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Dix-huitième Siècle

12. «Jacques le Fataliste» et la critique contemporaine. Le texte


et le sens
Maurice Roelens

Abstract
12. Maurice Roelens : Jacques le Fataliste and contemporary criticism :
the text and its meaning.
Starting out from an analysis of various " readings " of Jacques le Fataliste put forward in the last twenty years, M. R.
shows that contemporary criticism is obsessed by the idea of a unifying principle, present in the work in spite of its
rhapsodic appearance. This tradition was shaken for the first time by R. Mauzi in 1964. But M. R. goes much further in his
doubts concerning methodology. He follows R. Barthes in questioning the very notion of text, " defined as a structured
totality and substitutes for it that of a terrain on which " signifiant " and " signifié " do battle. Following S. Lecointre and J.
Le Galliot, he believes that one should concern oneself less with the meaning than with the conditions in which the
meaning is formulated : " It is no longer a question of going from the surface of a work towards a kernel hidden away
inside, towards the heart of thought and meaning revealing themselves (by concealing themselves) within it, but rather,
beginning with the text itself, of defining the conditions in which a specific production of meaning is possible, conditions
which are always complex, often frought with conflicts and contradictions, constantly overdetermined, wich govern the
game of writing and the production of the text and which are opposed to all readings which work by reduction M. R.
wonders whether the " fundamental key contradiction " is not to be found at the very heart of Diderot's materialism and his
conception of the whole which is finalistic and deistic, in spite of himself.

Citer ce document / Cite this document :

Roelens Maurice. 12. «Jacques le Fataliste» et la critique contemporaine. Le texte et le sens. In: Dix-huitième Siècle,
n°5, 1973. Problèmes actuels de la recherche. pp. 119-137;

doi : https://doi.org/10.3406/dhs.1973.1035

https://www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_1973_num_5_1_1035

Fichier pdf généré le 01/10/2018


12

« JACQUES LE FATALISTE »

ET LA CRITIQUE CONTEMPORAINE

Le texte et le sens

Le titre de l'essai récent de Francis Primer, V Unité secrète de


« Jacques le Fataliste » x, résume excellemment le projet d'ensemble
de la critique contemporaine à l'égard de la « rhapsodie 2 » de
Diderot. Par un paradoxe qui n'est qu'apparent, tandis que les
enquêtes des historiens de la littérature 3 montrent combien l'œuvre,
dans sa lente genèse et sa composition apparente, ressortit à ce que
l'on peut bien appeler un « bricolage 4 », les lectures critiques
récentes, qui
s'efforcent toutes,
se sont
dans
pour
un effort
la plupart
têtu et
5 «
renouvelé,
enferméesde» rassembler
dans le texte,
ces
membra disjecta en un corps unifié, structuré et signifiant. D'un
côté, nous sont proposées de l'œuvre, dans une perspective géné¬
tique, des images d'ordre géologique (empilement de strates succes¬
sives) et plus souvent organiques (prolifération de l'œuvre à partir
de quelques éléments séminaux, J. Varloot, p. 635) ou musicales
(variations sur quelques motifs, P. Vernière, p. 167); de l'autre,
s'instaure à travers les clairs obscurs, les béances et les ruptures du
texte, une chasse au sens, deus absconditus, puissance immanente et
dérobée, qui, dans une sorte de création continuée, soutient l'avers

nous
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ordre
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2.
3.
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5.
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Ehrard.
insipide
renvoient
Pensée
auxquels
rhap¬
sans
sauˆ
120 MAURICE ROELENS

d'un texte éclaté et fragmentaire de sa présence profonde, perma¬


nente et silencieuse. Dans le jeu que joue la critique, structure,
unité et signification ont constamment partie liée. Il n'est pas
question ici d'opposer genèse à structure, l'étude diachronique aux
lectures synchroniques, l'ouverture 1 de l'œuvre à la clôture du
texte; seulement de tenter d'expliciter certains des présupposés
théoriques au travail dans les démarches de la critique contem¬
poraine à l'égard de Jacques le Fataliste et, à travers ce bilan, de
préciser
de Diderot.
certaines des questions que nous semble légitimer l'œuvre

1° Toute lecture est structurante et de toute mise en relation


naît un sens, au moins les apparences tremblantes du sens. La
première démarche de la critique contemporaine, réagissant contre
le désordre affiché du texte et l'aveuglement intéressé d'une critique
étroitement normative 2, la première rupture théorique et critique
qu'elle introduit, est de tracer dans l'œuvre des parcours privi¬
légiés, d'y repérer la trame des motifs et des thèmes, de les suivre
dans leurs reprises et leurs métamorphoses, de « tisser » le texte :
il s'agit de « faire jaillir d'un apparent désordre des lignes de force
et de déceler Y armature secrète qui commande l'architecture
apparente
a été menée
» (J.
à trois
Fabre,
niveaux
Problèmes
essentiellement
et recherches...
: p. 493). L'enquête

a) celui des thèmes définis conceptuellement : en premier histo¬


riquement, par J. R. Loy, qui distingua trois thèmes privilégiés
(p. 59), trois « lignes de force » que reprend et résume R. Mauzi
(p. 89) :
« les énigmes et les surprises d'un destin meneur de jeu devant lequel
s'anéantit la liberté humaine; l'impossibilité de porter des jugements
moraux sur les actions des hommes [...]; enfin une réflexion ironique de
l'auteur sur les problèmes du romanesque. »

Tripartition que retiennent, avec quelques variantes, P. Yernière


dans son édition (p. 14) ou G. May (p. 270-272); à quoi, s'oppose,
avec L. G. Crocker, J. Fabre (Sagesse et Morale...) et J. Ehrard,
une lecture plus « unitaire », où l'accent est mis de façon privilégiée

absente,
àmanque.
L'histoire
reste
2.
vous
1. Exemplairement,
Au
à faire.
soutenir
mais
sens
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l'on
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L'Œuvre
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des
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Le
l'invention
qui
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Seuil,
oucomposition
vous
une
1965.
de
même
forte
obsède.
Diderot
idée
qui
est
»
« JACQUES LE FATALISTE » ET LA CRITIQUE 121

sur l'exploration des conséquences morales de la croyance au


« fatalisme ». Inversement, dans l'essai de F. Pruner, c'est l'œuvre
dans sa totalité qui se thématise ; elle n'est plus, très logiquement,
que chaîne
carrefour *. et trame, fils entrelacés : tout lieu du texte est nœud,

b ) au niveau de la composition de l'œuvre, où scènes, anecdotes


et personnages semblent se répondre dans un subtil dialogue fait
d'analogies, d'oppositions et de correspondances, et constituent
un vaste polyptyque. Mise en rapport qui s'exerce soit au niveau des
thèmes (de la substance du contenu) : chez F. Pruner ou R. Laufer,
avec plus de réticence chez J. Proust; soit au niveau des motifs
(des figures narratives) : « la rencontre, la poursuite, l'accident, le
quiproquo, le vol, la querelle, » etc. (J. Fabre, Problèmes et
Recherches, p. 494.)
c ) celui, enfin, du registre lexical : l'exemple en est donné par
l'étude de G. May sur « le Maître, la Chaîne et le Chien ». Deux
mots clés ici dans cette quête des métamorphoses du « signifiant » :
polysémie et dissémination.

