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Page 141 / 146 Gaston Bachelard, Le droit de rêver.

[1970]

[171]

Voir clair dans l’œil droit des hiboux


Voir clair dans les gouttes de houx
Dans le terrier fourré d’obscurité fondante

Voir clair dans la main des taupes


Dans l’aile étendue très haute

Dans le gui des philosphes


Dans le tout cela des savants.

Et le poème déroule mille leçons pour apprendre à regarder, pour nous donner le courage de xer
le soleil. Ainsi le poète renforce en nous le sujet qui regarde, qui comprend le inonde en le
regardant bien droit. Quelle totalisation de regard clairs, clairvoyants, éclairants il y a dans les
poèmes d’Eluard ! Volonté de voir et volonté de faire voir, voilà l’action du poète.

Mais par ce regard de amme, le poète, lui aussi, transforme le monde. Le monde n’est plus si
opaque dès que le poète l’a regardé ; le monde n’est plus ai lourd quand le poète lui a donné la
mobilité ; le monde n’est plus is enchâiné quand le poète a lu la liberté humaine sur les champs,
les bois et les vergers ; le monde n’est plus si hostile quand le pète a rendu à l’homme la
conscience de sa vaillance. Sans cesse, la poésie nous rend à la conscience que l’homme est né.
Voici précisément l’être qui voit assez clair pour être un germe créateur de maîtrise de soi et de
maîtrise du monde :

Voir clair dans le chant des crapauds


Dans le désordre des insectes
Dans la chaleur réglée et pure

Dans le vent dur du viel hiver


Dans un monde mort et vivant.

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Tous ces regards dominateurs, vous les trouverez dans le poème :


A l'échelle de l'homme. On pourrait analyser ce poème, comme tant d'autres poèmes d'Eluard,
dans le sens de la vie montante, dans le sens d'un néo-transformisme travaillant toute la planète,
de la nature à l'homme. La ligne des êtres est sans doute bien désignée par les puissances qui
conquièrent la vision. Mais de cette ascension, le poète nous apporta précisément des preuves
poétiques. Le poète qui a écrit Les yeux fertiles — Donner à voir — Voir — a condensé, en de
nombreux poèmes, les forces de la vision. Il a saisi le dynamisme de la clarté conquise, de la
lumière humanisée.

Ainsi, en méditant un poème éluardien, on connaît la puissance de néo-transformation de


l'imagination. Créer une image, c'est vraiment « donner à voir ». Ce qui était mal vu, ce qui était
perdu dans la paresseuse familiarité, est désormais objet nouveau pour un regard nouveau. Le
regard qui a reçu la clarté éluardienne consume un passé inutile ; il voit l'avenir immédiat dans la
beauté des images. Le poète voit belles les images obscures. Et c'est là un peu du destin des
hommes que le poète vient nous révéler. Ainsi, pour employer un mot cher à Baudelaire, le poète
nous aide à découvrir des forces destinales.

On dira que c'est un bien petit destin que celui qui ouvre l'avenir par une image belle, heureuse,
réconfortante. Mais les forces d'avenir sont des forces conspirantes. Mettez au cour de l'homme
un germe de bonheur, une seule étincelle d'espérance, aussitôt un feu nouveau, un feu dirigé, un
feu rationnel se met à l'œuvre dans sa vie entière. Paul Eluard a dit que le poète était celui qui
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inspire. Oui, mais le bienfait [173] continue : en nous ouvrant une voie d'inspiration, il nous
transmet une dynamique de réveil. Je ne connais pas dans toute l'œuvre de Paul Eluard un seul
vers qui pourrait laisser le lecteur dans la tourbière du désespoir, dans le marasme de
l'indi érence, dans la platitude et la monotonie de l'égoïsme. Pour lire Eluard, il faut recevoir
l'inspiration humanisante d'Eluard, il faut aimer et les choses et la vie et les hommes.

Mais cette triple force de sympathie ne nous est pas transmise comme une généralité
philosophique, comme une leçon de morale générale. Elle nous est donnée dans le détail d’un
poème, dans l’énergie d’un vers :

Avec le feu d’une chanson sans fausse note.

Un beau vers est immédiatement un principe comburant, un axe de bonheur, une voie
d'illumination, une direction droite, ne, raisonnable qui aboutit à un courage. Les poèmes
d'Eluard sont des diagrammes de con ance, des modèles de dynamisation psychique :

Le repos ébloui remplaçait la fatigue.

