation dite « médicalement assistée », répandue en France
sous l’acronyme officiel d’« amp », on est à première vue bien loin du

GNI_int_Connexions n° 110.indd 110 05/12/2018 15:15


Corps mécanisés : extension du domaine de l’obscénité 111

sexe mécanisé et de son potentiel élevé d’obscénité. On est même aux


antipodes. Or c’est précisément parce que l’on est aux antipodes que le
rapprochement s’impose.
En effet, si l’on analyse ce qui se passe en procréatique, on se rend
compte qu’elle relève de la même logique mécanicienne que le sexe,
entendu comme système de production de jouissance une fois exclus
l’amour et les sentiments. En clair, le sexe et l’amp occupent respecti-
vement l’un et l’autre versants de la sexualité une fois clivée, pour
réaliser deux types de production bien distincts : de pure jouissance
sexuelle, d’un côté, de reproduction de l’autre. Mais comme la division
entre le corps-de-sexe et le corps génésique crée deux volets anta-
gonistes et symétriques, apparaît un effet de miroir riche d’homologies
et d’analogies.
Se constituent en effet deux mondes parallèles, deux petits mondes
découpés au sein du grand monde de la sexualité humaine. Clos sur eux-
mêmes par leur antagonisme, ils forment deux systèmes entièrement
polarisés par leurs fins respectives. Ils ont tous deux leur optique spéci-
fique, leur langage, leur protocole ou scénario type, leurs réseaux, leurs
spécialistes, leurs clients, leurs adeptes, leurs héros et leurs gourous.
Aussi leurs bonimenteurs, recruteurs et colporteurs, assistés de moyens
marketing considérables. Car ils tiennent tous deux boutique, au niveau
local comme au niveau mondial. Ils ont également leurs succès et leurs
échecs, leurs riches et leurs pauvres, leurs frustrés et leurs miséreux.
En quoi l’obscénité, tellement présente dans le sexe, où les pudenda
occupent physiquement la première place, peut-elle se retrouver en
procréatique, alors que leur fonction se réduit à celle de fournisseurs de
consommables (gamètes et utérus) ? Dans la logique mécanicienne mise
en œuvre, qui procède de l’extérieur par assemblage de matériaux dont
on ne retient que le potentiel de fécondité, de sécurité sanitaire et géné-
tique, ou encore les performances escomptées. Mais cela suppose que
© Érès | Téléchargé le 07/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 188.81.216.69)

© Érès | Téléchargé le 07/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 188.81.216.69)


les personnes engagées dans l’opération se soient désinvesties de leur
chair pour faire de leur corps une petite usine de production. Ajoutons
l’anonymat des donneurs de gamètes, de règle en France, et c’est le nom
des personnes, donc leur identité, leur biographie, qui sont exclus. Acte
de dénudation « qu’on jugerait obscène, écrit Jacques Testart (1999),
si le cadre hospitalier ne servait pas de paravent ».
Habillage médical il y a en effet, et la plupart des gens ne cherchent
pas plus loin. Mais si l’on y regarde de plus près, il y a beaucoup à dire.

Deux plans, deux optiques

Selon qu’on part d’un plan-sexe ou d’un plan-bébé, le dragueur et


le gynécologue « agréé amp » auront chacun leur optique. Une optique,
c’est-à-dire un appareil à filtrer le regard pour qu’il ne retienne de la
cible visée que ce qui concerne son plan de charge. Autant de regards,
autant de découpes possibles du réel, aussi autant de limites. Comme