Il ne fait pas de doute qu'en face de l'image traditionnelle de


l'œuvre conçue comme un « pot-pourri », le principe directeur de
la critique contemporaine renvoie à la notion « moderne » du
texte, conçu comme une totalité structurée, où « tout est signifiant »
(F. Pruner, p. 125), où la pensée du tout (J. Ehrard, p. 138) éclaire
l'analyse de chaque détail du texte et constitue la nécessité interne
de l'œuvre. Non sans paradoxe, ici encore, le texte apparaît comme
un « tout fermé , ordonné , cohérent, justifié 2 », où de la confrontation
de chaque élément avec l'ensemble de tous les autres naît la signi¬
fication, et où les « cases vides », les attentes déçues, les ruptures et
les silences font partie du « système signifiant » qui les englobe,
qu'elles constituent et qui les constitue. « Il fallait d'abord établir
qu'avant d'être une œuvre perpétuellement rompue et désarticulée,
Jacques le Fataliste est d'abord une œuvre construite et que les
ruptures
structure et
et les
nondigressions
comme une n'ont
suite
de linéaire
sens que
d'événements
par rapport età de
sa
discours se succédant au hasard et n'entrant dans aucune forme. »
(R. Mauzi, p. 97.)

signes,
vengeances,
Communications,
été2.
1 .par
Sans
Nous
nous.
quiproquos,
prétendre
paraphrasons
duels, n°
duperies,
àprophéties,
11.
la moindre
Tous
ici chien,
la les
jugements,
définition
exhaustivité
chaîne,
mots soulignés,
du
cheval,
bienfaisance,
ni établir
texteamours,
sauf
que de
G.
indication
récompenses,
hiérarchie,
etc.
Genot acontraire,
proposé
énumérons
châtiments,
dans:
l'ont
122 MAURICE ROELENS

2° Cependant, au delà de ces parcours variés et répétés, en tous


les sens et à tous les niveaux, de l'espace du texte, qui ne peuvent
au mieux nous en proposer qu'une description, fût-elle aussi fine
et attentive que celle qu'en a donnée R. Mauzi, se dessine l'obses¬
sion profonde de la critique interprétative de ramener la dispersion
de l'œuvre à un principe unificateur, idée première, intention fonda¬
mentale, structure
brièvement : signifiante et démonstrative. Il faut ici citer,

« Tout cela relève en réalité d'une recherche, de la mise en valeur d'une


intention qui paradoxalement se manifeste par une sorte d'aménage¬
ment du désordre. » (J. Fabre, Problèmes... p. 488).
« Le livre ne manque pas de cette unité fondamentale sans laquelle il
n'est pas d' œuvre d'art authentique C'est nous inviter aussi à
chercher le centre , le foyer d'où jaillit l'éblouissant feu d'artifice. »
(G. May, p. 270).
« Telle est, croyons-nous, l 'ultime intention de l'auteur, déjà rencon¬
trée sous d'autres formes. » (R. Mauzi, p. 126).
« On songerait aussi bien à ces châteaux en apparence bien classiques,
dont les annexes, les ailes rajoutées, les orangeries, loin de donner
l'impression du désordre, se révèlent à l'examen, adaptées rationnel¬
lement
« Lesaux
commentateurs
besoins et au terrain.
se refusent
» (J. àVarloot,
admettrep. une
635).ordonnance secrète
et une idée d'ensemble, ou, lorsqu'ils entrevoient un sens possible, ils
oublient que faute de comprendre la structure de l'œuvre, ils ne font
que prêter à l'auteur leurs propres conceptions. » (F. Pruner, p. 6).
« Notre hypothèse sera que dans ce subtil divertissement de philosophe,
Vidée détermine la forme et que l'ambiguïté littéraire de ce roman inso¬
lite exprime de la façon la plus adéquate l'ambiguïté philosophique d'une
pensée critique et plus que jamais " questionneuse " (J. Ehrard, p. 187).

Nous pourrions multiplier ces extraits. Il n'est pas jusqu'à


S. Lecointre et J. Le Galliot, qui prétendent s'en tenir pourtant à
l'étude du programme logico-sémantique qui, selon eux, régit
l'œuvre, qui n'écrivent (p. 27) :
« Mais surtout il semble que le procédé relève de la motivation essen¬
tielle de ce texte : faire l'archéologie du roman, mettre à nu, délibé¬
rément, sa construction. »

Le transfert de l'auteur au texte, la substitution de motivation à


idée ou à intention ne changent rien à l'affaire : il faudra revenir un
peu plus loin sur les présupposés critiques et idéologiques à l'œuvre
dans ce type de démarches.
3° Pour l'instant, il n'est pas sans intérêt de déceler les lieux du
texte où se fixe l'attention de la critique et les voies par lesquelles
« JACQUES LE FATALISTE » ET LA CRITIQUE 123

