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ΑΡΙΣΤΟΤΕΛΕΙΟ ΠΑΝΕΠΙΣΤΗΜΙΟ ΘΕΣΣΑΛΟΝΙΚΗΣ

ΕΠΙΣΤΗΜΟΝΙΚΗ ΕΠΕΤΗΡΙΔΑ ΤΟΥ ΤΜΗΜΑΤΟΣ


ΓΑΛΛΙΚΗΣ ΓΛΩΣΣΑΣ & ΦΙΛΟΛΟΓΙΑΣ
ΤΗΣ ΦΙΛΟΣΟΦΙΚΗΣ ΣΧΟΛΗΣ
-
ΠΑΡΑΡΤΗΜΑ ΑΡΙΘΜ. 1 ΤΟΥ Α ΤΟΜΟΥ

ΑΘΑΝΑΣΙΑ ΤΣΑΤΣΑΚΟΥ

LA TERRE-CIEL DE PAUL ÉLUARD:


UNE SUR-RÉALITÉ
L'image, moyen de la création
chez Paul Eluard (transcendance
et prolificité)

ΔΙΔΑΚΤΟΡΙΚΗ ΔΙΑΤΡΙΒΗ
ΠΟΥ ΥΠΟΒΛΗΘΗΚΕ ΣΤΟ ΤΜΗΜΑ ΓΑΛΛΙΚΗΣ ΓΛΩΣΣΑΣ & ΦΙΛΟΛΟΓΙΑΣ
ΤΗΣ ΦΙΛΟΣΟΦΙΚΗΣ ΣΧΟΛΗΣ
ΤΟΥ ΑΡΙΣΤΟΤΕΛΕΙΟΥ ΠΑΝΕΠΙΣΤΗΜΙΟΥ ΘΕΣΣΑΛΟΝΙΚΗΣ

ΘΕΣΣΑΛΟΝΙΚΗ 1990
ΑΡΙΣΤΟΤΕΛΕΙΟ ΠΑΝΕΠΙΣΤΗΜΙΟ ΘΕΣΣΑΛΟΝΙΚΗΣ
ΕΠΙΣΤΗΜΟΝΙΚΗ ΕΠΕΤΗΡΙΔΑ ΤΟΥ ΤΜΗΜΑΤΟΣ
ΓΑΛΛΙΚΗΣ ΓΛΩΣΣΑΣ & ΦΙΛΟΛΟΓΙΑΣ
Τ Η Σ ΦΙΛΟΣΟΦΙΚΗΣ ΣΧΟΛΗΣ
ΠΑΡΑΡΤΗΜΑ ΑΡΙΘΜ. 1 ΤΟΥ Α' ΤΟΜΟΥ
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ΑΘΑΝΑΣΙΑ ΤΣΑΤΣΑΚΟΥ

LA TERRE-CIEL DE PAUL ÉLUARD:


UNE SURRÉALITÉ
L'image, moyen de la création
chez Paul Eluard (transcendance
et prolificité)

AIAAKTOPIKH AIATPIBH
ΠΟΥ ΥΠΟΒΛΗΘΗΚΕ ΣΤΟ ΤΜΗΜΑ ΓΑΛΛΙΚΗΣ ΓΛΩΣΣΑΣ & ΦΙΛΟΛΟΓΙΑΣ
ΤΗΣ ΦΙΛΟΣΟΦΙΚΗΣ ΣΧΟΛΗΣ
ΤΟΥ ΑΡΙΣΤΟΤΕΛΕΙΟΥ ΠΑΝΕΠΙΣΤΗΜΙΟΥ ΘΕΣΣΑΛΟΝΙΚΗΣ

ΘΕΣΣΑΛΟΝΙΚΗ 1990
ΕΞΕΤΑΣΤΙΚΗ ΕΠΙΤΡΟΠΗ

ΖΩΗ ΣΑΜΑΡΑ, Καθηγήτρια, επιβλέπουσα Καθηγήτρια, Τμήμα Γαλλικής


Γλώσσας και Φιλολογίας, Α.Π.Θ., Πρόεδρος.
ΓΕΩΡΓΙΑ ΠΟΛΙΤΗ, Καθηγήτρια, Τμήμα Αγγλικής Γλώσσας και Φιλολο­
γίας, Α.Π.Θ.
ΕΛΕΥΘΕΡΙΑ "ΟίΚΟΝΟΜΙΔΟΥ, Αναπληρώτρια Καθηγήτρια, μέλος Συμβου­
λευτικής Επιτροπής, Τμήμα Γαλλικής Γλώσσας και Φιλολογίας,
Α.Π.Θ.
ΕΛΙΣΑΒΕΤ ΔΕΜΙΡΟΓΛΟΥ, Επίκουρη Καθηγήτρια, μέλος Συμβουλευτικής
Επιτροπής, Τμήμα Γαλλικής Γλώσσας και Φιλολογίας, Α.Π.Θ.
ΖΑΧΑΡΙΑΣ ΣΙΑΦΛΕΚΗΣ, Επίκουρος Καθηγητής, Τμήμα Φιλολογίας,
Πανεπιστήμιο Ιωαννίνων.

Η έγκριση της διδακτορικής διατριβής από το Τμήμα Γαλλικής


Γλώσσας και Φιλολογίας της Φιλοσοφικής Σχολής του Α.Π.Θ. δεν υ­
ποδηλώνει ότι αποδέχεται τις γνώμες του συγγραφέα (Νόμος 5343/
32, άρθρο 202, παρ. 2 ) .
i

Στη μνήμη
της μητέρας μου
ν

Λ
Θεωρώ υποχρέωση μου να 'εκφράσω τη βαθιά ευγνωμοσύνη μου στην
Καθηγήτρια κυρία Ζωή Σαμαρά για τις πολύτιμες συμβουλές της και
την ποιότητα της επιστημονικής και ανθρώπινης συνεργασίας μας,που
με βοήθησαν να μετατρέψω την ένταση σε πρωτοβουλία.

Θα ήθελα ακόμα να ευχαριστήσω:


Τον παλιό μου δάσκαλο, κύριο Jean Roudaut, Καθηγητή της γαλ­
λικής φιλολογίας στο Πανεπιστήμιο του Fribourg, για τη γενναιόδω­
ρη βοήθεια του στη συγκέντρωση του βιβλιογραφικού μου υλικού.
Τη Χρύσα που πάνω στη φιλική της προσφορά μπόρεσε να στηρι­
χθεί αυτή η προσπάθεια.
Ιδιαίτερα ευχαριστώ το σύντροφο μου για την καθημερινή ηθική
συμπαράσταση του χάρις στην οποία μπόρεσε να ολοκληρωθεί η μελέτη
μου.
I N T R O D U C T I O N
i
3
La tâche ici entreprise suit une longue période d'enseigne-
ment universitaire. Elle est donc sous-tendue par 1" expérience
indubitablement positive de cet échange des sensibilités qui est
le produit du contact vivant et immédiat entre une enseignante
ι
et ses étudiants , mais elle veille en même temps à ce que soit
évité le risque réel de glisser à l'automatisme peu scientifique
de la parole orale. "Dans l'enseignement oral", dit Gaston Ba-
chelard, "animé par la joie d'enseigner, parfois la parole pense.
2
En écrivant un livre, il faut tout de même réfléchir" .
Paul Eluard sur la poésie de qui il est question de "ré-
fléchir" est "le surréaliste péféré du corps enseignant", dit S.
3
Alexandrian , en signalant le nombre impressionnant de thèses qu'
on a déjà écrites sur lui. Alexandrian explique ce penchant par
l'attachement profond d'Eluard aux ressources de la langue. On
pourrait ajouter que ce qui déterminerait le choix d'un littéraire,
ce serait aussi l'attachement d'un poète aux sources les plus ca-
chées de son univers imaginaire ce qui justement paraît être le
cas d'Eluard.

1. Nous sommes ici confirmée par Yves Bonnefoy qui découvre


entre la poésie et l'enseignement une affinité "paradoxale à pre-
mière vue: puisqu'elle réunit celui qui établit et communique un
savoir, et le fait nécessairement avec scrupule, s'effaçant dans
la vérité aussi souvent qu'il le faut, et celui qui expérimente,
invente, mais aussi rêve, se contredit, sans règle apparente,
dirait-on, ni sentiment bien marqué de sa responsabilité intel-
lectuelle". ("La Poésie et l'Université", Discours Universitaires,
Nouvelle série n= 36, Editions Universitaires, Fribourg, 1984, p.
10).
2. La Poétique de l'Espace, Paris, P.U.F., 1957, p. 21.
3. Le Surréalisme et le rêve, Parie, Gallimard, 1974, p. 284.
4
Il faudra pour commencer signaler que tout critique se trouve
contraint à choisir entre les démarches suivantes: partir d' un
principe théorique, extérieur à l'oeuvre; adopter d'abord le modè-
le qu'il appliquera par la suite à cette oeuvre de manière ri-
goureuse et peut-être absolue. Ou partir d'un principe empiri-
que se soumettant à l'oeuvre; en identifier d'abord le "retentis-
sèment" 4 qui lui dictera la "lecture", c'est-à-dire l' approche
5
méthodique qu'il accordera -gaoc la suite à cette oeuvre . La pre- -

mière se prétend scientifique et infaillible dans son objecti-


vité, mais elle risque de mutiler l'oeuvre dans la mesure où
celle-ci l'excéderait par la richesse de ses aspects. La seconde
est hésitante dans ses pas et dangereuse parce que se frayant son
chemin dans le noir, mais, toute de patience et d'attention,elle
se veut pluraliste et ouverte et tend à l'émancipation totale de
l'oeuvre ou elle a sa source et où elle aboutit.
Pour notre part nous optons pour la deuxième démarche et
nous nous inquiétons avec Flaubert "de l'oeuvre en soi", en pen-
sant aussi qu'il faudrait à la critique "une grande imagination
et une grande bonté", c'est-à-dire "une faculté d' enthousiasme

4. G. Bachelard, La Poétique de l'Espace, p. 6.


5. "Car toute oeuvre est censée comporter la pédagogie de la
lecture qu'elle exige. Dès lors la critique apparaît pleinement
comme le destin de l'oeuvre, qu'elle n'a jamais fini d' achever"
(Vincent Therrien, La Révolution de Gaston Bachelard en critique
littéraire, Paris, Klincksieck, 1970, pp. 105-106. Désormais:
Therrien).
5
toujours prête" . Notre conception de la critique littéraire s'
inspire donc nécessairement de Bachelard gui tient que le dogma-
tisme est l'arme des faibles, qu'en critique littéraire doit ré-
gner "la belle et douce relativité de[.i.]culture" et qu.' "une
Q
méthode qui deviendrait une habitude perdrait ses vertus" .

Yves Bonnefoy se pose la question si une "lecture 'sauvage' igno


rante des sèmes et des lexemes doit être tenue [...] pour tout
de même d'abord de l'ignorance et de la maladresse qu'il faut ré-
parer peu à peu par la culture et la science, ou si ce n'est pas

6. "Du temps de la Harpe on était grammairien, du temps de


Sainte-Beuve et de Taine on est historien. Quand sera-t-on ar -
tiste, rien qu'artiste? Où connaissez-vous une critique qui s'in-
quiète de l'oeuvre en soi d'une façon intense? On analyse très
finement le milieu ou elle s'est produite et les oeuvres qui 1'
ont amenée, mais la poétique insciente d'où elle résulte? Sa com-
position? Son style? le point de vue de l'auteur? Jamais. Il
faudrait pour cette critique une grande imagination et une grande
bonté: je veux dire une faculté d'enthousiasme toujours prête, et
puis du goût qualité rare, même chez les meilleurs si bien qu'on
n'en parle plus du tout" (cité par Therrien, p. 352).
7. Lautréamont, Paris, Corti, 1939, p. 93.
8. Cité par Therrien qui ajoute: "Ici, la méthode n'est pas
un étalon souverain sur quoi se viennent mesurer l'une après 1'
autre les oeuvres littéraires; le critique fait au contraire as-
sumer â la méthode sa seule véritable fonction, celle d'un pro-
cessus discursif visant à exposer un donné caractérisé. C est
pourquoi la méthode apparaît ici totalement dépendante de chaque
réalité exprimée" (p. 105). R. bmith dans son livre intitulé
Gaston Bachelard contredit J. Ricardou qui est négatif à la
critique bachelardienne: "Philosophy must learn from the object
of its analysis and with the related view that error stems from
the imposition ofva priori categories" (Boston, Twayne, 1982, p.
137).
6
au contraire à ses moments de plus grande ardeur, la véritable
rencontre de la donnée poétique, la voie que l'intellect ne sait
g
pas trouver, mais qui n'en est pas moins évidente" . A notre avis
la réponse est que le dilemme est faux et nous faisons une fois
de plus confiance à Bachelard qui, ne craignant pas l'exagération,
nous conseille d'"admirer"' d'abord, puis "d'organiser notre dê-
1 -ι

ception par la critique et la réduction" '.


"Admirer" la poésie de Paul Eluard c'est se plier avant tout
à une vue "intérieure", insistante et très lucide dans sa com-
pétence d'en pénétrer les mystères. C'est sa confiance dans cet-
te vue voyante qui a valu à Eluard lui-même, ce commentaire au
ρ1 ton péjoratif et peu mérité de Georges Séfëris, formulé dans le
journal de celui-ci le 24 mai 1946:"Παρατήρησα τούτο: ο Eluard

9. Op. oit.,_ p. 25.


10. Georges Poulet découvre en Bachelard "l'enthousiasme" ré-
clamé par Flaubert: "Tout commence par l'enthousiasme de la pen-
sée poétique, dit-il, et tout se termine (mais tout recommence
aussi) par l'enthousiasme de la pensée critique" ("Gaston Bache-
lard et la conscience de soi", Revue de métaphysique et de morale,
LXX (1965) n= 1 , p. 26). Et Therrien découvre en lui la "bonté"
flaubertienne qui prend la forme d'une disponibilité du critique-
lecteur, d' "une malléabilité qui se laisse transformer"(p.202).
11. V. La Poétique de l'Espace, pp. 197-198. Bachelard nous
propose deux lectures: "Après l'esquisse qu'est la première lec-
ture, vient l'oeuvre de lecture. Il faut alors connaître le
problème de l'aüteur" (ibid., p. 38). "La seconde lecture [...]
donne plus de valeur aux images qu'au récit et [...] donne tous
ses sens à l'acte littéraire" (La Terre et les Rêveries du Repos,
Paris, Corti, 1948, p. 238). Cf. aussi Γιώργος Μουρέλος, "Αφιέ­
ρωμα στον Gaston Bachelard", Εποχές5n=4(août 1963), p. 44. Et
Δ.Ν. Μαρωνίτης/ "Παρανάγνωση, Ανάγνωση, Φύλολογική ανάγνωση",dans
Πίσω Μπρος. Athènes, Στιγμή, 1986, ρ. 192.
7
12
6e ρωτά ποτέ" . Mais Séfëris ne pouvait pas alors connaître ce
distique, pris dans le poème "Tout dire" qui date de 1950:

Je veux que l'on réponde avant que l'on questionne


Et nul ne parlera une langue étrangère
(II, 365) 13 .

Si, après avoir "admiré" et "retenti" â la première lecture


de la poésie de Paul Eluard, nous nous demandions ce qui est à 1'
origine de ce "retentissement" nous penserions immédiatement à
14
la force des images . Poésie par excellence imagiste, la poésie
éluardienne nous guidera vers une seconde lecture puis vers
la formulation d'une thèse, centrées sur les images, à commencer
par le choix de notre sujet qui est: £'image, moyen de la avia-
tion chez Paul Eluard (transcendance et prolificité)·

Si on a rejeté la thèse que toute oeuvre s'offre â toute ap-


proche, on ne pourrait, à plus forte raison, soutenir celle que
tout sujet s'offre à toute approche. Une telle erreur, malheu-
reusement assez fréquente en critique littéraire, rend cette

12. "J'ai remarqué ceci: Eluard ne pose jamais de questions".


Μέρες του 1945-1951, Athènes, 'Irtapoç, 1973, p. 34. Séfëris a
connu Eluard à une réception qui a suivi une conférence de celui-
ci à Athènes, lors de sa première visite de la Grèce.
13. Afin d'éviter les multiples renvois en bas de page et
lorsqu'il s'agit de vers ou d'extraits compris dans les deux to-
mes des Oeuvres Complètes (Pléiade), Paris, Gallimard, 1968,nous
mettons entre parenthèses, à la suite de chaque citation, leur.ré-
fërence.
14. "Nous l'avons reçue [l'image] mais nous naissons à l'im-
pression que nous aurions pu la créer, que nous aurions dû la
créer" (G. Bachelard, La Poétique de l'Espace, p, 7).
8
dernière inefficace sinon répulsive. On ne peut pas faire de l 1
image le noyau d'une étude sans s'inspirer épisternologiquement de
Gaston Bachelard. Car c'est lui, nous rapporte Therrien, qui a
défini l'image comme la substance de la poésie, l'essence et le
résultat premier de la création littéraire 1 5. C'est encore lui
qui s'est donné comme tâche de faire l'analyse, "la chimie poëti-
que" des images*- clés. J. Lacroix, dans sa préface au livre
de Therrien, dit que Bachelard étudie "le départ de l'image dans
l'esprit du créateur" et Therrien, lui-même, constate que "l"
image, chez Bachelard, est prise et respectée non seulement com-
me valeur mais comme être réel dont la vérité
spécifique et on-
18
tologique sollicite intensément notre adhésion" .

Recourir à Bachelard c'est s'efforcer à atteindre, comme il


l'a fait, la poésie. Georges Poulet l'affirme en reprochant en
même temps à la critique bachelardienne d'être "inapte à attein-
dre en leur spécificité les poésies" 1 9. Il a pourtant bien fait
20
de changer d'avis et de donner raison â Therrien qui, lui,pense
que Bachelard arrive très bien à accorder sa "méthode" au génie

15. V. p p . 208-209.
16. L'Eau et les Rêves, Paris, Corti, 1942, p. 64.
17. P. ix.
18. Ibid, p. 271.
19. Ibid, p. xvi. G. Poulet se cite dans sa préface.
20. Dans sa préface äu livre de Therrien, G. Poulet a signalé
la faculté de Bachelard "de pénétrer les oeuvres par une lecture
identifiante" (p. xiii).
9
< · · 21
de chaque écrivain .
S. Hêlein - Kpss traite Bachelard de théoricien de 1'
imagination plutôt que de théoricien de la littérature et lui
reproche de ne retenir que l'axe sensualiste de la poésie, en dis-
sociant l'image de la prosodie et en la détachant du contexte
22
global . Le reproche nous semble aussi arbitraire que le fait
de séparer l'imagination de la littérature au lieu de considérer
celle-là comme la condition première sinon l'essence même de cel-

21. Therrien parle de "sa volonté d'appliquer à chaque auteur


la méthode correspondant le mieux à son génie spécifique "(p.41).
Et plus loin: "chez Poe il débusquait les images visuelles de
formes et de couleurs; chez Rimband ce sont comme il se doit les
images sonores; chez Mallarmé ce seront les images rythmiques et
chez Valéry c'étaient les idées qui chantaient[...] Enfin chez
Eluard, Bachelard a su découvrir aussi la caractéristique la plus
fondamentale. 'Germe et raison dans la poésie de Paul Eluard'
met en valeur la liberté et la force diffusées par la lumière d'
amour, qui constitue l'essence de la poésie ëluardienne..." (pp.
103-104).
22. Cf. "Gaston Bachelard: vers une nouvelle méthodologie de
l'image littéraire?", The French Review, XLV, n= 2, (décembre
1971), pp. 354-355.
23. La phrase suivante de Therrien pourrait aussi être une
réponse au reproche de S. Hëlein-Koss: "Dans les créations nouvel-
les, l'accent semble le plus souvent mis sur la structure, donc
plutôt sur le caractère rationnel de l'oeuvre-caractère qui devrait
au contraire suivre l'inspiration, aller de soi, surgir par sur-
croît, survenir a posteriori en quelque sorte; au lieu d'accorder
une forme à une matière, voici donc que l'on contraint, comme
chez les Grecs, une matière à s'enfermer dans une forme ré-
ductrice, mutilatrice" (p. 140). Ce texte de Therrien pourrait
également servir de réponse à la critique de J.Ricardou et de K.Keu-
10
La subjectivité de la "méthode" de critique 'bachelardienne
gui propose un virement d'être poète-lecteur en partant du "re-
tentissement" qui nous appelle à un "approfondissement de notre
24
propre existence" a été souvent dénoncée. La "méthode", elle-
même, par son refus de soumettre l'oeuvre littéraire à une thé-
orie extérieure â celle-ci,a été traitée d'impressionniste, de
25
"pointilliste", bref d'anti-scientifique . Nous ne sommes pas
d'accord et nous croyons que les théoriciens de l'art sont sou-
vent intéressés. Georges Sëfêris, aussi bien poète de génie que
critique sensible et pertinent, confirme notre conviction en sou-
tenant en même temps que l'acte critique est un acte premier et
2 fi
très important, parfois autant que l'acte poétique

neman reprochant à Bachelaid.de vouloir "situer le sens véritable


d'une oeuvre littéraire dans la matière et hors du champ de 1'
oeuvre" et de traiter la littérature comme d'"ur. ëpiphënoménon'Où
l'accent porte moins sur l'oeuvre elle-même que sur ce qu1 elle
représente" (KKeuneman, "L'imagination matérielle chez Bachelard"
Poétique 41 [février 1968], Paris, p. 131). -

24. La Poétique de l'Espace, p. 6.


25. Therrien dénonce la répétition abusive dans tous les mi-
lieux de la critique de l'expression "la méthode Bachelard" (d'
autant plus qu'il rejette l'existence d'une telle méthode),comme
celle du reproche de "pointillisme" qu'il trouve superficiel. (V.
p. 10). - R. Smith dans la bibliographie détaillée de son livre
sur Bachelard, résume le point de vue de R. E. Jones sur
Bachelard en ces mots: "an arbitrary, subjective, and pseudo-
scientific precursor of French New Criticism" (p. 160).
26. "Οτι. η τέχνη είναι ένας κανόνας, ένας κανόνας αμείλικτος,
είμαστε σύμφωνοι. Αλλά ο κανόνας αυτός δεν έχει νομοθετηθεί από
καμιά αφηρημένη θεωρία, όποια και νάναι" (Δοχιμέ'ς Ι, Athènes, Ί ­
καρος, 1974, ρ. 89). Séfëris complète sa pensée en note:'Tia τους
11
Cette importance devient évidente du moment qu'on admet que
la fonction de la critique est de remodeler le visage de chaque
27
univers poétique . Notre pensée double celle de M. Mansuy qui,
à propos de La Formation de l'Esprit Scientifique de Bachelard,
conclut que "la science remodèle actuellement le visage de 1' Uni-

τεχνίτες τουλάχιστο" άλλο ζήτημα αν η θεωρία ωφελεί, τους θεωρητι­


κούς της τέχνης" (ibid., ρ. 478) . Et plus loin: "Πιστεύω πως η
κριτική πρά^η είναι μια πρά£η πρωτογενής και· σπουδαία,κάποτε όσο
και η ποιητική πρά^η" (ibid., ρ. 129). Nous traduisons:"Que 1'
art soit une règle, et une règle implacable, nous sommes d'accord.
Mais cette règle n'a été prescrite par aucune théorie abstraite,
quelle qu'elle soit".- "Au moins pour les artisans. Si la thé-
orie est utile aux théoriciens de l'art, c'est une autre ques -
tion". -"Je crois que l'acte critique est un acte premier et très
important, parfois autant que l'acte poétique".

27. Nous citons, à cette occasion, Yves Bonnefoy selon qui


"on peut même espérer que [...] l'exëgète pourrait, demain, prendre
une initiative qu'on devrait dire alors spécifiquement, positive-
ment, poétique "(op.ait., p. 29).- Et Michel Butor:"...cette mise
en branle de notre propre imagination critique [...] prouve qu'
il [le grand critique] a su réorganiser tout le halo, s'installer
comme fenêtre illuminante autour du ;noyau des textes, les repren-
dre en leur totalité comme composants d'un nouveau foyer. L'oeuvre
neuve est un germe qui croît dans le terrain de la lecture; la
critique est comme sa floraison" (Répertoire III, Paris, Minuit,
1968, p. 17).
28. "Autrefois le rôle de celle-ci [la science] était, pen -
sait-on, de mettre à jour les lois cachées mais réelles et objecti-
ves qui enchaînent les phénomènes; une des grandes vertus du
savant était sa soumisßion aux faits. Bachelard estime, au con-
traire, avec notre époque, qu'il faut leur imposer un ordre. Car
le donné qui apparaît dispersé à l'expérience immédiate ne de-
12
Il n'est pas arbitraire d'identifier, quand on recourt àBa-
chelard, la fonction de la critique et celle de la science. Ther-
rien affirme que "la démarche intellectuelle typique de Bachelard
29
se souvient toujours quelque peu de ses origines scientifiques" .
Adopter à l'égard d'une oeuvre poétique l'attitude de Bachelard
c'est, répétons-le, fonctionner comme "un lecteur cultivé et pers-
picace doublé d'un chercheur" : partir d'une lecture fonctionnel-
le et onirique 31 ; en d'autres mots lire non seulement avec son

vient objet de connaissance scientifique qu'une fois rendu cohé-


rent par l'esprit humain [...] la science remodèle actuellement
le visage de l'univers". (Gaston Bachelard et les Eléments.Paris,
Corti, 1967, pp. 14-15).

29. P. 90. Therrien fait également le parallèle entre le


Nouvel Esprit scientifique et le Nouvel Esprit littéraire: con-
formément au Nouvel Esprit scientifique, "les phénomènes électroni-
ques et nucléaires [...] nous mettent devant des propriétés dynami-
ques suscitées, s'inscrivent dans les substances constituées de
toutes pièces [...] et donnent 'la réalité à la facticitê'". Con-
formément au Nouvel Esprit littéraire, "la méthode critique bache-
lardienne [...] découvre des propriétés dynamiques et des univers
imaginaires qui peuvent apparaître... comme des substances poéti-
ques constituées de toutes pièces, mais qui sont, en fait, dans le
cas de chaque auteur, le déploiement d'une réalité, de virtualités
intimes, et d'une intentionnalitë latentes" (p. 354).
30. Ibid., p. 84.
31. "Attaché au nominalisms des couleurs, soucieux de laisser
les adjectifs à leur liberté, le critique littéraire classique
veut sans cesse séparer les choses de leur expression. Il ne veut
pas suivre l'imagination dans son incarnation des qualités. En
somme, le critique littéraire explique les idées par les idées,
ce qui est légitime, les rêves par les idées, ce qui peut être
utile. Il oublie cependant, ce qui est indispensable, d' expli-
quer les rêves par les rêves". (La Terre et les Rêveries du Repos,
pp. 48-49).
13
intelligence mais aussi avec toute son imagination en pleine acti-
32
vite , pour arriver à une méthode précise et pluraliste; pro-
céder -"-dans l'esprit—du tout aux parties et—dans les rëalisa-
33
tions—des parties au tout" en étudiant "du même point de vue
d'une psychanalyse de la connaissance objective, les notions de
totalité, de système, d1 élément, d' évolution, de développe-
34
ment..." ; en considérant également les deux grandes sources des
symboles: les constructions lucides et 1 Organisation incon-
• - 35
sciente
"Les phénomènes, dit. Therrien, ce sont pour lui [Bachelard]
les êtres et les choses dans leurs apparences et aussi leur in-
timité, mais en tant qu'affectés par un devenir et agents de trans-
36
formation de la cons.cienae qui les sonnait" . Et il insiste sur
l'engagement de Bachelard de réveiller en l'homme sa "fonction de
l'irréel" qui, loin d'être une évasion, lui permet "d1assumer,de
dynamiser et d'utiliser à fond sa'fonction du réel'" 37
Dresser le système des images d'une oeuvre, en faire la
psychanalyse puis s'en occuper phënoménologiquement, par l'"objec-
38
tivation du projet créateur" , voilà en deux mots "le pluralis-
39
ma cohérent" de la méthode que Bachelard, fondateur de 1' epis-
temologie non cartésienne, fondée sur l'avènement de la relati-

32. Cf. Therrien, p. 206.


33. Ibid., pp. 223-224.
34. La Psychanalyse du Feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 15.
35. Cf. Therrien, p. 102.
36. P. 330.
37. P. 271.
38. Ibid., p. 341.
39. Ibid., p. 14.
14
40
vite , propose au critique actuel.
Suivant notre point de vue comme il a été déjà formulé, la
critique bachelardienne vaut avant tout par la variété dans ses
applications, par son aptitude à épouser "la courbe de l'univers
imaginaire et du destin intime de chaque écrivain" 41 et de faire
42
chaque fois l'invention du "réel imaginaire"

Sur le champ poétique de Paul Eluard, la critique bachelar-


43
dienne "germe bien" . Le caractère bien français aussi bien du
poète que du critique, leur attachement à l'inconscient, surtout
44 y
à l'inconscient collectif , l'importance qu'ils accordent aux
45
éléments et au rôle de ceux-ci dans les rêves , sont des fac-
teurs qui aident à cette germination. En plus Bachelard qui pré-
fère l'inconscient jungien à l'inconscient freudien est, comme
46
Eluard, un caractère réagissant "sur mode positif" , selon le
mot de C. Ramnoux, ce qui est à l'origine de son optimisme. Ef-

40. Cf.. ibid. , p. 55. Therrien croit que la critique carte -


sienne est inefficace et qu'il faut y ajouter "une sorte de pé-
dagogie esthétique" (p. 205).
41. Ibid., p. 11.
42. Ibid., p. 350.
43. Nous nous permettons de paraphraser G. Bachelard:"... chez
Eluard les images germent bien..." ("Germe et Raison dans la poé-
sie de Paul Eluard", Europe, 31[1953], n= 93, p. 115).
44. Therrien cite Dominique Fernandez qui insiste sur 1' ex-
ploitation, chez Bachelard, de "la somme d'expérience collective
commune à toute l'humanité" (op. cit., p. 28).
45. "Les livres ont les mêmes amis que l'homme: le feu, 1'
humide, les bêtes, le temps et leur propre contenu" (Paul Eluard,
Notes sur la poésie, I, 474).
46. "Nulle difficulté qui ne lui [à Bachelard] serve de trem, -
plln pour une nouvelle aventure" (C. Ramnoux, "Avec Gaston Bache-
lard: vers une phénoménologie de l'imaginaire", Revue de méta-
physique et de morale, LXX, 1965, n= 1, p. 30).
. 15
fectivement Bachelard, moraliste autant qu'Eluard, axe si bien
sa psychanalyse sur les puissances psychiques du désir et de 1'
imagination qu'elle se rend, non pas réductrice comme la psychana-
lyse freudienne, mais "résolument instauratrice et sainement rêa-
47
•liste sous des dehors révolutionnaires" . Bçef la critique
visionnaire de Bachelard double parfaitement la poésie vision -
naire d'Eluard et nous ne partageons pas la réserve de R. Jean
signalant le risque, couru par des critiques qui "privilégient"
dans la poésie d'Eluard "tout ce qui.se rapporte au regard et à
la circulation des images", de "la soumettre à une enquête
thématique purificatrice, de nature à la nettoyer de certaines
contingences" 48
Du moins notre intention n'est pas telle et tout notre sou-
ci sera ici de chercher, suivant le conseil de Georges Poulet,la
voie qui concilie "la partie radicalement subjective de l'oeuvre
et la partie radicalement objective du chef-d'oeuvre" 49

Dans cette étude le recours à la biographie, comme aux con-


ditions historiques extérieures à l'oeuvre ëluardienne, ne sera
jamais gratuit . Il viendra accomplir la volonté d'Eluard mais

47. Therrien, pp. 271-272.


48. Paul Eluard, Paris, Seuil, 1968, p. 7.
4 9. Cité par Therrien, p. 274.
50. "Bachelard a su voir qu'un recours à la biographie, a
posteriori, reste souvent utile, sinon nécesaire, en critique
littéraire [...] que jamais, ne soit méconnue la liberté créatrice
de l'auteur et l'autonomie de l'imagination qui prend prétexte
de n'importe quoi pour rêver, affranchie de toute loi physique
et logique et n'obéissant qu'à sa propre dynamogénie" (ibid, p.
74).
16
dans la mesure où les circonstances auraient contribué à un change-
51
ment , à une réorientation esthétique ou morale de son imagina-
tion; dans la mesure aussi où ce recours nous aiderait à "vêri-
52
fier le logique par le chronologique" . Ce à quoi nous ferons
avant tout confiance, ce sera la parole du poète, ses mots qui
"ne mentent pas" (I, 232). Nous éviterons surtout l'exemple de
S. Alexandrian qui veut à tout prix démystifier l'oeuvre en dé-
mystifiant l'homme par des commentaires inutiles et, osons -nous
dire, mesquins du style: "Eluard est un homme qui s'abuse lui-
même, qui entretient des illusions un peu trop avantageuses sur
ce qu'il est et ce qu'il fait" 53
C. Guedj, sur ce point, met les choses à leur place."11 ne
s'agit pas de dissocier, dit-elle, l'oeuvre de ses attaches hu-
maines, elle existe, détachée de son auteur-dès lors qu'il 1' a
créée—mais tissant toujours avec lui des liens secrets, sen -
sibles; nous n'avons donc pas le droit de la considérer autrement
que comme un objet vivant, organique offert à notre perspicacité
et notre sensibilité" 54
"Piège à rêveurs"55 en même temps qu'énigme, l'oeuvre de
Paul Eluard nous invite à trouver son mot. Dans cette aventure
critique notre sujet nous servira de guide. Nous commencerons
donc par l'expliquer et en signaler le rapport avec le sous-titre

51. "La critique des hommes et de leurs oeuvres doit donc d'
abord considérer toutes les conditions de personne, de chose, de
lieu, de moyens, de motifs, de manière et de temps. Elle jugera
ainsi dans quelle mesure un homme a été mû par les circonstances
et dans quelle mesure ces circonstances l'ont élevé ou abaissé"
(II, 933). Nous soulignons.
52. V. Therrien, p. 353.
53. Op. oit. , p. 303.
54. "La Métaphore chez Paul Eluard", Europe, 525(1973),p.227.
55. V. G. Bachelard, La Poétique de l'Espace, p. 137.
17
de cette étude.
Les termes "moyen", "transcendance" et "prolificitë" vont
maintenant retenir notre attention.
Le coeur est une image
Le coeur est un moyen
(1,68).

Paul Eluard identifie indirectement "image" à "moyen",en faisant


de ces mots les attributs du même sujet. On est donc sur le bon
chemin mais reste encore à déterminer les conditions de cette
identification. En vue de cela on recourt de nouveau à Eluard
qui, dans Les sentiers et les routes de la poésie, cite Wil -
liam Blake: "Tout ce qui existe aujourd'hui, écrit William Blake,
fut autrefois imaginé" (II, 553). Cela signifie que l'imagina -
tion est création. C'est .de cette équation que résulte la dé-
finition de l'image comme moyen de la création. C'est-à-dire que,
si on ne peut imaginer qu'au moyen de l'image, l'image de son
côté devient le moyen qui réalise l'équation imagination = créa-
tion. Si maintenant on dit que l'image est le moyen de la créa-
tion, le sens du mot "moyen" n'est pas réducteur; il est valorisé
par son complément "création" ce qui n'arriverait pas si ce com-
plément était un autre mot, par exemple le mot "expression"
Ainsi l'image est élevée au rang de l'inspiration au lieu de res-

56. Bachelard dit que les images ne sont pas des moyens "subal-
ternes d'expression" mais des "événements subits de la vie" (La
Poétique de l'Espace, p. 58). Et Jean Roudaut affirme indirec-
tement la primauté de la création en faisant de 1' expression
son "équivalent". "Pour que l'expression soit un équivalent de
la création, il faut qu'elle restitue le monde vivant dans son
incertitude..." ("En regardant en écoutant", Magazine Littéraire,
n° 179 [décembre 1981], p. 15).
18
57
ter figée à celui de la description . Elle sera donc conside-
ree ici comme un levier poétique plutôt que comme un produit de
l'imagination de Paul Eluard. C'est parole degré de sa nouveau-
té que sera mesurée la créativité de celui-ci, que sera évaluée
sa "poésie" au sens étymologique du mot.
Prenons maintenant le mot "transcendance" en rapport avec
le mot "image" employé au singulier. Il signale notre volonté de
"transcender" dans la mesure du possible, toutes les images pour
donner une image de toutes les images. Cette volonté est sou-
tenue par la sensibilité de Paul Eluard à cette "chose toujours
59 »
semblable" qui, indépendamment des'divers états d'esprit" d'
un poète (ou d'un artiste), manifeste sa personnalité.
Encouragée de la sorte, nous risquerons l'immodestie de cher-
cher dans l'oeuvre ëluardienne cette image-germe, elle-même "puis-
sance de création, qui se multipliera par de nombreuses meta -
ν „60
phores"

57. "L'image n'est plus descriptive, elle est résolument in-


spirative" (G. Bachelard, La Poétique de l'Espace, p. 57).
58. "La nouveauté essentielle de l'imagé poétique pose le pro-
blème de la créativité de l'être parlant" (ibid, p. 8).
59. Paul Eluard dans Donner à voir cite en note cette déclara-
tion d'Henri Matisse à Guillaume Apollinaire: "Je me suis inven-
té en considérant d'abord mes premières oeuvres. Elles trompent
rarement. J'y ai trouvé une chose toujours semblable que je crus
à première vue une répétition mettant de la monotonie dans mes
tableaux. C'était la manifestation de ma personnalité apparue ,1a
même quels que fussent les divers états d'esprit par lesquels j"
ai passé" (I, pp. 955-956).
60. G. Bachelard, La Terre et les Rêveries de la Volonté,Pa-
ris, Corti, 1948, p. 29.
19
"Se multiplier" c'est le verbe de Bachelard qui verrait en
une telle image "un centre de synthèse à partir duquel les valeurs
oniriques profondes se développent et s'animent" . Rectifions
un peu. Employons plutôt le verbe "donner naissance" pour nous
justifier d'avoir préféré au mot ''prolifération"/ si fréquemment
employé par les critiques, le mot "prolificitë". La différence
est une différence de perspective. Nous nous mettons dans celle,
verticale et génétique, de la fécondité de l'image-germe en tant
qu'être vivant plutôt que sur celle, horizontale, de la multi-
plication isomorphe des métaphores, existante mais seconde . Et
nous assumons le rôle du sourcier que Georges Sëfëris réserve au
' . 63
critique

61. Cité par Therrien, p. 87.


62. Il serait intéressant ici de suivre la discussion entre
Marc Eigeldinger et Pierre Emmanuel, qui a suivi la communication
du premier: "Paul Eluard et le dynamisme de l'imagination", lors
de la rencontre internationale du 9-13 octobre 1970 autour du
thème de 1 'imagination orêatriae:
- Haro Eigeldinger: J'entends par image matricielle le fait que
c'est l'image qui est â l'origine de la cohérence du poème,voilà
mon texte exact: "la métaphore est souvent la matrice à partir
de laquelle le poème s'ordonne par amplification et multiplica -
tiori" [...] . C'est bien l'idée d'un noyau ou d'un foyer primitif
qui, par irradiation, produit le développement de la poésie.
- Pierre Emmanuel:... mon idée est plus, génétique, le noyau est
le germe, il n'est pas irradiant, (in L 'imagination créatrice,
Neuchâtel, A la Baconnière, 1971, p. 179).
63. "Ο ρόλος του κριτικού είναι αν μπορώ να πω ο ρόλος του ραβ­
δοσκόπου. Βρίσκει μέσα μας τις νέες πηγές ευαισθησίας, τις πη­
γές που κάνουν τα τέλματα τρεχάμενα νερά (Λοκι,μές Ι, ρ. 131).
Nous traduisons: "Le rôle du critique est, si je peux dire,celui
du rhabdomancien. Il découvre en nous les nouvelles sources de
sensibilité, les sources qui changent les marais en eaux courantes".
20
Donnons pour terminer quelques précisions sur le mot "sur-
-réalitê" du sous-titre. Ce mot n'est pas univalent. Il est en
quelque sorte le reflet de la "transcendance", telle qu'elle a
été définie, mais à deux niveaux différents: il traduit 1' es-
sence du "réel imaginaire" éluardien mais il est en même temps
doté d'une forte nuance apollinarienne 64 en tant que synthèse
supérieure de diverses réalités, d'où le trait d'union.

Que cette sur-réalité soit une image cosmique, notamment cel-


le de "la Terre-Ciel" cela nous paraît absolument normal . Mais
de la "Terre-Ciel" et de l'éventuelle originalité de sa découverte
et de sa fonction chez Eluard nous parlerons d'une manière ex-
haustive dans un chapitre spécial qui constituera le noyau de
cette étude et qui en occupera le centre. Bachelard aidera-t-il
fi fi
à ce que celle-ci ait un caractère "apodictique" ? Arriverons-
iifi7

nous à "résumer dans une 'image-nourricière' la poésie d'Eluard?


Nous travaillerons dans cette direction, consciente du reste que
le fait de réussir "à dresser la carte de l'univers imaginaire"

64. V. L. Breunig, "Le sur-réalisme", Revue des Lettres


Modernes, Paris, Minard, 4(1965), p. 25.
65. "Le surrêel est toujours cosmique, toute image se dilate
à devenir image du monde" (J.-P. Juillard, Le Regard dans la poé-
sie d'Eluard, Paris, La Pensée universelle, 1972, p. 106).
66. "Seules les recherches de Bachelard en critique littéraire
ont un caractère nettement apodictique" (V. Therrien, pp.356-357).
67. "On peut [...] dire qu'une 'image-germe' est à elle-seule
un long poème et que tout poème se peut résumer dans une 'image-
nourricière'" (ibid., p. 26).
21
68
d'un écrivain n'accorde jamais à cette carte un caractère ab-
solu ni définitif. Car si doué que soit le cartographe, un uni-
vers ne peut être représenté qu'à échelle réduite. Et il y aura
forcément des dimensions manquêes ou sacrifiées. Comme il y aura
toujours des rectifications et des déplacements suivant les croise-
69
ments (ou le décalage) des temps, des langages ou des conscien-
ces 70

Le corpus de cette étude sera constitué en principe par 1'


oeuvre poétique de Paul Eluard. Cette immense production ne peut
exiger de notre part qu'un regard sélectif qui, afin de ne pas
être arbitraire, se réglera sur le critère de la "vigueur imagi-
naire" 71 du document choisi, de l'affinité de son langage à celui

68. Therrien écrit à' propos de J. - P. Richard: "Il cherche


à Identifier l'impulsion créatrice initiale d'où celle-ci est née,
à repérer ensuite les formes imagées et les thèmes qui traduisent
et véhiculent cette impulsion et réussit de cette façon à dresser
la carte de ι••univers imaginaire' des écrivains" (p. 24).
69. "Ce qu'on avait à dire est si vite supplanté par ce qu'on
se surprend à écrire, qu'on sent bien que le langage écrit crée
son propre univers" (G. Bachelard, L'Air et les Songes, Paris, Cor-
ti, 1943, p. 284).
70. "Toute critique littéraire est aussi une prise de position
caractéristique, un engagement significatif du côté du critique,
en même temps qu'elle révêle à des lecteurs les secrets d' un
écrit" (Therrien, p. 2 ) .
71. "Bien souvent le document littéraire choisi par le criti-
que est [...] d'une grande vigueur imaginaire" (G. Bachelard, La Ter-
re et lea Rêveries de la Volonté, p. 126).- Zoé Samaras rejette la
statistique en tant que modèle de critique en poésie:"H στατιστική
πρέπει να είναι χείρα βοηθείας και όχι μοντέλο, γιατί όχι μονάχα ôÊν
μπορεί να λάβει υπόψη της την ποιητικότητα του κειμένου, αλλά συχνά,
παραλείπει το σπουδαιότερο: μια λέ^η που μας εντυπωσιάζει ακρι­
βώς επειδή υπονοείται" (Προοπτυχέε του Κειμένου, Thessa-
22
élémentaire de la création. "Ce rôle créateur, dit Eluard, réel
du langage (lui d'origine minérale) est rendu le plus évident
possible par la non- nécessité totale à priori du sujet"(1,476) 72
Cette déclaration du poète ainsi que les preuves apportées·
par J.-Y. Debreuille sur le caractère peu "sécurisant" de la fonc-
73
tion du titre chez Eluard ont fait que le critère du sujet ou
du titre des recueils ou des poèmes soit abandonné.
Quant, à 1''intertexte, il sera employé, surtout en note ainsi
que dans des cas où Eluard lui-même, à partir de ses écrits non
poétiques pourrait apporter des précisions sur nos points de vue.
Quelques étapes cruciales de la poésie ëluardienne seront
enfin prises en considération.

Ionique, Κώδικας, 1987, p. 13). Nous traduisons: "La statisti -


que doit venir en aide et non pas être un modèle. Car en plus
de son incapacité de tenir compte de la poëticitê du texte, elle
omet souvent ce qui est le plus important: un mot qui nous im-
pressionne parce qu'il n'est que sous-entendu". Ce jugement est
légalisé par Eluard:
Entre les lettres j'y suis
(1,223).
72. Cette non-nécessité est également constatée par Odysseus
Elytis: "Κανένα από τα ποιήματα αυτά 6εν έχει, θέμα συγκεκριμένο.
Είτε υπάρχει τίτλος είτε δεν υπάρχει κανένα ποίημα δεν πραγματεύ­
εται τίποτε το καθορισμένο a priori (Ανοιχτά χαρτχά, Athènes, Ί ­
καρος, 1982, ρ. 453). Nous traduisons: "Aucun de ces poèmes n'a
un thème précis. Avec ou sans titre, il n'y a pas de poème qui
parle de quelque chose de déterminé à priori".
73. V. J. - Y. Debreuille, Eluard ou le pouvoir du mot,Paris,
Nizet, 1977, pp. 52-53).
23
La présente étude qui est--répétons-le—une critique de 1'
oeuvre ëluardienne par le biais des images sera structurée comme
suit:
Un premier chapitre portera sur "l'imagerie éluardienne".Il
sera ouvert par une tentative de montrer le caractère imagiste
de la poésie d'Eluard. Il passera ensuite à une thëmatisation
des images élémentaires et à la "psychanalyse" de celles-ci. Sa
dernière partie sera consacrée aux images du temps.
Un chapitre essentiel à l'étude suivra qui, à partir du pré-
cédent, procédera dans deux sens: d'abord des parties au tout
par une "archéologie" de l'imagination matérielle et dynamique
de Paul Eluard, à la recherche de 1'"image-germe"; puis du tout
aux parties dans une tentative d'étudier la prolificitê de celle-
ci par rapport aux thèmes préférés d'Eluard, donc de réorganiser
son univers.
Enfin dans un dernier chapitre intitulé "Disparité et Unité"
sera tentée une évaluation qui sera surtout réalisée grâce à une
rythmanalyse spécifiquement accordée aux images ëluardiennes.
C H A P I T R E PREMIER

L·' IMAGERIE
27
A. UNE POÉSIE IMAGISTE

Eluard n'emploie pas des procédés rhétoriques. Cela n' em-


pêche pas que sa poésie, "issue du surréalisme", est "un abandon
ι
à une rhétorique de l'image" . Elle est toute marquée par cette
confiance et par cette volonté de se rendre à l'involontaire. Les
images sont appelées à y régner et ce n'est pas à tort qu'Odysseus
Elytis tient: "/...κάθε ποίημα του Eluard είναι ένα μικρό βασίλειο
2
εικόνων" . Selon la dialectique de la partie et du tout, il se­
rait facile de soutenir de même que l'oeuvre poétique d' Eluard
est un grand royaume d'images. Nous n'en disconvenons pas mais,
pour accentuer le caractère imagiste de sa poésie, nous y ajou-
tons l'aspect temporel et dynamique d' un long règne des imagée.
"Ce ne sont plus les mots qui parlent dans ses poèmes [d'Eluard],
dit J. Onimus, ce sont les images mêmes, devenues silehcieuse-
3
ment expressives" . Le choix de l'adverbe "silencieusement" est
réussi parce qu'il reflète l'ouverture respectueuse d'Eluard à
son monde imaginaire comme au monde réel. "Pensif" plutôt que
4
"penseur" , il s'extasie devant "la femme méditative", comme αε­

ί. V. Jean Roudaut, "Une biographie généralisée: le por-


trait de l'artiste", Studi di letteratura francese, vol.Vili(1982),
Firenze, Olschki, p. 34.
2. Op. ait., p. 452. Nous traduisons: "Chaque poème d'Eluard
est un petit royaume d'images".
3. "Les images de Paul Eluard", Annales de la Eaculté des Let-
tres, Aix-en-Provence, t. 37(1963), p. 134.
4. "On devrait distinguer plus nettement l'homme pensif et le
penseur" (G. Bachelard, La Psychanalyse du Feu, p. 13).
28
vant une matière qui rêve 5. Dans défense de savoir, il avoue:

Ma mémoire bat les cartes


Les images pensent pour moi.
(1,222).

Les images se substituent à son moi; elles sont actives tandis


que, dilué en elles, son moi se veut passif. Cette "passivité"
ne doit pas donner matière à méprise. Elle ne traduit pas la dé-
finition que Louis Aragon donne du surréalisme et dans laquelle
il emploie les mots "vice" et "stupéfiant" pour dévaloriser res-
pectivement le "surréalisme" et 1'"image" . Cette dévalorisa-
tion est inadmissible quant à Eluard. L'attitude ouverte de ce-
lui-ci opère un travail intérieur qui, selon sa propre défini-
tion du surréalisme, tend à "mettre au jour la conscience. pro-
7
fonde de l'homme, à réduire les différences entre les hommes" .
Le rapport du surréalisme éluardien et de la psychanalyse jun-
gienne est évident dans ces propos. "La conscience profonde de
l'homme" renvoie directement à "l'inconscient collectif". Il s'
agit d'un approfondissement graduel, libérateur de l'homme et
de la poésie, qui, en matière de science, correspond à 1'élargis-
sement des horizons de celle-ci, effectué par l'abolition de la
part d'Einstein du système newtonien. Therrien signale cette

5. "Pour donner à la femme/Méditative et seule/ La forme des


caresses/ Qu'elle a rêvées"(1,822).
6. "Le vice appelé surréalisme est l'emploi déréglé et pas-
sionnel du stupéfiant image" (I,780).
7. "Le surréalisme, qui est un instrument de connaissance et
par cela même un instrument aussi bien de conquête que de défense,
travaille à mettre au jour la conscience profonde de l'homme, à
réduire les différences qui existent entre les hommes" (1,780).
" 29
correspondance en parlant de 1'"aventure courue [par Bachelard]
au nom de la science nouvelle, de la psychanalyse ou psychologie
nouvelle qui se voulait précisément libératrice de l'homme, et
du surréalisme—>les trois se recoupant au niveau de certains de
. · „8.
leurs principes"
L'imagination psychanalytique d'Eluard se crée par récur-
rence. Aussi paraît-il que le point de départ de ses images les
9
plus puissantes est "la nébuleuse primitive des rêves" . Ces ima-
ges portant en elles la primitivitë de leur origine, celle de
la matière et de ses éléments, sont d'une nouveauté et d' une
"énergie psychique" peu communes. Elles sont donc "données à
voir" au moyen d'un langage propre à elles, aussi primitif et aus-
si puissant. Cette constatation de la primauté des images chez
Eluard reprend, mais en déplaçant son éclairage, celle de Bache-
lard sur le surréalisme en général. Selon Bachelard, c'est le
surréalisme en tant qu'expérience remontant aux sources primiti-
ves du langage qui confère aux images leur "énergie psychique"10.
Dans la poésie d'Eluard l'image primitive est élevée au rang
d'un concept. "C'est un sens à l'état naissant", constate Ba -
chelard se référant à 1.' image littéraire et insistant sur la
nécessité que celle-ci s'enrichisse "d'un onirisme nouveau". C'
est justement son caractère onirique qui permet à l'image éluar-.
dienne de "signifier autre chose et" de "faire rêver autrement" 11

8. P. 47. Nous soulignons.


9. V. G. Bachelard, La Terre et les Rêveries du Repos, p.197.
10. "Mais dans une récurrence vers les primitivités du langage,
le surréalisme donne à toute image neuve une énergie psychique
insigne" (La Terre et les Rêveries de la Volonté, p. 71).
11. L'Air et les Songes, p. 283.
30
S'il s'agit d'un, concept et d'un concept poétique, il ne saurait
être univalent. L'ambivalence a toujours été marque de poeti-
cità. Elle promeut la poésie et donne lieu à "des valorisations
12
indéfinies"
Le rêve en tant qu'expérience et autant que l'expérience a
un caractère transitif. Les images qui le composent, cristal-
lisées en matière poétique vivante, transmettent à la poésie ë-
luardienne toute leur puissance créatrice et toute, leur "con-
viction". Cette poésie alors, loin d'être un "jeu", remplit une
tâche sérieuse: "Elle élucide le rêve des choses" 13
R. Jean tient que le langage poétique d'Eluard est "un tis-
su vivant" où les images "vivent de leur vie autonome" 1 4. 1 1 a-
joute encore que l'imagination de ce langage est inséparable de
celle du corps, toutes deux appartenant à cette même "zone" en
laquelle ont leur source les "mouvements intimes, profonds, de
la vie du poète"1 5. Il serait utile d'insister un peu plus sur
le rapport entre l'image et le langage poétique d'Eluard et de
montrer le malentendu de Sëféris, effleuré dans l'introduction.
Eluard, dès sa période dadaïste, avait affirmé la possibilité
du langage d'être un but, en se différenciant sur ce point de Bre-

12. "L'ambivalence est la base la plus sûre pour des valorisa-


tions indéfinies" (G. Bachelard, L'Eau et les Rêvée, p. 136).
13. "[La] conviction de l'image nous prouve que la poésie
n'est pas un jeu, mais bien une force de la nature. Elle éluci-
de le rêve des choses" (G. Bachelard, La Terre et les Rêveries
du Repos, p. 324).
14. Op. oit., p. 80.
15. Ibid.
31
ton et de ses autres amis. S. Alexandrian nous rapporte : "Le 19
octobre 1920, au cours d'une réunion du groupe de Littérature au
restaurant Blanc, rue Favart, diverses questions de principe
furent abordées par Breton et ses amis, gui venaient de s'enga-
ger dans le dadaïsme. On demanda aussi: 'Le langage peut-il être
un but?' La réponse est intéressante: 'Non, à l'unanimité,moins
1 fi
une voix (Eluard)'" . Pour expliquer cette prise de position
affirmative de la part d'Eluard, il faut voir pourquoi le lan-
gage devient l'objet de sa mission de poète et quelles sont les
qualités dont il doit être pourvu pour mériter la considération
du jeune révolté.
Bien plus tard, dans Poésie involontaire et poésie inten-
tionnelle, publié en 1942, Eluard donne une réponse qui ne doit
pas être attribuée uniquement â son évolution politique. D' ail-
leurs c'est une réponse qui abolit la contradiction entre les
deux poésies et qui en montre le dépassement par l'atteinte du
langage inter-humain. C'est donc en tant que preuve de "l'unité
humaine" que le langage est poursuivi comme un but. Le passage
suivant montre que le même principe de "liberté absolue" conduit
à ce but la poésie involontaire comme la poésie intentionnelle :
"Le langage est commun à tous les hommes et ce ne sont pas les
différences de langue, si nuisibles qu'elles nous apparaissent,
qui risquent de compromettre l'unité humaine mais bien plutôt cet
interdit toujours formulé au nom de la raison pratique, contre
la liberté absolue de la parole..."(I, 1133). Un peu plus bas
Eluard répond à Lautréamont qui tient que "La poésie personnelle
a fait son temps" et qui incite les poètes à reprendre "le fil

16. Op. oit. , p. 284.


32
indestructible de la poesie impersonnelle" . "Hélas non, dit-il,
la poésie personnelle n'a pas encore fait son temps. Mais, au
moins, nous avons bien compris que rien n'a pu rompre le mince
fil de la poésie impersonnelle"(I, 1133). Et le 24 mai 1942, il
envoie une carte à son ami Louis Parrot, où il lui confesse son
souci profond d'inspirer à la poésie française le respect de "la
18
vie de tous les hommes" jusque là dépréciée . C'est cette vie
commune, selon Eluard, qui engendre "une plus vaste objectivité".
Le lecteur averti doit être attentif et ne pas interprêter ce
mot dans un sens simpliste. "La vie de tous les hommes" devient
l'objet d'une recherche intérieure autant qu'extérieure qui ne
cesse de renvoyer à l'axiome de 19 37 que "matière, mouvement,be-
soin, désir sont inséparables"(I, 945).
Dans le poème "Tout dire" nous lisons:

Je rêve et je dévide au hasard mes images


J'ai mal vécu et mal appris à parler clair
(11,363) .

L'involontaire et 1'intentionnnel coexistent dans la poésie ë-


luardienrte. Si "parler clair" est son premier et dernier souci,
le fait qui'il a, une fois pour toutes, "mal appris" à le faire
n'en est pas moins réel. Cet élan autocritique d'Eluard n'est
pas capable de lever le rôle premier, créateur, non pas des ima-

17. Ce mot de Lautréamont tient lieu d'épigraphe à Poésie in-


volontaire et poésie intentionnelle (I, 1131).
18. "Comprendra-t-on mon intention profonde, amener l'esprit
poétique en France dans les contrées mal appréciées jusqu'ici, à
une plus vaste objectivité, à sa mère, 'la vie de tous les nom -
mes'?"(I, 1616).
33
ges en gênerai mais de ses _ images. Le possessif marque sa con-
fiance en celles-ci, une confiance qui ne saurait être calcula-
trice parce qu'elle est profonde.
La spontanéité des images et son corollaire au niveau du
langage, la facilité, minimisent, selon Eluard, les obstacles
dresses par les différences de langue et annoncent la victoire
de la "langue naturelle" qui est unique à "l'intelligence humai-
19
ne" . C'est dans le même sens de spontanéité et de facilité que
Bachelard, dans La Terre' et les Rêveries de la Volonté, insiste
sur l'état de "ramification" du langage "dans une poésie libérée",
20
et identifie le poème à "une grappe d'images" . Ainsi s'expli-
que mieux le distique:

Je veux que l'on réponde avant que l'on questionne


Et nul ne parlera une langue étrangère
(11,365),

cité dans l'introduction en guise de réponse à l'observation de


21
Séfëris qu'Eluard ne posait jamais de questions

19. "L'effort des poètes ne tendra bientôt plus qu'à libérer


les images... Le temps viendra oü l'intelligence humaine entière
s'éveillera, disposant de .sa langue naturelle[...]. Tous les hom-
mes retrouveront la pratique d'un langage spontané, facile, le don
de création" (11,874).
20. P. 7.
21. J. Gaucheron dans son article "Eluard et la mora-
le" interprète ce distique dans un sens également ma-
térialiste auquel la dimension historique est ajoutée :
"Ceux qui questionnent sans avoir déjà, répondu, c' est-
à-dire sans avoir déjà perçu les conditions de réponse, et les
éléments existants d'une résolution possible sont des bavards,ils
parlent 'une langue étrangère'" (Europe [nov. dec. 1962], pp.108-
109).
34
Le 27 mai 1946, après la fin d'une conférence de Leroy sur
Sikélianos à 1'Institut français.d'Athènes et sous la présidence
d'Eluard, Sëfëris assiste à un dialogue entre Charidimos et E-
luard sur les difficultés de langue devant lesquelles se trouve
tout poète grec. Eluard incite son interlocuteur à écrire en
français et, quand celui-ci lui objecte l'insuffisance de sa con-
naissance de la langue française, Eluard lui répond que la langue
n'a aucune importance et que lui-même pourrait écrire "même en
22
chinois" ·. Sëfëris, qui n'a pas le même tempérament poétique
23
qu'Eluard et que "rend malade" toute manifestation de "pro-
pagande politique", traduit cette réflexion en un sens unique,
étroit et conforme aux circonstances extérieures, ce qui crée le
24
malentendu. Il pense qu'Eluard est "brisé entre" l'homme et

22. Μερεε του 19M-5-1951, p. 35. V. aussi la phrase suivante


de G. Bachelard: "Il serait vain de dresser des dictionnaires
pour traduire une langue dans une autre"{La Poétique de la Rê-
verie, Paris, P.U.F., 1960, p. 13).
23. Ibid., p. 34.
24. "Περίεργο, νόμιζα πως αυτό που τον χαρακτήριζε [Eluard]εί­
ναι ένα πολύ βαθύ και ατόφιο αίσθημα της γλώσσας του. Το ένιωσα
όταν τον άκουσα να λέει ποιήματα του. Ο ρυθμός αυτής της φωνής
έμεινε μέσα στ'αυτιά μου σαράντα οχτώ ώρες. Είναι και τούτο ένα
επακόλουθο της θεωρίας του 'La poésie pour tout le monde'— ο ποι­
ητής είναι ο καθένας, ποιητική γλώσσα είναι η κάθε γλώσσα, κι ε­
κείνη ακόμη που Εέρουμε όπως-όπως. Ή ποίηση για όλους' είναι
μια θεωρία που ολόκληρη η ύπαρξη του διαψεύδει, όπως ακριβώς ο­
λόκληρη η συναισθηματική του υφή αντιμάχεται αυτή την πολιτική
βιομηχανία όπου μπερδεύτηκε. 0 Eluard είναι αλλού ο άνθρωπος
και αλλού οι θεωρίες—σπασμένος ανάμεσα" {Ibid., pp. 35-36)_Nous
traduisons:"C'est curieux, je croyais que ce qui le caractérisait
[Eluard] c'était un sentiment très profond et très authentique de
sa langue. Je l'ai senti quand je l'ai écouté dire ses poèmes.
35
les théories et ne prend pas du tout en considération la libéra-
tion des images, entraînant la facilité du langage, qu' Eluard
doit à son apprentissage surréaliste et dont il a été question un
peu plus haut.
Il serait intéressant de voir d'un peu plus près en quel-
les qualités s'analyse la facilité du langage éluardien aux ni-
veaux de l'expression, de la sensation, de la nature et du monde.
L'extrait suivant de Poésie involontaire et poésie intentionnel-
le répond en tout à la question: "Le poète [···] nous rendra les
délices du langage le plus pur, celui-de l'homme de la rue et du
sage, de la femme, de l'enfant et du fou. Si l'on voulait, il n'
y aurait que des merveilles. Ecoutons-les sans réfléchir et ré-
pondons, nous serons entendus. Sinon, nous ne sommes que des
miroirs brisés et, désireux de rectifier les apparences, nous
poétisons, nous nous retirons la vue première, élémentaire des
choses, dans cet espace et ce temps qui sont nôtres"(I,1133-113 4).
Nous avons souligné les mots et expressions "pur", "sans réflé-
chir", "la vue première"et "élémentaire". Ceux-ci illustrent le
caractère simple, visuel, élémentaire et primitif du langage.

Le langage "simple et pur" est donc pour Eluard "celui de


l'homme de la rue et du sage". Il est naturel au premier tandis

Le rythme de cette voix est restée dans ma tête pendant quarante-


huit heures. Cela aussi, c'est une conséquence de sa théorie 'La
poésie pour tout le monde'-- le poète c'est chacun, la langue poéti-
que c'est chaque langue même celle que nous parlons comme-ci com-
me-ça. 'La poésie pour tous' est une théorie que toute son exi-
stence dément, exactement comme toute sa complexion sentimentale
combat cette industrie politique à laquelle il s'est mêlé. E-
luard est ailleurs l'homme et ailleurs les théories—brisé entre
Les deux".
36
que le second γ arrive par une sorte de "grâce" gui lui est ac-
25
cordée, selon l'expression de Sëfëris , ou plutôt qu'il s1 ac-
corde après un cheminement pénible. La simplicité du langage est
également propre à "la femme", à "l'enfant" et au "fou". R. Ver-
nier confirme la dimension féminine du langage éluardien dans son
livre "Poésie ininterrompue" et la Poétique de Paul Eluard. Il y
signale le souci d'Eluard "de préserver la continuité des réseaux
d'images aux dépens d'une charpente plus apparente du discours".
Mais il constate aussi que "la dialectique voulue en devient moins
directe, et [que] le poète se condamne ainsi à convaincre comme
parle la femme: "... en l'air/ A demi-mot'"
Eluard en collaboration avec Breton dans Notée sur la poésie,
qui sont les antithèses des 3 9 premières réflexions de Paul Va-
léry dans l'essai intitulé Littérature, soulignent de leur côté
l'innocence d'enfant du langage poétique: "Quelle fierté d'écri-
re, sans savoir ce que sont langage, verbe, comparaison, change-
ments d'idées, de ton; ni convevoir la structure de la durée de
l'oeuvre, ni les conditions de sa fin; pas du tout le comment!
Verdir, bleuir, blanchir d'être le perroquet..." (1,478).
R. Jean enfin observe le caractère illogique du langage d'
Eluard à quoi rien n'est "plus étranger [.·.] que la syntaxe,
dans la mesure où la pure continuité des messages visuels ou

25. "Δε θέλω τίποτε άλλο παρά να μιλήσω απλά, να μου δοθε£
ετούτη η χάρη" ("Ενας Γέροντας στην Ακροποταμιά", Ποιήματα, Athè-
nes, Ίκαρος, 1967, ρ. 295). Nous traduisons: "Je ne veux rien d' ι
autre que parler simplement, que cette grâce me soit accordée".
26. Poésie ininterrompue" et la Poétique de Paul Eluard, The
Hague - Paris, Mouton, 1971, p. 174.
37

sonores s'y substitue à tout arrangement constructif de la phra-


„27
se"
La simplicité du langage chez Eluard apparaît à travers tous

ces commentaires absolue et vigoureuse. La vigueur est une carac-

téristique importante de l'imagination créatrice et "vigoureuse"

est un adjectif que Bachelard emploie pour qualifier la simpli -

cité d'imagination, purificatrice de "l'atmosphère inter-humai -


.,28
ne"
Dans l'extrait de Poésie involontaire et poésie intention-
nelle qui nous sert de guide, Eluard signale le danger de la

"poëtisation" et conseille aux poètes la confiance dans "la vue

première" des choses. Si les obstacles dressés par les dif -

fêrences de langue peuvent être surmontés, comme on l'a vu, par

un langage facile, c'est que celui-ci devient au niveau de la

sensation un langage avant tout visuel. La primauté devient de

droit à la vue qui, avant tous les autres sens, se précipite à

la rencontre des choses. Alors elle peut être considérée comme

le plus facile des sens et le plus efficace aussi. Dans Donner

à voir, Eluard montre l'inutilité des constructions savantes en

poésie et souligne par cet exemple d'une expérience personnelle

le pouvoir "silencieux" et émotionnel des yeux: "J'ai connu[...]

une muette dont les yeux disaient 'je t'aime' dans toutes les

langues connues, et dans quelques autres qu'elle avait inventées"

(I, 977). Un peu plus bas, il est catégorique sur la primauté


;
de la vue: "Je n'invente pas les mots. Mais j'invente des objets,

des êtres,des événements et mes sens sont capables de les per-

cevoir. Je me crée des sentiments" (I, 979). Tous les sens du

27. Lectures du désir, Paris, Seuil, 1977, p. 165.


28. "Germe et Raison dans la poésie dé Paul Eluard", p. 115.
38
poète se concentrent en sa vue afin de "percevoir" les éléments
29
visibles de sa poésie . La poésie d'Eluard est une poésie ima-
•giste et imagée. Au moyen de ses images il "crée des senti -
ments".
Séfëris dont on a signalé la différence de tempérament
poétique, proche de celui de Valéry, tient que la poésie "donne
forme" aux sentiments ou qu'elle essaye de "communiquer des senti-
ments" .' Il ne s'agit évidemment pas de la poésie "pensée"
de Solomos 32 , mais la primauté, chez Sëféris, est accordée à la
langue en tant que moyen de communication.
; Il n'en est pas ainsi pour Elytis qui, beaucoup plus proche
/ d'Eluard, tient que "le poème aspire à ébranler tout notre être

29. R. Jean dans Lectures du désir commente ce passage: "En


apparence, c'est le contraire de la déclaration de décembre 1920.
En réalité, c'en est la confirmation" (p. 155). Et dans son
article "Les images vivantes dans la poésie d'Eluard", il note
"une sorte de récupération [du regard] par tout le corps, comme
si l'être entier, l'être intérieur devait se faire regard" (Eu-
rope [nov.-déc. 1962], p. 120).

30. Cf. Νάσος Βαγενάς, 0 Ποι,ητπε «at ο Χορευτής, Athènes,Κέ­


δρος/ 1983, p. 23.
31. "La littérature pensée fait tort à la littérature imagée.
Elle interprète le caractère humain, elle cesse de participer
activement à la vie des images" (G. Bachelard, La Terre et les
Rêveries de la Volonté, p. 193).
32. Πρέπει πρώτα με δύναμιν να συλλάβει ο νους κι έπειτα η
καρδιά θερμά να αισθανθεί ό,τι ο νους εσυνέλαβε" (Διονύσιος Σο­
λωμός, Άπαντα, επιμ. Λίνος Πολίτης (1948-1955), Ι, ρ. 12). Nous
traduisons: "Il faut que d'abord l'esprit conçoive avec force et
que par la suite le coeur sente ce que l'esprit a conçu" .
39

psychique et matériel/en provoguant une émotion immédiate. .J-1


Eluard est touché par la poésie de Baudelaire malgré le
spiritualisme de celle-ci. Les deux poètes s'attachent au même
langage inter-humain et universel. Baudelaire dans "Elévation"
traite d'heureux celui:

Qui plane sur la vie et comprend sans effort


Le langage des fleurs et des choses muettes 34

Mais si pour Baudelaire le poète doit avant tout comprendre ce


langage "sans effort", en s'élevant au-dessus de la vie commune,
pour Eluard, il doit le créer "sans effort" en s'enfonçant dans
cette vie. L'image chez celui-ci est "un phénomène d'être" com-
35
me dirait Bachelard . C'est pourquoi dans Donner à voir il se
prononce contre toute "préméditation": "Le poète, lui, pense à
autre chose. L'insolite lui est familier, la préméditation in-
connue. Victime de la philosophie, l'Univers le hante"(I,937).

33. Dans Ανοιχτά χαρτιά, Elytis signale en expliquant une


pensée de Benjamin Crëmieux: "Ενώ [... J άλλοτε το ποίημα έθετε
πρώτα σε κίνηση το μυαλό για να γίνει κατανοητό και με την κατα­
νόηση του αυτή να προκαλέσει μια συγκίνηση ορισμένου βαθμού, σή­
μερα το ποίημα επιδιώκει να συγκλονίσει ολόκληρο το ψυχικό και
υλικό είναι μας, προκαλώντας μιαν άμεση συγκίνηση, ανεξάρτητη απ'
την αρχική νόηση" (ρ. 453). Nous traduisons: "Tandis qu'autre -
fois le poème mettait d'abord en mouvement l'esprit, afin d'être
compris et de provoquer, par cette compréhension, une émotion d'
un certain degré, aujourd'hui le poème aspire à ébranler tout
notre être psychique et matériel en provoquant une émotion im-
médiate, indépendante de l'intelligence originale".
34. Oeuvres complètes, (Bibliothèque de la Pléiade), Paris,
Gallimard, 1961, p. 10.
35. "L'image oeuvre pure d'imagination absolue est un phénomè-
ne d'être, un des phénomènes spécifiques de l'être parlant" (La
Poétique de l'Espace, p. 80).
/
40 /
Sa hantise de 1'univers mène donc Eluard à créer son propre "lan-
gage des' fleurs, et/des choses muettes". La facilite de ce lan-
gage créé "sans eiffort" est due ici au fait qu'il est de la nature
et qu'il réalise de façon immédiate l'union de l'homme au monde.
A ce niveau,yfaoile, plus que/"simple" et plus que "visuel",signifie
"élémentaire". Eluard résume encore une fois, mais d'une manière
plus formelle bien que négative, les propriétés du langage poéti-
que dans le passage suivant, pris dans sa conférence "Aujourd'hui
la poésie" faite à Prague en 1946: "Rien de plus affreux qu' un
poèjne poétisé, où/Les mots s'ajoutent aux mots pour détruire l'ef-
fet de surprise, pour atténuer l'audace de la simplicité, la vision
/ / 36
/crue d'une réalité inspirante et inspirée, élémentaire (11,873)
L'analogie de ce texte au texte de Poésie involontaire et poésie
•intentionnelle dont on est parti est frappante.
Dans Une leçon de morale le couple amoureux agit en poète et
réalise la création de l'Univers par l'union des quatre éléments:
Et nos caresses paysages
Nos premiers baisers de printemps
Nos premières étreintes d'orage
Unissent les quatre éléments
(11,330).
La répétition de l'adjectif premier identifie 1'"élémentaire" au
"primitif". La poésie ëluardienne est effectivement une poésie
primitive, créatrice de son langage qui n'a rien à faire avec le
37 -
"langage déjà appris" . Elle renverse toute conception prëcê-

36. Nous soulignons.


37. "La poésie primitive qui doit créer son langage, qui doit
toujours être contemporaine de la création d'un langage, ( peut être
gênée par le langage déjà appris" (G. Bachelard, Lautréamont, pp.
53-54).
41

deAte et confirme la pensee de Bachelard que "la primitività en


38
poésie est tardive"
Elytis constate ä sa manière cette tardivité en s' écriant:
39
"Και πάνω an'όλα: η αναπαρθένευση" . Il considère en plus "le

matérialisme et l'objectivité" comme "les deux impératifs fonda-


40
mentaux" du surréalisme

Eluard dans "La poésie est contagieuse" gui est le premier

des cinq sketches compris dans Lea sentiere et lea rjutee de la

poésie, radiodiffusé le 13 octobre 1949 (Cf. II, 1170), fait

faire à l'un de ses personnages, qui est un auteur, l'inventaire

des matériaux qui servent au poète et qui concourent "à l'har -

monie du poème" . Lui-même avait fait ce même inventaire, à peu

38. Ibid., p. 53.


39. Op.oit., p. 247. Nous traduisons: "Et avant tout redon-
ner au langage sa virginité".
40. Elytis répond à Papanoutsos qui avait condamné l'art mo-
derne à cause de son "extrême subjectivité": "... όσο γιατον Υ­
περρεαλισμό, αυτός στηρίζεται, τουλάχιστον στην τελευταία του φά­
ση, επάνω στο αντικείμενο, και στα δυό βασικά του κηρύγματα που
βρίσκονται και στο δεύτερο Μανιφέστο του Breton και στο Donner α
voir του Eluard [...] τα δυό βασικά λοιπόν αιτήματα του Υπερρεα­
λισμού είναι ο ματεριαλισμός και η αντικειμενικότητα" (ibid, ρ.
342). Nous traduisons: "Quant au surréalisme, celui-ci s'appuie,
tout au moins dans sa dernière phase, sur l'objet et, dans ses
deux déclarations fondamentales qui se trouvent dans le Seaond
Manifeste de Breton comme dans Donner à voir d'Eluard [...] , les
deux impératifs fondamentaux du surréalisme sont donc le maté-
rialisme et l'objectivité".
41. "Dès maintenant, le poète sait que tout doit lui servir. ,
L'hallucination, la candeur, la fureur, la mémoire, ce Protée /
lunatique, les vieilles histoires, l'actualité, la table et 1'/
encrier, les paysages inconnus, la nuit tournée, les souvenirs ino-
pinés, les prophéties de la passion, les conflagrations d'J/dées,
de sentiments, d'objets, la nudité aveugle, la réalité crue, 1'
allégement des systèmes, le dérèglement de la logique jusqu'à 1'
' ' '' /
/
42
de differences près dans Donner à voir (v. I, 977). La variété
de ces matériaux et l'anarchie dans laquelle ils sont cités est
impressionnante. Les rêves et les réalités, les souvenirs et les
prophéties, les sentiments et les idées, les états et les qualités,
les procédés et les expériences, les phénomènes et le temps, les
choses brutes et les choses fabriquées trouvent leur place dans
l'arsenal imaginaire d'Eluard qui demande avec force "que le lan-
gage se concrétise" (1,937). Il est utile de voir ici par quels
mots cette concrétisation a lieu et par quels moyens l'antithèse
entre l'imagisme et le motisme est dépassée.

Il a déjà été signalé que l'image est un concept dans la


poésie d'Eluard. C. Rastinoux observe que, selon Bachelard, "1'
image saisie au moment de son émergence, et non encore passée en
Γ
, 42
mots, se trouve L-..J traitée comme un élément de poésie" . Ce
qui intéresse ici c'est justement le "passage de l'image^...] au
mot qui porte tout le poids de l'image", le "glissement des ima-
ges vers la parole..."43
Eluard dans Donner à voir, compare le peintre au poète au
moment de la concrétisation de leur langage. L'unité du langage
pictural est l'image peinte ou le fragment d'image peinte. L'uni-
te du langage poétique est le mot-image ou la séquence-image 44

absurde, l'usage de l'absurde jusqu'à l'indomptable raison c'est


œ i a — e t non l'assemblage plus ou moins savant, plus ou moins heu-
reux des voyelles, des consonnes, des syllabes, des mots-- qui
concourt à l'harmonie du poème (11,534-535).
42. Op. o i t . , p. 37.
43. G. Bachelard, La Terre et lea Rêveries du Repos, p. 273.
44. Cf. le texte suivant de C. Guedj: "L'image poétique ne
se situe pas nécessairement au niveau du mot [. ..]_ Elle apparaît
généralement au niveau de la séquence plus ou moins complexe de
la phrase" (Notes sur une analyse de "Grandes conspiratrices" dans
le cadre d'un cours sur Eluard à l'Université de Nice).
43
Ceux-ci réalisent la synthèse de l'image imaginante et du mot.
"Les mots gagnent", dit Eluard. Mais il faut qu'un détournement
qualitatif de la vue mène au surgissement du mot-image 45 . Comme
la séquence -image est due à la réciprocité fréquente des mots,
réussie par un détournement de l'écriture. Dans le huitième des
dialogues des inutiles, qui est justement intitulé "Réciprocité",
la Poésie dit au Poète: "Ohi toil tu m'aimes, dis-le-moi. Les
mots ne se quitteront pas" (11,753).
46
Sêfëris qui tient que "l'unité en poésie, c'est le mot"
--il ne parle évidemment pas du mot-image—insiste sur le rôle
créateur et non pas descriptif de la poésie. L'intensif 1' em -
porte sur l'extensif. Le poète, à son avis, travaille à créer
47
les choses "en les nommant" . Aussi le mot nommant devient-il
un mot créateur.
Eluard croit aussi dans le pouvoir créateur du mot nommant.
Cependant il faut voir comment se fait chez les deux poètes la
récolte de leur matériau verbal et quel est le résultat de cette
récolte.
Chez Sêfëris, on a vu que la langue est première. Les mots,
préexistants, sont comparés à des "bateaux" qui voguent "au-delà
des Colonnes d'Hercule de la conscience" du poète pour revenir

45. "Les mots gagnent. On ne voit ce qu'on veut que les yeux
fermés, tout est exprimable à haute voix" (1,938).
46. "H μονάδα στην ποίηση είναι η λέΕη, η μονάδα στην πρόζα
είναι, η φράση, είναι, ο παράγραφος, είναι η σελίδα που γυρίζουμε
σιωπηλά (Δ.οκιμές Ι 5 ΡΡ· 254-255). Nous traduisons :: "L'unité en
poésie c'est le mot, l'unité en prose, c'est la phrase, c'est le
paragraphe, c'est la page que nous tournons silencieusement".
47. Ibid.,p. 139.
44
"chargés de cristaux"
Chez Eluard l'image est première. Au moment où elle émerge
de l'inconscient collectif et juste avant de passer en deçà des
"Colonnes d'Hercule de la conscience" du poète, "pêchëe" par 1"
49
écriture souvent automatique , elle engendre des mots-images,
des mots nouveaux, réciproques, vierges de tout usage antérieur
et portant en héritage toute la force créatrice de leur image-
mere

48. "Οι λέξεις είναι, χα καράβια του [του ποιητή] , κάνουν πολύ
μάκρυνα ταξίδια και γυρίζουν, όταν είναι τυχερός, φορτωμένα με
πλούσια κρύσταλλα, που εκεί κάτου, πέρα από τις Ηράκλειες στήλες
της συνείδησης του, μια ζωή παλιά, μυστική σχημάτισε σαν ένα υπο-
χθόνιο νερό (ibid., pp. 189-190). Nous traduisons: "Les mots sont
ses bateaux [du poète] . Ils font des voyages très lointains et
retournent, s'ils ont de la chance, chargés de riches cristaux
que, là-bas, au-delà des Colonnes d'Hercule de sa conscience,une
/ vie ancienne, secrète, a formés comme une eau souterraine".
49. Cf. la phrase suivante de J.-C. Gateau: "C'est assez dire
que, pour Eluard, l'écriture automatique n'est pas une fin en soi,
mais un moyen d'aller â la pêohe, de récolter du matériau verbal
qui sera ensuite mis en oeuvre par la pensée lucide" ("La pro-
duction du texte ëluardien", Cahiers du centre des recherches sur
le surréalisme I, 1979, Lausanne, l'Age d'Homme, p. 41). Nous sou-
lignons. Et celle de M. Carrouges: "Les mots coulent de source.
Avant d'être saisis par la conscience, ils viennent à sa rencon-
tre de leur propre mouvement" (André Breton et les données fonda-
mentales du surréalisme, Paris, Gallimard, 1950, p. 146). Nous sou-
lignons.
50. Michel Leiris, dans son article intitulé "Art et Poésie
dans la pensée de Paul Eluard" exprime un point de vue proche de
celui de Sëfëris et tient que la poésie d'Eluard restitue "aux
mots de tous les jours [...] le pouvoir émotif que l'usure leur
fait perdre" (Europe [juillet-août 1953] , p. 55).
45
Séfëris dans Μυθιστόρημα incite ses lecteurs à se dresser"un
peu plus haut" afin de voir une nature et un passé historique bien-
tôt triomphants:

Λίγο ακόμα
θα ιδούμε τις αμυγδαλιές ν'ανθίζουν .
τα μάρμαρα να λάμπουν στον iV\to
τη θάλασσα να κυματίζει..