GNI_int_Connexions n° 110.indd 111 05/12/2018 15:15


112 Dominique Folscheid

le dit un proverbe chinois, la grenouille placée au fond d’un puits croit


que le ciel est rond.
Dans le cas présent, la cible commune sera le corps humain, mais
dont ne sera retenu que le corps-de-sexe dans un cas, le corps génésique
dans l’autre, tous deux placés en situation d’exclusion réciproque. Côté
sexe, l’optique sera celle d’un chasseur de surface, diurne ou nocturne,
toute de lubricité. Tandis que côté amp, ce sera d’abord celle du spéléo-
logue, en mission diagnostique.
Le dragueur cherchant à établir son plan sexe pour baiser est un
voyeur-goûteur. Ses yeux sont comme chez tout un chacun ses premiers
organes sexuels, mais ses regards sont préformatés au sexe, et ceux qu’il
lance vers les objets qui suscitent sa convoitise ne ramènent dans leur
filet que ce qui intéresse le sexe. Ce sont les parties les plus érogènes
du corps de l’autre, dont on peut évaluer d’avance le potentiel de jouis-
sance éprouvé à les déguster. Les seins pour leur poids, leur rondeur
et leur modelé, la croupe pour son volume et sa hardiesse, les lèvres
pour leur ourlé, bref, tout ce que Sade, en bon boucher du libertinage,
répartissait en bons et bas morceaux. Et que Sartre, également expert
en la matière, avait su identifier comme les parties du corps les plus
musculeuses et les moins innervées, donc les plus objectivables, donc
les seules consommables. Quant au visage, effacé en tant qu’il exprime
chez Levinas l’infinité et l’absolue altérité d’autrui, qui se trouve par le
fait « dé-visagé » d’emblée, il n’est retenu que pour l’ourlé de ses lèvres,
saisies comme instrument à embrasser et sucer avec volupté, les yeux
comptant essentiellement pour ce qu’ils expriment de désir, d’excitation
et de consentement.
Don Juan, chez Molière, enveloppait son désir d’une rhétorique qui
n’a plus cours aujourd’hui, mais en cherchant à séduire Charlotte, la
petite paysanne déjà accordée à Pierrot, il révélait que son optique était
celle d’un maquignon : « Que je voie un peu vos dents, je vous prie.
© Érès | Téléchargé le 07/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 188.81.216.69)

© Érès | Téléchargé le 07/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 188.81.216.69)


Ah ! Qu’elles sont amoureuses, et ces lèvres appétissantes » (acte ii,
scène 2).
La suite est plus problématique. Comme le chantait Claude Nou-
garo dans Les Don Juan, il faut parvenir à « séparer en deux portions.
Cinquante-cinq kilos de chair rose. De cinquante-cinq grammes de
nylon ». Tandis que, face au gynécologue, la femme qui a librement
consenti à entrer dans la procédure de l’amp ne peut que remballer sa
gêne en se dénudant. Ce sont cependant d’autres lèvres qu’elle offre
au regard : celles de son appareil génital, les grandes puis les petites,
joliment appelées « nymphes », mais pas pour qu’elles se gonflent par
excitation sexuelle, juste pour donner accès aux profondeurs de son inti-
mité. Le spéculum introduit dans son vagin n’a rien du miroir placé dans
la chambre, face au lit, pour accroître l’excitation des baiseurs en pleine
action. Il permet d’explorer cette étrange géographie intérieure, située
sous le mont de Vénus, où figurent un col, un isthme, un cul-de-sac de
Douglas, pour finir par les trompes de Fallope, recourbées en cornes de

GNI_int_Connexions n° 110.indd 112 05/12/2018 15:15


Corps mécanisés : extension du domaine de l’obscénité 113

bélier, à l’extrémité desquelles se nichent les ovaires. Mais il n’y aura


de vénusté nulle part.
Étrange dédoublement du même corps anatomique et du même
appareil génital s’il en est, produit non par le bistouri mais par l’atten-
tion sélective du regard, qui conduit à des gestes de la main eux aussi
sélectifs. Question de doigté pour les mêmes doigts, au nom de fins
aussi divergentes que celle de jouissance et celle d’examen. Les doigts
qui cherchent le clitoris et fourgonnent aux alentours des lèvres pour
faire mouiller la chatte ne sont pas ceux, finement gantés, qui pratiquent
le toucher vaginal. La main qui caresse les seins pour que frissonnent
leurs mamelons n’est pas la même qui les palpe pour déceler d’éven-
tuels nodules. La patiente peut s’y tromper, car elle se sent tripotée
dans les deux cas, et le médecin peut se laisser aller au débordement de
frontière, d’autant qu’il est homme et peut basculer de son optique et de
sa gestuelle professionnelles à celles du sexe. Mais c’est alors à un tout
autre corps sexuel qu’il a affaire.
Le même clivage se retrouve au sein de la pulsion scopique comme
de l’imagerie qui la nourrit. L’échographie pelvienne et les autres
procédés d’investigation qui font de l’utérus et des ovaires des sortes
d’écorchés organiques peuvent dégager une certaine poésie aux yeux
de certains, ou inspirer des peintres, mais ils sont anti-érotiques au
possible. De quoi refroidir le baiseur qui réclame de l’imagerie porno
bien crue pour s’échauffer. Les gros plans d’orifices génitaux plantés
au milieu d’un pubis bien rasé peuvent sans doute éveiller un sentiment
d’inquiétante étrangeté (l’Unheimlichkeit décrite par Freud), mais ce
qu’ils dissimulent n’est surtout pas fait pour être vu, seulement pénétré.
Car il n’y a pas seulement ici un dehors et un dedans, mais deux sortes
de dedans : celui que pénètrent les doigts et remplit le pénis, celui des
processus physiologiques à l’œuvre au revers, invisibles et inaccessibles,
sauf par artifice technique et description scientifique.
© Érès | Téléchargé le 07/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 188.81.216.69)