une interprétation, soucieuse de ramener l'œuvre à son Idée et à


son unité significative, procède. On distinguera trois grands
groupes d'attitudes :
a) Ou c'est l'itinéraire d'ensemble des deux principaux person¬
nages romanesques, le maître et Jacques, qui se trouve retenu et qui
porte la signification du texte. Chez R. Laufer (p. 518 et suiv.)
l'évolution relative des positions des deux personnages l'un par
rapport à l'autre, où le valet, après s'être affirmé le maître de son
maître, en redevient le valet, module la ligne narrative de l'œuvre
selon les trois temps d'une dialectique discrètement suggérée :
optimisme/pessimisme/sagesse. Avec F. Pruner, la structure signi¬
ficative se dédouble : au niveau de Y histoire (récit du voyage), tout
est concerté et ordonné en vue d'une fin « classique » : le meurtre
que commet le maître et la punition injuste que subit, à sa place,
Jacques, par où se nouent, une dernière fois, le thème philosophique
du « fatalisme » et le motif, psychologique et social, des erreurs de
jugement; au niveau de V œuvre, dont une lecture constamment
symbolique nous est proposée : ici encore selon un mouvement
dialectique qui nous mène de l'état de nature aux dépravations de
l'instinct dans le monde social. Ce n'est pas le lieu d'insister sur le
« symbolisme » de Jacques le fataliste , sur lequel J. Fabre avait
attiré l'attention, que R. Laufer avait déjà exploré, (p. 525 et suiv.)
et que F. Pruner systématise, souvent imprudemment et arbitrai¬
rement 1. Mais ces lectures ne trouvent leur sens qu'à tracer, comme
par force, à travers l'œuvre, les voies d'un itinéraire spirituel dont
le voyage terrestre n'est que la figure.
b) Plus souvent ce sont les discours, les actions, le comportement
et les valeurs du « héros » principal, Jacques, qui se trouvent porter
le sens de l'œuvre. De L. G. Crocker à J. Ehrard en passant par
J. Fabre, si les interprétations sont divergentes, le principe qui les

par1.rassurer
généralisations,
au
ou
en
lui-même.
un
paré
l'apôtre
conviendrait-il
sur-significations
de
tiples
long
signe,
des
valet,
Diderot
leOn
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lesquelles
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duel,
chose
signifiante
au
explicite,
dumoins
en com¬
mul¬
etc.)
Roi,
loin
que
ces

DIX-HUITIÈME SIÈCLE V. 9.
124 MAURICE ROELENS

dirige ne laisse pas d'être semblable à lui-même : le conte de


Diderot fonctionne comme mise à l'épreuve de la pratique d'un
matérialisme déterministe spéculatif, et le personnage comme
l'incarnation positive de la sagesse de l'écrivain. Avec J. Fabre
(Sagesse et Morale... p. 184) :
« Voilà pour l'essentiel de quoi est faite la sagesse de Jacques, non
pas en dépit, mais en vertu de son fatalisme. Il en résulte un art de vivre,
le plus traditionnel du monde, mais qu'il appartient à tout homme
d'actualiser et de rajeunir.
Mais de cette sagesse, peut-on tirer une morale? Donner sens à la
vie? Instruire et faire des hommes? La réponse n'est pas une thèse, ni
un credo, mais un homme, tel que Diderot, substitut et ordonnateur
du destin, a voulu le faire et l'a fait. »

Avec J. Ehrard (p. 150-154) :


« Roman philosophique, Jacques le fataliste fait plus qu'exprimer
des idées, il traduit une certaine attitude devant la vie, qui est la sagesse
souriante de Diderot vieillissant [...] L'apparente inconséquence de
Jacques recouvre donc une logique rigoureuse : son échec lui a montré
la vanité des prétentions stoïciennes à l'ataraxie, et l'a conduit jusqu'à
la conclusion que Diderot formule dans le seconde partie de V Essai
sur Sénèque [...]. Le vrai Philosophe n'a pas la prétention d'être un
ascète, un héros ou un saint. Il est un homme, non un surhomme. Selon
Diderot et Jacques, la vraie sagesse consiste à accepter ce que l'on est
[...] Jacques le fataliste nous conserve l'image d'un Diderot résigné,
comme dit Jacques, à sa condition d'homme, mais sans passivité et sans
aigreur. Cet équilibre et cette maîtrise s'expriment dans une œuvre
cohérente et forte où le fatalisme appelle la fantaisie. »

La construction de ces articles, si suggestifs et si précis qu'ils


soient, mériterait d'être analysée de près : on y verrait la richesse
et la confusion de l'œuvre progressivement se résorber et s'alléger,
par le jeu moins d'omissions ou de réductions que de mises entre
parenthèses, au profit d'un essentiel, défini par une double assimi¬
lation, celle de l'œuvre aux valeurs de Jacques, celle de Jacques à
Diderot. Mais n'est-ce point éluder ou annuler le texte dans ses
particularités irréductibles?
c) Enfin, l'effort de la critique s'est plus récemment porté sur les
liens qui unissent structure de l'œuvre et signification, forme litté¬
raire et contenu philosophique et a tendu à faire du conte de
Diderot une « forme-sens » qui trouve en elle-même les principes de
sa nécessité. Il est à vrai dire deux écoles de pensée ici. L'une est
excellemment représentée par J. Fabre. Celui-ci s'est toujours
refusé à majorer l'importance accordée à la critique du genre
« JACQUES LE FATALISTE » ET LA CRITIQUE 125

romanesque et aux innovations techniques de Diderot et à ne voir


dans Jacques le fataliste :

qu'un exercice
virtuose, où delittéraire,
la dislocation
un tourde
de toutes
force réalisé
les traditions
par un expérimentateur
et conventions
romanesques doit naître un roman rénové ( Problèmes et Recherches,
p. 495).

Il préfère considérer Diderot :


comme un homme soucieux de vérité humaine et plus directement encore
en quête de sa propre vérité. L'expérience littéraire ne sert, en la circons¬
tance, que de véhicule et de truchement à ce qu'il convient d'appeler
avec L. G. Crocker, une " expérience morale

Conception relativement « classique » du conte philosophique 1


où l'affabulation ne sert que de support à l'idée.
Tandis que L. R. Loy (p. 71) et Y. Belaval (p. 7), maintenaient
côte à côte Yintention esthétique et Y intention philosophique , ou que
G. May (p. 282) les mariait dans une harmonie « totale et unique »
qui échappait à l'analyse, la tentative de R. Mauzi (que reprennent
J. Ehrard, p. 145, J. Proust, p. 318-319 et d'autre manière, S.
Lecointre et J. Le Galliot, p. 27) se marquait au contraire par la
volonté nettement affirmée de rendre compte à la fois des structures
« littéraires » de l'œuvre et de son thème philosophique. Le plus
court est ici de citer cette page décisive de R. Mauzi :
La correspondance est cependant évidente entre la forme du récit et
les thèmes philosophiques de l'œuvre, qui imposent conjointement la
même image d'un univers déconcertant, rempli de signes trompeurs et
d'inexplicables lacunes, où l'on ne dispose jamais de rien, où la nature
des êtres et des choses n'est jamais claire, où nul ne sait jamais ce qu'il
veut, ce qu'il fait, ni où il va. Les impertinences de l'auteur envers son
lecteur du
volture apparaissent
destin envers
comme
les hommes,
la contrepartie
et le destin
symbolique
mène le de
monde
la désin¬
avec
ce même mélange de liberté, d'indifférence et de malice dont s'inspire
le conteur pour conduire ou plutôt pour brouiller les fils multiples de
son récit. [...] L'auteur se divertit à montrer que les romans nous trom¬
pent, car ils donnent à croire que le romancier peut prendre la place du
destin et reconstruire un univers dont les significations seraient mira¬
culeusement pleines, où chaque chose aurait son modèle idéal, où tout
serait constamment prévisible et explicable dans une durée substan-