λίγο ακόμα,
51
να σηκωθούμε λίγο ψηλότερα

Il s'agit d'un redressement aussi bien naturel que moral qui per­
mettra l'accès à un panorama d'images extérieures et éternelles.
Eluard dans Poésie ininterrompue conseille aussi à ses lec -
teurs:

Mais il nous faut encore un 52


-peu
Accorder nos yeux clairs à ces nuits inhumaines

Et plus bass

Si nous montions d'un degré


Dans ce monde sans images
(11,38)

51. Πουηματα, p. 76. Nous traduisons:


Encore un peu
Nous verrons les amandiers fleurir
Les marbres resplendir au soleil
La mer ondoyer

Encore un peu
Nous dresser un peu plus haut.
52. Nous soulignons.
46
Eluard est imagiste même devant l'absence des images, cette ab-
sence étant une image négative du monde. La vue doit s'attarder
à cette image négative puis, degré par degré, créer un monde nou-
veau au moyen

De l'image reconquise
(11,42).

La montée-création est pénible et hésitante au début. La sé-


quence- image "Si nous montions d'un degré" est répétée sept fois
dans le poème avant de donner sa place au vers :
Et nous montons
(11,43)

gui illustre la libération totale du geste créateur, devenu


presque automatique après la défaite du "néant".
Dans Quelques-uns des mots qui jusqu'ici m'étaient mysté-
rieusement interdits, publié en 1937, Eluard essaye par l'écri-
ture de prendre au piège de la page blanche ses mots-images. Il
ne s'agit pas d'un acte gratuit mais de son "grand souci de tout
53
dire" , un but qu'il n'a jamais pu atteindre complètement puis-
que, chez lui, les images excédent toujours ses mots 54 . Le poème
"Tout dire", écrit deux ans avant sa mort, commence justement
par le vers:

Le tout est de tout dire et je manque de mots


(11,363).

53. "Mots/que j'écris Ici/contre toute évidence/avec/le grand


souci/de tout dire"(1,718).
54. Michel Leiris signale la "reconnaissance (au moins cir-
constancielle) [de la part d'Eluard] dune faille, d'un hiatus
qui maintenait l'amour-ou poésie vécue --en marge du monde fermé
de l'écriture" (op. eit., p. 53).
47

Pour conclure sur le caractère imagiste de la poésie ëluar -

dienne nous essaierons d'en préciser l'ordre par une référence aux

Pensées de Pascal.

Pascal dans Pensées examine les "preuves de Jësus-Chrisf'et

veut montrer "que les preuves de l'Ecriture sont d'un autre ordre

que les preuves habituelles". Cela le mène à développer "sa gran-

de idée des trois ordres qui sont incommensurables l'un à 1' au-
55
tre" . Ces ordres sont l'ordre des corps représenté par David,

l'ordre des esprits représenté par Salomon et l'ordre du coeur

ou de la charité représenté par Jésus -Christ. L'ordre du coeur

est "infiniment plus élevé" que les autres selon Pascal. "La

distance infinie des corps aux esprits, dit-il, figure la dis-

tance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle


57
est surnaturelle"

Si l'on essayait de faire une application du modèle de Pas-

cal à la poésie on obtiendrait les ordres suivants:

a) l'ordre de l'expérience vécue (corps)

b) l'ordre du motou de l'intelligence (esprits)

et c) l'ordre de l'image ou de la sensibilité (coeur).

Au premier ordre appartiendraient ceux qui font la poésie de leur

corps, ceux qui vivent en poètes, les amoureux, les héros, les

chefs. Au deuxième ordre appartiendraient ceux qui font une poé-

sie intellectuelle, les spiritualistes, les idéalistes. Au troi -

55. L'Oeuvre de Pascal, présenté par Guy Michaud, Paris,Hachet-


te, 1950, p. 107.
56. Ibid, p. 108.
57. Ibid., p. 107.
48
siëne ordre enfin appartiendraient ceux qui font une poésie in-
cο

cantatoire, les lyriques, les surréalistes, les visionnaires


On pourrait paraphraser Pascal et dire que la dvatan.ee in-
finie du mot à l'expérience vécue figure la distance infiniment
plus infinie du mot à l'image car elle est surnaturelle (ou sur-
réelle). Autrement dit, le poète de l'ordre de l'image se trouve
dans un état de grâce poétique.
Pascal tient que, pour s'élever de l'ordre des corps à ce-
lui du coeur, il n'est pas obligatoire de passer par l'ordre des
esprits bien que celui-ci soit plus élevé que l'ordre des corps.
Le passage peut se faire directement et sans étape intermédiaire.
On peut soutenir à propos d'Eluard que de l'ordre de 1' ex-
périence vécue (corps) il est directement passé à celui de l'ima-
ge (coeur). Le résultat de ce passage est donné par Bachelard
dans "Germe et Raison dans la poésie de Paul Eluard" :
Chez Eluard, les images ont raison. Elles ont la
certitude de cette raison immédiate qui passe d'un hom-
me à un autre quand l'atmosphère inter-humaine est puri-
fiée par la saine, par la vigoureuse simplicité.
Que de joie, quelle puissance de joie: avoir raison
au coeur des mots, tout de suite, parce que les mots sont
rendus à leur flamme première, parce que
Les mots coincés dans un enfer
sont rendus aux forces d'exubérance poétique,à la sympathie
de la droite imagination 59

Cette conviction émue de Bachelard évoque d'une manière

58. Cf.C.Picon, L'Usage de la lecture, Paris, Mercure de Fran-


ce, 1960(1979), p. 96.
59. P. 115.
49
frappante le "Mémorial" de Pascal. Bachelard emploie les mots
flamme, certitude et joie pour traduire les réactions de son es-
prit et de son coeur devant la poésie d'Eluard. Pascal emploie
les mots feu, oevtitude et joie pour traduire son exaltation mys-
tique de la nuit du 23 novembre 1654
Etant donné que "les images d'Eluard ont raison" et qu'il a
"raison au coeur des mots", la fameuse phrase de Pascal "le coeur
a ses raisons que la raison ne connaît point" doit se lire se-
lon les correspondances établies: l'image a ses mots que le mot
ne connait point. Ces mots sont évidemment les mots-images.
Une autre preuve qu'il n'est pas arbitraire d'identifier 1'
ordre du coeur à celui de 1'image est apportée par Eluard lui -
même dans ce vers pris dans Les nécessités de la vie et les con-
sequences des rêves:

Le coeur est une image


(1,68).
comme dans les vers suivants de Poésie ininterrompue:

Rien ne peut déranger l'ordre de la lumière


(11,25)
ou lumière renvoie à "image" et:

60. " Feu


[...]
Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix.
[•••J
Joie, joie, joie, pleurs de joie"
{Op.cit., p. 18).
R. Smith signale le fait que Bachelard évoque le double intérêt
de Pascal pour la science et pour la poésie (cf. op.cit., p.131).
61. Ibid., p. 88.
5 0 ' •·."'

:,.;, ö ;.."' L'on m'aimera car j'aime par dessus tout ordre
**-*"'"*'. (11,27)

où aimer renvoie à "coeur". "Toutes les prières sont vraies,qui


viennent du coeur, dit Claude Roy. Toutes les théologies men-
„62
songe"
Dans le même esprit, Rémy de Gourmont classerait Eluard par-
mi les poètes "visuels" et "sensoriels" . Dans Le problème du
style il parle de la logique de l'oeil qui suffit pour conduire
fi Λ

l'esprit . Eluard de son côté dans Notes sur la poésie parle


de l'effet "produit à l'oeil de l'esprit" par "la multiplicité
jamais abusive des images..."(1,480) . Dans les deux commentaires
le premier rôle est tenu par l'oeil. C'est donc "l'image généra-
le" et non pas "l'idée générale" de la poésie d'Eluard qu'on doit
pénétrer pour participer au règne de ses images et "pour mieux
vivre la hiérarchie de nos repos" . Les vers suivants de Poésie
ininterrompue II marquent aussi la supériorité de l'ordre de 1'
image :

Ma table pèse mon poème


Mon écriture l'articule

62. "Eluard jusqu'à la fin" N_RF (mars 1972), p. 62.


63. Cf. Νάσος Βαγενάς, op. ait., p. 27.
64. Cf. Ibid., p. 70.
65. "Nous participons à l'image de l'écrivain grâce à ce qu'
il faut appeler une image générale, une image que la participa -
tion nous empêche de confondre avec une idée générale. Cette ima-
ge générale nous la singularisons tout de suite. Nous l'habi -
tons, nous la pénétrons comme Blanchot pénètre la sienne. Le mot
ne suffit pas,l'idée ne suffit pas. Il faut que l'écrivain nous
aide à renverser l'espace, à nous écarter de ce qu'on voudrait
décrire pour mieux vivre la hiérarchie de nos repos" (G. B a -
chelard, La Poétique de l'Espace, p. 205).
51
L'image offre à tout venant
Chacun, s'y trouve ressemblant
(11,703).

La "reconquête" de l'image est le couronnement de la tâche du


poète. Sa générosité est absolue. Son pouvoir révèle à chaque
être humain sa propre vérité. Un peu plus haut le rapport entre
l'ordre de l'image et la vérité est confirmé:

Je sais la vérité dès que je l'imagine


(11,678).

Ici l'acte créateur (imaginer) mène à la Connaissance.


Si imaginer mène ä connaître et connaître à nommer—

Je suis né pour te connaître


Pour te nommer
Liberté
(1,1107),
dit Eluard— alors on peut facilement conclure qu'imaginer mène
à nommer. C'est pourquoi on a admis qu'Eluard croit dans le pou-
voir créateur du mot nommant. Ces propos pris dans Avenir de la
poésie illustrent sa course de l'imagisme au nominalisme:

Il nous faut peu de mots pour exprimer l'essentiel;


il nous faut tous les mots pour le tendre réel
(1,526).
Eluard répète cette phrase dans Les sentiers et les routes de la
poésie en ajoutant: "Les hommes ont dévoré un dictionnaire et
ce qu'ils nomment existe" (II,52S).

Jusqu'ici il a été tenté de mettre en relief le caractère


52
imagiste de la poésie êluardienne. Dans les pages suivantes il
sera question d'une analyse des images se rapportant aux quatre
éléments. On se mettra donc dans la perspective bachelardienne
du "beau matériel" qui est "situé au-delà du beau formel—comme
f\ ft
l'algèbre sous la géométrie"

66. V. Therrien, p. 128.


53
Β. IMAGES ET ÉLÉMENTS

1· Vers une psychanalyse des images

Un projet psychanalytique concernant les images d'Eluard sol-


licite au préalable notre attarderont ä la pensée bachelardienne
et à la mise en relief de tout ce qui, à partir de celle-ci,nous
servira de support méthodologique. Aussi dans cette unité par-
tira- t-on d'une mise au point des rapports de la pensée bâche -
lardienne à la psyhanalyse et, plus spécialement, aux éléments,
aux images matérielles ou dynamiques et au rêve. Ensuite, on
fera l'inventaire des qualités qui, selon Bachelard, rendent aux
images leur vigueur imaginaire pour aboutir à l'exposition des
conditions qui permettent une lecture "en anima".

Dans cet., effort de systématisation, quelques retours â cer-


tains points de la première partie de ce chapitre seront inévi -
tables, la ressemblance esthétique de Bachelard et d'Eluard ë-
tant donnée

La perspective bachelardienne du "beau matériel" mène à une


psychanalyse des images d'inspiration jungienne. C'est par Jung
que Bachelard corrige Freud. Ensuite il prend la relève de Jung
et le prolonge en le corrigeant aussi , c'est-à-dire en essayant
d' "enrichir par un caractère dynamique la notion d' arche -

67. F. Pire rapporte que la philosophie de l'imagination de


Bachelard "est née surtout de sa lecture de Poisson soluble, des
poèmes d'Eluard, des Hymnes à la Nuit" (De l'imagination poèti -
que dans l'oeuvre de Gaston Bachelard, Paris, Corti, 1967, p.134).
68. Cf. Therrien, p. 266.
54
type..." . Therrien signale la coïncidence de la pensée de Ba-
chelard avec celle de Jung en ce qui concerne leur conception de
l'imagination. Tous deux l'identifient "au déroulement du pro-
cessus de l'énergie psychique"à savoir "du rêve", "de la rêverie",
"de la libido", "de l'image vue comme une réalité en eoi", "du
complexe" et "de l'archétype (comme image fondamentale ou 'domi-
nante de l'inconscient collectif')"
La poésie d'Eluard aussi, comme il a été signalé, "permet à
tout lecteur attentif de percevoir le poids de l'inconscient col-
lectif"71.
Bachelard s'intéresse fortement aux rapports de l'homme nor-
mal avec la culture. Il le psychanalyse donc du point de vue de
ces rapports. En cela, il est différent de Freud dont le matériel
est névrotique comme de Jung dont le matériel est psychotique. Il
ajoute la "psychosynthèse" à la psychanalyse et cherche dans la
poésie la présence des éléments matériels sans pour autant faire
de cette recherche un but en soi.

Afin de rendre claire l'économie de la pensée de Bachelard,


Therrien cite ce mot, pris dans la préface de celui-ci à Oedipe,
du mythe au complexe,
de Patrick Mullahy: "En psychanalyse 1'
élémentaire est le fondamental" 72. A partir de cette conviction,
Bachelard classe les poètes selon leur matière, en tenant en même
temps compte de leur éventuelle évolution. Ainsi, selon le dire

69. V. La Terre et les Rêveries du Repos, p. 263.


70. P. 268.
71. V. J. Perrqt, "Poèmes politiques ou la stratégie du dé-
placement", Littérature, (oct. 1976), p. 115.
72. P. 219.
55
de P. Guiraud, "les grandes substances primitives: l'air, l'eau./
la terre, le feu" et leurs "expériences existentielles" devien-
nent-elles "les thêmes-clës" où "s'enracinent l'oeuvre et les ima-
ges qui la structurent" 73
£.· - J. Greimas formule deux objections à propos du "projet
bachelardien d'un répertoire des formes qui rendrait compte de 1'
imagination créatrice". Par la première, il met en doute 1' uni-
versalité d'"un tel répertoire", étant donné "la diversification
culturelle de l'humanité". Nous avons déjà montré, à propos du
langage ëluardien, comment cette diversification peut être dépas-
sée. Par la deuxième objection, il signale l'inconstance des si-
gnifiés auxquels renvoient les "figures matricielles, telles que
1' eau ou le feu", tout en approuvant que Bachelard, "dans ses

derniers ouvrages", envisage "la solution des homographies" par


74
"un éclatement des figures en leurs éléments constitutifs"

73. P. Guiraud, La Stylistique, Paris, P.U.F., 1963, p. 100.


74. "Le projet bachelardien d'un répertoire des formes qui
rendrait compte de 1'imagination créatrice se heurte cependant
à plusieurs objections: a) il est loin d'être prouvé qu'un tel
répertoire possède un caractère universel; il devrait pour le moins
comporter les articulations rendant compte de la diversification
culturelle de l'humanité; b) des figures matricielles telles que
1' eau ou le feu, pour quasi universelles qu'elles paraissent,
ne renvoient pas à des signifiés constants; la solution des homo-
graphies ne peut être envisagée que de deux manières: soit par
une référence au contexte, ce qui postule une syntaxe 'naturelle',
soit par un éclatement des figures en leurs éléments constitutifs.
C'est dans cette dernière voie que semble s'être engagé Bachelard
dans ses derniers ouvrages" (Du sens. Essais sémiotiques, Paris,
Seuil, 1970, pp. 55-56).
56
A notre avis c'est à cette "analyse des substances" qu'est
dû le prestige de la critique de Bachelard et nous pensons, en
accord avec Roland Barthes, "que la critique française est [pen-
dant les années '60 et aujourd'hui] , sous sa forme la mieux ëpa-
nouie, d'inspiration bachelardienne" 75

Dans L'Air et les Songes, Bachelard parle d'une promotion de


la parole "au rang de l'imagination créatrice" par les images.
Cette promotion est conditionnée par la nouveauté de l'image, qui
transforme l'être en parole, celle-ci se révélant alors "le de-
76
venir immédiat du psychisme humain" .. Et dans La Terre et les
Rêveries de la Volonté, il précise qu'il faut savoir distinguer
"les images fondamentales" des "images annexes". Ces dernières
doivent être écartées pour que "la nécessité des images matëriel-
les" soit mise en relief 77 . Ici "nécessité" signifie condition,
"destin". On s'explique, en accord avec H. Mansuy: Les images
matérielles, "premières", étant les seules à s'élever facilement
jusqu'au niveau cosmique, sont une nécessité, c'est-à-dire elles
concentrent en elles "le destin" total, "celui de l'homme et du
78
monde" . C'est donc sur ces images qu'un regard sélectif doit

75. Voici le texte complet de R. Barthes: "... Partant d'une


analyse des substances (et non des oeuvres),: suivant les déforma-
tions dynamiques de l'image chez de très nombreux poètes,G. Ba- '
chelard a fondé une véritable école critique, si riche que l'on
peut dire que la critique française est actuellement, sous sa for-
me la mieux épanouie, d'inspiration bachelardienne (G. Poulet, J.
Starobinski, J.-P. Richard)". (Essais critiques, Paris, Seuil,1964,
pp. 252-253).
76. P. 9.
77. P. 262.
78. Op. ait., p. 153.
57

se poser.
Cependant, pour que les images matérielles deviennent ce
que Bachelard appelle des "images complètes", elles doivent être
"complètement dynamisées" 9 . Il s'agit d'une procédure intérieure
où l'imagination, après avoir rêvé passivement "devant un large
panorama, elle en détache [...] un site secret où elle assemble
des images plus humaines". En passant de l'immobilité au mouve-
ment intérieur, de la vue au "désir", elle dynamise les images
80
et transforme "les visions" en "visées"

Dans son travail de dynamisation des images, l'imagination


imite le rêve dont le pouvoir dynamisant est incontestable. Ne
81
vivant, elle aussi, "que de déformations" , elle s'intéresse à
des formes molles qui ne puissent pas l'arrêter. Devenant, el-

79. L'eau et les Rêves, p. 52.


80. "V imagination amasse parfois les images dans le sens de
la sensualité. Elle se nourrit d'abord de lointaines images ;
elle rêve devant un large panorama; elle en détache ensuite un
site secret où elle assemble des images plus humaines. Elle passe
de la jouissance des yeux à des désirs plus intimes. Enfin, à
l'apogée du rêve de séduction les visions deviennent des visées
sexuelles. Elles suggèrent des actes. Alors les plumes se gon-
flent, le cygne s'avance vers l'asile sacré..." (ibid).
81. "Une forme dure arrête le rêve qui ne vit que de déforma-
tions. Gëcard de Nerval remarquait que le soleil ne brille ja-
mais dans les rêves. Les rayons sont, eux aussi, trop durs,
trop géométriques pour éclairer sans risque de réveil, le spec-
tacle onirique. Les corps trop nettement éclairés, les corps
solides, les corps durs doivent être expulsés de notre vie en^-
sommeillëe" {La Terre et les Rêveries de la Volonté, pp.72-73) .
58
le aussi, un "état subjectif fondamental", elle confère aux ima-
ges une importance qui gît non pas dans "leurs traits objectifs"
82
mais dans "leur sens subjectif" . Toute vieille hiérarchie est
alors renversée. L'imagination ne suit pas la réalisation, elle
la précède. Elle ne contredit pas la création, elle la condition-
ne. S. Alexandrian déclare dans "Paul Eluard, calligraphie du
rêve":*C'est aux variations de son activité de rêveur qu'on peut
Ο -Λ

mesurer toute l'évolution de son oeuvre [d'Eluard]" . Et Bache-


lard distingue "cinq niveaux à travers lesquels se développe la
technique complète" de l'imagination en tant que "rêve éveillé":
5. "Les images mystiques célestes.
4. Les images mythologiques supérieures.
3. Les images de l'inconscient personnel.
2. Les images mythologiques inférieures.
84
1. Les images mystiques infernales"

Voyons brièvement et d'un peu plus près quelles sont, selon


Bachelard, les facultés qui rendent aux images leur vigueur ima-

82. Bachelard écrit à propos de Poe: "Le rêve n'est pas un


produit de la vie éveillée. Il est l'état subjectif fondamental
[...]. En effet, les images ne s'expliquent plus par leurs TRAITS
objectifs, mais par leur SENS subjectif. Cette révolution re-
vient à placer:
le rêve avant la réalité
le cauchemar avant le drame
le terreur avant le monstre
l a nausée avant l a c h u t e .
{L'Air et les Songes, p. 1 1 9 ) .
8 3 . Op. ait., p. 291.
84. La Terre et les Rêveries de la Volonté, p . 390.
59
ginaire et dont la'découverte, dans les images éluardiennes nous
a aidée à former notre documentation.
Dans La Valeur inductive de la Relativité, Bachelard signa-
le l'interdépendance du temps, de l'espace et de la matière, en
se référant à la théorie de la relativité qui "a montré que la
masse s'identifie avec l'énergie et que l'énergie est la compo -
or

sante de temps de l'impulsion d'Univers" . Therrien explique


que "comme la substance paraît avoir quitté {...] le spatialpour
le temporel, il faut de la même façon retourner l'axe de la cultu-
re intuitive" , c'est-à dire qu'il faut reconnaître la primauté
de la radiation sur la matière et s'intéresser moins à la sub-
stance en soi qu'à son animation.
Dans La Terre et les Rêveries du Repos, il est question de
la vibration de l'écriture et plus précisément de la "dialecti -
ο η

que d'ostentation et de dissimulation qui résume l'art d'écrire"


De,même que le poète tait souvent ce qui lui tient le plus à coeur,
ses images les plus significatives se dématérialisent, s'effacent,
deviennent fluides ou aériennes.

Elle s'engloutit dans mon ombre,

dit Eluard dans "L'Amoureuse" et plus bas:

Ses rêves en pleine lumière


Font s'évaporer les soleils
(1,140).
Nous devenons témoins de doubles effacements. L'amoureuse dis-
paraît, "s'engloutit" dans l'ombre fluide du poète. La source

85. Paris, Vrin, 1929, p. 76.


86. P. 236.
87. P. 229.
60
de lumière tarit. Par l'action de la chaleur ignée des rêves
de l'amoureuse, les soleils, déjà fluides, se dëmatêrialisent
davantage, ils s'évaporent.
Dans Poésie et vérité, les images deviennent les étapes d'
une disparition graduelle et fluide puisque ''d'image en image
tout s'est écoulé" (1,1118).

Dématérialisation ou simple flexibilité, c'est le même désir de


changement qui possède les images poétiques.
C'est par leur
88
"transfiguration" que le lecteur les conçoit
Georges Mourelos, dans sa communication à l'Académie des
Sciences morales et politiques (séance du 4 octobre 1982), in-
titulée "Poésie et Métamorphoses", considère la possibilité de
89
métamorphoses comme inhérente à l'image poétique . Il distingue
les images poétiques en" 'images poétiques ouvertes', où l'on se
trouve devant une suite inépuisable de métamorphoses possibles"
et en "'images poétiques concentriques', qui constituent une
sorte de circuit clos ou tous les éléments concourent pour mettre
l'accent principal sur une image finale qui contient l'essentiel
de la charge évocatoire d'un poème" 90
Bachelard incite encore le lecteur à étudier systématique-
ment la fécondité, la mobilité et la vie de toute image parti-

88. "On comprend les figures par leur transfiguration" (L'Air


et les Songes, p. 13).
89. G. Mourelos, "Poésie et Métamorphoses", Revue des Scien-
ces morales et politiques, 137 année, n= 4 (19S2),p. 594.
90. Ibid., p. 595-596.
61
91
culiere, ces qualités Étant élémentaires . (Les rapprochements
de la vie et du feu, de la fécondité et de la terre, de la mobi-
lité et de l'eau ou de l'air, sont fréquents et automatiques).
Une autre caractéristique de ia. vigueur imaginaire des ima-
go
ges qui "tonalise" le sujet , c'est l'ambivalence. Toute am-
bivalence est transcendance sensible. Elle fonctionne à un ni-
veau aussi bien vertical qu'horizontal. Elle est en même temps
élan et vibration, "tension de tout l'être" et "liberté toute dê-
tendue"93 . Pour traduire les ambivalences, Bachelard parle de
"désirs d'altéritë", de "désirs de double sens" ou bien de "dë-
94
sirs de métaphore" . Il signale également la "puissance de ré-
versibilité" de la métaphore, son jeu entre le "réel" et 1'
95
"idéal" . L'image joue donc pour lui un double rôle, celui de
percevoir (le réel) et celui d'imaginer (une nouvelle réalité).
Il découvre en elle deux "tendances" simultanées, celle "de voir"
et celle "de montrer" . Celle de chanter aussi, et de chanter
la réalité parce qu'elle la dépasse, parce que 1'imagination"est
une faculté de surhumanitê" 97 . L' incantation est alors faculté
de sublimation.
On vient de voir que les images poétiques fondamentales sont

91. L'Air et les Songes, p. 8.


92. V. La Terre et les Rêveries du Repos, p. 89.
93. Ibid.
94. L'Air et les Songes, p. 10.
95. Ibid., p. 68.
9 6.' "Sur une image visuelle choyée, on peut déceler cette scop-
tophilie qu'ont signalée certains psychanalystes [···] ou se ré-
unissent les deux tendances de voir et de montrer" (La Terre et
les Rêveries de la Volonté, p. 35).
97. V. L'Eau et les Rêves, p. 23.
62
conçues par Bachelard comme des êtres vivants qui vibrent et qui
s'élancent, qui irradient et qui s'effacent, qui fléchissent,qui
changent et qui se renversent, qui désirent, qui remuent et qui
prolifèrent; qui chantent par dessus tout la réalité de l'homme .
et du monde. Alors nous n'imaginons pas. "Le monde vient s' ima-
Q Q

giner dans la rêverie humaine" . Ces images-êtres vivants ont


besoin d'être "psychanalysées" afin de permettre une lecture "en
anima". C'est sur les conditions de réalisation d '.une telle
lecture, fondée sur le fonctionnement de l'imagination (anima)
plutôt que sur celui de la mémoire (animus), que nous allons in-
sister maintenant, en suivant toujours la pensée bachelardienne.
Bachelard tient que "notre appartenance au monde des images"
est plus forte, plus constitutive que notre appartenance au mon-
99
de des idées" . Cette conviction le mène à devenir le critique
par excellence de "l'ordre de l'image" exactement comme Eluard,
ainsi que nous l'avons montré, est un poète du même ordre. Aussi
adopte-t-il une rhétorique de l'image qui prend en considération
"une réalité à la fois réelle et imaginaire" et qui correspond
101
"à la nouvelle esthétique" . Pour être fidèle à sa leçon, la
première chose dont on doit tenir compte avant de faire des ima-
ges les objets d'une "psychanalyse", c'est leur part subjective.

98. "A sa naissance, en son essor, l'image est en nous, le


sujet du verbe imaginer. Elle n'est pas son complément. Le mon-
de vient s'imaginer dans la rêverie humaine" (L'Air et les Son-
ges, p. 22).
99. Conféremce sur C. Jung, RTF (cité par V. Therrien,p.154).
100. Ibid.
101. Ibid., p. 155.
63
Si "l'imagination, n'est rien d'autre que le sujet transporté dans
1 02
les„choses" .• alors les images poétiques portent en elles "la
1 03
marque du sujet" . C'est grâce à leur subjectivité qu'onpeut
d'ailleurs distinguer les tempéraments poétiques. L e s images,
e s " 11 04. Et René Char renchérit
dit Bachelard, "sont des traces"
„105
"Seules les traces font rêver"
Pourtant il est nécessaire d'objectiver les images. Cette
objectivation, de peur d'être arbitraire, n'est pas une pro-
cédure positive. Cherchant "à confronter le réel objectif avec
1 Π6
les données de notre inconscient" , nous y parvenons négative-
ment, par une "dêsubjectivation" 1 07 . L'équation ob^ectivation-
désubjectivation est alors valable.

Dans cette tâche, la recherche d e l'archétype est primordia-


le. Car c'est à travers celui-ci que le passage du subjectif à
l'objectif est réalisé. L'archétype, loin d'être "une simple
et unique image" résume en sa multiplicité ce que R. Desolile
appelle "l'expérience ancestrale de l'homme devant une situation
4. · «108
typique
La transformation d'un même archétype en une série d'images
a besoin d'être doublée par u n e transformation de l'âme du l e c -

102. La Terre et les Rêveries du Repos, p. 3.


103. Ibid.
104. Ibid., p. 236.
105. 'Cité par G. Mourelos en épigraphe à son recueil poèti -
que intitulé Traces Errantes, Thessalonique, Nea Poria,1973,p.3.
106. Donner à Voir I, 971-972.
107. V. La Psychanalyse du Feu, pp. 11-12 et L'Eau et les Rê-
ves, pp. 128-129.
108. Cité dans La Terre et les Rêveries du Repos, p. 211.
64
teur. C'est à cette condition qu'une lecture "en anima" devient
possible. Bachelard exprime ce besoin dans Lautréamont en citant
en même temps Éluard: "Je ne puis comprendre une âme qu'en trans-
formant la mienne/ 'comme on transforme sa main en la mettant dans
une autre" 1 09. R. Smith insiste sur "la qualité d'inter-subjecti-
vitë" de l'image qui explique "l'admiration partagée" du poète et
du lecteur et grâce à laquelle les images deviennent les moyens
de communication des rêveries 110 . Et Georges Mourelos parle —
toutes proportions gardées-- de l'éveil, dans le monde psychique
du lecteur, d'émotions analogues â celles qui ont engendré l'idée
artistique dans 1'esprit de son créateur 111
,
Pour que la lecture proposée soit donc efficace, ce qui est
nécessaire c'est l'art "de bien rêver", c'est-à-dire "de rêver en
restant fidèle aux archétypes" 112 . Cette rêverie de l'inconscient

est une rêverie non pas des formes mais de la matière qui est,de
113
son côté, "l'inconscient de la forme" .
Mais la matière, pour être digne que la rêverie s'y attarde,
doit être valorisée dans deux sens, celui de "l'approfondissement"

109. P. 119.
110. "The image cannot be apprehended conceptually because it
would vanish in the attempt [...] It can be grasped only through
a shared wonderment between poet and reader which recognizes the
image's 'quality of inter-subjectivity'. Just as concepts are
means of rational communication, so the images can be means by
which reveries are communicated" (op. ait., p. 121).
111. Γ. Μοΰρέλος, θέματα At-σθητ unti ς και- Φι,λοσοφίας τηε Téxvnss
Athènes, Νεφέλη, 1985, p. 24Β.
112. V. La Terre et les Rêveries de la Volonté, p. 3.
113. L'Eau et les Rêves, p. 70.
65
gui la rend "insondable" et mystérieuse, celui de "l'essor" qui
la rend "inépuisable" et miraculeuse. Si elle obéit à ces deux
critères—et non pas à, celui du degré d'arbitraire, propose par
Breton-- elle peut offrir des images pluridimensionnelles, ëdu-
114
quer, selon le mot de Bachelard, "une imagination ouverte"
L'auteur de L'Eau et les Rêves nous conseille aussi de nous
arrêter au dynamisme d'une "matière qui foisonne". "On ne re-
garde, dit-il, avec une passion esthétique que les paysages qu'
on a d'abord vus en rêve. Et c'est avec raison que Tieck a re-
connu dans le rêve humain le préambule de la beauté naturelle. L '
unité d'un paysage s'offre comme l'accomplissement d'un rêve sou-
Le
vent rêvé C· ··J·
paysage onirique n'est pas un cadre qui se
115
remplit d'impressions, c'est une matière qui foisonne"
Alain de Lattre, dans lepassage qui porte en épigraphe 1' ap-
pellation bretonne Kerleven de son essai L'Ordre des Choses, a
le même sentiment: "Il est des paysages qui nous conviennent par-
ce qu'ils sont tout pressentis déjà, et notre accueil à ce qu'
ils offrent, devient une façon d'aller vers eux comme au devant
de soi" 116 .
Si bien rêver signifie, comme on l'a vu, rêver la matière
en tant qu'"inconscient de la forme", nous comprenons aussi pour-
quoi bien lire
signifie lire les images en tant que "structure
cachée et comme 'subconsciente' de l'oeuvre" 117 . M. Mansuy tient
par exemple que la préférence de Bachelard pour le 4 (nombre de

114. Ibid., pp. 3-4.


115. Ibid., p. 6.
116. Alain de Lattre, L'Ordre des Choses, Paris, Vrin, 1973,
p. 55.
117. V. Therrien, p. 87.
66
termes dans ses enumerations, nombre des cas distingués) "semble
trahir [. ..] une structure quaternaire" . On pourrait prétendre
la même chose à propos d'Eluard.
On doit répéter que, comme la rêverie a besoin d'une matière
profonde, inépuisable et foisonnante, la lecture a besoin de ces
images-là qui tiennent lieu d'identité de l'oeuvre, qui parais-
sent "empruntées à n'importe quelle partie du livre", comme le
119
dirait Blanchot. . Nous avons donc intérêt à nous situer sur 1'
axe oeuvre-lecteur. L'axe oeuvre-auteur n'est pas.notre affaire
parce que nous pensons comme G. Poulet que "si la biographie n'
120
explique pas l'oeuvre, l'oeuvre explique la biographie" . Le
tout est de suivre le conseil de Bachelard et de doubler la criti-
que littéraire "d'une critique psychologique qui revit le caractère
dynamique de l'imagination en suivant la liaison des complexes
originels et des complexes de culture" 121 et qui considère les
122
phénomènes "d'après leur ressemblance intensive"
Bachelard exprime par cette phrase caractéristique le lien
étroit existant entre la poésie et le psychisme, entre le psy-

118. "A Bachelard, qui aime les ambivalences, et la dialecti-


que comme union des contraires, le 4 peut apparaître une ambi-
valence portée au carré, une dialectique de dialectique" {op. ait.,
p. 49).
119. Cité par Therrien, p. 87.
120. Cité par Therrien, p. 278.
121. L'Eau et les Rêvée, p. 26.
122. "Selon l'affirmation juste de Moritz Schlick, tandis que
la physique étudie les phénomènes 'dans leur ordre extensif spa-
tio-temporel, le psychologue les considère d'un tout autre point
de vue à savoir d'après leur ressemblance intensive'" (Therrien,
p. 264).
67

chisme et les images, entre les images et le chant du monde: "la

nature parlée éveille la nature naturante qui produit la nature


1 23
raturée qu'on écoute dans la nature parlante" . J. Lacroix dans

sa préface au livre de Therrien signale aussi le fait que "la psy-

chanalyse lui a appris le lien de l'image et du désir, la fusion


1 24
du désir et des symboles"

On peut résumer les conditions qui nous permettront de "psy-

chanalyser" les images éluardiennes, de lire sa poésie "en anima".

Ces conditions sont comme on vient de le voir:

a) la dësubjectivation des images

b) la découverte des archétypes

c) la communication des rêveries

d) l'art de bien rêver

e) la situation sur l'axe oeuvre-lecteur

f) la recherche de la ressemblance des phénomènes.

Notre tâche sera dirigée maintenant vers l'étude intensive


de l'image ëluardienne à partir de sa racine. Nous essaierons de
pénétrer l'étoffe de la poésie d'Eluard comme celui-ci "s'est ef-
forcé [...] de pénétrer par l'image l'étoffe des choses" . Nous
verrons comment ses "sens engloutissent" les phénomènes et leur
origine ainsi qu'il l'avoue dans Poésie ininterrompue II;

Car mes sens engloutissent


La Chute et l'ascension
La fleur et sa racine

123. L'Air et lea Songes, p. 116.


124. P. ix.
125. V. J. Onimus, "Les images de Paul Eluard", Annales de la
Faculté des Lettres, Aix-en-Provence, t. 37, 1963, p. 146.
68
Le ver et son cocon
Le diamant et la mine
L'oeil et son horizon.
111,686).

Nous verrons également comment, rêveur des éléments; il of-


fre ses images à la "substantialisation", à l'"animation" et â
1 Ρ fi
la "sublimation" bachelardiennes . A sa certitude que "si 1'
on voulait il n'y aurait que des merveilles" (1,1133-1134) nous
répondrons par notre volonté à priori d'aller à la découverte de
ces merveilles.

2. Thématisation et Application

Les images êluardiennes offrent au lecteur leur multiplicité


et en même temps leur étonnante ressemblance. La perspective d'
Eluard étant celle de la ressemblance, il. est légitime d'éliminer
les plus "anémiques" 1 27 de ces images et de recenser celles qui
se ressemblent par leur vigueur. Il est légitime en d'autres ter-
12 8
mes de sacrifier "l'exacte comptabilité de leur apparition" à
la dynamique de leur production. En les classant selon l'élément
129
auquel elles appartiennent, nous espérons dire leur "jeunesse"
Le rapport étroit des images êluardiennes aux éléments cosmiques
a déjà été noté. Les quatre éléments sont parfois simultanément
présents dans une image. Leur présence y est soit directe comme .

126. Cf. Therrien, p. 151.


127. V. M. Mansuy, op. oit., p. 80.
128. Lautréamont, p. 27.
129. "Je voudrais que chaque jour me tombent du ciel à pleine
corbeille les livres qui disent la jeunesse des images"(G. Bache-
lard, La Poétique de la Beverie, p. 23>.
69

dans ce distique de Foésie ininterrompue II:

Je figurais comme un mendiant


La nature et les éléments
(11,685).

soit allusive--au moins en partie—comme dans ces vers figurant


dans le recueil Le lit la table:

Mon miroir tout amour où les collines d'eau


Poussaient avec du vent la neige vers les cimes
(1,1199).

Dans le premier vers l'amour c'est le feu qui fait fondre les
collines, qui transforme la terre en eau. Dans le deuxième vers
vient s'ajouter l'élément de l'air (vent). Les collines,devenues
fluides, redeviennent le feu qui n'est pas vaincu par la fonte
de la neige mais qui, animé par le vent, pousse celle-ci vers
les cimes pour la consumer.
Dans le même recueil par un procédé surréaliste bien connu
le numéral "quatre" détermine le mot "souffles" mais il est auto^
matiquement attribué ä "éléments":

Ma bouche des quatre souffles


Fortune des éléments
(1,1196).

Le Créateur (poète) se dilue dans la nature (corps féminin) et


lui inspire une force créatrice quadruple. Les quatre éléments
se partagent alors ses quatre souffles. La voix de la femme aimée
sera plus tard identifiée â l'air, ses yeux à l'eau, ses mains §
la terre, ses lèvres au feu. Dans le dur désir de durer, nous
devenons témoins d'une vraie cosmogonie. L'inventaire devient
une image où les éléments ressemblent aux boules transparentes d'
70
un collier de verre :;

Je citerai pour commencer les éléments


Ta voix, tes yeux, tes mains, tes lèvres
(11,68).

Dans le poème "Le Feu", l'air, la terre, l'eau pâlissent par leur
présence égale dans la nature, tandis que le feu y est plus puis-
sant parce qu'il est absent et par là même désiré par 1' homme:

Chaque arbre a sa place en l'air


Chaque roc son poids sur terre
Chaque ruisseau son eau vive
Nous nous n'avons pas de feu
(1,1240).

Dans Lèda, les éléments sublimés du corps de la femme la ren-


dent vivante et la dématërialisent jusqu'à la nudité absolue à
partir de laquelle le néant heureux se dilate et foisonne("toute
en rien"). On est devant le complexe du cygne:

Mes éléments me font vivante


Mon corps n'est pas une prison

Au fond du gouffre je rayonne [feu]


Au fond du verger je suis mûre [terre]
Au fond de la mer je suis nue [eau]
Nue comme nulle et toute en rien [air}
(11,266).

Dans Une leçon de morale, l'air des "caresses" vient se mê-


ler au feu des "baisers", à la terre des "lourdes étreintes" et
à l'eau de 1'"orage", dans une symphonie universelle:

Et nos caresses paysages


Nos premiers baisers de printemps
Nos lourdes étreintes d'orage
Unissent les quatre éléments
(11,330).
71
Aux trois images élémentaires des trois premiers vers s'ajoute
celle de leur parataxe à laquelle elles doivent leur limpidité.
Cependant les images ne sont pas toujours très nettes. Et même
lorsqu'elles le sont "elles ne se divisent pas en genres qui s'
excluent" 1 30. Le mariage des éléments devient souvent une fête
de la nature. Aussi l'image de mobilisation simultanée des
quatre éléments dans le quatrième vers crëe-t-elle un univers d'
harmonie.
Cette union des éléments, par deux, par trois, est évidente
dans Le phénix:

Il y a sur la plage quelques flaques d'eau


Il y a dans les bois des arbres fous d'oiseaux
La neige fond dans la montagne
Les branches des pommiers brillent de tant de fleurs
(11,438).

La terre et l'eau s'unissent directement dans le premier et le


troisième vers, tandis que dans le deuxième et le quatrième 1'
union de la terre et de l'air se fait par le feu. La folie unit
les arbres aux oiseaux. Les branches unissent les pommiers au
ciel par leurs fleurs-étoiles.
131
L'union du feu et de l'eau est fréquente chez Eluard

Je cherche dans la terre les flammes de la pluie


Les agates de la chaleur
(1,417),

130. La Terre et Les Rêveries de la Volonté, p. 288.


131. Cf. B. Mustapha "L'eau et le feu dans la poésie de Paul
Eluard", Europe, n= 67 (nov.-déc. 19 62), pp. 211-221.
72
lisons-nous dans La rose publique.
Eluard dans Notes sur la poésie écrit: "Les livres ont les
mêmes amis que l'homme, le feu, l'humide, les bêtes, le temps; et
leur propre contenu"(I,473). Nous "psychanalyserons" ses images
en respectant ces amis. Etant donné que "l'humide" appartient en
même temps à l'air, à l'eau et à la terre et que les bêtes généra-
lisent une catégorie d'êtres ou d'objets-reliefs caractéristiques
chez Eluard et qui changent souvent d'élément selon leur contexte,
les images êluardiennes seront classées sous les rubriques du feu,
de l'eau, de l'air, de la terre ou des objets-reliefs. Dans cette
aventure critique l'accent ne sera jamais mis, comme nous l'avons
noté, sur la reconnaissance de "l'anecdote originelle" 132 compte
tenu du caractère souvent acausal de la poésie 133 . Par contre,
réunir les images isomorphes en constellations élémentaires sera
bien notre souci. Les images du temps, ayant un poids particulier
occuperont la troisième partie du présent chapitre.

Depuis Heraclite, le feu symbolise une vraie force vitale.


Le philosophe grec considérait cet élément qui "pénètre et dévore
toutes les apparences" comme "la substance même de l'Etre" 1 34. Ce
qui fait pourtant qu'Eluard réserve aux images du feu une place
particulière dans son oeuvre, c'est surtout leur dimension humaine.
Dans son Anthologie des écrits sur l'Art, nous trouvons ce mot de
Molière, qui semble confirmer son propre sentiment: "Et les emplois

132. V. S. Alexandrian, op. oit., p. 293.


133. Cf. G. Bachelard, La Poétique de l 'Espace, p. 156.
134. V. J. Onimus, op. oit., p. 137.
73
1 35
de feu demandent tout un homme" . De son côté, Bachelard in-
» 136
siste sur le caractère "social" plutôt que "naturel" du feu
C'est cette part humaine du feu qui est à l'origine de 1' amour
des poètes pour cet élément. Apollinaire veut nous en con-
vaincre dans "Vendémiaire", le dernier poème d' Alcools. Dans
une "vaste Eucharistie où son moi s'identifie à Paris et Paris
au monde" 1 37, de tous les éléments "concentrés" dans le vin qu'
il boit, il distingue le feu, en le mettant bien en relief:

1 ~λ fì
Le feu qu'il faut aimer comme on s'aime soi-même

M. Mansuy signale le conditionnement par le feu de l'identi-


té humaine. "C'est quand on a le plus de flamme, dit-il, qu' on
139
est le plus totalement soi-même" .
C. Bourguignon exalte la fidélité innée du feu par rapport
au manque de foi des autres éléments qui "défont les serments" .
Et Pierre Emmanuel, qui oppose le "je" universel au "moi" person-
nel, donne cette définition épique du feu: "Feu: l'un des élê -
ments. Il éclaire, brûle, fond, allie, révèle, métamorphose, trans-

135. Paul Eluard, Anthologie des écrits sur l'Art, Paris, Cer-
cle d'Art (Diagonales), 1987, p. 324.
136. La Psychanalyse du Feu, p. 23.
137. Cf. Α. Τσατσάκου-Παπαδοτιούλου, "Γκυγιώμ Απολλιναίρ: Προς
το φλογερό Λόγο", Το Δέντρο, η= 22 (été 1981), ρ. 393.
138. Guillaume Apollinaire, Poèmes, Paris, Gallimard, 19 56,
p. 116.
139. Op. cit., p. 34.
140. "Le feu est né fidèle. Contre l'amour et toute durée
humaine, les éléments éternels se liguent: les vents, les vagues
défont les serments. Et pour la terre, mourir est toujours de sai-
.son. Mais depuis Orphée, le feu sauvage se couche aux pieds de
ceux qui s'aiment"("Eluard et le feu", Cahiers du Sud, no 381 [fé-
vrier 1964] , p. 89).
74
mue. Le feu, c'est La présence d'esprit. C'est aussi l'amour. C
est le pouvoir que l'homme tire de soi, de pénétrer les ténèbres,
d'illuminer le monde, d'unifier le réel. C'est le principe mâle
qui saisit la nature. C'est le Verbe, qui la porte à la con-
science. Je suis le feu"1 41. Toute l'humanité, créatrice de son
destin, se trouve concentrée dans cet élément. Par le feu la vie
est vivante comme l'image est imaginante et comme la nature est
"naturante".

Afin de bien voir ce que le feu est à la poésie d'Eluard nous


partirons d'un commentaire sur la partie I de son poème intitulé
"Pour vivre ici", composé dès 1918 et figurant dans le recueil
Le livre ouvert I. Eluard a voulu comprendre ce poème dans plu-*
sieurs recueils (Poèmes pour la paix [1918], Choix de poèmes[1941],

Pour vivre ici [1944], Deux poètes d'aujourd'hui [1947] ) . Cette

volonté justifie Pierre Emmanuel qui considère "Pour vivre ici"


comme l'art poétique d'Eluard:

1 Je fis un feu, l'azur m'ayant abandonné,


2 Un feu pour être son ami,
3 Un feu pour m'introduire dans la nuit d'hiver,
4 Un feu pour vivre mieux.

5 Je lui donnai ce que le jour m'avait donné:


6 Les forêts, les buissons, les champs de blé, les vignes,
7 Les nids et leurs oiseaux, les maisons et leurs clés,
8 Les insectes, les fleurs, les fourrures, les fêtes.

9 Je vécus au seul bruit des flammes crépitantes,


10 Au seul parfum de leur qhaleur;
11 J'étais comme un bateau coulant dans l'eau fermée,
12 Comme un mort je n'avais qu'un unique élément.
(1,1032-1033).

141. Le Monde est intérieur, Paris, Seuil, 1967, p. 138.


75
Dès le premier vers nous sommes devant une décision conscien-
te. Le poète, abandonne par l'air veut se détacher de sa propre
nature et changer d'élément. Afin de pouvoir réaliser ce change-
ment profond et qualitatif (v. 4 ) , il s'attache au feu (v. 2)."L'
azur" est à notre avis —bien plus que "le monde des couleurs et
142
des formes" de Jacques Borei — le tempérament uniquement aé-
rien du jeune Eluard. La "...longue querelle de la tradition
et de l'invention /De l'Ordre et de l'Aventure" telle qu'elle est
donnée par Apollinaire dans "La jolie Rousse" 1 43 se traduit ici
en un combat entre l'azur et le feu. Celui-ci est l'élément qui
aide le poète à plonger dans les mystères ("la nuit") de son in-
conscient (v. 3).
Pierre Emmanuel observe que "la relation du poète avec le
feu, c'est par un don qu elle commence" (v. 5)1 44. Et il ajoute:
"Tout Eluard est dans le Phénix. Mais pour que le Phénix renais-
se de ses cendres, il lui faut d'abord mourir et sacrifier l'objet
ι 45
de son amour" . Nous pensons aussi que le bûcher de "Pour vivre
ici" renvoie au Phénix. Le poète consume sa vie dans son art. Il
le nourrit de ce qu'il aime et que la vie lui avait offert (v.5).
"Donner au feu" devient un geste généreux qui identifie se oon-

142. Cf. J. Borei, "Un Eluard nocturne", NRE, juillet 1967,


p. 93.
143. Op. ait., p. 161.
144. Op. ait., p. 140.
145. Ibid., p. 141. Cf. aussi G. Bachelard., Fragments d'une
Poétique du Feu, Paris, P.U.F., 1988, p. 103.
76
sumer §• se consommer · Le poète ne dévaste pas la nature en
la minant. Il nourrit le feu de son inspiration pour le maintenir ,
allumé. Il le nourrit d'oeuvres naturelles, d'oeuvres humaines
et de leurs rapports (v. 6-8). Il lui livre tous ses codes se-
crets ("Les maisons et leurs clés") pour le rendre à son tour ré-
vélateur de tous les mystères. L'art éluardien a besoin de la
clé des maisons exactement comme Apollinaire avait besoin de "la
clé des paupières" 147 de la femme aimée.
La vie du poète est une incandescence. Les flammes où vien-
nent fusionner les bruits, les parfums et les contacts (v. 9-10)
rappellent la vaste "clarté" des "Correspondances" baudelairien -
nés, en les portant à leur plus haut degré. Elément intime et
en même temps catalyseur, le feu émancipe l'oeuvre d'art de la
vie de son créateur comme il a émancipé l'homme du pouvoir des
dieux.
Amoureux de l'air ou ami du feu, Eluard a conscience que c'
est être mort que d'avoir "un unique élément" (v. 12). Il n'ai-
me pas être englouti par un monde uni et confiné tel que le mon-
de sous-marin (v. 11). Il réagit donc contre ce sentiment am-
bigu de bien être ou de "bien mourir" dans son élément (v. 12).

146. Bachelard note dans La Flamme d'une Chandelle que Nova-


lis tient "tout proches les deux sens du verbe verzehren (con-
sumer, consommer) [et qu'il] indique le passage dans l'acte de
la flamme, du déterminé au déterminant, de l'être satisfait à Γ'
être qui vit sa liberté. Un être se rend libre, ajoute-t-il, en
se consumant pour se renouveler, en se donnant aussi le destin d'
une sur-flamme qui vient briller au-dessus de sa pointe" (Paris,
P.U.F., 1961, p. 66).
147. Op. oit., p. 242.
77
Et il aspire à un élément complexe et transparent, à un sur-ëlë-
1 48
ment où la mort n'aura plus (Je place . Mais sur cette quête
importante nous allons revenir. Pour le moment nous retenons que
149
si Eluard préfère le feu, c'est qu'il aime l'allumer et qu'en
l'allumant il peut renaître 1 50. Il l'adopte donc jusque dans sa
signature qui, selon R. Jean, est "une fulguration d'[un] croise-
- ment d'êpëes"1 51. "L'azur l'ayant abandonné", Eluard met son nom
aérien sous le signe du feu.

La conception éluardienne du rapport étroit entre le mythe


du Phénix et le destin du poète (ou de l'artiste) nous a été don-
née dans "Pour vivre ici". Elle se trouve également dans chaque
poème du recueil Le phénix que Bachelard considère comme "du irçrthe
condensé [...]". "Quand tout est près pour l'holocauste, dit-il,

148. Yannis Ritsos constate aussi qu'Eluard n'est pas absolu-


ment satisfait de soi: "[...] Μα και μόνη αυτή n σύγκριση, αυτή η
παρομοίωση "σαν ένας νεκρός" είλίαι αρκετή για να μειώσει την έν­
ταση της φωτιάς, να μας πείσει πως ο ίδιος ο ποιητής δεν είναι
απόλυτα ικανοποιημένος απ'τον εαυτό του, πως έχει επίγνωση ενός
θανάτου μη θανατωμένου, που πιο πέρα θα ζητήσει να τον ρίξει στη
φωτιά" (Μελετήματα, Athènes, Κέδρος, 1974, ρ. 80). Nous tradui­
sons: "Mais, à elle seule, cette comparaison 'comme un mort' est
suffisante pour atténuer l'intensité du feu, pour nous convaincre
que le poète, lui-même, n'est pas absolument satisfait de soi, qu'
il a conscience d'une mort qui n'est pas mise à mort et qu' il
cherchera plus tard à jeter au feu".
149. "On doit convenir que si le feu est utile après, il est
agréable dans sa préparation. Il est peut être plus doux avant
qu'après comme l'amour" (G. Bachelard, La Psychanalyse du Feu, p.
60) .
150. Cf. Pierre Emmanuel, op. cit., p. 142.
151. Eluard, p. 15.
78

le phénix s'enflamme comme un poète de sa propre ardeur, il s'em-


i 52
brase tout entier jusqu'à un minimum de cendre" . C e "minimum
153
de cendre" nous rappelle le "moment-limite" de Victor Segalen ,

unité spatio-temporelle q u i engendre tous les mystères dont 1"

acte littéraire (la "rêëcriture"). Il serait utile à notre avis

de voir les variations de l'holocauste ëluardien chez Sëféris

et chez Prëvert, deux poètes très différents l'un de l'autre.

Dans "Νι.ζόνσκυ", Sëféris évoque une expérience du feu, une

de ses rêveries devant les bûches allumées de sa cheminée. Il''voit"

le célèbre danseur Nizinsky, le corps pourpre et le visage caché

sous un masque d'or, danser d'une manière exaltée et exaltante,

animé d'un feu intérieur et mystique, puis enlever son masque et,

"totalement tombé par terre", plonger dans la pagode v e r t e , d e s -

sinée sur le tapis, comme dans une m e r . Bien que devant unean-

goisse, Sëféris a le sentiment d'une victoire 1 54

Ν. Βαγενάς, q u i fait de "Νι,ζίνσκυ" le centre d'identité poé-


tique d e Sëféris dans sa thèse intitulée justement Le Poète et
le danseur, parle de la question posée de façon impérative par

le poète grec sur "l'extinction" de la personnalité d'un crëa-


155
teur dans l'oeuvre d'art

Jacques Prêvert a dédié son poème intitulé "La Complainte


•ir/-
de Vincent" à Paul Eluard . Il y est question du peintre V a n

152. "Germe et Raison dans la poésie de Paul Eluard", p.118.


153. "Essai sur le Mystérieux", dans Imaginaires, Limoges,
Rougerie, 1972, p. 134.
154. C f . Ποιήματα, p p . 121-123.
155. Cf. op. oit., p. 36.
156. Paroles, Paris, GatLlimard, 1949, pp. 192-193.
79
Gogh qui, comme Nizinsky et comme Eluard,, se sacrifie dans sa
création. Ce sacrifice douloureux arrive à son point culminant
dans l'auto-mutilation du grand peintre. Si Van Gogh peint dans
le sang, "comme une femme qui fait son enfant", c'est qu'il ap-
partient totalement au feu. C'est cet élément qui pousse son in-
spiration jusqu'à la folie (le "jaune strident" du soleil). Vin-
cent— Prëvert l'appelle de son prénom pour marquer son côté humain—
est en même temps cruel (capable de violence) et généreux ("de ceux
qui donnent tout à la vie"), "lucide et fou", "bleu" de son re-
gard et "rouge" de son destin ensanglanté, entièrement découvert
devant l'appel des "voix inhumaines de l'art".
La danse exaltée de Nizinsky correspond à la crise de folie
de Vincent. Masqué ou mutilé, leur vrai visage se déforme et s'
aliène. Au bout de leur effort angoissé, le danseur, consumé, tombe
"totalement [...] par terre" et plonge "dans la pagode" du tapis
comme dans une mer tandis que- le peintre, "foudroyé", "s'écroule
sur le carreau" et se couche "dans son plus beau tableau" comme
dans un cercueil. Leur destin nous rappelle "Une mort héroïque"
de Baudelaire où Fancioulle tombe "roide mort sur les planches"
en payant de sa mort le fait d'avoir mis au monde "un chef-d'œuvre
d'art vivant" 1 57. La renaissance du phénix ëluardien devient,chez
Prëvert, l'attente d'un véOeit -résurrection puisque Vincent com-
mence à rêver dans son sommeil-mort. D'autre part la victoire de
l'oeuvre d'art, devenue un univers autonome, sur l'artiste élucide
le "sentiment de victoixe" de Sëfêris. Alors "L'Homme à l'oreille
coupëe"est au "Soleil sur Arles" ce que la cendre est au phënix:un

157. Op. ait., p. 272.


80

tableau-limite, analogue au "moment-limite" de S egalen comme à

l'image-limite d'Eluard. En lui dédiant son p o è m e , Prêvert at-

tribue d'ailleurs à Eluard, lui-même, la qualité d'un poète-limi-

te, puisque celui-ci est capable, selon le mot de Yannis R i t s o s ,

de "créer des créateurs"

Le mot "limite" dans les cas ci-dessus évoque le geste

miraculeux de la flamme qui "brûle au bout" et même "au - dessus

de sa pointe". Aussi rencontre-t-on chez Eluard:

Une étoile limite

(1,441).

1 59
Cette étoile peut être une frontière m a i s , matérialisant 1'
1 fiO
ouverture , elle invite à son propre dépassement. La femme chez

Eluard apparaît souvent comme une étoile et devient, elle aussi,

une image-limite.

D'une seule caresse


Je te fais briller de tout tori éclat
(1,236),

lisons-nous dans L'amour la poésie. Et dans Facile:

Le meilleur argument du feu


Que tu sois pâle et lumineuse

(1,465).

158. "Ο Ελυάρ τώρα π ι α δε μας θυμίζει απλώς ό,τι καλό υπάρχει
μέσα μας, δημιουργεί δημιουργούς"(op. oit., ρ. 8 7 ) . N o u s tradui­
sons: "Eluard n'évoque plus simplement en nous tout ce que nous
avons de b o n , il crée des créateurs".
159. 14. Dumas et L. Scheler notent: "Sur l'exemplaire d e N u s c h ,
cette correction manuscrite de l'auteur: une étoile frontière"(1,1462),
160. Cf. D. Bergez, Eluard ou le rayonnement de l'etre,Champ
Vallon, 1982, p . 7 9 .
81
Dans le premier exemple, la .caresse de l'homme est le feu créateur
qui "allume" la femme et qui la sublime en faisant d'elle une fem-
me-étoile. Dans le deuxième, la femme aux caractéristiques stel-
laires garde les propriétés du feu originel et s'embrase, elle-
même, avant de s'offrir aux autres.
L'étoile êluardienne en tant qu'image-limite du feu s'iden-
tifie à la rêverie parce qu'elle en concrétise l'ouverture tandis
que, de son côté, "la rêverie travaille en étoile. Elle revient
161
à son centre pour lancer de nouveaux rayons" :
Ce que j'aime dans ton visage c'est l'arrivée
D'une lampe ardente en plein jour
(1,439).

Dans ces vers, le visage féminin est l'objet de la rêverie du


poète. Il s'allume par une concentration de la lumière, puis
il rayonne en imposant sa clarté à celle du jour.
Le visage de la femme comme tout ce qui s'allume est un bûcher
devant lequel le poète tombe en extase. Les images du bûcher sont
marquées par le "complexe d'Empedocle".

L'action du feu sur l'homme extasié peut devenir poignante.


Alors la flamme coupe au lieu de brûler.

Ciseaux de flammes jumelles


(1,431),

d i t Eluard dans La vose -publique. Dans Le Ht la table:


Nous n'avons qu'une bouche
A fleur de notre amour
Pour vivre pour mourir

161. V. G. Bachelard, La Psychanalyse du Feu, p. 32.


82
Pour chanter et renaître
Dans le plus vieux brasier
(1,1195).
L'amour ici est igné. La bouche en est une Image-limite, une
image créatrice qui fait l'amour et qui chante l'amour, qui 1'
anime et qui le sublime. La vie comme la mort de ce "vieux bra-
sier" qu'est le couple amoureux dépend de son souffle.
Dans le recueil au titre significatif Le temps déborde figure
"L'extase", un poème composé le 24 novembre 1946, quatre jours a-
vant la mort de Nusch, et prophétique dans son ambiguïté. Le feu
y est l'élément dominant qui ne symbolise pas simplement "l'ardeur
1 fi?

des sens et l'union des sexes" mais qui invite en plus à la con-
templation comme à la consumation, à la vie comme à la mort.
Nous insisterons sur l'image initiale et sur l'image finale
qui semblent se répondre:
Je suis devant ce paysage féminin
Comme un enfant devant le feu

Je suis devant ce paysage féminin


Comme une branche dans le feu
(11,107).

L'image initiale est parfaitement équilibrée grâce à la symétrie


du je et de 1'enfant qui gardent la même distance du paysage et
du feu respectivement (ils sont "devant"). En adoptant la même
attitude de contemplation extasiée et innocente le je et l'enfant
s'identifient en même temps que les objets de leur contemplation.
Le corps étendu de la femme aimée est un paysage transparent et

162. V. M. Mansuy, op. cit., p. 37.


83
ouvert, à quoi tous les éléments se mêlent et que le désir de
possession, irrésistible et enfantin, du je transforme en brasier.
Ce désir de possession une fois exprimé:

Devant ce paysage où la nature est mienne

détruit l'équilibre de l ' i m a g e finale. Le J e d e v a n t le paysage

féminin n ' e s t plus l ' e n f a n t devant le feu. Il d e v i e n t u n e branche

jetée dans l e feu. Le d é s i r a n n u l e l a d i s t a n c e e t d e v a n c e le

geste à venir.

Dans "L'extase" le feu n'est pas seulement une "observation


hypnotisée" . Il réalise, ainsi que nous l'avons noté, "l'ap-
1 64
p e l du b û c h e r " , r e n v o y a n t au complexe d'Empedocle. La v u e du

feu identifie la destruction et le renouvellement, "la fascina -


165
tion et la terreur", l'instinct d e v i v r e e t 1 ' i n s t i n c t de mourir

Dans le poème "Vers minuit", le lecteur se trouve devant un


bûcher non pas imaginaire mais onirique. Le rêve du poète ap-
paraît ici comme un feu "silencieux" et éblouissant, nourri du
même pluralisme dont l'imagination créatrice a besoin:

Un feu silencieux s'allume et m'éblouit

Tout se décide je rencontre


Des créatures que je n'ai pas voulues
(1,367)
(l'idiot, l'anneau, la femme, la fille immatérielle, la mer, les
bateaux, un homme libre, des animaux enragés, des morts, des prison-
niers, des fous, tous les absents). Pourtant le poète ne veut pas

163. G. Bachelard, La Peyohanalyse du Feu, p. 12.


164. Ibid. , p. 35.
165. V. R. Smith, op. cit., p. 74.
84
se livrer totalement au feu du rêve et appelle la femme aimée:

Mais toi pourquoi n'es-tu pas là pour m'éveiller.

Le feu symbolise très souvent le désir de vivre chez Eluard. Alors


le verbe brûler n'a pas le sens de "détruire" mais le sens de
"désirer ardemment".

Tu oublies ta naissance et brûles d'exister


(11,122),

dit-il dans Corps mémorable. Il s'agit du désir de vivre l'avenir


sans regret du passé, entièrement émancipé de toute expérience
antérieure. Alors au "complexe d'Empedocle" vient s'ajouter ce-
lui de Promëthëe, au feu qui consume, le feu qui rajeunit, qui '
éclaire et qui change:

Les flammes de l'enfance immenses tournoyaient


Eclairant dévorant un monde sans rupture
(1,1199).

"Il y a en l'homme une véritable volonté d'intellectualitê",


dit Bachelard. "Nous proposons donc de ranger sous le nom de oom-
plexe de Prométhée toutes les tendances qui nous poussent à sa-
voir autant que nos pères, plus que nos pères, autant que nos
1 fifi

maîtres, plus que nos maîtres" . L'atteinte de ce but est en-


tièrement dépendante de "la rébellion contre l'interdiction de
167

toucher au feu" . Dans la poésie ëluardienne, on se trouve


souvent devant ce type de destin rattaché an feu brûlant et puis
éclairant, qui est destin de révolution et de redressement, de
1 s ft
"travail et d'intensité d'être" . Le phénomène de la seconde
166.. La Psychanalyse du Feu, p. 26.
167. V.R. Smith, op. oit., p. 73.
168. V. Therrien, p. 174.
85
naissance par le feu y double celui de la créativité — analysé
déjà à propos de "Pour vivre ici"—et mène à "quelque 'sur-vie',
[...] aune immortalité"169.
Dans Donner à voir, Eluard écrit ces vers dédiés à Pablo Pi-
casso:

Tu tiens la flamme entre tes doigts


Et tu peins comme un incendie
Enfin la flamme unit enfin la flamme sauve
(1,1002).

La peinture de Picasso est révolutionnaire par ses formes comme


par ses, couleurs. Et comme la couleur est, selon Bachelard,"une
ι 70
êpiphanie du feu" , le pinceau coloré du grand peintre apparaît
chez Eluard comme une flamme qui dénude, son rythme passionné al-
lume des milliers d'incendies. C'est par le feu que l'art de
Picasso remplit son rôle salvateur et humain.
La vérité aussi appartient au feu. Dans les notes concernant
Poésie et vérité, nous lisons ce mot d'Eluard qui.définit 1'
"éternel reflet" de la poésie: "la vérité très nue et très pauvre
et très ardente et toujours belle"(I,1606). C'est grâce à son
caractère non-privilégié ("très nue et très pauvre") et de ce
fait révolutionnaire ("ardente") que la vérité s'égalise à la
beauté et qu'elle impose son esthétique. Elle est le
feu par
171
quoi "le monde résistant est [...] vaincu de l'intérieur"
Dans le recueil Au r endez-vous allemand, le feu se présente
sans créateur:

169. Ibid., p. 179.


170. La Flamme d'une Chandelle, p. 85. Bachelard emprunte cet-
te formule à d'Annunzio.
171. V. G. Bachelard, La Terre et les Rêveries de la Volonté,
p. 43.
86
Un. feu clair jusqu'à l'essence
De toutes les formes nues
(1,1265).

L'homme, â chanter cet élément devenu terrestre, fait de ce chant


du feu "terroriste" le vainqueur du feu hostile:

Et je caressais ce feu
Feu de terre et de terreur
Contre les terreurs de la Nuit
(1,1264).

Le feu "sans créateur" engendre "la flamme créatrice d'histoire"172


et influence la conscience du poète en la rendant promêthéenne.
"Quand on veut que tout change, dit Bachelard, on appelle le
173 174
feu" . Ce changement, radical et brusque par 1 action totali-
taire du feu est évident dans les vers suivants de L'amour la
poésie :
Il brûla les racines les sommets disparurent
Il brisa les barrières du soleil des étangs
Dans les plaines nocturnes le feu chercha l'aurore
Il commença tous les voyages par la fin
Et sur toutes les routes
Et la terre devint à- se perdre nouvelle
(1,249-250).

Dans ces vers, les images de l'amour sont révolutionnaires. Le


feu, renversant toutes les lois naturelles et toutes les prati-
ques humaines, rend à la terre renouvelée toutes ses libertés.

172. V. H. Meschonnic, Pour la Poétique III, Paris, Gal-


limard, 1973, p. 100.
173. La Psychanalyse du Feu, p. 36. Nous soulignons.
174. "Si tout ce qui change lentement s'explique par la vie
tout ce qui change vite s'explique par le feu" (ibid., p. 20).
87
Chez Eluard, la haine intellectuelle envers la stagnation
4

et les choses toutes faites s'identifie à un feu nécessaire:

De long en large comme une croix


S'étend ce qui est accepté
Portes-y le feu de ta haine
(1,831).

Ce feu ne réduit pas en cendres, il conduit au rajeunissement.


La dialectique de la mort et de la vie est rompue en faveur de
la vie aussi bien dans La vie immédiate :

Au-delà du feu il n'y a pas la cendre


Au-delà de la cendre il y a le feu
(1,381)

que dans Poèmes pour tous:

Coeur du feu s'acharnant toujours contre ses cendres


(11,652).

Il s'agit d'une volonté perpétuelle de redressement qui accomplit


le destin de verticalité du feu. La question rhétorique de Ther-
rien: "... n'est-ce pas seulement sur le plan de l'énergie que le
feu peut être matière?'175.explique que ce destin soit un destin
de travail. Dans la poésie êluardienne toute verticalité est
1 ne
une flamme . Il existe donc une morale dans ce mouvement
,177
ascensionnel
Dans le poème "Les vainqueurs périront" on lit:

175. P. 176.
176. Cf. ibid. , p. 174.
177. Cf. ibid., p. 175.
88
Seul le feu pousse bien dans la terre des maîtres
(1,877).

Il s'agit d'une image révolutionnaire où le feu a les qualités


du germe. Pour bien pousser, il doit détruire "la terre des
maîtres" comme la graine féconde "la terre des hommes".
Dans Une leçon de morale, on assiste à une renaissance: Le
je se redressant du "tombeau", qui de ce fait s'identifie à un
"berceau", apparaît comme un feu qui se dresse de ses cendres et
qui arme la vie contre la mort:

La vie rivale est réarmée


Je sors du berceau du tombeau
(11,334).

Bachelard tient que "Paul Eluard avait prométhisê toutes ses


images, [qu1] il avait mis une étincelle créante au centre de tous
178 1"7Q
ses poèmes" . Le caractère germinal de ce "feu virtuel" est
évident dans les vers suivants de La vie immédiate :
L'orage vagabond ses prunelles éclatées son feu virtuel
Le brassage des graines des germes et des cendres
(1,379).
Si ce feu interne, si semblable à la folie, reste sans parti-
sans passionnés il perd sa vigueur, il ne peut plus germer:

Le feu des fous n'est plus hanté le feu est misérable


(1,1023).

Par contre, pendant l'acte amoureux le feu est le "sperme" qui se


joint au "squelette", il est la vie qui côtoie la mort:

178. "Germe et Raison dans la poésie de Paul Eluard",p.116.


179. "Le germe est une étincelle et l'étincelle un germe"
{La Psychanalyse du Feu, p. 80).
89

En pleine chair je conjuguais sperme et squelette


(11,332) ,

dit Eluard dans Une leçon de morale tandis que dans défense de
savoir—l'allusion biblique est évidente dans ce titre—il donne
à voir le rapport du feu vainqueur au "serpent qui se dresse"
ainsi qu'au "sperme des premiers jours" de l'humanité. C'est une
variation du complexe de Promëthée:

Ce verre sur le marbre noir


Un seul hiver incassable
A enfermer
Avec 1'aube aux yeux de serpent
Qui se dresse, solitaire,
Sur le sperme des premiers jours
Les feux noyés du verre.
(1,222) .
Encore une fois les feux naissants de l'aube jaillissent des"feux
noyés du verre", la vie de la Chute. Le feu en germe (ou en sperme
ou en cendre ou en goutte) tel le "sperme de feu" homérique, est
l'image d'une force condensée. Le dynamisme de l'infime est frap-
pant chez Eluard. Aussi rencontrons-nous dans Le phénix:

Un tout petit enfant un matin d'exception


Fructifiant au ras du sol
Une cendre rougeoyant
Un dimanche visible
Une vague réduite à une goutte d'eau
(11,437).

Le complexe flamme-cendre, tantôt empédoclëen et tantôt pro-


méthëen, lie au destin de verticalité du feu est un complexe
"douloureux" mais "renversable". Eluard confirme littéralement
Bachelard qui tient qu'"on peut trouver le paradis dans sonmouve-
90
1 fìn
ment ou dans son. repos, dans la flamme ou dans la cendre" . Il

écrit dans La Oie immédiate :

Montre les ravages du feu ses oeuvres d'inspiré


Et le paradis de sa cendre
(1,367) .

Et dans L'amour la poésie:


Seule la douleur prend feu
(1,248)

ou la verticalité du feu, son mouvement ascensionnel, est analogue

à l'enfoncement causé par la douleur.

Les images du feu brûlant, soumises au complexe de Promêthêe,

donnent vite leur place â celles du feu éclairant. Alors une morale

vient s'intégrer à leur psychologie. "La passion rencontrée de-


1 fil

vient la passion voulue" . Cette "socialisation" qui est en

même temps "rationalisation" du feu est frappante dans Poésie in-

volontaire et poésie intentionnelle. Ce titre est d'ailleurs ré-


vélateur.

Dans les vers suivants pris dans L~ livre ouvert I, le feu

est en même temps brûlant et éclairant. Alors voir c'est créer:

180. Ibid., p. 183. Nous soulignons.

181. "Avouer qu'on s'était trompé c'est rendre le plus éclatant


hommage à la perspicacité de son esprit... Mais combien cette
jouissance est plus forte quand la connaissance objective est la
connaissance objective du subjectif, quand nous découvrons dans
notre propre coeur l'universel humain, quand l'étude de nous-mê-
mes étant loyalement psychanalysée nous intégrons Les règles
morales dans les lois psychologiques. Alors le feu roi. nous
brûlait, soudain, nous éclaire. La passion rencontrée devient
la passion voulue" (.ibid.,p. 165).
91
Pour mieux voir la terre
Deux arbres de feu emplissent mes yeux

Les dernières larmes dispersées


Deux arbres de feu me rendent la vie

Deux arbres nus


(1,103 3) .
L'allusion aux deux corps amoureux est évidente. Le feu dont ils
sont embrasés et qui les dêmatërialise ("Deux arbres nus"(jaillit
des larmes (cendres) et devient la lumière voulue qui rend la vue
possible. "Le feu, dit Therrien, ne reçoit [. ..] son être plein
'qu'au terme d'un processus où il devient lumière, quand, dans
les tourments de la flamme, il a été débarrassé de sa matérialité'"
C. Bourguignon insiste sur le caractère inconciliable du feu ëlu-
Λ Ο Ο

ardien. "Son feu ne-.sait pas lécher, dit-elle, il éclaire"


Elle note aussi l'effet unifiant des images du feu qui conduisent
le lecteur à découvrir les "sentiers perdus" qu'elles laissent
seulement entrevoir
Chez Eluard, pour que le feu éclaire il a besoin d'un pro -
cessus qui demande la participation du complexe flamme-cendre:
Ici pour nous ouvrir les yeux
Seules les cendres bougent
'(1,258).
Il faut que les cendres se réaniment et redeviennent des flammes
afin de nous rendre l a vue. C'est à c e t t e condition que l'humanité,
rendue à elle-même par le feu promëthëen, sortira des ténèbres.

182. P. 177. Therrien cite Bachelard (La Flamme d'une Chandel-


le, p. 62 ) .
183. Op. oit., p. 90.
184. "Qui se laisse conduire par les images du feu dans la poé-
sie d'Eluard rencontre aussi des sentiers perdus qu'elles désignent
à demi" (ibid., p. 93).
92
Le feu ëluardien selon qu'il est externe ou interne devient
"détruisant" ou "maturant" . L'alternance de l'élan et de la
vibration lui confère une valeur irradiante:

De longs jours étoiles de colères


Pour de longs jours aux nervures de baisers
(1,409).
Dans ces images, relevées dans le recueil Comme deux gouttes d'
eau, le poète échange l'emportement des "colères" toujours re-
commencées ("étoiles") contre la chaleur durable des "baisers"
structurant la vie du couple.
D. Bergez, dans son livre Eluard ou le rayonnement de l'être,
note à propos des qualités revêtues par le feu ëluardien "dans 1'
espace amoureux": "il est toujours un feu durable et profond, qui
1 Q çr

croît dans l'intimité de l'être et l'irradie de l'intérieur"


Cette chaleur intérieure, sexuellement inspirée, renvoie au "com-
plexe de Novalis" bachelardien. Le feu chez Eluard, maintenu ou
reproduit, est un feu perpétuel et perpétuant:
Notre ombre n'éteint pas le feu
Nous nous perpétuons
(1,463),
dit-il dans Facile. Et dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme,'

185. Dans La Psychanalyse du Feu, Bachelard cite Nicolas de


Locques: "Le feu est 'interne ou externe, l'externe est mécanique,
corrompant et détruisant, l'interne est spermatique, engendrant,
maturant'" (p. 122).
186. P. 55.
93
il donne de la flamme la définition suivante gui joint la vie
éternisée à la morale: "L'éternelle jeunesse de la flamme exacte
—qui voile la nature en la reproduisant" (1,745).

Nous avons fait allusion, plus haut, à l'union du feu et de


l'eau chez Eluard, abordée déjà par B. Mustapha dans son article
"L'eau et le feu dans la poésie de Paul Eluard'.'. Nous voudrions
ajouter nos observations aussi brièvement que possible.
Les deux éléments peuvent être complémentaires comme dans
les vers suivants relevés dans Le lit la table:

De dérisoire qu'elle était


Elle devint femme en tous points
Et femme elle prit les couleurs
D'un monde changeant et fin
D'un monde tiède et battant doux.