© Érès | Téléchargé le 07/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 188.81.216.69)


Il s’ensuit qu’on aura plusieurs formes d’obscénité, terme qui
signifie placer au-devant de la scène de ce qui devrait demeurer caché.
L’exhibition en gros plan des organes génitaux n’a rien d’obscène
aux yeux du sexe, puisqu’il en fait des objets de jouissance scopique.
Alors qu’elle est l’est dans le contexte des transports amoureux, où,
même s’ils sont vus, ces organes perdent leur crudité grâce au voile de
pudeur qu’interpose l’amour. N’est pas obscène la satisfaction scopique
du gynécologue disposant de toutes les vues empiriques, images et
analyses obtenues au terme de ses investigations. Ne l’est pas non plus
l’image échographique de l’embryon que porte enfin la femme dans
son ventre (elle figurera en première place de l’album photos du bébé).
Alors que les mêmes témoins jugeront obscène la même image, si elle
révèle la présence d’un monstre difforme, sans bras ni jambes.
Une leçon plus générale se dégage cependant de ces expériences
contradictoires, à savoir que toute forme d’objectivation des compo-
santes de la sexualité humaine à fin d’opérations mécaniciennes fait

GNI_int_Connexions n° 110.indd 113 05/12/2018 15:15


114 Dominique Folscheid

planer une menace d’obscénité, parce qu’est niée la beauté intrinsèque


de la chair. Ce qui rend la technique ambiguë, car autant il y a de beaux
gestes dans la technique et de beaux objets techniques, autant il y a
une dimension orgiaque dans la technique, comme l’a bien repéré le
philosophe tchèque Jan Patočka. C’est affaire de contexte et de visée.
On ne peut donc pas comparer les actes du gynécologue effectués sous
échographie, afin de guider ses gestes dans un monde inaccessible à
l’œil nu, avec les images plus ou moins dénudées que les filles diffusent
aujourd’hui sur leur smartphone pour s’exciter elles-mêmes grâce à
l’excitation qu’elles procurent, ni avec la vidéo porno qu’on utilise pour
s’échauffer au sexe, ou celle que l’on a enregistrée pour jouir en différé
de ses propres ébats.
Et pourtant il s’agit toujours des mêmes corps, des mêmes compo-
santes de la sexualité, qui se présente dans son unité si l’on ne la clive
pas pour se cantonner au sexe ou à la reproduction. Mais sous le clivage,
une forme d’unité demeure, qui permet de circuler éventuellement d’un
côté vers l’autre. Comme l’a montré Freud, la pulsion scopique renvoie
à la fois à l’érotisme et au désir de maîtrise. L’étrangeté inhérente à la
création de doubles du réel par la copie apparaît alors aussi rassurante
dans certains cas qu’inquiétante dans d’autres, ce qui la rend paradoxale.

Le flirt avec la mort

Ce que la radioscopie fait bien mieux que le porno est l’élimination


de la chair, et par là elle nous renvoie à la mort. Ce que permet plus
radicalement encore l’analyse génétique, mais en prétendant nous faire
accéder aux sources de la vie, alors qu’elle procède à une réduction
intégrale de la personne à ses gènes.
Une magnifique description des jeux troublants de la scopie se
trouve dans la Montagne magique de Thomas Mann. Le cadre est un
© Érès | Téléchargé le 07/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 188.81.216.69)

© Érès | Téléchargé le 07/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 188.81.216.69)


sanatorium, un lieu où se pratique la radioscopie pour observer les
poumons, et Hans Castorp est devenu follement amoureux de la fasci-
nante Clawdia Chauchat, que son statut de patiente a de toute évidence
libérée de son mari. Au soir d’une journée de carnaval, moment propice
pour laisser tomber tous les masques, Hans en profite pour laisser aussi
tomber ses comportements réservés à l’égard de Clawdia Chauchat.
Il se lance alors dans un éloge enflammé de la beauté du corps humain,
« image miraculeuse de la vie organique », fait de matière vivante et
cependant corruptible, avec sa symétrie merveilleuse des épaules, des
hanches et des mamelons qui fleurissent de part et d’autre de la poitrine,
ses côtes arrangées par paires, autant de délicatesses organiques sous
leurs coussins de chair, qui font la fête à qui les caresse. L’accès par
la chair dans le contexte du désir amoureux est ainsi une alchimie qui
transmute en chair vivante, fascinante et voluptueuse, les pièces et élé-
ments dans lesquels se résout le corps biologique : les os, les jointures,
les artères, les nerfs, l’eau, l’albumine, toute une anatomie de tombeau,