Enlightenment
une
1970,
1. définition
Voir
p. 422-437.
sur ce
du
(mélanges
point
conteY.»,Besterman)
Belaval,
dans Roman
« Le
1967,
et
conte
Lumières
p. philosophique
308-317
au et
18eNicole
siècle,
» dans
Gueunier,
Editions
The age
Sociales,
«Pour
of the
126 MAURICE ROELENS

tielle et sans rapture. Cette vision du monde volontairement opaque


et anarchique, que soulignent à la fois les discours des personnages,
les provocations de l'auteur et la frustration du lecteur, nous essaierons
de la préciser à travers les multiples jeux de la parodie, dont Diderot
se grise, (p. 90-91).

Nous tenons que dans l'histoire de la critique contemporaine de


Jacques le fataliste, l'article de R. Mauzi marque un tournant
décisif, résolvant dans la nécessité d'une « forme-sens » les faux
dilemmes qui opposaient ou juxtaposaient l'intention esthétique
et l'intention philosophique, la fantaisie du virtuose et l'inquiétude
du penseur et qui faisaient de l'œuvre soit une fuite, soit, comme le
dit J. Proust (p. 319), « une revanche d'esthète sur un matérialisme
réputé desséchant ». Cependant, comme l'écrit J. Ehrard (p. 137),
l'idée reste première, et la littérature, pour détruire la littérature et
en la détruisant, se sauve et s'adapte « pour délivrer toute la vérité
dont elle est chargée » (R. Mauzi, p. 92). Peut-être cette congruence
positive de l'énonciation et de l'énoncé, à travers et au delà de
l'apparente « négativité » (R. Mauzi, p. 91) de l'œuvre, par où se
rétablit une forme pleine et s'arrête et se fixe le sens, fait-elle à son
tour problème?
4° A travers cette brève revue, nécessairement sommaire, des
principaux travaux critiques consacrés à Jacques le fataliste depuis
une vingtaine d'années, on a pu entrevoir certains des principes
théoriques qui, en deçà des divergences d'interprétation, consti¬
tuent une sorte de tuf commun; pour parler d'une manière très
approximative, ils semblent relever d'une sorte de vague obédience
hégélienne. On peut s'efforcer de les préciser 1.
a) Vidée est première, l'œuvre est expression, le texte, dans sa
dispersion et son désordre comme dans son organisation, est à la
fois la manifestation et le double d'une parole pleine, antérieure,
unifiante, en quoi s'absorbe et d'où se déploie le sens 2 ; la « forme »,
si neuve et si singulière qu'elle puisse être dite, ne peut être pensée
que comme accord, harmonie, adéquation à ce dont elle est à la
fois le signe, l'incarnation et le substitut, dans le double jeu incessant
et réciproque d'une présence (le texte) qui ne se soutient que d'une
absence (l'idée). Citons encore :
« Enfin avec Jacques le fataliste, l'égalité ou l'équilibre est enfin (sic)
atteint : l'harmonie des idées et des formes est à la fois totale et unique.

une2.
1. théorie
Nous
Il fautde
suivrons
icilarenvoyer
production
souvent,
à De
littéraire,
dans
la grammatologie
nos
Maspero,
analyses,
1966.
decelles
J. Derrida.
de P. Macherey dans Pour
« JACQUES LE FATALISTE » ET LA CRITIQUE 127

Utilisant le roman pour exprimer ce qu'il ne peut pas exprimer autre¬


ment, élaborant une forme adéquate à cette nécessité unique... » (R.
Laufer, p. 282.)

Peu importe ici que l'Idée se monnaie en intention, volonté,


principe, modèle structural 1; compte plus ce que l'on peut appeler
le tour de « passe-passe » critique par où s'affirme comme donné
(intention ou structure) ce qui est en fait le produit de l'activité
critique et d'un travail opéré sur le texte (par prélèvements, rappro¬
chements, réorganisations, omissions et réductions).
b) cette critique, puisqu'elle vise le sens, est nécessairement
réductrice : ramenant le déploiement et la dispersion du texte à
quelques « compendia ».
c ) le sens ne se construit qu'en projetant sur le texte un schéma
dialectique : dialectique de l'itinéraire intellectuel chez R. Laufer et
F. Pruner, où l'achèvement de l'œuvre (sa leçon) coïncide avec sa
finition (clôture et conclusion); dialectique qui aboutit à l'affir¬
mation
au delàdede
la l'affirmation
sagesse de Jacques-Diderot,
du matérialisme
chezdéterministe
J. Fabre ou J.
et Ehrard,
de ses

difficultés; dialectique enfin de l'œuvre d'art, chez R. Mauzi, qui, à


l'intérieur d'un roman, sur les ruines de la littérature, reconstruit les
prestiges et les réussites du romanesque.
d) enfin, si l'on excepte l'inventaire scolaire des « realia » auquel
a procédé J. Smietanski et que reprend souvent F. Pruner, et les
quelques pages de J. Ehrard où s'esquisse une « situation » du
matérialisme dans la seconde moitié du 18e siècle, l'ensemble de la
critique
texte de contemporaine
Diderot avec l'histoire
ne parvient
et laguère
société.
à préciser les rapports du

Loin de nous l'idée de refuser l'ensemble de ces travaux critiques


et nous n'avons pas caché que certains d'entre eux nous parais¬
saient décisifs. Il nous importait seulement de tenter de faire le
point, de dresser un bilan et surtout de déceler le ou les systèmes de
lecture mis en œuvre depuis vingt ans dans ce secteur étroit de la
critique littéraire. Une question semble maintenant pouvoir être
articulée : peut-on échapper à ce système de lecture, dont nous
avons indiqué rapidement la grille? pour quelles raisons? en vue de
quoi? selon quelles voies?
1° Une première rupture peut sans doute être introduite en
questionnant la légitimité d'appliquer à Jacques le fataliste la
notion de texte définie comme une totalité structurée, par où « les

terme
1. Nous
« structure
avons ».renoncé à analyser toutes les ambiguïtés et les incertitudes du
128 MAURICE ROELENS

éléments qui paraissent [...] les plus capricieux ou les plus spontanés
doivent être tenus pour les plus calculés et les plus voulus » (J. Fabre,
Problèmes... p. 488) et l'organisation de l'œuvre « rigoureuse »
sinon « cartésienne » (J. Proust, p. 319). Probablement, est-ce ce
que suggère J. Varloot (p. 636) en écrivant au terme de son étude
des manuscrits de Jacques :
Plutôt qu'un romancier, Diderot nous semble encore un conteur
(c'est le mot du Père Meister) d'une vieille lignée, narrant un multiple
proverbe.