Inconstante conjugëe
Captive infidèle et folle
Animée d'un seul baiser
Le reproduisant partout
Sous les yeux les plus profonds
Le sourire d'un baiser.
(1,1198).
La femme ëluardienne, pour être "femme en tous points", doit ap-
paraître active et passive, ignée et aquatique, femme-flamme au
baiser-brasier reproducteur de l'amour, et femme-eau, "inconstante"
et "infidèle", paysage changeant aux couleurs du monde.
B. Mustapha tient que "l'union de l'eau et du feu est 1'
187
objet d'une véritable valorisation" . L'observation est juste
mais, à notre avis, elle n'a pas une portée générale. Car chez

187. Op. ait., p. 45.


94

Eluard o n se trouve souvent devant des compromis dévalorisants

comme par exemple celui qui est traduit par l'image suivante de

La rose publique:

On prend des chaînes pour limites


On met de l'eau dans son soleil
(1,431).

Par l'eau, la force vitale du soleil est falsifiée ainsi que le


pouvoir enivrant du vin.

Ailleurs l'eau et le feu sont identifiés et interchangeables.


Dans Corps mémorable, la soif est une soif de feu ("être nue").
Ce feu, de son côté, agit en eau. Il ''éteint... les nuits":

Et ta soif d'être nue éteint toutes les nuits


(11,123).

D. Bergez signale 1'"équivalence symbolique de l'eau et du


feu" en superposant la phrase suivante de Au défaut du silence:
"Je suis devant ta grâce comme un enfant dans l'eau" (1,16 9) à
1 88
la double évocation de "L'extase" que nous avons déjà analysée

Nous pensons pourtant qu'entre 1925 et 1947 l'imagination d'Eluard

s'est progressivement changé d'orientation élémentaire. D'ailleurs

l'appel de l'eau ne ressemble pas à l'appel du feu. Entre le bon-

heur innocent de l'enfant dans l'eau (comme dans le miroir de sa

propre grâce) et l'embrasement de la branche dans le feu (leur

union passionnée) tout u n temps de maturation est intervenu.

Cependant l'identification du feu et de l'eau est fréquente

chez Eluard. Si l a condition humaine est toute de v i e et de m o r t ,

188. Op. oit., p. 59.


95
1 89
alors la vie est au feu ce que la mort est à l'eau , comme dans
ces vers de La vie immédiate:

Le jour en pure perte noie les étoiles


h la pointe d'un seul regard
(1,382).

Ici noyer signifie allumer. Dans l'eau du regard les étoiles sont
noyées mais en même temps elles s'allument et brillent à la pointe
de ce regard illuminé par elles.
B. Mustapha remarque que "Le feu éluardien se liquéfie facile-
ment" 1 90
« Effectivement le feu, surtout identifié au vin, coule
comme celui-ci:

Le soir verse du feu dans des verres de couleur


Comme à la fête
Un éventail d'alcool
(1,263).

En lisant ces vers de L'amour la poésie on s'émerveille comme de-


vant un tour de prestidigitateur.
Les qualités d'ouverture et de sublimation du feu couronnent
souvent celles des autres éléments comme dans ces vers pris dans
Le lit la table:

Jeune elle est plus qu'une vallée


Seule elle est plus qu'une pensée
Passant par la fraîcheur du corps
Féminine par tant d'étoiles
Resplendissante juste à temps
(1,1201).

D'ailleurs Eluard nous conseille:

189. Cf. Therrien, p. 179.


190. Op. ait., p. 45.
96

Invente perpétuellement le feu


L'air la terre et l'eau sont des enfants
(1,627).

Pourtant l'eau est, selon Bachelard, un "géniteur" aussi


grand que le feu 1 91

b) Les iina2es_de_l^eau

Le fait qu'Eluard écoute "l'appel du feu" n'empêche point sa


participation "à la réalité aquatique de la nature" 1 92. Dans sa
poésie les images de l'eau tiennent une place très importante.
Marines, fluviales ou lacustres, animées ou dormantes, abyssales
ou étendues, images du sang, des yeux, des miroirs ou du lait,
images féminines surtout, elles rêvent autant qu'elles font rê-
ver.
Eluard introduit souvent la femme à la vie aquatique. Dans
Poèmes politiques, elle est appelée à faire de ses regards un pont
transparent pour aider le poète à franchir les nuits que l'absence
de l'amour rend aussi troubles que les eaux d'un fleuve:

Je t'en supplie sur mes nuits troubles


Jette le pont de tes regards.
(11,214).

191. "Comment rêver de plus grands géniteurs que l'eau et le


feu!" (L'Eau et les Rêves, p. 133). Dans le Dictionnaire abrégé
du Surréalisme, on lit cette définition de l'eau, donnée par He-
raclite: "L'Eau est une flamme mouillée" (1,740).
192. "Pour parler en philosophe, les poètes de l'eau 'partici-
pent' moins à. la réalité aquatique de la nature que les poètes qui
écoutent l'appel du feu ou de la terre" (G. Bachelard, L'Eau et
les Rêves, p. 8).
97
1 93
En lisant ces vers, H. Meschonnic pense au "Pont Mirabeau" d'
Apollinaire:

Les mains dans les mains restons face à face


Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
— • 194 —
Des éternels regards l'onde si lasse
Pourtant les regards changent de rôle. Fluides et fuyants chez
Apollinaire, ils se solidifient chez Eluard pour supporter les
pas d'aveugle du poète.
j. - P. Juillard découvre en la femme aquatique des vertus
ι 95
generatrices . Souvent, chez Eluard, le paysage aquatique et
la femme échangent leurs qualités. En faisant "la part de l'eau",
la femme séduit et captive les autres éléments. Elle offre aussi
à la vue sa transparence et sa fraîcheur:

Aux marches des torrents


Des filles de cristal aux tempes fraîches
Petites qui fleurissent et faibles qui sourient
Pour faire la part de l'eau séduisent la lumière

Des chutes de soleil des aurores liquides


(1,261).

Il y a une fluidité universelle dans cette image de L'amour la


poésie, fortement marquée du complexe d'Ophêlie, qui chante ces
filles fleuries "aux tempes fraîches".
ι
Dans d'autres cas l'eau devient le symbole de la femme aimée

193. Op. oit., p. 98.


194. Op. oit., p. 37.
195. Cf. op. oit., p. 31.
196. Cf. M. Mansuy, op. oit., p. 203.
98
Tu te lèves l'eau se déplie
Tu te couches l'eau s'épanouit
Tu es l'eau détournée de ses abîmes
(1,459).
Les gestes fluides de la femme, dans ces vers, conditionnent le
devenir de l'eau. Ils la font jaillir "de ses abîmes", en trans-
formant l'immersion en emersion. Ce n'est pas~à; tort que cette
image appartient au recueil intitulé Facile. Car elle est marquée
de cette "facilité" qu'elle doit justement à son essence hydri -
1 97
que . La femme aimée surgit du fond des vagues en faisant re-
vivre le mythe de 1'"Anadyomène".
Nous avons déjà signalé la dëmatérialisation poétique des
images de "L'Amoureuse". Nous ajoutons ici la transparence aqua-
tique du corps féminin dans ce même poème :

Elle a la couleur de mes yeux


(1,140)

ainsi que celle de l'ombre du poète:

Elle s'engloutit dans mon ombre


Comme une pierre sur le ciel.

Il s'agit de l'image ambiguë d'une descente vertigineuse ("ombre")


qui se transforme en ascension ("ciel"), ou bien de la sublimation
de l'ombre du poète par un ciel abattu, renversé en elle. Alors la
pierre jetée sur le ciel s'y engloutit comme une pierre jetée dans
l'eau. Mais cet engloutissement est d'une légèreté et d'un bonheur
aériens. Plus bas on voit les soleils "s'évaporer" comme une eau
"par l'intermédiaire" de la rêveuse:

197. Cf. G. Bachelard, L'Eau et les Rêves, p.. 15.


99
Ses rêves en pleine lumière
Font s'évaporer les soleils.

Cette image évoque en nous "l'univers en émanation" de Bachelard 19 8.


Par contre l'image suivante de la femme marine, prise dans le re-
cueil d'Eluard intitulé A l'intérieur de la vue, s' oppose au
sentiment de Bachelard que "dans les eaux" il ne trouve pas "1'
infini" mais "la profondeur" 199:

Le chant s'élève avec la tour et se prolonge avec


la femme qui s'étend, souriante, infinie et belle
comme la mer. Je suis heureux auprès d'elle, jouant
sur le sable avec les algues de ses mains bravant
la lame bleue de ses cheveux défaits et l'écume
de son ventre qui semble me dire: Retire-toi.
Cans cette vaporeuse région, dans ces espaces
irisés par les fées, tu viens vers moi, large et
généreuse, rose et rouge, mauve et violette sous
les dehors de ta blancheur.
Et l'horizon soudain se rétrécit et se resserre
autour de nous.
Tard dans la nuit, je veille et je t"écoute. Tu
dors et tu te plains ou tu grondes, suivant que tu
es calme, agitée, oubliée ou orageuse.
(11,154)

198. "La rêverie est un univers en émanation, un souffle odo-


rant qui sort des choses par l'intermédiaire d'un rêveur" (L '
Eau et les Rêves, p. 11).
199. Ibid.
100
Ici l'image archêtypale de la mer s'identifie à la femme protei-
forme ("calme, agitée, oubliée ou orageuse"). Les éléments ex-
trêmement flexibles de celle-ci deviennent marins jusque dans
leurs couleurs. Ses mains sont des algues, ses cheveux des vvagues
bleues, son ventre une écume. Le paysage féminin s'offre ("géné-
reuse") au bonheur de la vue comme un panorama infini("large").
Sous des dehors de pureté ("blancheur"), il a gardé toute une sen-
sualité secrète et virtuelle ("rose et rouge, mauve et violette").
Le complexe du cygne "dynamise" cette image de la facon la plus
typique. Le poète-enfant est passivement heureux, auprès de la
femme-mer (ou mère). Puis la femme-mer s'avance vers lui. Aussi
"l'horizon se rétrécit[-il] autour du couple qui devient le "site
secret" et humain qui se détache du vaste panorama, en trans -
formant "la vision" en "visée sexuelle"
Dans d'autres images, la femme-mer matérialise la dialecti -
que de l'amour et de la mort:

La voile de tes seins se gonfle avec la vague


De ta bouche qui s'ouvre et joint tous les rivages
(11,122).
201
L'image sensuelle et toute blanche de la voile gonflée des
seins de la femme renvoie encore une fois au complexe du cygne.
Son baiser unit les amoureux comme la vague de la mer rapproche
et "joint tous les rivages". L'amour prend le large mais ce dé-
part sur l'eau évoque en même temps le complexe de Charon. Aux
rivages inconnus, unis par la mer, viennent s'ajouter les limites'
200. V. ibid., p. 52.
201 "La femme sensuelle est aquatique" (A. Mingelgrün, Essai
sur l'évolution esthétique de Paul Eluard, Lausanne, L'Age d1
Homme, 1977, p. 196).
101
de la vie et de la mort.
Aussi la mer,, dans l'univers ëluardien, n'est-elle pas tou-
jours un élément heureux. Privée de son horizon—gui est une ima-
ge - limite invitant à son propre dépassement—elle cesse de fécon-
der l'imagination, de donner matière à la rêverie de l'au-delà:

Plus d'horizon, plus de ceinture,


Les naufragés, pour la première fois, font
des gestes qui ne les soutiennent pas. Tout
se diffuse, rien ne s'imagine plus
(1,177).

Il s'agit d'un effacement total où l'absence de rêve entraîne 1'


absence de "héros de la mer". "Les naufragés" n'ont pas une mort
héroïque. Il n'y a pas de départ chimérique sur l'eau 202
La mer peut donc devenir "la matièjre même de la dissolution"'
de la solitude et de la séparation.

Tout le désert à boire


Pour me séparer de moi-même
(1,240),

dit Eluard dans L'amour'la poésie et "le désert à boire" prend

202. "Or les véritables intérêts puissants sont les intérêts


chimériques. Ce sont les intérêts qu'on rêve, ce ne sont pas
ceux qu'on calcule. Ce sont les intérêts fabuleux. Le héros de
la mer est un héros de la mort" (ibid., p. 101).
1
203. "De [l ] eau amoureuse, intime et régénératrice l'eau de
la solitude constitue l'exacte inversion. Car elle est la matière
même de la dissolution. L'eau de la solitude est celle dans la-
quelle on tombe, elle est la transposition matérielle de l'angois-
se du gouffre (D. Bergez, op. cit., p. 18).
102
automatiquement le goût saumâtre de 1 Veau marine dans le gosier
d'un noyé, autrement dit, il devient "la mer à boire". Ainsi au
destin de l'eau qui est "de l'ordre de l'horizontal ou du devenir
204
qui mène à la mort" vient s'ajouter l'angoisse verticale du
gouffre, l'angoisse de "l'eau fermée".
A. Mingelgrün insiste sur la négativité de l'eau en tant que
205
""lieu refermé sur lui-même ·:

La pierre rebondit sur l'eau


La fumée n'y pénètre pas
L'eau telle une peau
Que nul ne peut blesser
(1,46-47).

Dans ces vers, l'eau n'est pas encore ce que Mingelgrün appelle
9 Ω ft

"le grand réceptacle aux merveilles" . Dans Mourir de ne pas


mourir, elle se met en colère, sa solidité peut "enserrer":
Et je suis [...]
Une eau mystérieuse et noire qui t'enserre
(1,151).
Bachelard s'arrête au distique suivant de "Pour vivre ici" qui a
aussi retenu plus haut notre attention:

J'étais comme un bateau coulant dans l'eau fermée


Comme un mort je n'avais qu'un unique élément
(1,1033) .
"L'eau fermée", dit Bachelard,"prend la mort en son sein. L'eau
rend la mort élémentaire. L'eau meurt avec le mort dans sa
substance. L'eau est alors un néant substantiel [....] Pour

204. V. Therrien, p. 174.


205. Op. ait., p. 74.
206. Ibid.
103
207
certaines âmes l'eau est la matière du désespoir"
Les images unitaires, chez Eluard, surtout après 1939, con-
firment le pessimisme que Bachelard leur reconnaît:

Voici que les noyés s'enfoncent


Le sang détruit
Dans l'eau sans fond de leurs espoirs passés
(1,1022).

La mort de l'eau de Bachelard, dans le poème qui est intitulé


"Finir", donne sa place au "sang détruit" des noyés tandis que
le caractère révolu "de leurs espoirs" est renforcé par l'absence
d'un "fond" qui pourrait leur servir de tremplin pour une future
emersion.
Therrien tient que tout "naufrage" est l'achèvement d 1 une
ροο
"image de vertige" et il compare la "mort dans l'horizontalité
[à] celle du 'bateau ivre'rimbaldien" . Cette ivresse explique,
21 0
selon Bachelard, "notre adhésion irraisonnée" à l'eau, une ad-
-s 211,
hêsion qui côtoie la crainte du naufrage par le noyé lui-même
ainsi que "la peine de l'eau [qui] est infinie" . Eluard écrit

dans Les animaux 'et leurs hommes:

Et l'homme sombre au fond des eaux


Pour le poisson
Ou pour la solitude amère
De l'eau souple et toujours close
(1,47).

207. L'Eau et les Rêves, p. 125.


208. Pp. 168-169.
209. Ibid., p. 170.
210. G. Bachelard, L'Eau et les Rêves, p. 10.
211. Cf. ibid., p. 108.
212. Ibid., p. 9.
104
La facilité de l'eau ("souple") appelle "l'adhésion irraisonnée"
et masochiste de l'homme, tandis que son état fermé ("toujours
close") matérialise "la peine infinie" ("La solitude a m è r e " ) . B a -
chelard découvre ce double effet de l'eau jusque dans "l'adieu au
bord de la mer" qu'il trouve "à la fois le plus déchirant et le
21 3
plus'littéraire des adieux"
Nous avons retrouvé chez Eluard les deux types d'intimité
en l'eau: celui de la colère comme celui du destin, celui d e 1'
214
infini (de la mer) comme celui de la profondeur (des eaux)
L'eau n'est donc pas chez lui ce que Bachelard appelle "un orne-
215
ment", elle devient souvent "la substance de sa rêverie"
Si "les eaux immobiles évoquent les morts parce que les eaux
mortes sont des eaux dormantes" , l'eau vive des sources êluar-
diennes renvoient "au mobilisme héraclitéen" en tant que "philo -
"? 1 "7

sophie concrète [et] totale"

Nous avons signalé plus haut la présence, dans les images


ëluardiennes, d'une passion envers l'origine des phénomènes a u -
tant qu'aux phénomènes eux-mêmes. Ainsi s'explique le retour,en
elles, de l'image de la source qui "est, dit M. Mansuy, dans le
règne minéral, l'archétype de la cause"
Tu veux la vie à l'infini moi la naissance
Tu veux le fleuve moi la source
(11,701).

213. Ibid., p. 103.


214. Cf. Therrien, pp. 166-167.
215. L'Eau et les Rêves, pp. 7-
216. Ibid., p. 90.
217. Ibid., pp. 7-8.
218. Op. cit. , p. 208.
105

D. Bergez, qui tient que "l'eau amoureuse trouve [en la source]


21 9
sa valeur d'intériorité et sa valeur de jaillissement" , écrit
à propos de cette image de Poésie ininterrompue II: "Tout 'le
fleuve' est déjà inclus en forces jaillissantes dans 'la source'.
L'eau intime et close du rapport amoureux est promesse d'expansion
220
infinie" . Nous signalons, de notre côté, que, dans les vers
ci-dessus, "le fleuve" matérialise "la vie à l'infini" et "la
source", "la naissance". La femme désire participer à 1' amour
et à l'histoire comme si elle se laissait emporter par un fleuve
inépuisable. L'homme, lui, désire chercher les causes de sa pro-
pre existence et de celle du monde comme s'il cherchait .leur
source cachée. Alors 1'homme-fleuve s'attache à la femme-source.
Mais l'eau prescrit en même temps leur destin: celui d'Ophëlie,
celui de Narcisse.
Dans le Temps déborde, l'image de la source est ambivalente:

Source des larmes· dans la nuit, masque d'aveugle


(11,112).

Le poète aveuglé par ses "larmes" se réfugie en même temps en


leur "source", c'est-à-dire en "Nusch" morte: il couvre son visage
de celui de la femme aimée comme d'un "masque". Grâce à cette
identification rassurante, la source de douleur devient aussi
source de consolation.
Dans Le phénix
la source apparaît comme "l'oeil véritable de
221
la terre" de Bachelard :

219. Op. oit., p. 54.


220. Ibid.
221. "L'oeil véritable de la terre c'est l'eau" (L'Eau et
les Rêves, p. 45) .
106
Douce comme dans 1'herbe
L'oeil humble d'une source
(11,433) .

L'étymologie de l'adjectif "humble" (humus) identifie 1' óéil


"humble" à "l'oeil de la terre".
L'eau ëluardienne rêve et donne à rêver grâce à ses métamor-
phoses. Elle existe dans les images du sang:

La pluie a renversé la lumière les fleurs


La pluie a parcouru tous les chemins du sang
(1,1023).
L'ambiguïté de cette image post-diluvienne est frappante. Elle
joint au malheur des fleurs et de la lumière abattues, le bonheur
d'une aube nouvelle, captivée dans les miroirs des terres inon -
dêes;au malheur d'un monde exsangue, vidé de sa vie, la bien-
faisance d'une pluie qui rince et qui purifie le sang de laviolen-
ce et de la douleur 222
Le sang est ailleurs le signe de la ressemblance perpétuel-
le des êtres humains, leur élément vital commun:

Montre ton sang mère des miroirs


Ressemblance montre ton sang
(1,246).
Les images des yeux
chez Eluard confirment souvent la pensée
223
de Bachelard que "dans nos yeux, c'est l'eau qui rêve" . Dans

222. "Le sang n'est jamais heureux" (ibid., p. 84). J.-P. Ri-
chard écrit pourtant à propos du sang ëluardien: "Tout comme le
faisaient déjà dans leur registre, écho, reflet, chair, un che-
min, le sang heureux réussit ainsi chez. Eluard à manifester ex-
pansivement un être tout en le captivant dans le frisson de sa
1
propre immanence. D'un même geste, il ouvre et alôt le monde ' (On-
ze Etudes sur la Poésie Moderne, Paris, Seuil, 1964, p.112). Nous
soulignons.
223. L' Eau et les Rêves, p. 45.
107
"Le 5= poème visible", les dormeurs sont identifies à une

Rivière d'yeux et de paupières


(11,157) .

C'est à cause de la "facilité" êluardienne que les yeux sont d"


eau et que, fatigués "des solides", ils aiment "rêver la dëforma-
*.. ..224
tion"

Tes yeux sont livrés à ce qu'ils voient


Vus par ce qu'ils regardent
(1,394),

lisons-nous dans La vie -immédiate. Les yeux sont ici des miroirs
parallèles qui se reflètent les uns dans les autres. Bachelard
note dans la phrase suivante 1' identification de 1'oeil-miroir
à ce qu'il voit: "Sans un oeil bleu comment voir vraiment le ciel
bleu? Sans un oeil noir, comment regarder la nuit? Réciproque -
ment toute beauté est ocellée. Cette union pancaliste du visible
et de la vision, d'innombrables poètes l'ont sentie, l'ont vécue
225
sans la définir" . Eluard a justement parlé de la transparen-
ce aquatique de
l'oeil qui devient visage ou paysage
Et le sommeil lui rend le ciel de sa couleur
(1,230).

R. Smith note l'essence hydrique découverte par Bachelard


226
aux images du miroir qui concrétisent "le narcissisme cosmique"
Bachelard montre effectivement "l'activité dialectique entre le
227
narcissisme individuel et le narcissisme cosmique" .ainsi que

224. Ibid., p . 144.


225. Ibid., p . 42.
226. Op. ait., p.82.
227. L'Eau et les Rêves, p . 3i
108
la "fonction de miroir universel" de l'eau de la fontaine . Et
D. Bergez tient que, chez Eluard, "le rapport narcissique au miroir
229
assimile en effet celui-ci a une tombe" . Pour se confirmer il
cite en exemple les vers suivants du Livre ouvert I ou "la tombe
ouverte" équivaut à "l'eau fermée":

Et je descends dans mon miroir


Comme un mort dans sa tombe ouverte
(1,1021).

Le caractère aquatique des miroirs éluardiens les rend par-


fois déformants. Alors ils empiègent la vérité des images au
lieu de la libérer. Les mots en tant qu'éléments "du monde fer-
230
mê de l'écriture" sont souvent de tels miroirs:

Ils n'auront que des mots des miroirs déformants


Dont ils ne sortiront jamais
(11,331).

Dans Médieuses, le miroir aquatique s'offre à la femme-nar-


cisse:

Ici on ne peut pas se perdre


Et mon visage est dans l'eau pure je le vois
Chanter un seul arbre
Adoucir des cailloux
Refléter l'horizon
Je m'appuie contre l'arbre
Couche sur les cailloux
(1,899).

228. Ibid., p. 39.


229. Op. cit., p. 23.
230. V. Michel Leiris, op. oit., p. 53.
109
Eau dans l'eau, le visage féminin "réalise le rêve narcissiste d"
un sujet qui peut s'identifier à son objet, de facon totale et
231
absolue" . Reflété et reflétant, ce visage-miroir réalise en-
core "la réversibilité des grands spectacles d'eau" dont parle
Bachelard et sur laquelle insiste A. Kittang dans son essai in-
titulê D'amour de poésie 232 . Les renversements produits par les
miroirs aquatiques, chez Eluard, donnent souvent du monde une
image transparente et heureuse (à moins qu'il ne s'agisse de cel-
le du "poisson volant") 233 :

Comme de l'eau dans le soleil


Les murs tremblaient
(1,1208).

Cette image réalise, par l'eau-miroir, deux doubles renversements:


celui du soleil dans l'eau et de l'eau dans le soleil renversé en
elle; celui des murs dans l'eau et de l'eau dans les murs mirés.
Aussi l'eau transmet-elle aux murs sa fluidité ainsi que le mouve-
ment léger de sa surface ("tremblaient"), en rendant 1' image
vibrante et d'une pureté onirique.
Les images de pureté et de blancheur appartiennent donc à
l'eau:

231. V.M.Meuraud, L'image végétale dans la poésie d'Eluard,


Paris, Minard, 1966, pp. 61-62.
232. "Partant de la loi simple du reflet, le principe qui sem-
ble structurer ces étranges régions de l'univers éluardien est en
effet celui de la 'réversibilité des grands spectacles d'eau',pour
emprunter une formule de Bachelard". (D'amour de poésie, l'uni--
vers des métamorphoses dans l'oeuvre de Paul Eluard, Paris,Minard,
1969, p. 69) .
233. "Le poisson volant est un cauchemar de la nature"(G.Bache-
lard, Lautréamont, p. 56).
110
La neige de ses rives stérilisant la boue
Sa démarche était vierge
(1,397).

Le rire de la femme au timbre cristallin est visualisé. Il se


transforme en une "neige" dont la blancheur immaculée "stérilise"
la boue au lieu d'en être tachée et perpétue en la démarche fé-
minine sa pureté ("vierge") fluide. La rondeur des flocons ain-
si que leur légèreté pourrait aussi évoquer le roucoulement d1
une colombe. Ce prolongement est légitimé par ces vers de Mé-
dieuses:

Je tiens tous les échos d'enfance mes trésors


Avec des rires de mon cou
(1,897).

Ailleurs la blancheur renvoie au vide de mémoire, à l'oubli


demandé au sommeil ou au temps qui coule, comme dans cette image
de La vie immédiate où le complexe d'Ophêlie est présent:

Tu cherches le sommeil
La première gelée blanche
Et tu m'oublies
(1,382).
L.'eau et la blancheur engendrent aussi les images du lait,
privilégiées dans la poésie éluardienne. Dans Le lit la table,
on retrouve le destin d'Ophêlie qui est celui de la lune dans
les vagues:

Une femme de lait


De lait de lilas de lune
Tiède de lait fraîche de lune
(1,1200).

Cette image d'extrême douceur fait rêver à une rivière de lait, à


111
une voie lactée renversée, qui porte en son sein la femme-lune,
234
blanche comme les "corps blancs des amoureuses "d'Apollinaire
et couverte de lilas. Le paysage aquatique est ici obtenu à
deux niveaux:celui de la présence du lait, celui du groupement
235
de "mots â phonèmes liquides"
Dans le hai'kal suivant, l'image par excellence nourricière
du lait est indirectement évoquée:

Le coeur à ce qu'elle chante


Elle fait fondre la neige
La nourrice des oiseaux.
(1,51).

Si on imagine les oiseaux cherchant leur nourriture dans la neige,


le rapprochement de la neige fondue et du lait est automatique.
On comprend aussi pourquoi Eluard était surnommé "La Nourrice des
Etoiles" (1,74 0).
23
"Toute boisson heureuse est un lait maternel", dit Bachelard
Et Eluard, dans L 'amour la poésie écrit:

Pour toute la nuit bue


(1,230).

L'amour liquéfie la nuit noire et la transforme en son envers:un

234. "Voie lactée 6 soeur lumineuse


Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d'ahan
Ton cours vers d'autres nébuleuses"
("La Chanson du Mal-Aimé", op.oit., p. 41).
235. "Si l'on pouvait grouper tous les mots à phonèmes liqui-
des on obtiendrait tout naturellement un paysage aquatique" (G.
Bachelard,L' Eau et les Rêves, p. 25).
236. Ibid., p. 158.
112
lait blanc qui fait le bonheur du couple.
En parlant du feu nous avons montré la force condensée des
images de germe., de sperme, d'étincelle ou de cendre. La même
dialectique du petit et du grand régit les images de l'eau, chez
Eluard. Les gouttes d'eau sont de la beauté condensée:

Aux grandes inondations de soleil


Aux soleils renversés
Beaux comme des gouttes d'eau
(1,248).

Le complexe "flamme-cendre" devient ici "inondation-goutte". On


rencontre aussi le complexe "océan-goutte", comme dans ce vers oü
la "goutte sauvée" est le germe qui engendre l'océan:

Ville en baisse océan fait d'une goutte d'eau sauvée


(1,801).
Il s'agit de Madrid pendant la guerre civile d'Espagne.
Dans d'autres cas les gouttes sont valorisées par une pro-
fondeur précieuse, cachée sous leur apparence déliée:
Fouillez les gouttes d'eau
Les graines en haillons
(1,411).
Cette dialectique fait ressortir "l'intelligence" de l'eau êluar -
dier?ne, "qui résout, -dissout, trouve une solution aux difficultés,
237
soude les notions éparses en un système cohérent"

La participation d'Eluard à "la réalité aquatique de la


nature" n'est pas uniquement d'ordre visuel. La liquidité carac-
térise également sa "parole sans ponctuation" qui fait rêver à

237. V. M. Mansuy, op. oit., pp. 219-220.


113
η io
une "rivière" , comme dans ce vers de Mèdi eus e s :

je tiens le flot de la rivière comme un violon


(1,897).
M. Mansuy note à propos de la phrase ëluardienne: "Sanspoints
ni virgules, seulement avec des pauses que la voix marque d'elle-
même la phrase ëluardienne d'avant T940 est une rivière calme,une
23 9
Saône pleine de douceur" . Il s'agit en effet d'une "invita -
tion au voyage [...] glissante et sans heurt" . On pourrait
donc risquer de soutenir qu'on trouve chez Eluard un style de 1'
eau d'autant plus que, selon M. Mansuy, "un style fluide peut
241
traduire une nature aérienne aussi bien qu'aquatique" . Bache-
lard cite la phrase suivante d'Eluard pour montrer le rapport
d'une métamorphose fluide et d'une tendance aérienne: "Et tous
les lions que je représente sont vivants, légers et 'immobiles'" 242
Bachelard a justement parlé de l'imagination fondamentalement aé-
rienne d'Eluard.

Si la phrase d'Eluard est une phrase - rivière grâce "ài la


spontanéité ininterrompue des éléments sonores qui la composent,

238. "Cette imagination [l'imagination créatrice] sait bien


que la rivière est une parole sans ponctuation, une phrase êluar -
dienne qui n'accepte pas pour son récit'des ponctuateurs'. Ο chant
de la rivière, merveilleuse logorrhée de la nature-enfant"(G.Ba-
chelard, L'Eau et les Rêves, p. 253).
239. Op, oit., pp. 225-226.
240. V. G. Bachelard, Lautréamont, p. 52.
241. Op. ait., p. 226.
242. Lautréamont, pp. 56-57.
114
l'alternance des sons et des pauses au niveau de sa page fait de
celle-ci une véritable partition musicale. Il s'agit de ce be-
soin d'espace libre, de nette "économie diricfëe des souffles"que
2
Bachelard appelle "une administration heureuse de l'air parlant"
ou bien de cette "fête du langage" par laquelle, selon J. Onimus,
244
"la réalité se fait aérienne"
Bachelard s'inspire de la page éluardienne dans L'Air et
les Songes: "Si, comme nous le croyons, l'être méditant est d'
abord l'être rêvant, toute une métaphysique de la rêverie aé-
rienne pourra s'inspirer de la page éluardienne. La rêverie s'
y trouve intégrée à sa juste place: avant la représentation; le
monde imaginé y est justement placé avant le monde représenté,
l'univers y est justement placé avant l'objet. La connaissance
poétique du monde précède, comme il convient, la connaissance
raisonnable des objets. Le monde est beau avant d'être vrai. Le
monde est admiré avant d'être vérifié. Toute primitivité est
245
onirisme pur" . En lisant ce commentaire, on comprend pour-
quoi des images comme la suivante où le ciel s'alourdit et se
transfigure en pluie verticale sont très rares chez Eluard:

Lourd le ciel coule à pic


Le ciel des morts sans reflets
(1,262).

243. L'Air et les Songes, p. 271.


244. j. Onimus fait ce commentaire sur la période "dada" d'
Eluard: "Mais la fête du langage provoque d'étranges--et exqui-
ses- -turbulences dans la perception. La réalité se fait aérien-
ne" ("Pour lire Répétitions de Paul Eluard", L'information lit-
téraire [janvier 1973], p. 20).
245. P. 142.
115
Eluard se prouve aérien en accordant à la littérature une
nature aérienne, verticale en ce qui concerne le théâtre, horizon-
tale en ce qui concerne la poésie. "L'embarras du choix,s'exclame-
t-il, drame ou comédie, aussi pavés de délices l'un que l'autre.
Le drame descend, la comédie s'élève,1'amour surnage" (11,158).
Ici l'amour qui "surnage"—-le préfixe sur rend cette nage aérien-
ne—et qui "pave de délices" le drame comme la comédie, s'identi-
fie à cette part dé poésie, nécessaire à la survie de toute oeuvre.
D'ailleurs amour et poésie sont toujours un chez Eluard. Sa pen-
sée se croise avec celle de Bachelard, selon laquelle la lit-
térature est l'axe vertical de l'imagination aérienne qui va de
246
pair avec la transformation horizontale du langage . Une trans-
formation, ajoutons-nous, propre à la création poétique.
Dans L'Air et les Songes, Bachelard t i e n t que l ' a i r engendre
"deux types de sublimation. [Une] sublimation d i s c u r s i v e à la
recherche d'un au-delà et [une] sublimation dialectique, à la
247
recherche d'un à côté" . R. Smith, de son côté, note que 1'
air est une source de l'imagination matérielle tout en inspirant
248
l'imagination du mouvement . Et Therrien signale la grande pro-
lifération des images de l'air tant dans le sens de la verticale
(essor, achèvement de la verticalisation, couleur bleue, liberté)
que dans celui de l'horizontale (nuages, nage [ou vol] sans ob-
249
stacle, régions stellaires, béatitude, état d'ivresse)

246. Cf. R. Smith, op. ait., p. 39.


247. P. 13.
248. Cf. op. cit. , p. 93.
249. Cf. p. 182.
116
Ce caractère essentiellement "vectoriel" de la psychologie
250
de l'air nous a guidée a une distinction des images aériennes
d'Eluard en deux catégories: En images verticales, cachant en
elles les complexes "d'Icare" et "d'Hermès" ou évoquant "la mar-
che contre le vent" et en images horizontales, images de l'espace
dynamisé, du narcissisme aérien ou du repos dynamique.

Les images aériennes verticales, qu'elles renvoient à 1*


ascension ou à la chute, manquent toujours de pesanteur. Bache-
lard en convient et prétend que "nous ne trouverons guère 1' ima-
gination ; de la chute que comme une ascension inversée" 251'. Il
ajoute que "l'expérience de chute est une image littéraire pre-
252
mière" , prouvant l'existence en elle du "complexe d'Icare".
La poésie d'Eluard est pleine d'images d'ascension ou de
chute. Son ciel, souvent dynamisé, tantôt se rapproche et tantôt
s'éloigne de nos yeux. Ce n'est pas l'homme qui vole toujours
vers le soleil, le ciel aussi peut s'envoler et se perdre pour
notre monde, comme dans cette image de La vie immédiate:

Le ciel
Le ciel est un dé à coudre
(1,395).

Le ciel, amenuisé jusqu'à devenir "un dé à coudre", perd son sens


spirituel et devient inutile à l'homme. Son image est par contre •
poétiquement valorisée, puisqu'elle est "sur le chemin de la
253
dêmatërialisation" , d'une dëmatêrialisation extrême comme cel-

25D. V. G. Bachelard, L'Air et les Songes, p. 30.


251. Ibid., p. 24.
252. Ibid., p. 69.
253. Ibid., p. 20.
117

le que nous avons déjà découverte dans les soleils évaporés dé

"L'Amoureuse":

Ses rêves en pleine lumière


Font s'évaporer les soleils
.(Ί,140).

Il s'agit d'une image de verticalisation absolue. "Les soleils"


n'y sont pas simplement les motifs et les objets d'une ascension.
En s'évaporant, ils montent, eux-mêmes, en réalisant "le trajet
continu du réel à l'imaginaire" 254 . Effectivement, les images
d'Eluard ne montrent pas toujours l'achèvement de leur vertica-
lisation. Aussi rencontrons-nous dans Les yeux fertiles :

Un escalier perpétuel
(1,503)
et dans L 'amour la poésie une femme qui
monte aux échelles du vent
(1,256).

Cette perte dans l'azur, renvoyant à l'échelle de Jacob, rend im-


matériels aussi bien le sujet que le moyen de l'ascension."Toute
255
valorisation est verticalisation", dit Bachelard
La liberté, chez Eluard, prend l'aspect d'une femme aérien-
ne, enivrante et dématérialisée par sa nudité et par sa légèreté,
d'une femme prête à quitter la terre—mais toujours en contact
avec elle—dans une ascension idéale qui la sublime ainsi que
le printemps là nature:

Liberté 6 vertige et tranquilles pieds nus


Liberté plus légère plus simple
Que le printemps sublime aux limpides pudeurs
(1,617).

254. Ibid., p. 11.


255. Ibid., p. 18.
118
O C ZT
Ici l'air se prouve la matière même de la liberté poème . Le
257
devient, lui aussi, "une aspiration à des images nouvelles" ,
défaites des chaînes traditionnelles.
La violence des désirs, chez Eluard, verticalise l'air qui
en est l'image première et lui donne la consistance et le mouve-
ment du vent. Puis, par son feu, il le teint d'une couleur imagi-
naire:
Mais tes désirs ont la couleur du vent
(1,830).

Dans d'autres cas l'image de la verticalité ascensionnelle


est indirecte. Quand par exemple Eluard invite:

A boire
Le jour au fond d'une serrure
(1,391),

la lumière liquéfiée, pareille aux ailes fondues d'Icare, se trans-


forme en une boisson inépuisable, que la "chute" a déposée dans 1'
inconscient de l'humanité. Cet inconscient devient alors la source
intarissable de l'essor de l'homme, le tremplin constant qui 1'
aide à prendre chaque fois son élan. C'est à ce point qu'Hermès
succède à Icare.
Eluard, dans sa poésie, ne fait que suggérer "les ailerons
*y Ε Ο

de Mercure" . Les images du "talon dynamisé" y abondent. Aus-


si, l'élan progressiste du poète est-il visualisé par l'imagina-
tion du lecteur de Poésie •ininterrompue II:

256. Cf. Ibid., p. 157.


257. Ibid., p. 8.
258. V. Ibid., p. 39.
119
Je vis d'un élan constant
Arriver est un départ
(11,668).

Dans Coure naturel, au vol icarien des ballons se mêle :1e


M
"talon ailê de l'êtë qui ne recule "dans l'azur" que pour mieux
s'élancer sur la terre:

Des ballons diminuaient dans l'azur


L'été prenait son élan
(1,820).

L' espace est privilégié dans la poésie éluardienne. C'est


vers celui-ci que le je ou le noua s'élancent toujours. Souvent
le mot-image tremplin joue le rôle du "talon dynamisé" etmatëria-
lise - cet élan. Les exemples suivants de Poesie ininterrompue II
sont caractéristiques:

Là je m'élance dans l'espace


Le jour la nuit sont mes tremplins
Là je reviens au monde entier
Pour rebondir vers chaque chose
vers chaque instant et vers toujours
Et je retrouve mes semblables.
(11,662).

Ici, le je poétique se sert du "tremplin" de chaque jour et de


chaque nuit pour s'élancer dans l'espace. C'est à cette condi-
tion et grâce à ce "baptême" dans l'infini que son retour sera
non pas un retour dans le monde restreint de sa vie individuelle
mais un retour "au monde entier" où il trouvera ses "semblables".
Ce rebondissement vers "chaque chose" devient rebondissement vers
"chaque instant". Le "partout" se mêle au "toujours". Le temps
est spatialisé tout en prêtant ses qualités à l'espace. L'universa-
lité s'identifie à l'éternité.
120
Plus bas l'image-limite de "l'aube à l'horizon" se trans-
figure en un "tremplin" qui invite le couple (ou les hommes re-
présentes par le couple) au dépassement d'une vie crépusculaire
et à la solution de toutes les contrariétés secondaires:

Il n'y aura pas de problèmes


Minuscules si nous voyons
Ensemble l'aube à l'horizon
Comme un tremplin pour dépasser
Tout ce que nous avons été
Quand le crépuscule régnait
(11,697).
Dans le poème "Liberté" nous lisons:

Sur le tremplin de ma porte


(1,1106).

C'est la porte qui est ici 1'image-limite, transformée en tremplin.


Elle n'arrête pas l'élan du poète, elle lui sert de moyen. Par
elle, il s'élance vers une intimité et vers un bonheur qui le
259
libèrent" .
Dans Donner â Voir, en parlant de la peinture de Picasso,
Eluard dit:

Matin tes volets bleus se ferment sur la nuit


(1,1002).

L'élan, caché dans la couleur bleue des volets, rend cette image
réversible dans l'imagination du lecteur. Alors ce ne sont plus
les volets qui "se ferment sur la nuit", c'est la nuit qui s'
ouvre au jour. Bachelard prétend d'ailleurs que "notre être oniri-

259. "La porte est à la fois un archétype et un concept: elle


totalise des sécurités inconscientes et des sécurités conscientes"
(G. Bachelard, La Terre et les Rêveries du Repos, p. 186).
121
que est un " et qu'"il continue dans le jour même l'expérience de
-, nuit"
la -,.,,260.

Les images de l'air, chez Eluard, renvoient souvent au dé-


sir d'une vie "verticale" comme celles du feu ä la volonté de
redressement et comme celles de l'eau à l'effort d'emersion. L'
observation qu'il existe une morale dans le mouvement ascension-
nel du feu est valable pour tout mouvement ascensionnel et à
mesure de la difficulté rencontrée. Aussi l'image êluardienne de
l'homme remontant le courant- (pour en découvrir la source),double-
t-elle celle de l'homme marchant contre le vent (pour atteindre
la hauteur qu'il s'est fixé comme but). "La hauteur, dit Bache-
lard, est non seulement moralisatrice mais -[...] elle est déjà,
261
pour ainsi dire, physiquement morale"
Dans Le livre ouvert I, nous rencontrons cette image de "la
marche contre le vent":

Le vent paralysé écrase les visages


(1,1023).

Bachelard marque l'utilité du vent même si celui-ci se présente


comme une image de l'air négative par son manque de "facilité".
Il exalte donc "la marche contre le vent" en la considérant com-
me "l'exercice qui aide le mieux à vaincre le complexe d'infêriori-
n c η

tê" et qui redonne B. l'homme toute sa force psychique. Elle


devient alors "une image qui quitte son principe imaginaire et
qui, [...] au lieu de nous faire rêver et parler, elle nous fait

260. Ibid., p. 31.


261. Ibid., p. 7S.
262. L'Eau et les Rêves, p. 218.
122
agir" . "Ton. drapeau flotte contre le vent. Et tu avances en
combattant" (11,169), dit Eluard, dans Picasso bon maître de
liberté. .,
Dans la poésie ëluardienne 1'horizontalisation --surtout
quand la rêverie change d'élément en "descendant" de l'air à 1'
eau—devient dévalorisante, exactement comme la verticalisation
est valorisante:

La voile j'ai connu qu'elle se couche et flotte


Ainsi j'ai perdu mon élan

Et les premières rides ont ficelé ma face


(11,672) .

Dans cette image, la verticalité aérienne a donné sa place à 1'


horizontalité marine. Il ne s'agit pas du départ sur l'eau mais
de la fin du voyage. La voile, horizontalisëe par cette arrivée-
mort, entraine la disparition de l'élan du poète, le début de sa
vieillesse.
Pourtant on ne doit pas confondre une image horizontalisëe
avec une image horizontale, le caractère dévalorisant de la pre-
mière ne valant pas-pour la seconde. Chez Eluard, les images de
l'air horizontales sont très puissantes. Mais avant de passer
des images du mouvement ascensionnel à celles du vol plané, nous
nous arrêterons un peu à certaines images d'êtres ailés qui peu-
vent voler dans les deux sens.
Les hirondelles sillonnent le ciel dans toutes les directions:

Sur plein ciel, en plein ciel, le vol des hirondelles

263. E'/lir> et les Songes, p. 8.


123
Nous amuse et nous fait rêver
je rêve d'un espoir tranquille
(1,22).

Ici, le vol horizontal des hirondelles "nous amuse" tandis que


notre rêverie est déclenchée par leur "désindividualisation" à
mesure qu'elles s'éloignent "vers le ciel" et qu'elles deviennent,
selon le mot de Bachelard, "le vol en soi"264 . Parfois cette
identification, par le vol, de l'oiseau au ciel métamorphose ce-
lui-ci en un être ailé, comme dans le poème suivant intitulé
"Plumes":

L'homme voudrait être sorti


D'un fouillis d'ailes
Très haut, le vent coule en criant
Le long d'une aile.

Mais la mère n'était pas là


Quand le nid s'envola
Mais le ciel battait de l'aile
Quand le nid s'envola.

Et, désespoir du sol


L'homme est couché dans ses paroles
Au long des branches mortes
Dans des coquilles d'oeufs
(1,45).

Pourvu d'ailes, le ciel est ici dynamise et, s'éloignant de la


terre, "laisse tomber" la nichée humaine sous le vent coulant de
l'orage. Les "coquilles" brisées renvoient à l'oeuf cosmique, à
la naissance mythique du Ciel et de la Terre par la polarisation

264. Lautréamont, p. 49.


124
de 1*androgyne.
Les images de l'air horizontales, images d'ailes et d'oiseaux,
évoquent souvent "le repos dynamique" du vol plane. Ce repos de-
vient un amplificateur de l'espace comme "l'imagination dynamique
9 ft ^
est un amplificateur psychique"
Douce et paresseuse
L'aiLe a droit au ciel
Sans réfléchir d'image
Croissance de l'aile
Croissance d'espace
(11,175).

L'espace se transforme à mesure que se transforme l'aile.


Ailleurs, c'est l'image de la nuit, comparée à celle des
ailes immobiles qui renvoie au repos dynamique (le sommeil de 1*
être rêvant). Alors les jours en sont dynamisés comme le ciel
quand il devient "ailé":

Tous ces jours parmi ces nuits


Comme le ciel parmi les ailes
Des oiseaux
(1,63).

La confusion de l'oiseau avec l'air est totale dans l'image sui-


vante de dëmatérialisation absolue:

Les oiseaux d'absence bleue


(1,1202)

où les oiseaux teignent du bleu de leur anéantissement le ciel


qui plane au dessus de nous.
Dans le poème intitulé "Max Ernst", figurant dans La vie im-
médiate, la mémoire créatrice est comparée au vol plané d'un oiseau

265. V. G. Bachelard, L'Air et les Songes, p. 21.


125
qui s'Identifie ä la fumée en adoptant ses propriétés, l'incon-
sistance et l'extension:

Comme un oiseau s'étend dans la fumée


Le rappel des paroles claires
Trace en tremblant des frondaisons de charmes
Des broderies de chair des fusées de mouvements
(1,388).
Ici l'inconsistance matérialise et l'extension foisonne d'in-
? fifi
tensitê . Par contre, dans Poésie ininterrompue, nous recon-
naissons un narcissisme aérien absolument négatif:

Beaux oiseaux évaporés


Ils rêvent de leurs pensées
(11,37).

L'ironie de ces vers est. évidente. Les ennemis (le "ils" éluar-
dien est hostile) sont des Narcisses aériens ("Beaux oiseaux")qui,
amoureux de leurs propres pensées, s'identifient à elles en se
suicidant ("évaporés") dans "le miroir sans tain" (1,201) de l'air.
Ce narcissisme intellectuel dévalorise son unique élément.

Dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme, Eluard écrit à


propos du ciel: "Parlez du ciel le ciel se vide" (1,734). Même
inutile et vidé de son sens, le ciel anime, selon 1'expression de
Bachelard, "une imagination qui trouve sa jouissance, sa vie, en

266. Dans Donner â voir, la rêverie d'Eluard nous donne de la


peinture de Picasso une image analogue: "Je pense aux Ma jolie,
aussi dénués de couleurs que ce qu'on a l'habitude de voir, que
ce qu'on connaît bien. Elles ne surgissent pas de l'espace, el-
les sont l'espace même, contenues par les limites du tableau,com-
me les volutes d'une fumée qui emplira toute la chambre, illi-
mitées et précises".(1,944)
126
267
effaçant les images" . Alors peindre équivaut à effacer.
ê

Chez Eluard, le ciel n'existe que par la terre. Cependant


pour le rêveur:
Sans univers â ses pieds nus
L'oubli—le ciel—se met tout nu
(1,260)-.

Dans ces vers de L'amour la poésie, éloigné du monde réel par le


O C Ο

sommeil,le rêveur ne touche plus le sol . Alors le ciel s'


ouvre et lui livre tous ses secrets, comme un coeur "mis à nu".
Nous avons noté à propos de "Pour vivre ici" que le jeune
Eluard fut marqué par l'amour unique de "l'azur". C'est à cet
amour de jeunesse qu'il doit sa vocation poétique, indépendamment
des réorientations élémentaires de son imagination dans les an-
nées qui suivirent. La confession dont il ouvre son récit oniri-
que intitulé "La Dame de carreau" dans Les dessous d'une vie en
est une preuve complémentaire: "Tout jeune, j'ai ouvert r,-es bras
à la pureté. Ce ne fut qu'un battement d'ailes au ciel de mon
éternité [...]. Je ne pouvais plus tomber. Aimant 1'amour"(1,202).
L'idéalisme du poète ignorant l'objet de son amour mais "aimant 1'
amour" trahit son appartenance à l'air. Le ciel est "épuré" par
269
sa rêverie pour devenir fertile en images poétiques. En imitant

267. Ibid., p. 43.


268. Dans Foésie involontaire et poésie intentionnelle, Eluard
cite la définition suivante du Dictionnaire d'argot: "Pied: sol"
(1,1156).
269. "Devant le ciel épuré par la rêverie êluardienne on aura
la chance de saisir à l'état naissant [...] le sujet et l'objet-
ensemble. Devant un ciel d'où sont bannis les objets naîtra un
sujet imaginaire d'où sont bannis les souvenirs" (G. Bachelard,
L'Air et les Songes, p. 194).
127
le vol horizontal d'un vaste oiseau, d'une sorte d'"Albatros"
baudelairien, il plane, les bras ouverts, dans son monde imagi-
naire. Une fois dynamisé par son élément ("un battement d'ailes"),
il ne risque plus de s'avilir ni de quitter le domaine de la poé-
sie ("Je ne pouvais plus tomber"). Il peut donc sur-vivre dans
une horizontalité créatrice sans que "son repos" ou "son sommeil"
270
soient "une chute" . D'ailleurs, ainsi que nous l'avons vu, tait
obstacle et même 1'absence, peuvent lui servir de tremplin pour
regagner son élan.
Parfois ce sont les nuages ëluardiens qui réalisent l'image
du repos dynamique. Ils sont, dans le ciel, des gouttes en ger-
me, une mer virtuelle:

Et la mer dans le ciel n'est.qu'une goutte d'eau


(1,1083).

Bien que le restrictif ne...que donne à ce vers un ton pessimiste,


dans le berceau du ciel, lès bébés-gouttes réalisent ce que Ba-

270. "Qui ne monte pas tombe. L'homme en tant qu'homme ne peut


vivre horizontalement. Son repos, son sommeil est le plus sou-
vent une chute" (ibid., p. 19). Pourtant Eluard, dans un de ses
premiers poèmes, le sonnet intitulé "La Grande Folie", paraît
critique à l'égard de Baudelaire et annonce déjà ses futurs change-
ments :
Oui, l'Homme a parfois tort d'aspirer tant au faîte

L'Homme veut s'emparer du rythme souverain


S'élance et, fou d'orgueil, de ses deux bras étreint
Le Vide. Puis, baissant son regard qu'il fait tendre

Il contemple et, troublé, s'aperçoit du néant...


Il a voulu monter, il ne peut plus descendre,
Son âme étant médiocre et son coeur ignorant.
(11,720)
128
chelard appelle le bonheur porté" 271
Dans le poème "L'univers-solitude", le vol plané devient une
angoisse pour des oiseaux démesurés évoquant l'image du "tapis
magique" qui voyage sans fin:

Des oiseaux plus grands que les vents


Ne savent plus où se poser
(1,297).

Dans Les nécessités de la vie et les eonséquenoes des rêves,


la baigneuse devient aérienne ainsi que tout le paysage aquati -
que:
Légère tu bouges, et, légers, le sable
et la mer bougent
(1,86).

La baigneuse, portée par la mer-espace, matérialise une béatitude


et une innocence de petit enfant.
Chez Eluard, l'absence de la pesanteur évoque aussi le vol
plané, comme dans cette image de la femme-oiseau:

Elle est le poids perdu des ailes


(1,437).

Dans d'autres cas, l'horizontalité aérienne fait rêver à


des queues de comètes :

Au long d'une brume aux branches filantes


Au long des étoiles fixes
Les éphémères régnent
(1,297).

Dans cette image intensément valorisée par l'automatisme surrëa-

271. "Il [le bébé] réalise le superlatif du bonheur bercé: le


bonheur porté" (L'Air et les Songes, p. 54).
129
liste où les étoiles filantes et les branches fixes échangent
leurs qualités, le règne des éphémères est d'une grande ambiguï-
té temporelle.

Il est nécessaire, avant de quitter les images de l'air d'


insister un peu plus sur l'espace êluardien même si celui-ci n'
est pas dynamisé par des ailes imaginaires. Le même besoin d'
espace libre que nous avons signalé à propos de la musicalité de
la page d'Eluard, est souvent exprimé par le je poétique.

Toute ma vie t'écoute et je ne peux détruire


Les terribles loisirs que ton amour me crée
(1,168),

lisons-nous dans Au défaut du silence. Ici, le mot loisirs de-


vient cette liberté spatio-temporelle créée par l'amour.
Dans Poésie ininterrompue II, l'action temporelle de l'espa-
ce est évidente:

L'espace est le filet de lait


Qui me nourrit et m'éternise
(11,673).

L'ambiguïté du mot-image filet confère à l'espace une grande élasti-


cité. Celui-ci peut concentrer son immensité en un écoulement fin
et continu et devenir l'image nourricière d'une "voie lactée", d'
une boisson heureuse et inépuisable qui réalise la sublimation du
poète en l'éternisant, mais il peut aussi bien, par une dilata-
tion de cette voie lactée, s'étendre comme un vaste piège stel-
laire qui captive "éternellement" l'imagination du poète. D'ail-
leurs dans le Dictionnaire abrégé au surréalisme, André Breton
et Paul Eluard marquent le lien étroit entre l'espace aérien et
l'éternité dont ils donnent cette définition pourtant ambiguë:
130
"L'éternité c'est l'ëther et c'est tout" (i,742).
L'espace devient encore une fois un véritable piège"volant"
dans cette image de L'amour la poésie où la femme narcissique se
prend dans l'espace amoureux (ou poétique) comme dans un filet:

Et c'est sur elle qu'elle jette


Le filet volant des caresses
(1,234).

Dans L'Air et les Songes, Bachelard tient qu'"il faut péné-


trer dans cette région que Raoul Ubac appelle fort bien le con-
tre-espace [et qu'l il faut se persuader qu'un objet peut tour à
tour changer de sens et d'aspect suivant que la flamme poétique
272
l'atteint, le consume ou l'épargne" -. Il a été admis que le
ciel ëluardien dans les images de l'air, touché par cette'flamme,
est une source de sublimation perpétuelle, fertilisant aussi bien
l'imagination matérielle que celle du mouvement. Mais bien avant
d'étudier le changement que ce ciel subit dans son sens ou dans
son aspect par l'action consumante du feu qu'Eluard allume sur
terre, nous devons compléter cette unité par la "psychanalyse"
des images terrestres.

La terre dans les images unitaires d'Eluard a les qualités


que Lamarck trouve au plus "matériel" des éléments: "la solidité,
la fixité, [...] et le défaut complet d'odeur, de saveur [...]
27 ri

et de couleur" . Sa rondeur concrétise la douceur et l'intimi-


té maternelles, sa contexture "terreuse" devient un piège mortel,

272. P. 16.
273. C i t é p a r G. B a c h e l a r d , La Ferre et les Rêveries de la
Volonté, p . 268.
131
sa surface-limite met le mieux en valeur la dialectique du dedans
et du dehors, de la mort et de la vie. La terre n'est pas"faci-
le". Elle résiste passivement à l'homme (comme aux autres
éléments) tout en lui apprenant à résister. Ce sont ces aspects
des images terrestres, plus ou moins résistantes au lecteur lui-
même gui retiendront ici notre attention.

Chez Eluard les images de la terre renvoient souvent à 1'


archétype de la mère. Dans Cours naturel la terre, perpétuelle -
ment "grosse" des jours à venir, est dans les douleurs:

La terre en a le coeur crispé


Encore un jour à mettre au monde
(1,799).
275
La terre est ici une terre-globe plutôt qu'une terre-élément
C'est par son coeur-matrice crispé que l'accouchement a lieu. Le
déterminant crispé "engage, [toute] l'intimité" de son sujet
Par le biais de l'enfant impatient de voir le jour, la ter-
re-mère se transfigure en un rideau:

Je suis la créature de derrière le rideau


De derrière le premier rideau venu
(1,901).

"Cette fonction de rideau, dit Bachelard,rejoint le principe de


la petite fenêtre"277 . Dans Les nécessités d'une vie la lumière
se lève tirée d'en haut comme si elle était amorcée au rideau et
conditionnée par lui :

274. Cf. Therrien, p. 232.


275. Cf. M. Mans'uy, op. cit., p. 262.
276. Y. G. Bachelard, La Terre et les Rêveries du Repos,
p. 86.
277. Ibid., p. 186.
132
La lumière s'est levée avec le rideau
(1,81).
Dans le poème intitulé "La Vision" le corps féminin est

chanté dans sa maturité féconde:

Son corps est un poème jaune


(11,721).

Le jaune renvoyant au blé, le corps féminin est automatique-


ment imaginé comme un paysage terrestre où dominent les ors.

Ailleurs les images de la terre cachent en elles le complexe


de Jonas. Elles matérialisent la nostalgie de l'intimité perdue,
le besoin d'être protégé. Alors la terre y devient ventre, mai-
278
son, toit ou bien emboîtement, ancrage, blotissement, enfouis-
sèment 279 . "La maison, le ventre, la caverne, dit Bachelard, por-
9fiΠ
tent la même grande marque du retour à la raère"
Son ventre me servait à unifier la vie
(11,332),

dit Eluard. Le ventre de la femme devient la cachette qui pro-


tège le poète contre la mort vécue.
2fì1
Pour Eluard comme pour Bachelard "la défense est ronde"
C'est pourquoi l'image d'une coquille vide concrétise dans sa
282
poésie "des rêveries de refuge" . Nous lisons dans Les yeux fer
Une ruine coquille vide
Pleure dans son tablier
(1.495).

278. Cf. ibid., p. 168.


279. Cf. Therrien, p. 188.
280. ' La Terre et les Rêveries du Repos, p. 48.
281. Lautréamont, p. 35.
282. "Mais la coquille vide, comme le nid vide, appelle des
rêveries de refuge. C'est sans doute un raffinement de rêverie
que de suivre des images simples" (G. Bachelard, La Poétique de
l'Eepaoe, p. 107).
133
Et dans le poème "Liberté":'
Sur mon lit coquille vide
(1,1106).

Ici pourrait s'appliquer parfaitement le commentaire suivant de


Bachelard: "Les valeurs d'intimiti sont si absorbantes que le
283
lecteur ne lit plus votre chambre: il revoit la sienne"
Pourtant dans Poésie et vérité 1942 la coquille, comme un
oeuf de serpent, est trompeuse et cache un ennemi:

La douce chatte installée dans la vie


Comme une perle dans sa coquille
La douce chatte a mangé ses petits
(1,1108).

Dans Poésie ininterrompue, la coquille est aussi un refuge


négatif enfermant l'inutilité de l'esthétique bourgeoise, sans
rapports avec la vraie vie:

Les coquilles dans la nuit


D'un piano sans fondations
(11,38).

Dans Le livre ouvert I l'intimité heureuse se concrétise en


1'image d'une maison - être terrestre qui se lève et qui, ayant
assuré sa part de lumière, ferme le ciel et s'en dispense à ja-
mais:

La maison s'éleva comme un arbre fleurit


Un mur gagnait un mur des chutes de lumière
Creusèrent leur chemin la sève circula
Le toit scella le ciel la fenêtre s'ouvrit
(1,1037).

283. Ibid., p. 32.


134
La maison dans ces vers est la "valeur humaine, [la] grandeur de
l'homme" que lui reconnaît Bachelard 284
Les "masures" ëluardiennes sont "bien enracinées" corame "la
chaumière" de Bachelard^ . "La Victoire de Guernica" commence
par une image triplement terrestre oü le "beau monde" des humbles
l'emporte sur le "ils" des beaux quartiers:

Beau monde des masures


De la mine et des champs
(1,812).

Toute terre absente chez Eluard est solitude et regret:

La nuit fanée la terre absente seul


(1,260).

Dans ce vers de L'amour la poésie l'absence de la terre prive


la nuit des racines qui la nourrissaient de merveilles et la con-
damne à mort. Les êtres sans racines chez Eluard sont des êtres
privés d'une intimité presque matricielle ou bien une espèce d'
arbres négatifs dont le tour est venu d'être abattus, comme "les
maîtres" dans Poésie ininterrompue.:

Les maîtres sans racines parmi nous


(11,49).
? 8 fi
La racine, animalisêe (dans les images du serpent) ou non, se
rencontre souvent dans les images terrestes d'Eluard. Lorsque
ces images deviennent celles d'une terre rase et stérile, d' une
terre arrachée à toute vie, l'illusion de la douceur maternelle
donne sa place au cauchemar.

284. Ibid., p. 56.


285. La Terre et les Rêveries du Repos, p. 101.
286. Cf. ibid., pp. 262-263.
135
28 7
Dans La Tose publique Eluard exalte le choc dont certaines
images "hypnotiques" guérissent le rêveur de toute peur incon-
sciente: "Quand par hasard je ne choisis pas le petit cheval vert
et le petit homme rouge, les deux plus familières et brutales de
•mes créatures hypnotiques, je me sers inévitablement de mes autres
représentations pour compliquer, illuminer et mêler à mon sommeil
mes dernières illusions de jeunesse et mes aspirations senti-
mentales" (1,425) . Le choc vient ici de la coexistence"brutale"
28 8
du vert et du rouge . L'image gullivêrisante du "petit homme
rouge" renvoie d'ailleurs à "la doctrine paracelsienne de 1'
homonculus" en manifestant "un point de vue psychanalytiquement
« · · «289
féminin"
Aux antipodes du monde coloré renvoyant à l'azur, la terre
"terreuse" est terrifiante chez Eluard 290 . Dans Capitale de la
douleur nous lisons:

Terre exécrable
Aux grimaces décolorées
Inextricable noeud d'horizons
(1,411) .

287. Dans La.Terre et les Rêveries du Repos Bachelard note:


"Eliphas Levi envisage l'action salutaire d'un fantôme-choc com-
me si une petite peur, une peur insidieuse rivée dans l'incon -
scient pouvait être guérie par une peur plus claire" (p. 225).
Nous soulignons.
288. Cf. A. Tsatsacou-Papadopoulou, "Paul Eluard:le Rêve la
Vie", Annales de la Faculté des Lettres, Université Aristote de
Thessalonique, vol. xiv (1975), p. 100.
289. V. Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de
l'imaginaire, Paris, Bordas, 1969, p. 239.
290. "Dans les rêves du psychisme terrestre, la terre est som-
bre et noire, grise et terne, la terre est terreuse "(G.Bachelard,
la Terre et les Rêveries de la Volonté, pp. 302-303).
136
Il s'agit d'une image absolument opaque et monstrueuse. La terre
y est un élément hermétique, son horizon embrouillé n'invitant à
aucun dépassement, elle devient une prison mortelle, un lieu clos
qui est l'équivalent de "l'eau sans fond" du poème "Finir". Dans
les images terrestres d'Eluard, la matérialisation devient poéti-
que parce qu'elle multiplie la non-matière, la négativité. Aussi
dans les vers suivants de L'amour la poésie, que la tristesse en-
vahit comme une eau pétrifiée et pétrifiante, la terre est-elle
1'élément-catalyseur qui brise la symphonie cosmique, sépare les
autres éléments et les mène à l'auto-destruction:

Tristesse aux flots de pierre

Des lames poignardent des lames


Des vitres cassent des vitres
Des lampes éteignent des lampes

Tant de liens brisés


(1,252)1

Il s'agit du "cimetière universel où tout est cadavre" 291 . Quand


tout est pétrifié même la mort est engloutie par elle-même:

Pierre insensible puits massif


Où le squelette boit son ombre
(11,671).

Dans le poème "Liberté" pourtant la fantaisie dispose de ce


minimum de pétrification et de consistance, indispensable, selon
Bachelard 292 , qui lui permet d'être objectivée. Il s'agit des
ruines et des "murs" sur lesquels la liberté s'inscrit malgré 1'

291. V. ibid., p. 268.


292. Cf. ibid., p. 232.
137
alourdissement mineral de 1'image293:

Sur mes refuges détruits


Sur mes phares écroules
Sur les murs de mon ennui
J'écris ton nom
(1,1107).

Chez Eluard tout ce qui s'alourdit, se trouble, s'affaisse,


stagne ou choit se transforme en terre et devient image de la
mort:

Les oiseaux les poissons se mêlent dans la boue


(1,1023).

Dans ce vers pris dans Le livre ouvert I la stagnation de la


nature renvoie à celle de la société. De la même facon, dans
Poésie ininterrompue II, _ la mort de l'amour alourdit la chambre.
D'espace aérien qu'elle était, elle devient un étang dans lequel
tout élan s'enlise:

Le mot chambre bolide à jamais dans la boue


Eclatant ressort détendu
(11,670).

Ce n'est pas par hasard d'ailleurs qu'Eluard choisit le pseudony-


me terrestre de Didier PesRoehes pour signer Le temps déborde,
son recueil le plus marqué par la mort.
Dans le recueil intitulé A toute épreuve, "la vie par terre"
assure le règne définitif du refus unchangeable:

La vie s'est affaissée mes images sont lourdes


Tous les refus du monde ont dit leur dernier mot
(1,297).

293. Cf. A. Mingelgrün, op. oit., pp. 159-160.


138
Ce distique nous paraît faire écho au dernier quatrain du poème
d'Apollinaire intitulé "Signe" où "l'amour par terre" double "la
vie par terre".

Mon Automne éternelle 6 ma saison mentale


Les mains des amantes d'antan jonchent ton sol
Une épouse me suit c'est mon ombre fatale
Les colombes ce soir prennent leur dernier vol294

Le poème d'Apollinaire se termine sur une image aérienne et par


conséquent plus optimiste. Chez Eluard la lourdeur terrestre va
jusqu'au bout. "Tout ce qui se condense, dit Bachelard, tout ce
qui se dessèche et tout ce qui se ride, voilà les signes de la
mort matérielle. Le plus lourd est le plus mort, le plus tassé,
295
le plus enfoui"
Dans L'amour la poésie l a lourdeur r é d u i t en t e r r e l e s autres
éléments:

Sous la lumière lourde sous le ciel de terre


Tu enfantes la chute
(1,231).
Ici le ciel, devenu terreux, mêle l'ascension à la chute. La fem-
me aimée perpétue le vertige amoureux. L'amour se lie à la mort.
Cependant les images terrestres unitaires multiplient la mart
et la portent â son plus haut degré en rompant tout lien dialecti-
que avec la vie que l'image du sablier montre en baisse dans le
poème "Finir":
Voici que les cercueils enfantent
Que les verres sont pleins de sable
Et vides
(1,1022).

294. Op. oit., p. 98.


295. La Terre et lea Rêveries de la Volonté, p. 268.
139
Plus bas l'image terrestre de la chair non labourée par l'amour
rejoint celle de la "charrue des mots" qui est "rouillëe" et qui
concrétise la stérilisation de l'inspiration poétique faute de
semence:

La charrue des mots est rouillëe


Aucun sillon d'amour n'aborde plus la chair
(1,1022).

Encore une fois l'amour et la poésie s'identifient même dans leur


absence.
La terre "terreuse" devient une figure cauchemardesque, un
monstre menaçant dans L'amour la poésie:

Il perd haleine il est dans un terrier


La nuit lui lèche les vertèbres
La terre mord son destin
(1,251).

Ces vers renvoient à l'image de 1' ouroboros, du "serpent qui se


296
mord la queue" . Ils nous font également imaginer les "mâchoi-
297
res de la terre" de Georges Sëfëris

296. "Le serpent qui se mord_la queue n'est pas un fil replié,
un simple anneau de chair c'est la dialectique matérielle de la
vie et de la mort, non pas comme les contraires de la logique
platonicienne, mais comme une inversion sans fin de la matière
de mort et de la matière de vie" (G. Bachelard, La Terre et les
Rêveries du Repos, p. 280).
297. "Τόσα κορμιά ριγμένα
στα σαγόνια της θάλασσας στα σαγόνια της γης"
("Ελένη", Ποιήματα, ρ. 245}.
Nous traduisons :
Tant de corps jetés en proie
Aux mâchoires de la mer aux mâchoires de la terre.
140
La terre fermée s'imagine comme une tombe scellée,contenant
des racines mortes, des vers, des squelettes, l'envers d'un trésor
où tout ce qui brille n'est pas or: "...puis ce fut la tombe,
toute panachée de racines, d'animaux luisants, d'os"(1,922). C
est ainsi qu'Eluard peint son "insomnie" dans Donner a voir. Et
298
dans Le lit la table il nous apprend le plus stérile , le plus
froid des froids:

Le froid sera froid en terre


(1,1203).

La terre refermée sur elle-même et renfermant une "solitude gla-


cée" (1,1185) s'identifie à la mort dans .Les sept poèmes d'amour
en guerre:

Nous prétendions seule la mort


Seule la terre nous limite
(1,1186),.

Pourtant si 1'ëcorce terrestre sépare l'univers de la mort


de l'univers de la vie, le "en terre" du "sur terre", elle peut
299
aussi bien "unir dialectiquement le contre et le dans" ,devenir
la coquille-limite qui condense "la solidarité indéniable entre
les processus d'extraversion et les processus d'introversion"
Par ce biais la profondeur terrestre devient l'image significative

298. "La chaleur fait naître les images mais on n'imagine pas
le froid"(G. Bachelard, La Terre et les Rêveries du Repos,p.266).
299. Ibid., p. 3.
300. Ibid. Et dans La Poétique de l'Espace: "ces images s'
animent dans la dialectique du caché et du manifeste. L'être qui
se cache, l'être qui 'rentre dans sa coquille' prépare une sortie"
(p. 110).
141
301 302
d'une "descente aux enfers" , d'une "trans-descendance" :
Je règne à tout jamais dans un tunnel
(1,401).

L'expression "à tout jamais" adoptée dans ce vers onirique de La


vie immédiate par le je poétique prouve le pouvoir absolu de ce-
lui-ci sur l'inconscient, le sentiment de sécurité que lui donne
ce royaume caché.
Chez Eluard les images souterraines deviennent des images
de la richesse dès qu'elles laissent imaginer une ouverture:
"Dans les cavernes terrestres, des plantes cristallisées cher-
chaient les décolletés de la sortie"(1,374). Sous "l'action d'
303
une eau congêlative" , racines, vers et squelettes se trans-
forment ici en pierres précieuses, en ces cristaux où la terre
"jouit entièrement de ses propriétés"304 . Le désir de 1' homme
d'entrer dans ces lieux "anthropogoniques" 305 est doublé par le
désir du monde souterrain de· monter au jour.
Les chambres secrètes éluardiennes n'enferment 1'amour ardent
que si elles ont les qualités d'un site d'univers. Elles res-

301. La Terre et les Rêveries du Repos, pp. 231-232.


302. "Nous nous cachons sous des surfaces, sous des apparen -
ces, sous des masques, mais nous ne sommes pas seulement cachés
aux autres, nous sommes cachés à nous-mêmes. Et la profondeur
est en nous, dans le style de Jean Wahl, une trans-descendance"
(ibid., pp. 259-260).
303. Bachelard parle de"la formation des pierres et des cris-
ta« comme l'action d'une eau congêlative, d'une eau qui concentre
la terre et lui donne ses valeurs d'encre" (La Terre et les Rê-
veries de la Volonté, p. 222).
304. Ibid., p. 268.
305. V. G. Bachelard, La Terre et les Rêveries du Repos,p.202.
142
semblent en cela à la "citerne" de Sëfêris . Aussi lisons-nous
dans Médi-euees:

Dans les parages de son lit


Et les bêtes de la terre et les hommes de la terre
Dans les parages de son lit
Il n'y a que champs de blé
Vignes et champs de pensées
(1,891).

Citadines, les chambres ëluardiennes deviennent dérisoires et ne


renvoient pas aux grottes de Bachelard 307:

Un grand feu dans la cheminée


Un bon tapis par terre
Quelques chaises autour de la table
Des brosses des charrues des clairons des dentelles
Le tout soigneusement enduit de glu
(1,835).

Chez Eluard la profondeur terrestre devient magique dans les abî-


mes qui métamorphosent l'angoisse en espoir, la descente en mon-
tée glorieuse:

L'abîme est seul à verdoyer


(1,1061).

Dans Le temps déb'orde le "en terre" s'oppose au "sur terre".


Le poète déplore son état de mort-vivant:

Je suis en terre au lieu d'être sur terre


(11,107).

Et dans Le vendez-vous allemand l'ennemi est dévoré par la


terre monstrueuse comme par sa haine tandis que toute action

306. ϋοι-ηματ«, pp.- 41-45.


307. Cf. La Terre et les Rêvevves du Repos, p. 187.
143
positive des hommes, a lieu "sur la terre" sous 1'effet bienfaisant
de la lumière intériorisée:

Nous sommes la lumière et notre coeur rayonne


Nous sommes sur la terre et nous en profitons
Tandis que celui-là dévoré par la haine
Est en proie à la terre aux hommes et aux bêtes
(1,1260),

Cependant chez Eluard le "en" est la seule condition du"sur".


Si le bonheur s'accomplit

Hors de t o u t e s l e s cavernes
Hors de nous-mêmes
(1,800),
il faut qu'il soit "le bonheur bien planté" (11,363). Pour que 1'
3 08
espoir germe il faut qu'il meure tel le grain de Gide . Dans Les
$ept poèmes d'amour en guerre le poète parle
Au nom de l'espoir enterré
(1,1186).

Et dans le même recueil la terre-mère va s'ouvrir pour mettre au


jour une plante qui germe en elle:

C'est une plante qui frappe


A la porte de la terre
Et c'est un enfant qui frappe
A la porte de sa mère
(1,1185). '

Yannis Ritsos donne d'Eluard, lui-même, l'image terrestre


suivante où le "sur" dépend du "en": "χώνει, τις ρίζες του στη ζωή

308. Cf. aussi le mot de Nicolas Flamel cité par G.Bachelard,


La Terre et les Rêveries de la Volonté, pp. 250-251.
144
309
Kt η ποίηση του ανθοβολάει." . Ce commentaire est d'autant plus
pertinent qu'il fait ressortir l'importance accordée par Eluard
à l'effort humain.

Chez Eluard des images de la terre très résistantes, matéria-


lisant l'effort humain, traduisent la volonté de se redresser(et
de redresser le monde) ou celle de se frayer un chemin. Elles évo-
quent alors Atlas ou Dédale, selon le cas. Bachelard note juste-
ment dans La Terre et les Rêveries de la Volonté:

Paul Eluard n'a besoin que d'un seul vers pour évoquer 1'
Atlas naturel dans une condensation extraordinaire:
Rocher de fardeaux et d'épaules.
Les deux compléments de mouvements inverses: écrasement et
redressement fonctionnent ici avec une admirable aisance.
Ils ont le rythme des forces humaines exactement inscrites
au point même où elles veulent combattre les forces d'uni-
vers. Un vers comme celui-là est pour le lecteur méditant
un bienfait dynamique 310

On découvre "le complexe d'Atlas" dans d'autres images d'


Eluard. Le quatrain suivant de Poésie i ninterrompue II, écrit
comme un ëpitaphe, est caractéristique:

J'ai vécu fatigué pour moi et pour les autres


Mais j'ai toujours voulu soulager mes épaules
Et les épaules de mes frères les plus pauvres
De ce commun fardeau qui nous mène à la tombe
(11,690).

309. Op. oit., p. 93. Nous traduisons: "il enfonce ses. ra-
cines dans la vie et sa poésie se couvre de fleurs".
310. P. 368. Le vers cité est pris dans Poésie ininterrom-
pue (11,32).
145
311
C'est le moi poétique qui "centralise" ici l'état d'écrasement
("fatigué") et la.volonté commune de redressement ("soulager").
Atlas est pourtant évoqué chez Eluard bien avant Voésie..in-
interrompue: dans L'amour la poésie la lutte contre l'écrasement
se joint à la haine d'un ciel déjà pétrifié ("pierre noire") qui
n'enfante pas de "mystère":

En l'honneur des muets des aveugles des sourds


A la grande pierre noire sur les épaules
Les disparitions du monde sans mystère
(1,245).

Tout guide céleste absent, "la volonté de se frayer Un che-


min" appelle chez Eluard les images labyrinthiques dont parle Ba-
31 2
chelard . Le monde inconscient, énigme dont l'écriture auto-
matique est invitée â trouver le mot,se présente dans La vie im-
médiate comme un "dédale" où la "main [du poète] s'égare" avant
d'en découvrir l'issue libératrice:

Les images passées à leur manière fidèles


Elles imaginent la fièvre et le délire
Tout un dédale où ma main compliquée s'égare
(1,388).
"Attacher systématiquement le sentiment d'être perdu à tout che-
minement inconscient c'est retrouver l'archétype du labyrinthe",
313
dit Bachelard .
Dans La .rose publique nous devenons témoins d'une

311. "Il faut que le poète qui rêve pour nous, nous indique
son piédestal, la hauteur, le promontoire ou tout simplement le
centre où l'on centralise la volonté de domination"(ibid., p.382).
312. La Terre et les Rêveries du Repos, p. 242.
313. Ibid., p. 223.
146

Guerre des errants et des guides.

Au ciel abattu répond 1,'être errant dans

Le labyrinthe des étoiles dépaysées


(1,421).
Par contre dans "Liberté", "la grille des routes"(I,230)est
abolie, les chemins cessent de "se resserrer" comme pour le rê-
veur angoissé de Bachelard 314 , le noeud làbyrinthique est enfin
défait:

Sur les sentiers éveillés


Sur les routes déployées
Sur les places qui débordent
J'écris ton nom
(1,1106) .

L'effort humain créateur est souvent traduit chez Eluard par


des images terrestres du pétrissage 31 5 ou de la forge, selon le
degré de résistance de l'objet travaillé. Le moi poétique aspire
à une terre accordée. Il veut faire d'elle comme de "toute chair
accordée"(1,1107) le piédestal de sa liberté. Aussi ses mains
modèlent-elles la femme à leur image:

Elle a la forme de mes mains


(1,140).

Cette image heureuse est renversée par le poète Manolis Anagnos-


takis dans son recueil Εποχές 3:

314. Ibid., p. 215.


315. Cf. Therrien, p. 184.
147
Όχι δεν πιάνω το χέρι αου. Δε ©α κλέψεις το σχήμα
. μου316
του δικού
Ä

C'est par ce refus de créer le conventionnel et le quantitatif


que se termine le poërae intitulé "Όχι από δω...".
317
La tâche alchimique de l'homme d'expulser l'or du fer (ou
318
"d'engendrer la lumière ") est évoquée dans Poésie ininterrom-
pue:

Fer épousé par la forge


Or mate en chambre forte
(11,42).