Si l'on est sensible à l'induction psychique d'éveil, de réveil — de naissance, de rénovation — de


jeunesse et de jouvence, on ne s'étonnera pas de la puissance vraie des poèmes réunis sous le
signe du Phénix. Ici encore nous recevons le bienfait d'une condensation de forces
exceptionnelles. Chaque poème du recueil Phénix est du mythe condensé, du mythe rajeuni, du
mythe réduit à ses vitamines psychiques essentielles. L'histoire des religions nous a laissé mille
[174] légendes de l'oiseau qui apprête son bûcher en amassant les plantes aromatiques et
glorieuses, les benjoins et les lauriers. Et Paul Eluard, rajeunissant la synthèse des aromates,
donnant à cette synthèse la forte union de la résine et du vin, écrit :

Il y a de tout dans notre bûcher


Des pommes de pin des sarments
Mais aussi des eurs plus fortes que l’eau.

Quand tout est près pour l'holocauste, le phénix s'en amme, comme un poète, de sa propre
ardeur, il s'embrase tout entier jusqu'à un minimum de cendre. En une journée il éclate d'aurore et
s'ensevelit dans la nuit. En un jour il vit le printemps et l'automne, la force printanière et la
sagesse du soir. Le phénix d'une légende a 365 plumes. Il marque ainsi les deux renaissances : la
renaissance quotidienne au-delà du souterrain de la nuit :

Gloire le souterrain est devenu sommet

et la renaissance du soleil qui dit l'absolue vérité du printemps :

Notre printemps est un printemps qui a raison.

Le phénix aux 365 plumes est vraiment l'oiseau du génie éluardien, le symbole d'une vie qui,
chaque jour, a son poème et qui chaque année est marquée par un livre.

Au soir de la vie, le phénix est vraiment jeune dans sa sagesse, fort dans sa sagesse. Il a de la
raison plein son germe. Il dépose dans son germe la sagesse d'une longue vie. Voilà le phénix
père de soi-même, sûr [175] de sa vie dans sa mort même, plaçant son au-delà dans son œuvre
même, con ant son renouveau à l'humanité de son œuvre. Oui, voilà Paul Eluard.

Il va renaître. Il revient dans le livre entrouvert. Il éclaire toute la table où l'on vient d'ouvrir le livre.
Il est vivant, comme l'oiseau légendaire. Dans son livre comme dans la légende

Tout a la couleur de l’aurore.

Il est vivant pour vous, pour tous, dans une image qui vient juste à temps vous réveiller, vous
ranimer, vous transmettre la vie de l'intelligence et du cœur, la vie qui augmente du seul fait
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qu'elle recommence, qu'elle recommence avec des forces jeunes, épurées au feu. Le mythe du
Phénix est le mythe de la renaissance progressive, la dialectique de la vie et de la mort,
dialectique majorée, de toute évidence, dans le sens de la vie ampli ante, dans le sens de la vie
qui traverse les peines et les déboires, la mort et les défaites.

Le couloir sans réveil l'impasse et la fatigue


Se sont mis à briller d'un feu battant des mains
L'éternité s'est dépliée.

Les poèmes d'Eluard, les vers d'Eluard sont des synthèses où se soutiennent la nouveauté et la
solidité. Le xe et le mobile ne s'y contredisent plus. Les germes et les raisons coopèrent. Dans
l'absolu de leur simplicité les images trouvent le moyen d'être à la fois belles et vraies. C'est pour
cela que la poésie de Paul Eluard restera toujours un humanisme en acte, une constante
puissance du renouvellement humain.

Deuxième partie
LİTTÉRATURE

Une psychologie du langage littéraire:


Jean Paulhan
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Les Fleurs de Tarbes de jean Paulhan posent un problème qui a été négligé jusqu'ici par les
psychologues qui ont étudié le langage. C'est le problème du langage châtié, du langage surveille,
du langage recti é, du langage auquel on attache une valeur littéraire. Cette valorisation n'avait
pas encore trouvé son philosophe. La critique littéraire qui « valorise » les œuvres n'a jamais
franchement exposé son système de valeurs littéraires. Jean Paulhan vient obliger la critique
littéraire à un examen de conscience qui doit préparer une philosophie du langage écrit.
Nous devons d'abord comprendre que l'œuvre de Paulhan dépasse le cadre d'une critique de la
critique. Elle nous engage à mieux classer les valeurs d'explication et les valeurs d'expression, les
valeurs spontanées et les valeurs cultivées. Même en parlant, nous avons besoin d'une littérature.
La littérature — qu'il faudra bien un jour relever d'un injuste mépris — tient à notre vie même, à la
plus belle des vies, à la vie parlée, parlée pour tout dire, parlée pour ne rien dire, parlée pour
mieux dire.
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