GNI_int_Connexions n° 110.indd 114 05/12/2018 15:15


Corps mécanisés : extension du domaine de l’obscénité 115

donc de mort. Il faut la magie qu’opère l’optique de l’amour pour enle-


ver littéralement le corps de l’être aimé à la condition d’objet que lui
fait la science, et n’en retenir que l’enchanteresse beauté. L’observateur
passe donc d’un corps à un autre, situés aux antipodes l’un de l’autre,
et qui pourtant ne sont qu’un dans la même personne, laquelle oscille
également de l’un à l’autre au gré des circonstances, selon qu’elle a ou
qu’elle est son corps.
Clawdia Chauchat incarne elle-même cette ambiguïté fondamentale.
Elle l’est dans son visage de Française à la beauté kirghize. Elle l’est
dans l’exposé qu’elle fait à Hans de sa morale de la morale : qu’il ne
faut pas la chercher dans la vertu, mais au contraire dans le péché, le
danger, le risque, le nuisible, dans tout ce qui nous consume, car mieux
vaut se perdre que se conserver. Pourtant elle ne se perdra pas dans les
bras de Hans… Peut-être parce qu’elle est également amoureuse de lui,
on ne sait. Ambigu est aussi le baiser qu’elle lui offre « à la russe », à
pleine bouche, sans qu’on puisse démêler la part de code et d’impulsion
sentimentale. Ambigu surtout le cadeau qu’elle fait à Hans en quittant le
sanatorium : la radiographie de son thorax. Les fameux rayons x, ceux
qui effacent ce qu’on voudrait voir mais qu’il est interdit de voir. Hans
y retrouve l’admirable architecture composée par les côtes et la colonne
vertébrale, mais aussi un amas confus de formes spectrales. Des seins
de Clawdia, Hans sera donc privé à jamais, car les seins sont chair sans
os, inexistants pour la radio et pourtant intimement liés à la vie, qu’elle
soit amoureuse ou dédiée au bébé. Tandis qu’en regardant sa propre
main à travers l’écran de la machine, Hans sait qu’il voit ce qui n’était
pas fait pour être vu par l’homme : son squelette. Il se trouve ainsi en
position, lui bien vivant, de regarder dans sa propre tombe. Il conservera
cependant précieusement cette image désincarnée de Clawdia, pour la
contempler et la presser maintes et maintes fois sur son cœur.
© Érès | Téléchargé le 07/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 188.81.216.69)

© Érès | Téléchargé le 07/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 188.81.216.69)


Ces ambiguïtés, assorties de ces mouvements de circulation d’abord
souterrains, mais qui peuvent émerger à tout moment, entre l’organique
et la chair, la vie et la mort, se retrouvent dans la dialectique du sexe et
de l’amp. Quand on s’adonne au sexe avec en arrière-plan les convic-
tions morales (ou anti-morales) de Clawdia Chauchat, on ne pense pas
à la mort, on la provoque au contraire, on veut la narguer et même la
niquer, la preuve par la jouissance éprouvée. Et pourtant c’est dans
le registre mécanicien qu’on trouve les moyens de la produire, ce qui
vaut exclusion du corps de chair au profit du corps machine, celui que
la radiographie transforme d’avance en squelette. On use ainsi de la
chair, seule sensible et sensuelle, mais pour la nier. Comme Georges
Bataille le disait de la beauté érotique (mais il vise en réalité le sexe),
qu’elle était faite « pour être profanée » – donc désacralisée, réduite à sa
matérialité en tant qu’objet de consommation, rejetée comme un déchet
après la jouissance. D’où l’image banale de la femme « jetée comme un
citron après qu’il a été pressé ». À laquelle correspond en amp le tri des

GNI_int_Connexions n° 110.indd 115 05/12/2018 15:15


116 Dominique Folscheid

embryons à implanter ou pas. Certains vivront, d’autres deviendront des


« déchets hospitaliers ». Ils seront jetés, oubliés, ou livrés à la recherche,
mais on sait que certains parents, jugeant à tort ou à raison qu’un tel sort
est insupportable, voudront qu’au moins à un certain stade de leur déve-
loppement ils soient enterrés. Ce qui nous donne une forme inversée de
l’obscénité : quand la vie nue n’est autre que la mort nue, mieux vaut la
regarder en face plutôt que de la cacher.

Bibliographie

Agacinski, S. 2012. Femmes entre sexe et genre, Paris, Le Seuil.


Folscheid, D. 2002. Sexe mécanique. La crise contemporaine de la sexualité,
Paris, La Table Ronde.
Michel, H. 2000. Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Le Seuil.
Testart, J. 1999. Des hommes probables, Paris, Le Seuil.
© Érès | Téléchargé le 07/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 188.81.216.69)

© Érès | Téléchargé le 07/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 188.81.216.69)

GNI_int_Connexions n° 110.indd 116 05/12/2018 15:15

You might also like