Le rapport de l'homme avec l'or symbolise poétiquement son rap -


port avec la terre, l'or étant son "secret le plus intime", leplus
31 g
précieux ("la chambre forte" est une variation de 1' image
terrestre du coffre-fort). Les vers suivants de Capitale de la
douleur en apportent une preuve supplémentaire:

Mais ce qui brille tous les jours


C'est l'accord de l'homme et de l'or
C'est un regard lié à la terre
(1,189).

La terre est pour Eluard l'élément qui rend inséparables la beau-


té et l'utilité. Dans Les sept poèmes d'amour en guerre, il parle

316. Τα Ποοήματα 1941-1971, Thessalonique, 1971, p. 63. Nous


traduisons :
Non, je ne prends pas ta main. Tu ne voleras pas la forme
de la mienne.
317. Cf. G. Bachelard, La Terre et les Rêveries de la Volon-
té, p. 156.
318. V. G. Durand, op. oit., p. 349.
319. V. J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des sym-
boles, Paris, Laffont/Jupiter, 1982, p. 706, "or".
146
Au nom des fruits couvrant les fleurs
Sur une terre belle et bonne
(1,1187).
J. - P. Juillard tient que "dans la mesure du possible le
320
feu comme la terre n'intéresse pas le poète" . Cette constata-
tion n'est pas suffisamment précisée. A notre avis, ces deux
éléments font l'objet d'un choix qualitatif avancé de la part d'
Eluard. Si la terre "terreuse", la terre-mort, est généralement
indifférente à son optimisme, sa volonté de créer "une terre ac-
cordée" sous-tend toute sa poésie. La recherche du complexe ar-
chetypal de cette volonté retiendra plus loin notre attention.

e) Î5a2es_des_ob2ets-reliefs

Bachelard insiste beaucoup sur les vertus poétiques. des


objets-reliefs. Dans La Terre et les Rêveries du Repos, il nous
rappelle qu'Yves Becker traite l'eau, la lune ou l'oiseau de
321
mots limites . Dans La Poétique de l'Espaae il nous rap-
porte les propos suivants de Paul Valéry: "Un cristal, une fleur,
une coquille se détachent du désordre ordinaire de l'ensemble des
choses sensibles; ils nous sont des objets privilégiés, plus in-
telligibles à la vue, quoique plus mystérieux à la réflexion,que
tous les autres que nous voyons, indistinctement"322 . Et dans La
Terre et las Rêveries de la Volonté, il parle, pour sa part, du
manque d'intérêt "des objets qui ne sont plus qu'objets de per-
ception", en tenant que seuls les objets qui n'ont pas perdu "les
vertus d'intimité" de leurs noms peuvent être "parties intégran-
323
tes de l'imagination humaine"

320. Op. ait., p. 36.


321. P. 91. Nous soulignons.
322. P. 105. Nous soulignons.
323. P. 68. Nous soulignons.
149
J. - P. Richard, de son côte, distìngue dans la poésie ëluar-
dienne des "objets
élus" par leur "spécificité formelle" etpar
leur "dedication vitale"3 24 tandis que J. Onimus parle de l'état
"du poète gui ne cesse de 'oosmoser' son intimité et de projeter
ses impressions subjectives dans les formes que lui fournit le
325
monde extérieur" en rendant l'univers "signifiant"
Enfin Eluard lui-même, dans Les sentiers et les voûtes de
la Poésie, fait prononcer à u n des personnages du deuxième sketch,
qui est un auteur, les paroles suivantes: "Nous faisonsi.de notre
mieux pour être un des solides maillons de la chaîne éternelle,
chaîne de fleurs, de bêtes et de fruits, de bouches et d'yeux purs,
à la taille des jours et de toute vie" (11,553).
Tous ces propos nous ont amenée à compléter cette unité par
une référence à certaines images d'objets détachés qui se pré-
sentent comme des perles de la poésie éluardienne. Presque chacun
de ces objets a déjà été abordé en tant qu'image indirecte d' u n
élément. "Pourtant le besoin de faire ressortir leur polyvalence
doublant leur différenciation élémentaire demande qu'on s'y ar-
rête une seconde fois. Images du monde végétal, instruments de
bonheur et de progrès, produits de labeur, étoiles naturelles et
étoiles humaines, ces images seront les étapes d'un cheminement
allant du miroir que G. Poulin considère comme l'unité primordia-
32 fi
le de l'univers ëluardien à la femme qui, selon A. Kittang,

324. Op. oit., p. 120. Nous soulignons.


325. "Les images de Paul Eluard", p. 132. Nous soulignons.
326. Les Miroirs d'un poète: Image et Reflets, Bruxelles-Paris,
Desclëe de Brouwer; Montréal, Les Editions Bellamin, 1969.
150
"de par sa luminosité" domine cet univers327 et le surrêalise.
Dans l'analyse des images de l'eau nous avons signale l'es-
sence fondamentalement'hydrique des miroirs qui matérialisent le
narcissisme et qui empiègent la vérité. Si l'élément terrestre
participe à son essence, de nouvelles vertus s'ajoutent à cet
objet "privilégié". Cela arrive par exemple dans le poème inti-
tulé "Le Miroir d'un moment" qui fait partie du recueil Capitale
de la douleur. Nous nous arrêterons à ses images qui, à notre
avis, sont aussi ambiguës que significatives:
1 II dissipe le jour
2 II montre aux hommes les images déliées de l'apparence
3 II enlève aux hommes la possibilité de se distraire
4 II est dur comme la pierre
5 La pierre informe
6 La pierre du mouvement et de la vue
7 Et son éclat est tel que toutes les armures tous les mas-
ques en sont fausses
8 Ce que la main a pris dédaigne même de prendre la forme
de la main
9 Ce qui a été compris n'existe plus
10 L'oiseau s'est confondu avec le vent
11 Le ciel avec sa vérité
12 L'homme avec sa réalité
(1,195),
Le miroir dans ces vers n'est pas passif. Son caractère mo-
32 8
mentane lui confère un pouvoir actif . Il agit intensément
sur les hommes et sur la nature (w. 1-3) . Il est en cela iden-
tifiable à la poésie qui reflète la vie en dénonçant ses

327. Op. oit., p. 29.


328. Cf. G. Bachelard, L'Eau et les Rêves, p . 32.
151
32
"défauts" ? (v. 2) et qui éveille la conscience des
hommes (v. 3 ) , Sa dureté—celle de la vérité—est due à la ter-
re qui vient pétrifier l'eau, sa matière première (v. 4). En lui
et par lui, le mouvement et la vue (v. 6 ) , les êtres et la nature
(v. 10), le concret et l'abstrait (vv. 10-12) se confondent. De
pierre vue il se transforme en pierre lancée (v. 6). Le miroir
éclatant, démasquant la réalité grâce à une double déformation
qui fausse le faux peut aussi se réduire en éclats qui poursui -
vent et qui brisent cette déformation (v. 7 ) . C'est ainsi que
le dédoublement de l'être miré est dépassé et que "les contradic-
tions sont dénouées"330 (vv. 8-9). Par l'effet de la terre et
331
non sans quelques regrets de l'illusion perdue , tout reflet de-
vient inutile, tout narcissisme morbide. Après la prise de con-

329. "Nous avons parlé [...] de la poésie comme d'un miroir qui
reflète les faces de la vie. Eluard se sert de ce miroir, con-
scient de ce que l'image reflétée, symétrique mais nouvelle, d'
une nouveauté due au manque de l'habitude, en accentuera aussi
bien les qualités que les défauts" (A. Tsatsacou-Papadopoulou,
"Paul Eluard: le Rêve la Vie", p. 103). Cf. aussi la phrase sui-
vante de Michel Carrouges à propos du "Miroir d'un moment": "La
violence du changement qui s'opère est telle que toutes les ima-
ges perdent leur cohérence et leur aspect usuel" (Eluard et Clau-
del, Paris, Seuil, 1945, .pp. 70-71).
330. V. G. Poulin, op.cit., p. 133.
331. Le regret de la magie perdue est dominant dans le poème
de Prëvert, intitulé "Le Miroir brisé", qui tisse avec"Le Miroir
d'un uonent" des rapports secrets, souvent antithétiques:
Le petit homme qui chantait sans cesse
le petit homme qui dansait dans ma tête
le petit homme de la jeunesse
a casse son lacet de soulier
et toutes les baraques de la fête
tout d'un coup se sont écroulées
152
science (v. 9 ) , l'oiseau devient vol et disparaît (v. 10), le
ciel s'identifie à son inexistence (v. 11), l'homme est rendu à
lui-même pour passer de la rêverie à l'action (v. 12), du passé
au futur.
pourtant "Le Miroir d'un moment" de Capitale de la douleur
n'est pas le "miroir éteint" de Poésie ininterrompue II. Celui-
ci est un objet négatif et stérile. Faute "d'images" et "de pas-
sions", faute d'air et de feu, le poète-miroir s'éteint:

Je me suis trop souvent laissé aller et vivre


Comme un miroir éteint faute de recevoir
Suffisamment d'images et de passions
(11,705).

Une nuance autocritique de la part du moi poétique paraît teindre


ce bilan.
Cette référence aux miroirs ëluardiens serait incomplète si
nous taisions "la volonté d'illimitation" ,de ces images-limites,
conduisant à des "états-limites", "dans le jeu sans fin des sub-
stitùtions", selon le not de N. Boulestreau 332 . Nous devrions

et dans le silence de cette fête


dans le désert de cette fête
j'ai entendu ta voix heureuse
ta voix déchirée et fragile
enfantine et désolée
% venant de loin et qui m'appelait
et j'ai mis ma main sur mon coeur
où remuaient
ensanglantés
les sept éclats de glace de ton rire étoile (op.cit., p. 169).
3 32. "Mais la volonté d'illimitation conduit le plus sou-
vent à l'épreuve d'une dësidentification, d'une dërêalisationqui
entraîne dans le jeu sans fin des substitutions. Un de ces états-
limites est approché dans L'Amour la Poésie avec le cri:'Montre
ton sang mère des miroirs"* (La Poésie de Paul Eluard:la rupture
et le partage, 1913-1936, Paris, Klincksieck, 1985, p. 233).
153

pourtant ajouter que, progressivement, c'est la materialisation

de la réciprocité qui l'emporte sur celle de 1'illimitation:

Sur le fruit coupé en deux


Du miroir et de ma chambre
(1,1106).

Dans ces vers de "Liberté", la réciprocité des amoureux, leur

égalité (ainsi que l'égalité sociale), leur intimité, leur sensua-

lité sont données à travers le partage du fruit et les échanges

entre le miroir et la chambre, entre l'eau et la terre. L'image


33 3
d'un fruit coupé invite à la rêverie de tout "un univers"

En étudiant les images du feu nous avons vu l'importance du

germe. Les fruits font partie des objets-reliefs de la poésie d'

Eluard, leur pouvoir suggestif est considérable. Dans le poème

intitulé "Blason des fleurs et des fruits", terrestres et beaux

de leur extérieur, les fruits font rêver à la dimension de pro-

fondeur de certains objets d'art:

Olive paume de faïence


(1,1087).

Aquatiques et sensuels de leur intérieur, ils sont animés par le

"complexe du cygne" et font rêver à "l'asile sacré" de Bachelard:

333. "Couper un fruit, une graine, une amande c'est s'apprêter


à rêver un univers. Tout germe d'être est germe de rêves" (G.Ba-
chelard, La Terre et les Rêveries du Repos, p. 32). De ce point
de vue le commentaire suivant, un peu simpliste, de G. Poulin n'
est pas valable:"Ceux qui ont divisé la France en deux ont aussi
coupé en deux la chambre des amants" (op. c i t . , p. 114).
154
Amande golfe de tendresse
(1,1087).

Les fleurs chez Eluard peuvent appartenir à chaque élément.


Aériennes,elles sont souvent des fleurs illusoires. Elles ont
alors la fausseté de ces

Filles de rien prêtes à tout


Soeurs des fleurs sans racines
(1,412)

ou bien l'inconsistance de la

Glycine robe de fumée


(1,1085) .

Dans La Flamme d'uneChandelle, Bachelard tient que "la fleur


est une ontophanie de la lumière" 334 . Cette définition, doublée
par le vers d'Eluard qui veut la fleur "de lumière indéfinie" (I,
1084), nous aide à comprendre pourquoi le lis se présente dans sa
poésie comme un miroir aérien dont la blancheur absolue "menace"
la pureté du ciel:

A menacer le ciel le lis


Use le tain de son miroir
(1,1086).

Ayant usé son tain à force de jouer avec le "miroir sans tain"de
l'air lumineux, le lis en acquiert la transparence et s'y con-
fond.
La forme ronde de certaines fleurs renvoie au mouvement cir-
culaire des ailes d'un moulin:

Dahlia moulin foyer du vent


(1,1084).

334. P. 85.
155
Il s'agit d'un "dahlia du vent" pareil à la "rose de vent" que
Sëfëris identifie à la "rose de fortune" et évoquant, comme cel-
le-ci, la roue de fortune ou bien "les tours du cercle qui por-
335
tent les chagrins" :

Ρόδο άλικο του ανέμου και της μοίρας


On retrouve d'ailleurs la "rose de fortune" dans Le dur désir de durer:

Soudain la terre bienvenue


Fut une rose de fortune
Visible avec de blonds miroirs
Où tout chantait à rose ouverte
(11,82).

Aquatiques, les fleurs éluardiennes matérialisent ' l'élan


amoureux:

Iris aux mains de.la marée


(1,1086).
Quand la terre alourdit leur eau, une sensualité première vient
s ' a j o u t e r à cet é l a n :

Le sein courbé vers un baiser


Le jasmin se gonfle de lait
(1,1086).

Cependant la prédominance de l'eau est déterminante. Car le dan-


ger de la stagnation est toujours présent. Dans Poésie ininter-
rompue II, le poête-fleur avoue:

335. "Του κύκλου τα γυρίσματα που φέρνουν τους καημούς"("Ερω­


τικός Λόγος", Παθήματα, ρ. 87).
336. Ibid. Nous traduisons: "Rose êcarlate de vent et de
fortune".
156
L'eau de mes jours n'a pas toujours été changée
Je n'ai pas toujours pu me soustraire â la vase
(11,704).

Les fleurs appartenant au feu renvoient à des actes de ré-


volte violente, souvent libératrice:

Rose pareille au parricide

Et tout en flammes s'évapore


(1,1084).

Elles garantissent la renaissance et le rajeunissement comme les


"genêts" de "Liberté":

Sur la jungle et le désert


Sur les nids sur les genêts
Sur l'écho de mon enfance
(1,1105).

"Le genêt, dit J.-M. Adam, apparaît comme la fleur du désert: il


renaît des cendres et repousse sur les pierres (métaphores de la
mort et du désert) 337 . Ce sëmantisme est essentiel et directe -
ment lié au symbolisme du phénix. Le genêt-phénix semble être
un signifiant fondamental de 'Liberté'..." 338

337. Cf. aussi le vers suivant d' Alekos Panagoulis,pris dans


son poème intitulé "Les premiers morts" et mis en musique par Mi-
kis Thêodorakis:
Λουλούδι φωτιάς βγαίνει στους τάφους
Nous traduisons: "Une fleur de feu pousse sur les tombes".
338. "Relire 'Liberté'd'Eluard", Littérature (mai 1974), p.
108.
157
Seules les fleurs d'un feu révolutionnaire, les fleurs qui
339
seront couvertes de fruits sont durables dans l'univers d'
Eluard. Toutes les autres sont abandonnées à mi-chemin par le
poète gui nie l'exil auquel le condamne Platon et qui décide:

J'ai beau vous unir vous mêler


Aux choses que je sais par coeur
Je vous perds le temps est passé
De penser en dehors des murs
(1,1088).

L'arbre chez Eluard anime puissamment l'imagination du lec-


teur sans pour autant l'amener à "penser en dehors des murs".
340
Dans La rose publique, il "résume un univers" :

Un bel arbre
Ses branches sont des ruisseaux
Sous les feuilles
Ils boivent aux sources du soleil
Leurs poissons chantent comme des perles
(1,425).

L'arbre, qui est ici le maître des quatre éléments, nourrit dans
les vers qui suivent l'imagination du moi et le rend par analo-
gie maître de ses "quatre.volontés" qui remplacent ici les "quatre
vérités". La force naturelle se transforme ainsi en force humai-

339. Au nom des fruits couvrant les fleurs


(1,1187).
340. "L'imagination est un arbre. Elle a les vertus intégran-
tes de l'arbre. Elle est racine et ramure. Elle vit entre terre
et ciel. Elle vit dans la terre et dans le vent. L'arbre imaginé
est insensiblement l'arbre cosmologique, l'arbre qui résume un
univers, qui fait un univers" (G. Bachelard, La Terre et les Rê-
veries du Repos, p. 300).
158

ne:
Un bel arbre les jours d'ennui
Est un appareil visionnaire
Comme un autre
Par cet arbre de tous les jours
Je suis le maître de mes quatre volontés
(1,425).

M. Meuraud .signale justement qu'"Eluard dépasse et enrichit 1'


idée première d'une identité structurale entre l'homme et 1'
arbre" 341 et elle s'arrête au vers suivant de L'amour la poésie:

Les arbres ont brisé le ciel


(1,265).

"Il [l'arbre] se déroule", dit-elle, "comme un 'tapis sans gestes•",


342
atteint le ciel, s'y prolonge sans fin" . A notre avis il ne
s*agit pas d'une simple atteinte. M. Meuraud parle de "l'arbre-
Roi" comme d'un Atlas qui a "la force de soutenir le monde" 343
mais elle néglige la vigueur imaginaire du mot-image briser{iden-
tifiable à brûler). Celui-ci concrétise l'agressivité d'une ter-
re dont le prolongement vertical, pareil au feu que l'homme al-
lume sur elle, annonce déjà sa victoire sur un ciel prêt à s'
effondrer.
Si la verticalité de l'arbre isolé tient du feu, l'image
verte d'une terre boisée devient le préambule de la "terre ac-

341. Op. ait., p. 50.


342. Ibid. y p. 74.
343. "Il semble que l'arbre tienne la terre entière dans la
poigne de ses racines et que son ascension vers le ciel ait la
force de soutenir le monde" (ibid* ) .
159
cordée" comme "une seule voix" à laquelle Eluard aspire et dont
11 a ët§ question plus haut. Le bois devient le plus naturel des
miroirs, un miroir profond et vert qui résiste à l'azur et le teint
344
de sa couleur et de son sens, avant de lui relancer son image' :

Un plus tendre bois


Un miroir plus vert
Une seule voix
Reflètent l'azur
Sous toutes ses faces
(1,1090).

L'arbre fonctionne donc comme un "appareil visionnaire" et


en même temps comme une machine à produire le bonheur humain.
Dans l'univers d'Eluard, il existe pourtant d'autres objets (ou
êtres) qui matérialisent l'élan progressiste et qui deviennent
des "instruments d'exploration" 345 . Ce sont les poissons, les
nageurs, les bateaux (ou barques) que R. Jean trouve "interchan-
geables" 346 :
Le poisson avance
Comme un doigt dans un gant
Le nageur danse lentement
Et la voile respire
(1,41).

L'eau dans ces vers est transformée de manière égale par le glis-
sement du poisson, du nageur ou du bateau tandis que l'air donne
de l'espace à l'image finale, en ajoutant un sentiment de liberté

344. G. Durand parle de la "mise au vert" comme d'un procédé


thérapeutique qui assimile à "la profondeur matérielle" (op.oit.,
pp. 250-251).
345. V. R. Jean, Eluard, p. 64.
346. Ibid., p. 65.
160
conquise au bonheur "facile" mais limité de l'être qui avance
dans son élément, sans obstacle.

Nous avons déjà parlé de l'étoile comme d'une image-limite


qui matérialise l'ouverture et qui est un moyen de rêver en même
temps qu'un objet de rêverie. Mais l'étoile ëluardienne n1 est
pas qu'un objet céleste. Elle a une appartenance beaucoup plus
large. Tout ce qui s'ouvre, s'allume, scintille ou résonne est
une étoile dans la poésie d'Eluard qui foisonne de cristaux, de
coquillages, de mains et d'yeux. Bachelard insiste sur "l'éton-
nante unité de la rêverie constellante et de la rêverie cristal-

line" 347, en trouvant les correspondances de ce qu'on touche et


de ce qu'on voit, de ce qui brille et de ce qui durcit, du ciel
étoile,et de la terre profonde. "Les gemmes, dit-il, sont les
étoiles de la terre. Les étoiles sont les diamants du ciel. Il
y a une terre au firmament, il y a un ciel dans la terre" 348
Dans l'image suivante du Phénix, étoiles et cristaux de neige s'
identifient par la beauté de leur clarté pure et froide:

[...] le froid d'en bas s'est étoile


(11,441).

Les objets cristallins concentrent le rêve de tous les ëlé-


ments 349 . J. Onimus tient que la dureté terrestre du Äristal
concrétise chez Eluard la plénitude et le bonheur . Dans Don-
ner 'à voir c'est l'air qui rêve dans le "cristal des oiseaux"(I,

347. La Terre et les Rêveries de la Volonté, p. 290.


348. Ibid., p. 291.
3 49. Cf. "Le feu, l'eau, la terre, l'air lui-même viennent
rêver dans la pierre cristalline" (ibid., p. 290).
350. Cf. "Les images de Paul Eluard", pp. 138-139.
161
351
922) où la transparence êluardienne devient absolue . Et dans
L'amour la poésie nous assistons à une aube ouverte et .trans-
parente à l'infini par le mélange cristallin de tous ses élé-
ments ("étoiles", "glaçons", coquillages"):

Et [...] les mouches éblouissantes


Rêvent d'une aube criblée d'étoiles
De glaçons et de coquillages
(1,262).

Les coquillages êluardiens sont des étoiles sonores qui réa-


lisent le passage perpétuel de la nuit au jour, de la mer à la
terre ainsi que la nostalgie de leur origine. Dans Capitale de
la douleur, le visage de la femme aimée et le coquillage, l'étoi-
le lumineuse et l'étoile sonore s'identifient:

Quel visage viendra coquillage sonore


Annoncer que la nuit de l'amour touche au jour
Bouche ouverte à la bouche, fermée
(1,174).

Plus bas les coquillages seront les "oreilles" de la mer auxquel-


les les rêveurs des espaces marins viendront à leur tour prê-
ter l'oreille:

Sur la plage la mer a laissé ses oreilles


(1,182).

Le miel chez Eluard se prête aussi à la rêverie cristalline.


352
Produit précieux, "belle matière" dans laquelle rêvent l'eau
et le feu, il lie le bonheur personnel au bonheur social,la douceur

351. Lé. cristal symbolise souvent "la capacité tie voler"


(Dictionnaire des symboles, p. 314).
352. V. G. Bachelard, La Terre et les Rêveries du Repos,p.324.
162
au labeur et à la camaraderie. Dans Le. phénix, le miel est futur.
Il est l'avenir à créer. Les abeilles le portent comme une mère
son enfant:

Des abeilles,volaient futures de leur miel


(11,423).

Dans Poésie ininterrompue II l'eau et le feu se joignent


dans ce liquide épais et doré. Il est le produit de la volonté
du je universel et, aussi nécessaire que les blés, il évoque leur
"ondulation":

Sur l'heure et pour toujours je dis je veux le miel


Et l'ondulation du miel comme des blés
Se propage à mon souffle
(11,668).

Plus bas les hommes liés par la fraternité forment "une longue
chaîne d'amants" qui sortent de la prison et qui jurent sur leur
amour de demeurer unis:

Leurs yeux voulaient faire leur miel


(11,695).

Ici, l'avenir heureux des hommes est créé par les yeux qui savent
rêver et qui savent se regarder.
Chez Eluard,étoiles naturelles et étoiles humaines sont équi-
valentes. Les yeux et les mains, par exemple, en plus de leur
valeur d'élément, signalée par R. Jean 353 , sont des étoiles humai-

353. Cf. "... La notion d'élément ne s'y [la poésie d'Eluard]


réduit jamais à celle d'un principe matériel inerte mais déborde
toujours largement sur le règne de la vie [...]. La voix, les
yeux, les mains, les lèvres —toutes choses qui appartiennent à
l'ordre de la biologie humaine —sont pour Eluard des éléments au
même titre que l'eau, l'air ou le feu" (Paul Eluard, p. 59).
163
nés, liées au thème de l'ouverture. Nous lisons dans Poésie in-
interrompue:
Et; moi les mains ouvertes
Comme des yeux
(11,44).

Et bien avant, dans Au défaut du silence:

Donne-toi que tes mains s'ouvrent comme des yeux


(1,168).

Dans un élan de générosité et de confiance, les yeux et lès mains-


354
étoiles s'ouvrent, rayonnent, se transforment en jets de bonheur
Nous avons déjà vu les yeux surtout comme des images de 1'
eau, rêvant la déformation ou se transformant en miroirs. Pour-
tant le feu se joint souvent à l'eau quand le dormeur rêve, les
paupières closes. Les rêves ëluardiens sont hantés par des soleils:

Un soleil tournoyant ruisselle sous l'écorce


Il ira se fixer sur tes paupières closes
(1,179).

J. - P. Juillard note que chez Eluard "le visage, domaine du


visible, devient signe d'éternité" 355 . C'est dans les yeux, que
se concentre surtout cette éternité mais aussi la profondeur, le
mystère, "l'intériorité sécurisante de l'espace amoureux" :
I'
Tes yeux ont contredit les puits lunaires
(1,372).

Devant "la vitre des surprises"(I,1107), ce sont les yeux


qui réalisent l'êtonnement du moi poétique. J.-P. Juillard par-

354. Cf. D. Bergez, op. ait., p. 78.


355. Op. oit., p. 40.
356. V. D. Bergez, op. ait., pp. 43-44.
164
le d'une dialectique des paupières et des yeux, du monde visible
et du monde perdu 357 . "Les yeux, dit-il, ouvrent et ferment les
Q C Q

vannes du monde rëel" . Dans "L'Amoureuse", les dialectiques


du tout et de la partie, du grand et du petit, du rêve et de la
veille se concentrent en celle des paupières et des yeux:
Elle est debout sur mes paupières
(1,140).

J. - P. Juillard trouve "dans la poésie d'Eluard un jeu subtil,


entre le singulier et le duel, le duel et le pluriel: l'oeil, la
paire d'yeux et les yeux,· dit-il, forment un clavier aux harmoni-
ques rëpérables" 359 . Nous retrouverons l'idée d'une harmonie
idéale dans l'étude de N. Boulestreau: "C'est comme un violon
ο fr r\

muet, que la femme serait l'idéale interlocutrice" . Cette phra-


se est mieux comprise si on la lit parallèlement à la phrase sui-
vante d'Eluard qui nous a déjà occupée et qui fait ressortir le
rôle des yeux: "j'ai connu une muette dont les yeux disaient 'je
t'aime' dans toutes les langues connues et dans quelques autres
qu'elle avait inventées" (1,977).
Nous terminerons cette référence aux yeux êluardiens par un
quatrain de Mourir de ne pas mourir qui prouve que ceux-ci sont
effectivement un "lieu d'échange", "un milieu vivant où le monde
s'enrichit, se reflète, trouve sa vraie couleur" , des êtres

357. V.. op. oit., p. 66.


358. Ibid., p. 64.
359. Ibid., p. 67.
360. Op. ait., p. 180.
361. V. J. - P. Juillard, op. ait., p. 25..
165
lunaires et lunatiques où les quatre éléments viennent rêver
successivement:

Avec tes yeux je change comme avec les lunes


Et je suis tour à tour et de plomb et de plume
Une eau mystérieuse et noire qui t'enserre
Ou bien dans tes cheveux ta légère victoire
(1,151).

Les mains ouvertes chez Eluard vont de pair avec le coeur


οcο
ouvert . Leurs "doigts infinis et libres" savent "imaginer"
,. ii ι · ~ ' » 3 63
si bien que la main crée ses propres images :
Mains agitées aux grimaces nouées
[...]
Mains lasses retournant leurs gants
(1,396).

Dans ces images de La vie immédiate, la création, elle-même,vient


rêver dans les mains créatrices. Et dans Comme deux gouttes d'
eau, des mains touchées par d'autres mains sont les· -clés qui
ouvrent toutes les portes sans les forcer et qui livrent tous les
secrets:

Touche aux mains pour toucher à tout


Sans laisser de traces
(1,411).

C'est l'élément terrestre qui rêve dans cet appel. Les mains ê-
luardiennes ne sont pourtant pas uniquement terrestres. Elles
peuvent absorber "le soleil [...] en feu sombre":

362. Cf. G. Bachelard, La Tevve et les Rêveries de la Volonté,


p. 84.
363. V. ibid., p. 81.
166
Et le Soleil brûle en feu sombre sur mes mains
(1,33).

Elles peuvent aussi contenir la lumière jaillissant du regard de


l'être aime. Dans Picasso bon maître de la liberté, Eluard s'ad-
resse au grand peintre: "Tes yeux alimentent ta main"(II,168).
"La main", dit J.-P. JuiHard, ' "prolongement du regard, son tou-
;
cher prépare la meditation nécessaire" 364
Les mains peuvent aussi avoir la primitivité végétale des
fleurs aquatiques. Alors à leur générosité vient s'ajouter 1'
élan de leur êclosion qui rend leur toucher magique et bienfaisant:

Et tes mains de pluie sur des yeux avides


Floraison nourricière
(1,423).

Ici les mains-fleurs agissent en eau bénite. Elles se posent sur


des yeux avides (on peut jouer en remplaçant "yeux" par "fleurs"
ou "avides" par "aveugles") pour les nourrir (ou les guérir).
Alors ceux-ci fleurissent à leur tour comme des yeux aveugles
qui s'ouvrent soudain à la lumière.
Dans L'image végétale dans la poésie d'Eluard, M. Meuraud
découvre de son côté, des mains-feuilles. "La correspondance
formelle entre la main et la feuille, dit-elle, apparaît d'autant
plus frappante que la main vient se superposer à la feuille, com-
me pour mieux en épouser l'étendue"
Dans Poésie ininterrompue, les mains et leurs lignes sont
des images aériennes que le délire prophétique du moi poétique

364. Op. oit., p. 33.


365. P. 51.
167
pourvoit de vertus spatio-temporelles et qui concrétisent le des-
tin commun des hommes:

Pour que les lignes de ses mains


Se continuent dans d'autres mains
Distances à passer le temps

Je fortifierai mon délire


(11,28).

Dans Poésie ininterrompue II enfin l'air et l'eau viennent


s'ajouter à la terre des mains dans un mélange heureux, une pâte
porteuse d'espoir:

L'air et l'eau coulent dans nos mains


Comme verdure en notre coeur
(11,674).

Chez Eluard, l'équivalence déjà signalée des étoiles naturel-


les et des étoiles humaines est centralisée par la femme. Dans
les vers suivants de La vie.immédiate , la pierre, la plume, 1'
alcool ou l'écume, essences-limites des quatre éléments,sont les
équivalents de la chair et des yeux de la femme aimée:

Une ou plusieurs
Faites de pierre qui s'effrite
Et de plume qui s'éparpille
Faites de ronces faites de lin d'alcool d'écume
De rires de sanglots de négligences de tourments
ridicules
Faites de chair et d'yeux véritables sans doute
(1,398).

M. Meuraud t i e n t à r a i s o n que l a femme e s t l a " r e i n e des éléments „366

366. Ibid., p . 62.


168
Nous ajoutons qu'elle est surréalisante puisque, par elle,toutes
les matières sont poétiquement valorisées. Notre point de vue
rectifie un peu celui de J.-P. Jùillard qui la voit simplement
symboliser le surréel: "La femme êluardienne", dit-il, en effet,
"retient l'ambiguïté fondamentale de notre condition et la résout
avec bonheur. Signe suprême de notre bivalence elle efface tou-
tes nos contradictions [·..]· La femme aimée symbolise le sur -
réel. Elle demeure la mesure de notre surréalité dont le regard
τ prëgnance
assure la « »367

Mais si les éléments sont valorisés par la femme, elle n'est


pas moins valorisée par eux. Pour prouver "cette valorisation
368
élémentaire de la femme" , D. Bergez se réfère aux vers suivants,
pris dans Le dur désir de durer, qui, à son avis, symbolisent
"l'ordre et le désordre de l'amour":

Je citerai pour commencer les éléments


Ta voix tes yeux tes mains tes lèvres
(11,68).

Plus bas il exalte la nudité de la femme êluardienne, qu' il


trouve élémentaire 369:

Dans le lit plein ton corps se simplifie


(11,124).

Ignée dans Le lit la table, la femme est intemporelle et iné-


puisable:
Une mine de lumière

367. Op. ait., p. 114.


368. Op. oit., p. 62.
369. Cf. ibid., pp. 62-63.
16S,

Un coq comme un incendie


Ni d'hier ni d'aujourd'hui
(1,1.196).

370
Auréolée de feuillage , elle en évoque la fraîcheur et

le mouvement de la flamme pareil à celui des feuilles tremblan -

tes.

En même temps épi, Aphrodite et phénix, elle résout ses con-

tradictions par sa manière de germer du coeur de tous les élé-

ments:

Parmi les blés je t'ai vue

Sortantde l'eau et du feu


(11,438).

La femme éluardienne, identifiée au coeur des éléments, devient

le coeur même de l'humanité. Elle est le retour éternel du"bou-

ton", de la "chair", du "lait" et de 1'"ombre", la source où le

monde entier vient rêver, s'abreuver, trouver ses raisons d'être:

Tout se retourne la moisson


Devient le grain du blé crispé
La fleur se retrouve bouton
Le désir et l'enfant s'abreuvent
De même chair de même lait
Et la nuit met sous les paupières
De l'homme et de l'eau la même ombre
(11,702).

Mais la femme n'est pas seulement le coeur des éléments et

de l'humanité. Elle en devient aussi l'image-limite. Femme-étoi-

le, femme-miroir, femme-oiseau ou femme-fruit coupé, nous l'avons

370. Cf. M. Meuraud, op. oit., p. 46.


170
vue matérialiser tour à tour la rêverie, la réciprocité, le mouve-
ment libre, l'intimité et l'égalité des sexes et des hommes.

Dans la poésie d'Eluard, la matérialisation des idées est


une règle constante. Cependant l'inverse peut se produire. Alors
les choses et les idées sont appelées par leur nom. Cela arrive
dans des circonstances-chocs où le jeu de l'imagination recule«
Le poème intitulé "Gabriel Péri" en est une preuve. Nous citons
sa dernière partie:

Il .y a des mots qui font vivre


Et ce sont des mots innocents
Le mot chaleur le mot confiance
Amour justice et le mot liberté
Le mot enfant et le mot gentillesse
Et certains noms de fleurs et certains noms de fruits
Le mot courage et le mot découvrir
Et le mot frère et le mot camarade
Et certains noms de pays de villages
Et certains noms de femmes et d'amis
Ajoutons-y Péri
Péri est mort pour ce gui nous fait vivre
Tutoyons-le sa poitrine est trouée
Mais grâce à lui nous nous connaissons mieux
Tutoyons-nous son espoir est vivant
(1,1262).
Dans ces vers-, les "mots" appellent des "noms" qui devien-
nent les leurs. Le mot découvrir appelle des noms de pays et de
villages. Les mots confiance, chaleur, amour, justice, gentil-
lesse, enfant appellent des noms de femmes, d'amis, de fleurs et
de fruits. Les mots camarade, frère, courage, liberté, le nom de
Gabriel Përi. Il n'y a aucune image de bateau, ni de miel, ni de
cristal. Mais 1'enumeration de tous ces "mots" élus et de leurs
"noms" est, à elle seule, l'image transparente d'une chaîne aux
maillons précieux qui lie les idées à l'espoir de leur règne et
qui totalise le temps.
171
C. IMAGES ET TEMPS

Le temps est une des "réalités fondamentales" pour qui veut


découvrir "la dimension humaine de la créativité", signale Ther-
371
rien . C'est comme une composante essentielle de la poésie ë-
luardienne que le temps a été étudié par G. Poulet, A. Mingelgrün,
D. Bergez, A. Kittang, G. Bachelard. Il serait utile de survoler
les conceptions des critiques en question et de voir aussi com -
ment Eluard, lui-même, explique ses interventions dans la durée.
Dans Le Point de départ, G. Poulet insiste sur la dispari -
tion du passé grâce â la femme-humanité et sur la multiplication
du non-être, due à la mort de Nusch (Le temps déborde). Il com-
pare "le mouvement ininterrompu" de la poésie ëluardienne au dé-
ploiement d'une sphère pareille à "la sphère intime des scolasti-
ques", c'est-à-dire "conçue de telle façon qu'en n'importe quel
endroit s'en découvre le centre et que ce centre s'en découvre
partout"
Dans "Paul Eluard et la multiplication de l'Etre", Poulet
tient encore que l'instant êluardien est "en dehors du temps" et
qu'il forme sa propre durée en se répétant373 . Il s'agit donc
d'une durée en même temps éphémère et perpétuelle, d'une sorte d'
éternité différente de l'éternité divine. "Le plus grand jour,
dit-il, n'existe donc jamais que détaché de tous les autres,même
s'ils sont grands comme lui". La durée ëluardienne est donc for-
mée par "une longue série de grands jours discontinus qui se suc-

371. P. 116.
372. Etudes sur le temps humain III, Paris, Pion, 1964,p.160,
373. Europe t. 525 (1973), p. 41.
172
cèdent sans se lier" 374 . Poulet découvre aussi chez Eluard une
375
simultanéité "moins temporelle que spatiale"

A. Mingelgriin dans son étude picturalo-linguistique intitulée


Essai sur l'évolution esthétique de Vaut Eluard, signale le rap-
pel de la part d'Eluard de "la double dimension du temps. Celui-
ci", dit Mingelgrün, "est vécu à la fois dans l'horizontalité de
son déroulement et dans une verticalité accumulatrice de reprë -
sentations et de sentiments disponibles à chaque moment"
Dans Eluard ou le rayonnement de l'Etre, D. Bergez insiste

sur l'action des circonstances extérieures telles que l'occupa -


tion, la séparation, l'amour, la mort, sur le temps poétique. En
même temps il découvre en celui-ci les caractéristiques suivantes:
a) la volonté de possession
b) le désir de convertir la successivitë en totalité
c) la transmutation en valeur d'espace
d) l'orientation vers l'avenir
e) la valorisation de l'instant
f) l'ubiquité des éléments temporels
g) la transparence.

A. Kittang s'arrête au caractère intensif du temps ëluardien.


Il écrit dans D'amour de poésie: "Le temps propre à la poésie im-
médiate, nous oserons affirmer que c'est l'éclair, le temps non
quantitatif" 377
Enfin Bachelard classe Eluard (comme Lautréamont) parmi les

374. Ibid., p. 44.


375. Ibid., p. 47.
376. P. 87.
377. P. TOO.
173
poètes qui vivent "dans un temps franchement métamorphosant, vif
comme une flèche qui court aux bornes de l'horizon" 378
Ces points de vue, si différents entre eux, sont tous"sous la
domination de l'image", selon l'expression de Bachelard 379 . Eluard
lui - même, parle du.pouvoir de son monde imaginaire sur la
durée: "La connaissance du temps", dit-il, "n'est pas limitée par
la durée du temps vécu. L'oubli ou les souvenirs intenses modi-
fient constamment cette durée. Mon imagination dispose de tout
un monde enfoui de sensations et d'imagés merveilleusement nouées,
de toutes les sensations et de toutes les images qui n'ont pas
trouvé jusqu'ici leur place dans le temps et l'espace. Elles me
rendent ma naissance aussi impensable que ma mort. Grâce à ce
trésor inépuisable, je -puis transporter à mon gré le lieu et l'
. + + «3δ0
instant"
Dans ce commentaire qui, à bien l'examiner, légitime tous
les points de vue déjà exposés, Eluard remonte à leur source com-
mune en nous livrant la clé des métamorphoses de son temps poéti-
que. Il s'agit de ces "images merveilleuseument nouées" dans son
inconscient attendant la "nécessité extérieure"(1,545) qui les
fera "trouver [...] leur place dans le temps" et agir sur lui.
Nous essaierons ici de composer notre conception du temps ëluar-
dien en montrant les traits visuels sous lesquels il se présente
et en analysant les images qui le traduisent.
Nous avons repéré deux temps dans la poésie d'Eluard. Un
temps intérieur, psychologique et un temps extérieur, historique.

378. Lautréamont, pp. 56-57.


379. La Poétique de l'Espace, p. 188.
380. Paul Eluard, Le Poète et son Ombre, Paris, Seghers/1979,
p. 197. Nous soulignons.
174
Le premier est, à notre avis, inhérent au système ëluardien et
381
devient souvent "durée en soi" , le second sous-tend ce systè-
me. Il faut étudier ces deux temps avant de chercher leur ré-
férence commune dans la poésie d'Eluard.

1. Images d'un temps psychologique

Le temps intérieur à la poésie ëluardienne se présente total


et clos. Son origine (comme sa fin) est non rëpêrable. Sa source
est une absence:

Je remonte le temps jusqu'aux pires absences


(1,470).

Dans Défense de savoir, Eluard fait du temps l'image de la


circonférence d'un cercle en laquelle le je est installé:

Je suis au coeur du temps et je cerne l'espace


(I,21S).

Le mouvement de cette courbe cernant l'espace rencontre la "flè-


che courant aux bornes de l'horizon" de Bachelard. En même temps,
l'espace "possédé" par le temps confirme la pensée de D. Bergez.
Cette même image du cercle est reprise dans Poésie ininterrompue :

image ô contact parfait


L'espace* est notre milieu
Et le temps notre horizon
(11,29).

381. V. G. Bachelard, La Dialectique de la Durée, Paris, P.U.F. ,


1950, p. 62.
. 382. Bachelard écrit dans La Poétique de l'Espace à propos
du centre et de l'horizon: "Chaque objet investi d'espace inti-
me devient, dans ce coexistentialisme, centre de tout l'espace.
Pour chaque objet, le lointain est le présent, l'horizon aautant
d'existence que le centre"(p. 184).
175
Il s'agit de l'image, parfaite en sa forme et en sa continuité,
d'un temps-limite qui défie la mort en invitant au geste qui bri-
se son équilibre.
Le metteur en scène Wim Wenders nous a donné exactement la
même image du temps dans son chef-d'oeuvre poétique Les ailes du
désir oü l'un de ses anges cite justement Eluard dans son inven-
taire délirant des êtres et des choses qu'il "sait par coeur". Le
temps y est le cercle que cet ange trace par terre, en suivant
son mouvement perpétuel ou l'avion militaire qui, d'un bout à 1'
autre de l'horizon, suit la courbe de la voûte céleste ou bien
la jeune acrobate qui recommence chaque soir le saut de la mort
sous le toit sphêrique du cirque imitant le ciel étoile. Nous
signalons le sous-titre révélateur du film qui est Le aiel au-
dessus de Berlin. Le saut vers le centre du cercle qui tente 1'
ange et qui le rendra mortel, la chute inévitable de l'avion qui
"tuera" la guerre, l'échec fatal du saut de l'acrobate, évité par
la force de l'amour, tous ces gestes qui menacent ou qui brisent
l'équilibre du temps sont parfaitement identifiables dans le film
de Wenders.

Dans son poème en prose intitulé "Les plus belles cartes


postales", Eluard se demande: "A quand les cartes de Mauvaise An-
née qui mêleront les siècles aux mois, les années aux semaines
et les jours aux nuits au grand détriment du temps et aux béné-
fices des sensations?" (11,839). Dans ce texte devient évidente
l'aspiration du poète à un temps subjectif et proportionnel aux
"sensations", anarchique en soi et intemporel par rapport à la
durée extérieure. L'"intemporalité" du temps intérieur, accompa-
gnée par l'abolition onirique de toute hiérarchie est présente
176
dans les vers suivants de Défense de savoir:

Tous les yeux se font face et des regards égaux


Partagent la merveille d'être en dehors du temps
(1,221).

Il s'agit de 1'"affranchissement des conditions ordinaires du


temps et de l'espace" dont nous parle Poulet 3S3
L'intemporalité chez Eluard se renverse souvent en une "uni-
versalité" classique:

Sans le vouloir je suis de tous les temps


(11,668).

Le temps en images est élevé en "un principe permanent qui


se déploie â partir du noyau de l'être", selon le dire de D.Ber-
gez , en transposant "les données de la durée vécue en données
*, "386
d'espace :
L'éternité s'est dépliée
(11,424).

Simultanéité et ubiquité se confondent en traduisant la totalité


du temps en transparence. Aussi l'image indirectement trans-
parente du "temps innocent" dans ]es vers suivants de la Chanson
complète :

Laborieux espoir de ne pas dire l'heure


Mais le temps innocent
(1,867),

383. "Paul Eluard et la multiplication de l'être", p. 37.


384. "Eluard tend à l'universalité" (H. Meschonnic, Pour la
Poétique III, p. 135).
385. Op. ait., p. 147.
386. V. M. Meuraud, op. oit., p. 66.
177

est-elle remplacée, dans Le livre ouvert II, par des gouttes de


pluie qui deviennent des oiseaux
Transparents comme l'oiseau-temps
(1,1095).

Bachelard reconnaissait la transparence spatio-temporelle


quand il donnait du cristal la définition suivante: "le cristal:
387
un petit morceau de l'espace-temps onirique"
La transparence onirique du temps total rend visible la pré-
sence simultanée des saisons dans "La halte des heures":

Le seul rêve des innocents


Un seul murmure un seul matin
Et les saisons à l'unisson
Colorant de neige et de feu

Une foule enfin réunie


(1,1064),

tandis que dans h 'amour la poésie cette simultanéité se double


d'une ubiquité:

A l'assaut des jardins


ΟQ O
Les saisons sont partout à la fois
(1,265).

De la même façon, dans Poésie ininterrompue,"un seul coeur" se


multiplie et devient simultanément "tous les coeurs":

387. La Terre et les Rêveries de la Volonté, p.299.


388. D. Bergez écrit à propos de ces vers: "l'ubiquité con-
cernant les saisons double spatialement une synthèse temporelle,
réunissant dans un même 'espace de temps' toute la diversité du
cycle annuel" (op. cit., p. 157).
178. -

Un coeur seul pas de coeur


Un seul coeur tous les coeurs
(ir,29j.

Le temps êluardlen est poétique, dans la mesure où il em-

ploie les mêmes moyens .que l'amour:

[·..] Le temps se sert de mots comme l'amour

(1,166),

lisons-nous dans Au défaut du silenee. Et dans Perspectives :

Le poids des mots écrits équilibre le temps


(11,255).
C'est comme l'amour, par des mots, que le temps se transmue en

poésie et que la poésie lui apporte le poids de sa réalité. De

ce point de vue, Le temps la poésie et L 'amour le temps seraient


des titres ëluardiens légitimes. Le caractère total et clos du

temps intérieur à la poésie d'Eluard étant donné, nous étudierons

l'interdépendance de ce temps et de l'amour.

Le temps heureux chez Eluard est mobile. Dans Le lit latable

1' amour entre l'homme et la femme se mêle à celui de l'humani-

té entière. Le jour, élément temporel et viril, "coule" dans"la

rue", qui est une image féminine, et la colore. Les places dé-

bordant de la foule réunie, identifiée à un feu éclairant, s'al-

longent sur les rues et la vie humaine gagne de nouvelles pers-

pectives :

Au tonnerre des pavés


Le jour coule dans la rue
Et les femmes se colorent
Et les hommes s'accentuent

Longues places de mes hommes


Perspectives de mes femmes
(1,1219).
179
Le temps est souvent mobilisé par l'amour et se dilate pour
occuper l'espace. Traduit dans les vers suivants par le mot"sou-
venirs", il s'ajoute une valeur d'espace et devient le véhicule
qui transporte le moi: ·•

J'admirais descendant vers toi


L'espace occupé par le temps

Nos souvenirs me transportaient


(1,400).

Le temps animé par l'amour suit un mouvement circulaire ,qui


l'équilibre dans sa régularité. Intériorisé par l'être amoureux,
389
d'objet désiré il devient le désir même de possession dont par-
le D. Bergez. Ce désir est évident dans Le phénix:

J'avançais je gagnais de l'espace et du temps


(11,441).

Et dans Corps mémorable:

Et la porte du temps ouverte entre tes jambes


(11,134).

Les yeux chez Eluard, porteurs comme nous l'avons vu d'


éternité, deviennent de par leur forme les images mêmes de ce
temps circulaire 390 . Dans Capitale de la douleur, ils cernent
comme un horizon l'espace amoureux qui est le coeur du moi:

La courbe de tes yeux font le tour de mon coeur


Un rond de danse et de douceur
Auréole du temps berceau nocturne et sûr
(1,196).

389. Cf. Therrien, p. 132.


390. Cf. D. Bergez, p. 43.
180
Ce temps "rond" est l'image même de sa "totalité", de son "in -
391
tégritê" l.

L'amour chez Eluard arrête l'âge. I l devient a i n s i un moyen


d'ëternisation:

C'est par la femme que l'homme dure


(1,507).

Cette ëternisation est due à la valeur accordée à l'instant pré-


sent en tant qu'atome du temps. "Le temps à petits quanta scintil-
392
le", dit Bachelard, dans La Dialectique de la Durée et dans
3 93
La Poétique de l'Espaoe: "L'espace tient du temps comprimé"
La répétition de l'expression "d'un seul", valorise l'instant é-
luardien. M.-J. Rustan, dans son article sur "Le temps poéti-
que de Paul Eluard", parle justement de l'action surrêalisante
de cet instant3 94
Dans Linger es légères, le baiser de la femme aimée sublime
le temps tandis que l'intensité de l'instant amoureux la rend,
à son tour, immortelle. En dépassant son corps-limite par le
395
baiser elle brise "la croûte as.
du temps" ordinaire et saute dans
une atemporalitê surrêalisante:

391. V.ibid., p. 138.


392. P. 67.
393. P. 27.
3 94. "Mais si le passé, le présent, l'avenir subsistent, 1'
instant les surrëalise: sans perdre leurs traits distinctifs,ils
deviennent un toujours" (Cahiers du Sud, [mars 1954],p. 4 6 3 ) .
395. "...La durée ne compte pas pour elle [la poésie ëluar-
dienne], tout entière au présent elle aspire à instaurer dans 1'
instant l'éternité en brisant la croûte du temps" (M. Raymond,
De Baudelaire au Surréalisme, Paris, Corti, 1969, p. 308).
181
Tu dépasses sans'te perdre
Les frontières de ton corps
Tu as enjambé le temps
Te voici femme nouvelle
Révélée à l'infini
(IX,9).

Plus bas l'amour confère à la femme une totalité aussi bien


spatiale que temporelle. Au feu de sa nudité et à la terre de
sa chair vient s'accorder une légèreté céleste qui immortalise
1'amour :

Mon unique univers


Ma légère accordée
Au rythme de la nature
Ta chair nue durera
• (11,11).

L. Scheler écrit dans la Préface des Oeuvres Complètes d'


Eluard: "l'amour abolit la durée, l'instant comble l'éternité, à
l'écoulement hëraclitëen succède le bonheur 'fleuve et cascade
du présent'" (I,lvi-lvii).

C'est aujourd'hui que le présent est éternel

(11,705),

lisons-nous dans "Le Château des Pauvres".

L'équilibre heureux du temps intérieur, est souvent menacé


par des ralentissements dus à l'influence des circonstances ex-
tërieures 396 . Toute lenteur devient alors dëpossession:

Quel chemin en arrière


Quand la lenteur s'en mêle
(1,402).

396. Cf. G. Bachelard, La Dialectique de la Durée, p. 36.


182
Dans Capitale de la. douleur la "captivité" entraîne une lenteur
au temps qui se traduit en l'image d'une pluie verlainienne. A
l'élan d'un temps unifie succède la monotonie répétitive d' un
temps entrecoupé par des* arrêts, comme par des sanglots:

Jours de' lenteur, jours de pluie

D'heures toutes semblables, jours de captivité


(1,187).
397
La mort en tant que "décalage entre l'être et le temps"
entraîne chez Eluard un déséquilibre spatio-temporel. Nous li-
sons dans Le temps déborde:

La vie soudain horriblement


N'est plus à la mesure du temps
Mon désert contredit l'espace
(11,109).

Sous l'action du sommeil-mort l'image ëluardienne du temps-horizoï


et de l'espace-milieu est abolie, comme dans les vers suivants
pris dans Le lit la table:

Mémoire et même du désert et du silence


Joli désert où la mort est légion
Le coeur parcelle et le temps dispersion
Silence noir où tout se contredit
(1,1217).

Dans Poésie et vérité, la mort, vue en cauchemar, s'annonce


aussi comme l'arrêt du mouvement temporel. La disparition du
centre défait alors la ligne de la circonférence:

397. V. D. Bergez, op.ait., p. 137.


183

Dès qu'il s'abandonnait au sommeil


Un voyou toujours le même
Appuyait un revolver sur son coeur
Et le temps s'arrêtait

Il ne s'y habitua jamais


(1,1121).

Le déséquilibre du temps produit par la mort devient lit-


téral dans Le tempe déborde:

Mais la mort a rompu l'équilibre du temps


(11,112).

Ce vers est reproduit à un mot près dans "Guernica" qui est,


notent M. Dumas et L. Scheler, le "commentaire de Paul Eluard
pour le film réalisé en 1950 par Alain ßesnais et Robert Hessens,
d'après le tableau de Picasso"(11,1298):

Et la mort a rompu l'équilibre du temps


(11,917).

Mais voyons d^un peu plus près comment ce déséquilibre se matéria-


lise chez Eluard.

Juste avant la mort le temps acquiert une intensité et une


rapidité presque vertigineuses. Dans le poème "Avis" le maquisard
condamné trouve "courte" sa dermiëre nuit:

La nuit qui précéda sa mort


Fut la plus courte de sa vie
(1,1253).

Avec la mort de.l'être aimé la perte de l'équilibre du temps


qui se désagrège entraîne la perte de l'équilibre de l'être es-
seulé, sa chute vertigineuse. Le vertige est, selon Bachelard,
184
39 8
"une sorte de mort"

Le temps me file entre les doigts


La terre tourne en mes orbites
• (11,111),

dit Eluard dans Le temps déborde. Et plus loin:

Je ne dors pas je suis tombé j'ai trébuché sur ton


absence.

La mort est ici tangible. Elle devient l'obstacle fatal sur le-

quel le temps et le je dans le temps "trébuchent".

Dans le poème intitulé "Notre Vie" l'abolition par la mort

des caractéristiques temporelles est complète:

Mais la mort a rompu l'équilibre du temps


La mort qui vient la mort qui va la mort vécue
La mort visible boit et mange à mes dépens

Mon passé se dissout je fais place au silence


(11,112).

Encore une fois la mort est matérialisée. Elle brise la ligne

du temps et fait invasion dans la vie du poète. L'instant pré-

sent perd alors sa force surrêalisante. Il se transforme en un

monstre dévorant toute simultanéité. Il dissout le passé et ré-

duit le futur au silence. La totalité du temps est abolie.

Dans Le phénix nous retrouvons le même néant spatio-temporel:

Tout effacer qu'il n'y ait rien ni vitre ni buée


Ni rien devant ni rien derrière rien entier
(11,441).

398. L'Air et les Songes, p. 120.


185

Non seulement la transparence mais tout rapport de visibilité

disparaît dans ces vers. L'intégrité du temps donne sa place

à l'intégrité du néant. Le lecteur devient témoin d'une dé -

possession complète.

L'arrêt soudain du mouvement circulaire du temps par la

mort de Nusch le fait déborder. La vie du poète ressemble ä

une terre immobilisée, inondée par les eaux des océans et sans

avenir:

Vingt-huit novembre mil neuf cent quarante-six


Nous ne vieillirons pas ensemble
Voici le jour
39 9
En trop: le temps déborde.
(11,108).

3 99. A propos de ces vers G. Poulet écrit:


"Si, dans l'univers bouleversé d'Eluard l'inversion de l'espace
consiste en un dépeuplement,•en le passage de la plénitude de
la présence à la désertion et à la solitude, l'inversion du temps
ici, prend au contraire un aspect d'horrible surabondance, de
superfluitë intolérable" (.Etudes eux· le tempe humain JTJJ, "Le Point
de Départ", p. 158). Et Bachelard:"Il faut s'en défendre [du
temps] ou l'utiliser suivant qu'on est dans la durée vide ou dans
l'instant réalisateur" (La Dialectique de la Durée, p. 32). Cf.
aussi le poème intitulé "En bleu adorable" de Hölderlin où le roi
Oedipe, atteint d'une douleur morale insupportable, sé sent avoir
"un oeil en trop". C'est pour avoir trop vu qu'il finit donc
par se crever les yeux:
[...]. Le roi Oedipe a un
Oeil t>n trop, peut-être. Ces douleurs et
D'un homme tel, ont l'air indescriptibles,
Inexprimables, indicibles. Quand le drame
Produit même douleur, du coup la voilà...
(Traduction André du Bo.uchet)
186
L'extrait suivant de La vie immédiate parait prophétique: "Et
dans l'unité d'un temps partagé, il y eut soudain tel jour de
telle année que je ne pus accepter. Tous les autres jours,tou-
tes les autres nuits_, mais ce jour-là j'ai trop souffert" (1,376) .
Ce sentiment d'excès, entraîné par l'immobilité du temps, est
matérialisé dans le poème intitulé "Retraite" en l'image d'un
être opaque et cancéreux qui croît d'une manière anarchique et
incontrôlable et qui abolit l'espace au lieu de l'intérioriser:

Je sens l'espace s'abolir


Et le temps croître en tous sens
(1,1122).

Dans Une leçon de morale le temps devient l'image immobile d'


une morte:

Du temps semblable à une morte


(11,305).

Dans Le lit la table l'immobilité renvoie à la mort absolue:

Les oiseaux n'ont qu'une route


Toute d'immobilité
[...] ,
La mort ni simple ni,double
Vers la fin de cette nuit
(1,1203).

Chez Eluard l'instant de la mort immortalise la solitude com-


me l'instant du bonheur immortalise l'amour:

Il est midi tout seul à jamais sur la terre


Et sur l'assiette de la ville et dans la vie réglée
Reproduisant chaque seconde
Dans un temps qui ne passe pas
(11,208).
187
Dans ces vers du poème intitule "Dit à une Morte", qui rappellent
"le jour en trop", le temps, immobilisé par la mort, règle la vie
du poète et la remplit de solitude. Alors celui-ci reproduit ce
temps et rend à son tour solitaires la ville et la terre.
Chez. Eluard il faut que la mort soit "défalquée" pour que 1'
existence sorte de l'immobilité. Dans A l'intérieur de la vue,i.e.
je redonne au temps son mouvement. La masse et la durée cessent
d'être informes:

La mort défalquée, je tranchais


la surface et la masse, l'étendue
et la durée (11,159).

2. Images d'un temps historique

Le temps historique est rëpêrable dans la poésie êluardienne


surtout quand elle passe "de l'horizon d'un homme à l'horizon de
tous" (11,204). Il s'agit d'un temps hëraclitéen, extérieur au
système circulaire déjà décrit. Ce temps est entier et ouvert.
Dans le poème au titre dêmystificateur "Blason dëdorê de mes rêves"
de Poésie ininterrompue II, le je prend du recul sur le temps psy-
chologique et opte pour la vie éveillée:

Je ne dispose pas du temps il est entier


(11,687),

Le passé, le présent et le futur sont des réalités distinctes


mais interdépendantes, aux valeurs inégales. Nous lisons dans
Poèmes politiques : "Mouvement inverse d'un temps normal jusqu' au
dur désir de durer. Il se sentit victime bêtement, victime du
temps révolu et du temps à venir"(11,205).
Le présent a une grande importance pour le temps historique.
188
Entre un temps "avorté" et un temps "germinatui" , il devient
le sentiment d'un dépassement et d'une préparation, le lieu où
se tissent chaque fois l'oubli et le rêve. Ce présent se cristal-
lise en l'image d'un coeur dans Les sentiers et les routes de la
ρ oésie :

Le passé est un oeuf cassé


L'avenir est un oeuf couvé
Le présent c'est mon coeur
Le rythme de mon coeur est un rythme éternel
(11,643).

C'est en tant que lieu d'accomplissement d'une consciende du temps


que le présent devient ici désir de transcendance 401

Le temps historique se déroule horizontalement, comme dirait


A. Mingelgrün. Il évolue en se dépassant.

Elle accordait son coeur au temps qui se dépasse


(11,434),
lisons-nous dans Le phénix. Cette évolution prend la forme d'
"une rue sans fin" dans Deux poètes d'aujourd'hui:
Mais je chante sans détours ma rue entière
Et mon pays entier comme une rue sans fin
(11,143).

Et dans Îoésie ininterrompue II:

Un pas après un pas la route est infinie


(11,663).

Le caractère entier et continu du temps réel se concrétise

400. V. D. Bergez, p. 145.


401. Cf. ibid., p. Î33.
18S
dans Pouvoir tout dire en l'image transparente d'une source gui
ne tarit pas :

Car j'aurai tous les mots qui servent à construire


Et qui font croire au temps comme à la seule source
(11,365).

Dans "La Victoire de Guernica", poème appartenant au re-


cueil intitulé Cours naturel, cette source de la durée qui re-
naît d'elle-même devient l'image d'un trésor découvert dans les
"yeux purs" des "femmes" et des "enfants":

Les femmes les enfants ont le même trésor


De feuilles vertes de printemps et de lait pur
Et de durée
Dans leurs yeux purs
(1,813) .

Dans Poèmes politiques enfin, le temps qui se dépasse de-


vient l'image optimiste d'un "printemps" qui "renaît" perpétuel-
lement.

Mais le printemps renaît qui n'en a pas fini


(11,223).

Le peuple grec incarne ce printemps dans le poème intitulé


"Si la Grèce était délivrée", appartenant au recueil Grèce ma
rose de raison:

Enfants ces hommes et ces femmes


Le coeur battant dans la verdure
De nature ils sont éblouis
Et leurs paupières sont les rives
Du bon soleil et de l'air pur
Rives d'un peuple prîntanier
(11,282).

Dans ce même poème le présent se laisse dépasser par un avenir


190
qu'il "chauffe" déjà en son sein:

Demain sera chaud d'aujourd'hui


(11,282).

Et, plus bas, la vision d'une vie "autre" devance son accomplis-
sement. Le rêve est mis avant la réalité. Le présent devient
créateur d'avenir :

Et notre toit c'est la durée


Couvrant les promesses d'hier
Et la moisson sème ses graines
(11,284).

Dans le poème "Athina" on voit une qualité importante du


présent en tant que conjoncture historique: son influence sur
le comportement d'un peuple. Le temps extérieur subit dans ce
poème une intériorisation collective qui explique le vers:

Petit et grand à la mesure de ton temps


(11,142),

attribué au peuple grec. Nous avons en d'autres termes une syn-


thèse du temps psychologique et du temps historique.

3. La présence du poète et le temps

Le je (ou le nous) intervient dans la poésie éluardienne,d'


une manière unificatrice, pour lier le temps historique au temps
psychologique. Cette liaison est une opération visuelle et se
réalise non pas dans le sens de la retrospection et du regret
mais dans celui,de la projection de l'expérience passée sur 1'
avenir et de l'espoir. Le présent dont nous avons signalé l'im-
portance dans le temps historique est un présent orienté. C est
par lui que se fait le passage à 1'intemporalitë ou à l'univer-
191

salite du temps p s y c h o l o g i q u e :

Aujourd'hui je suis toujours


(11,25).

Pierre Emmanuel considère que la "réduction du temps à la


présence pure" est à l'origine de la simultanéité et de la con-
402
tiguïté des images êluardiennes
Le pouvoir projectif du présent confère au temps un élan
qui est maintenu grâce à une série d'"explosions". Dans le
Dictionnaire abrégé du surréalisme Eluard écrit à propos du temps:
"Les explosions du temps fruits toujours mûrs pour la mémoire(I,
782). Cette pensée rencontre celle de Bachelard selon laquelle
le présent est vécu comme "la somme d'une poussée et d'une aspira-
*_• ..403.
tion"
Dans Le lit la table, les sauts du temps se présentent com-
me des sauts dans le temps. Toute idée de mûrissement est ban-
nie. Le présent est vécu comme un passage direct d'un âge à 1'
autre. Ces bondissements vers la vieillesse sont pourtant ar-
rêtés par la présence de l'amour. Poussée hors de la durée or-
dinaire, la femme aimée se fixe en une jeunesse éternelle:

L'homme ne mûrit pas il vieillit


Toi première et dernière tu n'as pas vieilli
Et pour illuminer mon amour et ma vie
Tu conserves ton coeur de belle femme nue
(1,1201).

Dans La rose publique le "nous" du couple emploie le pré -


404
sent donné" pour inventer le temps, pour tisser sa propre

402. 0p. oit., p. 39.


403. L'Air et les Songes, p. 292.
404. V.G. Poulet, Le Point de départ, p. 40.
192
durée:

Nous passons notre vie


A renverser les heures
Nous inventons le temps
(1,446).

Cette image d'affranchissement radical des liens ordinaires du


temps est prométhêenne. L'appartenance du présent au feu de-
vient évidente dans Facile:

Tu sacrifies le temps
A l'éternelle jeunesse de la flamme exacte
Qui voile la nature en la reproduisant
(1,459). .

Le présent est ici "la flamme exacte". Son action projective se


concrétise en l'oubli du passé et en la création perpétuelle 405

Dans La rose publique, "la mort exacte" devient une varia-


tion de "la flamme exacte". Elle se trouve au bout de l'aventure
spatio-temporelle du présent:

Des kilomètres de secondes


A rechercher la mort exacte
(1,432).

Dans Lingères légères, le présent est concrétisé en l'image


d'une femme portant en elle 1'enfant-avenir:

Tu ne sais rien de l'avenir


Tu l'incarnes il est présent
En toi qui ne finiras pas
(11,11).

405. Cf. G. Poulet, "Paul Eluard et la multiplication de 1'


être", p. 38.
193

Dans Poésie ininterrompue, c'est l'image aérienne de son


enfance que le if e présent projette sur l'avenir, comme un espoir,
par contre/ il tourne le dos aux regrets suscites par un passe
terreux :

Je n'ai pas de regrets


Plus noir plus lourd est mon passé
Plus léger et limpide est l'enfant que j'étais
L'enfant que je serai
(11,31).

M. Dumas et L. Scheler nous rapportent le fragment suivant


d'une conférence prononcée à Londres, le 18 octobre 1951, dans
4
lequel Eluard se confirme et où la flamme l'emporte sur le sablier
"Jamais les meilleurs d'entre nous n'ont été lourds de leur passé.
Nous ne portons que l'avenir [...]. Nous allumons toujours le
premier feu sur terre" (11,1169). Le poète n'a pas besoin de
reculer dans son passé. Car· celui-ci est, selon le mot de D.
Bergez, "une accumulation de forces que seul le présent peut actuâ-
liser en se projetant vers le futur" 407 . Ainsi se justifie la
fidélité du passé au poète (et non pas l'inverse) dans les vers
suivants de Mèdi eus e s :

J'aimais hier et j'aime encore


Je ne me dérobe à rien
Mon passé m'est fidèle
Le temps court dans mes veines
(1,887).
Le passé chez. Eluard ne sert jamais d'appui. Il est nié

406. Cf. G. Bachelard, La Flamme d'une Chandelle, p. 24.


407. Op. oit., p. 149.
194
parce qu'Illusoire. ' ,
Ne comptons jamais sur hier
Tout l'ancien temps n'est que chimères
(11,703),
lisons-nous dans Poésie ininterrompue II.- Et dans A l'intérieur
de la vue:

La mémoire et l'espoir n'ont pas pour bornes les


mystères
Mais de fonder la vie de demain d'aujourd'hui
(11,157).

Un caractère projectif de la mémoire est ici dominant.

L'oubli du passé-hiver est la condition de l'avenir-


printemps dans Poésie ininterrompue II:

L'hiver l'oubli n'annoncent que l'avenir vert


(11,663).

Et, bien avant, dans Capitale de la douleur, l'avenir est annon-


cé par l'image printanière des "heures entrOuvertes" des jour-
nées. L'imagination, "suzeraine", conduit la mémoire et traduit
"symboliquement les secrets du moi" :

Les figures dentelées du jugement d'hier conservent


aux journées leurs heures entr'ouvertes
(1,185),

La présence du je dans la poésie ëluardienne en plus de son


fonctionnement projectif, garantit la communion de l'homme avec
le monde et l'histoire. Quand le Je se trouve "au point mortel"
l'avenir est manqué:

408. V. M. Mansuy, op. oit., p. 141.


195

Je suis au point mortel je n'ai pas d'avenir


(11,329).

C'est par le je que le temps poétique se joint à la vie des hom-


mes:

De croire que le temps n'efface pas la vie


Mais qu'il est la vie même
(11,945).

Le j e e s t dans t o u t e t c o n c e n t r e t o u t en u n i s s a n t l e s u j e t à
l'objet:

C ' e s t a u j o u r d ' h u i q u ' e s t née l a j o i e e t j e m a r i e


La courbe de l a vague à l ' a i l e d ' u n s o u r i r e
C ' e s t a u j o u r d ' h u i que l e p r é s e n t e s t é t e r n e l
(11,705).

Dans Les armes de la douleur l'histoire se mêle à la nature,


la délivrance de Paris à l'image d'un "printemps naissant":

Et c'est de nouveau le matin un matin de Paris


La pointe de la délivrance
L'espace du printemps naissant
(1,1231) .

Dans Cours naturel la liberté, intériorisée d'abord par le


nous, vient par la suite "combler le retard" de l'histoire:
Notre espace certain notre air pur est de taille
A combler le retard creusé par l'habitude
(1,799).

Chez Eluard le temps réel débouche sur le temps rêvé comme


un fleuve qui déboucherait sur la totalité et la transparence
409
projetées de sa source . D'ouvert qu'il était, il reprend son

409. Le temps rêvé serait ici comparable au temps sacré qui,


selon M. Eliade, est le modèle exemplaire du temps historique(cf.
Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965, p. 80).
196
caractère clos. L'image du cercle réapparaît:

Demain reste le centre de la vie totale


(11,368).

Par la poésie la durée historique redevient instant dynamisé. La

ligne se concentre dans le point. C'est à raison que R.Jean con-

state: "Dialectique et poétique ne sont nullement deux voies op-

posées pour [Eluard]. Jamais peut-être langage n'a mieux marié


41 η
la simplicité de la ligne à celle du point"

Pourtant la poésie ëluardienne est centrée à notre avis beau-

coup plus sur "une volonté d'avenir social" que sur "une instruc-
411
tion historique" . De ce fait la "participation" l'emporte sur

la "causalité" 4 1 2 .

Le temps ëluardien est à la fois à vaincre et à posséder. Le

poète "devant la feuille blanche" est un acrobate chancelant en-

tre la finitude et l'éternité. C'est la poésie (ou l'amour) qui

le sauve de la chute.

Les belles manières d'être avec soi-même


413
Devant la feuille blanche

410. Paul Eluard, P· 104.


411. V. G. Bachelard La Dialectique de la Durée, p. 46.
412. "Les choses se transmettent la cause, elles ne la susci-
tent pas. Une cause de soi est une tautologie ou bien un Dieu.
C'est peut-être par ce biais que causalité et participation ap-
paraissent le plus nettement comme contradictoires. Dans la
mesure où une qualité est pensée comme participant à une activité
substantielle, elle échappe à l'analyse causale " (ibid., p. 54).
413. Cf. aussi les vers suivants de G. Sëfëris:
Τ'άσπρο χαρτί σκληρός καθρέφτης
εποστρέφευ μόνο εκείνο που είσουν
("Θερί-νό ηλίοστάσι. Η'", Τρύα χ.ρυφά Ποιήματα, Athènes, Institut
Français, 1966, p . 5 1 ) . Nous traduisons:
La feuille blanche miroir dur
Rend seulement ce que tu as' été.
197

Sous la menace d'impuissance


Entre deux temps et deux espaces

Entre 1'ennui et la manie de vivre


(11,45),
dit Eluard dans "Le travail du poète". Mallarmé avait ressenti
la même impuissance dans "Brise marine":
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe
Ö nuits! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.

D. Bergez tient que "l'expérience universelle du temps re-


joint. . .naturellement chez Eluard cette hantise fondamentale de
414
la dissolution que conjure l'expérience amoureuse" . Ά notre
avis on ne doit pas se limiter à la négativité de ce point de
vue. Si le temps à vaincre est un "principe... de dégradation
et de déperdition d'être" 41 5, le temps à posséder est un principe
d'ëternisation beaucoup plus puissant parce qu'il renvoie à 1'
41 6
image archêtypale du paradis perdu . Aussi le temps humain
qui arrive à comprendre l'espace·dans les vers déterminants:

Je suis au coeur du temps


Et je cerne l'espace
(1,218),

414. Op. ait., p. 133.


415. Ibid.
416. Cf. le texte de G. Durand où il est question de cet "ef-
fort comprëhensif de réconciliation avec un temps euphêmisë et
avec la mort vaincue ou transmuée en aventure paradisiaque" qu'
est "le sens inducteur dernier de tous les grands mythes" (op.
oit., p. 433).
198
opère-t-il un renversement cosmique oü la terre,"espace trans-
41
cerclant", gagnerait puis réinventerait le ciel, "temps mythique"
Notre point de vue est confirmé par J. - P. Richard qui conçoit
le temps ëluardien "comme une suite d'instants vierges et pour -
tant totalement donnés, ouverts les uns aux autres". Ces in-
stants naissent de l'acte poétique qui pousse la durée "hors d'
elle-même". Selon Richard le monde qui est un "grand corps brisé,
dissous, inerte", ne regagne son sens que par l'intervention "d1
une autre durée qui vienne, en quelque sorte du dehors, du futur,
du haut d'une transcendance bienfaisante mais toujours pourtant
à partir de nous, puisque c'est nous qui l'inventons, en rëinau-
gurer l'élan". Richard compare "cette tranfusion de temps" à
une "transfusion de sang" et l'identifie à l'espérance ëluardien-
ne qui transforme le futur en présent 41 8. Cette comparaison,
fortement intéressante, est à retenir.

417. V. ibid., p. 477.


418. Op. ait., p. 115.
C H A P I T R E II

LA T E R R E - C I E L
\
201

A. ARCHEOLOGIE D'UNE IMAGINATION: LA TERRE-CIEL

t. Vers un sur-élément

La psychanalyse des images élémentaires d'Eluard, a amené


à l'identification de plusieurs noyaux dans sa poésie. Aussi
ont été repérées une volonté créatrice appartenant au feu, une
participation à la réalité aquatique de la nature ainsi qu' un
style de l'eau, une imagination fondamentalement aérienne et en
même temps l'obsession d'une terre "accordée".

En réduisant son univers en ses "éléments primitifs" on a


suivi là course d^Elluard lui-même, qui selon Elytis a procédé
de la même facon avant de recomposer cet univers "avec une menta-
lité tout à fait nouvelle" et conforme aux exigences de notre
temps . C'est, l'image-principe (ou princeps) de cette recom -
position qu'on se propose de découvrir maintenant par une "archée-
logie" de l'imagination matérielle et dynamique d' Eluard . Le

1. Voici le texte complet d'Elytis:"'Όλος ο κόσμος γ ta τον


Eluard έχει προηγουμένως διαλυθεί στα πρωταρχικά του στοιχεία κι.
έχει Ιανασυντεθεί με μιαν ολότελα καινούργια νοοτροπία, που α­
νταποκρίνεται σε μια γνήσια και σύγχρονη ευαισθησία" {op.cit.,
ρ. 453). Nous traduisons: "Pour Eluard tout l'univers a été ré-
duit à ses éléments primitifs avant d'être recomposé avec une
mentalité tout à fait nouvelle qui répond à une sensibilité au-
thentique et de son temps". Cette phrase nous rappelle M.Eliade
parlant de "l'angoisse devant le risque de la nouveauté" et du
"refus d'assumer la responsabilité d'une existence authentique et
historique" (op.cit., p. 83). Nous soulignons.
2. Cf. le texte suivant de J. Rousset pris dans son livre
Forme et signification que Therrien cite pour mettre en relief
"la voix d'un disciple original" de Bachelard:"Ce lecteur corn-
202
mot "archéologie" renvoie directement à la terre. Il s'agit d'
3
une lecture fondée sur les "techniques de creusement" , qui joint
4
le lecteur au poète, le "mineur" à 1'"astrologue" , d'autant plus
qu'Eluard lui-même, a su remplir ces deux rôles de manière éga-
le. Sur ce point Claude Roy nous rapporte:"Dominique disait:
'Paul a la foi du charbonnier'. C'était un charbonnier dont le
5
four faisait naître des diamants" .

Dans La Poétique de l'Espace, Bachelard trouve "une nuance


d'orgueil" à toute "référence à des puissances phénoménologiques
de lecture qui font du lecteur un poète" . Il conseille donc au
phénomënologue d'éviter cette immodestie et de travailler unique-
ment "au niveau des images détachées". Nous risquerons ici la re-
cherche, à partir des images détachées, de "cette unité complexe
7
et dialectique" qu'est l'image-principe tout en essayant de con-
server à l'égard de la poésie ëluardienne une attidude modeste,
dictée par la conscience que l'art est une nécessité qui nous
dépasse, nourrie par la réserve et soutenue par l'insistance de
la vérification. Ce passage de la psychanalyse à la phënomëno-

plet [...] lira l'oeuvre en tous sens [...] explorant les sur-
faces et creusant les dessous jusqu'à ce que lui apparaissent le
centre ou les centres de convergence, le foyer d'où rayonnent tou-
tes les structures et toutes les significations" (p. 20 4).
3. V. G. Durand, op. cit., p. 226.
4. Bachelard écrit dans La Psychanalyse du Feu: "Pour lui
[Novalis] le mineur est un astrologue renversé" (p. 71). Et
dans La Terre et les Rêveries de la Volonté: "Le minéral attire
l'astral" (p. 3 03).
5. Op. oit., p. 58.
6. P. 8.
7. V. Therrien, p. 55.
203
logie gui conduit à cette "zone [...] où veille encore le prin-
cipe [des] actions et [des] imaginations" nous
rapprochera,
1ο
comme Bachelard, de "la nature prophétique de la poésie"
Bachelard a donné à l'expression "germe et raison" "l" in-
tuition globale de la structuration" de la poésie êluardienne.
Nous essaierons de notre côté d'en donner 1'"image-germe." gui
sera celle d'un élément complexe gui transcende tous les éléments,
de ce sur-élément auquel aspire le je et dont nous avons seule -
ment signalé la quête à propos de "Pour vivre ici".
Evidemment le danger de "majorer la valeur" 12 de cette image
sera toujours présent dès que notre imagination s'y intéressera.
La distinction constante sujet-objet aidera à l'élimination de
ce danger.