Convient-il d'en revenir ici à ce que Roland Barthes écrivait


récemment des romans de Sade?
Peu étudiée des grammairiens du récit (tel Propp), il existe une struc¬
ture rhapsodique de la narration, propre notamment au roman pica¬
resque [...]. Raconter ici ne consiste pas à faire mûrir une histoire puis
à la dénouer selon un modèle implicitement organique (naître, vivre,
mourir), c'est-à-dire à soumettre la suite des épisodes à un ordre naturel
(ou logique) qui devient le sens même imposé par le « destin » à toute
vie, mais à juxtaposer purement et simplement des morceaux itératifs
et mobiles : le continu n'est plus alors qu'une suite d'apiécements, un
tissu baroque de haillons [...]. Cette construction déjoue la structure
paradigmatique du récit (selon laquelle chaque épisode a son « répon¬
dant » quelque part qui le compense ou le répare) et par là même, esqui¬
vant la lecture structuraliste de la narration, constitue un scandale du
sens : le roman rhapsodique [...] n'a pas de sens : rien ne l'oblige à
progresser, mûrir, se terminer 1.

Une telle attitude se heurte certes, en ce qui concerne Jacques ,


à de très graves objections :
1° Comment annuler les efforts d'une critique qui, réagissant
précisément contre l'image convenue du désordre insurmontable
et irréductible de l'œuvre, s'est efforcée de mettre en évidence
les multiples organisations paradigmatiques qui se créent et se
manifestent, sous des formes très diverses, au long de l'enchaî¬
nement syntagmatique du texte 2 et de dégager les fonctions et les
significations de l'esthétique « rhapsodique » de Diderot?
2° Comment oublier, comme l'a bien montré R. Mauzi, qu'il
n'y a nulle innocence dans la pratique romanesque de Diderot
et qu'elle s'articule tout entière sur le refus et la critique de l'or¬
ganisation traditionnelle du roman?

2.
1. Voir
R. Barthes,
ci-dessus,
Sade,
p. Loyola,
121-122.Fourier, éd. du Seuil, 1972, p. 143.
« JACQUES LE FATALISTE » ET LA CRITIQUE 129

3° Comment ne pas tenir compte de la méditation constante


de Diderot sur 1' « ordre sourd », par quoi se justifient aussi bien
les circuits de la conversation, l'enchaînement des pensées, les
détours du rêve et de la folie, les intuitions de V enthousiasme
rationnel \ la composition de l'œuvre ou une rhétorique renou¬
velée de la persuasion 2?

Cependant, la distinction, après tout, classique que ranime


R. Barthes, peut être utile et neuve sur un point : celui du sens.
N'avoir pas de sens, c'est peut-être faire, comme il l'écrit ailleurs 3,
que le texte ne soit plus que le lieu de « déploiement du signifiant »
en lutte souvent « dramatique » avec le « signifié » qui tend à
faire retour en lui : « s'il succombe à ce retour, si le signifié
triomphe, le texte cesse d'être Texte, en lui le stéréotype devient
« vérité », au lieu d'être l'objet ludique d'une combinatoire
seconde4 ». Or, dans l'univers de Diderot, 1° tout est lié, aussi
bien dans le monde des phénomènes que dans la tête de l'homme
qui pense, rêve, déraisonne ou découvre; 2° d'autre manière,
tout peut être considéré comme l'aboutissement ponctuel et ins¬
tantané d'une longue et complexe chaîne de déterminations anté¬
rieures : le Moi par exemple, ou le mot, non pas simple image
acoustique renvoyant à un signifié univoque, mais produit et
signe de l'histoire et de l'organisation de l'individu 5 (où se branche
le thème du malentendu). Comme l'écrit J. Proust (p. 320), « l'uni¬
vers du Fataliste est naturellement celui des signes. » Signes qui,
théoriquement, idéalement, renvoient, à remonter la chaîne
temporelle des effets et des causes ou à parcourir l'espace des
analogies, à la totalité passée et présente du monde; en deçà
ou au delà des principes de causalité et de ressemblance, fonctionne
aussi un principe généralisé de signifiance. « Tout a été écrit
à la fois » dit Jacques 6. Les conséquences nous en paraissent
importantes en ce qui concerne Jacques :
a) seule une parole inépuisable, inarrêtable, indéfinie dans ses
prolongements, ses ramifications ou ses digressions peut mimer

quée.
cousu
de
aussi
2.
3.
4.
5.
6.
1.Rameau,
Encyclopédie,
Nous
Ibid.,
De
Éd.
Communications
bien
Sur
» dans
la
citée,
ce
en
p.
Poésie
fait
caprices
point,
Europâische
5.
cep.défaut
qui
31.
dramatique,
art.
on
concerne
et
n°renverra
une
logiques
Théosophes,
19,
Aufklarung,
étude
1972,
sadu
Œuvres
àréflexion
p.
approfondie
G.
jeu,
cité
4.May,
esthétiques,
1967,
thèse
fort
philosophique
«p.d'université,
opportunément
Diderot,
165-187
de éd.
la Garnier,
notion
artiste
et que
àMontpellier,
Yoichi
par
dson
etp.
'ordre
philosophe
J.233.
esthétique
Sumi,
Proust,
chez
1972.
LeDiderot
p.
du
Neveu
appli¬
321.
dé¬
130 MAURICE ROELENS