Dans La Dialectique de la Durée, Bachelard nous rappelle que,


selon Bergson, l'originalité du moi "vient de son origine"

8. Cf. le mot suivant de G. Bachelard: "En rêvant dans le foi-


sonnement des images poétiques, le phënomênologue peut relayer le
psychanalyste. Peut-être même qu'une méthode unissant deux mé-
thodes contraires, l'une retournant en arrière, l'autre assumant
les imprudences d'un langage non surveillé, l'une dirigée vers la
profondeur, l'autre vers le haut, donnerait des oscillations uti-
les, en trouvant le joint entre les pulsions et l'inspiration, en-
tre ce qui pousse et ce qui aspire" (Fragments d'une Poétique du
Feu, p. 53).
9. V. G. Poulet, "Gaston Bachelard et la conscience' de soi",
p. 17.
10. V. Therrien, p. 329.
11. V. ibid., p. 92.
12. V. G. Bachelard, La Poétique de l 'Espace, p. 143.
13. P. 2.
204

Dans L'Air et les Songes, il découvre en Eluard une imagination


aérienne. On ne saurait ne pas en convenir d'autant plus qu'
Eluard est essentiellement poète et que 1'imagination(poétique)
au dire de M. Mansuy "appartient originellement à l'air" 14 . M.
Mansuy signale encore que "1'imagination peut devenir terrestre,
aquatique ou ignée mais par une sorte de surimposition", en con-
15
servant toujours "quelque chose de son origine aérienne" . Une
question se pose alors au lecteur d'Eluard: comment et dans
quelle mesure l'air influence-t-il son imagination toutes les
fois au'un changement se produit? Faut-il.parler de discontinui-
té en mettant l'accent sur l'élément transitoire ou bien risquer
16
"la postulation d'un continu sous-jacent" auquel 1' élément
originel a toujours son mot à dire? Ilya " Ehrenbourg tient à
raison qu'il est difficile de découvrir dans l'oeuvre d' Eluard
"un tournant" et qu'"il y a un lien direct entre ses premiers
ι7
vers et ceux qu'il a écrits à la veille de sa mort" . Ainsi
Le Devoir, publié en 1916, contredit-il "L'Albatros" de Baudelai-
re·. Le poète n'y est pas "exilé sur le sol"; il vit le "terri-
ble exil du ciel".:

Oh! vivre un moins terrible exil du ciel, très tendre


(1,14).

Et dans Le dur désir de durer, paru en 1946, le ciel n'est pas


non plus la patrie du poète:

14. Op. oit., p. 246.


15. Ibid.
16. V. G. Bachelard, La Dialeatique de la Durée, p. 44.
17. Cahiers Français, Paris, Fasquelle, 1961, p. 246.
205
Le ciel est un ciel d'ailleurs
Roi d'un pays étranger
(11,81).

Dans "Pour vivre ici", on a vu le je, abandonné par l'azur,


allumer un - feu et en nourrir 1'élan créateur de tout ce qui lui
tient à coeur afin de transformer la nature en poème, la réalité
en sur-réalité.
L'acte volontaire de perdre (ou de jeter au feu) les choses
qu'il "sait par coeur" réalisant sa décision de ne plus "penser
en dehors des murs" (1,1088) dans Le livre ouvert II est une varia-
tion plus révolutionnaire du choix du feu qui met l'accent sur
le devenir poétique et confirme le fait qu'"une certaine concep-
tion du poète est raccrochée au vestiaire de l'histoire"(II,202) ,
Le feu allumé sur la terre par le poète se dresse vers le ciel
pour le consumer. Dénudé de son sens, nié par la terre, celui-
ci perd sa raison d'être en soi.

Le feu éluardien, au moment de sa naissance, est ce que Ba-


chelard appelle "une connaissance polémique". Il détruit pour
18*
"faire la place de ses constructions" . Bachelard tient que la

"" destruction étant "totale et la construction jamais achevée", la


seule chose positive dont on doit tenir compte c'est "la con-
19
science des rectifications nécessaires" . Il serait donc utile
de suivre "les rectifications" de l'imagination d'Eluard 20 opérées
par le feu qui apporte aux images leur éclat. C'est par cet

18. La Dialectique de la Durée, p. 14.


19. Ibid.
20. G. Picon tient que "la poésie d'Eluard a comme lentement
tourné" (op. ait., p. 92).
206
21
éclat que "le passé lointain résonne d'échos" . Il s'agit de
la même résonance dont parle Elytis et gui est Offerte au lecteur
de la poésie ëluardienne par les images "qui vibrent jusque dans
leurs racines les plus cachées" 22

Dans La rose publique, Eluard tient que "l'objectivité poéti-


que n'existe que dans la succession, dans l'enchaînement de tous
les éléments subjectifs dont le poète est jusqu'à nouvel ordre
non le maître mais l'esclave" (1,421). Il s'ensuit que tout change-
ment au niveau des éléments subjectifs donne lieu à une nouvel-
le objectivité. Mais d'où vient ce "nouvel ordre" dont parle E-
luard et qui opère ce changement? Pour répondre à cette question
il serait utile d'examiner le conditionnement historique et social
de son inconscient, les variations de ses "lueurs" et la manière
dont elles se sont ordonnées par rapport au "fleuve de lumière"
(11,47).

D. N. Maronitis, dans son article intitulé "Poésie et Histoire"'


s'interroge aussi sur "le rôle intérieur" joué par "le coefficient
historique" dans la formation de la poë'sie (néo-grecque) , celle-
ci étant, selon la conception aristotélicienne, "un genre plus

21. V. La Poétique de l'Espace, pp. 1-2.


22. "H γνωριμία με τον εσωτερικό του κόαμο, το προχώρεμα στα
βάθη της ύπαρξης του, δε γίνεται, παρά με εικόνες και μες από
εικόνες-συναισθήματα που δονούνται ως τις πιο κρυφές ρίζες τους
χαρίζοντας έναν αντίκτυπο, το ίδιο βαθύ, στον αναγνώστη" (op.ait.,
ρ. 453). Nous traduisons;"La connaissance de son univers intime
[d'Eluard] , la pénétration dans les profondeurs de son existence
ne sont faites que d'images et par des images-sentiments qui
vibrent jusque dans leurs racines les plus cachées, en offrant au
lecteur une résonance aussi profonde".
23. Το Βήμα της Κυριακής, 24 avril 1988, p. 48.
207
philosophique que l'histoire·". Maronitis parle également de
poèmes qui ont "un caractère historique évident ou latent" et
qui, selon le cas, avancent vers ou reculent devant ce qu'on ap-
pelle "le mythe" 24 .
Si on admet avec Bachelard et Lacan que la conscience ne
peut pas discipliner l'inconscient et qu'au contraire l'incon -
scient structure la conscience, on ne peut pas négliger le fait
que la rêverie permet quand même à cette dernière d'intervenir
et que chez Eluard l'eau, image-archétype de l'histoire,se joint
au feu élu, afflue dans son inconscient et en pénètre le centre
le plus caché et en même temps le plus précieux. Mais de toute
façon "le poète est dirigé", ainsi que l'avoue Eluard. "Il ne
fait pas, dit-il, ce qu'il veut mais ce qu'il peut. Les circon-
stances s'imposent à lui d'une manière imprévisible. Il veut
parler de la femme qu'il aime, il parle des oiseaux, il veut
25
parler de la guerre, il parle de l'amour"
26
Stimulée ou même rectifiée par les circonstances extérieu-
res, l'imagination l'emporte toujours sur celles-ci. Eluard dé-
clare en 1946 que "l'imagination change le monde" et que "cette
reine du monde est la mère du progrès" (11,873). La question de
la responsabilité du créateur envers sa création est alors posée.

24. Cf. le texte suivant de G. Durand: "Le règne des images


[...] semole influencé par des facteurs événementiels, histori-
ques et sociaux qui de l'extérieur appellent tel o«. tel enchaîne-
ment des archétypes, suscitent telle ou telle constellation" (op.
oit., p. 441).
25. Le Poète et son ombre, p. 110.
26. Cf. G. Bachelard^« Formation de l'Esprit Scientifique,
Paris, Vrin, 1938, p. 249.
208
Dans L'Air et les Songes, Bachelard tient que "s'imaginer un
monde c'est se tenir responsable, moralement responsable de ce
monde" mais que "la rêverie des nuages [.·.] est une rêverie
28
sans responsabilité" . Et Sëfëris dans Λοχι-μές I, reconnaît au
poète "la responsabilité d'une lutte de vie et de mort" et rap -
29
porte: "Ou ευθύνες αρχίζουν από τα ονει-ρα"
Pour Eluard cette responsabilité dérive de sa "sensibilité
authentique et de son temps" dont parle Elytis.
' Les rêves selon Bachelard rendent offensive la volonté de
puissance 30 . Dans sa conférence du 25 octobre 1955 à la R.T.F.
il déclare que, pour faire une oeuvre l'homme doit exercer et
sentir en lui "la fonction de possibilité" et que "pour agir, il
faut d'abord imaginer". Et dans L'Air et les Songes, il tient
qu'imagination et volonté sont deux aspects d'une même force pro-
fonde" et que "sait vouloir, celui qui sait imaginer" 31 . Cette
intentionnalisation de l'imagination est évidente dans la poésie
éluardienne:

Je sais la vérité dès que je l'imagine


Le mal'étant à vaincre
(11,678).

27. P. 109. Cf. aussi M. Eliade, op. oit., p. 83.


28. P. 212.
29. P. 267. Nous traduisons: "Les responsabilités sont à
partir des rêves". J. Marcehc-.c dans sa postface de Paul Eluard
cite Lénine qui tenait qu'on doit "se comporter sérieusement avec
son rêve" (p. 165).
30. L'Eau et les Rêves, p. 240.
31. P. 130.
209
L'azur estompé, une "descente" de son imagination vers l'élément
terrestre où rêve la volonté est rëpêrabie. Mais il faut voir
quels sont les nouveaux traits pertinents de cet élément.

A partir de 193 9 les images élémentaires unitaires, forte-


ment marquées par la mort, deviennent nombreuses. En même temps
une constellation d'images complexes où rêve l'espoir gagne de
plus en plus de 1'espace poétique.
M. Eigeldinger nous apprend qu'après sa rupture avec Breton,
Eluard modifie "sa vision du langage et de l'image en s'appliquant
32
à l'humaniser davantage"
H. Meschonnic tient de son côté qu' "après la guerre d'Es-
pagne rompre avec le surréalisme est pour [Eluard] un acte d'
obéissance à soi"
Et J. Gaucheron considère l'adhésion de Paul Eluard au Parti
Communiste comme "l'expression d'une fidélité à lui-même"qui est
le produit d'une lente élaboration qui élargit sa vision du mon-
de, il s'accorde ainsi avec Ehrenbourg et parle non pas d1 une
rupture mais d' "un changement qualitatif humain qui réordonne
profondément en les perpétuant ses aspirations fondamentales,ses
raisons de vivre"
Eluard lui-même se réfère à un changement qualitatif en lé-
gitimant la critique qui cherche "dans quelle mesure un homme a
été mû par les circonstances et dans quelle mesure ces circonstan-
ces l'ont élevé ou abaissé" (11,933).

32. Op. oit., p. 172.


33. Op. oit., p. 130.
34. Op. oit., p. 111.
210
Nous ayons donc une "rupture" extérieure qui correspond à
une modification intérieure gui n'est pas une preuve de contra-
diction mais un acte de conséquence profonde et de mise au point.

Dans la partie III de "Pour vivre ici", grâce au pouvoir uni-


fiant du feu, Eluard découvre en lui la terre et s'en éprend comme
d'un nouvel amour:

Terre vivante dans mon coeur


Toute distance conjurée
Le nouveau rythme de moi-même
Perpétuel

Je suis sur terre et tout s'accomode du feu


(1,1034).

Il s'agit de la révélation d'une terre non pas "terreuse" mais


"vivante" et perpétuelle.
M. - R. Guyard, dans son livre sur Le Vocabulaire politique
de Paul Eluard, signale "la forte fréquence de Terre" dans les
inventaires mécanographiques des mots de son corpus35 . L'image
d'une terre heureuse est pressentie dans L'amour la poésie en la
matérialisation du céleste:

Une étoile nommée azur


Et dont la forme est terrestre
(1,241).

Ce même "pressentiment" démystifie le ciel en le matériali-


sant dans Le yeux fertiles :

Montrez-moi le ciel dans une seule étoile

35. Paris, Klincksieck, 1974, p. 77.


211
Je vois bien la terre sans être ébloui
(Χ,499).

Et dans Capitale de ta douleur, la prophétie du poète-voyant est


sous-tendue par l'image d'une terre sublimée et rayonnante de sa
propre lumière, libérée de la domination d'un ciel lointain et
désacralisé:

Tous les ponts sont coupés, le ciel n'y passera plus


Je peux bien n'y plus voir
t-.-l
Je distingue le jour de cette clarté d'homme
Qui est la mienne
Je distingue le vertige de la liberté
La mort de 1' ivresse
Le sommeil du rêve
(1,175).

Mais pour que la terre se sublime elle doit cesser d'être le


royaume des morts, comme elle le fait dans l'image suivante de
Poèmes politiques ou elle devient le support du règne définitif
36
de 1'homme :
L'homme en terre fait place à l'homme sur la terre
(11,232).

Chez Eluard les oiseaux montrent souvent le chemin vers cet-


te terre accordée à l'homme. Dans La rose publique, l'innocence
des "hirondelles enfantines" purifie la terre gui remplace leur
ciel:

Des hirondelles enfantines prennent la terre pour le


ciel
(1,451),

36. M.-R. Guyard signale "une véritable relation d'équivalen-


ce entre Homme et Terre" (ibid., p. 80).
212
Et dans Les yeux fertiles, la "chute" de 1'oiseau-pierre vers la
terre nourricière éternise son élan tout en transformant le sol
en vol:

Un oiseau direct ailes aiguisées


Revient pierre d'instinct
A la graine du vol
(1,501).

Enfin le divorce du poète et de l'azur, l'illusion perdue,


sont donnés dans L'amour la -poésie dans trois variations qui lais-
sent deviner sous le regret des "liens brisés", dans l'opacité et
le silence absolus, la tentation de changer de "régime imaginaire"
et d'être libre sur la terre:

Tant de liens brisés.

La flèche et la blessure
L'oeil et la lumière
L'ascension et la tête

Invisible dans le silence.


(1,252).

-La terre est, selon M. Mansuy, le seul élément que l'on dë-
sire et que l'on puisse posséder 37 . L'image d'une Terre promise
chez Eluard double alors celle du paradis perdu à laquelle ren-
voie comme nous l'avons vu "le temps â posséder" en tant que
principe d'ëternisation et où la terre gagnerait puis réinvente-
rait le ciel.
G. Poulet observe que "dans la poésie d'Eluard lumière et
moment présent, sont toujours intimement associés" . Le pré -

37. Cf. op. ait., p, 314.


38. Le Point de départ, p. 148.
213
sent vécu étant lié à la terre et la lumière au ciel, il en dé-
rive que le complexe présent-lumière peut être remplacé par ce-
lui de la Teyre-Qiel.
M. - R. Guyard observe que chez Eluard le mot terre est
souvent "en relation avec les lexemes oroire-salut-adorer" 39qui

font partie du vocabulaire religieux et qu'il lui arrive de fai-


re le rapprochement des mots terre et oiel. A notre avis, bien
loin de faire un rapprochement fortuit, Eluard suit la pente de
son imagination qui, après un long divertissement, "retombe"dans
40
l'image "qui lui tient le plus â coeur" et qui est justement
celle de la Terre-Ciel.

Le poète aérien (ou poète-ciel) descend sur la terre comme


ses oiseaux pour s'unir et rêver avec elle. Eponge et en même
temps miroir, celle-ci "absorbe" puis réverbère ("reflet") son
élan:

La Terre absorbe mon reflet


(11,687).

Dans L'amour la poésie c'est le sommeil qui réalise cette


chute-descente et qui actualise la Terre-Ciel ("puits de plumes")
dans l'inconscient du poète. Rêvée, la terre acquiert des ailes.
Elle se sublime autant que le ciel s'humanise:

Je tombe dans un puits de plumes


Pavots je vous retrouve.

39. Op. oit., pp. 80-81.


40. Cf. M. Mansuy, op. cit., p. 158.
214
Vous êtes aussi beaux que des fruits
Et si lourds Ô mes maîtres
Qu'il:vous faut des ailes pour vivre
Ou mes rêves
(1,263).

En analysant le poème "Pour vivre ici", nous avons signalé


la remarque de Ritsos sur l'insatisfaction d'Eluard dans "un uni-
que élément", fût-il son feu. Le commentaire suivant de Pierre
Emmanuel semble ébaucher la réponse: "Pour vivre ici: ici, non
point ici-bas, non point ailleurs. C'est au coeur de la réalité
quotidienne, acceptée, 'assumée' une fois pour toutes comme ma-
41
tière de l'existence, que l'acte de vivre s'exerce" . On pour-
rait ajouter que le mot iai a une signification prospective et
qu'il s'agit d'un iei que le je préparera à sa mesure. Emmanuel
insiste à juste raison sur le changement qualitatif de la réalité
quotidienne (terrestre): "Vivre ici devient alors vivre mieux" 42
Ce changement qualitatif, comme dirait G. Durand, "jaillit
de la combinaison des contraires "(du ciel et de la terre) et
identifie l'archétype à "un produit définitif" (la Terre-Ciel),
"à un progrès qui justifie le devenir, lui-même, parce que 1'
irréversibilité elle-même est maîtrisée et devient promesse" 43
Dans Poèmes politiques, la clarté (ciel) humanisée (terre)
renvoie à l'image mythique d'un Atlas intérieur (ou bien à celle
du Christ) qui redresse le monde en le portant sur ses épaules:

41. Op. cit., p. 137.


42. Ibid., p. 139.
43. Op. oit., p. 39.
215
Et que la clarté se décide
A porter tout le poids du monde
(11,217).

Et dans Capitale de la douleur, par un renversement dû à la puis-


sance de l'imagination intentionnalisêe L'homme "dénoue sa pré-
sence, il abdique son image et rêve que les étoiles vont se guider
44
sur lui" (1,186). L'homme de la Terre-Ciel devient un homme-
étoile.
B. Mustapha dans "L'eau et le feu dans la poésie de Paul
Eluard" parle de 1'échange des qualités qu'effectue l'union de 1'
eau et du feu. A notre avis, l'image de l'union d'une partie de
la planète (eau) et d'une partie du ciel (feu ou soleil) est
sous-tendue par l'image générale et totale de la Terre-Ciel. Même
dans le cas où la première serait, selon l'idée de B, Mustapha,d'
45
origine plutôt freudienne , et relèverait de l'inconscient in-
dividuel, la deuxième est d'origine nettement jungienne et relève
de l'inconscient collectif.

En "creusant" l'imagination d'Eluard, on chemine avec lui


entre les deux pôles dont parle Bachelard: celui où l'âme rêve d'

4 4. C. Guedj, dans son analyse structurale de "Grandes con-


spiratrices", tient qu'il s'agit d"'un système d'échanges [...]
qui fait du poète le constructeur d'un ordre qui n'a été jamais
pensé jusqu'à lui". Ce commentaire nous paraît juste sauf 1'
absolutisme de la fin qui ne tient pas compte des racines incon-
scientes de ce système d'échanges.
45. B. Mustapha commente: "Les thèmes de l'eau et du feu sont
certainement l'écho d'événements [...] qui ont dû. laisser des
traces dans l'inconscient du poète. Le paysage merveilleux de
Davos a dû être un enchantement pour le jeune malade enfermé
dans la solitude du sanatorium" (p. 221).
216
une "beauté immense" et celui où elle rêve d'une "beauté eXCeptiOn-
nelle, surprenante" et "que l'on tient dans la main" . On suit
son déplacement des constellations aux cristaux, de la féerie à
la fêe, du ciel à la Terre-Ciel. C'est une Terre limitant 1"
univers, sacralisée et paradisiaque,, originelle et future, qui,
comme dans ces vers prophétiques pris dans Les nécessités de la
vie, se ..passe de l'au-delà puisqu'elle va en devenir le "point
fixe", en dénouant de ses propres moyens la contradiction du
en terre etdu sur terre, c'est-à-dire en réalisant la mise à
mort définitive de la mort, demandée par Ritsos:

La Terre c'est la moitié de tout


Enterré, c'est l'autre moitié
Le surplace des étoiles
Leur lendemain
(1,66).

A mesure qu'Eluard se met à la philosophie du oui, la Terre-


Ciel se lève dans sa poésie comme un nouveau soleil pour en de-
venir le principe imaginaire.

2. La Terre-Ciel: un principe imaginaire

La volonté d'exploiter le conditionnement psychologique des


images ëluardiennes en dépassant "la clairvoyance psychanalyti-
que" 47 renferme un danger de contradiction. Celui de conceptua-
user une matière dans un effort de généralisation 48 . Pourtant

46. La Terre et les Rêveries de la Volonté, pp. 292-293.


47. V. Therrien, p. 73.
48. Cf. G. Bachelard, La Poétique de la Rêverie, p. 45.
217
il serait intéressant d'identifier la force motrice du surgisse-
ment des images dans l'imagination d'Eluard, le principe causal
à partir duquel se développe leur histoire et leur devenir. L'
option par rapport au déroulement du phénomène d'une perspective
49
plus historique et dynamique que descriptive et classificatrice"
est alors justifiable.
Dans L'Eau et les Rêves, Bachelard observe que "l'imagina-
tion matérielle veut garder la variété de l'univers" et qu'elle
50
"a besoin de l'idée de combinaison" . La Terre-Ciel, essentiel-
lement inconsciente en tant que complexe acquiert au niveau du
langage ëluardien de grandes possibilités et se traduit en de
nombreuses métaphores. Une fois reconnue comme "l'origine sub-
51
jective de ces métaphores" , : elle mérite qu'on s'y place et qu'
on en évalue la vie profonde. "La signification [de cette vie
intérieure] ne peut être comprise", dit G. Poulet, "que lorsque
l'esprit, ayant, provisoirement ou non, abandonné la recherche
de la vérité objective, contemple la réalité subjective en elle-
même dans sa simplicité substantielle et datas son unité" 52
La Terre-Ciel se "conceptualise" légitimement du moment qu'
elle "détermine le contenu de la pensée" éluardienne et qu'elle
53
devient un agent aussi bien de métamorphose que de résurrection ,
Elle est "la belle inconnue-limite" du poème au titre significatif

4 9. V. Therrien, p . 341..
50. P. 126.
51. V. L'Air et tes Songes, p. 38.
5 2 . "Gaston Bachelard et la conscience de s o i " , p. 11.
53. C f . M. Eigeldinger, op. c i t . , p. 174.
218
"Découverte de la Terre", faisant partie de Ralentir travaux,re-
cueil écrit en collaboration avec André Breton et René Char:

1 La statue d'écho crie au secours


2 On entre dans le feu par une fontaine furieuse
3 Qui découvre son front pur de toute êclaboussure
4 La poussière d'homme se cherche
5 Une fusée au bout des doigts
6 Elle regagne son sillon à la nuit tombante
7 Les taupes sont attelées au traîneau invisible
8 Qui se dirige souterrainement entre les trésors
9 La belle inconnue-limite
(1,281).

Ce poème nous paraît essentiel car Eluard (vv.1-3), Breton (w.


4-8) et Char (v. 9) y posent la question de la découverte de "1'
image invécue que la vie ne prépare pas et que le poète crée" 54
Cette image est celle d'une terre-limite qui invite "au dépasse-
ment de sa propre condition" et qui "veut se sur-rêaliser" en
comblant "son absence d odeur de saveur et de couleur" 55 . "La
belle inconnue-limite" est l'incarnation féminine d'une planète
56
inattendue qui devient "faculté de surhumanitë" , puisque "la
poussière d'homme" y perd sa matérialité et confère à la mort
une légèreté aérienne ("une fusée au bout des doigts").
On pourrait sur ce point, paraphraser Bachelard et dire que
la légèreté inattendue est la volonté de bien inscrite dans la

54. V. G. Bachelard, Lautréamont, p. 13.


55. V. G. Bachelard, La Terre et les Rêveries de la Volonté,
p. 268.
56. G. Bachelard, L'Eau et les Rêves, p. 23.
219
matière

On a déjà reconnu au complexe matériel de la Terre-Ciel une


valeur d'archétype. Elle est chez Eluard la réminiscence d'une
innocence perdue et en même temps "la hantise d'une vision qu'il
co

passera aa vie à éclairçir et à pénétrer" . Cette réminiscen-


ce et cette hantise sont évidentes dans le poème intitulé juste-
ment "Toute la vie":
A l'origine de mes forces ma mémoire
De tout son poids brille sur l'herbe de l'enfance
Herbe déserte herbe d'azur sans un pas d'homme
Où les jours moins les jours n'ont pas laissé de nuit
(1,1073).

Il s'agit d'un temps préhistorique oü la Terre-Ciel se concréti-


se en une "herbe d'azur" et où l'enfance du poète se mêle à 1*
enfance du monde. La Terre-Ciel où la mort est inconnue germe
facilement dans l'imagination de l'enfant qui se croit éternel
dans sa chair. Par contre le vers de "Pour vivre ici:

Je fis un feu l'azur m'ayant abandonné

reflète la solitude "sans recours" de la terre devenue terreuse


59
(et de l'homme devenu mortel) après 1'ëloignement du ciel,
La valeur-archétype d'une Terre-Ciel préexistante est con-
statée négativement dans Cours naturel:

57. Voici la phrase de Bachelard: "La dureté inattendue est


la volonté de mal inscrite dans la matière" (La Terre et les Rê-
veries du Repos, p. 230).
58. V. Pierre Emmanuel, op. ait., p. 135. Nous soulignons.
59. "L'homme seul reste sans recours à une puissance suprême,
fût-elle l'idole de ses principes ou de son bonheur ancien"(ibid. ,
p. 138).
220

Le ciel hors de sa gangue


La terre vieillissait
(1,808).
Et dans son Anthologie des êorits sur l'art, Eluard cite ce mot
de Paul Gay concernant Giotto, qui confirme son obsession:
fi π
"Giotto a fait s'élever de la terre le bleu du ciel"
Les poètes, au dire d'Eluard, ont "la nostalgie d'une plus
grande lumière. Ils incarnent l'homme [...] exténué d'azur et
embourbé, soumis et révolté, esclave et rêvant d'être libre,dé-
sespéré et éclairé" (11,932).

La valeur humaine du feu a déjà été signalée ainsi


que son caractère transitoire. "Nous sommes le plus fort des
traits d'union de la terre et de l'air", dit Bachelard dans
L'Air et les Songes et dans La Psychanalyse du Feu: "Le feu

sexualisê est par excellence le trait d'union de tous les symbo-


les [...]. Il idéalise les connaissances matêrialistes[...]. Il
fi ρ

matérialise les connaissances idéalistes"


Nous allons insister encore une fois sur la facon dont E-
luard en fait un moyen de conversion élémentaire. Lorsque le
feu comble la distance entre la terre et le ciel, celui-ci, sim-
plement atteint, demeure dominant. Pourtant son destin se lais-
se prévoir: "Il n'y a pas loin, par l'oiseau, du nuage à l'hom-
me" (1,945). Le vol vertical de l'oiseau est un feu inversé qui

60. P. 51.
61. P. 127.
62. P. 92.
221
se dirige vers la terre.
Lorsque le feu brûle le ciel, celui-ci s'effondre et se con-
vertit en valeur terrestre tandis que la terre, sublimée par cet-
te "chute", se convertit en Terre-Ciel. Le poème intitulé "Dans
la montagne vierge" du recueil Grèce ma rose de raison est carac-
téristique de l'action convertissante du feu:

' 1 ·. Les herbes et les fleurs ne m'abandonnent pas


2 Leur odeur suit le vent
3 Les chevreaux jouent de leur jeunesse
4 Un aigle fait le point dans le ciel sans secrets
5 Le soleil est vivant ses pieds sont sur la terre
6 Ses couleurs font les joues rougissantes d'amour
7 Et la lumière humaine se dilate d'aise.
8 L'homme en grandeur au coeur d'un monde impérissable
9 Inscrit son ombre au ciel et son feu sur la terre
(11,279).

Les quatre premiers vers forment une image primitive (vv«1-3)


et païenne (v. 4} de la nature, une véritable fête des éléments.
Les chevreaux et l'aigle, symboles de la jeunesse et de l'insou-
mission des "andartês" ainsi que de la fierté de leur lutte, mys-
tifient la terre après avoir démystifié le ciel du feu de leurs
armes (vv. 3-4) .
Dans les vers qui suivent, la vision de la Terre-Ciel élar-
git l'univers. Le soleil atterrit (v. 5) et teint les hommes de
ses couleurs (v. 6). Sa lumière s'humanise (v. 7) tandis que 1'
humanité grandit et s'éternise (v. 8). Par son feu vertical, 1'
homme prométhëen renverse définitivement l'ordre de l'univers:
il éteint le ciel et rend la terre aérienne en la faisant bril-
222
63
1er de sa propre lumière (v. 9)
Dans L'amour la poésie, le poète-Icare, baptisé jdans la
lumière céleste devient dépositaire "d'un secret nouveau". Mysti-
fié et en même temps mystificateur, il renaît à une terre nouvel-
le comme un enfant vient au monde (la tête la première):

Je vais la tête la première


Saluant d'un secret nouveau
La naissance des images
(1,255).

A un autre niveau, cette chute icarienne "s'euphêmise", comme


64
dirait G. Durand , en une descente. Le poète, touché par la grâ-
ce, descend dans son inconscient pour y découvrir et actualiser la
source de ses images. Cette source étant la Terre-Ciel , elle
transforme la descente en ascension. Ainsi la "chute en hauf'de
Bachelard et de Borei devient-elle une montée en bas. Eluard
passe donc de la. marche aux nues au vol 'sur la terre. Les vers

63. Cf. le texte suivant de Bachelard pris dans La Flamme d'


une Chandelle : "C'est par cet aboutissement hyperbolique et sur-
réel du destin de verticalité de la flamme que la stylistique des
images du feu rejoint celle des images de l'air, à laquelle elle
aboutit"(p. 66).
64. Op. ait., p. 224.
65. Bachelard signale qu'"un grand songeur voit le ciel sur
la terre, un ciel livide, un ciel écroulé" (La Terre et les Rê-
veries de la Volonté, p. 184).
66. L'Air et les Songes, p. 124. Bachelard tient encore que
"l'imagination de la chute "est comme "la nostalgie inexpiable de
la hauteur" (p. 111).
67. Jacques Borei observe que chez Eluard il se produit "un
étrange renversement", une "chute dans les profondeurs du ciel"
(op. ait., p. 104).
223

suivants du Livre.ouvert II en témoignent:


Nuage premier pas de mon élévation
Nuage sur la terre on ne me cherche plus
(1,1094).

Nous avons signalé que Pierre Emmanuel considère "Pour vivre


ici", écrit en 1918, comme l'art poétique d'Eluard. Les vers sui-
vants de Capitale de la douleur, publiés en 1925, prennent la re-
lève et mettent l'accent non pas sur le moyen mais sur une fin
précise, la reconstruction à partir des matériaux de démolisse -
ment d'un univers qui unisse définitivement le désir de pureté du
poète (oiseaux) et sa confiance en l'homme (la foule):

A terre à terre tout ce qui nage


A terre à terre tout ce qui vole
J'ai besoin des poissons pour porter ma couronne
Autour de mon front

J'ai besoin des oiseaux pour parler à la foule


(1,196).
Il s'agit d'une nouvelle cosmogonie où tous les éléments s'in-
tègrent à la terre et oü le poète apparaît sous 1'image mythique
de Protée, roi des prophéties et des métamorphoses. Ici, l'eau
co

n'est pas l'élément narcissique qui "prend le ciel" mais la


"lointaine patrie" de l'univers qui s'identifie à la patrie cé-
leste (ou spirituelle). L'identification de la mer et du ciel
fait de la Terre-Ciel ëluardienne un univers imaginaire autono-
me, une sorte d'"île-étoile" où le lecteur se sent abrité
Au début de ce chapitre on s'est demandé sur la manière dont

68. V. G. Bachelard, L'Eau et les Rêves, pp. 67-68.


69. Cf. G. Bachelard, L'Air et les Songes, p. 284.
224
l'air influence l'imagination d'Eluard indépendamment des change-
ments que celle-ci subit. La réponse est donnée dans le poème
bien connu, intitulé "Si tu aimes" et appartenant au recueil Le
70
livre ouvert II, que nous considérons comme un art poétique II :

Si tu aimes l'intense nue


Infuse à toutes les images
Son sang d'été
Donne aux rires ses lèvres d'or
Tes mains lieuses
Peuvent unir lumière et cendre
[...]
Et le nuage le plus tendre
La parole la plus banale
L'objet perdu
Force-les à battre des ailes
Rends-les semblables à ton coeur
Fais-leur servir la vie entière
(1,1091).

Eluard se prouve ici un de ces "vrais poètes" dont parle Bache-


lard et qui "remettent en vie les images les plus banales" en
faisant retentir "dans le creux même d'un concept [...] le bruit
7
J τ • " 1

de la vie"
Sur la Terre-Ciel, toute opacité peut devenir lumineuse com-
me dans "Les tours du silence" oü les pierres se transforment en
pierres-soleils :
Encore une chute de clarté
Et les pierres seront soleil
(1,584).

70. V. "Paul Eluard: l e Rêve l a Vie", p. 111


71. L'Air et les Songea, pp. 122-123.
225
J. Onimus signale aussi la "charge positive" 72 de la pierre gui
symbolise "là transmutation de l'opague au translucide" 73 , dans
la poésie êluardienne.
La "chute" du ciel chez Eluard a une valeur morale positive;
elle "corrige" la terre qui de ce fait cesse d'être un exil pour
le poète et s'offre à la sublimation:

Sur un pré blanc des nuages blancs


Descendent corriger la terre
L'azur est à peine plus fort
Tous les regards vont s'éclaircir
Délivrer la nature blanche
(1,1038).

Dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme nous lisons: "E-


luard (Paul), ne en 1895.- 'La Nourrice des étoiles'. Poète sur-
réaliste" (I, 740) . Eluard mérite son surnom. Dans Poèmes politi-
ques, par une référence à la voie lactée, on voit la terre se
nourrir d'un lait-lumière et gagner de nouvelles dimensions:

La terre s'accroît dans le lait du ciel


(11,211).

Ce processus est renversé par le je dans Poésie ininterrompue II.


Nous y voyons le poète nourrir et par conséquent rendre durable
"l'éclat du ciel" après en avoir assumé la tâcheC'je dévore"):
J'ensemence la terre et rends à la lumière
Le lait de ses années fertiles en miracles
Et je dévore et je nourris l'éclat du ciel 74
(11,662).

72. "Les images de Paul Eluard", pp. 138-139.


73. V. Dictionnaire des Symboles, "pierre".
74. Ce vers nous rappelle celui de Ritsos dans Επιτάφιος:
Άρμεγες με τα μάτια σου το φως της οικουμένης
Nous traduisons:
Tu trayais de tes yeux l'éclat de l'univers.
226
Dans ces vers, la terre fécondée par le je devient une sur-ëtoi-
lé qui enfante des réalités spatio-temporelles imprévues("mira-
cles") .

La "transfusion de temps" selon le mot déjà cité de J.-P.


Richard--et d'un temps mythique—que subit la terre à mesure que
le ciel s'en approche, convertit celle-ci en un espace transcen-
dant et assure sa pérennité:

Nulle importance le ciel donne la terre gagne


Plus rien ne sera destructible
(11,334).

Cependant le processus est fragile. Le rêve de la Terre -


Ciel est couvé dans la clandestinité pour survivre aux circon -
stances négatives : •*

Bonne terre changée en homme


Attention tu ne sais pas vivre
Errant couvre avec soin tes traces
Pour ne pas disparaître
(1,1024).

G. Poulet parle justement de la poésie d'Eluard comme d'"un pro-


cessus merveilleusement ajusté pour extraire de la variété et
75
de la contrariété les identités dissimulées" . Poulet signale
chez Eluard"une tendance [...] platonicienne ou néoplatonicien-
ne à l'unification de l'être" qui entraînerait "un retour à 1'
unité originelle, à l'archétype". Pourtant il conclut que "bien
loin de se confondre et de se ramener à l'un, [ses représenta -
7fi
tions] se mettent à pulluler" . Les images éluardiennes pul -

75. "Paul Eluard et la multiplication de l'être", p. 49. Nous


soulignons.
76. Ibid., p. 50.
227
lulent effectivement au niveau du texte mais cela n'exclut pas
l'existence d'une image-germe. Eluard cite d'ailleurs Paul Nougë
souhaitant "qu'une image soutînt les images" (1,539).
Quand "la forme" de l'azur devient terrestre (1,726) ," le
mariage mythique du Ciel et de la Terre réapparaît77 . Les êlë -
ments s'enlacent en liberté et leur amour abolit la solitude et
la mort des images unitaires :

S'enlaçaient les cieux implacables,


les mers interdites,les terres stériles
(1,1092).

La "confusion des éléments" dont parle M. Meuraud renvoie au com-


78
plexe de la Terre-Ciel , une terre réceptive et ouverte, portée
de l'intérieur par le ciel qu'elle comprend et qui lui confère
son ancienne transcendance.
Imagine-t-on la terre et le ciel divorcés
(11,302),
se demande Eluard dans un extrait de Une leoon de movale intitulé
a

"De l'esthétique éthique" et l'on pressent pourquoi la mort de-


vient pour lui "impensable".
J. Gaucheron dans "Eluard et la morale" découvre un faible
d'Eluard pour "le caractère moniste de la philosophie de Spinoza"
s'opposant au danger pour la poésie d'une philosophie idéaliste
qui aboutit à un dualisme, à un divorce toujours mal éludé par

77. Pierre Emmanuel note que la poésie d'Eluard "travaille sur


les mythes les plus primitifs, les moins élaborés de l'humanité"
(op. oit., p. 159). Et M. Eliade considère le mythe cosmogoni-
que comme le mythe exemplaire par excellence (op.cit., p. 125).
78. Op. ait., pp. 15-16.
228
79
des moyens de compromis"
Le choix d'Eluard n'est pas conflictuel. C'est un choix de
partage égal et de participation. La séparation du ciel et de
la terre a enfanté la solitude. La Terre-Ciel au contraire ren-
voie à un univers d'échanges sans court-circuits et où les rap-
ports entre les humains sont ouverts :

Nous n'irons pas au but un par un mais par deux


Nous connaissant par deux
Nous nous connaîtrons tous
(11,114),

La Terre-Ciel de Paul Eluard est une sur-rëalitë. Elle dis-


pose de cette "surabondance de réalité" qui viendrait, selon M.
Q Λ

Eliade, "d'une sorte d'irruption du sacré dans le monde"


Actualisée par le complexe d'Atlas, cette sur-terre devient le
support d'une sur-humanité à laquelle renvoient toutes les ima-
ges "des luttes de l'homme contre la pesanteur" :
Ils ont porté le monde au-dessus de la terre
Au-dessus des prisons des tombeaux des cavernes
Contre toute fatigue ils jurent de durer
(11,694).
Les "constructeurs" d'Eluard sont sur-humains (humains à l'ex -
Qp
trême) puisqu'ils se baissent vers la terre, comme les poètes ,

79. P. 102.
80. Op. cit., p. 15.
81. V. G. Bachelard, La Terre et les Rêveries de la Volonté,
p. 13.
82. Cf. la pensée suivante de G. Bachelard:"Un psychanalyste
aura souvent la tentation de désigner un élan sur-humain comme
un trait humain, trop humain. En un tournemain les êtres des
sommets sont ramenés à leur origine" (Fragmente d'une Poétique
du Feu, p. 131) .
229

p o u r se r e d r e s s e r et r e d r e s s e r avec e u x t o u t e s les c r é a t u r e s t e r -

r e s t r e s , p u i s q u ' i l s se s o u m e t t e n t v o l o n t a i r e m e n t "à c e q u ' i l s d o -

minaient" :

N o u s s o m m e s s o u v e n t c e t h o m m e d a n s la r u e q u i se
baisse p o u r m i e u x v o i r les e n f a n t s , les i n s e c t e s ,
les fleurs e t les f e m m e s , c e t h o m m e d o m e s t i q u e d u
m o n d e , c e t h o m m e q u i se baisse pour m i e u x se r e -
d r e s s e r e n s u i t e , e n p o r t a n t p l u s h a u t q u e lui ce
qu'il dominait.
(11,845).

J. - P. Richard t i e n t q u e la t r a n s c e n d a n c e "a é t é a p r i o r i

e x c l u e " chez Eluard p a r la limitation d u m o n d e , "dans le c h a m p

d'un a m o u r p a r t a g é , p r o t é g é m a i s o u v e r t , e n t o u r é , t r a v e r s é d'
8 "3
amour c o m m e de t r a n s p a r e n c e " . E t p o u r B r e t o n le surrëel est

immanent a u réel.

Richard a r a i s o n p a r c e q u ' i l t r a v a i l l e u n i q u e m e n t au n i v e a u

du t e x t e p o é t i q u e . N o t r e p o i n t d e v u e e s t q u e "le c h a m p " dont

il p a r l e repose s u r le p r i n c i p e i m a g i n a i r e de la T e r r e - C i e l q u i

o b é i t a u x lois d e l'inversion et de la c a u s a l i t é et q u i e n t a n t

q u e sur-réalité a u n e v a l e u r t r a n s c e n d a n t a l e . Elle t r a n s m e t a u x

ê t r e s e t a u x o b j e t s qui. l'habitent sa c o s m i c i t ë ainsi q u ' u n e

s u r p u i s s a n c e q u i les t r a n s f o r m e e n " t a l i s m a n s " .

T h e r r i e n signale q u e "l'image a é r i e n n e e s t . . . l'achèvement,


84
la destinée ultime de toutes les autres images" . On peut ap-
pliquer ce mot à Eluard et prétendre que 1'image aérienne de la
terre est son achèvement, sa destinée ultime. On est alors amené

83. Op. ait., p. 125.


84. Pp. 182-183.
230
à considérer l'insatisfaction du poète dans "Pour vivre ici",signa-
lée par Ritsos, comme le reflet de l'inachèvement de l'image uni-
taire de la terre. Cette insatisfaction ne sera levée que dans
l'image achevée et totale de la Terre-Ciel. La terre y devient
terre et ciel à la fois. Elle ne vient pas imiter le ciel,elle
en gagne, comme nous l'avons noté, la transcendance tout en gar -
dant sa prolificitë. La Terre-Ciel intériorise "la fusion" de
ρ C

la terre et du ciel "dans leur propre relation" pour devenir


ensuite le levier qui dynamise l'espace imaginaire d'Eluard en y
multipliant les figures de totalité.
En partant du principe imaginaire de la Terre-Ciel nous es-
saierons de donner notre point de vue sur le vers célèbre de L'
amour la poésie:
La Terre est bleue comme une orange
(I>232).

Un survol préalable des principaux commentaires sur. ce vers


est nécessaire:
A. Mingelgrün y voit un "hymne en raccourci à une véritable
fécondité colorée" , en signalant un "contexte de l'évasion et
87
du merveilleux végétal"
Le poète Guillevic déclare au Colloque Paul Eluard de Nice
(19-21 mai 1972) qu'au moment où il écrivait ce vers Eluard"avait
88
devant les yeux une orange pourrie"

85. V. D. Bergez, op. oit., p. 44.


86. Op. ait. , p.. 133.
87. Ibid., p. 246.
88. Ibid., p. 245.
231
Ph. Carrara, après avoir signalé qu' "un énonce comme 'La
1
terre est bleue est sêmantiquement douteux",· .est amené à mépriser
89
"la méthode qui sépare les énoncés en vrais, douteux ou faux"
Il note "une similitude au niveau de la forme [...] mais une
90
triple incompatibilité au niveau des couleurs" ainsi que le
besoin de tenir pour vrai l'énoncé ce qui lui gardera "toute sa
force de provocation" 91 . Enfin il insiste sur "le caractère ir-
réductible de.l'image êluardienne" 92
M. Riffaterre tient que le vers en question "instaure une
comparaison impossible" mais que "les incompatibles bleu et • o-
range sont [.. .] des couleurs complémentaires formant une 'har -
monie' souvent exploitée en littérature". Il parle de l'"agram-
maticalitë" des mots "au titre de la mimësis" et en même temps de
leur justesse au niveau sëmiotique93
C. - A. Hackett parle d' "un poème-phrase" et se demande si
celui-ci est inspiré par Rimbaud: "ton bleu presque de Sahara"
ou bien par Apollinaire: "La fenêtre s'ouvre comme une orange/
94
Le beau fruit de la lumière" . Ensuite il enregistre les réac-
tions suivantes des critiques à la lecture du vers étudié:
E. Souriau considère ce vers comme un "poème-tableau",coia-

89. "Un poème de Paul Eluard: essai d'approche linguistique


et littéraire", Etudes de lettres (octobre-décembre 1969), p.
246.
90. Ibid., p. 248.
91. Ibid., p. 250.
92. Ibid., p. 251.
93. Sémiotique de la poésie, traduction par J.-J. Thomas,Paris,
Seuil, 1983, pp. 85-86.
94. "Image et figure. Du surréalisme au formalisme", L'informa-
tion littéraire (novembre 1970), p. 232.
232
me "un exemple de l'esthétique du regard plutôt que de la sur-
• «95
prise
P. de Mandiargues parle d'une prophétie, confirmée en novem-
bre 1967 par 1'astronaute, étonné à la vue de "la terre, planète
9 fi
bleue" (The b l u e p l a n e t Earth) .

G. B l i n v o i t e n c e v e r s l'exemple d'.un "langage [...] rendu

à s a p r o p r e a u t o n o m i e d e h a s a r d " e t " j a m a i s p l u s fort q u e l'uni-


97
vers qu'il rapproche"
Au contraire J. - P. Richard traite le vers en phënomënologue
98
et y découvre le "cercle ëluardien"
Et C.-A. Hackett conclut qu' "on est libre de refuser tou-
tes ces gloses" et d'attribuer le vers "à une extrême licence poéti-
que „99
A. Kittang voit "la terre revêtir [.·.] l'aspect fertile du
fruit et l'aspect céleste de l'azur" . J. - Y. Debreuille cher-
che "la puissance" de l'image non pas dans "la chose regardée,mais
dans le regard". Il y découvre une "réalité féconde", la "pro-
messe d'un fruit mûr" ainsi que la "joie d'un ciel bleu"

95. Ibid., p. 233.


96. Ibid. Dans 'Anthologie des Ecrits sur l'Art, Eluard sem-
ble confirmer P. de Mandiargues en mettant le texte suivant de
Platon sous la rubrique "De la couleur sensible à la couleur uni-
verselle" : "Voici ce qu'on dit, camarade, en premier lieu, pour
ce qui est de l'aspect qu'offrirait cette terre si on la regardait
d'en haut, ce serait, à peu près, celui d'un ballon bigarré" (p.
150). Nous soulignons.
97. Ibid.
98. Ibid.
99. Ibid.
100. Op. c i t . , pp. 52-53.
101. Op. cit., p. 103.
233
Dans "Les images de Paul Eluard", J. Onimus parle de " la
certitude audacieuse du rêveur" avec laquelle "le poète impose sa
1 02
métaphore sans le moindre préalable" . Et il ajoute:
"Dire que "la terre est bleue comme une orange' c'est relier
l'infini heureux au dense et au sphërique, c'est un double cri de
103
joie qui fonde le paradis sur terre"
De tous les points de vue celui de J. - P. Richard répond
le mieux au principe imaginaire de la Terre-Ciel qui, à notre
avis, est à l'origine du vers étudié. Richard parle effective -
ment d'"une dimension de profondeur céleste", de "transparence"
104
et d'"ouverture" , ajoutées par le bleu à la "rondeur" et à la
"densité" de l'orange.

102. P. 132.
103. P. 143. Nous soulignons.
104. Voici le texte complet de Richard: "A la suggestion de
rondeur et de densité pulpeuse apportée par l'orange,le bleu vient
ajouter en effet une dimension de profondeur céleste, de trans-
parence, d'ouverture. Mais le miracle c'est ici que chacune de
ces deux qualités, au lieu de seulement compléter l'autre, passe
dans l'autre, et cela malgré ou peut-être en vertu de la pro-
vocation—l'apparente opposition orange-bleu-- contenue dans 1'
acte de la métaphore. D'être attaché de force à la chair de 1'
orange, ce bleu devient en effet lui aussi épais et succulent:
la transparence qu'il recouvre est à ce point heureuse, fuyante
et infinie qu'elle résume son invisibilité comblée comme gavée
de soi, dans la visibilité d'une couleur très simple qui peut
faire alors l'objet d'une jouissance immédiate. Ce bleu fond
dans la bouche et même phonétiquement, comme la pulpe d'un fruit
illimité. Bleutée, l'orange inversement s'allège,s'aérise, se
laisse rêveusement parcourir par les moments êvasifs de la pen-
sée" (op. ait., pp. 123-124). Nous soulignons.
234
Nous ajouterons ici nos propres observations: M. Mansuynote
que Bachelard appelle dynamiques "les rêveries qui métamorphosent
ι 05
les substances" et activistes "celles qui'les attaquent" . L'
imagination dynamique aime le bleu (ciel) tandis que l'imagina -
tion activiste aime la pâte (terre). Celle d'Eluard, en se rec-
tifiant progressivement du ciel (bleu) à la terre (pâte), méta-
morphose et attaque, transforme et crée. Le résultat obtenu est
la pâte bleue, cette "chair intacte pétrie d'espoir" (II,33),sug-
gérée par l'image tellement appréciée du vers étudié, qui est une
métaphore poétique de la Terre-Ciel et qui réunit "correctement"
1'image du mouvement et 1'image de la forme . L'orange sug-
gère la forme de la terre; la couleur bleue, le mouvement, le
dynamisme du ciel. Il s'agit d'une image matérielle, enracinée
"dans les couches les plus profondes de l'inconscient" d'Eluard,

qui engage "dans une affectivité plus profonde" et qui substantia-


lise "un intérêt" 1 07. La couleur bleue confère à la planète
une transparence cristalline. Etoile en même temps que cristal,
celle-ci matérialise la pureté.
Dans La Terre et les Rêveries de la Volonté; Bachelard cite

Virginia Woolf: "La Terre [...] boit lentement la couleur comme


1 Π8
une éponge absorbe l'eau" . La terre "absorbant" et "repro -

105. Op. oit., p. 140.


106. V. G. Bachelard, L'Air et les Songes, p. 81.
107. V. G. Bachelard, La Terre et les Rêveries du Repos, p.4.
108. P. 75.
235
109
duisant" le reflet du poète' a été déjà traitée d' éponge et
de miroir. Ces deux qualifications sont également valables pour
l'image étudiée: la peau spongieuse de l'orange (vision première
d'une terre-éponge) se laisse imprégner par le ciel. En absorbant
sa couleur, elle en intériorise le mouvement, la transparence et
l'éternité qui de ce fait peuvent se reproduire (se refléter à 1'
infini) et promouvoir à la réalité la vision seconde d'une terre-
miroir. Ayant enlevé "un peu de précision â une image
triviale
110
et ridicule", Eluard a fait "naître une émotion poétique" ."En
111
enfermant l'onirisme", il l'a dynamisé . Il a aussi réalisé
cette "transfusion de sang" ou "de temps" dont parle J. - P. Ri-
chard. L'identification de l'azur intériorisé et du sang est con-
firmée dans Mourir de ne pas mourir: "Celui qui porte dans ses bras
tous les signes de l'ombre est tombé, tacheté d'azur, sur les
fleurs à quatre couleurs" (1,146-147).
Pour Bachelard, transformer c'est teindre. "La teinture
valorisée, dit-il, supplante la matière sans forme ni vie, on
suit mieux les images des vertus infuses et des forces d'imprë-

109. Ce reflet serait bleu si l'on tient compte du dialogue


suivant entre Eluard et Desnos, ce dernier étant ejitrë dans le
sommeil hypnotique:
" Q.- Que vois-tu d'Eluard?
R.- Il est bleu.
Q.- Pourquoi est-il bleu?
R.- Parce que le ciel niche dans (un mot inachevé indéchif-
frable, toute la phrase est biffée rageusement)"(V.An-
dré Breton, Les Pas perdus, Paris, Gallimard, 1969, p. 129).
110. V. G. Bachelard, L'Air et les Songes, p. 81.
111. V. G. Bachelard, La Terre et les Rêveries du Repos,p.17.
236
112
gnation" . De ce point de vue "la terre est bleue"signifie la
terre est ouverte. C'est la couleur bleue qui l'ouvre. Les vers
d'Apollinaire:

La fenêtre s'ouvre comme une orange


Le beau fruit de la lumière

auxquels C.-A. Hackett s'est arrêté, loin d'être une simple influen-
ce, confirment la qualité d'ouverture de la terre éluardienne.
"Eluard situe sur terre les images cosmiques d'Apollinaire",dit
H. Meschonnic 113
Pour conclure sur notre point de vue concernant le vers cé-
lèbre d'Eluard il faut revenir au poème intégral:

1 La terre est bleue comme une orange


2 Jamais une erreur les mots ne mentent pas
3 Ils ne vous donnent plus à chanter
4 Au tour des baisers de s'entendre
5 Les fous et les amours
6 Elle sa bouche d'alliance
7 Tous les secrets tous les sourires
8 Et quels vêtements d'indulgence
9 A la croire toute nue.

10 Les guêpes fleurissent vert


11 L'aube se passe autour du cou
12 Un collier de fenêtres
13 Des ailes couvrent les feuilles
14 Tu as toutes les joies solaires
15 Tout le soleil sur la terre
16 Sur les chemins de ta beauté
(1,232).

112. Ibid., p. 34.


113. Op. oit., p. 99.
237
La phrase "la terre est bleue corame une orange" (v.1)/ mé-
taphore poétique et infaillible (v.2), de la Terre-Ciel, paraît
"avoir chanté" dans la tête d'Eluard (v.3) et être à sa poésie
ge que la phrase "elle est rouge la petite fleur bleue" est à La
114
Psychanalyse du Feu : un noyau dont la découverte rendrait inu-
tile . toute lecture (w.7-9) . Loin d'être un simple fait du
hasard, elle a une place privilégiée dans la "syntaxe des meta -
phores" et "tend à se dépasser dans la métamorphose"
G. Poulin considère le miroir comme une image majeure de la
poésie ëluardienne, comme un "signe qui ne renvoie à aucun si-
li 7
gnifië" . Il n'en est pas ainsi pour la terre-miroir, image
sur-réelle qui succède à la terre-éponge. Elle est un signifiant
renvoyant à un autre signifiant, celui de la Terre-Ciel. Il s1
agit d'un miroir magique qui n'est pas un simple réflecteur mais
qui multiplie la magie inconsciente de la Terre-Ciel en la matéria-
lisant. Incarnée en l'image solaire de la femme aimée qui clôt
le poème (vv. 14-16), la terre-miroir nous aide à interprêter,
après H. Meschonnic, le vers de Facile:

114. Dans sa préface à La Révolution de Gaston Bachelard de


V. Therrien, J. Lacroix rapporte: "En m'offrant La Psychanalyse
du Feu à Dijon, il [Bachelard] me dit malicieusement:'Tenez La-
croix, j'ai fait ce qu'on ne devrait jamais faire, un livre au-
tour d'une phrase qui chantait dans ma tête: elle est rouge la
petite fleur bleue! Mais maintenant que vous savez la phrase
vous n'avez plus besoin de lire le livre'" (p. viii).
115. V. G. Bachelard La Psychanalyse du Feu, p. 179.
116. V. Therrien, p. 249.
117. Op. cit., p. 59. -
238

Tu es la ressemblance
(1,459).

Meschonnic contredit Alquié dans son interprétation idéaliste


"qui fausse l'amour d'Eluard". "Ce n'est pas à l'Idée, dit-il,
que ressemble sa femme, mais à toutes les autres femmes. La res-
1 1 ft
semblante, c'est-à-dire la multiple, toutes en une..."
A notre avis la ressemblance de la femme à toutes les au-
tres femmes est de second degré. La première ressemblance est
celle qui renvoie à la Terre-Ciel. Celle-ci pourvoit la femme
ëluardienne de sa fécondité et de son émancipation et lui permet
d'être la femme-miroir qui met au monde les autres femmes:

Femme tu mets au monde un corps toujours pareil


Le tien
(1,459).

Il existe—si bizarre que cela paraisse pour un surréaliste--


un féminisme spécial chez Paul Eluard. Nous tâcherons de montrer
en quoi il consiste.

Dans la discussion qui a suivi la communication de Poulet


sur "Paul Eluard et la multiplication de l'être" et à propos de
sa phrase: "la chair se spiritualise", M. Launay lui demanda
s'il n'y avait pas une contradiction entre sa "tendance critique"
et "la tendance poétique d'Eluard". Dans sa réponse, Poulet af-
firma l'ëloignement "d'un certain matérialisme", mais il parla
aussi d'"un attribut de la chair" consistant "dans le fait de de-
ll 9
venir esprit sans cesser d'être chair" . Cette chair libérée

118. Op. oit.t, p. 128.


119. P. 57.
23 9
après avoir intériorisé l'esprit plaiderait en faveur du "féminis-
me" que nous avons découvert chez Eluard.
Dans Le sacré et le profane, M. Eliade se réfère aux nouvel-
les forces religieuses qui "entrent en jeu"'dans les sociétés
primitives après la découverte de l'agriculture et qui sont "la
sexualité, la fécondité, la mythologie de la femme et de la ter-
re" 120 . L'expérience religieuse "se dégrade". L'homme vénère
des déesses terrestres, spécialisées dans la procréation.
On a vu que 1'archétype matriarcal de la Terre-Ciel qui pré-
cède Jupiter a chez Eluard un caractère visionnaire et projectif«
C'est ce "futurisme" qui nous aide à ne pas faire d'erreur métho-
dologique et à concilier la "transcendance" de la Terre-Ciel au
matérialisme d'Eluard. En soutenant que la Terre-Ciel est une
sur-terre ou une sur-réalité, nous mettons l'accent sur les com-
posantes, terre et réalité respectivement. Ce n'est pas l'
•idée (sur) de transparence qui y domine mais une réalité trans-
parente-opaque. Eluard n'admet pas de transcendance extérieure
ni absolue. Il obéit à une image transoendantale, à une trans-
vision qui se trouve au fond même de son univers poétique.
M. Eliade signale que surréaliser c'est sacraliser
que et
"la sacralité de la femme dépend de la sainteté de la terre"121«
Eluard sacralise la terre en la surrêalisant et, avec elle, il
sacralise la femme. Image-germe, nourricière ou matricielle, la
Terre-Ciel et ses métaphores sont des images féminines. En se ré-
férant aux Poèmes -politiques, H. Meschonnic qualifie la lumière

120. P. 109.
121. Ibid., p. 125.
240
éluardienne de trois adjectifs qui semblent s'expliquer l'un par
1 22
l'autre: "terrestre-humaine-féminine" . Il admet de ce fait 1'
123
"isomorphisme matriarcal et tellurique" . Effectivement Eluard
donne le titre d""Athéna" à un poème célèbre exaltant le patriotis-
me du peuple grec.
Dans Lèda, recueil paru en 19 49 et comprenant quatre poèmes,
l'identification progressive de l'héroïne mythique à la Terre-
Ciel est absolue.
Dans "Leda dans son premier sommeil", la terre-Lêda est abu-
sée par le ciel-cygne. Leur vie commune, soumise au "régime di-
urne" l'écrase:

J'étouffais de soleil j'étais noyée d'air pur


L'abus du coeur et de la chair m'anéantit
(11,263).

Alors elle se révolte après avoir démystifié son partenaire:

Je voudrais répéter le monde


Et non plus être ombre d'une ombre
(11,264).

122. Op. oit., p. 97.


123. "Le sentiment patriotique (matriotique) ne serait que 1'
intuition subjective de cet isomorphisme matriarcal et telluri -
que" (G. Durand, op. cit., p. 263). Eluard a conscience de cet
isomorphisme quand il écrit en février 1936 à sa fille Cécile
dont la mère était Russe:"En U.R.S.S., ton pays, cela n'existe
plus" (J. Boissonouse,"Choix de Lettres à sa fille [1932-1949]",
Europe [nov.-dëc.1962j, p. 27).
241
Elle choisit donc volontairement la solitude:

Bientôt je limitai le ciel je me fermai


[•••1
Je retrouvai le dur labeur de mon passe
(11,264).

Cependant enfermée dans "les murs multiplies" de sa propre pri-


son, vëritabe morte-vivante, elle s'écrit:

Mes beaux yeux rendez-moi visible


124
Je ne veux pas finir en moi
(11,264).

Dans "Une image revient à qui l'a mise au monde", la terre-


Léda tisse de nouveaux rapports avec l'homme et le monde qui ré-
pondent aux valeurs ascendantes qui sont les siennes: celles de
l'amour réciproque et de la dignité:

Le monde est sur la table des métamorphoses,


[...1
Les corps terrestres sont des règles de sagesse
Ils ont conquis le droit d'aimer et d'être aimé
Seul l'éclat d'un soleil peut en éteindre un autre
(11,265).

A la fin, le ciel-cygne se rend à la terre-Lëda. Par une sorte


d'inversion des rôles,. celle-ci devient l'abeille qui absorbe le
ciel-miel. Le retour de l'oiseau divin à son oeuf fait revivre
le mythe primitif de l'oeuf du monde dont l'unité heureuse est
regagnée:

Le vide m'obscurcit je retourne à mon oeuf

124. D. Bergez écrit à propos de ces vers: "Chez Eluard la


relation narcissique est naturellement auto-destructrice" (op. ei-1.,
p. 26).
242

Vainqueur réduit à rien abeille sans son miel


(11,263):

Dans "Lèda plus vive possédée que nature", Eluard chante le


règne humain de la femme d'où les rapports de possession sont
bannis :

Tous m'ont perdue je ne suis â personne


125
Pourtant je suis comme un miroir tournant
(11,266).

Accompagnée intérieurement par l'oiseau divin qu'elle a "réduit"


â son désir, Lèda transforme la solitude extérieure en liberté
et enfante des rapports d'échange:

Je sens son bec son bec est d'un rapace


Il a ma bouche et moi sa 'droiture
Pour mieux jouir au paradis terrestre

Bête sauvage j'ai réduit ton ciel


A mon désir nous sommes confondus

J'enfante un couple double et je suis seule.


(11,267).

Dans "Ce que n'en pensa pas Lèda", dernier poème du recueil,
1 26
Eluard pousse son langage "minoritaire" jusqu'au bout. . Le rêve

125. D. Bergez considère la femme comme "le miroir par excel-


lence, l'espace privilégié d'un reflet inaugural ä partir duquel
l'existence se déploie" (op. oit., p. 27).
126. J. - Y. Debreuille note: "Eluard termine en revendica-
tion féministe une somptueuse illustration mythologique" et il
se demande si cela est une "preuve de mauvais goût" ou bien si
"cette fronde est naturelle chez le poète de la révolution pro-
létarienne" (op. oit., p. 45).
243
matriarcal s'y réalise aux dépens de 1'homme-narcisse. La pos-
session masculine est vaincue par le rire féminin:

Je suis la vie et il n'y a rien d'autre


Mes grands pères mon père et mes fils me possèdent
Le rire de ma mère aboutit à mes filles
Elles ordonnent mes caresses.
Ce cygne je l'enchante et je lui tords le cou
Je suis bien plus forte que lui
Il n'est qu'un de mes animaux
Qu'un épi de ma gerbe
[...]
Mais oui ma rose blanche tu ne fus qu'un moyen
Mes cuisses te cernèrent mon ventre t'absorba
Pauvre petit cygne gelé
Tes ailes n'étaient pas d'un dieu

J'ai moi des .ailes tout en feu


(11,268).

Le poème se termine sur l'image triomphante d'une Leda ailée,rêve


incarné de la Terre-Ciel. La course métamorphosante de Leda en-
tre l'image initiale:

Le ciel pesant coulait en moi


Par mille graines de blé vif
Par mille oiseaux exténués,

et l'image finale:

J'ai moi des ailes tout en feu,

double, comme par magie, celle de l'imagination du poète et de-


vient la justification profonde de son baptême poétique."Grain-
127
d'aile" cède sa place à la voix qui "aile eue,

127. "Grain-d'aile" est le titre d'un conte d'Eluard ainsi que


le nom de l'héroïne de ce conte (Cf. II, 413-418).
244
128
_'ard' . Le nom paternel, Grinde l, est quitté pour celui de
la grand-mère maternelle, Eluard .H écrit dans Poésie ininter -
rompue ;

Je ne me méfie plus je suis un fils de femme


(11,43).

A.Kittang tient que la femme chez Eluard "n'est plus une


figure mais un signe" et que "son accomplissement sur le plan
1 29
poétique n'est pas fait mais à faire" . Il traite la poésie
du toi-fêminin de "mêtapoësie" et les vers qui chantent la fem-
me aimée de vers qui "dévoilent les conditions de l'existence d'
un univers poétique de la surréalité" 1 30. C'est l'image-germe de
la Terre-Ciel qui est le principe sur-réel de cet univers.
"L'Occident", dit G. Durand, "a toujours eu tendance [...]
â 'perdre sa chance de rester femme' selon le beau mot de Lêvi-
Strauss" 131 . Bien que poète occidental, Eluard n'a pas suivi
cette règle dans son art. Inspirant beaucoup plus qu'inspiré,
ainsi qu'il l'avoue lui-même, il a doté sa poésie d'une identité
féminine. Ayant quitté le ciel pour la Terre-Ciel il ne s' est
pas limité à la "Raison", il en a pourvu et valorisé le "Germe".
Dans "Dialogue en 1934", il a donné à Breton une réponse
qui, par son caractère automatique, a prévu d'une manière éton -
nante le recul du rationnalisme, devant l'imagination et 1' as-
cension future des forces féminines appartenant au "régime noc-

128. Jeu de mots sur Eluard. Le verbe ard (de ardre) est une
trouvaille de Zoé Samaras.
129. Op. ait., p. 73.
130. Ibid.
131. Op. oit., p. 447.
245
turne":
A.B.- Qu'est-ce que la raison?
P.E.- C'est un nuage mangé par la lune,
(11,846).

Dans La Poétique de l'Espace, Bachelard a note l'impuissan-


ce où se trouvent "les sentiments de la dialectique logique"—qui
"feraient l'anatomie d'une chose vivante"—d'étudier "la fusion
1 32
des contraires" , Il y a signalé en plus que toute , valeur
vivante integre une irréalité qui la fait "trembler". La Terre-
Ciel est cette valeur phénoménologique qui tremble et qui réver-
bère, qui soulève le psychisme de "l'être êluardien" par son élan
1 33
et par "sa force multiplicatrice" . Image-clé, relief psychi-
que et symbole conceptuel de multiple entrée, elle est l'arché-
type visionnaire d'un monde matérialiste et transformiste, "le
songe intérieur" dont naît chaque image 134 , la "transcendance"
qui "s'adjoint à toute immanence" dans le "règne de l'imagina -
tion" 135 d'Eluard.
La Terre-Ciel est la "structure totalitaire où l'évolution
1 3 fi
dialectique" plutôt que chronologique "a sa place" . Examinée
non pas à partir d'une date mais en fonction d'une thématique,
elle est "une seule vision variée à l'infini" (1,270), "un corps
élément et substance" dont la forme "se dessine indéfiniment"

132. P. 67.
13 3. V. G. Poulet, "Paul Eluard et la multiplication de 1'
être", p. 50.
134. V. G. Picon, op. oit., p. 97.
135. V. G. Bachelard, L'Air et les Songes, p. 12.
136. V. Therrien, p. 230.
246
dans l'espace ëluardien 13 7 cortine une vaste image filée, analogue à
la métaphore f i l é e , e t qui peut maintenant servir d'instru -
ment d'analyse.
Eachelard tient gu' "on ne peut vivre l'ambivalence matëriel-
le qu'en donnant tour à tour la victoire aux deux éléments"
Chez Eluard la sacralisation finale de la terre intègre toute"la
1 39
dialectique de la vie primitive et de la clarté conquise"
J.-Y. Debreuille qui tient que "le poème est d'abord scanda-
le" se demande si l'évolution d'Eluard est un progrès vers"la
clarté" ou une "dêpoëtisation" 1 41 . Notre point de vue est q u e
la poésie éluardienne,évoluant de la contemplation à la provoca-
tion, ne cesse pas d'être un scandale. L'écart du ciel et de la
terre, dû à la dominance des forces "diaïrëtiques", diminue jus-
qu'à la fusion des deux éléments en la Terre-Ciel. Les "colères"
et le désir de la paix cèdent leur place au partage et à la soif
de liberté pour aboutir à la participation et à la présence de 1 '
avenir. La Terre-Ciel se prouve ainsi non seulement le principe
causal de l'imagination éluardienne mais aussi le sur-élément
fonctionnel qui définit une unité et une "objectivité" en de -
venir 142 . En étudiant sa prolificité, nous tâcherons de suivre
son destin créateur 1 43

137. V. J. - P. Juillard, op. cit., p. 115.


138. La Terre et les Rêveries de la Volonté, p. 77.
139. V. "Germe et Raison dans la poésie de Paul Eluard",p.116.
140. Op. oit,, p. 23.
141. Ibid., p. 35.
142. Cf. Therrien, p . 123.
143. M, Eliade tient que "la découverte ou la projection d'un
point fixe -le'Cetvtre L ëquivaut à la création du monde" (p. 2 6 ) .
247
Β. PROLIFICETE DE LA TERRE-CIEL

Après le travail "archéologique" qui a amené à la découverte


ι 44
du "foyer secret" de la Terre-Ciel il faut maintenant, par un
effort plus critique que psychologique, "monter" à la surface de
la poésie ëluardienne (le texte) afin d'en "prendre possession"
1 45
en examinant comment la Terre-Ciel s'y manifeste , Cette mon-
tée doublera la production des images d'Eluard et deviendra 1'
axe de redressement de son univers poétique qui gardera de son
côté sa légèreté aérienne:

Nue inverse rocher souple


(11,42).

La Terre-Ciel, "matière fidèlement contemplée" par Eluard "a pro-


duit des rêves"

Et j'ai multiplie' mes désirs de lumière


(11,423),

dit Eluard dans Le phénix. Etudier sa prolificitê c'est vouloir


"continuer la rêverie" qu'elle a créée 1 47
"L'image pour l'image', telle est la formule de l'imagination
active", dit Bachelard e t il ajoute: "C'est par cette activité

144. V. G. Bachelard, L'Eau et les Rêves, p. 64.


145. G. Poulet écrit sur la conscience bâchelardienne: ''Elle
plonge dans une profondeur d'eau dormante; elle en émerge et prend
possession d e ses surfaces" ("Gaston Bachelard et la conscience
de soi", p . 1 8 ) .
146. V. G. Bachelard, L'Eau et les Rêves, p. 73.
147. V. G. Eachelard, La Poétique de l'Espace, p. 143.
248
de l'image que le psychisme humain, reçoit la causalité du futur
ι 48
en une sorte de finalité immédiate" . Aussi la Terre-Ciel, le-
vain d'autres irr.ages, doit-elle devenir avec elles par le seul
fait qu'elle est 1 49. Vision illimitée mais ayant la puissance
de la "miniature", une immense production sortira d'elle 150
M. Mansuy signale le caractère d'image non constituée de 1'
archétype et rappelle que pour Jung celui-ci n'est qu'"une poten-
tialitë héréditaire qui se cherche une traduction imagée" 151 . Il
en est ainsi pour la Terre-Ciel qui, en tant q u ' i d e n t i t é psycho-
logique du moi ëluardien, se manifeste en de nombreuses images
poétiques par une sorte de multiplication du poète lui-même. Dans
Cours naturel ces images sont celles des autres hommes:

Et je ne suis pas seul


Mille images de moi multiplient ma lumière

Il n'y a plus d'éclipsé au front de l'univers


(1,800).

Chez Eluard tout ce qui ne répond pas à cette identité profonde


qui dort dans son inconscient 152 diminue pour lui faire place:
Vieux contempteur et vieille idole
Vieille abbaye et vieux clocher
Tu perds ton temps tu diminues
L'homme et le ciel sont sur la terre
Chaque jour un petit peu plus
(11,160).

148. L'Air et les Songes, p. 193.


149. Cf. La Dialectique de la Durée, p. 16.
150. Cf. La Foétique de l'Espace, p. 108.
15t. Op. ait., p. 132 .
152. Cf. Zoé Samaras, Op. cit., p. 89.
249
Dans l'unité concernant 1'imagiscie d'Eluard, il a été ques-
tion de la cristallisation des images en des "mots-images". M.
Meuraud note le besoin de considérer la facon dont "s'effectue le
passage de l'image vivante au symbole" 153 . Le "terme générique"
dont elle parle, qui retrouve "sa magie primitive" et qui ir-
radie 154 , n'est qu'un "mot-archétype" traduisant 1'image-archë-
type. De ce point de vue toute "surchose" 155 , terre, femme,
humanité ou phénix, qui dépassé son propre destin en l'assumant,
traduit la Terre-Ciel.
Yannis Ritsos note que le thème ne répugne plus à Eluard .dès
que ses images ont cessé d'être fluides et indéfinies et qu1 el-
les ont acquis une solidité presque épique 156 . Cette observation
renforce le projet d'examiner la formation d'une constellation
1 57
autour de la Terre-Ciel - dans le cadre d'une étude thématique
se référant au triple lien,à partir du couple ëluardien, de la
mort, de l'amour et de la vie, ainsi qu'à celui, intrinsèque, de
la guerre et de la révolution.
Un recours préalable à "La mort l'amour la vie" nous semble
nécessaire d'autant plus que ce poème au titre attrayant qui ren-
voie au triptyque connu "Έρως Χρόνος Θάνατος" a été souvent 1'
objet d'analyse de la part des critiques d'Eluard.

153. Op.cit.,p.7.
154. Ibid.
155. V. G. Bachelard, La Terre et les Rêver-Les de la Volonté,
p. 39.
156. Cf. op. oit., p. 90.
157. Cf. Therrien, p . 159.
250
A. MingelgrUn nous apprend que G. Laurence parle d'un "poë-
i co

me de renaissance" et signale, lui aussi, "la renaissance de


l'amour sous le' signe du feu" ainsi que le rapport de la lumière
intériorisée avec le triomphe de la simultanéité et de la rëci -
procitê 159 . Mingelgrün insiste encore sur la vision presente,
dans la troisième partie du poème d'"un futur âge d'or" où le
1 60
travail agricole coexistera avec "une technique sublimée"
M. Launay note de son côté que "chaque vers de chaque par-
tie meurt et renaît dans un vers de chacune des deux autres" et
que par conséquent "La mort l'amour la vie" est, "dans sa forme
même, le véritable phénix", mieux que tous les autres poèmes du
161
même recueil . Launay tient que le phénix comme "testament-
monument" est une "forme-sens" et lie les trois parties du poè-
me, comme les trois substantifs du titre-·-qu1il traite aussi de
formes-sens—avec Nusch, Dominique et la' communion humaine. Sui-
vant notre point de vue imagiste, ces· trois parties sont liées à
la terre, au feu et à la Terre-Ciel. L'appartenance à la terre
de la première partie est prouvée par la consistance que le verbe
"briser" confère â "la profondeur" et à 1'"immensité" ainsi que
par la dureté du chagrin dans les vers suivants:
J'ai cru briser la profondeur l'immensité
Par mon chagrin tout nu sans contact sans écho
(11,441).

158. Op. oit., p. 262.


159. Ibid., p. 201.
160. Ibid., p. 202.
161. "'La mort 1'amour la vie', Propositions pour une lecture",
Littérature, (février 1971), p. 50.
251
C'est le feu (amour), element dominant de la deuxième par -
tie;

Tu es venue le feu s'est alors ranimé


(111,441),

qui renverse la chute par son mouvement ascensionnel et qui con-


vertit la terre (mort) en la Terre-Ciel (vie) oïl puise sa vie,
la troisième partie du poème. La Terre-Ciel, parce que non dite,
n'est pas une "forme-sens" comme le phénix mais :elle confirme
t

absolument le "futur âge d'or" de Mingelgrün. Elle donne nais -


sance aux images complexes des usines rayonnantes et du blé-
oiseau et, émancipée, elle permet qu'on prenne à témoin non plus
le Ciel (ou Dieu) mais les hommes qui ont revêtu les qualités
divines:
Les champs sont labourés les usines rayonnent
Et le blé fait son nid dans une houle énorme
La moisson la vendange ont des témoins sans nombre
(11,442).

En glorifiant le labeur humain par ce passage à un rêve


humain et universel, Eluard se "crée des sentiments" et rend sen-
sible "l'objet de [ses] désirs" . La venue de "Dominique"lui
rend familiers la mort, l'amour et la vie. Le couple idéal, re-
flet de la Terre-Ciel, qu'il forme avec elle l'aide à assumer son
triple destin d'homme.

162. Voici le texte complet de Donner â Voir: "Je me crée des


sentiments... Il m'arrive de les prévoir. S'il me fallait douter
de cette réalité plus rien ne me serait sûr, ni la vie ni l'amour
ni la mort. Tout me deviendrait étranger. Ma raison se refuse â
nier le témoignage de mes sens. L'objet de mes désirs est tou -
jours réel, sensible" (1,979).
252
•1. L'amour et le couple éluardien

La Terre-Ciel est une terre rêv-ëe où l'on vit par deux et


dont le support inconscient et total exclut la solitude, même en
l'absence de l'être aimé. Dans La rose publique Eluard écrit:

Même quand nous sommes loin l'un de l'autre


Tout nous unit
(1,423).
Et dans Le Livre ouvert II:

Le b l é d u ciel sur notre terre


N o u r r i t m a v o i x je rêve et pleure
(1,1076).

Par u n e suite de projections o ù la Terre-Ciel devient "Cité

p r o m i s e " puis chambre d'amoureux o n atteint le nous du couple,

unité irréductible d u m o n d e r ê v é p a r Eluard. "Le microcosme

amoureux est le reflet de la Cité promise", dit J. - P. Juillard

e n commentant le v e r s :

1 fi3

Ville réduite à notre chambre ..

Et dans La rose publique le couple devient

Un oiseau acharné de mettre des' ailes à son nid


(1,441).
On voit aussi "notre terre" se réduire aux "villes" de "nos
désirs":
Villes drapées dans nos désirs
Villes précoces et tardives
Villes fortes villes intimes
(1,1076),

163. Op. ait., p. 128.


253

puis s'identifier ä l'espace intérieur de la maison du couple en


rendant la femme aimée unique au monde:

Dans la ville la maison


Et dans la maison la terre
Et sur la terre une femme
Enfant miroir oeil eau et feu
(1,804).

C'est pour et par le couple unique et unitaire que le poète


crée l'univers et qu'il abolit la solitude de la foule:

Faut-il que je ressente ou faut-il que j'invente


Le. moment du printemps le cloître de l'été
Pour me sentir capable de te rendre heureuse
Au coeur fou de la foule et seule à mes côtés
(11,705).

Chez Eluard le couple vit dans une intimité absolue dont les
traits pertinents sont la communion des corps et des âmes, l'êchan-
ge de caresses et de regards attentifs 1 64 et l'extase amoureuse.
Dans Le phénix, la caresse est le geste ingénu qui perpétue 1'
amour et fait renaître le couple:

La caresse est comme une rose


Qui renforce.la nacre d'un midi très chaud
Présence à tout jamais
Rien ne se fait amour qui ne soit d'avenir
(11,435).
La séparation qui détruit cette intimité est comparée à la
mort physique:

164. J. - P. Richard parle de "l'aimantation amoureuse" des


chairs qui répond "à la provocation reflexive des regards"(p.109)
165. Cf. A. Kittang, op. ait., p. 26.
254
La mort ni simple ni double
(1,1203).
ou morale :
Ni rien devant ni rien derrière rien entier
(11,441).

Au contraire le couple uni, enfant de la Terre-Ciel, se dépasse


parce qu'il se suffit dans sa réalité de chair. Dans Le dur dé-
sir de durer, Eluard se pose la question suivante:

Sommes-nous près ou loin de notre conscience


Où sont nos bornes nos racines notre but

pour donner aussitôt la réponse:

Nous sommes corps à corps nous sommes terre à terre


Nous naissons de partout nous sommes sans limites
(11,83).

Les corps-miroirs, identifiés à la terre-miroir, deviennent la con-


science l'un de l'autre et élargissent infiniment 1'image du cou-
ple.
Dans Cap-Ltale de la douleur, les disparitions de la femme
dues au manque de communion entraînent celles de la terre et ré-
duisent au minimum la vie du poète:
I

Et je la vois et je la perds et je subis


Ma douleur comme un peu de soleil dans l'eau froide
(1,174).

Dans "Vivre ici", par un effort autocritique et dans le même


contexte,le désir devient l'équivalent de la douleur:

Et vain je m'étonne d'avoir eu à subir


Mon désir comme un peu de soleil dans l'eau froide
(11,764),
255
Pour ne plus être "mal aimé" et pour se reconquérir une"rëa-
1 fi fi *

lite infinie" , le je ëluardien brise ses liens avec la femme


végétale et narcissique pour tisser des rapports "faciles" avec
la femme émancipée et terrestre. Alors c'est le phénix ,
oiseau-cendre et image dominante du couple, qui cristallise la
Terre-Ciel dans le recueil portant le même titre. Bachelard note
que le mythe du phénix est celui de "la renaissance progressive
[...] dans le sens de la vie amplifiante [.··] qui traverse la
mort et les défaites" 169.
Apollinaire s'était servi du même mythe dans l'épigraphe de
"La Chanson du Mal Aimé":

Et je chantais cette romance


En 1903 sans savoir
Que mon amour à la semblance
Du beau phénix s'il meurt un soir
Le matxn voit sa renaissance 170

Dans Pouvoir tout dire,le partage d'"un autre monde" par le


couple-phénix fait "reculer" la cendre au profit de l'oiseau et
éternise le présent en y joignant l'avenir:

Le temps ne sépare rien


L'éternité me rejoint
(11,371).

166. V. J.-Y. Debreuille, op. oit., p. 126.


167. N. Boulestreau tient aussi que "l'un des objets de sa
foi nouvelle [...] est le salut par la femme libérée" ("L'amour
la peinture la poésie", Les mots la Vie, Université de Nice, n=
hors série, [984], p. 79).
168. Dans Lautréamont, Bachelard observe que "la fonction
première de l'imagination est de faire des formes animales"(p.51 )
169. "Germe et Raison dans la poésie de Paul Eluard", p.119.
170. Op. ait., p. 39. '
256
C'est dans le même sens d'une totalisation du temps et d' une
amplification de l'existence dans la liberté de la chair qu' on
doit interpréter le verp:

J'avançais je gagnais de l'espace et du temps


(441).

J. - Y. Debreuille entend mal à notre avis le verbe "gagnais" en


soutenant le point de vue diachronique qu' "Eluard sait que sa
lutte est... avec 'l'espace' et 'le temps'" 171
Dans "Dit de la force de l'amour", le couple ëluardien s'è
présente encore une fois comme un double miroir renvoyant à la
Terre-Ciel. Le toi féminin reflète le moi même au delà de sa
mort physique. Il en devient ainsi "la conscience sensible" en
perpétuant son désir de liberté et sa volonté de vivre parmi les
hommes. Le moi de son côté reflète à l'infini l'image du toi qui,
tel le phénix, survit à sa propre mort:

Toi qui fus de ma chair la conscience sensible


Toi que j'aime à jamais toi qui m'as inventé

Tu rêvais d'être libre et je te continue


(11,223).

Dans Le livve ouvert II, le couple oublie les images uni -


taires--sable, mer, ciel, lourdeur terrestre—du temps de la néga-
tion pour s'attacher aux images complexes, engendrées par la Ter-
re-Ciel: "Chair de liberté", "bouche bleue", "clarté du champ
...mystérieux":

Nous oublions le sable mou

171. Op. oit., p. 136.


257
La mer épaisse le ciel bas
Les heures lourdes de patience

Notre soleil nous a livre


Sa chaude chair de liberté
Nous embrassons la bouche bleue
L'odeur le souffle la clarté
Du champ le plus mystérieux
(I, 1077-1078).

Dans "La petite enfance de Dominique", c'est la naissance


de la fillette qui marque le passage de l'âge de la terre "ter-
reuse" à celui de la Terre-Ciel:

Le paysage se fermait comme un caillou

Elle n'était pas née


Nul ne la connaissait
(11,432).

Et dans "Ecrire dessiner inscrire" le couple se lève comme un


double soleil ou comme une rose-phénix de ses cendres. L'amour
présent" du poète devient alors une surréalité qui—telle la Ter-
re-Ciel- -s ' amplifie en occupant un bien plus grand espace que
tout son passé terrestre:

Maintenant je me lève car tu t'es levée


Rose du feu sur les cendres du feu
Et mon amour est bien plus grand que mon passé
(11,427).

Dans "Le phénix" la naissance de la sur-terre par la force


convertissante du feu double la naissance du couple-phénix qui
devient, lui aussi, un sur-couple:

Le ciel est clair la terre est sombre


258
Mais la fumée s'en va au ciel
Le ciel a perdu tous ses feux
La flamme est restée sur la terre
(11,421).

La naissance du couple abolit ici l'ignorance de l'homme qui est,


comme on l'a vu, l'équivalent de la terre.
J. - P.Richard tient que chez Eluard "l'amour précède" et
reconnaît "dans le rapport, amoureux, amical, politique [...]
comme une véritable forme a priori de l'expérience"
A. notre avis cela devient possible du moment que le couple
"se cosmise" comme dirait M. Eliade et que la Terre-Ciel s' y
manifeste. De là l'équivalence du "corps à corps" au "terre à
terre".
M. Meuraud parle justement d'un "couple mythique et grandio-
se qui, par la puissance de l'amour, calme les rochers, fait
taire la tempête,'assagit le feuillage profond'" 173
Et M. Raymond traite la poésie d'Eluard de "poésie métaphysi-
que en ce qu'elle fait de l'amour un drame cosmique à la rësolu-
174
tion duquel tout l'univers s'intéresse"
Dans Poésie -ininterrompue II, la Terre-Ciel anime l'image du
présent heureux,"soulève" le couple et lui transmet sa légèreté
aérienne:

Le présent pèse sur nous deux et nous soulève


Mieux que le ciel soulève un oiseau vent debout
(11,705).

172. Op. ait., p. 105.


173. Op. oit., p. 63.
174. Op. ait., p. 307.
259
Dans Corps mémorable,' la légèreté du couple est gagnée du
morjent que le corps (terre) se fait oeil (ciel). C'est l'oeil
qui apporte au corps 1'"espace" et 1'"éclat" qu'il a intériorisés;

L'oeil à force d'espace et d'éclat délirants


L'oeil fait vivre et plus loin le plomb du corps s 1
écroule
(11,126).

La Terre-Ciel engendre i c i une femme-miroir.


Dans Le phénix, l'amour du toi féminin e s t "l'impulsion qui
anime" 1 75 le poète comme le ciel est la substance qui. dynamise
la terre en se laissant absorber par elle. Alors mouvement du
coeur et mouvement cosmique se confondent:

Les flots de la rivière


La croissance du ciel
Le vent la feuille et l'aile
Le regard la parole
Et le fait que je t'aime
Tout est en mouvement
(11,425).

Dans Corps mémorable, le mouvement sensuel du corps féminin


renvoie à l'image d'une mer-ciel qui est une variation de la Ter-
re-Ciel et qui en accentue les qualités oniriques:

Tu es comme la mer tu berces les étoiles


Tu es le champ d'amour tu lies et tu sépares
Les amants et les fous
Tu es la faim le pain la soif l'ivresse haute

175. "Le désir cherche toujours la substance dont la fonction


(ou le destin) est le mieux accordée à la qualité particulière
de l'impulsion qui anime l'écrivain" (V. Therrlen, p. 143).
260

Et le dernier mariage entre rêve et vertu


(11,134).
Dans Le phénix, le couple absorbant l'élan amoureux se méta-
morphose en l'image d'une femme recevant la pluie puis en celle
d'une terre gui a laissé le ciel "couler" en elle et l'imprégner:
Tu fuis contre le vent la jupe ramassée
Les cheveux en. déroute sous la pluie furieuse
Le ciel est inondé la terre est détrempée.
(11,430).

L'intimité absolue dans laquelle vit le couplé ëluardien a


déjà été signalée. Celle-ci devient dynamique lorsque le couple
fonctionne en double miroir. Dans l'image suivante de "L'extase",
l'intimité spatialise et rend illimité le temps amoureux:

Devant ce paysage où tout remue en moi


Où des miroirs s'embuent où des miroirs s'éclairent
Reflétant deux corps nus saison contre saison
(11,107).

Et dans "Comme deux gouttes d'eau", les mains intimes sont des
mains-miroirs qui abolissent leurs limites et multiplient leur
image :

Sa main tendue vers moi


Se reflète dans la mienne
(1,412).

La- même intimité dynamique métamorphose le corps de la fem-


me aimée en une Terre-Ciel pleine d'étoiles charnelles où l'amour
vient prendre son élan:

Les seins étoiles les paumes du Nord 1 -• \ r plus


sensible
Que les arbres ressorts d'oiseaux de vent de nuit
(1,836) .
261
Dans Poésie ininterrompue II, la fenêtre des amoureux héri-
te 1'ouverture extrême de la Terre-Ciel en tant que sur-ëtoile.
Alors, telle un oeil grand ouvert, elle peut "refléter l'avenir"
de la même façon que la Terre-Ciel s'y projette après 1* avoir
amené au présent:

Notre fenêtre s'êcarquille


Jusqu'à refléter l'avenir
(11,674).

Dans "L'extase", au jeu multiplicateur des miroirs s'ajoute


la prolifération des regards-clés qui s'ouvrent l'un l'autre à 1'
infini:

Belles clés des regards clés filles d'elles-mêmes


(11,107).

Chez Eluard, la forme ronde des yeux enveloppe et protège ces


regards tandis que leur transparence les transforme en regards-
reflets et les libère . Dans le monde ëluardien transparence
et évidence s'identifient. Par l'acte amoureux tout est révélé:

Les mains les yeux mènent au lit


A l'ardent secret révélé
(1,891).

Par l'amour sans secret le couple "se transcende" 1 77:

176. Cf. D. Bergez, op. oit., p. 42.


177. D. Bergez écrit à propos de l'acte amoureux: "Dans 1'
acte amoureux, le corps ainsi se transcende: à la pesanteur im-
mobile du corps solitaire s'oppose l'élan victorieux des gestes
de l'amour"(op. oit< > p. 74).
262
L'amour n'a rien de mystérieux
Nous sommes l'évidence même
(11,440)

et se surrëalise dans son propre dépassement:

Mon silence sonore et mon écho secret


Mon aveugle voyante et ma vue dépassée
(11,424).

Dans ces vers de "Dominique aujourd'hui présente" auxquels nous


allons revenir, la Terre-Ciel concentre et anime le toi. Terre
qui a dépassé son opacité jusqu'à laisser transparaître l'image
de son propre avenir, elle devient l'instrument—la boule de
cristal d'une voyante—qui aide le toi "aveugle" à dépasser sa
cécité au point de "voir" et de "donner à voir" cet avenir.
N. Boulestreau note que dans La rose,publique, le toi est
la "condensation""de Gala qui "s'ërotise" et de Nusch qui "se
1 no

surrëalise" . Dans Le phénix, "Dominique" surréalisëe, est


le toi qui surrëalise le noue.
Chez Eluard, bien avant Le phénix, la lumière féminine est
un agent de surrêalisation du couple. Dans "L'amoureuse" on a
vu qu'elle est plus intense que la lumière solaire:
Ses rêves en pleine lumière
Font s'évaporer les soleils
(1,140).

178. Voici le texte complet de N. Boulestreau: "Le toi de La


rose publique est hanté par Gala mais il est aimanté par Nusch.
Les deux figures s'interpénétrent. Le toi ici est leur condensa-
tion" (La rupture et le partage, p. 173).
263
Et dans "L'extase", la femme-étoile fait du couple un veritable
soleil sur la terre qui est aussi bien la fin ultime de l'humani-
té que son unité rayonnante:

Etoile identifiée
Et sur la terre et sous le ciel hors de mon coeur et
dans mon coeur

Et le soleil au bout de tout venant de nous


(11,107).

Dans Poésie ininterrompue II, les moments d'extase amoureuse


délivrent totalement le couple:

Captifs d'un seul moment un moment nous délivre

(11,665).

Chez Eluard la vie du couple est sublimée:

Quand tu fais tomber le ciel sur la table


(11,427).
L'amour humain devient un acte de foi et le toi. un objet d'adora-
tion:

Je t'aime je t'adore toi


(11,696).

Dès 1913, Eluard insiste sur la sublimation de la vie par 1'


amour. Dans "La déclaration de Pierrot" il écrit:

Ma vie est terrestre mais belle


Mon idéal n'est plus aux cieux
l·..]
Je crois en ton corps prestigieux
En tes blancheurs de lune!... Oh! dieux!!!
(.11,737).
264
Dans ces vers, marqués de "mysticité charnelle" 179 , ce sont les
valeurs nocturnes, féminines, terrestres qui sont divinisées.
La Terre-Ciel rêve dans Le phénix et dénoue toutes les con-
tradictions :

Et nous voici plus bas et plus haut que jamais


(11,421).

La femme-étoile s'éclipse pour se rallumer toujours grâce à


la renaissance fidèle du couple qui double le retour éternel des
saisons:

Tu te couvres tu t'éclaires
Tu t'endors et tu t'éveilles
Au long des saisons fidèles
(11,425).

On rencontre les mêmes éclipses dans "L'amoureuse" mais cette fois


c est le moi qui s'exprime par elles. :

Me font rire pleurer et rire


Parler sans avoir rien à dire
(1,140).

Dans Le livre ouvert I, le couple éluardien offre au lecteur


l'image d'une totalisation temporelle et spatiale:

A toi écoute je réponds


A toutes tes paroles aux premières aux dernières

179. V. C. Guedg, "Le collage dans l'écriture de Paul Eluard,


Lea mote Ια vie, n= 5,(1987), p. 186.
180. N. Boulestreau note: "A l'interrogation romantique 'com­
ment amour incorruptible /T'exprimer avec vérité' se substitue 1'
assertion ëluardienne tMe font rire pleurer et rire/ Parler sans
avoir rien à dire'" (ibid., p. 214).
265
Aux murmures aux cris à la source au sommet
Je te réponds mon amour sans limites
(1,1015) .

D. Bergez attribue à "l'extension de l'espace amoureux" l'unifica-


1ft1

tion du monde . A notre avis c'est la Terre-Ciel qui est la


mère de cette extension comme par exemple dans Le phénix ou elle
est incarnée par "Dominique":
Debout elle semblait anéantir le vide
(11,434).

G. Poulet cite les vers suivants de Poésie ininterrompue II:

Toujours le premier feu l'étoile sur la terre


Et la première fleur dans notre corps naissant
(11,676),

pour signaler que le nous du couple "s 1 ... objectifie [...] sous
182
la forme d'un corps commun" . Il serait utile de voir ici par
quels moyens le toi et le moi ëluardiens arrivent à fonder "en
1ft~λ
commun une nouvelle existence"
L'unité du couple ëluardien se présente dans La rose publi-
que comme une double intégrité. Elle consiste avant tout en ce
que partage et don de soi s'identifient:

Nous avons partage


Mais ta part tu me 1'as vouée
Et la mienne je te la voue
(1,423).

181. Op. oit., p. 110.


182. "Paul Eluard et la multiplication de l'être", p. 39.
183. Ibid.
266
Mais .7 'éloignement du toi n'entraîne plus un déchirement du
moi comme dans L'amour la poésie:

Je me suis sépare de toi


Màis 1'amour me précédait encore
Et quand j'ai tendu les bras
La douleur est venue s'y faire plus amère
Tout le désert â boire

Pour me séparer de moi-même


(1,240).

Cette réciprocité absolue fait l'existence du moi dépendre entière-


ment de celle du toi. Le toi est "sensible au coeur, non à la
raison" du moi qui, aimant d'un amour mystique et désintéressé,
n'a pas besoin de recourir à un pari semblable à celui que Pas-
cal proposait à l'infidèle, pour se prouver l'existence de l'être
aimé. C'est dans ce sens qu'on devrait interpréter l'expression
"je ne joue plus" plutôt que dans celui de "cette fois je suis
sérieux" dans les vers suivants du Phénix:

Je n'ai rien à gagner


Je t'aime trop pour perdre
Je ne joue plus je t'aime
(11,427) .

La "nouvelle existence" du couple devient alors un lieu de croi-


sements :

L'hiver se croise avec l'été


La feuille morte tombe dans un bain d'azur
(II ,428).

La fréquence de ces croisements confirme M. Launay qui observe


que "la communion n'est...pas monotonie ni unanimité de la mort,
267
mais varieté vivante"
Dans Le livre ouvert I, la communion du toi et au moi se
cristallise en l'image de leurs mains mêlées qui, identifiées aux
arbres d'une forêt, . subliment par le feu de leur attachement les
valeurs nocturnes-terrestres:

Nous avons nos mains à mêler


Rien jamais ne peut mieux séduire
Que notre attachement l'un l'autre forêt
Rendant la terre au ciel et le ciel à la nuit

A la nuit qui prépare un jour interminable


(I,10Ì4).

Dans les deux derniers vers, l'amour réciproque identifie le ciel


éteint au ciel effondré, "la nuit" enceinte d'"un jour intermin-
able" à la terre qui enfante la Terre-Ciel.
'Plus bas 1'atteinte commune de la fin suprême vient de la
correspondance intime des cris du toi et du moi:

Pour la recherche la plus haute


Un cri dont le mien soit l'écho
(1,1018).

De "L'amoureuse" où la fusion de l'homme et de la femme est


simplement rêvée:

Elle s'engloutit dans mon ombre


Comme une pierre sur le ciel
(1,140)

à la "Poésie ininterrompue où le poète s'engage:

La femme dont j'assume

-|84. Op. oit., p. 54.


268

L'éternelle confiance
(11,31),

c'est l'image de la Terre-Ciel qui engendre la communion. Dans


le second exemple, elle se manifeste en l'éternelle (ciel) con-
fiance (terre) de la femme que l'homme "assume" comme un destin
et comme une nouvelle responsabilité.
La communion du moi et du toi est donnée dans Les yeux ferti-
les dans une image extrêmement poétique par les multiples renver-
sements qui s'y produisent et où. rêve la Terre-Ciel:

Tes yeux dans lesquels je voyage


Ont donné aux gestes des routes
Un sens détaché de la terre
(1,493).

Par les yeux de la femme qui empiègent le ciel et qu'elle s'ap-


proprie, la terre acquiert un sens nouveau qui la prive de sa
pesanteur. Alors le voyage du poète sur ses routes devient aé-
rien, un vol sur la terre.
Lorsque le couple atteint la perfection, l'homme et la fem-
me échangent leurs rôles. Dans les vers suivants du Phénix, c'
est le toi féminin qui fait la part du ciel:

Qui me reflète sinon toi-même je me vois si peu

Tu es le grand soleil qui me monte à la tête


(11,439).

Ce dernier vers évoque "La jolie rousse" d'Apollinaire où "le


poète interpelle le Soleil, symbole [...] de la maturité(raison)

185. Op. oit., pp. 161-163.


269

1 fìfi
et de l'ardeur novatrice (ardente) du poète et de son temps" :
0 Soleil c'est le temps de la Raison ardente.

Chez Eluard, qui aime ce vers et le comprend dans Premières vues


anciennes (1,533), le toi incarne "le soleil" et "monte à la tête"
du moi comme, chez Apollinaire, la jolie rousse incarne "la rai-
1ft"7
son ardente" qui inspire le moi et devient sa "foi poétique":
Elle [la raison ardente] a l'aspect charmant
D'une adorable rousse.

Dans la deuxième partie du poème intitulé "Premièrement" de


L'amour la poésie, la femme, condensation de l'amour et de la poé-
sie, est un reflet vivant de la Terre-Ciel. Elle en hérite la
transparence et la transcendance:

1 Ses yeux sont des tours de lumière


2 Sous le front de sa nudité

3 A fleur de transparence
4 Les retours de pensées
5 Annulent les mots qui sont sourds

6 Elle efface toutes les images


7 Elle éblouit l'amour et ses ombres rétives
8 Elle aime—elle aime à s'oublier
(1,229-230).

C'est la transparence (v.3) des yeux rêveurs (v.1) de la femme-


poésie, si proches de son front nu (v.2) qui visualise ses pen-
sées et qui rend aux mots leur sonorité ( w . 4 - 5) . Le verbe

186. V. Αθ. Τσατσάκου-Παπαδοπούλου, "Γκυγιώμ ΑπολλυναΙρίΠρος


το φλογερό Λόγο", ρ. 3 87.
187. Ibid., ρ. 394.
270

"effacer" (v.6) perd ici son sens négatif et devient l'équivalent

de "transcender". De la même façon l'expression "elle aime à s'

oublier" ne doit pas être interprétée dans le sens du "dynamisme


18 S
autodestructif" dont parle A. Kittang mais dans celui du dy-
namisme constructif de l'inconscient libéré. La femme qui "aime
à s'oublier", c'est la poésie ou "les images pensent" pour le
poète (1,222): "Je est un autre".
Dans la partie VII du même poème les qualités solaires du
toi s'unissant à ses qualités terrestres totalisent l'univers ë-
luardien:

Tu as toutes les joies solaires


Tout le soleil sur la terre
Sur les chemins de ta beauté
(1,232).

Dans Médieusea, le toi fait la part de la terre et le regard


du moi celle du ciel. C'est dans le visage de la femme que leur
communion s'accomplit :

Des yeux levés vers ton visage et c'est le jour sur


terre
(1,911).

Dans "La mort l'amour la vie" la Terre-Ciel réserve à la


femme le r ô l e du c i e l puisque c e l l e - c i devient le guide du poète.
Chez Eluard le mot "guide" e s t l ' é q u i v a l e n t du mot " é t o i l e " :

Tu es venue la solitude était vaincue


J'avais un guide sur la terre je savais
Me diriger je me savais démesuré
(11,441).

188. Op. oit., p. 29.


271

Dans le vers suivant de L'amour la poésie, le toi s'identi-


fie au mot "nuit" qui est bivalent. Il renvoie aussi bien au
ciel étoile qui visualise le bonheur amoureux qu'au "régime noc-
turne" où régnent les forces terrestres-féminines:

L'aube je t'aime, j'ai toute la nuit dans les veines


(1,237).

Dans "Ecrire dessiner inscrire", poème appartenant au Phénix,


le toi tient le rôle d'une terre (ruche) qui reproduira le feu
du ciel (miel) qu'elle a absorbé:

La niche de ta chair sous l'unique soleil


Dora d'unique miel mon ciel qui s'éveillait
(11,431).

Les mots miel et ciel étant interchangeables chez Eluard, la com-


munion du couple est totale. La femme-rosée est bue par le poè-
te- abeille dans une image d'extrême transparence de Poésie ininter-
rompue:

Je vais de fleur en fleur sur un corps auroral


(11,42).

Eluard dénonce l'idéalisme abstrait de l'homme logique ainsi


que son scepticisme à l'égard de la vie. En divinisant les cho-
ses matérielles, il en fait dans Donner à voir les objets du dé-
sir de "l'homme à l'ëcorce poreuse" qui incarne la terre-orange,
assoiffée de ciel bleu:

L'homme â l'ëcorce poreuse a faim et soif. L'homme,


du haut de l'idée de sa mort, regarde pensivement
les bienfaisants mystères.
(1,922) .

Dans "La mort l'amour la vie" le moi en deuil est une terre
272
froide et fermée que le toi ouvre et allège, en lui "vouant" sa
part céleste (la clarté stellaire de sa chair):

Tu es venue le feu s'est alors ranimé


L'ombre a cédé le froid d'en bas s'est étoile
Et la terre s'est recouverte
De ta chair claire et je me suis senti léger
(11,441).

Cette double intégration de la Terre-Ciel répond au vers suivant


du poème prophétique, puisque composé un jour avant la mort de
Nusch, intitulé "En vertu de l'amour" où la mort même cesse d'
être une force diaïrëtique:

Je n'ai rien séparé mais j'ai doublé mon coeur


D'aimer j'ai tout créé": réel imaginaire
J'ai donné sa raison, sa forme, sa couleur
Et son rôle immortel à celle qui m'éclaire
(11,108).

Une fois dépositaire de la clarté du toi, le moi immortalise à


son tour le rôle de celui-ci. Ayant doublé sa chair comme son
coeur, il concrétise une terre qui n'est plus l'exil mythique:

Je suis spectateur et l'acteur et l'auteur


Je suis la femme et son mari et leur enfant

Simple et double, ma chair n'est jamais en exil


(11,124).

Dans Le phénix, c'est par la mëre de "Dominique" que s'ac-


complit la fusion du réel et de l'imaginaire. Car elle met sa
fille au monde comme ses yeux y projetteraient leur rêve créateur,
La naissance de "Dominique" double alors celle d'un univers nou-
veau où le désert terrestre est repeuplé d'êtres aériens et qui
renvoie à la Terre-Ciel:
273

Ses prunelles lavées par la lumière unie


Repeuplaient le désert d'insectes et d'oiseaux

D'insectes et d'oiseaux d'écureuils et de singes


De tous les animaux aériens distrayants
(11,434).

Dans Le phénix encore, la Terre-Ciel transforme le toi


en une herbe-hirondelle, objet sérieux d'une rêverie enfantine:

Tu es venue à moi par les voies de l'enfance


Sérieuse comme une herbe et comme une hirondelle
(11,428).

Chez Eluard l'amour devient le feu créateur qui réalise le


rêve de la Terre-Ciel. Alors du poète démiurge on passe au couple
démiurge. Dans "En vertu de l'amour", on a vu le moi transformer
le toi terrestre et le recréer en lui apportant les qualités du ciel:

J'ai donné sa raison sa forme sa couleur


Et son rôle immortel à celle qui m'éclaire
(11,108).

Dans "Ailleurs ici partout", pour avoir touché ce toi recréé par
lui, le moi se laisse recréer de la même facon:

D'avoir goûté le ciel la terre et la marée


Senti le sang la peau la gelée et le foin
D'avoir tout entendu touché je me montrais
Je respirais me colorais marchais parlais .
Et me reproduisais 189
(11,678).

189. A propos des deux derniers vers D. Bergez écrit:"En se


projetant au dehors de lui-même, l'être êluardien accroît con -
tinûment l'espace de son existence, dans le mouvement de son pro-
pre débordement" (op. ait. , p. 75).
274
Le double pouvoir créateur du couple ëluardien conduisant à une
double incarnation de la Terre-Ciel est littéral dans les vers
suivants de Corps mémorable et de Poésie ininterrompue II:

Je crée je t'ai créée je te transformerai


et
Je suis créé je crée c'est le seul équilibre
C'est la seule justice
(11,664).

Cette créativité par l'amour d'un autre être renferme "des pos-
sibilités de liberté"190:

Je ne serai plus libre que dans d'autres bras


(1,494).

Mais pour que l'amour réciproque ne soit pas court-circuitë, le


couple lui-même doit être ouvert à l'humanité. Dans la vie im-
médiate Eluard montre la négativité mortelle (terrestre) de 1'
amour accaparant d'un couple "fermé" et l'a nécessité que celui-
ci s'ouvre sur les autres pour bien vivre 191:

Pour me trouver des raisons de vivre, j'ai tenté de


détruire mes raisons de t'aimer. Pour me trouver des
raisons de t'aimer j'ai mal vécu.
(1,377)

Chez Eluard l'ouverture du couple extériorise et reproduit


la communion au niveau de l'humanité en abolissant la solitude
et l'antagonisme social. Le poème du Phénix intitulé "Dominique
aujourd'hui présente" (11,422-424) concrétise par excellence cet-
te ouverture. Comme à "La mort l'amour la vie" ou peut y dis -

190. V. J. - Y. Debreuille,op. oit., p. 158.


191. N. Boulestreau écrit à propos d'Eluard: "Refusant l'amour
egoiste, il mise sur une communion qui oblige chaque partenaire à
'franchir ses limites'" ("L'amour la peinture la poésie", p. 75).
275
tinguer trois unites: la "Passion" du moi solitaire (w.1-16),
le chemin de l'amour ( w . 17-44) et l'apothéose ( w . 45-57).

La première partie se réfère à l'absurdité de l'existence ter-


restre du moi qui est fermée sur elle-même et hantée par la mort
où l'on voit:

L'avenir en butte à demain

Le coeur réglé comme un cercueil


Les espoirs réduits à néant.

L'arrivée du toi dans la seconde partie est catalytique. Le


changement qu'il opère tient du miracle:
Tu es venue l'après-midi crevait la terre
Et la terre et les hommes ont changé de sens

Alors le moi se trouve tout-à-coup rë-orientë vers "Dominique"


comme vers le rêve de l'humanité:

Et je me suis trouvé réglé comme un aimant


Réglé comme une vigne.

Comme le ciel ouvre la terre en s'unissant à elle, "Dominique"


ouvre le poète à la vie et au monde:

A l'infini notre chemin le but des autres

C'est à partir de toi que j'ai dit oui au monde.

Du coup 1'espoir renaît :

Tu es venue le voeu de vivre avait un corps.

Par une "contre-ascension", "Dominique", "haute" comme les


arbres éluardiens qu'on voit souvent briser le ciel, pénètre la
douleur du poète et "brise" le cri matériel de son chagrin:
276
Tu es venue plus haute au fond de ma douleur
Que l'arbre sépare de la forêt sans air
Et le cri du chagrin du doute s'est brise

L'image de la Terre-Ciel réapparaît dans le couple

Avec la force d'un passé très loin très pur.

Dans la troisième partie du poème, le poète salue et glori-


fie en l'avènement de "Dominique" la réalisation du rêve "utopi-
que" d'une terre autre qui, ayant toutes les caractéristiques de
192
la Terre-Ciel dépasse "les contradictions" et abolit la mort:

Gloire l'ombre et la honte ont cédé au soleil


Le poids s'est allégé le fardeau s'est fait rire
Gloire le souterrain est devenu sommet
[...1
L'éternité s'est dépliée.

A. Kittang qui reconnaît en Eluard une attitude "humaniste


au plus haut degré" tient qu'on peut "formuler u n 'credo' amou-
reux éluardien "comme suit: "Il n'y a pas d'amour qui ne soit
activité amoureuse et c'est uniquement par celle-ci que je pour-
rai aboutir à la révélation" 1 93
On a v u que chez Eluard le couple promêthêen devient l'unité
qui engendre une humanité prométhëenne et libératrice par 1'amour
qui, loin de toute "perversion", est "source ontologique de p r o -

192. J. - Y. Debreuilie voit en la femme "le symbole des con-


tradictions assumées et transcendées" et parle d'une "victoire du
temps sur l'espace, du projet historique sur la condition biologi-
que" (op. ait., p p . 183-184). E t Claude Roy fait d'Odette Lemor
(Dominique) le portrait suivant ou action et rêve se mêlent:"Gran-
de fille aux yeux mexico-chinois, insolenteet indolente" {op.cit.,
p. 6 4 ) . Nous soulignons.
193. Op. ait., p. 27.
277
1 94
grès" et "la force qui dirige le retour à l'unite" , a la com-
munion de la Terre et du Ciel. C'est sur le lien dialectique en-
tre cet amour et la vie que nous allons insister encore un peu«

2. "L'amour la vie"

Dans Poésie ininterrompue II, le poète livre au lecteur


"tout [son] secret". La terre archêtypale se projette et ap-
paraît ("présence") en la femme aimëe. La vraie vie, préexistan-
te ("a vécu") et à venir ("vivra") est réalisée dans le présent
("J'aime"). L'unité par l'amour ressuscite et perpétue l'unité
de la vie:

La présence a pour moi les traits de ce que j'aime


C'est là tout mon secret ce que j'aime vivra
Ce que j'aime a toujours vécu dans l'unité
(11,663-664) .

Dans Le phénix, l'image-mère de la Terre-Ciel est incarnée


par la mère de "Dominique" qui met au monde un "enfant-reflet":

Le ventre obscur s'entr'ouvre â la lumière


La plaine se dévêt un sentier de forêt
Dévide son fuseau sous les pas du soleil
(11,436).

C'est cet enfant qui matérialise 1'"amour réciproque" et qui,


"pour vivre", doit identifier sa nourriture à l'amour, "sa faim"
à "aa mère", son "plaisir" à son "désir":

Il n'aime pas sa faim mais il aime sa mère


Il aime il est nourri de sa nécessité
Vivre s'entend partout de la même manière
Il faut aimer pour vivre il faut être nourri
De son désir et du plaisir d'être nourri

194. V. Le Dictionnaire den pvnboles, p. 36, "amour".


278
L'enfant-reflet anime un anour réciproque
(11,436).

L'humanité condensée ici par "Dominique" se nourrit de sa vision


afin de la réaliser.
Chez Eluard c'est uniquement par l'amour que la vie est
valorisée. Cela est évident dans Les sentiers et les routes de
la poésie ou "le mieux" s'identifie au réel: "Il [l'amour] est
la seule extase viable" (11,578). Les serments, les baisers et
les caresses y deviennent les matériaux de reconstruction du
monde par le couple démiurge: "Dans les draps de l'amour, deux
corps se sont couchés... recommençant le monde par des serments,
par des baisers par des caresses" (11,598)..

Si le monde doit être recommencé par le couple ouvert à 1'


humanité, c'est qu'il est un monde â l'envers où la terre est une
prison:

Nous aimons les hommes


Ils s'évaderont
Nous en prendrons soin
Au matin de gloire
D'un monde nouveau
D'un monde à l'endroit.
(1,1233).

Dans ces vers pris dans Les armes de la douleur, c'est par l'acte
révolutionnaire qui est un acte d'amour que le nous du couple se
confond avec le nous des hommes unis et que la terre-enfer se
transforme en Terre-Ciel. En se laissant ouvrir, elle libère "les
forces d'espoir":

Mais l'amour a toujours des marges si sensibles


Que les forces d'espoir s'y sont réfugiées
279
Pour mieux se libérer
(11,696).

Cependant "les forces d'espoir" ne sortiront de leur abri que


si elles prennent conscience de la condition terrestre. Dans ces
vers autocritiques pris dans Le livre ouvert II, l'ignorance de
cette condition entraîne le divorce du nous et de l'humanité:

Nous ne savons rien de la terre


L'homme n'a plus besoin de nous
Son ciel n'est plus le nôtre
(1,1083).

Au contraire dans Poésie ininterrompue II, "voir clair" pré-


cède la vision rêsurrectrice d'un monde renvoyant à l'unité pri-
mitive de la Terre et du Ciel:
Voir clair et se reconnaître
Sur la prairie bleue et verte
Où vont chevaux et perdreaux
[•••Ι
Dans les astres des oeufs couvés
[•••Ι
Dans un monde mort et vivant
(11,55).

Dans sa préface des Poèmes politiques, Aragon se réfère à


Orphée pour comparer la descente aux Enfers du héros mythique â
la découverte de la terre par Eluard:

Orphée avait retrouvé le ciel d'où tombent


les neiges ou le brûlant soleil des Mênades,
mais il n'avait point retrouvé les hommes,
ni compris que ciel et enfer pour eux,
c'est tout un: et cela s'appelle la terre.
La grandeur un jour de Paul Eluard, on saura
qu'elle était là. Ni Rimbaud ni Orphée. Un
homme qui a retrouvé la Terre (11,201).
280

Aragon t i e n t que pour p a s s e r "de l ' h o r i z o n d ' u n homme à l'horizon

de t o u s , i l faut d'abord réaliser l a c o u r s e de l ' e n f e r d ' u n homme

à l ' e n f e r commun·(II,201) e t i l accuse Rimbaud comme Orphée de ne pas a v o i r

reconnu " l e u r enfer e t l e u r c i e l dans l e c i e l - e n f e r de tous l e s hommes" ( I I ,

202). Le " c i e l - e n f e r " d'Aragon d e v i e n t i c i l'image de ce monde à 1'

e n v e r s q u ' E l u a r d met "à l ' e n d r o i t " , comme i l l ' a v a i t promis dans

Les armes de la- douleur, en e n f a i s a n t une T e r r e - C i e l .

Dans u n e l e t t r e d a t a n t d u p r i n t e m p s d e 19 3 8 , i l c o n s e i l l e à

sa f i l l e C é c i l e de p a r t i c i p e r â c e t t e mise "à l ' e n d r o i t " , en se

faisant d ' a b o r d à l'image de l a Terre-Ciel:


1 95
"Sois légère e t lucide. Rends a u monde d e s y e u x purs..."

Dans Poésie ininterrompue II, "la vie sur terre" est sacra-

lisée par le vocabulaire religieux ("sauver") d'Eluard e t , sou-

tenue par l a Terre-Ciel, e l l e r é a l i s e dans l e p r é s e n t la vie

future :

Des hommes q u i n ' o n t p a s t r o u v é la vie sur terre


I l nous f a u t q u a l i f i e r l e u r s o r t pour l e s sauver
(11,35).

L'expression "sur terre" revient avec instance chez Eluard

dans un contexte où l'amour met en mouvement la vie pour la chan-

ger, aans Le lit la table, le mot "espoir" tend à devenir 1'

équivalent du mot "ciel":

L'amour brillant en plein jour


Toujours vit l'espoir sur terre
(1,1221).

195. V. J. Boissonouse, op. oit., p. 30.


261
Dans Poèmes politiques, la "force" ignée ("nue") s'identi-
fie à l'amour et allège la vie:

Nous notre force est nue elle est une et première


Toujours et pour demain sur terre nous les hommes
Nous ne connaîtrons plus que le poids du bonheur
(11,232).

Et dans Poésie ininterrompue, le changement par l'amour est


comblé dans un "orgasme" universel:

A jamais sur terre


Tout remue et chante
Change et prend plaisir
(11,60).

Chez Eluard l'amour totalise 1'être. Devenu chair-coeur, ce-


lui-ci humanise la Terre-Ciel dans Une leçon de morale:

Le coeur a tant d'espace qu'il défie les astres

Il est comme une source éternisant la chair


(11,342).

Eluard tient que l'homme doit prendre conscience de la to -


talité de la vie pour satisfaire à son "appétit du Merveilleux".
Il écrit dans Les sentiers et les routes de la poésie: "L'appétit
du Merveilleux qui demeure en tout homme sera satisfait. Car les
prodiges sont dans cette vie et il ne tient qu'à la conscience
humaine de se révolter contre ce qui veut lui faire croire, qu'
elle n'est pas un tout pour triompher" (II, 553).
J. - Y. Debreuille observe "qu'une transition par le rêve
sera nécessaire pour passer du 'réel' à 'toute la vie' entrevue"
et que cette "transition [est] indissociable de la rédemption par
282
la femme" . Cela devient évident dans Poésie ininterrompue II
où le réel n'est gagné qu'au moyen de l'imaginaire:

Le réel c'est la bonne part


L'imaginaire c'est l'espoir
Confus qui m'a mené vers toi
(11,703),

comme dans Le phénix od l'amour a besoin de "son illusion" pour


atteindre "sa vérité":

Rien n'est plus clair que l'amour


Gisant dans son illusion
Debout dans sa vérité
(11,426).

Chez Eluard, le redressement de l'humanité est doublé par le


redressement du monde:

Les ailes retrouvent l'arbre


Et les feuilles le nuage
(1,1196).

Il s'agit d'un amour élargi qui conditionne le rapport entre les


hommes et leur terre.

Il a été admis que l'achèvement aérien de la terre éternise


et libère la vie sur elle. Le ciel qu'elle comprend cesse d'être
objet de privilège et appartient à tous les hommes. Dans Lea ar-
mes 'de la douleur, le ciel n'a rien de l'abstraction de l'azur.
Il est concrétisé par l'action des "rëfractaires" en un "ciel des
hommes" dont l'amour se confond avec celui de l'humanité ("la ter-
re unie"):

196. Op. oit., p. 30.


283
Bes rëfractaires selon l'homme
Sous le ciel de tous les hommes
Sur la terre unie et pleine
(1,1228).

Le soleil de ce ciel terrestre, s'identifie au coeur de l'humanité.


Les hommes vivent en accord avec le monde. La Terre-Ciel vit. "dans
un seul corps",1e corps commun de l'humanité, qui totalise l'es-
pace et le temps:

Au dedans de ce fruit mûr


Le soleil comme un coeur pur
Tout le soleil pour les hommes
Tous les hommes pour les hommes
La terre entière et le temps
Le bonheur dans un seul corps
(1,1229).

Dans Le Ut la table, les mains qui s'unissent élargissent


l'amour. L'espace amoureux "déborde" dans tout le temps. La
jeunesse est éternisée:

Confiantes nos mains s'unissent


Les moissons de la jeunesse
Débordent dans 1'éternel
(1,1211) .

Eluard mêle souvent le vocabulaire terrestre au vocabulaire


amoureux. Dans Corps mémorable, l'image des "moissons" revient.
Le "blé" s'identifie aux "caressejs". En même temps la terre se
lie au ciel par un noeud multiple (blé-lumière, chairs-;caresses,
blé-caresses, chairs-lumière, terre-caresses, terre-lumière):

A force de mêler le blé de la lumière


Aux caresses des chairs de la terre à minuit
(11,121).
284
Dans Une leçon de movale et dans Poèmes politiques, l'amour

s'élargit puis amplifie la terre grâce au "rire" qui détruit "le


désert du ciel" et à "l'espoir" qui se concrétise en un "arc-en-
ciel" terrestre:

Et notre rire efface le désert du ciel


(11,320),

L'espoir compose un arc-en-ciel


(11,232).

Chez Eluard la femme terrestre est la plus humaine:


«
Je la vois avec ses défauts
Limpide comme un champ de blé
(11,433).

Il s'agit de la mère de "Dominique" dans Le phénix. Au contrai-


re, dans les vers suivants de Poésie ininterrompue II, le front
de la femme se présente comme une route sans défaut parce que
céleste (le front est le ciel du visage), comme un tremplin où
le moi reprend son élan:

Tu tends ton front comme une route


Où rien ne me fait trébucher
Le soleil y fond goutte à goutte
Pas à pas j'y reprends des forces
De nouvelles raisons d'aimer
(II,.699).

On est bien loin de La vie immédiate où le poète s'accusait d1


avoir "mal vécu" pour se trouver des raisons d'aimer. Ici la
communion du couple est telle que les "raisons d'aimer", ne peu-
vent pas être distinguées des "raisons de vivre".
Nous avons tenté de montrer que, chez Eluard, l'amour est
lié à la vraie vie dans le sens qu'il mène vers son unité après
285
la mise "à l'endroit" d'un monde négatif où règne la mort. Afin
de suivre le processus poétique du renverseument de ce monde, c'
est par le rapport de l'amour â la mort que nous allons passer
brièvement.

3. "L'amour la mort"

Les images de la mort se multiplient dans Le Temps déborde*


Nous avons déjà noté à propos de "L'extase" la façon dont l'in -
stinct de vivre se lie par l'amour (feu) à celui de mourir. Dans
"Notre vie" le corps commun du couple est mutilé. La mort (du
toi), qu'on a vu perdre son pouvoir diaïrëtique dans "En vertu
de l'amour", fait irruption dans le moi.- Alors au partage de 1'
amour succède le partage de la mort:

Et la mort entre en moi comme dans un moulin


(11,112).

Pour réaliser ce partage le moi cherche la mort dans le fond de


chaque élément. Dans des images qui redeviennent unitaires, 1'
amour de la mort suit la mort de 1'amour :

J'aspire à ton néant je voudrais voir mon front


Comme un caillou loin dans la terre
Comme un bateau, fondu dans l'eau
(11,114).

Dans ces vers de "Vivante et morte séparée", on est loin du com-


plexe élémentaire de la Terre-Ciel au fond duquel le couple amou-
reux cherchait à vivre la "contagion" de la naissance et de lamort:

La naissance et la mort mêlent leur contagion


Dans les plis de la terre et du ciel confondus
(11,108).
286
Par la mort du toi la terre perd sa dimension céleste:

Notre vie tu l'as faite elle est ensevelie


Aurore d'une ville un beau matin de mai
Sur laquelle la tèrre a refermé son poing
(11,112).

La lourdeur d'une terre "terreuse" réapparaît:

Mon amour si léger prends le poids d'un supplice


(11,109).

Si la mort de l'être aimé provogue chez Eluard l'amour de


la mort, la mort collective (par la guerre ou l'occupation) pro-
voque dans un premier temps l'amour de l'amour. Voyons comment
cela se passe dans le poème intitulé "Couvre-feu":

1 Que voulez-vous la porte était gardée


2 Que voulez-vous nous étions enfermés
3 Que voulez-vous la rue était barrée
4 Que voulez-vous la ville était matée
5 Que voulez-vous elle était affamée
6 Que voulez-vous nous étions désarmés
7 Que voulez-vous la nuit était tombée
8 Que voulez-vous nous nous sommes aimés
(1,1108).

Dans ces vers le nous est le centre commun de quatre cercles mor-
tels qui l'enferment et lui enlèvent sa liberté: celui de la mai-'
son "gardée" (v.1), celui de "la rue...barrée" (v.3), celui de
la ville.·, .matée" (v.4) et celui de "la nuit. .. tombée" (v.7),temps
négatif qui se spatialise pour "occuper" le tout. Contre cette
mort massive le noua ne dispose d'aucune arme (v.6). Le choix de
la lutte armée étant impossible, la question "que voulez-vous"qui
revient avec instance au commencement de chaque vers n'a point, à
287
1 97
notre avis, un sens apologétique * Elle met en relief et d1
une manière offensive, la seule résistance possible. Aussi la
prise de conscience du pouvoir libérateur de l'amour fait-elle de
l'acte amoureux un acte révolutionnaire en soi. La chambre du
couple "capitalise ses victoires contre l'ouragan" extérieur de
la mort, comme la maison de Bachelard 198 , en "couvrant" le "feu"
pour le maintenir. La résistance par l'amour devient le prélude
de la résistance armée. L'amour de l'humanité jaillira plus
tard de ce "couvre-feu" intime pour armer le peuple gui sortira
victorieux du combat contre

La masse absolue de la mort


(1,1109).

Le prix de cette victoire sera pourtant une mort qui "ser-


vira d'exemple":

La mort coeur renversé


(1,814).

Dans cette image de "La victoire de Guernica" la mort et l'amour


(coeur) se présentent comme les deux faces de la même monnaie.
Pour que le monde soit remis "à l'endroit" c'est-à-dire à la vraie
vie, le coeur des hommes doit être "renversé" et remis à la mort.
1 99
Exactement comme le ciel doit être renversé et remis à la terre

197. G. Mounin rejette aussi ce sens: "Le poète a l'air de s'


excuser [...] mais en fait il proclame le droit de puiser sa for-
ce à vivre partout où elle est" (La littérature et ses technocra-
ties, Tournai, Casterman, 1978, p. 1 7 0 ) .
198. La Poétique de l'Espace, p. 55.
199. Dans L'Eau et les Rêves, Bachelard cite Cß.Jüng; "le
mort est remis à la mère pour être rë-enfantë" (p. 1 0 0 ) .
288
pour que la Terre-Ciel soit recréée.

4. "La mort la vie"; de la^guerre à la Révolution

L'aspiration ëluardienne à la Terre-Ciel où le jeu de la


vie et de la mort ferait place à une vie ininterrompue est claire
dans Le phénix:

Elle .ne voulait pas joindre vivre et mourir


Elle répétait vivre et brisait les barrières
(11,414).

C'est "Dominique" qui matérialise ici la vision de la Terre-Ciel


et qui condense la vraie vie. Mais l'homme doit prendre conscien-
ce que cette vie se trouve au bout d'un long chemin où la mort et
la vie ne cessent de "mêler leur contagion".
Chez Eluard, rupture et ouverture s'identifient. Dans La
rose publique "des couteaux" nécessaires rompent les liens négatifs
et ouvrent ("astres") la vie à jamais. D'instruments de mort ils
deviennent instruments de vie:

Des couteaux comme des astres définitifs


(1,420).

Dans Le Temps déborde, le poète essaie de se rendre familière


l'image de la mort. Ce n'est que quand il parle du point de vue
de sa propre mort que le je dépasse l'absurdité de sa condition:

Je n'ai de sens que par complète absence


(11,107).

Dans le poème intitulé "Les Gertrude Hoffmann girls", c'est


la chute (mort) du poète qui lui fait sentir l'éternité de la
Terre-Ciel:
289
Et je tombe et ma chute éternise ma vie
L'espace sous vos pieds est de plus en plus vaste
Merveilles, vous dansez sur les sources du ciel
(1,183).

Pourtant dans Poésie involontaire et poésie intentionnelle,


Eluard déclare:"L'innommable, la fin de tout ne commence qu'aux
frontières de la mort impensable" (1,1133). Cette phrase dont il
a déjà été question ne doit pas être sujet à méprise par le seul
fait qu'elle rappelle le "divertissement" pascalien: "Les hommes
n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance, ils se sont
avisés pour se rendre heureux de n'y point penser"
Eluard ne se prononce jamais en faveur de l'inconscience. Au
contraire dans L'évidence poétique il se réfère aussi aux trois
maux de l'humanité en inversant leur ordre. Dans son texte la
priorité est même accordée à "l'ignorance" tandis que "la mort"
perd sa valeur métaphysique et se matérialise en "la guerre":
"Ils se réclament de la sagesse, du bon sens, de l'ordre, pour
mieux satisfaire leurs ignobles appétits, pour mieux exploiter
les hommes, pour les empêcher de se libérer, pour mieux les avi-
lir par l'ignorance, par la misère et par la guerre" (1,516).
Pourquoi donc chez Eluard la mort est-elle "impensable"?
Notre réponse se croise avec la pensée de M. Mansuy qui note que
"le néant de la mort [est] pour un primitif non seulement ce qui
suit, mais ce qui précède l'existence" en ajoutant que, de ce
fait "mourir ce n'est pas finir mais revenir à son point de dê-
part" 201 . C'est donc la primitivitê de la vision êluardienne de

200. Op. oit., p. 72.


201. Op. oit., p. 169.
290
la Terre-Ciel qui est à l'origine de la négation de la mort en
tant que destin de l'homme. Dans Poésie ininterrompue II, la
mort se mêle à l'enfance mais elle n'est pas envisagée comme 1'
aboutissement définitif de son existence:

Ai-je jamais été enfant


Moi qui peux parler de l'enfance
Comme je parle de la mort

Je n'ai pas été jeune et je ne mourrai pas


(11,680).

Dans "Eluard jusqu'à la fin" Claude Roy répond aux "gens de


goût" qui distinguent un Eluard "aérien" et un Eluard "pédestre,
politique, naïf ou violent" et qui se prononcent en faveur du pre-
mier. Il tient que cette distinction est fausse et que "si Eluard
a eu le génie aérien jusqu'à son dernier souffle, c'est parce qu'
il a été aussi un rebelle sur la terre" 202
. .
R. Vernier parle de son côté de "la doctrine de participa- .
203
tion" , formulée dans L'évidence poétique et explique l'engage-
ment de la poésie éluardienne par l'accord du poète avec son temps
et par sa volonté de s'enfoncer "dans la vie des autres hommes,
dans la vie commune" (1,513). L'amour de la terre anime aussi
bien cette volonté que la vie des hommes et l'acte de s'y enfon-
cer. C'est pour être fidèle à sa"doctrine de participation" qu'
il réalise ses deux voyages en Grèce: le premier à Athènes et à

202. P. 61. Claude Roy écrit plus haut: "Paul était militant.
L'auteur des Poèmes politiques n'était pas politique. Il ne brigua
jamais, il refusa toujours les postes de puissance. Il ne voulut
que les responsabilités du simple soldat" (p. 58).
203. Op. cit., p. 15.
291
Thessalonique en 1946 et le 'second en 1949 aux monts Grammos et
Vitsi avec Yves Farge, auprès des combattants de l'indépendance
grecque gui, sous les ordres du général Marcos, résistaient dans
les montagnes 204 . C'est pour s'enfoncer dans la vie des parti -
sans qu'il a encore traduit avec Melpo Axioti des poèmes des com-
battants Yannopoulos et Astëris, tous deux exécutés en 1948.

Dans une lettre qui date de l'été de 19 49 il écrit à sa fil-


le Cécile:

Je fais un merveilleux voyage en Grèce libre. Je


vis là, réellement toute une époque de ma vie. Les
combattants et les combattantes sont prodigieux de
courage, d'espoir, de beauté.
Je vis à pied, en jeep, à cheval. Je te racon-
terai tout cela. Les grands rassemblements ont
lieu la nuit, dans les clairières. La nuit dernière
quatre mille paysans, paysannes et soldats, tous
avec leur mitraillette, nous portaient en triom-
,205
phe

L'ordre de la mort imposé par la guerre et l'occupation orien-


te l'inconscient d'Eluard vers les éléments qui réhabiliteront 1'
ordre d'une vie qui ne sera plus renversable. Aussi l'engagement
de sa poesie E la cause révolutionnaire devient-il une nécessité,
"un acte de foi" selon le mot de R. Vernier à l'égard d'"une évi-
dence subjective qui semble bien ne rien devoir au matérialisme
.. ,. . „206
rationaliste

204. Cf. L. Parrot et J. Marcenac, Faul Eluard, Paris, Se-


ghers,1969, p. 166.
205. V. J. Boissonouse, op. ait., p. 28. Nous soulignons.
206. Op. cit., p. 99.
292
Ses poèmes acquièrent un caractère plus ou moins historique
qui ne fait pas pour autant reculer la vision mythique de la Ter-
re-Ciel. M. Eliade signale justement la structure mythologique
du communisme (mythe de l'âge d'or) et son sens eschatologique 207
Nous lisons dans Cours naturel:

Moi je vais vers la vie j'ai l'apparence d'homme


Pour prouver que le monde est fait à ma mesure

Il n'y a plus d'éclipse au front de l'univers


(1,800).

Si "le monde est fait à la mesure de l'homme", c'est que l'uni-


vers est fait "a la mesure de la terre" (11,157). "L'humanité",
dit Pierre Emmanuel, "apparaît promise à ce règne terrestre in-
•,«208
tegral"
Plus bas le poète incite l'homme à ne garder de ses rêves
que ceux qui peuvent servir à la vie:

Au crible de la vie fais passer le ciel pur


(1,824).

J. Perrot se demande "comment s'articule" chez Eluard "une


parole magique [...] à un discours révolutionnaire", comment se
concilient "le merveilleux du monde" et la transformation de la
réalité
Eluard semble répondre par une autre question qu'il se pose
dans Pouvoir tout dire:

207. Cf. op.ait., p. 175.


208. Op. ait., p. 157.
209. Op.ait., p. 102.
293

Saurai-je colorer le mot revolution


(rr,364).

Son souci de transformer la valeur morale en valeur esthétique y


est évidente. La couleur, comme ou l'a déjà vu, est un moyen de
transformation important dans la poésie ëluardienne. Dans Poèmes
politiques, ce sont les hommes qui doivent prendre couleur:

Nous ne voulons plus avoir froid


Dans nos os et dans nos pensées
Prenons couleur contre malheur prenons bonheur contre
injustice
(11,228).

Yannis Ritsos tient qu'Eluard nie l'injustice par le seul


fait qu'il est poète. Λ son avis, il n'est pas question de trans­
former la quantité en qualité, mais directement question de quali-
té 2 1 0 .
Nous considérons la pensée de Ritsos un peu absolue. Dans
l'image ci-dessus d'une humanité colorée et soutenue par celle de
la Terre-Ciel, c'est la couleur qui transforme la quantité en
qualité. Mais la question de cette transformation sera abordée
d'une manière exhaustive dans le chapitre suivant.

Chez Eluard l'engagement des poètes suit le tarissement des


images unitaires du ciel ou de la terre en tant que sources de
leur imagination:
Mais la voûte du ciel s'est brisée sur leur tête
Mais la source du charme s'est tarie dans l'herbe
Et les poètes sidérés ont répété l'appel aux armes
L'appel à la justice à. la fraternité
(11,370).

210. Cf. op. oit., p. 85.


294
Dans ces vers de Pouvoir tout dire l'appel â la vie implique 1'
appel à la mort comme la rê-union de la Terre et du Ciel impli-
211
que l'action du feu. La nécessité d'une mort choisie marque
la poésie êluardienne. Dans Les sept poèmes d'amour en guerre

le poète parle
Au nom de l'espoir enterré
et '
Au nom des fruits couvrant les fleurs
(1,1186-1187).

L'espoir ne vit que dans la mesure de sa mort. Si les fruits


renvoient à la Terre-Ciel (ou promise)~Eluarâ parlera de "fruit
promis" dans Poésie ininterrompue II (II,6'73)—les feurs ren -
voient au feu nécessaire à sa réalisation.
Dans le poème au titre significatif "La justice n'est pas
faiblesse"qu'il a publié en décembre 1951 dans Les Lettres fran-
çaises (cf. Il, 1185) et qu'il a dédié "à la mémoire de [son]
merveilleux ami Angelos Sikelianos", mort en cette même année,
Eluard choisit "les rues d'Athènes" pour vaincre l'idée de la
mort par la communion humaine. La ville d'Athènes qui condense
cette "civilisation absolue" représentée par Sikelianos,en ex-
tériorisant en même temps la vision de la Terre-Ciel, est in-
dissolublement liée à l'image de ses "rues" marquées par la mort
212
(à la guerre civile) :

211. Cf. Robin Adamson, "Mots-thèmes et mots-clés dans la poé-


sie de guerre de Paul Eluard", Les mots, la vie, n= 5 (1967),p.54.
212. M. Dumas et L. Scheler dans leur note sur le poème en
question considèrent Sikelianos comme "un créateur de mythes" et
rapportent l'allocution prononcée par Eluard au cours d'une cëré-
295

Tous les pays me sont donnés


Pour ne croire moi-même dans la peau d'autrui
Mais j'ai choisi les rues d'Athènes
Pour ne plus me penser mortel. ' .
(11,648).

Dans ces vers l'acte révolutionnaire s'identifie à l'acte amou-


reux. C'est la mort liée à l'amour de l'humanité qui aide le poè-
te a passer "par dessus les fossés de la mort à la terre" (11,577).
L'abolition de la mort par la mort est littérale dans ce dis-
tique de Grèce ma rose de raison où le feu du premier vers (fusil)
mène à la Terre-Ciel du second:

Laissez-nous tenir un fusil


Et nous mourrons contre la mort
(11,278).

Dans Poèmes politiques, le passage de la mort à la vie se


fait ou bien par l'image de "l'arbre" qui devient le noeud du
"sang" et de la "liberté":

S'il y a en Espagne un arbre teint de sang


C'est l'arbre de la liberté
(11,217),

ou bien par celle des "maquis" qui renvoient à l'action collective


et qui substituent au "sang d'Espagne" (feu) le "ciel de Grèce"
(Terre-Ciel):

Il y a les maquis couleur de sang d'Espagne


Il y a les maquis couleur du ciel de Grèce
(11,223).

monie organisée à l'Institut Français d'Athènes, le 27 mai 1946.


Dans cette allocution Eluard traite Sikélianos de "poète entre les
hommes" ainsi que de "maître du temps, de la clarté et de tous
les mystères, maître de sa place dans le monde homme d'une civilisa-
tion absolue" (11,1184-1185).
296

En se mettant aussi "dans la perspective d'un travail bachelar-


dien de l'imaginaire des elements", J. Perrot voit dans ces vers
"le passage de la vie par le pôle négatif". Cependant en par-
lant d'une vie qui "se nie pour relancer le cycle de l'histoi -
213
re" , Perrot laisse lui échapper la vision ëluardienne d'une
terre où les tensions historiques disparaîtront à jamais et où
le règne de la vie sera définitif.
Dans Poèmes pour tous l'image du ciel de Grèce rougi par la
lumière aurorale est d'une grande vigueur imaginaire due à 1'
ambivalence et à la possibilité de renversement que lui confère
le mot sang:

L'aurore tend son verre


Et voici qu'un sang neuf emplit le ciel de Grèce
(11,650).

Le ciel de Grèce devient ici un ciel terrestre puisqu'il reçoit


le sang des combattants. L'aurore s'identifie au rêve .de 1'
humanité.
L'indulgence à l'égard des "bourreaux" anéantit la perspec-
tive de la Terre-Ciel dans le recueil intitulé Au vendez-vous
allemand:

Il n'y a pas de salut sur terre


Tant que l'on peut pardonner aux bourreaux
(1,1274).

Et dans Poésie ininterrompue II,


le poète pousse les "innocents"
21 4
non pas à la célébration pusillanime de "leur ordure" (1,1022)

213. Ωρ. ait., p. 110.


214. Bachelard tient que le "finalisme de l'ordure [est
un] cas particulier du finalisme de la peur" (La Terre et les Rê-
veries de la Volonté, p. 110).
297

mais au choix du feu révolutionnaire:

Prenons d ' a s s a u t l a t e r r e
(11,700).

Devenus maîtres de la terre, les "innocents" lui feront gagner


sa pureté perdue:

Les innocents ont reparu

Forts d'une terre sans défauts


(1,1271).

Chez Eluard la construction d'un monde nouveau commence dans


la nuit et dans la mort. "Renverser" et "ëchafauder" sont alors
les deux aspects de l'acte créateur:

A partir de la nuit
Je renverse le mal j'échafaude l'espoir
En montant sur des ruines
(11,672).

Ces vers rappellent la fin du poème de Manolis Anagnostakis in-


titulé "Το καινούργιο μου Τραγούδι" pris dans son recueil Εποχές
où les "maisons ruinées" s'identifient aux "vers morts" du poète:

Στα κατώφλια των γκρεμισμένων σπιτιών νικημένοι


στρατιώτες περιμένουν χωρίς ελπίδα το γυρισμό
Στ'άδεια κρανία τους πλανιούνται εναγώνιες
κραυγές
Η φρίκη της άδικης μάχης σκοτώνει τις εφιαλτικές
τους ώρες
Λέξεις χλωμές συνθέτουν πληγωμένα ελεγεία
Κι εγώ ονειρεύομαι μια μέρα πατώντας στους νεκρούς
μου στίχους να τονίσω με κόκκινα γράμματα (νικη­
τήριες σάλπιγγες)
298
•A 215
To κοχνουργι.ο μου τραγούδι

Les ruines deviennent une des images-limites d'Eluard qui


invitent à leur dépassement et renferment "le dynamisme de l'in-
fime" dont il a ëtë question au premier chapitre. De cette façon
dans Cours naturel, lès "ruines qui... inspirent" le poète "de
vivre" sont les reflets infimes de son vaste paysage intérieur,
l'image de la Terre-Ciel. Dans la poésie ëluardiénne la mort n'
a de rapport avec cette image que si elle est vaincue par la vie:

Si notre amour est ce qu'il est


C'est qu'il a franchi ses limites
Il voulait passer sous la haie
Comme un serpent et gagner l'air
Comme un oiseau et gagner l'onde
Comme un poisson gagner le temps
Gagner la vie contre la mort
Et perpétuer l'univers.
(11,69 9).

Le renversement du négatif au positif par la double action


du feu (dévastatrice et unifiante) est frappant dans le poème in-
titulé "Espagne" où "l'ombre" enfante "l'aube" et la prison "la
victoire":

215. Op. oit., p. 30. Nous traduisons:


Aux seuils des maisons ruinées des soldats
vaincus attendent sans espoir de retour
Sur leurs crânes vides errent des cris
angoissés
L'horreur du combat injuste tue leurs heures
cauchemarde sques
Des mots pâles composent des élégies blessées
Et moi je rêve qu'un jour marchant sur mes
vers morts je scanderai en lettres rouges
(clairons victorieux) ma nouvelle chanson.
299
Exiles prisonniers
Vous nourrissez dans l'ombre
Un feu qui porte 1'aube
La fraîcheur la.rosee
La victoire
Et le plaisir de la victoire
(11,220).

En commentant ce poème, J. - Y. Debreaille tient qu'"il détruit


la relation prison/violence, facteur d'oppression, pour établir
une nouvelle relation violence/espace/ plaisir, facteur de libëra-
... ..216
tion
Dans "Poésie ininterrompue", l'ascension morale des hommes
qui, encore une fois, font "chanter les verrous", conduit à la
défaite finale du négatif:

Les derniers arguments du néant sont vaincus


(11,43).

A propos de ce même poème, D. Bergez parle de la positivitë "d'


un tissu social continu où lès individus sont à la fois autonomes
et intégrés à l'ensemble, en un réseau dense et resserré en même
217
temps qu'infini"
A mesure que les "innocents" gagnent du terrain, la terre
éluardienne acquiert des qualités célestes. Elle devient légère
et ouatée. Dans Poèmes pour tous, malgré les "pierres" et les
"épines" du chemin la marche a la douceur du vol:

Nous suivons tous la même voie


Un chemin de pierres d'épines
Mais notre pas est doux au sol
(11,654).

216. Op. ait., p. 114.


217. Op. oit., p. 125.
300
Le contact avec la Terre-Ciel dans l'image suivante de Une
leçon de morale, forte du complexe d'Hermès, fait des "moissons"
des êtres aériens: "Se courbant vers la terre les moissons re-
prennent leur élan" (11,304). Eluard avait déjà chanté la valeur-
modèle de l'épi céleste dans Le lit la table:

Fuit la flamme et la fraîcheur


Pour un seul épi modèle
Plus fort que le ciel lointain
(1,1220).

Dans Poésie ininterrompue, la Terre-Ciel se manifeste en l'image


d'une "volière...bleue" habitée aussi par des oiseaux-épis:

D'une volière peinte en bleu


Où les oiseaux sont des épis
Jetant leur or aux pauvres
(11,34).

L'or que ces épis célestes jettent aux pauvres est la lumière d'
un soleil immédiat, descendu sur la terre et que la terre (ou 1'
humanité crucifiée) ne peut plus éclipser en lui jetant son om-
bre. On est loin de l'image où
218
La croix cachait le soleil
(11,698).

La Terre-Ciel a enlevé au ciel sa raison d'être en soi.

Chez Eluard le mot justice se joint très souvent au mot ter-


re (ou â ses équivalents) en faisant la part du ciel. Dans "La

218. Dans le Dictionnaire des Symboles on lit à propos de"la


croix": "Comme le carré la croix symbolise la terre; mais elle en
exprime des aspects intermédiaires, dynamiques et subtils" (p.318),
Et plus loin:"Où est la croix la est le crucifié" (p. 319).
301
219
Grèce en tête" par exemple, poème dêdiê"au général Marcos" ,
la Terre-Ciel engendre "la justice-mère":

A la guerre ;.ils opposent la justice-mère


(11,226).

"Le peuple grec" ouvre son pays à la vie en en faisant un étoile


terrestre (pays-guide en même temps que pays-limite):

Sur ce sommet de terre au coeur de la lumière


Le peuple tout -entier ouvre une porte immense
A la paix désarmée
(11,226).

Dans le poème "Légion" l'expression "la justice ici-bas"est


une variation de la " justice-mère'tterre) :

C'est que ces étrangers comme on les nomme encore


Croyaient à la justice ici-bas et concrète
(11,352).

Et dans "Gabriel Péri" la liaison de la justice à la terre


est directe et littérale:

Que le bonlieur soit la lumière


Au fond des yeux au fond du coeur
Et la justice sur la terre
(1,1262).

L'image d'une "justice debout" dans "Tout dire" met en re-


lief sa descente à la terre:

La justice debout le bonheur bien planté


(11,363).

219. Elytis se réfère à une des ses rencontres avec Breton


pendant laquelle celui-ci lui exprime son indignation concernant
la qualité de ce poème que, lui-même, trouve très mauvais (cf.
op.cit., p. 315).
302
Il s'agit d'une double variation de la Terre-Ciel où la relation
ciel absorbé/ciel reflété se concrétise en la relation bonheur
planté/justice debout. Le lien entre la mort et la vie est
encore une fois.indissoluble.

On a vu que, pour Eluard, le ciel et la terre séparés, sont


des éléments inhumains et mortels:

Le ciel la terre se limitent


A la destruction de l'homme
(1,1270).

Aussi dans sa poésie profondément humaine la matérialisation du


ciel s'exprime-t-elle souvent par l'humanisation aussi bien du
220
cosmique (dialectiquement liée à la "cosmisation" de l'humain)
que par celle du divin.
Dans Poésie -ininterrompue, la justice-mère ne peut être ren-
due que par un dieu humain:

Si voir était la foudre


Au pays des charognes

Le juge serait dieu


Il n'y a pas de dieu
(11,39).

La détérioration de l'image de Dieu comme celle des autres


êtres célestes reposent sur le rétrécissement progressif du ciel:

Sur les champs un ciel étroit


Soc du néant sur les tombes

220. Dans L'Eau et tee Rêves, Bachelard se demande s'il faut


étudier les mythes "à la mesure des hommes ou à la mesure des
choses" (p. 204) pour conclure que "si la rêverie s'attache à la
réalité elle l'humanise, elle l'agrandit, elle la magnifie"(p.205),
303
[...] ·
Sur le ciel tout ëbrëchë
Les étoiles sont moisies
(11,36).

Cette situation, de désespoir est renversée dans "Guernica" par


la matérialisation absolue du ciel ("azur durci"). Il faut que
l'homme n'attende plus rien d'un Dieu inexistant pour recommen -
cer à espérer:

Un homme chante un homme espère


Et les frelons dé ses douleurs s'éloignent
dans 1'azur durci
(11,917).

Le rapport de l'inexistence de Dieu à la disparition du ciel


est évident dans Poésie ininterrompue II où l'expression "abolir
les mystères" se substitue à l'image de "l'azur durci". C'est par
un travail de démystification que la vie l'emporte sur la mort:

Il faut entre nos mains qui sont les plus nombreuses


Broyer la mort idiote abolir les mystères
Construire la raison de naître et vivre heureux
(11,693).

"Abolir" et "construire" reprennent ici "renverser" et "ëchafau-


der" en totalisant l'acte créateur de l'humanité.
Chez Eluard l'humanisation du divin implique la divinisation
de l'humain. Dans Poèmes pour tous la vëritë ("lumière") est
révélée par un peuple-dieu:

C'est le peuple qui me révèle la lumière


Son besoin de lumière au fond de sa détresse
(II, 653).

Dans le même recueil c'est ä ses "camarades résistants" que


304
le poète adresse la prière d'habitude adressée à la Vierge-Marie,
Car leur sacrifice va perpétuer l'humanité:

Je vous salue mes camarades résistants


Qui venez aujourd'hui pour demain à jamais
Jurer que nous aurons la justice et la paix
(11,648).

L'équivalence de la terre et de l'homme étant donnée, la Terre-


Ciel devient une divinité humaine dans Une leçon de movale:

Je figurais la terre que j'adore


[—1
Je fortifiais la terre qui pardonne
(11,313).

Et un peu plus loin la Terre-Ciel provoque un acte de foi de la


part du poète:

Nuit je parle de mort je ne crois qu'à la terre


(11,318).

Nous avons commenté plus haut l'image "des fruits couvrant


les fleurs" oü le feu révolutionnaire mène au règne de la Terre-
Ciel. Dans 1'image suivante de Poèmes politiques qui est une
variation de la précédente l'accent est mis sur le moyen (fleurir,
cramoisie) plutôt que sur la fin:

Je veux faire fleurir la rondeur cramoisie


Du ciel sur terre et de la possession
(11,229).

Le poète s'invite à "faire fleurir" le feu rouge qui teint l'hori-


zon et par lequel la terre dépassera ses limites, et l'homme sa
condition.
L'image intensive d'un printemps (mains et fronts fleuris),
limité d'espace et de temps, et oondu.isant à un été illimité et
305
total (fruits) revient dans Picasso bon maitre de liberté. La
peinture de Picasso "brise toutes les barrières" et "force 1'
avenir" de son présent révolutionnaire:
Il ne faut pas un grand espace de printemps pour lâcher
tout l'été sur la terre, pour ouvrir les mains, pour
agrandir les fronts et forcer 1'avenir
(11,168).
Là même image d'un "printemps de lutte" révolutionnaire qui
mène à l'été éternel de la Terre-Ciel revient aussi dans Poèmes
pour tous:

Et ce printemps de lutte où la moitié du monde


Illumine l'autre moitié
Nous mène aux bords rêvés de notre éternité
Sans rien attendre que l'été
(11,657).

Dans "Poésie de circonstance" Eluard s'est expliqué: "Les


fruits, les" fleurs sont les circonstances du printemps comme une
révolution peut être la circonstance du bonheur d'un peuple et
de tous les peuples" (11,937).
La possession comuune de la terre assure chez Eluard le pas-
sage de la mort à la vie de "la caverne où la terre est laide" à
"la campagne où la terre est belle" (1,1206) ainsi que le règne
définitif de la Terre-Ciel:

Et nous sommes le commun


Et tout est commun sur terre
Simple comme un seul oiseau
Qui confond d'un seul coup d'aile
Les champs nus et les étoiles

Et le ciel avec le sol


(1,1288).
306
Cette communion due à l'abolition de toute hiérarchie cosmique
et à l'humanisation du divin entraîne la "promëthisation" des
images ëluardiennes, la nécessité que le feu du ciel s' allume
sur la terre.
En comprenant le ciel, la terre êluardienne ajoute la lumière
(" raison ") à sa fécondité et se "promêthise" selon l'expres-
sion de Bachelard. Dans Voir, les "récoltes" deviennent "solai-
res" et les hommes riches de raison:

La Terre est la raison des récoltes solaires


(11,177).
Chez Eluard le terrestre devient rayonnant. Dans Au rendez-
vous allemand, 1'homme-lumière, enfant de la Terre-Ciel, peut sup-
porter la nuit tombant d'un ciel étranger. Puisque les "pavés"
rayonnent d'espoir la vraie vie est imposée à la mort causée par
la guerre:

Puisqu'on a compris la lumière


Pourra-t-il faire nuit ce soir
Puisque l'espoir sort des pavés
[...1
Nous allons imposer l'espoir
(1,1259).

Un peu plus bas le "coeur" commun de l'humanité se sacralise et


"rayonne" comme celui du Christ:

Nous sommes la lumière et notre coeur rayonne


Nous sommes sur la terre et nous en profitons
(1,1260).

La "promëthisation" devient une nécessité dans Grèce ma rose


de raison où Eluard s'abandonne à la rêverie progressiste '(ar-
307
221
bre) et où la lumière terrestre devient la matière première
d'un monde crée à nouveau:

Chaque homme est à construire entier

Chaque arbre à éclairer d'en bas


(11,282).

Cet éclairage "d'en bas" réalise l'image des usines rayonnantes


dans "La mort l'amour la vie" dont J. - P. Juillard dit qu'"il
ne s'agit pas des 'usines suspendues aux nuages par les ficelles
222
de leurs fumées' de Marinetti"
Il en est de même dans Hommages où 1'U.R.S.S. se concrétise
en l'image d'un "miroir" terrestre-humain:

Frères nous nous voyons dans un miroir humain


[...] . .
Frères nous nous voyons dans un miroir terrestre
Un grand miroir un grand pays qui nous éclaire
(11,359).

Ce pays-miroir est le levain d'une terre-miroir reflétant "un


avenir sans tache" et extériorisant le paysage intérieur de la Ter-
re-Ciel qui tient lieu, comme on l'a vu, d'identité psychologi-
que du moi ëluardien. Aussi le point de vue de G. Poulin, qui
tient que "ces miroirs pourraient masquer le visage du poète,
car ils n'ont pas jailli de son être profond" 223 , s'avêre-t-il
très discutable.
Dans Le dur désir de durer, la terre-miroir est une terre
printanière et "bienvenue" qui ouvre son destin à la vie et qui

221. Cf. G. Durand, op. ait., p. 391.


222. Op. ait., p. 53.
223. Op. oit., p. 130.
308
transforme la "roue de fortune" en une "rose de fortune":

Soudain la terre bienvenue


Fut une rose de fortune
Visible avec de blonds miroirs
Où tout chantait à rose ouverte
A verte feuille et blanc métal
(11,82).

Dans îln.e leçon de movale figure un poème au titre apparem-


ment non-poétique "Volonté d'y voir clair". Le distique suivant
prouve que ce titre n'est qu'un aspect moral et utilitaire de la
Terre-Ciel:

Et le ciel sur la terre


C'est la volonté d'y voir clair
(11,318).

Dans le recueil intitulé Sur les pentes inférieures, la Ter-


re-Ciel n'est plus une terre qui se limite

A la destruction de l'homme
(1,1270),

mais une terre effectivement "utile" parce qu'elle est sortie de


sa solitude narcissique et mortelle. Sur elle la paix l'emporte
définitivement sur la guerre. La vie reste sans adversaire et
rend les "hommes indestructibles":

La terre utile effaça


Les tombes creusées d'avance

Et la bêtise et la démence
Et la bassesse firent place
A des hommes frères des hommes
Ne luttant plus contre la vie

A des hommes indestructibles


(1,1063).
309
Chez Eluard la terre refuse l'existence autonome du ciel en
224
le matérialisant et "ce refus multiplie ses images" . De son
côté le ciel libère et rend à elle-même la terre qui l'absorbe,
en l'idéalisant et cette liberté multiplie aussi ses images. C'•
est par l'étude de celles-ci que sera clos le chapitre sur la
Terre-Ciel.

224. V. G. B a c h e l a r d , La Terre et les Rêveries de la Volonté,


p . 238.
310

C. LA TERRE-CIEL: SUFFISANCE ET LIBERTÉ

Selon. Bachelard, la tendance générale du psychisme de "ré-


unir [···] le changement et la sécurité" , se manifeste aussi
dans le langage littéraire. Le concept étant, de ce point de
vue, l'expression de la sécurité et l'image celle du changement,
la Terre-Ciel de Paul Eluard, en tant qu 1 image-oonoept, traduit
ce double besoin. Toujours renouvelée dans les métaphores qu'
elle-même engendre, elle est le lieu où se croisent les images
0 9 fi

du ciel et de la terre , en marquant une rupture avec ces deux


données imaginaires. Après le croisement la terre est libre et
se suffit à elle-même tandis que le ciel cesse d'être "l'objet
suffisant du sujet rêvant" 227
Chez Eluaid les images de la suffisance et de la liberté
sont liées à la Terre-Ciel—comme "les aubes au grand jour"(II,
ροο

p. 52)—en assumant sa fonction mythique . Quand la dimension


céleste manque à la terre cette liaison est impossible:
Chantant la mort sur les airs de vie
La terre leur est familière
Terre sans.graines sans racines
Sans la lumière agile du dehors
Sans les clés d'or de l'espace interdit
(1,1212).

Nous avons signalé plus haut le rapport du communisme â 1'

225. L'Air et les Songea, p. 301.


226. V. G. Bachelard, L'Eau et les Rêves, p. 72.
227. V. L'Air et les Songes, p. 192.
228. Cf. J.-Y. Debreuille, op. oit., pp. 100-101.
311

abolition de toute hiérarchie cosmique dans l'univers d'Eluard qui


soumet la matière historique à la matière, la "dialectique" aux
229
"sens" . Le monde doit naître de soi pour appartenir à soi.
Aussi, les images d'un ciel déprécié et démystifié figurent-belles
230
nécessairement parmi les images de la liberté :

Sur tous mes chiffons d'azur

Sur r.es refuges détruits


Sur rr.es phares écroulés
(1,1105-1107).