l'infini du monde et de la pensée. Le bavardage de Jacques n'en


est-il pas la figure emblématique?
b) l'œuvre, nécessairement finie, ne peut contenir l'infini
du monde et de la parole que par défaut, allusion, déception.
Non pas correspondance entre une forme et sa signification,
mais désaccord, discordance, insuffisance.
c ) surtout, ce que montre l'œuvre, c'est que le sens n'est pas
donné, mais provient d'une double activité de l'esprit. Il résulte
d'une part d'une construction (ou d'une reconstruction); d'autre
part, d'une décision, d'un arrêt, d'une coupure opérée dans la
chaîne indéfinie des causes et des effets ou dans la chaîne des signes.
Comme l'écrivent. S. Lecointre et J. Le Galliot (p. 27), le conte
de Diderot est « une façon de mettre en évidence le jeu formel
par lequel se crée le sens, une insolente caricature des modalités
logiques sans lesquelles l'œuvre romanesque ne saurait exister ».
Précisons : il ne s'agit pas ici de la connaissance relative, partielle,
incertaine à laquelle l'homme peut accéder dans l'univers déter¬
ministe du matérialisme, comme l'ont montré R. Mauzi, J. Ehrard,
ou J. Proust, mais de la manière dont un sens, le sens peut être
construit et déclaré. Ainsi, de la. fin du roman : exigence logique
du sens romanesque (voir R. Barthes), elle n'existe ici que sur le
mode de la parodie et de la déception : dénouement convention¬
nel, dénouement multiple, brouillage des repères référentiels et
de ceux de l'énonciation (substitution de l'éditeur à l'auteur ou
narrateur); ne subsiste que la « forme » d'une fin par où se satis¬
fait et ne satisfait pas l'exigence du sens, mimée et minée. Ainsi
encore de l'ensemble du roman : il faudrait, en suivant les recher¬
ches des Formalistes russes sur la « dénudation du procédé 1 »,
montrer comment l'œuvre met en place et évide en même temps
les procédés logiques par lesquels se crée une narrativité signi¬
fiante : essentiellement : retard, dilatation, finition.
d ) le lecteur et le critique sont nécessairement compromis
dans le jeu (et non pas seulement, et non pas essentiellement
par le double qui les représente dans l'énoncé romanesque).
Décider du sens de l'œuvre, c'est le construire, c'est-à-dire pri¬
vilégier certaines des causalités et des analogies dont le texte
est tissé; c'est aussi arrêter, figer (châtrer?) le «jeu du signifiant » :
pour le contraindre à une vérité; c'est au moins, ne pas éviter
le piège tramé par le texte, par où l'entreprise critique se trouve
dépossédée de sa légitimité.

1. Théorie de la littérature , Le Seuil, 1965, p. 51, 217, 301.


« JACQUES LE FATALISTE » ET LA CRITIQUE 131

é) ce qui peut décider de la validité relative de l'hypothèse,


ce sont les effets du texte sur les lecteurs; on négligera la multi¬
plicité des interprétations, qui n'est point caractéristique; mais la
déception, l'irritation, dont P. Vernière, après beaucoup d'autres,
se fait l'écho dans sa préface; en quelques pages, on relève :
« déconcerte, ambiguïté, étrange, obscurités, ambiguïtés, inquié¬
tante, malignité irritante, les intentions réelles du philosophe nous
échappent, ambiguïté encore, technique déroutante, déconcerte,
œuvre étrange qui techniquement nous déroute et philosophi¬
quement nous laisse quelque malaise » (p. 11-19). Ce qui est en
cause ici est bien l'impossibilité d'arrêter (aux deux sens du terme :
figer et décider) le sens. Aussi, les qualifications traditionnelles,
qui rendent moins compte de l'œuvre que de son effet : goût
de la mystification, œuvre et pensée « questionneuses » et déli¬
bérément inquiétantes, déconcertantes, (R. Mortier, J. Fabre,
J. Ehrard, etc.) ou encore, le leitmotiv le plus répandu : l'am¬
biguïté du texte (passim). A la limite, avec Marc Buffat, p. 18 :
« En tout cas, le texte diderotien (et non les récits de Diderot)
est rigoureusement illisible — une abondante exégèse en
témoigne
chose comme
— pour
un texte.
qui neLesait
texte
pas,estjustement,
l'illisible. qu'existe
» Passonsquelque
sur la
tautologie, où définition1 et défini se mirent l'un l'autre; au
moins peut-on y lire un indice de cette crise du sens, dont nous
avons l'œuvre
dans tenté d'indiquer
de Diderot.
certaines des manifestations et des raisons

2° Probablement, peut-on arriver à des conclusions voisines


par d'autres voies. Sans doute est-ce l'intérêt de l'essai de
S. Lecointre et de J. Le Galliot. Résumons, au risque de le sim¬
plifier ou de le trahir, cet article dense, tout entier placé sous le
patronage
culturel de la
desdeuxième
recherches
moitié
de du
J. 18e
Kristeva.
siècle, le
Dans
textel'espace
se programme
socio¬
en mettant en place une série de couples antinomiques,
connaissance-ignorance, roman-impossibilité du roman, nature-
société, fatalisme-libre-arbitre, individu-groupe social, bien-mal,
privilèges-justice, jugement-impossibilité du jugement, etc... Mais
au lieu de mettre en œuvre soit des « processus de disjonction
exclusive » : l'ignorance ou la connaissance, ou des processus
« dialectiques » au termes desquels l'antinomie est dépassée
et « toute certitude ruinée au profit d'une certitude nouvelle »
(ce qui est précisément, nous l'avons vu, l'attitude la plus géné-

1. Celle de R. Barthes, rappelée ci-dessus.


132 MAURICE ROELENS

rale de la critique), le roman obéit à une logique et à une dyna¬


mique de la non-disjonction : l'ignorance et/ou la connaissance.
Logique du double, du oui-non par quoi toute lecture univoque
hendées
est interdite,
et conservées,
les affirmations
le sens
antinomiques
indécidable simultanément
ou indéchiffrable
appré¬
si
ce n'est dans cette constante réversibilité. Aux yeux des auteurs,
retrouvant en cela les analyses de R. Mauzi, c'est « au niveau
du roman comme objet littéraire qu'on saisit le mieux » ce modèle
génératif du texte :
« A partir d'une dyade oppositionnelle, être un roman — ne pas être
un roman, le texte se veut en dernier ressort ininterprétable en tant que
« genre », et le moindre plaisir de la littérarité dans Jacques n'est pas
cette ambiguïté qui subvertit constamment l'illusion romanesque et
la recrée sans cesse, à peine a-t-elle été détruite » (p. 28).