Pourtant ces "chiffons d'azur" une fois "descendus" seront


revalorisés et sacraliseront (ou surréaliseront) la terre qui
231
"assumera" la situation d'Atlas:

Rocher de fardeaux et d'épaules


(11,32)..

Dans Le livre ouvert II, la terre est "désenchantée" devant


les "ruines" du ciel:
Ruines de l'appareil géant
D'une vie passée à rêver

Sur la terre désenchantée

229. Cf. ibid., p. 138.


230. M. Eliade écrit: "Le sacré est l'obstacle par excellen-
ce devant sa liberté [de l'homme moderne areligieuxj"(op.oit.,p.
172).
231. "Cet homme areligieux descend de l'homo religiosus et
qu'il le veuille ou non, il est aussi son oeuvre, il s'est con-
stitué à partir des situations assumées de ses ancêtres"{ibid. ,
p. 173).
312
Plus rien à vaincre que le temps
(1,1094).

L. Scheler note aussi l'instant de l'échec métaphysique dans


le vers

Je fis un feu l'azur n'ayant abandonné


(I,XXIII),

Eluard insiste sur l'élimination du ciel. On a déjà vu que


celle-ci se fait par le feu que le poète allume sur la terre et
qui en devient le prolongement vertical. C'est pourquoi l'arbre
devient souvent le substitut de la flamme:

Λ droite du ciel sombre un arbre fleurirait


Rieur tout flambant rose et le ciel en vivrait
(1,1016).

Dans ces vers le feu (ou terre prolongée) brûle et en même temps
vivifie le ciel. Dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme, E-
luard cite Novalis à propos de "flamme": "L'arbre ne peut devenir
qu'une flamme fleurissante"(1,745).
L'image de l'arbre qui met le feu au ciel et le calcine (le
'232
"porte-feu" de Bachelard ) revient souvent chez Eluard. Dans
Répétitions nous lisons:

Les porteurs des fleurs en l'air touchent de la terre


(1,113).

Ici "fleurs" s'identifient à flammes. C'est le feu, élément


233
transitoire, qui transforme l'ascension en descente et qui
mêle la verticalité à la rondeur.

232. La Flamme d'une Chandelle, p. 74.


233. Cf. aussi A. Kittang, op. ait., p. 52.
313
Dans Poésie ininterrompue-, le ciel doit être brûle pour in-
spirer la terre. Consumé s'identifie alors à assumé:

A ciel ardent ciel consumé


A froid intense tête claire
(11,32).

C'est à cette condition que devient possible l'image promëthëen-


ne du Phénix:

• Le ciel a perdu tous ses feux


La flamme est restée sur la terre
(11,421).

Et dans Poésie et Vérité, il faut que le ciel soit une prison pour
que la terre cesse de l'être:

On verrouilla le ciel
Ma prison s'écroula
(1,1110).

Chez Eluard la suffisance de la Terre-Ciel est à l'origine de tou-


te liberté.

La négation chez Eluard du "dualisme qui dans l'homme


distingue un corps terrestre et un principe aérien" a son origi-
ne à sa terre dont la rondeur absolue devient l'image de sa suf-
fisance. Il s'agit d'une terre-univers puisque tous les éléments
y sont compris. Dans Poésie ininterrompue II, la terre "porte" le
ciel (espoir) comme une femme enceinte son enfant. Encore une
fois le mot "porteur" suggère la rondeur et en même temps la
verticalité:

Je construis 1'amour au sommet


D'un univers porteur d'espoir
(11,682),
314
Chez Eluard., c'est par le feu de l'amour que toute émancipa-
tion devient possible. Dans Le phénix, 1'"univers porteur d'es-
poir" est remplacé par le poète porteur de lumière:

Je t'aime j'ai dans les vertèbres


L'émancipation des ténèbres
(11,429).

L'image de la dignité d'une terre tissant des rapports d'


égalité avec la lumière dans"Cours naturel:

Sur la terre à la taille de la lumière calme


(1,836),

est reprise dans Chanson complète ou "la terre et le jour" don-


nent naissance à une terre suffisante qui se concrétise en l'ima-
ge ronde d'un "oeuf" et qui totalise l'univers:

Il n'y a de fête qu'ici


Dans cet oeuf que la terre et le jour ont couvé
(1,869).

Dans la poésie ëluardienne les images de totalisation se


multiplient et contredisent les apparences. Ainsi la fameuse
"terre bleue" ne découle-t-elle pas d'un processus de négation dû
â la discorde entre la substance et ses qualités mais . d' une
volonté d'unité universelle, d'une suffisance . Chez Eluard
235
la Terre-Ciel est la somme des possibilités universelles de
même que l'homme-poète selon l'équivalence admise. Le Je uni-
versel en garantit alors la suffisance:

Je suis sur terre et tout est sur terre avec moi

234. ' Cf. G. Bachelard, La Terre et les Rêveries. du Repos,p.74.


235. Cf. G. Bachelard, Lautréamont, p. 24.
315
Les étoiles sont dans mes yeux j'enfante des mystères
A la mesure de la terre suffisante
(11,157),

A propos des vers ci-dessus H. Meschonnic écrit: "Apollinaire em-


plit l'univers, Eluard le ramène à l'homme" , Dans Coure naturel,
le moi se substitue d'ailleurs à la terre:

Pour prouver que le monde est fait à ma mesure


(1,800).

Si Eluard pense comme Bachelard que c'est "à la terre de


237
totaliser l'univers" , il tient également que c'est à la femme
aimée de totaliser l'être du poète. Dans "Dominique aujourd'hui
présente", le toi aérien occupe le passé, le présent et l'avenir
du moi. C'est une terre éternelle, une sur-terre qui commence
alors à rêver en l'homme-poète vivant comme elle et qui assure le
règne des hommes en devenant leur élément guidant, la matière
même de leur destin.
Dans Le lit la table, la Terre-Ciel se manifeste encore dans
le "berceau de verre" de 1'enfant-humanité, qui devient l'espace-
temps suffisant ou l'échec de la mort implique celui de toute sur-
2 38
réalité "supérieure" ou "extérieure" :
J'arborais un enfant sur mon sein transparent
Dans un berceau de verre un tonnerre d'enfant
Régnant sans le secours de la mort ni du ciel
(1,1213).

236. Op. ait., p. 97.


237. Lautréamont, p. 24.
238. Dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme, Breton écrit:
"Tout ce que j'aime tout ce que je pense et ressens m'incline à
une philosophie particulière de l'immanence d'après laquelle la
surréalité serait contenue dans la réalité même et ne lui serait
ni supérieure ni extérieure "("comunicant [vase]", 1,734).
316
L'enfant-humanité ne connaît ici la suffisance de la Terre-Ciel
que parce que "d'abord il a connu l'excès" révolutionnaire ( "un
239
tonnerre d'enfant")
Nous avons essayé de montrer que la rondeur et la totalisa-
tion sont les traits pertinents des images de la suffisance. Leur
synthèse dynamique nous permettrait de parler d'une Tondeur tota-
lisante, marquée par le mouvement circulaire et en même temps
sublimant qui ramène les réalités à elles-mêmes comme à leur
propre idéal 240 . Nous allons nous arrêter à quelques-unes de
ses variations.
Dans Les dessous d'une -oie, c'est par le mouvement des mains
de la femme que le poète est rendu à lui-même:

Je vois ses mains retrouver leur lumière et se soulever


comme des fleurs après la pluie. Les flammes de ses
doigts cherchent celles des cieux et l'amour qu'elles
engendrent sous les feuilles, sous la terre, dans le
bec des oiseaux me rend à moi-même.
(1,204).
Dans Poésie ininterrompue II, l'homme se prend pour modèle
et se crée à sa propre image. Cette suffisance qui le rend à
lui-même, en faisant de lui un homme-dieu, est soutenue par cel-
le d'une terre sublimée qui est la résultante commune ("un seul

239. V. G. Bachelard, La Terre et les Rêveries du Repos,p.89.


240. Dans L'Eau et les Rêves, Bachelard écrit:"La sublima -
tion n'est pas toujours la négation d'un désir, elle ne se pré-
sente pas toujours comme une sublimation contre les instincts.
Elle peut être une sublimation pour un idéal. Alors Narcisse ne
dit plus: "Je m'aime tel que je suis", il dit: "je suis tel que
je m'aime" (pp.34-35).
317
toit") de "tous les ciels":

Statue il n'y a plus qu'une statue sur terre


Elle a le fier maintien de l'homme sur la terre
Un seul toit unit tous les ciels
(11,673).

Dans Le lit la table, 1'homme-Promêthëe rend la terre à el-


le-même par son geste éclairant:

La nuit où lVhomme se libère


La nuit où l'homme fait le jour
(1,1206).

Il en est ainsi pour le poète qui, par son art, rend les hommes
à la terre comme à leurs semblables et par conséquent à eux-mêmes :
Mais je m'étonne de parler pour vous ravir
Quand je voudrais vous libérer pour vous confondre
Aussi bien avec l'algue et le jonc de l'aurore
Qu'avec nos frères qui construisent leur lumière
(11,143).

En revanche, l'action ignée des hommes rend le poète à sa vraie


vie en le faisant sortir du sein mortel des éléments séparés:

Le ciel la mer la terre m'ont englouti


L'homme m'a fait renaître
(11,690).

Enfantés par la Grèce et ré-unis en elle ces mêmes éléments


sont requalifiës dans Poèmes pour tous:

La Grèce a reproduit le ciel la mer la terre


Habités rayonnants
(11,649).

L'image de la Grèce totalisant l'univers parce que rendue à elle-


même lie la suffisance de la Terre-Ciel à l'idée de 1'indêpendan-
318
ce nationale. La vision d'une terre accomplie se mêle à celle d'
une patrie accomplie.
Dans Grèce ma vose de raison, la libération de ce pays qui
depuis les temps anciens égalise la raison au destin même de 1'
homme (rose de raison= rose de fortune) rend à la vie humaine
son sens réel, celui d'un bonheur accompli parce qu'imagine d'
avance :

Si la Grèce était délivrée


Des ennemis de tous les hommes

Si nous jouions un jeu commun


Dans ce monde qui est à tous
Un jeu de terres sans limites
Un jeu d'azur sans un nuage
L'homme retrouverait son souffle
Ses buts ses sources son climat
(11,284).

Dans le chapitre précédent on a vu que le présent totalise


le temps. On pourrait ajouter maintenant que cette suffisance
du présent êluardien repose sur celle de la Terre-Ciel. Cela
est évident dans le vers suivant de Une leçon de movale oü 1'
avenir est rendu au présent comme le ciel à la terre:

Voici demain qui règne aujourd'hui sur la terre


(11,342).

Pour Eluard, autonomie et créativité vont de pair. La Terre-


Ciel transmet ces deux qualités au poète qui, de ce fait, doit
"nourrir" les étoiles au lieu d'en être nourri. Moins il esf'in-
spiré" et plus il devient "inspirant". De même son écriture se
transforme en un acte créateur à mesurequ'elle s'émancipe de sa
biographie et qu'elle concrétise 1'"homogénéité d'un dire et d'
319
un vivre" . Le même élan qui a poussé Eluard à "renverser"
son écriture pour libérer àa poésie de toute entrave et la met-
tre "à l'endroit" anime plus tard son engagement à renverser la
242
réalité vécue afin de rendre à l'homme sa "voix" et de le
faire vivre "de [sa] vie autonome"
Dans "Germe et Raison dans la poésie de Paul Eluard", Ba-
chelard a signalé l'autonomie aussi bien du poème que de l'oeuvre
éluardienne dans sa totalité. Si le premier est "un germe d'uni-
vers" et "une humanité condensée" 244 , c'est que la seconde est
le produit d'une véritable cosmogonie, la terre suffisante en
245
laquelle le poète-phénix a placé "son au-delà"
246
La Terre-Ciel d'Eluard serait-elle alors un paradis-prison?
Sa rondeur totalisante qui rend toutes les réalités à elles-mêmes
et qui matérialise la suffisance serait-elle un piège magique? E-
luard est catégorique dans Lèda:
Mes éléments me font vivante
Mon corps n'est pas une prison
(11,266).

241. V. H.. Meschonnic, "Prosodie et langage du couple dans La


vie immédiate d'Eluard", Langue française, (sept. 1970), p. 45.
242. "La voix d'Eluard est rëgléepour des oreilles d'hommes"(R.
Jean, Eluard, p. 8 ) .
243. V. J.-Y. Debreuille, op.ait., p. 115.
244. P. 115.
245. "Voilà le phénix, père de soi-même, sûr de sa vie dans sa
mort même, plaçant son au-delà dans son oeuvre-même, confiant son
renouveau à l'humanité de son oeuvre. Oui, voilà Paul Eluard"
(ibid., p. 118).
246. Cf. G. Bachelard, La Terre et lee Rêveries du Repos,p.23.
320
Et dans Défense de savoir il lie explicitement la suffisan-
ce à la liberté.

Un monde suffisant, repaire de la liberté


(1,220).

Il s'agit de la dialectique du dans et de l'au-delà. Pour Eluard,


assumer, ce n'est pas que comprendre, c'est surtout dépasser. Il
écrit dans Pouvoir tout dire:

Avec mon ami Aragon les hommes savent s'exprimer


Dans leurs limites
Et au-delà de leurs limites
Dans leurs frontières
Et au-delà de leurs frontières
(11,370).

Cette dialectique qui dynamise toute intimité et qui fait que la


rondeur totalisante se transforme soudain en une rondeur fleuris-
sante—"Je veux faire fleurir la rondeur" (11,229), dit le poète
dans Poèmes politiques et dans Les mains libres: "Que fleurisse
ton oeil" (1,579)—devient évidente en l'image complexe de la roue-
247
rose que nous avons déjà signalée dans Le dur désir de durer et
à laquelle nous allons revenir:

Soudain la terre bienvenue


Fut Une rose de fortune
(11,82).

247. Cf. le vers suivant de J. L. Borges, pris dans son poème


intitulé "Things That Might Have Been":
Τον κόσμο χωρίς τον τροχό ή δίχως το ρόδο
(Η Ιστορία τηε Νύχτας, traduction en grec de Δημήτρης Καλοκύρης ,
Athènes, Ύψιλον, ρ. 78). Nous traduisons:
Le monde sans la roue ou sans la rose
321
Les Images de floraison (ou d'ouverture) soudaine sont chez
Eluard, des images de liberté directement liées à la naissance de
la Terre-Ciel.
Dans Poésie ininterrompue nous lisons:

Et c'est très vite


La liberté conquise
La liberté feuille de mai
Chauffée à blanc _
Et le feu aux oiseaux
Et le feu dans les caves
Et les hommes dehors
Et les hommes partout

Faisant fleurir charnel


Et le temps et l'espace
(11,43).

Et dans Poésie ininterrompue II:

La vérité c'est liberté


C'est la fleur et le fruit promis
(11,673),

ou le fruit promis s'identifie, comme on l'a noté plus haut, à là


terre promise.

Chez Eluard les images de floraison cedent souvent leur pla-


ce à celles du vol gui concrétisent à leur tour la liberté. Grain
d'Aile, la petite héroïne du conte homonyme, après avoir vu se réa-
liser son rêve de vol aérien, constate que les ailes d'oiseau sont
inutiles à un être humain et que, pour celui-ci, avoir des ailes
c'est rester soi-même. L'extrait suivant est caractéristique:

Lentement, Grain d'Aile descendit, de branche en branche,


sur la terre, avec les autres, tous les autres [...] et ceux
322
qui pensent qu'un jour, s'ils le désirent vraiment, tous
les petits garçons et toutes les petites filles pourront
en restant eux-mêmes avoir des ailes et des bras, être
à la fois sur la terre et au ciel (1,418).

A. Mingelgrün parle d'une moralisation du "rêve de vol" bachelar-


248
dien . il faudrait ajouter que la perte des ailes d'oiseau im-
plique leur intériorisation par le corps humain, exactement comme
la destruction du ciel implique son intériorisation par la terre.
Cette présence d'ailes intérieures est à l'origine de toute absen-
ce de pesanteur:

D'un fer pesant d'un fer ardent


Je repasse les plis du vent

Je n'ai vraiment plus besoin d'ailes


Pour calciner ma pesanteur
(11,681).

Dans ces distiques de Poésie ininterrompue II "les plis du vent",


ailes cosmiques qui rendent en même temps le ciel consistant, dis-
paraissent sous le poids d'une terre que le je universel met en feu
(fer ardent). Alors toute pesanteur terrestre ou humaine disparait
à son tour. De là l'inutilité (et par conséquent l'intériorisation)
déjà notée d'Atlas:

Gloire [...]
Le poids s'est allégé le fardeau s'est fait rire
(11,423).

Chez Eluard l'homme peut "se tenir droit dans un univers re-
249 250
dressé" et "vivre verticalement" selon le conseil de Bache-

248. Cf. op. cit., pp. 186-187.


249. La Terre et les Rêveries de la Volonté, pp. 364-365.
250. L'Air et les Songes, p. 24.
323
lard. Le redressement universel et humain devient ainsi le subv.
stitutdu vol. Il suggère le détachement progressif de toute "pos-
session acquise" que G. Poulet découvre en l'imagination éluardien-
251
ne . Le sentiment d'être "en l'air" se confond alors avec ce-
lui d'être libre 252 .
La présence d'ailes intérieures est également à l'origine de
toute imprévisibilité de la parole 253 d'Eluard et rend possible
son vol terrestre. Si l'on admet que selon la définition de J.-
254
P. Richard, le vol est "une autonomie de la clarté" , le vol
terrestre devient un agent important de l'émancipation de la Ter-
255
re-Ciel êluardienne. Il réalise cette enrichissante "montée
en bas" qui s'identifie à la quête même de la liberté. Dans Poè-
mes politiques la rêverie de la Terre-Ciel se confond avec celle
de la liberté:

Tu chantais en rêvant le bonheur sur la terre


Tu rêvais d'être libre et je te continue
(11,223).

On découvre le vol terrestre dans des images de croissance


spatiale, comme par exemple dans les vers suivants de Capitale de
la douleur où l'acte amoureux devient libérateur:

L'espace sous vos pieds est de plus en plus vaste


Merveilles, vous dansez sur les sources du ciel
(1,183).

251. "Paul Eluard et la multiplication de l'être", p. 38.


252. Cf. G. Bachelard, L'Air et les Songes, p. 15.
253. Cf. G. Bachelard, La Poétique de l'Espace, p. 10.
254. Op. oit., p. 116.
255. V. G. Bachelard, L'Air et les Songes, p. 62.
324
C'est le vol terrestre qui provoque aussi "l1abaissement mas-
sif des frontières" et qui rend le matérialisme d'Eluard poé-
tique:

Nous sommes corps à corps nous sommes terre à terre


Nous naissons de partout nous sommes sans limites
(11,83).

Il s'agit de cette même "co-opëration" libératrice que Therrien


découvre chez Bachelard et qui, dans la poésie éluardienne, est
une coopération aussi bien des éléments que des hommes qui 'l.se
257
créent un destin" et qui se comprennent:

Sur cette terre libre où nous nous comprenons


(1,1205).

Grâce à son vol terrestre, "l'humanité", chez Eluard, "devient


vraiment...le pilote du cosmos, la figure de proue du navire cos-
mique"„258

En introduction nous avons défini l'image comme le moyen


qui réalise l'équation imagination - création dans la poésie d1
Eluard. Nous pouvons maintenant conclure que la Terre-Ciel est
cette image-moyen et qu'elle constitue le germe de l'imagination
et de la réalisation éluardiennes ainsi que leur noeud infrangi-
259
ble. Elle est "la matière exacte" , engendrée par la liberté
créatrice de 1'homme-poète, l'élément constitutif et la substan-
ce sublimée d'un univers rêvé qui répond à ses besoins les plus
intimes et dont il se sent responsable.

256. V. Therrien, p. 118.


257. Ibid.
258. v. ibid., p. 116.
259. V. G. Bachelard, La Terre et les Rêveries de la Volonté,
p. 43.
325
C'est par la puissance du mythe de la Terre-Ciel qui, com-
me le dirait Bachelard, est en même temps "une sorte de mythe de
l'espérance [...] symétrique du mythe du souvenir" , qu'Eluard
peut "sortir de la nature" et "donner, en lui et hors de lui, la
?fi1

réalité à la façticitë" . Si la réalité d'Eluard se trouve con-


densée et brute en sa Terre-Ciel, la liberté de l'en extrair.e et
de la multiplier "à l'infini" équivaut à la réalisation même de
ρ CO

son oeuvre. Réalité et liberté, réalité et réalisation , réa-


lisation et liberté se confondent ainsi dans sa poésie. La liber-
té créatrice agit en projecteur d'images diverses et pourtant res-
semblantes. Cela devient évident dans le poème célèbre intitulé
"Liberté" oü le lecteur suit une course de l'inconscience à la
conscience, de l'innommable à celle qui est nommée:
Et par le pouvoir d'un mot
Je recommence ma vie .
(1,1107).
C'est le mot nommant qui sera le créateur de cette vie recommen-
cée.
M. Dumas et L. Sehe1er nous apprennent que "la correction,
du titre initial, 'Une seule pensée'en 'Liberté'...est visible"
dans le manuscrit du poème (1,1608). Ce titre initial double par-
faitement la phrase-clé: "Une seule vision, variée à l'infini"
de la préface d'Eluard à Ralentir travaux (1,270) et renvoie,com-
me celle-ci, à l'image transcendantale de la Terre-Ciel. Etoile

260. Lautréamont, p. 152.


261. V. G. Bachelard, L'Eau et les Rêves, p. 23.
262. Cf. Therrien, p. 355.
326
ouverte ou double miroir, être volant ou fruit coupé en deux
parts égales, cette dernière est, comme nous l'avons déjà noté,
"la belle inconnue-limite", la sur-réalité réalisante qui, une
fois identifiée par le poète, ne peut porter qu'un seul nom:
Lz-bevte

2 63. Eluard écrit à propos de "Liberté" dans La poésie de oiv-


constanoe, conférence prononcée en 1952 (11,1301): "J'ai écrit ce
poème pendant l'été de 1941. En composant les premières strophes
[...], je pensais révéler pour conclure le nom de la femme que j'
aimais, à qui ce poème était destiné. Mais je me suis vite aper-
çu que le seul mot que j'avais en tête était le mot liberté [...].
Ainsi, la femme que j'aimais incarnait un désir plus grand qu'el-
le. Je la confondais avec mon aspiration la plus sublime" (II,
941).
DISPARITÉ ET UNITÉ
329
A. VARIÉTÉ ET COHÉRENCE

1. Une multiplicité à unifier

Dans Donner à voir, Eluard cite Novalis pour lier, comme


lui, la poëticitê à 1'hétérogénéité: "Rien n'est plus poétique
que toutes les transitions, tous les mélanges hétérogènes" (I,
965).
Bachelard tient, de son côté, qu'"on ne fait pas de poésie
au sein d'une unité" et que "l'unique n'a pas de propriété poëti-
que" . Il analyse la dualité des fonctions (celle du réel et
celle de l'irréel) comme la double activité de la signification
et de la poésie qui contribuent à ce qu'"une véritable cure de
rythmanalyse nous [soit] offerte par le poème" .
Aux chapitres précédents nous avons insisté sur la multi -
plicitë et sur la variété des images êluardiennes d'abord comme
manifestations des quatre éléments et du temps et ensuite com-
me "résonances" d'un même principe imaginaire.
Dans "Le cinquième poème visible", l'importance du nombre
discontinu pour la création poétique est signalée par le je. Le
lecteur répère en plus ce que Bachelard appelle "la trilogie du
3
sonore, du diaphane et du mobile" :

Je vis dans les images innombrables des saisons


Et des années
Je vis dans les images innombrables de la vie
Dans la dentelle

1. La Psychanalyse du Feu, p. 180.


2. La Poétique de l'Espace, p. 17.
3. L'Air et les Songes, p. 74.
330
Des formes des couleurs des gestes des paroles
Dans la beauté surprise
Dans la laideur commune
(XI,156).
Eluard est poète parce qu'il sait jouer du pouvoir multipli-
4
cateur de ses miroirs . Ceux-ci réfractent, fragmentent, font
varier à l'infini sa "vision". En faisant de celle-ci mille
éclats, le poète agit en magicien et parvient à "effacer le re-
flet de la personnalité" (1,270). Dans Faaile, c'est la femme
aimée qui est multipliée:

Multiple tes yeux divers et confondus


Font fleurir les miroirs
Les couvrent de rosée de givre de pollen
Les miroirs spontanés oü les aubes voyagent
Oü les horizons s'associent

Tu dissous le rythme majeur


Tu le redonnes au monde
(1,460).

A la variété des images et des rythmes s'ajoute celle des


voix. Claude Roy rapporte les propos suivants d'Eluard: "Dans
cette poésie ininterrompue j'essaie cela: parler tour à tour com-
me un homme et une femme, au masculin et au féminin et le faire
sincèrement. Etre un individu et le genre" .
Sous l'effet de cette magie, le lecteur perd souvent le Nord
et cherche dans la poésie êluardienne des signes qui puissent ren-
dre sa lecture cohérente et la mener à bout. J. Onimus tient qu'

4. Cf. G. Poulet, "Paul Eluard et la multiplication de l'être",


p. 53.
5. Op. ait., p. 68.
331
"il suffit de montrer une chose ou un ensemble, apparemment hé-
téroclite, de choses pour que s'exprime toute la singularité d'
un état de conscience" .
Si Eluard est poète par le multiple, il est grand poète par
cette possibilité qu'il donne au lecteur de travailler dans la
direction de l'unification de ce multiple, de la découverte du
rythme, de "la logique intime" qui le maintiennent en équilibre
ou de l'élan qui en dénoue les contradictions.
Dans Poésie ininterrompue II, la discontinuité des heures
est abolie par la tendresse du couple:

Notre tendresse unit les heures


(11,701).

Dans Capitale de la douleur, le faux multiple est, comme on


l'a déjà noté, faussé (donc aboli, lui aussi), par l'éclat du
miroir:

Son éclat est tel que toutes les armures tous les mas-
ques en sont faussés
(1,195).

Le mouvement est inverse dans "Poésie de circonstance":c'est


par le fonctionnement simultané de "toutes les différences" qu'
on arrive à la totalité "de ce qui est au monde" et à l'égalité
(11,936)_ L'interdépendance de l'élan unificateur et de la multi-
plicité poétique s'avère absolue chez Eluard:

6. "Les images de Paul Eluard", p. 133.


7. "C'est après coup, objectivement, après l'épanouissement
que nous croyons découvrir le réalisme et la logique intime d'
une oeuvre poétique [...] les mosaïques les plus étranges du
surréalisme ont soudain des gestes continus" (G. Bachelard, La
Psychanalyse du Feu, p. 180).
332
Rien ne vaut que la suite infinie des reflets
A partir de l'élan des graines et des fleurs
(11,365),

dit-il dans "Tout dire", où la nécessité de pousser à l'extrême


la variété afin de totaliser l'acte poétique est évidente:

Car j'aurai tous les mots qui servent à construire


(11,365).

Dans Les sentiers et tes routes de la poésie, Eluard insiste


encore une fois sur la nécessité d'une mobilisation générale des
moyens: "Il nous faut peu de mots pour exprimer l'essentiel, il
nous faut tous les mots pour le rendre réel. Contradictions, dif-
ficultés, contribuent à la marche de notre· univers" (11,529).
Le staccato entraîné par cette accumulation est alors at-
ténué par le souci de la création d'un univers cohérent. La con-
jonction et devient souvent la matière cohesive de cet univers
comme dans la strophe suivante de "Tout dire":

Tout dire les rochers la route et les pavés


Les rues et leurs passants les champs et les bergers
Le duvet du printemps la rouille de l'hiver
Le froid et la chaleur composant un seul fruit
(11,363).

Pour Bachelard, la poésie qui naît "dans le silence et la


solitude de l'être" est "le premier phénomène de la volonté esthë-
o

tique humaine" . Chez Eluard, la rupture de l'espace est la con-


dition sine qua non de sa réorganisation par l'acte poétique. Il
avoue d'ailleurs qu'"il n'y a pas de modèle pour qui cherche ce
qu'il n'a jamais vu" (1,513). Le complexe chaos-cosmos détermine

8. L'Air et tes Songes, p. 278.


333
sa création. C'est donc pour rendre notre lecture efficace que
nous avons erré dans le désordre chaotique de la pluralité ëluar-
dienne avant d'y rechercher "une unité absolument organique"9.
Cette unité n'est pas "fausse" et par conséquent "inutile" (et
aux dépens du texte). Sa "nature dialectique" est à l'origine
de "toutes les variations qui tissent" l'oeuvre éluardienne et
qui "suscitent ou suggèrent sa forme elle-même" 11
Dans La Terre et les Rêveries du Repos, Bachelard déclare:
"A une réalité qui fourmille s'attache une image fondamentale...
ιο
qui réagit comme un principe de mobilité" et plus loin:"La multi-
13
plicitë est agitation et inversement" . Dans L'Air et les Son-
14
ges, il insiste d'ailleurs sur "la cohérence par la mobilité"
Insister sur la mobilité des images ëluardiennes en tant que
force unifiante de leur variété nous semble donc nécessaire.

2. La "mécanisation" éluardienne

Dans les poèmes d'Eluard, "le fixe et le mobile ne [sejcon-


tredisent plus", constate Bachelard dans "Germe et Raison dans la
poésie de Paul Eluard" . Et dans L'Air et les Songes, il tient

9. V. Therrien, pp. 254 et 255.


10. Ibid., p. 48.
11. Ibid., p. 53.
12. P. 58.
13. P. 59.
14. P. 14.
15. P. 119.
334
16
que "le mouvement crée l'être" et qu'en encadrant "les objets
Immobiles par les êtres de la mobilité" Eluard met "doucement,
les objets inertes en mouvement" et accomplit "la première tâche
du poète" qui est celle ''de dësancrer en nous une matière qui
17
veut rêver"' .
Selon Eluard, les images "se détachent aisément du poème[et]
tendent à devenir poèmes, elles-mêmes, en s'isolant". Ces images-
poèmes, prolongeant la capacité "formative" (selon le mot de Pier-
18
re Emmanuel)de leur image-mère , évoluent dans le temps et 1'
espace en créant "une atmosphère constante, une action continue"
(1,969). . Cela est valable même dans les cas où cette action se-
rait négative:

Et nul n'aura envie de piétiner un toit


D'incendier des villes d'entasser des morts
(11,365).

L'attachement d'Eluard à toutes les formes du devenir (per-


sonnel, interhumain ou cosmique) est absolue:

Honneur à tout ce qui devient


(11,551),

dit-il dans Lea sentiers et les'routes de la poésie. Dans La vie


immédiate, c'est par la dynamisation continue de l'inépuisable
lumière êluardienne que le devenir passe par dessus les obstacles
19
sans les refouler et qu'il se présente comme une atteinte rë-

16. P. 258.
17. P. 217.
18.. V. M. Eigeldinger, Paul Eluard et le dynamisme de l'imagi-
nation, p. 178.
19. Cf. G. Bachelard, La Terre et les Rêveries de la Volonté,
p. 108.
335
pëtëe de tous les buts :

De but en but un seul but nul ne demeure


Quand nous n'y sommes plus la lumière est seule
(1,390).

Dans Le bâillon sur la table, 1'imagination du poète parti-


cipe directement au devenir:

J'assiste au lever des murs


(1,388).

Il s'agit de la "mécanisation" dont parle Eluard dans La vie -im-


médiate en permettant à son imagination d'intégrer une dimension
technique: "J'ai pris l'habitude des images les plus inhabituel-
les. Je les ai vues où elles n'étaient pas. Je les ai mécani-
sées comme mes levers et mes couchers"(I,377).
Il faudrait maintenant voir par quels moyens Eluard arrive
à cette "mécanisation", vers quelle direction celle-ci oriente
les mouvements des êtres, quels sont les domaines qu'elle touche
et enfin quel est le changement qu'elle opère et qui détermine 1'
évolution de la poésie éluardienne.
Il a déjà été question de Quelques-uns des mots qui jusqu'
ici mutaient mystérieusement interdits, publie en 1937. Eluard y
fait l'inventaire de quelques mots, dynamiques (par la spontanéité
de leur surgissement, par leur sonorité ou par le mouvement qu'
ils suggèrent) ou bien dynamisés (par leur contexte qui est sou-
vent un adjectif verbal et même par leur variété typographique);
LE MOT
bolide
géranium
à la fenêtre
ouverte
336
Sur un coeur
battant
(1,710).

Il apprend ainsi à s'enrichir de mots ou de séquences-res-


sorts qui l'aident à "mécaniser" ses images.
Quelques-uns des mots... finit par cet aveu de la part du
poète :
MOTS
que j'écris ici
avec
le grand souci
DE TOUT DIRE
(1,718).

La variante:"DE ME MÊLER AU MONDE" du dernier vers, dans l'exem-


plaire envoyé à Breton (cf. 1,1514), nous justifierait d'en être
venue à considérer le poème "Tout dire", écrit en 1950, comme une
réponse active à ce souci. Comparons par.exemple cet extrait de
Quelques uns des mots...:
LE MOT
créole
TOUT EN LIÈGE
Sur du satin
(1,697)
ou celui-ci:
fileuse
mot fondant
(1,701)
au distique suivant de "Tout dire":

Les femmes sont taillées comme l'eau ou la pierre


Tendres ou trop entières dures ou légères
(11,365).
337
Dans Donner à Voir, Eluard considère l'image comme μη moyen
d'unification et d'égalisation de toutes choses à condition qu'
elle soit "mécanisée". Il en fait alors une image-oiseau: "lin"
y a pas loin par l'oiseau, du nuage à l'homme, il n'y a pas loin
par les images, de l'homme à ce qu'il voit, de la nature des cho-
ses réelles à la nature des choses imaginées. La valeur en est
égale. Matière, mouvement, besoin, désir sont inséparables. L'
honneur de vivre vaut bien qu'on s'efforce de vivifier"(1,9 45).

Dans les vers suivants, pris dans Les animaux et leurs hom-
mes, nous avons une double image-oiseau:

Mais le ciel battait de 1'aile


Quand le nid s'envola
(1,45).

Eluard "remonte" ses images (réalisées par des mots-ressorts)


en y enfermant tout son élan psychique. Ayant acquis une valeur
d'être, celles-ci héritent alors les qualités cinétiques de sa
Terre-Ciel. Leur mouvement s'identifie au scintillement d' une
étoile 20 . Il est variation "à l'infini" de ce même bondissement
du miroir, éternel et multidirectionnel, qu'Eluard réclame dans
sa préface à Ralentir travaux (cf. 1,270).
D. Bergez découvre aussi à l'être êluardien "un mouvement de
jaillissement" qui est aussi la "confirmation d'un centre" pro-
21
jeté continuellement "vers l'extérieur"
Bachelard attribue, de son côté, le caractère projectif de

20. G. Picon définit l'image êluardienne comme "la chaîne d1


or lancée d'étoile en étoile" (op.cit., p. 97).
21. Op. ait., p. 77.
338
la poésie êluardienne en ce que "la matière [y est] habitée par
la cause formelle" 22
Le même élan, qui unit le réel imaginaire au réel écrit, 1'
image créante aux images créées, unit ces dernières entre elles
et dans tous les sens en faisant de la poésie êluardienne un
champ magnétique constellé où

L'étoile augmente les étoiles


(11,673).

Ce champ est traversé d'intermittences lumineuses, échangées en-


tre ces "formes scintillantes"(1,1106) que sont les images-étoi-
les et qui, de ce fait, semblent naître l'une de l'autre en se
transformant en êtres-limites:

Je ne veux pas les lâcher


Tes mains claires et compliquées
Nées dans le miroir clos des miennes
(1,495)
ou bien se donner l'une à l'autre, fondre l'une dans l'autre:

Nous avons partagé


Mais ta part tu me 1'as vouée
Et la mienne je te la voue
(1,423).

Parfois ces échanges multiples et simultanés sont si rapi-


des que leur mouvement devient tourbillonnant. Alors "la fonc-
tion d'ouverture" des étoiles "se fait [bien]" comme dirait Ba-
23
chelard :
Moulins des miroirs et des yeux
. (1,802).

22. Lautréamont, p. 57.


23. L'Air et les Songes, p. 14.
33 9
Chez Eluard, la "mécanisation" se généralise lorsqu'elle
atteint le je universel, comme dans ce vers de.Poésie ininter-
rompue II où l'image de la marée met en évidence le va-et-vient
perpétuel de l'élan unificateur:

Je m'anime marée de tous les éléments


(11,664).

Dans Donner à voir, Eluard définit l'unité poétique comme


un mélange équilibré des éléments du monde intérieur, extraits
grâce à la mécanisation de l'inconscient, avec ceux du monde
extérieur: "Si la conscience est parfaite, les éléments que 1*
écriture automatique extrait du monde intérieur et les éléments
du monde extérieur s'équilibrent. Réduits alors à égalité, ils
s'entremêlent, se confondent pour former l'unité poétique" (I,
980) .
Dans Quelques-uns des mote..., Eluard "met le feu" au cime-
tière qu'est l'inconscient des hommes pour ressusciter leurs as-
pirations immobilisées:

aux autres de,rêver


d'un
cimetière ardent
(1,693).

Et dans "Tout dire", le monde-cimetière est détruit par la ré-


surrection de l'action collective des hommes:

La foule cloisonnée comme en un cimetière


Et la foule plus forte que son ombre impure
Ayant rompu ses murs ayant vaincu ses maîtres
(11,363).

A. Mingelgrün distingue le "rappel mécanique et volontaire"


340
qu'il faut rejeter à cause de son orientation vers le passé de
24
"la résurrection d'un passé plus profond" qui a toujours un
caractère projectif. Ainsi à la "mécanisation" de l'inconscient
se joint celle de la mémoire: "Prenons la main de la mémoire,fer-
mons les yeux du souvenir" (1,147).
L'attachement déjà signalé d'Eluard "à tout ce qui devient"
ne saurait exclure le changement de sa poésie, elle-même. Dans
Les sentiers et les routes de la poésie, nous suivons le dialogue
ci"*dessous :

- La poésie est dans la vie


- La poésie n'est pas un objet d'art mais un objet
utilitaire
- Elle devient leçon de choses
(11,532).

Le dépassement du formalisme en poésie est évident. Eluard re-


jette l'idée du beau statufié. Alors il procède à sa "mécanisa-
tion". C'est-à-dire il le pourvoit d'un devenir qui finit par
l'identifier à l'utilitaire. Ce mouvement progressif de 1' es-
thétique vers l'éthique, jusqu'à leur identification finale est
poétiquement dangereux. Eluard a conscience de ce danger qu'il
doit pourtant affronter:

Et le bonheur d'un homme aurais-je la vaillance


De le dire selon sa femme et ses enfants
(11,364).

Pour Eluard, l'acte d'écrire le présent implique celui d'


effacer le passé, rendu inutile après avoir été "compris" par

24. Op. c i t . , p. 78.


341

ce present. Les vers finals de "Tout dire":

Plus rien ne nous fera douter de ce poème


Que j'écris aujourd'hui pour effacer hier
(11,366),
prennent la relève de l'image suggérée par le vers suivant de
"Le miroir d'un moment":

Ce qui a été compris n'existe plus


(1,195).

Il s'agit de l'évolution naturelle de l'écriture automatique


ayant brisé toutes les règles préexistantes après en avoir in-
tériorisé la logique.
En 1938, Eluard a rompu avec Breton qui a considéré cette
rupture comme l'affectation la plus profonde du surréalisme. E-
luard, de son côté, a écrit dans une de ses lettres, envoyée à
H... de Paris: "j'ai rompu définitivement avec Breton[...].
C'est fini, je ne participerai plus à aucune activité avec lui.
J'en ai assez.'Tout cela manquait trop souvent, à cause de Bre-
ton, de sérieux[...]. Le surréalisme ne devait pas devenir une
école, une chapelle littéraire ou l'enthousiasme et je ne sais
quelle misérable action -devaient répondre à la commande [...].
Ma vie en changera sûrement. Je ne sais dans quel sens. Entre
nous, j'ai un peu l'impression d'aller à l'aventure" (1,1537-
1538).
Pourtant le remplacement déjà vu du "souci de tout dire"par
celui de se "mêler au monde", dans Quelques-uns des mots... mon-
tre la direction du devenir de la poésie êluardienne.
Elytis rapporte dans Ανοοχτά χαρτοά un dialogue qu'il avait
eu avec Eluard après la mort de Nusch, à Paris, Rue Max Dormoy.
342
Eluard prétend ne s'être jamais arrêté que là où la matière avait
la possibilité de se transformer vers le mieux.
A la question d'Elytis si c'est là sa conception du surrëalis-
me, Eluard répond qu'il considère celui-ci comme "le dernier pou-
mon sain dans la société bourgeoise" et que sa possibilité de ré-
agir est une preuve de santé
En tournant le dos au fuyant pour s'orienter vers le positif,
Eluard passe de l'agresssivitê à la lutte sans haine. "L'image...
en elle-même militante", au dire de J.-Y. Debreuille, finit par
se dresser contre les préjugés . Son mouvment, poussé à l'ex-
27
trêrae, tend à se prolonger en l'action révolutionnaire . Le sur-
râlisme n'est donc pas une erreur, comme le veut la critique coni-
no
muniste , à notre avis trop simplifiante, il n'a pas poussé E-
luard à faire "l'école buissonniêre de son temps" selon le mot
absolu d'Aragon dans sa préface aux Poèmes politiques {11,200).
Il a dynamisé à tout jamais sa vie comme son art. De ce point
de vue, pour Eluard, la révolution est surrëalisation ou "crëati-
29
vite collective"

25. P. 305.
26. Op-. oit., p. 103.
27. Bachelard écrit dans Lautréamont: "Le véritable révolté
n'écrit pas. Du moins il cesse d'écrire quand il se révolte"(p.
74).
28. Cf. R. Vernier, op. oit., pp. 19-20.
29. Le mouvement de la poésie êluardienne nous semble suivre
celui que, selon Therrien, Bachelard découvre au monde actuel qui,
après avoir pris cons.cience de l'inconscient individuel puis col-
lectif, il a pris conscience de la conscience collective pour s'
acheminer vers celle de "sa créativité collective" (p. 353).
343
"Nulle rupture", dit-il, dans Chanson complète: "la lumière et
la conscience m'accablent d'autant de mystères, de misères que
la nuit et les rêves" (I, 867). De ce même point de vue, son at-
tachement à tout ce qui est changement lui fait découvrir la
poésie "aussi bien dans l'oeuvre de Sade, de Marx ou de Picasso
que dans celle de Rimbaud, de Lautréamont ou de Freud" (1,521).

La poésie ëluardienne ne s'offre pas, comme on l'a vu, à


une syntaxe des métaphores rigide. Sa cohérence par la mobilité
est en même temps une cohérence par le rythme puisque le principe
de mobilité qui la régit.vibre et s'y réverbère. Par conséquent
elle donne au lecteur la possibilité de la soumettre à une "ryth-
mànalyse" semblable à celle que Bachelard expose dans La Poétique
de l'Espaoe, pour l'appliquer à Mallarmé. C'est-à-dire chercher
la vue générale des antithèses, découvrir 1'image centrale,éprou-
ver si son essence incarne l'intentionnalitê dialectique générale
du poème, déceler le centre métaphysique de l'univers poétique et
enfin examiner l'être dans sa substance et dans son dynamisme.
Nous n'allons pas procéder à une nouvelle lecture de l'oeuvre
ëluardienne suivant l'ordre proposé. Pourtant nous osons formuler
les conclusions d'une telle rythmanalyse en nous appuyant sur ce
qui a déjà été constaté:
a) La dialectique ëluardienne règne sur l'éclairage intérieur
des images. C'est-à-dire les antithèses sont considérées par le
biais général de la visibilité.
b) L'image centrale de la poésie ëluardienne est la Terre-
Ciel puisqu'elle y est constamment présente comme "...une plaine
/Nue et visible de partout"(II,28).
346
Eluard, de son côté, traduit aussi son aspiration à une poé-
sie désalignée en citant, dans Donner à voir, la phrase suivante
de Lautréamont dont il fait également le titre d'un de ses poè-
mes, dédié à ses "amis exigeants": "La poésie doit avoir . pour
but la vérité pratique" (1,966). Pour atteindre ce but il a
besoin de doter sa poésie d'une volonté en laquelle rêvent aus-
si bien la terre promise que le feu qui la réalisera.
La volonté êluardienne est décisive:

Nous prendrons notre bien où nous voulons qu'il soit


(1,498).

Elle est aussi énergique, pour remplir son rôle polysynthëti-


que :

Unis la fraîcheur et le feu


Unis tes lèvres et tes yeux
De ta folie attends sagesse
Fais image de femme et d'homme
(1,1027).

Elle est donc surtout une volonté totalisante, se présentant


comme un seul élan:

Ses seins ses .yeux ses mains ensemble


Unissent les jours les plus beaux
(1,1028).

L'emploi répété de l'expression "un seul" devient la vérification


de la phrase-clé: "Une seule vision, variée à l'infini" que nous
avons déjà liée à la Terre-Ciel en tant qu'image générale de 1'
univers ëluardien. Nous relevons quelques exemples caractéristi-
ques:

D'une seule caresse


345

Β. INTENTION ET RÉSULTAT: UN SEUL ÉLAN

1. Vers une poesie désaliënëe

La réalisation de la Terre-Ciel par un feu unificateur et


transformateur signifie que, dans la poésie ëluardienne,le même
élan identifie l'intention au résultat pourvu qu'il s'inscrive
"sur une même ligne orientée" . Selon le mot de Claude Roy"une
seule coulée" se métamorphose en "une seule parole" 31
Si l'on définissait l'aliénation de la poésie comme la dis-
sension durable entre l'involontaire et l'intentionnel, on pour-
rait expliquer pourquoi la poésie êluardienne se trouve sur la
voie de la dêsaliênatian en ce qui concerne aussi bien la fin
qu'elle se fixe que les moyens d'y arriver.
L'aveu de la part d'Eluard que le poète fait ce qu'il peut
et non ce qu'il veut a déjà été signalé. , Cependant, dans sa poé-
sie, l'involontaire arrive presque toujours à être une manifesta-
tion authentique de l'intentionnel même si sa forme en est diffé-
rente. Aussi l'autre est-il ramené à l'un, la dissension dura-
32
ble à la "coïncidence temporaire"
J. Gaucheron note, chez Eluard, l'avènement attendu d'"un
homme confondu à son histoire qui se vivrait lui-même, dësaliënë
et heureux" 33

30. V. R. Payet-Burin, Emerveillement et lucidité poétiques,


Paris, Nizet, 1977, p. 93.
31. Op.cit., p. 59.
32. V. Therrien, p. 319.
33. Op. ait., p. 110.
344

c) Cette sur-réalité incarne 1'intentionnalitê dialectique

générale des poèmes, qui se résume *"la dyade ., suffisance-liber-

té.
d) Le centre métaphysique de l'univers êluardien qui se dé-

tache de l'idée de la mort et qui s'y oppose, c'est l'espoir ;

e) L'être de l'espoir, dans la Terre-Ciel (sa substance con-

crète) , quitte sa lourdeur et prend conscience d'un vol sur la

terre. La transformation et la métamorphose perpétuelles tradui-

sent enfin son dynamisme réalisant un univers d'échanges.

Nous allons revenir plus loin d'une manière analytique sur

la première conclusion qui est liée à la transparence ëluardien-

ne et qui présente un intérêt esthétique particulier.


347
Je te fais briller de tout ton éclat
(1,236).

Le jour en pure perte noie les étoiles


A la pointe d'un seul regard
(1,382).

Une aile une seule aile rien qu'une aile


(1,507).

Dans nos yeux un seul frisson et tout a pris sa place


(1,625).

Chanter un seul arbre


(1,899).

Un seul rêve des innocents


Un seul murmure un seul matin
(1,1064).

Surgis fille d'une seule eau


(1,1077).

L'espace n'aurait qu'un frisson


Pour nous deux un seul horizon
(1,1077).

Animée d'un seul baiser


(1,1198).

Le bonheur en un seul bouquet


Maison d'une seule parole
(1,1221).

Une seule pensée une seule passion


Et les armes de la douleur
(1,1227).

Le bonheur dans un seul corps


(1,1229).
348
D'un seul poème entre la vie et la mort
(1,1256).

Une seule goutte d'eau


Multipliait ses halos
(11,431).

La volonté ëluardienne est enfin projective. Elle trans-


forme la tension intérieure, à l'être en initiative. Elle de-
34
vient agressivité et "volonté de vaincre" : "Tout s'élance et
s'envole et s'allume"(I,1117), lisons-nous dans Poesie et Vérité
1942 et, dans "La victoire de Guernica":

Nous en aurons raison


(1,814).

Pour Eluard la mission du poète est de voir et de donner à


voir. De ce fait tout tend à se transposer au niveau visuel.
Le regard se substitue alors à la volonté en héritant toutes ses
qualités. Il est la fonction imaginante qui s'identifie au
geste créateur et qui engendre de bonnes formes à partir d'une
juste matière.
Ch. Rivière tient que l'image de l'oiseau dans le vers:

L'oiseau s'est confondu avec le vent

de "Le Miroir d'un moment" est un simple "résultat de l'optique"


A notre avis, il s'agirait plutôt de l'atteinte dynamique d'un
but, de ce "merveilleux contact par lequel l'oeil s'unit à 1'

34. Cf. M. Mansuy, op.oit., p. 73.


35. "Analyse de "Le miroir d'un moment'", L'information lit-
téraire (septembre 1971),p. 181.
v 349
36
objet r e g a r d é " selon le m o t d e G. Poulet

Dans Poésie ininterrompue II, le regard êluardien, circulant


d'yeux en yeux, travaille dans le sens de la collectivité et de
l'égalité des hommes et se traduit en l'espoir qui a été reconnu
comme le centre métaphysique de l'univers poétique d'Eluard:

Le long effort des hommes vers leur cohésion


Cette chaîne qui sort de la géhenne ancienne
Est soudée à l'or pur au feu de la franchise
Elle respire elle voit clair et ses maillons
Sont tous des yeux ouverts que l'espoir égalise
(11,704).

Le regard en tant qu'aspect visuel de la volonté acquiert


chez Eluard l'activité de "la charrue" ou du "diamant" bachelar-
diens afin "d'imprimer son projet dans la matière" profonde 37
Insister sur cette activité dësaliênante nous semble maintenantΛ
nécessaire.

2. Un regard actif

A. Kittang consacre au regard êluardien une des unités de

son livre intitulé D'amour de poésie


et lui reconnaît une valeur
38
de cogito: "pour que j'existe, il faut que je voie"

Bachelard insiste sur la volonté de voir de l'homme ainsi

que sur l'existence, dans la nature, de "forces de vision...


39
actives" qui dynamisent la matière comme "la curiosité dynami-

36. Le point de départ, p. 131.


37. La Terre et les Rêveries de la Volonté, pp. 41-42. V.aus-
si La Poétique de la Rêverie, p. 157.
38. P. 71.
39. L'Eau et les Rêves, p . 41.
350
se l'esprit humain"
A. Mingelgrün retrouve aussi chez Eluard "le souci 'pëdagogi-
41
que' de visibilité active et unifiante" . Cette visibilité s*
avère effectivement la qualité dominante des poèmes ëluardiens.
Dans défense de savoir, sa. perfection la rend éblouissante:

Quel beau spectacle mais quel beau spectacle


A proscrire. Sa visibilité parfaite
Me rendrait aveugle
(1,218).
Cependant dynamisée à l'extrême par la visibilité absolue
des images, la vue ne tarit pas. Elle s'intériorise et se trans-
forme en lucidité. Dans le poème intitulé justement "Pour un mo-
ment de lucidité" de La vie immédiate, l'aveugle devient voyant:
Prunelle aveugle impérissable
Alliée à ce qu'elle devrait voir
(1,391).

Dans Les nécessités de la vie, la magie de l'art surgit des


mains-yeux de l'aveugle comme de celles d'un prestidigitateur:

Elle danse de tous les côtés


Dans les mains de l'aveugle
Dans le miroir .-gigogne
AU-COEUR-AU-COEUR
Et dans la terre de sa danse
Magie - magie - magie
(1,64).

Chez Eluard, le contact entre les hommes s'identifie à une


vision des choses commune. Il écrit dans Donner à voir: "Tous les

40. Ibid,.
41. Op. oit., p. 162.
351
homines communiqueront par la vision des choses et cette vision
des choses leur servira à exprimer le point qui leur est commun,
à eux, aux choses, à eux comme choses, aux choses comme eux" (I,
945).
Plus bas les mains de l'aveugle se lient encore aux yeux
du voyant, le toucher se visualise:

Nous toucherons tout ce que nous voyons


Aussi bien le ciel que la femme
Nous joignons nos mains à nos yeux
La fête est nouvelle
(1,1001).

Aussi les caresses et les regards du toi féminin s'identi-


fient-ils dans La vie immédiate :

La géographie légendaire de tes regards de tes cares-


ses
(1,382).

Et dans Le livre ouvert I, la poésie se tient grâce à "un réseau


de regards" soutenus par les yeux du moi dont l'image se multiplie:

Mes yeux soutiennent un réseau de regards


[•••Ι
Qu'importe mon image s'est multipliée
(1,1035).

La négativité,chez Eluard, se manifeste toute dans l'inaction


du regard d'un visage terreux qui lui enlève son caractère tenso-
riel:

Yeux sans un nerf front bas


(1,1024).

Dans Le dur désir de durer, cette négativité se traduit en


l'image unitaire d'une "terre borgne" et démontée, ayant
352
Un. oeil crevé pour ne rien voir
Un oeil au ciel pour oublier
(11,80).

Selon J. - P. Juillard "un regard sélectif unit £le] monde


fragmentaire" d'Eluard. Sa poésie devient alors l'espace privi-
42
lëgië qui "se clôt dans les limites du regard" . Il serait peut-
être nécessaire d'ajouter que cet espace clos est en même temps
rendu sans limites par les qualités d'ouverture du regard éluar-
dien, dont il a été question à propos de "L'extase".
La double faculté d'intériorisation et d'"ouverture sur le
monde extérieur" du regard est signalée par M. Meuraud qui voit
une sorte de "récupération de celui-ci par l'être tout entier,com-
43
me si l'être intérieur devait,lui-même, se faire regard"
Le "réseau de regards", comme une toile d'araignée, est sé-
crété par l'oeil "fertile" qui se multiplie et travaille comme la
rêverie, en étoile, pour faire des miracles. Le lecteur en dé-
couvre alors la fonction de voir et de donner â voir dans toutes
les images de concentration et de réflexion. Dans Avenir de la
poésie, Eluard écrit: "Voir c'est recevoir, refléter c'est donner
à voir"(1,525).
Il serait intéressant de nous référer brièvement aux varia-
tions de ces deux fonctions de l'oeil chez Eluard.

Dans "Germe et Raison dans la poésie de Paul Eluard", Bache-


lard trouve les titres comme Le s yeux fertiles, Donner ä voir,
Voir, significatifs d'une condensation des puissances de la vision

42. Op. oit., p. 26.


43. Op. oit., p. 27.
353

en de nombreux poèmes, qui agit dans le sens de "la vie montante"


ou "d^un néo-transformisme travaillant toute la planète de la na-
ture à l'homme" 44 . J. - P. Juillard observe que le regard se
fixe (se focalise) à sa vision intérieure afin de la faire sur-
gir" 45 . J. - P. Richard note, de son côté, que le fonctionne -
ment de l'oeil est marqué par la dialectique du miroir et du
*
foyer 46
C'est de "1'oeil-foyer" qui remplit la fonction de voir qu'
il sera d'abord question.

Eluard est anime par la "volonté de voir avant la vision"


dont parle Bachelard 47 . Dans Premières vues anciennes, il cite
le mot suivant de Novalis, pris dans Fragments : "L'homme entière-
ment conscient s'appelle le voyant"(I,535). Extrême vue et ex-
trême (ou extra) lucidité tendent à se confondre dans sa poésie.
Leur contradiction enfin surmontée 48 , voir est alors ramené à
"voir" et vice-versa. Il s'agit de la même "méditation psycho -
physiologique de la vision" que Bachelard découvre chez Lautrëa-
49
mont et Petitj ean
Dans Les armes de la douleur voir c'est savoir:
Je dis ce que je vois"
Ce que je sais

44. P. 117.
45. Cf. op. cit., p. 42.
46. Cf. op. oit., p. 107.
47. La Terre et les Rêveries de la Volonté, p. 183.
48. "Il fallut des années à Paul Eluard pour surmonter sa con-
tradiction entre voir et voir" (J.-P. Juillard, op. cit., p.94).
49. Lautréamont, p. 150.
354
Ce qui est vrai .
(1,1229).

Et dans Poèmes politiques, la conscience dépend de la vue:

J'ai fatalement vu ce qui est inhumain


Couronne et joug règne et servage
Je sais le drame et j'en connais l'auteur
(11,230).

La volonté de voir (ou de savoir) se traduit chez Eluard en


des images de possession, d'absorption, d'enregistrement. Dans
le prologue au recueil Les dessous d'une vie, les yeux du poète
sont "irréels et vierges, ignorants du monde et d'eux-mêmes" à
force d'absorber le néant: "un ciel décoloré d' où les oiseaux et
les nuages sont bannis"(1,201).
Dans La vie immédiate, le poète invite l'oeil

A boire
Le jour au fond d'une serrure
(1,391)

où voir et boire s'identifient.


En parlant de l'univers de la guerre, J.-P. Juillard note"l'
avidité du regard qui cherche à enregistrer au plus vite ce qui
dans l'instant peut être aboli"
Dans Picasso bon maitre de la liberté "voir et comprendre se
rejoignent" (11,166). L'artiste comprend le monde en l'incluant
51
dans son regard . Nous lisons dans Avenir de la poésie: "Voir,
c'est comprendre, juger, déformer, comparer, oublier ou s'oublier,

50. Op. ait., p. 12.


51. Cf. G. Bachelard, "Germe et Raison dans la poésie de Paul
Eluard", p. 116.
355
être ou disparaître"(I,.526). Pour que l'acte de voir se totali-
se et gagne sa valeur de cogito, il faut que le moi poétique(ain-
si que toute image préconçue) s'efface. Alors être et disparaî-
tre se confondent : je ne vois que si je ne suis pas; pourtant je
ne suis que parce que je voisi
H. Meschonnic tient que, chez Eluard, "Voir est [...] le sens
52
de la volorisation du monde" . Il serait interessant de nous
arrêter à l'aventure des vers suivants de La vie immédiate :

Tes yeux ont contredit les puits lunaires


Les échafaudages solaires
Tous les systèmes d'apparitions intermittentes
(1,372).

M. Dumas et L. Scheler notent la variante suivante dans le manu-


scrit appartenant à M. Maurice Joullié:

Tes yeux rendent des points aux puits lunaires


Aux échafaudages solaires
A tous les systèmes d'apparitions intermittentes
(1,1437).

La valorisation par l'acte de voir est littérale.

Si voir demande, chez Eluard, un regard réceptif et ouvert,


un regard "féminin", donner à voir demande ce regard créateur
qui sensualise, comme on l'a vu, le souffle créateur et qui,par
conséquent, crée un univers d'images. Il perd ainsi son idéalis-
me et devient non seulement matérialiste comme l'odorat, le goût
ou le toucher 53 , mais aussi et surtout matérialisant, portant 1'
imagination au-delà du silence attentif qui accompagne l'acte de

52. Pour la Poétique III, p. 123.


53. Cf. M. Mansuy, op. cit., p. 108.
356
voir.
Dans Poésie ininterrompue II.,. la vue retrouvée au delà du
silence et de la nuit devient créatrice de l'avenir:

Et le matin bonjour dîmes-nous à la vie


A notre vie ancienne et future et commune
(11,706).

Ces vers justifient la phrase "Vue donne vie" dont Eluard fait
le titre d'un poème de Le livre ouvert I dans lequel yeux et
soleils, rayons et regards agissent de manière identique:

Rayons des yeux et des soleils


(1,1026).

J.-P. Juillard note chez Eluard "une certaine manière de


naître au monde par le regard" 54 . Cela n'est possible, à notre
avis, que parce que ce même monde naît au chaos par le regard
créateur du poète.
Dans une phrase qui renvoie à la règle classique des trois
unités,. G. Poulet donne la définition suivante de l'univers ëluar-
dien: "Un seul et même lieu où un être se voit et se pense" . C
est par le regard créateur que le chaos se transforme en cosmos
et que l'unification de toutes choses se produit. Nous lisons
dans Capitale de la douleur:

Entre des arbres et des barrières


Entre des murs et des mâchoires
Entre ce grand oiseau tremblant
Et la colline qui 1'accable

54. Op. oit., p. 51.


55. La distance intérieure', Paris, Pion, 1952, p. 354.
357

L'espace a la forme de mes regards

(1,175).

Et dans L'amour la poésie:

Pour l'oeil qui devient visage ou paysage


(1,230).
Pour passer de sa fonction de voir à celle de donner à voir,
le regard ëluardien n'a, plus sa source à "l'oeil-foyer" mais à 1'
"oeil-miroir". Il quitte son silence et passe de l'attention à 1'
action, de la concentration à la réflexion, de la lucidité à la
création. Pour le lecteur attentif donner à voir se présente sous
différents aspects. Dans Poésie ininterrompue II, c'est fleurir:

Et je confonds les yeux et je confonds les roses


Je vois d'un seul tenant ce qui dure ou s'efface
(11,663).

Dans Les nécessités d'une vie, c'est danser et se refléter à


1'infini:

Images plusieurs fois découpées


[•••J
Elle danse de tous les côtés

Dans le miroir-gigogne
(1,64).

Dans L'amour la poésie, c'est colorer:

Le sommeil a pris ton empreinte


Et la colore de tes yeux
(1,235).

Dans Poèmes politiques c'est imprimer:

Nous avions le même métier


Qui donnait à voir dans la nuit
358

Voir c ' e s t comprendre c ' e s t agir


Et v o i r c ' e s t ê t r e ou d i s p a r a î t r e
(11,217).

Dans ces derniers vers, l'expression "donnait à Voir" fait de 1'


acte résistant L'acte poétique par excellence. Alors agir' (ou ré-
sister) entraîne la liberté ou la mort. Dans leur nouveau con**·
texte, au lieu de se confondre, être et disparaître s'excluent
mut ue1lement.
j. - P. Juillard insiste sur le pouvoir transformateur du
regard êluardien qui, après avoir dénoncé le monde, "crée un uni-
vers vrai, juste et beau"
N. Bouiestreau note que "tout exercice du regard est [..·]
une perturbation qui doit conduire à :un renouvellement de la rëa-
57
litë" .
La "mécanisation" des images éluardiennes dépend en dernière
analyse de celle de la vue. Dans Le dur désir de durer,la réalité
flamboyante de l'azur n'existe que par l'animation réciproque des
yeux du couple:

Et l'azur en tes yeux ravis


Contre la masse de la nuit
Trouvait sa flamme dans mes yeux
(11,73).

Et dans "Le miroir d'un moment", nous avons vu s'identifier le


mouvement et la vue:

La pierre du mouvement et de la vue


(1,195).

56. Op. cit., p. 137.


57. "L'amour la peinture", p. 81.
359
Une vue mécanisée lance à son tour des regards"mécanisants".
J. - P. Richard tient que le regard ëluardien "agit sur la chose,
CO

comme une provocation de la clarté, comme un réveil de l'être"


Sa pensée est doublée par celle de N. Boulestreau qui reconnaît
à ce regard provocateur un "effort quasi solaire [qui] cherche à
atteindre [...] la source de la lumière"
Le regard ëluardien agit donc non seulement en "charrue" ou
en "diamant" mais aussi en archet qui fait vibrer le réel. Alors
vibrer, c'est briller, c'est se maintenir en une mobilité rayon-
nante, en un rythme visuel constant. Ce rythme est présent dans
le poème intitulé "Nusch" de La vie immédiate:

Sans soucis sans soupçons


Tes yeux sont livrés à ce qu'ils voient
Vus par ce qu'ils regardent
(1,394).

J. - P. Richard montre le rapport entre briller et rouler


sans fin, en s'arrêtant aux vers suivants du poème "Salon" dans
Les anvmaux et leurs nommes :

Du verre qui contient


Cet or en boules
Cet or qui roule
(1,38).

58. Op. ait., pp. 112-113.


59. "L'amour la peinture", p. 81.
60."'Cet or · en boules cet or qui roule', et qui ne brille qu'
à la condition de rouler sans fin, tel est pour Eluard la matière
première, l'origine, le sens de son poème" (op.cit., p. 113).
360.
Dans "Nusch" comme dans "Salon" des êtres précieux ("or en
boules", "yeux")"brillent (ou vibrent) dans une communion trans-
parente ("du verre", "sans soupçons").

J. Oniimis tient aussi que dans Répétitions, la transparence


et "la communication des consciences" sont symbolisées par l'oeil
R. Jean signale gu'"aimer, c'est instaurer entre soi et autrui une
62
totale visibilité" . G. Poulet identifie l'innocence à la trans-
63
parence . J. - P. Juillard parle enfin de la propriété du regard
de "traverser" les choses, c'est-à-dire de les rendre transparen-
tes . Il s'accorde en cela avec Bachelard qui parle justement d'
une vue rendue "perçante" par "la volonté de regarder à l'intérieur
ce

des choses" et d'en "violer le secret"


Notre point de vue est que la fameuse transparence ëluardien-
ne n'est pas un état donné. Elle est une victoire constante rem-
portée sur l'opacité grâce à ce "système d'apparitions intermit-
tentes" (1,372) qu'est l'univers ëluardien,un univers palpitant
où le constellé devient ocellé et où
Tout se vide et se remplit
Au rythme de l'infini
(11,44).

Etoiles en même temps que miroirs, les yeux, chez Eluard,tis-


sent leur communion et constituent les mailles d'un immense filet

61. "Pour lire Répétitions", p. 22.


62. Lectures du désir, p. 155.
63. "Pour Eluard donc qui dit innocence dit du mêmecoup transparen-
ce; et qui dit transparence, dit simultanément connaissance. Etre,
c'est voir et voir, c'est savoir" (Le point de départ, p. 131).
64. Op. ait., p. 48.
65. La Terre et les Rêveries du Repos, pp. 7-8.
361
dont la perfection est surveillée par la tension vibrante de 1'
amour devenu regard.

Mon miroir est détache


De la grappe des miroirs
Une maille détachée
L'amour juste le reprend
(11,25) ,

lisons-nous dans Foésie ininterrompue I.

Plusieurs critiques s'accordent sur le pouvoir totalisant


du regard ëluardien. J. - P. Juillard en fait l'architecte .du
66
poème et signale que le passage de l'esthétique â l'éthique se
fait "sans heurt" et que cela n'est possible quetparce que la
"fonction dialectique du regard qui va de l'unicité à la dualité"
67
se résout "dans l'universel" . N. Boulestreau parle d'un re-
gard totalitaire qui possède "le don d'ubiquité et d'omnivoyan-
ce" . j , Starobinski le considère comme un acte cornélien,
"fondateur de souveraineté" et exalte le rôle de "la vision êb-
,, . „69
blouie
A notre avis, le regard éluardien est, au niveau visuel, 1'
élan qui lie l'intention au résultat et qui comprend voir et don-
ner à voir dans une unité d'action. Oscillant sans fin entre la
contemplation et la provocation, il se fait tour à tour voyant
et visionnaire, jusqu'à "la vision culminante" qui,selon J. Sta-
robinski, "est poésie"70 , jusqu'à la création d'un univers d'ëga-

66. V. op. oit., p. 21 .


67. Ibid.j p. 33.
68. La Rupture et le partage, p. 187.
69. L'Oeil vivant, Paris, Gallimard, 1961, p. 71.
70. Ibid., p. 89. Cf. aussi J.-P. Juillard, op. ait., p.99.
362
71
lite totale, due à son pouvoir nivelant parce qu'absolu . C'est
pair le regard que l'univers ëluardien devient cette infinie opa-
cité-transparence où tojutes les valeurs esthétiques et éthiques
72
se rencontrent, se croisent et s'échangent jusqu'à leur fusion
rayonnante.
Il est nécessaire d'insister d'une façon plus analytique sur
cette réalité spatio-temporelle, valorisant par excellence la
poésie êluardiènne.

71. Cf. J. - P. Juillard, op. oit., p. 95.


72. R. Jean considère également le regard comme "la manifesta-
tion concrète du principe d'échange" (Lectures du désir, p. 154).
363

C. OPACITÉ - TRANSPARENCE

La poésie ëluardienne apparaît de prime abord corame un es-


pace transparent, pullulant d'êtres également transparents, com-
me un univers rendu à sa virginité première, à l'innocence du
matin de sa création. Cette totalité transparente est littérale
dans les vers suivants de Capitale de la douleur:

Tout est transparent


C'est la lune gui est au centre
de la terre
C'est la verdure qui couvre le ciel
(1,188).

Un peu plus haut il est question d'un "grand amour transparent


sur des corps printaniers"(1,184).
M. Raymond signale que dans le langage ëluardien "tout 1'
amour du monde semble s'être concentré, puis fondu, volatilisé
dans la transparence" 73 . R. Jean tient que si· Eluard a chante
la Grèce en lutte c'est à cause de "cette noblesse lumineuse"qui
74
la traverse depuis l'antiquité et qui la rend éternelle . L.

73. Op. oit., p. 309.


74. Paul Eluard, pp. 123-124. R. Jean cite le récit suivant
d'Yves Farge où la transparence presque onirique du cadre naturel
se prolongeant dans le sourire des deux amis et de la paysanne
résistante ne pouvait qu'ébranler le psychisme d'Eluard:"Un ma-
tin nous étions étendus sous l'ombre rare des cognassiers à deux
pas d'un torrent. Nos montures pataugeaient dans l'eau claire.
Eluard me réveilla pour me désigner du doigt une paysanne qui pas-
sait sur le sentier de la colline; sur sa tête, un panier noir;
à son épauleune mitraillette tenue par une tresse tricotée.Nous
répondîmes à son sourire. Eluard se leva pour la saluer" (ibid.,
p. 123).
364
Parrot, de son côté, parle des "poèmes limpides" du Livre ouvert
75
oü se trouve "transposée avec ferveur" l'histoire de la France
G. Poulet insiste sur le caractère transcendental de la visibilité
chez Eluard: "Avant même que de devenir le poète des réalités visi-
7 fi
bles, dit-il, Eluard est voué à être celui de la visibilité pure"
L'application de cette réflexion à la transparence éluardien-
ne où le relatif est sacrifié à l'absolu se fait automatiquement.
Dans La rose publique, il faut que la transparence de la vitre
soit abolie pour que celle de l'air soit atteinte. De même la
nudité, légère et infinie parce que cosmisëe, de la femme aimée
devient un sang-feu 77 qui transperce les veines du mon, et qui en
même temps brûle (ou brise) tous les liens passés:
Que pèse une vitre qu'on brise
Les épis de ta nudité coulent dans mes veines
[...1
Le sang ne quitte plus sa proie
Sa raison d'être sans passé
(1,418).

L' image de la vitre brisée s'allège à l'extrême en devenant une


variation de celle du "miroir sans tain", chère aux surréalistes
et rencontrée dans Les dessous d'une vie: "Je supprimai le visi-
ble et l'invisible, je me perdis dans un miroir sans tain" (1,201).
Pendant la discussion qui suivit sa communication sur "Paul
Eluard et la multiplication de l'être", G. Poulet avoue "l'un de

75. Op. oit., p. 55.


76. Le point de départ, pp. 132-133.
77. Dans Poésie involontaire et poésie intentionnelle,Eluard
écrit:"Elle [la poésie involontaire] engendre notre émotion, elle
rend à notre sang la légèreté du feu" (1,1134).
365
[ses] péchés majeurs", signalé par J. Marcenac, "celui de citer
78
les textes hors de leur contexte" . La considération de la poé-
sie êluardienne par le biais de la visibilité absoudrait à notre
avis un tel "péché".
Dans "Eluard et la Morale", J. Gaucheron considère la"trans-
parence légère, heureuse" corame le moyen par lequel la poésie ê-
luardienne tend à la facilité 79 . "Salon" confirme sa pensée:

1 Amour des fantaisies permises


2 Du soleil
3 Des citrons
4 Du mimosa léger.

5 Clarté des moyens employés:


6 Vitre claire,
7 Patience
8 Et vase à transpercer.

9 Du soleil, des citrons du mimosa léger


10 Au fort de la fragilité
11 Du verre qui contient
12 Cet or en boules
13 Cet or qui roule
(1,37-38).

Dans ce poème, la transparence des "fantaisies" qui, par leur ron-


deur lumineuse, sont les manifestations automatiques de la Terre-
Ciel d'Eluard (v.9) se mêle à la transparence croissante de l'in-
conscient en train de devenir conscient ( w . 11-12-13}. Autrement
dit la transparence involontaire des formes se mêle à la trans-

78. P. 57.
79. P. 108.
366
parence -intentionnelle du contenu. Ce résultat absolu est atteint,
grâce à la "clarté des moyens employés" par le poète (v. 5) et gui
sont aussi bien ses matériaux esthétiques (v.6) et moraux (v.7)
que sa volonté (qui, comme on l'a vu, se fait regard) de vaincre
l'opacité (v.8). Aussi semble-t-il inviter le lecteur de pro-
céder de la même façon et par les mêmes moyens (la patience et
la volonté de l'analyse) afin de "transpercer" â son tour sa
poésie pour la restituer dans sa lumière triomphante.
A. Mingelgrün confirme notre point de vue en rapprochant cet-
te attitude d'Eluard de l'écriture automatique mais "à cette rë-
80
serve près" qu'il "gardera le souci de la 'conduire'"
Effectivement le souci de clarté du poète convertit toute
valeur esthétique en valeur éthique.

1. Une esthétique en conversion

Dans La Terre et les Rêveries de la Volonté, Bachelard mon-


tre le caractère engagé des rêveries de l'imagination matérielle,
dû à ce que le matérialisme "inscrit les choses au compte de 1'
81
homme" . L'évolution de la poésie ëluardienne suit fidèlement
cet engagement.
M. Dumas et L. Scheler rapportent les pensées suivantes de
Luc Decaunes, formulées en 1940 dans les Cahiers du Sud et dont

80. Op. oit., p. 50.


81 . Voici la phrase complète de Bachelard: "Ce matérialisme
parlé, exalté, invectivé est bien une dialectique des valeurs humai-
nes. Il nous faut comprendre l'homme plutôt que les choses ou,
pour mieux dire, il inscrit les choses au compte de l'homme"(p.253).
367
la pertinence est évidente: "La fin de la Poésie n'est pas l'es-
thétique mais bien l'éthique [...]. Pour lui [Eluard] la poésie
tend vers la disparition des poètes, vers la fin de l'imaginaire"
82
(1,1543 et 1545) . Cette tendance d'Eluard vers une poésie "en
acte" a déjà, été notée. Cependant, les liens entre poésie et
imagination s'étant avérés indissolubles, nous nous permettons de
jouer sur lés deux sens du mot fin pour déplacer un peu la pensée
de Decaunes: Si la poésie exige la disparition des poètes en tant
qu'êtres particuliers pour acquérir sa valeur absolue, la "fin"
de l'imaginaire n'est pas pour autant sa disparition mais sa con-
version en un réel nouveau.
Dans Poésie involontaire et poésie intentionnelle, Eluard
insiste sur le destin poétique de tous les hommes: "Tout homme est
frère de Promêthêe. Nous n'avons pas une intelligence particulière,
nous sommes des êtres moraux et nous nous situons dans la foule"
(1,1134).
La transparence ëluardienne est un engagement aussi bien es-
thétique que moral. Elle renvoie à des êtres physiquement trans-
parents ou bien à des thèses, à des positions transparentes. Elle
tend d'un côté à imager la vie et de l'autre â découvrir des
points de vue, à donner des perspectives, si bien qu'elle se pré-
sente souvent comme une valeur convertie.

La lumière (et par extension son corollaire, la transparen-


ce) est définie par Eluard comme l'identité de son esthétique qu'

82. Cf. aussi la pensée suivante de C. Abastado concernant


Eluard et Aragon: "Il fallait sauver l'homme, on a tué la poésie"
(Introduction au surréalisme, Paris, Bordas, 1986, p. 95).
368
il distingue en une "esthétique du dehors" et en une "esthétique
du dedans" selon que la lumière est physique ou morale, naturel-
le ou humaine (11,517). Etant passé "sans [s1] en apercevoir"
de l'une à l'autre, il a confirmé la pensée de Bachelard qu'
"une valeur spécifiquement humaine est toujours une valeur naturel-
83
le convertie" . La conversion du poète a entraîné celle de son
esthétique. Alors l'éthique devient chez lui l'équivalent d'un
esthétique converti.
Dans La rose publique la transparence devient le foyer de 1'
esthétique-éthique: "Le trésor diaphane de sa vertu reposait au
fin fond des ors et des êmeraudes, comme un scarabée" (1,443).
Dans Poésie ininterrompue TI, la transparence des rapports
humains se mêle à celle des éléments:

Mes mots sont fraternels mais je les veux mêlés


Aux éléments à l'origine au souffle pur
Je prononce la pierre et l'herbe y fait son nid
Je parle et l'on me parle et je connais l'espace
(11,662).

Dans Donner à voir, Eluard montre que l'esthétique rejoint


directement l'éthique: "Toute véritable morale est poétique" (I,
977) .
Dans L'évidence poétique enfin, la poésie devient le lieu
où transparence et évidence se joignent, où l'esthétique agit en
éthique: "Poésie pure? La force absolue de la poésie purifiera
les hommes, tous les hommes [...]. Toutes les tours d'ivoire
seront démolies" (.1,514).

83. Lautréamont, p. 155.


369
Chez Eluard la lumière.tant extérieure qu'intérieure se pré-
pare dans des receptacles cristallins. Les yeux, le temps, la
vie sont de tels receptacles.
R. Jean considère les yeux comme "un lieu privilégié joù se
84
reproduisent et se rassemblent les images du monde"
Dans Poésie et vérité, le temps se spatialise pour devenir
le contenant transparent de la magie de l'amour:

Nos caresses d'or: nos vagues lustrées


Nos corps confondus le temps transparent
Nous concevons le bonheur
Dans le plus grand des miroirs
(1,1119).

Et dans les vers suivants de "Tout dire" où savoir c'est voir,


la vie est un espace-temps que le regard pénétrant des hommes rend
transparent et qui donne au jour tous ses secrets:

Contre la fin de tout je dois ce que je suis


Aux hommes qui ont su ce que la vie contient
(11,364).

Il est nécessaire de suivre d'un peu plus près la réalisa-


tion de 1'esthétique-éthique dans les receptacles cristallins d'
Eluard.

Chez Eluard l'esthétique se mêle à l'éthique grâce à une


"vitrification" croissante de l'être à commencer par celle de

84. Eluard, p. 72.


85. M. Carrouges parle d'un "appel à la vitrification de 1'
être" (André Breton et les données fondamentales du surréalisme,
p. 88). Et D. Bergez distingue "la transparence consistante""du
miroir de "la transparence creuse" de la vitre {op.oit., p.35).
370

la terre. La vitre est une matière magique au pouvoir libérateur:

Sur la vitre des surprises


(1,1107),
lisons-nous dans "Liberté". Ce processus, qui peut atteindre aisë-
86
ment une dêmatërialisation totale , est légitimé par Bachelard
qui parle d'une cristallisation du bien dans le coeur humain en
observant que "l'imagination morale n'abandonne pas les traditions
de l'image"87.
Voici quelques exemples caractéristiques de vitrification
(ou de devitrification):
Je ne suis plus le miroir
, Où pour la première fois
Sans ombre tu te parlas
Ravie d'avoir enfin un compagnon limpide
(1,1051).