Faut-il voir, comme le suggèrent les critiques, dans « l'ambi¬


valence des valeurs culturelles » du dernier tiers du 18e siècle,
le lieu où l'œuvre trouve sa signification en remettant en cause,
par ce jeu sur le sens, par le déploiement de « ce modèle immuable
du double qui articule le sens », « les catégories de l'idéologie
dominante » (p. 30)?
On ne niera pas l'intérêt de cette étude. Cependant, quoique
les auteurs s'en défendent (p. 28), n'est-ce pas ici retrouver la
tentation du scepticisme, du pyrrhonisme qui hante le matéria¬
lisme de la deuxième moitié du 18e siècle et que J. Ehrard, après
d'autres, a rappelée (p. 140)? N'est-ce pas aussi, en privilégiant
exclusivement cette logique ambivalente, faire bon marché du
noyau irréductible de l'œuvre, où s'affirme, repris de la Lettre
à Landois et du Rêve , sous la forme la plus assertive et la moins
équivoque, le matérialisme déterministe de Diderot? Ces réserves
faites, il faut reconnaître que cet essai fait progresser l'analyse,
en montrant précisément comment l'œuvre « programme » son
ambiguïté et comment elle oppose à toute tentative dialectique
(qu'à la fois elle figure et conteste : dialogue entre Jacques et son
maître, dialogue entre l'auteur et le lecteur, discussions a posteriori
entre les narrateurs, etc...), un ensemble de composantes narra¬
tives (actants, thèmes, séquences métaphoriques, procédés de
finition, modalités de l'énonciation romanesque) qui y résistent,
s'y dérobent ou s'y refusent. Contre la dialectique, le dialogisme 1.
3° Cette tentative marque enfin un dernier changement dans

1. En référence aux travaux de M. Bakhtine sur Rabelais et Dostoïevski.


« JACQUES LE FATALISTE » ET LA CRITIQUE 133

la critique de Jacques le fataliste : s'appuyant sur un modèle


génératif,
la formulation
elle se du
préoccupe
sens; lamoins
structuration
du sens que
et ledes
fonctionnement
conditions de
du texte s'ouvrent à une nouvelle forme d'intelligibilité : en
lui-même, par la mise en évidence de son « programme » roma¬
nesque et idéologique; dans son rapport avec le « hors-texte »,
par le dégagement de sa base archéologique (concepts, catégories,
problèmes, structures du champ intellectuel de cette fin du 18e
siècle) qui en constitue à la fois les conditions et les limites, ce
qui le permet et ce qui le régit.
S'amorce ici sans doute une rupture dans la recherche critique
et la réflexion théorique : il ne s'agit plus d'aller de la surface
de l'œuvre vers son noyau intérieur et secret, vers le cœur d'une
pensée et d'une signification qui se manifesteraient (en s'occultant)
en elle, mais, à partir du texte lui-même, de définir les conditions
de possibilité 1 d'une pratique signifiante particulière, conditions
toujours complexes, souvent conflictuelles et contradictoires,
constamment surdéterminées, qui président au jeu de l'écriture
et à la production du texte et qui s'opposent à toute lecture réduc¬
trice. Sans prétendre ici à l'exhaustivité et en refusant tout prin¬
cipe d'organisation hiérarchique du texte, on peut, à partir des
travaux critiques contemporains, tenter d'énumérer certaines
des conditions d'existence de Jacques le fataliste :
a) Comme l'ont montré les travaux de J. Proust 2, de G. Daniel 3
et de Yoichi Sumi 4, s'impose d'abord un modèle philosophique,
politique et esthétique, de type organiciste, celui du polype, à
la fois mode de représentation du réel et schéma dynamique
d'organisation
lons telle lettre du
à Falconet
discours et
: du foisonnement de l'œuvre. Rappe¬

L'orateur au contraire, charge, orne, embellit, fortifie, anime, vivifie


chacune des propositions de son syllogisme d'une infinité d'idées acces¬
soires qui leur servent d'appui. L'argument du philosophe n'est qu'un
squelette; celui de l'orateur est un animal vivant; c'est une espèce de
polype. Divisez-le, et il en naîtra une quantité d'autres animaux. C'est
une hydre à cent têtes. Coupez une de ces têtes; les autres continueront
de s'agiter, de vivre, de menacer 5.

p.
Diderot
2.
3.
4.
5.
1.
137.
Nous
J.
G.
Ouv.
Lettre
Proust,
»,Daniel,
cité,
Diderot
empruntons
du 17
p.
Diderot
«mars
336
Studies,
Autour
et1766,
etl'expression
suiv.
VXII.
Encyclopédie,
du
dans
Rêve
Le aussi
Pour
de d'Alembert;
p.et
bien
409-410.
le Contre,
à P. Macherey
réflexion
éd. Y. Benot,
qu'à
sur l'esthétique
Paris,
M. Foucault.
E. F. R.,
de
134 MAURICE ROELENS

Nous retrouvons ici ce qui a été dit plus haut de l'esthétique


appliquée de Diderot, du libre jeu du « signifiant » et des analo¬
gies, de l'impossibilité d'arrêter le sens. Mais l'on voit aussi
1° que l'œuvre est inséparable d'une certaine idéologie scien¬
tifique; 2° que la pensée du tout chez Diderot renvoie moins à
l'unité idéale d'une organisation rectrice qu'à la légitimité d'une
fragmentation (et d'un foisonnement) à l'infini.
b) Une régularité se dessine pourtant, celle qu'ont appréhendée
S. Lecointre et J. Le Galliot, et qui inscrit le texte dans l'ensemble
des antinomies et des couples d'oppositions qu'ils ont inventorié :
le jeu du texte est limité, borné, mais aussi, sur le mode répétitif,
constamment renouvelé par le jeu qui s'institue entre les caté¬
gories fondamentales d'une idéologie: c'est à partir de cette idéo¬
logie que le sens peut s'articuler, mais en elle-même, elle reste
impensée.

il est
c) Aloisible
la suite
de de
voir
R.dans
Mauzi,
le texte
de S.deLecointre
Diderot àetladefois
J. le
Le lieu
Galliot,
et le
résultat d'un conflit entre le choix de la forme romanesque et
l'impossibilité, dans la perspective d'un déterminisme matéria¬
liste et athée, d'en respecter les exigences et les usages. D'où
la critique et la subversion de la forme romanesque, d'où aussi
ces tentatives diverses de figurer de façon romanesque ce déter¬
minisme : sous la forme mythique et théologique du « grand
rouleau »; sous la forme caricaturale 1 d'un déterminisme linéaire
que symbolisent l'image des chaînons de la gourmette et le récit
des amours de Jacques et de Denise; sous la forme enfin de recons¬
tructions a posteriori et toujours hypothétiques des causes et des
raisons du comportement des personnages (Mme de la Pommeraye,
l'abbé Hudson, Gousse, etc.) dans les discussions entre person¬
nages ou entre le narrateur et le lecteur. Il serait curieux de suivre,
aussi bien dans la genèse de l'œuvre que dans la distribution syn-
tagmatique du texte, le sort de chacune de ces figures du déter¬
minisme : on y lirait sans doute la substitution progressive et
insidieuse aux images mythiques du fatalisme de la forme inter¬
prétative du déterminisme.
d) Car, on peut se demander si la contradiction fondamentale
et motrice n'est pas, en ce domaine, au cœur même du matéria-

jésuite
Sterne,
d'amplification,
1. Caricature
(éd.
queNaves
Jacques
que
démonstrative,
desdilate
chez
Dialogues,
Voltaire,
à l'extrême,
p.
qu'on
31).
dansretrouve
par
son
le dialogue
jeuaussi
des procédés
bien
entredans
Undebrachmane
la retardement
demi-page
et un
de
et
« JACQUES LE FATALISTE » ET LA CRITIQUE 135

lisme de Diderot et ne se manifeste pas, en particulier, par le


conflit entre la figuration romanesque et symbolique du destin
et son « impossibilité » philosophique. Il n'est pas juste d'écrire
avec G. L. Crocker (p. 75) que « sa théorie du déterminisme est
si radicale qu'elle se transforme en fatalisme ». Il conviendrait
plutôt de tenter de préciser les conditions philosophiques, poli¬
tiques, idéologiques, linguistiques, propres au matérialisme de
la deuxième moitié du 18e siècle et à celui de Diderot, qui per¬
mettent cette présence théologique au cœur d'un matérialisme
athée. Esquissons rapidement une réponse, parmi d'autres pos¬
sibles : on sait l'importance, mais aussi les ambiguïtés, de la
notion du Tout comme celle de Y ordre dans la pensée philoso¬
phique, politique, morale et esthétique de Diderot 1, qui cons¬
tituent, à ses yeux, les conditions mêmes de la pensée et fournissent
sans doute les deux mots-clés de son idéologie. Or la pensée du
Tout (en tant que tel, nécessairement unifié et ordonné, fût-ce
dans l'instant et de manière ponctuelle) est une pensée de Dieu,
même absent ou inconnu, au moins une pensée du point de vue
de Dieu 2. Le matérialisme de Diderot, si critique soit-il à l'égard
des idées de Dieu, de spiritualité, de liberté ou de finalité, reste
un matérialisme d'obédience théologique; entendons par là
qu'il persiste à formuler ses questions (fût-ce pour n'y point
répondre ou montrer qu'on n'y peut répondre) dans les cadres
et les termes de la pensée déiste, où théologie et téléologie ont
constamment partie liée, dans les catégories de l'idéologie domi¬
nante : Jacques repose tout entier sur la supposition qu'il y a
un texte, idéalement ou théoriquement lisible, là où il n'y a pas
de texte 3. Fausse question en un sens, mais question centrale,
autour de laquelle tourne l'œuvre, sans que jamais la contra¬
diction soit aperçue ou assumée : Jacques n'est possible que dans
la tension qui s'établit, à tous les niveaux du texte, entre un pro¬
jet matérialiste et la présence obsédante des catégories, des pro¬
blèmes, des figures et du langage de l'idéologie déiste. Jacques
même
ou l'aliénation
où le matérialisme
métaphysique
s'affirme
du matérialisme,
comme instrument
en un moment
de libé¬
ration?

1. Nous fait défaut ici une étude lexicologique et sémantique approfondie de


ces 18e
du deux
siècle.
notions aussi bien chez Diderot que dans le matérialisme de la 2e moitié
2. Voir M. Conche, « Athéisme et matérialisme », Raison présente n° 16, p. 19
à 31, et n° 18, p. 67 à 80.
3. Expression empruntée à M. Conche, art. cité, p. 75.
136 MAURICE ROELENS

Ce ne sont ici qu'indications dérisoirement sommaires, qui


demandent nombre d'enquêtes complémentaires. Nous importent
pour l'instant les conséquences méthodologiques : si l'on veut
« débloquer » la critique et l'analyse du texte, si l'on veut échapper
à la fois à la paraphrase et à l'interprétation réductrice, il semble
qu'une voie s'ouvre ici. Il convient en un premier lieu de tenir
compte de la complexité réelle de l'œuvre et des multiples déter¬
minations qui s'y font jour; nous n'en avons relevé que quelques-
unes et l'inventaire reste à poursuivre; l'œuvre cesse d'être l'ex¬
pression d'une pensée parfaitement transparente à elle-même
et d'un sujet centré sur lui-même; le texte est production, travail,
pratique aléatoire et incertaine, aux prises avec de multiples
difficultés, soumise à diverses régularités, croisement de séries
nombreuses, souvent inconsciente d'elle-même. Accéder à la
rationalité du texte, c'est sans doute rechercher ses conditions
de possibilité, tenter de définir ce à partir de quoi il se fait ou il
parle, son impensé ou son inconscient, ce qui lui permet d'exister
sans qu'il sache à partir de quoi il existe, l'Autre de lui-même.
Sans doute sommes-nous loin de disposer d'instruments théo¬
riques satisfaisants \ mais au moins faut-il noter que la question
du sens a changé de sens : non point ce que l'auteur a voulu dire
(ce qui commande l'exégèse, le commentaire, l'interprétation ou
la paraphrase) mais ce qu'il a dit, sans le vouloir ou sans le savoir,
ce à partir de quoi s'engendre et s'ordonne le texte. Comme
l'écrit P. Macherey : connaître une œuvre littéraire, c'est produire
un savoir neuf : dire ce dont elle parle sans le dire 2. En ce qui
concerne Jacques le fataliste, il est permis de penser que l 'enquête
ne fait que commencer.
Maurice Roelens
Centre Universitaire de Perpignan.

cault
2.
1. P.
En
ouMacherey,
dépit
J. Kristeva,
des efforts
ouv.
auxquels
cité,
et p.
desnous
174.
recherches
nous sommes
de P. Macherey,
souvent implicitement
L. Althusser, référés.
M. Fou¬
« JACQUES LE FATALISTE » ET LA CRITIQUE 137

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