La "devitrification" du narrateur est à l'origine de la négati-


vité de cette image du Livre ouvert I.
Dans La vie immédiate, ce sont la robe et puis les yeux de
la femme qui se vitrifient:

Tu peux sortir en robe de cristal


Ta beauté continue
Tes yeux versent des larmes des caresses des sourires

86. Cette dêmatërialisation est notée par R. Jean lorsqu' il


parle de la facilité dont se fait "le passage de l'idée de vitre
à celle de fenêtre"(Eluard, p. 67).
87. La Terre et les Rêveries de la Volonté, p. 295. V. aussi
le commentaire suivant de C. Abastado: "L'image doit témoigner de
préoccupations morales" (op.ait., p. 90).
371
Tes yeux sont sans secret
Sans limites
(1,368).

Dans Les nécessités d'une vie la femme est vitrifiée quand


elle est nue: "La lumière aussitôt: ce qui ne se dit plus: qu1
une femme est nue, car les femmes, avant les hommes, sont trans-
parentes" (1,81-82). Cette conviction est sans cesse confirmée
chez Eluard.
Dans Cours naturel, le toi réceptif et ouvert à la communica-
tion vitrifie le moi en lui transmettant une part de sa trans-
parence:

Tu es l'élément et le lieu
/ Où je me défais de mes ombres
Et des gouffres qu'elles creusent
. • ' (1,809).

Dans Le phénix, la transparence de cristal du corps de la


mère de "Dominique" se mêle à celle de sa voix:

Elle devint le prisme et sa voix retentit


(11,434).

Tout s'égalise et se ressemble sous l'effet d'une transparence


absolue:

Sa transparence établissait la ressemblance


(11,435).

Dans Mourir de ne pas mourir, le poète voit en "l'amoureuse"


vitrifiée ce qu'il désire voir ou bien il ne voit le monde qu'en
elle et par elle:

Elle a la couleur de mes yeux


(1,140).
372
Dans Défense de savoir c'est un sang-feu qui transforme le
corps féminin en un receptacle cristallin:

Ton sang te transperse et t'éclaire


(1,220).

Pour Eluard la morale bourgeoise est laide parce qu'elle se


prépare dans des receptacles opaques et clos. Il s'agit de "cet-
te morale qui, pour maintenir son ordre, son prestige, ne sait con-
struire que des banques, des casernes, des prisons, des églises,
des bordels"(1,521). C'ost pourquoi la conversion de l'esthéti-
que à l'éthique se fait chez lui par la voie de la transparence.
Cette esthëtisation de la morale, au dire de Bachelard, n'est pas
une affaire superficielle ni sans risque

Des critiques hostiles envers les convictions politiques d'


Eluard, tels P. Brodin et P. de Boisdeffre contestent
sérieusement la période "communiste" de sa poésie et dénoncent le
89
mélange a leur avis mécanique des images à une poésie discursive
Selon R. Vernier "ces jugements [...] sont bases sur des at-
titudes politiques" et leur erreur consiste à ne pas tenir compte
des composantes idéologiques de la poésie êluardienne 90
A notre avis Eluard n'a pas cessé d'éveiller les rêveries
profondes. Il a su "donner à la morale la force des images"91,en.
mettant "en évidence la dialectique du mot signifiant et du mot

88. Cf. L'Air et les Songes, p. 166.


89. Cf. R. Vernier, op. ait., p. 21.
90. Ibid.
91. V. G. Bachelard, La Terre et les Rêveries de la Volonté,
p. 154.
373

valorisant" 92 . C'est pourquoi il a identifié voir et savoir. Si


le second dësimagine le premier il en est en même temps valorise.
J. - P. Juillard note, avec pertinence: "Non pas 'parler'—'dire'—
93
'donner à voir' mais 'parler clair'—'dire vrai'—donner à voir" ,
Dans la poésie ëluardienne le couple Beauté-Bonté finit par
94
devenir "indissociable" . Apollinaire signale ce lien dans "La
Jolie Rousse" qui constitue sa Poétique:

Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout


se tait95.

Dans "Tout dire" le poète exprime son souci d""enchaîner"


ces deux notions afin de réaliser 1'esthétique-éthique:

Et pourrai-je jamais enchaîner la récolte


A l'engrais comme on fait du bien â la beauté
(11,364) ,
et plus bas:.
Il faudra rire mais on rira de santé
(11,365).

J. Gaucheron considère la fidélité comme le trait pertinent


de l'attitude humaine d'Eluard qui "exige une présence constante
96
au monde" . Cette attitude n'est pas du tout tardive. Elle

92. Ibid. , p. 234. Voici la pensée complète de Bachelard:


"Mettre en évidence la dialectique du mot signifiant et du mot
valorisant. L'imagination revient sur l'image que la réflexion
aurait voulu dêsimaginer, et sur cette image dësimaginée qui s'
est chargée des traditions de l'expérience elle met son compte
de rêves personnels".
93. Op. oit. , p. 130.
94. V. H. Meschonnic, Pour la Poétique III, p. 97.
95. Op. oit., p. 162.
96. Op. oit., p. 106.
374
marque toutes les "périodes" de sa poésie. Dès L'amour la poésie
nous lisons:

Mes rêves sont au monde


Clairs et perpétuels
(1,233).

Il est nécessaire d'insister sur les effets de cette constan-


ce à une esthétique en conversion.

J. - P. Juillard tient que 1'esthétique-éthique ëluardien


97
consiste à "voir clair au dehors... au dedans" . Sa définition
nous mène à rapprocher la notion de la transparence de celle de
98
la lucidité et par extension de celle de l'évidence. Effective-
ment Eluard fait de celle-ci une notion-limite, identifiable à
une image-limite ou à un but intérieur et répété qui invite à son
propre dépassement. Dans Les nécessités de la vie la phrase:"La
VIE, grand-père, père et fils, trois hommes, d'évidence en éviden-
ce en évidence" (1,78) semble faire écho à celle de Poésie et
vérité: d'image en image tout s'est écoulé" (1,1118) ou bien au
vers déjà cité de La vie immédiate:
De but en but un seul but nul ne demeure
(1,390).

La transparence intime des moyens employés est nécessaire â


la poursuite d'un but moral transparent. Dans Poèmes politiques
la vérité est ce but atteint grâce à la lucidité humaine:

La vérité est transparente


(11,213).

97. Op. ait., p. 1*0.


98. Selon Bachelard, la transparence donne aux apparences"une
leçon intime de lucidité" (L'Air et les Songes, p. 195).
375
Et Dans deux gouttes d'eau, la transparence du "cristal" est mê-
lée à celle des "vérités" cherchées par l'oreille tendue comme
â celle de la lucidité des "regards":

Il cherchait cette chance de cristal


L'oreille blonde acquise aux vérités
Il offrait un ciel terne à des regards lucides
Leviers sensibles de la vie
(1,409).

La lucidité en tant qu'aspect éthique de la transparence est


• exaltée dans Poésie -ininterrompue II:

Pour être heureux il faut simplement y voir clair


Et lutter sans défaut
(11,700).

Dans l'unité concernant l'activité du regard êluardien il a


été question de l'équation innocence= transparence= connaissance,
formulée par G. Poulet. Cette équation est inversée dans Chanson
complète oü opacité (imperméabilité)= ignorance:

Les peurs les doutes l'ignorance imperméable


(1,868).

Dans En avril 1944: Parie respirait encore, Paris devient


une ville - miroir dont l'a transparence naturelle se confond avec
l'innocence humaine qu'elle reflète:
Ville de la transparence, ville innocente.

Il n'y avait plus entre l'homme seul et la ville déserte


que l'épaisseur d'un miroir.

Il n'y avait plus qu'une ville aux couleurs de l'homme,


terre et chair/ sang et sève,
(1,1297-1298).
376
Enfin dans "Gabriel Péri", poème appartenant Au rendez -
vous allemand, dans lequel un recul du jeu de l'imagination a
dêjà'ëtë signalé, une enumeration de mots "innocents" met en
relief la transparence intime des idées, des qualités, des senti-
ments, des aspirations et des rapports humains qu'ils expriment:

Il y a des mots qui font vivre


Et ce sont des mots innocents
Le mot chaleur le mot confiance
Amour justice et le mot liberté
Le mot enfant et le mot gentillesse
Et certains noms de fleurs et certains noms de fruits
Le mot courage et le mot découvrir
Et le mot frère et le mot camarade
Et certains noms de pays de villages
Et certains noms de femmes et d1amis
(1,1262).

L'évolution de la poésie ëluardienne est, comme on vient de


le constater, accompagnée par une moralisation de la transparen-
ce. Celle-ci ne concerne pas seulement l'être en soi, elle ré-
git de plus en plus les idées,les sentiments et les rapports in-
terhumains qui de ce fait acquièrent des qualités d'image99
Elytis observe que le surréalisme dépasse l'écriture automati-
que pour s'accorder avec ce qu'il appelle la transparence du senti-
ment. Un de ses arguments consiste en ce qu'il a vu des manuscrits

99. G. Bachelard écrit: "L'image littéraire a le privilège d'


agir à la fois comme image et comme idée. Elle implique l'intime
et l'objectif" {La Terre et les Rêveries du Repos, p. 177).
377

d'Eluard charges de corrections


De toute façon le lecteur de ia poésie éluardienne, pour être
efficace, doit animer en lui-même les deux rêveurs de Bachelard,
celui qui cherche "l'intimité de l'homme" et celui qui cherche "1·
101
intimité de la matière" . A notre avis, cette intimité ne de-
vient poétique que quand elle est rythmée:

Sur la lampe qui s'allume


Sur la lampe qui s'éteint 102
(1,1106).

Mais sur l'importance esthétique du rythme intime (ou de l'in-


timité rythmée) des images ëluardiennes nous reviendrons d' une
façon plus analytique.
M. Eigeldinger note aussi l'évolution de la conception de
l'image chez Eluard qui d'élément originel devient "l'instrument

100. V. op. ait., p. 337: "0 Υπερρεαλισμός πέρασε από την αυ­
τόματη γραφή, έφτασε όμως να διαμορφώσει ένα νέο τρόπο του νοεί.ν
και, συνεπώς, μια νέα λειτουργία ψυχική στον τρόπο της διατύπωσης,
που συμβιβάζεται μ'εκείνο που θα μπορούσαμε να ονομάσουμε διαύγευα
του συναισθήματος.
Λίγο ως πολύ, όλοι έχουν ξεπεράσει τον αυτοματισμό. Έ χ ω δει
χειρόγραφα του Ελυάρ με πολλές διορθώσεις". Nous traduisons: Le
surréalisme est passé par l'écriture automatique mais il est par-
venu à former une nouvelle manière a'entendre et, par conséquent,
une nouvelle fonction psychique dans la manière d'exprimer qui s'
accorde avec ce qu'on pourrait appeler la transparence du senti-
ment. Tout le monde a, plus ou moins, dépassé l'automatisme. J'
ai vu des manuscrits d'Eluard chargés de corrections.
101. La Poétique de l'Espace, p. 91.
102. Cf. A. Mingelgrün, op. ait., p. 158.
378
qui sert à établir les relations entre les choses et à révéler
ι 03
leurs similitudes dans le royaume de la transparence" . Et il
ajoute: "La vigueur de, l'image ne réside plus essentiellement
dans la soudaineté des rapprochements qu'elle opère, mais plutôt
dans la justesse et la vérité des rapports qu'elle découvre et
traduit"104.
Nous donnons ci-dessous quelques exemples de sentiments ou
de rapports transparents qui, comme les êtres ëluardiens, ont subi
une "vitrification".
Dans L'amour la poésie, il est question

...des pas les plus doux et des désirs limpides


(1,237).

Dans La vie immédiate, la neige devient un "écran douloureux


sur lequel les cristaux des serments fondaient"(1,374) .
Plus bas c'est la confiance qui se cristallise:

Confiance de cristal
Entre deux miroirs
(1,394).

Dans Comme deux gouttes d'eau, c'est l'intimité réciproque


des amants qui acquiert la transparence du reflet:

Sa main tendue vers moi


Se reflète dans la mienne
(1,412).

Dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme, Eluard et Beton

demandent que l'abolition de la fidélité et de la confiance entre

103. L'Imagination créatrice, p. 176.


104. Ibid., p. 177.
379
deux êtres entraîne celle de toute transparence extérieure:"VER-
RE.- 'La grande question serait d'obtenir que lorsqu'un être a
trompe un autre être, il soit incapable de prendre à la main un
verre qui ne se brise pas aussitôt 1 "(1,785).

Le fait que l'accent de la transparence se déplace des êtres


à leurs rapports signifie en même temps que l'élan de ceux-ci vers
le bien se mêle de plus en" plus â leur extase devant le beau.
J. - P. Richard signale ce mélange à propos de la clarté
ëluardienne: "Notre clarté: une clarté [...] qui ne se distingue
pas de l'extase solaire, non plus que de l'élan, moral, de notre
105
liberté" . L. Parrot admet que l'on confonde le besoin de
justice avec la beauté . Yannis Ritsos insiste enfin sur les
analogies, en poésie, de l'esthétique et de l'éthique qui, seu-
les, peuvent justifier l'un et l'autre et tient pour erronnée la
considération automatique de l'éthique comme.esthétique. Ritsos
accorde la plus grande importance à la coïncidence du besoin de
justice et de liberté du poète avec celui de tous les hommes,
coïncidence qui est à l'origine de la rencontre et par la suite
1 07
de l'identification de l'esthétique et de l'éthique
1 Ω fi
Chez Eluard la réalité est exaltée ou dénoncée par la
transparence ou l'opacité des moyens employés par le poète. Aus-
si l'élan vers le bien s'y exprime-t-il souvent par un acte de

105. Op. oit., p. 116.


106. Op. oit., p . 63.
107. Cf. op. ait., pp. 25-26.
108. Cf. A. Mingelgrün, op. cit., p. 142.
380
transparence tendant à la destruction de toute opacité. Alors une
lutte est engagée entre le verbe et son objet.
Dans Poésie ininterrompue II nous lisons:

Tenir son vol assez haut


Pour que l'aile y ait un but
C'est miner l'ombre quotidienne
Sur des sommets perpétuels
C'est faire honneur à 1'avenir
(11,668).

Dans "Tout'dire" le poète se demande:

Aurai-je assez de mots pour liquider la haine

(11,364),

puis il chante

Ceux qui dressaient notre avenir contre la mort


(11,365).
Claude Roy rapporte cette déclaration d'Eluard, faite à la
veille de sa mort: "Il s'agit d' émerger, avec les foules immémo-
riales et les foules futures, de la boue fétide de l'oppression
de l'homme par l'homme, du poète par le philistin, du martyr par
1 09
le bourreau" . En parlant du point de vue de la justice, Eluard
demande que l'intégration dans l'histoire se fasse à travers 1'
art poétique.
Dans L'amour la poésie on a déjà vu la transparence visuelle
des pensées qui se font regards détruire l'opacité sonore des mots,
en rendant le langage ëluardien parfaitement communicatif:

109. Op. oit., p. 59. Nous soulignons.


381

A fleur de transparence
Les retours de pensées
Annulent les mots gui sont sourds
(1,229).

Cette lutte transparente Cou "sans défaut") contre un ordre


des choses opaque inscrit dans les images d'Eluard un rythme net-
tement orienté.

2. Un rythme orienté

En introduisant l'unité concernant "l'opacité-transparence"


nous avons noté que la première impression laissée par la lecture
de la poésie d'Eluard est celle d'une transparence originelle et
totale. Pourtant nous venons d'y reconnaître l'existence d' un
ordre des choses opaque qui confirme notre thèse que la trans-
parence ëluardienne n'est pas un état donné.
Les deux constatations paraissent contradictoires, du moins
autant que les jugements suivants de R. Jean et de D. Bergez: Le
premier parle de "l'existence d'un milieu translucide, d'une clar-
té première où les regards se croisent" 110 . Le second considère
le "bonheur" êluardien comme "une transparence gagnée sur une opa-
cuté premvere
De quoi est-il vraiment question? A notre avis, le point de
vue de D. Bergez est plus mûr. L'univers êluardien est construit
sur une opacité extérieure qui renvoie à "l'argile originelle". La
clarté dont parle R. Jean est une réalité psychologique, intérieure

110. Eluard, p. 51. Nous soulignons. Cf. aussi Lectures du


désir, p. 154.
111. Op. cit., p. 13. Nous soulignons.
382
à l'être, liée à l'acte de voir et projetée sans cesse sur l'opa-
cité du monde afin d'en avoir raison.
Dans A toute épreuve, le lecteur se trouve devant l'opacité
absolue d'un ciel terreux:

Ce faux ciel sombre


Impur et lourd
(1,294).

Dans Capitale de la douleur, c'est à la mémoire de "l'homme"


que se transpose l'opacité de l'univers:

Il n'attendait plus rien de sa mémoire qui s'ensablait


(1,409).

Dans Au vendez-vous allemand, l'injustice omniprésente s'iden-


tifie à une opacité dans l'opacité:

L'injustice frappait partout


Etoile unique étoile inerte à un ciel gras
(1,1269).

Et dans Le dur désir de durer, il est question de l'opacité


morale "des monstres pratiques" qui excluent du monde "les mélan-
coliques" :

Ils étaient conquis digérés exclus


Par la masse opaque
Des monstres pratiques
(11,76).

L'immobilité absolue de cette opacité marque une absence tota-


le de rythme visuel dans l'image suivante des Yeux fertiles :

Dans du .plomb leurs pièges leurs chaînes


Et leurs gestes prudents d'aveugle
(1,497).
383

Dans Une leçon de morale, Eluard nie l'opacité établie et dé-


clare sa volonté de mettre "le mal[.. .] au bien": "J'ai voulu nier", dit-
il, "anéantir les soleils noirs de maladies et de misère, les nuits
saujaâfcres, tous les cloaques de l'ombre et du hasard, la mauvaise
vue, la cécité, la destruction, le sang séché, les tombes" (11,30 4) .
Dans les vers suivants de "Tout dire" cette négation est af-
firmée par le je :

Contre saurai-je dire à quel point je suis contre


Les absurdes manies que noue la solitude
(11,364).

Et dans Le lit la table, l'opacité est contournée par un sou-


rire:

, Pierres fanées murs sans écho


Je vous évite d'un sourire
(1,1222).

La poésie alors obéit à la nécessité d'une "dialectique ré-


glëe" 112 . Pour que le mal extérieur soit mis au bien intérieur au
moi, il faut que l'opacité soit mise à la transparence. Nous li-
sons dans Poésie ininterrompue II:

En moi si tout est mis au bien


Tout vient du mal et du malheur
(11,669).

Et plus bas:

Au nom de mon espoir je m'inscris contre l'ombre


(11,690).

De même dans Lee mains libres:

112. V. G. Bachelard, La dialectique de la Durée, p. ix.


38 4
Comme un bloc de cristal
Je me mêle à la nuit
(1,595).

H. Meschonnic reconnaît dans l'oeuvre d'Eluard "un manichéis-


me primitif" qui le mène à partager "le monde entre l'ombre et
la lumière" 113 . Cependant à bien examiner sa poésie on en vient
à corriger cette pensée et de parler non pas de la conception dua-
liste d'un univers partagé en deux mais de la construction d'un
univers transparent par une poésie en lutte contre l'ombre établie.
Eluard écrit dans Avenir de la poésie: "Il y a de grandes éten-
dues de nuit[...]. La poésie les dissout. Elle est l'art des
lumières" (1,527). Et il reprend la même pensée dans Premières
vues anciennes (1,540) comme dans Donner à voir (1,970).
J. - P. Juillard reconnaît aussi une ."opacité des c h o s e s . . .
114
irréductible à son regard" , en mettant de ce fait l'accent sur

la lutte de la lumière et de l'ombre plutôt que sur leur existen-

ce autonomeν.

C. G u e d j , dans le résumé dactylographié de sa thèse, examinant

"les rapports entre linguistique et pratique dans [...] l'oeuvre

de Paul Eluard" constate le prolongement de cette lutte dans le

jeu de l'écriture "sur la transparence du signe et sur son o p a c i -

té" e t note dans le texte êluardien "une constante oscillation e n -

tre la tentation d'opacifier le message [...] et la tentative de


115
jouer sur sa transparence"

Le point de vue imagiste de la présente étude exige qu'on

se réduise à la valorisation par le jeu de la lumière et de l'om-


11 fi
bre des images ëluardiennes

113. Pour la Poétique III, p. 133.


114. Op. oit., p. 97.
115. Pp. 2 et 4.
116. Cf. J. O n i m u s , "Les images de Paul Eluard", p . 146.
385
Chez. Eluard l'opacité du monde invite à sa pénétration. Les
images (ou non-images) qu'elle produit sont alors pour la lumiè-
re, une provocation et un piège:

L'obscurité tend ses images comme un piège


(1,835),
lisons-nous dans Cours naturel.
J. - P. Richard constate que la nuit devient le fond sur le-
quel luit le rêve qui se présente alors comme "un jour né de la
nuit et qui a besoin de la nuit pour être" 117 . Il tient encore
1 1 ft
que "c'est le noir qui arrête et qui sculpte la clarté"
Il faudrait répéter, de notre côté, que le mouvement de cet-
te clarté, intérieure, comme on l'a vu, à l'être ëluardien, est
conditionné par le regard pourvu que celui-ci naisse dans des
yeux innocents comme dans les vers suivants de Capitale de la
douleur:

Et c'est dans les yeux de l'enfant


Dans ses yeux sombres et profonds
Comme les nuits blanches
Que nait la lumière
(1,188).

Le regard acquiert alors ses propres "intonations" si bien


qu'on finit par reconnaître Eluard à son regard plutôt qu'à sa
119
voix . C'est aux "intonations" du regard ëluardien que Pier-
re Emmanuel se réfère en parlant de son "éclairage complexe[...]

117. Op. oit. , p. .135.


118. Ibid., p. 129.
119. Cf. M. Butor, op. ait., p. 393.
386
avec les irisations, les différences d'intensité, les brusques
120
passages du jour aux ténèbres, o u d e s ténèbres au jour"
Dans La Dialectique
,de la Durée, Bachelard appelle rythme
121
les "systèmes d'instants" . M. Mansuy note que, pour lui,"tou-
122
te image est bonne qui suggère un rythme alternatif" . Et Ther-
rien parle d'un"rythme binaire [.. ..J de jours et de nuits qui tis-
1 23
se toute la v i e de la nature"
Les images ëluardiennes sont régies p a r une vibration alter-
native. Leur rythme se présente comme un système de reflets, ana-
logue au "système d'instants" de Bachelard, comme un "élan" dou-
blant, comme on l'a vu, celui "des graines et des fleurs":

Rien ne vaut que la suite infinie des reflets


A partir de l'élan des graines et des fleurs
(11,365).

Bachelard dont "la dialectique e s t " , selon M. Mansuy,"à base


1 24
d'oscillations rythmiques" marque justement que "la vie morale
est une pratique d'univers" et que "l'être n'a de valeur que s'il
125
émerge du néant"

La répétition d u phénomène "opacité-transparence" constitue.

120. Op. oit., p. 145.


121. P. ix.
122. Op. cit., p. 116.
123. P. 3 0 0 .
124. Op. cit., p . 109. M . Mansuy note aussi: "La démarche e s -
sentielle du génie bachelardien consiste à dialectiser toutes les
apparences de continuité pour y faire apparaître le jeu des con-
traires. Du monde, le philosophe a une conception vibrëe o u miroi-
tante o u finement irisée" (p. 1 1 6 ) .
125. Za Terre et les Rêveries de la Volonté, p. 250.
387
ainsi qu'on vient de le constater, le rythme majeur de la poésie
ëluardiennë. Ce rythme, extrêmement sensible, n'est pas toujours
en équilibre. Il peut par exemple basculer du côté de l'opacité
comme dans ces vers de La vie immédiate:

Rires opaques dans des cadres d'agonie


(1,395)

ou bien dans ceux de L'amour la poésie:

L'opaque tremblement des ciseaux qui font peur


La nuit n'a jamais rien vu la nuit prend l'air
(1,259)

ou encore dans ceux des Yeux fertiles :

Or englouti étoile impure


Dans un lit jamais partagé
(1,508)
où l'opacité du qualificatif l'emporte sur la transparence L du
substantif.
Dans Défense de savoir, c'est par deux actes d1opacité("ter-
nit" , "use") que "les transparences" oniriques sont vaincues par
la nuit:
Nuit supposée imaginée
Qui ternit au réveil toutes les transparences
La nuit use la vie
(1,216-217).

A. Mingelgrün cite les vers suivants de Capitale de la dou-


leur:

Il y a des étoiles en relief sur l'eau froide


Plus noires que la nuit
(1,385)
388
1 9 fi

pour noter le tarissement des "sources habituelles de clarté"


Ce tarissement est dû, selon notre point de vue, à l'absence de
toute vibration alternative.
pans Le temps déborde, la pétrification du poète devant Nusch
morte résout l'antithèse du visible et de l'invisible au profit
du second:
Morte visible Nusch invisible et plus dure
Que la soif et la faim à mon corps épuisé
(11,112) .
Pourtant l'être éluardien ne s'accommode pas de cette victoi-
re de l'opacité sur la transparence:
On s'habitue à tout
Sauf à ces oiseaux de plomb
(1,801).,
lisons-nous dans COUPS naturel. Il abandonne alors "l'univers
1 27
figé" de 1'"asocial" qui fait place

A ces miroirs de plomb


A ces bains de cailloux
(1,427)
pour chercher des rapports avec les autres hommes. Alors l'alter-
nance "opacité-transparence" s'équilibre comme dans Le dur désir
de durer:

Nos silences nos paroles


La lumière qui s'en va
La lumière qui revient
L'aube et le soir nous font rire
(11,68-69).

126. Op. oit., p. 193.


127. V. J. Medford, "Le solitaire chez Eluard", The French
Review, vol. 54, η- 5 (avril 1981), p. 702.
389
Dans A l'intérieur de la vue nous avons le contraste rythmi-
que yeux/paupières:

Je vis dans la rivière atténuée et flamboyante


Sombre et limpide
Rivière d'yeux et de paupières
(11,156-157).

Dans Corps mémorable, l'alternance "opacitë-transparence"est


réalisée par deux bras qui s'ouvrent et qui se ferment sans cesse:

Deux bras qui s'ouvrent qui se ferment>


Faisant le jour, faisant la nuit...
(11,121).

La régularité du jeu de la lumière et de l'ombre forme une


sorte de dentelle dont 1'"arbre ajouté" est une image caractéristi-
que:

Comme foule pressée, entraînée, exaltée


Les vagues les étés dans cet arbre ajouré
(1,1082).

Dans ces vers pris dans Le livre ouvert II, l'arbre captive la
lumière dans son feuillage. L'ëtymologie de l'adjectif ajouré
confère à l'alternance équilibrée de l'opacité et de la transpa-
rence la perfection d'un rythme orienté vers la seconde. C'est
ce rythme valorisant par excellence qui anime la plupart des ima-
ges êluardiennes.

L'image suivante, prise dans Le lit la table, apparaît comme


une broderie percée et renvoie directement à "l'arbre ajouré":

Le jour entre deux arbres


Est le plus beau des arbres
(1,1195).
390
Dans Poésie ininterrompue II, l'orientation du rythme vers
la transparence est confirmée par la transformation du point,
connu comme point d'ombre, en point d'aurore. Ce sont les par-
ties percées qui font de l'étoffe une dentelle:

Et j'apprends à tisser une dentelle d'ailes

. Une dentelle au point d'aurore


Crible d'yeux clairs et de claires paroles
(11,672).

Dans l'image suivante du même recueil,l'opacité transpercée


"du Château des pauvres" y fait passer le bonheur:

Vois l'ombre transparente du Château des pauvres

Rions à travers elle


(11,701).

Au milieu des "dentelles" des "réseaux", des "grilles", des


"filets" êluardiens l'opacité et la transparence s'empiègent
l'une 1' autre. C' est l'opacité de la vigne qui captive
la lumière solaire dans "Tout dire":

Sur la vigne où le vin captive le soleil


(11,365).

Par contre dans Poésie ininterrompue, c'est la fidélité au


monde qui empiège le regret d'y être,comme le cristal un grain
de sable:

128. Cf. J. - P. Richard, op. cit., pp. 122-123.


391
ι
Kais ils vivront glorieux
Sable dans le cristal

Le regret d'être au monde


(11,31).

La transparence ëluardienne atteint souvent celle d'une flam-

me ou d'une étoile. Le rythme alternatif devient alors tremble-

ment comme dans le vers suivant de Mourir de ne pas mourir:

L'heure qui tremble au front du temps tout embrouillé


(1,150).

Ce "vibrato" visuel maintient le contraste "opacité-transparence"

en une tension poétique extrême qui nous fait penser â celle de


1 29
la colère d'Eluard, décrite par Vercors

L a virtualité d e la transparence est très puissante dans ces

alternances tremblantes q u i poussent progressivement la lumière

vers u n jaillissement convulsif.

Volets fermés les mains tremblantes d e clarté


Les mains comme des fontaines
(1,252) ,

lisons-nous dans L'amour la poésie.

Parfois le jeu d e 1'opacité et de la transparence double

129. Vercors assiste "pour la première fois" à la colère d'


Eluard: "Ce que je m e rappelle, c'est la splendeur fulgurante
de sa révolte. Il n'élevait pas le t o n . Les mots qu'il choisis-
sait- -ceux q u i venaient d'eux-mêmes à ses lèvres--n'avaient pas'
cette violence excessive, ce paroxysme libérateur en lesquels p r é -
fère s'assouvir la fureur ou la rage. J'admirais la voix frémis-
sante mais n o n p a s forcenée, les paroles implacables mais justes,
o u i , implacablement justes"("Abolir les m y s t è r e s " , Europe, [juil-
let-août 1 9 5 3 ] , p . 1 2 6 ) . Nous soulignons.
392
celui du secret et de la révélation. Dans les vers suivants du
Livre ouvert II, le corps du toi est une nappe-miroir gui cache
le corps du moi tout en lui révélant sa propre réalité:

Et sur mon corps ton corps étend


La nappe de son miroir clair
(1,1077).

La larme est chez Eluard un mot-image ambivalent d'une gran-


de vigueur poétique. Douée d'une transparence cristalline, elle
embue les images pour les filtrer aussitôt. Les vers suivants
de Comme deux gouttes d'eau et de Poèmes pour tous sont caractéristi-
ques:
Je n'ai pas d'ombre à t'opposer
Sous ton masque de larmes
Tu n'es que plus visible
(1,408).
Et: ' ·
Le plus haut sommet du courage
M'éblouit toujours jusqu'aux larmes
(11,649).
Dans les vers suivants des Sept poèmes d'amour en guerre:

Au nom de l'espoir enterré


Au nom des larmes dans le noir
(1,1186),
l'opacité semble avoir le dernier mot ("enterré", "noir"). Pour-
tant l'image donne sur la transparence puisqu' "être enterré" c'
est se cacher pour germer à nouveau et que les larmes sauvent en
même temps qu'elles condensent la transparence au coeur de l'opa-
cité.
Le renoncement de l'être à dresser sa lumière contre l'opa-
cité mène à son auto-destruction ainsi qu'au néant du monde. Le
393
rythme pour ainsi dire négatif ("ni vitre ni buée")de l'image
suivante du Phénix annonce son propre effacement dans une absen-
ce de visibilité totale:

Tout effacer qu'il n'y ait rien ni vitre ni buée


Ni rien devant ni rien derrière rien entier
(11,441).

On devient témoin de ce renoncement et de ce retour à l'opacité


dans Le lit la table:

Mais pour que le nuage se changeât en boue


Ils descendaient ils ne faisaient plus tête au ciel
Toute leur nuit leur mort leur belle ombre misère
Misère pour les autres
(1,1216).

Chez Eluard, le sourd et le sonore se visualisent dans leur

alternance rythmique comme dans L'amoureuse où le narrateur d é -

clare:

Ses rêves en pleine lumière


Font s'évaporer les soleils
Me font r i r e , pleurer e t rire
(1,140).

R. Jean tient que "le rire [...]


pour Eluard e s t d'abord u n
1 3o
mouvement sonore très vif et très clair"

A notre avis la clarté de ce rire en fait en même temps un

mouvement v i s u e l , une ouverture à la transparence. Dans Médieu-

ses, la ehair rit signifie "le corps s'épanouit":

Au premier mot limpide au premier rire de la chair


La route épaisse disparaît
(1,911).

130. Eluard, p. 74.


394
Et dans Poèmes pour tous:

Ils rient comme Beloyannis


(11,657)
signifie: ils ont conscience de leur droit à la lumière et à 1'
espoir.

L'opacité chez Eluard, se présente comme un état-limite que


l'être est invité à dépasser:

As-tu bien vu ton semblable

Il t'a montré le chemin


Vers la grille et vers la clé
Vers la porte à dépasser
(1,1256).
Dans ces vers pris dans Au rendez-vous allemand, l'acte de fermer
se fait suivre par celui d'ouvrir afin d'orienter le rythme vers
la transparence. Ce mouvement de l'image qui se ferme et qui s'
ouvre renvoie aussi à la "rondeur fleurie" d'Eluard, à sa roue-
rose qui devient alors l'unité la plus caractéristique du "rythme
orienté", le destin intérieur de sa poésie.
J. - P. Richard cite justement les vers suivants de L'amour
la poésie:

L'aube se passe autour du cou


Un collier de fenêtres
(1,232),
pour noter l'importance des "ouvertures de lumière" du "cercle
éluardien"131.
Il est naturel à l'imagination poétique de considérer la

131. Op. ait., pp. 122-123.


395
transparence comme le produit d'un processus de dëmatêrialisation
et l'opacité comme la consistance même de la matière. Effective-
ment dans Poésie et vérité, la transparence naît d'une opacité dé-
matërialisëe:

Nous jetons le fagot des ténèbres au feu


Nous brisons les serrures rouillées de l'injustice
(1,1101).

Cette dëmatêrialisation lui confère une légèreté extrême qui


la convertit en liberté. Nous lisons dans Les mains libres:

Liberté plus légère plus simple


Que le printemps sublime aux limpides pudeurs
(1,616).

Pourtant on devient souvent témoin d'un renversement de cet-


te règle. Dans Les armes de la douleur, la lumière se fait con-
sistante, elle prend du poids pour s'imposer à l'ombre:

Mais contre leur ombre


Tout se fera d'or
(1,1232).

L'alternance "opacité-transparence" se présente dans Le lit


la table comme une victoire des éléments "diaphanes" sur l'opa-
cité. Alors le soleil comme un immense feu d'artifice transforme
la nuit en jour:

Le soleil bleu qui fuit dans l'herbe


Le soleil blond qui creuse l'ombre
Le soleil vert la santé de la terre
Diaphanes l'eau l'air et le feu
Que tu ne peux garder pour toi

Le soleil rouge
Donne des fêtes dans la nuit
(1,1199).
396
La nuit éluarâienne n'est pas un univers ferme qui doit sa trans-
parence uniquement à sa ressemblance au jais, comme le veut Jac-
1 32
ques Borei . Elle est ouverte, comme on l'a déjà noté, par les
rêves,, qui l'animent et qui 1'éclairent.
La victoire des éléments diaphanes (eau, air) sur l'opacité
de la terre et du ciel se moralise dans Les armes de la douleur:

Des guerriers comme des ruisseaux,


Partout sur les champs desséchés
Ou battant d'ailes acharnées
Le ciel boueux pour effacer
La morale de fin du monde
Des oppresseurs
(1,1227).

Et dans Foésie ininterrompue II, l'opacité du tombeau des


maîtres est nécessaire à la survie des hommes dans un avenir trans-
parent:

On ne verra le ciel que sur notre tombeau


(II ,696).

Dans le cristal, l'ombre de la pierre qu'il a été est re-


poussée par la lumière après l'avoir captivée. Aussi la trans-
parence idéale dont il est la matière incontestable se prêsente-
t-elle souvent, chez Eluard, comme un repoussement,une négation
de l'opacité qui est, comme on l'a vu, première au monde extérieur.

Il n'y a pas une goutte de nuit dans tes yeux


(1,441),
dit le narrateur dans La rose publique. Dans le même recueil, le
couple se fait miroir réciproque dont l'action anéantit toute opa-

132. V. op. ait., pp. 95 et 99.


397

cité qui fait place à la transparence de la communion:

Nous sommes face à face


Et rien ne nous est invisible
(1,418).

Nous avons mentionné plus haut la qualité poétique des ima-


ges où l'oscillation entre l'opacité et la transparence est si
rapide qu'elle s'identifie au tremblement d'une flamme, à un "vi-
brato" visuel extrêment tendu. C'est au bout de ce tremblement
heureux, à ce point ou l'alternance touche les limites de la si-
multanéité que s'établit "l'ordre de la lumière" ëluardien.

La place d'habitude où je m'abêtissais


Le couloir sans réveil l'impasse et la fatigue
Se sont mis à- briller d'un feu battant des mains

L'éternité s'est dépliée


(11,424),
écrit Eluard dans Le -phénix. L'univers rêvé par le poète est en
réalité un univers en mouvement qui, oscillant de l'opacité à la
transparence, tend à se stabiliser dans la seconde., "Dominique"
reflète par excellence le rythme de cet univers dans les vers qui
suivent ceux que nous venons de citer:
0 toi mon agitée et ma calme pensée
Mon aveugle voyante et ma vue dépassée
Je n'ai plus eu que ta présence
Tu m'as couvert de ta confiance
(11,424).

La confiance est ici la transposition éthique de la transparence.


Réalité qui se présente comme un dépassement de l'opposition vie/
mort, elle est identifiable à une nouvelle vie qui tend à se dé-
398
passer à l'infini, à une sur-vie transparente et éternelle.

Toute caresse toute confiance se survivent


(1,230),
dit Eluard, dans L'amour la poésie.

Dans Poésie ininterrompue II, on assiste encore à une humanisa-


tion de la lutte de la transparence contre l'opacité qui s'exprime
par le désir du narrateur de passer du "temps impur"

Où certains faisaient leurs délices


D'oublier leurs frères et leurs fils
(11,689-690)
au "jour"
Ou chacun pourrait être juste à tout jamais
(11,692).
Cette humanisation croissante dans la poésie êluardienne est dou-
blée par l'évolution de celle-ci de la disparité élémentaire à 1'
unité cosmique.
J. - P. Richard voit chez Eluard "un océan de transparence"
1,33
dans lequel se noient parfois "les sources humaines de vision"
Nous pensons qu'au point de vue esthétique, la lumière versée gout-

te à goutte vaut mieux que cet "océan de transparence" où elle dé-


bouche. |

La lumière de l'avenir
Goutte à goutte elle comble l'homme
Jusqu'aux paupières transparentes
(1,1221),

écrit Eluard dans Le lit la table et, dans Poésie ininterrompue II:

Tu tends ton front comme une route


Où rien ne me fait trébucher

133. Op. cit., p. 128.


399

Le soleil y fond goutte à goutte


(11,699).

Dans les Images d'Eluard, le jeu, même imperceptible, du


visible et de l'invisible est plus poétique que la visibilité
nivelante à laquelle il tend. Le "printemps de lutte" plus beau
que "l'été" éternel (11,657) auquel il aspire.
Dans l'unité se référant au temps ëluardien, il a été ques-
tion de la transparence de celui-ci ainsi que de sa spatialisa-
tion. Si l'on admet que l'opacité du monde est une valeur spa-
tiale et que la transparence en tant qu'élan de l'être est une
valeur temporelle qui tend ä se spatialiser, alors "1'opacité-
transparence" s'avère une réalité spatio-temporelle renvoyant
directement à la Terre-Ciel qui a déjà été définie comme un
espace transcendant qui gagne et réinvente un temps mythique.
Dans les poèmes d'Eluard, le cristal en'tant qu'atome de
transparence (c'est-à-dire d'opacité repoussée) constitue la
matérialisation la plus élémentaire de sa Terre-Ciel. Bachelard
nous confirme en observant dans L'Air et lea Songea que "dans
le cristal, grâce à un lien invisible, les couleurs du ciel sont
maintenues sur la terre"1 34. Eluard a su maintenir, dans ses
cristaux, les rêves de la terre et de l'air y ayant pris nais-
sance "dans leur juste verticale [·..] uno aotu" . S'il lui
est arrivé de basculer du côté de 1'evaporation ou de celui de
la condensation, si le rêve OU. la pensée ont eu raison parfois 1'

134. P. 128.
135. Ibid.
400
un de l'autre dans sa poésie, on ne peut p a s ne pas admettre que
la partie majeure de celle-ci est la preuve incontestable qu '
1 3fi
avant tout il a su imaginer . Nous examinerons, pour terminer,
la production de la transparence par rapport aux fonctions in-
conscientes et conscientes du poète.
3. Une confluence progressiste d e s fonctions inconscientes et
conscientes

L'inconscient d'Eluard est un dépôt permanent de son capital


esthétique, formé de la transparence entassée des mythes originels
et des archétypes. Dans sa conscience se trouve par ailleurs le
compte courant des ses valeurs morales dont la transparence est
également la qualité dominante.
L'interdépendance (au degré oü on l'a déjà admise) de sa con-
science et de son inconscient entraîne donc une dialectique de
la transparence qui "oppose" et qui concilie "les certitudes du
compte en banque et les convictions du talisman" 1 37. Ainsi naît
"une nouvelle façon de penser" qui, selon J. Gaucheron, résoudrait
1 38
"les problêmes "insolubles* d e la poésie et de la morale"
Il s'agit de la production de la pensée-reflet par un poète-
miroir. "Eluard à voulu être un miroir qui penserait ce qu'il re-
flète", écrit Luc Decaunes dans son compte rendu sur Donner â voir
(1,1543). Et Claude Abastado déclare: "les phantasmes n'ont de
consistance que s'ils s'accompagnent [...] du sentiment de réa-

136. Cf. ibid.


137. V. G. Bachelard, La Terre et les Rêveries de la Volonté,
p. 297.
138. Op. ait., p. 104.
401
lite"139.
Nous pensons qu'il est nécessaire de survoler quelques com-
mentaires critiques sur les rapports des fonctions inconscientes
et des fonctions conscientes des poètes avant de donner la formu-
le générale de la transparence êluardienne.

Dans son livre sur André Breton et les données fondamenta-


les du surréalisme, M. Carrouges parle de l'intégration par la
conscience du "flux qui monte du subconscient", processus qui
donne naissance à l'écriture automatique 1 40. Georges Sëfëris
tient, dans Δοχυμές I, que la nourriture de la cite doit être
assimilée à l'homme pour que l'auteur puisse ignorer de son existen-
ce tout ce qui n'est pas inhérent à son moi intime 1 41. Nassos
Vaghenas note qu'il suffit au poète de vouloir exprimer son moi
1 42
total pour que le monde qui l'entoure se reflète dans sa poésie
Georges Mourelos appuie le point de vue de Balzac comme quoi 1'
auteur est obligé d'avoir, au fond de lui-même, une sorte de miroir
oü l'univers vienne se refléter, conformément à son imagination 143
Et G. Bachelard décrit de la manière suivante la synthèse créa-
trice de l'inconscient et de la conscience:"C'est la vie sourde
qui brûle; c'est la vie précise qui attaque; c'est la vie rêveuse
1 44
qui joue et qui pense" . Chez un poète-miroir tel qu'Eluard,
cette double activité de la vie rêveuse (ou imagination) aboutit

139. Op. oit., p. 87.


140. P. 105.
141. Cf. p . 54.
142. Cf. op. ait., p. 57.
143. Cf.. θέματα Αι,σθητ uxfis καυ Φιλοσοφίας της Τέχνης Ι,ρ.179.
144. Lautréamont, pp. 179-180.
402
à la transparence puisque jouer et penser signifie "produire des
pensées-reflets".

H. Meschonnic insiste sur l'adoption de la part d'Eluard d'


145
un "point de vue humain-terrestre" . Et M. Eigeldinger note
le cheminement de son image "vers la conquête d'une terre où
ι
tout finit par se dissoudre dans le pur rayonnement de la clarté"
Nous avons déjà vu que c'est l'intervention "promêthisante"
de la conscience du poète à son inconscient qui oriente son ima-
gination vers l'élément terrestre en le rendant transparent.
Dans Chanson complète, Eluard écrit pour confirmer l'interac-
tion ininterrompue de ses fonctions inconscientes et conscientes:

La lumière et la conscience m'accablent d'autant de •


!
mystères, de misères que la nuit et les rêves.(I,867)

Dans Le phénix, Dominique est un enfant^reflet, un bout de


transparence qui naît là où le ciel prend la couleur de la ter-
re après y avoir allumé ses feux:

Tendre passage du ciel vert


Dans le feuillage des étoiles
(11,436).

Dans Le Poète et son Ombre, la larme est la goutte de trans-


parence qui identifie le battement (scintillement) de l'étoile à
celui du coeur: "parce qu'une étoile qui bat te laisse croire à
·, „. ..147
une larme"
Enfin dans Poésie -ininterrompue II, nous lisons:

145- Pour la Poétique III, p. 120.


146. L'imagination créatrice, p. 177.
147. P. 162.
403

Il faut reprendre le langage en son milieu


Equilibrer l'êcho la question la réponse
Et que l'image transparente se reflète
En u n point confluent coeur du panorama
Coeur du sang et du sens et de la conscience
(11,-662).

Ces v e r s , extrêmement significatifs, nous permettent maintenant

de définir le processus de la naissance de la transparence chez

Eluard: La transparence éluardienne (aussi bien esthétique qu'


éthique) naît au confluent mobile d'un inoonsoient imaginant oni-
rique, réflecteur perpétuel de lumière, et d'une eonscience vision-
naire prométhéenne qui ne laisse pas de rectifier l'orientation
élémentaire de cet inconscient par un déplacement progressif (et
progressiste) de la lumière, du ciel à la terre.

Il nous semble nécessaire de justifier l'emploi de l'adjectif


progressiste dans la définition ci-dessus, en examinant les rap-
ports de la transparence et du progrès, chez Eluard.
Le don du feu que la conscience 148 fait à la terre marque
l'homme d'un nouveau destin et le libère de ses chaînes ancien-
nes. Son "geste" promêthëen, entraînant la mobilité continue du
point où elle se croise avec l'inconscient est donc un geste
créateur de progrès aussi bien artistique que social. Il est
caractéristique d'un grand artiste qui, selon la pensée de Së-
1 49
fêris, n'appartiendrait pas à son temps mais serait ce temps

et dont l'oeuvre serait l'avancement même du temps.

148. G. Bachelard considère la conscience comme "la clarté


métaphorique" (V. Fragments d'une Poétique du Feu, p. 128).
149. C f . Λοκνμέε I, p . 265.
404

Α. Mingelgrün tient que dans sa période post-surréaliste,


Eluard abandonne "le champ humain de la novation expressive"pour
1 50
cultiyer le "patriotisme et les bons sentiments" ce gui en-
traîne un "raidissement esthétique" 151 de sa poésie. Il tient
encore que l'oeuvre d'Eluard "se transforme en mensonge par rap-
1 52
port à la complexité du vécu" . Cette pensée, valable pour
un nombre de poèmes extrêmement restreint, est à notre avis super-
ficielle "et nous "nous demandons si un poëte-^nê comme Eluard ces-
serait jamais d'être poète et si la matérialisation poétique d'
une vision complexe telle que la Terre-Ciel serait facile et sim-
pliste. La phrase suivante de M. Raymond est une réponse satisfai-
sante à la critique de Mingelgrün: "Il est remarquable de voir
la poésie de Paul Eluard et de Pierre-Jean Jouve transcender le
fait historique, lorsqu'elle l'illumine en passant de cent coups
153
d'ailes" .
La transparence est le nouveau destin de l'homme. Si elle
est "la conquête d'un être jadis lourd et confus qui, par le mou-
veinent imaginaire, [...] est devenu léger clair et vibrant" , el-
le marque aussi bien la reddition d'un être jadis inconsistant qui,
par l'action de la conscience est devenu heureux, confiant et
aimant.

Dans la préface d'Eluard à La Sauterelle Arthritique de Gi-

150. Op. ait., p. 140.


151. Ibid., p. 139.
152. Ibid., p. 140.
153. Op. oit., p. 353.
154. V. G. B a c h e l a r d , L'Air et les Songes, p. 74.
405
sèle Prassinos, l'interaction harmonieuse et continue de l'in-
conscient et de la conscience mène à un double progrès puisque
la conscience s'enrichit et se renouvelle et que l'inconscient
se donne de plus en plus à la lumière:

L'écriture automatique ouvre sans cesse de nouvelles


portes sur l'inconscient et, au fur et à mesure qu'
elle se confronte avec la conscience, avec le monde,
elle en augmente le trésor. Elle pourrait aussi,
dans la même mesure,-renouveler cette conscience et ·.
ce monde si, délivrés des conditions atroces qui
leur sont imposées, ils pesaient moins lourdement
sur l'individu. (1,981)

Par contre l'absence de cette interaction est réaction.


Toute "harmonisation" avec l'opacité a-rythmique du monde exté-
rieur est significative d'une crise de l'art et met en danger
le sens du monde. "Il y a une crise de l'art... quand Jean
Genêt ou J. - P. Sartre harmonisent leur talent et leur pouvoir
créateur avec la dissonance fondamentale du milieu qui les en-
toure" (11,394) , écrit Eluard, dans ses Remarquée sur le question-
naire.
R. Jean' signale la différence entre les mots êluardiens et
les mots sartriens et exalte 1'action novatrice des premiers sur
155
les choses dont ils refusent "de prendre la densité"
Il s'agit des mots-images qui constituent le matériau ver-
bal d'Eluard, de ces mots transparents parce que vierges dont

155. Eluard, p. 85: "Les mots êluardiens sont en un sens le


contraire des mots sartriens: loin de prendre la densité des cho-
ses, ils laissent aux choses une constante invitation à s'alléger,
à se multiplier, à se recréer, ils sont une perpétuelle promesse
que la vocation du poète est de tenir".
406

nous avons montre la formation dans l'unité du premier chapitre


concernant le caractère imagiste de la poésie ëluardienne.
A. Kittang formule une thëse extrêmement pessimiste sur la
poésie engagée d'Eluard. Il tient que celle-ci manque de "valeurs
éthiques intrinsèques" et qu'elle "reflète... les ruines d'un es-
poir, l'ultime échec d'une aventure promêthëenne"
A notre avis il n'y aurait rien de plus mutilant que ce par-
157
tage mécanique de l'oeuvre ëluardienne . Considérée dans son
ensemble, celle-ci est avant tout une poésie engagée. Mais poéti-
que ou politique, surréaliste ou communiste, cet engagement de-
meure toujours un engagement intime de transparence.
Chez Eluard, il γ a un lien dialectique entre le surréalisme
et le communisme qui garantit le progrès de l'art autant que ce-
lui de la société. Cela veut dire que le surréalisme oommunise
puisque, dans son acception ëluardienne, il "travaille à démon-
trer que la pensée est commune à tous" (1,519) et que le aom-

156. Op. cit., p. 118.


157. J. Marcenac est implacable â l'égard de ce genre de cri-
tiques. Il écrit à propos de "La mort, l'amour, la vie": "Il est
la réponse définitive à ceux qui voudraient choisir, trier dans
Eluard et qui, déjà, avec leurs dents de chiens, essayent d'ar-
racher à cette oeuvre quelque morceau pour satisfaire à la fois
leur goût de la poésie et leur crainte des hommes en marche " (op.
oit., pp. 163-164).
158. . yoici la pensée complète d'Eluard, formulée dans L'
êvi-.dence poétique: "Le surréalisme travaille à démontrer que la
pensée est commune à tous; il travaille à réduire les différen-
ces qui existent entre les hommes et, pour cela, il refuse de
s«£vir/ .un, ordre absurde, basé sur l'inégalité, sur la duperie,
sur la lâcheté".
407
muni-sme euv-réalise, puisque, comme on l'a déjà vu, par l'action
révolutionnaire, il crée un monde toujours nouveau, au-delà de
la réalité négative.
Par le but de transparence qu'elle se fixe, la poésie ëluar-
dienne crée un monde dont on pourrait donner cette définition pro-
gressiste de Bachelard: "Le monde est aussi bien le miroir de
notre ere que la réaction de nos forces"
Dans ce monde en devenir, la poésie elle-même, ne cesse de
se détacher de ce qui est (et de ce qu'elle est) et de progresser.
Car, dit tluard, "la poésie n'imite rien, ni lignes ni surfaces
ni volumes, ni personnages ni paysages, ni situation ni révolu-
tion, ni sentiments ni monuments, ni flamme ni fumée, ni coeur ni
tête, ni terreur ni félicité, ni ennui ni beauté, rien. Elle in-
vente, elle crée. Elle détruit. Et perpétuellement elle s'in-
vente, elle se crée, elle se détruit. Elle réfléchit sans cesse
dans les miroirs du temps une nouvelle image d'elle-même, de la

façon la plus imprévue, la moins acceptable pour la plupart des


u 1,160
hommes
Dans ce d e r n i e r c h a p i t r e concernant l a valeur poétique de
l ' o e u v r e ê l u a r d i e n n e , nous avons essayé de montrer que, dans c e l -
l e - c i , la d i s p a r i t é chaotique se c o n v e r t i t en une u n i t é e s t h é t i -
que-ëthique de t r è s haute q u a l i t é grâce à un élan p e r p é t u e l , à
un rythme v i s u e l majeur qui r é g i t a u s s i bien l e s r a p p o r t s des
ê t r e s e n t r e eux que ceux des ê t r e s avec l e monde e x t é r i e u r . Sa
force cohesive a g i t dans deux s e n s : c e l u i de l a formation d ' un

159. L'Eau et les Rêves, p . 214.


160. Le Poète et son Ombre, p . 106.
408
réseau d ' ê t r e s - l i m i t e s gui (se) v o i e n t e t qui (se) donnent à v o i r
j u s q u ' à l a rondeur f l e u r i e ,

Jusqu'aux paupières t r a n s p a r e n t e s
(1,1221);

celui du tissage, en une sorte de dentelle de plus en plus fine,


de la lumière intérieure aux êtres et de l'opacité du monde ex-
térieur jusqu'à un repoussement extrême de celle-ci, qui en-
traîne la cristallisation du monde, matérialisant "la vision
culminante" de la Terre-Ciel.
En même temps nous avons conclu à ce que la transparence ap-
paraît comme le produit d'une interaction progressiste des fonc-
tions inconscientes et conscientes du poète lui-même, qui sauve
le sens du monde.
C O N C L U S I O N
411
-Cette étude sur l'oeuvre poétique d'Eluard a essayé de mon-
trer que celui-ei ne crée pas un monde renvoyant à soi mais qu'
il réalise une nouvelle vision du monde, identifiable à son ave-
nir même et constituant "l'invitation au voyage" que le poète doit
à ses lecteurs .
L'ouverture du monde êluardien faisant de celui-ci un monde-
limite nous a tentée de procéder à une lecture qui serait, elle
aussi, une "invitation au voyage" et qui se joindrait à l'oeuvre
comme à ses lectures précédentes pour ajouter à l'ensemble ainsi
2
formé son modeste éclairage qui n'est et ne se veut pas défini-
tif. Nous avons donc osé intervenir aux "grandes marges blanches"
(1,515) des poèmes d'Eluard puisque ceux-ci se poursuivent "en
3
nous", comme pour les prolonger . Notre peur de les avoir trahis
est atténuée par la déclaration de la part d'Yves Bonnefoy que
"le voeu du poète, c'est moins d'être compris, apprécié, placé à
quelque niveau que de relancer les esprits sur la voie où il pië-
4
tine, lui-même" .
Cependant la "rê-ëcriture" d'une oeuvre poétique par le biais

1. Dans L'Air et les Songes, Bachelard écrit en s'inspirant


de la célèbre formule baudelairienne: "Chaque poète nous doit son
'invitation au voyage'" (p. 10).
2. Cf. M. Butor, op.oit., p. 16.
3. V. J. Claude, "Notes sur la poésie de Paul Eluard'-', Cahiers
du Sud, n= 329(juin 1955), p. 110.
4. Op. oit,, p, 27.
412
5
d'une lecture imagiste renferme de grands risques et demande
avant tout que le lecteur se trouve dans "un état de grâce"-sem-
blable à. celui que nous avons signale chez les poètes appartenant
à l'ordre de l'image. C'est à cette condition que le vers sui-
vant de J. L. Borges prend sens:
g
Celui qui lit mes mots celui-là les forme .

Eluard approuve la phrase suivante de Molière en la citant


dans son Anthologie des écrits sur l'Art:
"C'est l'art même qui
7
doit nous apprendre à nous affranchir des règles de l'art" . Une
approche de la poésie s'inspirant de Bachelard affranchit en quel-
que sorte cette dernière des règles en question puisque plusieurs
critiques connues interfèrent en elle sans qu'elle γ prête un in-
térêt spécial. M.Mansuy note que le point de vue féministe fait
aussi partie du jeu et que "Simone de Beauvoir cite Bachelard à
8
diverses reprises dans Le deuxième sexe" .
Le fait que "la critique de Bachelard est essentiellement
une microcritique" s Occupant "d'images et non d'oeuvres consti-
9
tuées", selon le mot d' A. Clancier , ne l'empêche pas d'utiliser
10
"l'activité rythmanalytique de l'esprit" pour "reconcilier [la
poésie] avec l'austérité de la science" par une extrême sublima-

5. V. G. Bachelard, La Terre et les Rêveries de ta Volonté,


p. 95.
6. "H Ευτυχία", op.oit., p. 100. Nous traduisons du grec.
7. P. 422.
8. Op. cit., pp. 374-375.
9. Psychanalyse et critique littéraire, Toulouse, Privat,
1973, p. 137.
10.. Y, G. Bachelard, La Dialectique de la durée, p. 139.
413
tion 11 ni de déceler dans l'oeuvre littéraire trois "climats"
12
différents qui répondent aux exigences de la triade lecture -
perception - generalisation.
C'est ce que nous avons tâché de faire, en consacrant le
premier chapitre de notre étude au climat psychologique, le deu-
xiêneau climat ontologique et le troisième au climat esthétique
de la poésie ëluardienne.
Si l'on admet, avec Therrièn, que toute critique est "un en-
gagement significatif du côté du critique" 13 , la nôtre serait un
engagement de participation au règne des images éluardiennes et
à leur transparence par une lecture "en anima" qui témoignerait
de notre adhésion profonde â la cause du changement du monde et
de la vie des hommes, dont le droit de rêver est une condition
"s ine qua non".
Cette participation qui implique "l'état de grâce" dont il
a été question un peu plus haut est rendue facile par le caractè-
re immédiat de la poésie ëluardienne qui impose "impérieusement"
14
son intimité à notre conscience et qui, selon. Elytis, "atteint
directement notre coeur et nous frappe en pleine poitrine comme
une vague de vie autre, issue de la sommation de nos rêves" 1 5
Le fait d'avoir reconnu chez Eluard "l1antecedence de l'ima-
ginaire et de ses. modes archëtypaux, symboliques et rythmiques sur

11. y. M. Mansuy, op. cit., p. 31.


12. V. Therrièn, pp. 272-273.
13. P. 2.
14. V. Yves Bonnefoy, op. cit., p. 24.
15. Op.' cit., p. 453. Nous traduisons.
.414
.„16 nous a conduite sur la voie du
le sens propre et ses syntaxes"

"sur-rationalisme" bachelardien. Et cela non seulement parce que

celui-ci, au dire d'Eluard,peut "être mie en rapport avec le sur-

réalisme" mais surtout parce que "dans le règne de la pensée, 1*

imprudence est une méthode [et qu'] il faut aller le plus vite pos-

sible dans les régions de l'imprudence intellectuelle"(11,960).

Ce travail de patience, qui s'est proposé de "décortiquer"

doucement l'oeuvre poétique afin d'arriver à son noyau au lieu

de la violer comme le font, plus ou moins, toutes les méthodes

strictement rationnelles, a abouti à une thèse en quelque sorte

féministe (surtout au point de vue anthropologique) puisque la

Terre-Ciel est une sur-réalité aux traits dominants féminins,suf-

fisante et libre, qui nourrit et qui totalise le rêve humain d'

unité, d'égalité et de paix.

Il serait intéressant de voir par le biais dé la communica-

tion inter-subjective comment nous sommes passée "des images de

pleine lumière" au "clair-obscur de la vision intime ..17.

LA FENETRE DE JOE ET HARRY

MOI
conscient inconscient

conscient
L ' A.UTRE

inconscient

16. V. G. Durand, op. ait., p. 414.


17. V. G. Bachelard, La Flamme d'une Chandelle, p. 7.
415

One application approximative de "la fenêtre de Joe et Harry" àia

relation oeuvre - lecteur, entraînée par notre lecture "en anima"

de la poésie êluardienne, donnerait le résultat suivant:

APPLICATION DU MODÈLE A LA RELATION OEUVRE-LECTEUR

DEPART ARRIVEE

L' OEUVRE L'OEUVRE


conscient inconscient conscient inconscient
L'ord r e L'ordre La
conscient ^ ; « conscient de
LE
1'image La roue-rose LE 1'image roue-rose
LECTEUR >
LECTEUR Là
inconscient ^ Poète inconscient
Poète
Terre-Ciel
^

Cela signifie qu'au départ la relation oeuvre-lecteur se présente

comme suit:

a) La poésie êluardienne connaît son appartenance à l'ordre

de l'image. Le lecteur en a également conscience.

b) Le lecteur ne connaît pas sa faculté poétique secrète. La

poésie en est consciente parce qu'elle s'intéresse réellement au

lecteur.

c) L'univers ëluardien ne voit pas que la roue-rose est 1'

18. Il s'agit du modèle d'analyse de la relation inter-person-


nelle, proposée dans la thèse de Joe Luft et de Harry Igram, étu-
diants à l'Université de Chicago (cf. Σεμι,υάρι,α γι,« την αποτελε­
ί / e
σματ ι.Ηοτητα τιιε oyaôcis, 10= unité concernant "l'information inter-
personnelle", polycopié de l'Union des Femmes de Grèce).
416

unité de son rythme intime. Le lecteur en est conscient grâce à

ses observations objectives et à ses réactions subjectives.

d) La poésie êluardienne se présente au lecteur (autant

qu'a elle-même) comme une énigme et l'invite à trouver son mot,

c'est-à-dire son image-germe.

Voyons maintenant la manière dont tous les carreaux s'ou-

vrent totalement.

La conscience de la part du lecteur du fait que la poésie

êluardienne est e't se sait imagiste mène celui-ci à adopter une

lecture centrée sur les images grâce à laquelle une triple ré-

vélation se produit:

a) La poésie éveille dans le lecteur sa créativité cachée et

fait de lui un lecteur-poète.

b) Ce lecteur-poète met à niveau la roue-rose en tant qu' *

unité rythmique de l'univers êluardien qui-, de ce fait, dépasse

sa cécité,se cristallise, et cesse d'être imperméable au regard

du lecteur.

c) Le lecteur-poète pénètre et en même temps révèle à la

poésie êluardienne son image-germe qui est la Terre-Ciel et qui

en tant qu'image-archétype se transforme de valeur subjective en

valeur objective.

La Terre-Ciel serait-elle le mot exact, le mot unique de 1'

énigme êluardienne? A cette question parfaitement légitime nous

ne pouvons répondre avec certitude. Pourtant nous pensons que ce

qui a le plus d'importance c'est qu'elle est, au coeur de l'uni-

vers poétique, le non-lieu rêvé, c'est-à-dire l'utopie qui mérite

que l'on meure pour elle et par laquelle "la mort des hommes est
417

absoute" 19· Elle est "l'élément primitif" autant que "le dernier
aveu du drame ëluardien" 20 . Sa prë-réalitê et sa méta-rëalité
fusionnent en elle pour en faire cette sur-rêalité qui émancipe-
rait la poésie d'Eluard de toute causalité extérieure à elle(fût-
elle la vie de son créateur), pour la rendre à elle-même, tout
en assurant la perpétuité de son ouverture.
Dans la présente étude, la découverte et la floraison de la
Terre-Ciel est le produit d'un travail "en étoile", semblable à
celui que Bachelard reconnaît en la rêverie qui "revient à son
centre pour lancer de nouveaux rayons"21 . Par lé schéma suivant
nous essayons d'en donner la preuve et de résumer toutes les con-
clusions auxquelles nous en sommes venue après notre errance dans

Le labyrinthe des étoiles dépaysées


(1,421)
de l'univers ëluardien:

19. V. G. Durand, op. oit., p. 501.


20. V. G. Bachelard, Lautréamont, p. 125.
21. La Psychanalyse du Feu, p. 32.
419

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' 421
Ce mouvement gui essaie de "mimer l'acte créateur et [de] tracer
le dessin des cristallisations auxquelles il aboutit" 2 2 , con-
firme à notre avis le sujet de cette étude. Il met, en d'autres
termes, en évidence "l'image" en tant que "moyen de la création
chez Paul Eluard", en réduisant notre critique en l'acte même
de voir.
Celle-ci serait-elle alors une "critique totale" selon le
mot de Therrien 23
· ou bien serait-ce M. Blanchot et G. Mounin qui
auraient raison, le premier de reprocher "le grave parti pris de
la critique par l'image" 24 et le second de considérer l'image com-
25
me "un moyen parmi d'autres" ?
Quoi qu'il en soit, notre choix de voir (et de voir totale-
ment au moyen d'une image cosmique) la poésie ëluardienne afin d'
en perpétuer la vie, correspondrait à l'axiome déjà cité du Livre
ouvert I, comme quoi "Vue donne vie"(I,1026).

Il est possible que notre vue, qui sera nécessairement dé-


passée par d'autres vues, ne soit pas très bonne. Pourtant nous
défendons ses "erreurs" et nous en assumons la responsabilité. D'
ailleurs ces "erreurs" sont de celles qui, selon G. Durand, "ap-
paraissent comme la chose du monde la mieux partagée" et qui,
de ce fait même, ne doivent peut-être pas être négligées.

22. V. G. Picon, op. cit., p. 12. Picon note aussi que, chez
Eluard, "l'univers se met à vivre, à scintiller de toutes ses fa-
cettes" (ibid,, p. 9 3 ) .
23. P. 355.
24. Lautréamont et Sade, Paris, Ed. de Minuit, 1949, p. 55.
25. Camarade poète I, Paris, Galilée, 1979, p. 14.
26. Op. ait., p. 494.
422
Dans une de ses lettres, adressée à Papanoutsos en 1940 et
concernant l'art moderne, Elytis déclare son aspiration au jour
où le monde matériel sera réordonné. Il tient qu'alors les créa-
teurs pourront s'exprimer mieux et d'une manière plus spirituel-
le et qu'ils seront jugés avec de nouveaux critères qui seront,
eux aussi, meilleurs et plus spirituels. Elytis parle d'une
critique qui ne viendra pas "d'en haut" mais qui sera "une col-
laboration qui donnera des fruits aptes à désespérer l'inexisten-
ce et le vide, à désespérer la défaite et la mort" 27
Dans cette étude nous avons fait notre possible de répondre
& ce point de vue qui est celui d'un grand poète. Seulement, col-
laborer avec la poésie éluardienne, c'est en faire une lecture où
la part du rêve est considérable ce qui nous assure mal de notre
qualité d'enseignante. "Quel mauvais professeur de littérature
nous eussions fait", s'exclame Bachelard, "nous rêvons trop en
28
lisant" . Eluard, de son côté, écrit: "Les professeurs de poé-
sie étant conçus mais à naître, je me méfie des anthologies objec-
tives" (II, 147) . En nous demandant si cette phrase ne serait pas
valable de nos jours, nous nous limitons à signer ce que nous ap-
prouvons (cf. 1,994) et à revendiquer avec Eluard "un droit de
regard enfin sur le poème"(1,948).

27. Op. oit., p. 343. Nous traduisons.


28. La Flamme d'une Chandelle, p. 105.
B I B L I O G R A P H I E
425
Nous ne présentons ici que les livres et
articles cités ou spécifiquement consultés

OEUVRES DE PAUL ÉLUARD

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BACHELARD Gaston, "Germe et raison dans la poésie de Paul
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BOISSONOUSE Janine, "Choix de Lettres à· sa fille (1932-1949)" ,
Europe (nov.-dëc. 1962), pp. 21-33.
BOREL Jacques, "Un Eluard nocturne", Nouvelle Revue Française
(juillet 1967), pp. 92-104 et (août 1967), pp. 279-290.
BOULESTREAU Nicole, "L'amour la peinture la poésie", Les
Mots la Vie, numéro spécial. (1984).
BOURGUIGNON Claire, "Eluard et le feu", Cahiers du Sud, (fé-
vrier-mars 1964), pp. 89-99.
CARRARD Philippe, "Un Poème de Paul Eluard, Essai d'approche
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R É S U M É EN G R E C
43 9

Η μελέτη H Γη - Ουρανός του Paul Eluard: μια υπερ-πραγ-

ματικότητα εξετάζει την εικόνα ως μέσο της δημιουργίας στην

ποίηση του Paul Eluard. Στην αρχή της εισαγωγής μας, δηλώνουμε

την επιλογή ενός αντίδογματικού τρόπου κριτικής προσέγγισης της

λογοτεχνίας, ο οποίος προϋποθέτει την υποταγή του αναγνώστη, όχι

σε κάποια εξωτερική θεωρητική αρχή, αλλά στο ίδιο το εξεταζόμε­

νο έργο το οποίο και του υπαγορεύει μια "ανάγνωση" σύμφωνη με

την αντίδραση ("αντήχηση") του στην πρώτη επαφή του με αυτό. Η

ανάγνωση αυτή έχει χαρακτήρα πλουραλιστικό, κατατείνει στη χει­

ραφέτηση του λογοτεχνικού έργου από κάθε εξωγενή παράγοντα (και

από το δημιουργό του) και αναδεικνύει την αυθυπαρξία του. Ση­

μειώνουμε κατόπιν ότι η πλημμυρίδα των εικόνων στο έργο του Ε-

luard μας οδήγησε στην επιλογή ενός θέματος εικονοκεντρικού το

οποίο καθιστά αναγκαία την προσφυγή μας οτις μεθοδολογικές κα­

τευθύνσεις του Gaston Bachelard. Επισημαίνουμε συνεπώς ότι η

εικόνα έχει ιδιαίτερη οντολογική αξία και ότι δεν εξετάζεται ως

προϊόν της φαντασίας αλλά ως ποιητικός μοχλός μεγάλης δύναμης.

Στη συνέχεια παραθέτουμε τις κυριότερες αρνητικές κρίσεις

που έχουν διατυπωθεί εναντίον του Bachelard από τους S. Kélein-

Koss, Κ. Keuneman, J. Ricardou, R.E. Jones και που συνίστανται

στο ότι η κριτική του είναι, κατά την άποψη τους, υποκειμενική,

μερική και "ιμπρεσιονιστική", επειδή απομακρύνεται από το πεδίο

του έργου, αποσυνδέοντας την εικόνα από την προσωδία και αποσπώ­

ντας την από τα συμφραζόμενα και στο ότι αυτή αφορά περισσότερο

στη φαντασία παρά στη λογοτεχνία αυτή καθεαυτή, με αποτέλεσμα η

τελευταία να παρουσιάζεται ως "επιφαινόμενο".


440
Στις κρίσεις αυτές αντί.-παραθέτουμε το επιχείρημα ότι ο δια­
χωρισμός της φαντασίας από τη λογοτεχνία είναι μηχανιστικός και
αυθαίρετος και ότι η πρώτη είναι η πρωταρχική συνθήκη αν όχι η
ίδια η ουσία της δεύτερης. Προσφεύγουμε επίσης στους G. Poulet
και V. Therrien, οι οποίοι υποστηρίζουν την ικανότητα του Bache­
lard να διεισδύει στα έργα με μια "ανάγνωση", που ανταποκρίνεται
στο καθένα από αυτά και αποδεικνύει την ιδιαίτερη ταυτότητα του
καθώς και στσυΓιώργο Σεφέρη" ο οποίος, ενώ δυσπιστεί προς τους
θεωρητικούς της τέχνης,δεν απορρίπτει την αντίληψη ενός αναγνώ-
στη-ποιητή, θεωρώντας την κριτική πράξη "πρωτογενή" και "σπου­
δαία". Σημειώνουμε ακόμη ότι παρόμοια άποψη διατυπώνουν ο Μ.
Mansuy που συμφωνεί με τον Bachelard στο ότι, στην εποχή μας, η
επιστήμη δεν πρέπει να υποτάσσεται στα δεδομένα αλλά να τους επι­
βάλλει μια τάξη, αναπλάθοντας κατά κάποιον τρόπο την όψη του Σύ­
μπαντος" αλλά και ο Michel Butor που θεωρεί την κριτική ως την
άνθηση του ίδιου του λογοτεχνικού έργου το οποίο αναπτύσσεται στο
έδαφος της ανάγνωσης.

Στη συνέχεια εξηγούμε ότι η υιοθέτηση απέναντι σ'ένα ποιητι­


κό έργο της στάσης του Bachelard σημαίνει ακόμη ότι μελετούμε από
την άποψη μιας ψυχανάλυσης της αντικειμενικής γνώσης τις έννοιες
της συνολικότητας, του συστήματος, του στοιχείου, της εξέλιξης,
της ανάπτυξης, λαμβάνοντας υπόψη τις δύο μεγάλες πηγές των συμ­
βόλων, δηλαδή τις συνειδητές κατασκευές και την ασύνειδη οργά­
νωση.
Αφού επισημαίνουμε τον οραματικό χαρακτήρα τόσο της κριτι­
κής του Bachelard όσο και της ποίησης του Eluard καθώς και το
κοινό ενδιαφέρον τους για το γιουγκικό ασυνείδητο, δηλώνουμε την
πρόθεση μας να αναζητήσουμε το δρόμο που, κατά τη ρήση του G.
441
Poulet/ συμφιλιώνει το ριζικά υποκειμενικό μέρος του έργου με το
ριζικό, αντικειμενικό μέρος του αριστουργήματος, αποκλείοντας την
προσφυγή στη βιογραφία και με μόνο οδηγό τις λέξεις που "δεν ψεύ­
δονται" .
Στη συνέχεια εξηγούμε τη σημασία των όρων μέσο, υπεροχή, γο­
νιμότητα, υπερ-πραγματικότητα, Γη-Ουρανάς, που περιέχονται στον
τίτλο και τον υπότιτλο της μελέτης μας.
Τέλος, πριν αναφερθούμε στην οικονομία της τελευταίας, δι­
ευκρινίζουμε ότι η επιλογή του υλικού τεκμηρίωσης βασίζεται στο
κριτήριο του φαντασιακού σφρίγους της εικόνας-ντοκουμέντου καθώς
και της συγγένειας της γλώσσας της με τη γλώσσα της δημιουργίας.
Σημειώνουμε δε ότι χρησιμοποιούμε βοηθητικά το διακείμενο, για
να διευκρινίσουμε σε μερικές περιπτώσεις τις απόψεις μας και ότι
λαμβάνουμε υπόψη κάποιους ιδιαίτερα σημαντικούς σταθμούς της ποί­
ησης του Eluard.

Το πρώτο κεφάλαιο αναφέρεται στην εικονογραφία του Eluard


και περιλαμβάνει τρεις ενότητες. Στην πρώτη από αυτές προσπαθού­
με να τονίσουμε τον εικονοκρατικό χαρακτήρα της ποίησης του, εξε­
τάζοντας τις σχέσεις της εικόνας με τον υπερρεαλισμό του Eluard
(και συνακόλουθα με το όνειρο), με τη γλώσσα του, με το λεκτικό
υλικό του και τέλος με την "ποιητική τάξη" στην οποία ανήκει.
Υποστηρίζουμε στην αρχή ότι ο υπερρεαλισμός του Eluard συν­
δέεται με την ψυχαναλυτική θεωρία του Cfung, "η βαθιά συνείδηση
του ανθρώπου" την οποία ο πρώτος τείνει να φέρει στο φως με "το
συλλογικό ασυνείδητο" στο οποίο αναφέρεται η δεύτερη. Οι εικό­
νες στο έργο του Eluard έχουν λοιπόν ονειρική προέλευση, γι* αυτό
και είναι φορτισμένες με μια ισχυρή ψυχική ενέργεια αλλά και με
442
μια αμφισημία που προάγει την ποιητικότητα τους.
Στη συνέχεια στηριζόμαστε στη δήλωση του Eluard ότι "η γλώσ­
σα μπορεί να είναι σκοπός της ποίησης", για να κάνουμε τις παρα­
κάτω παρατηρήσεις:
Η γλώσσα επιδιώκεται σαν στόχος γιατί αποδεικνύει την αν­
θρώπινη ενότητα. Για να φθάσει ο ποιητής ως τη διανθρώπινη γλώσ­
σα, πρέπει να καταργηθεί κάθε εμπόδιο που υψώνεται ενάντια στην
απόλυτη ελευθερία του λόγου (ακόμα και οι διαφορές των εθνικών
γλωσσών). 0 αυθόρμητοε τρόπος που οι εικόνες του Eluard ξεπη­
δούν από το βάθος της ύπαρξης του και που, στο επίπεδο της γλώσ­
σας, μεταφράζεται σε ευκολία ελαχιστοποιεί τα εμπόδια και προαγ-
γέλλει τη νίκη της "φυσικής γλώσσας".
Κατόπιν αναζητούμε τις ιδιότητες στις οποίες αναλύεται η
ευκολία της γλώσσας του Eluard στα επίπεδα της έκφρασης, των αι­
σθήσεων, της φύσης και του Κόσμου. Διαπιστώνουμε λοιπόν ότι η
γλώσσα αυτή είναι απλή γιατί τη μιλούν οι άνθρωποι του δρόμου και
οι σοφοί, οι γυναίκες, τα παιδιά και οι τρελοί. Ε-ίναι οπτική για­
τί ταυτίζεται με την πρώτη θέαση των πραγμάτων. Είναι στοιχειακή
γιατί κατάγεται από τη φύση και πραγματοποιεί την ένωση του αν­
θρώπου με τον κόσμο. Τέλος, είναι πρωτόγονη, γιατί πρωτοδημιουρ-
γείται και δεν έχει καμιά σχέση με τη φθορά της γλώσσας που μας
είναι ήδη γνωστή.

Στη συνέχεια εξετάζουμε τον τρόπο με τον οποίο συγκεκριμενο­


ποιείται η γλώσσα του Eluard, δηλαδή μελετούμε το πέρασμα από την
εικόνα στη λέξη και καταλήγουμε στα παρακάτω συμπεράσματα:
Η μονάδα της γλώσσας στον Eluard είναι η λέξη-εικόνα (ή η
φράση-εικόνα) η οποία πραγματοποιεί τη σύνθεση της εικόνας που
εικονοποιεί και της λέξης. Η εικόνα προηγείται της γλώσσας. Τη
443
στιγμή που αναδύεται από το ασυνείδητο και "ψαρεύεται." από τη
γραφή (συχνά αυτόματη) προς την πλευρά της συνείδησης, γεννά λέ­
γεις άφθαρτες που έχουν κληρονομήσει ολόκληρη τη δημιουργική δύ­
ναμη της μητρικής τους εικόνας.
0 Eluard πραγματοποιεί μια ανάβαση-δημιουργία από "ένανκό-
σμο χωρίς εικόνες" προς μία νέα κατάκτηση της κορυφαίας εικόνας,
με μια κίνηση που απελευθερώνεται όλο και περισσότερο, ως την
πλήρη αυτοματοποίηση της. Η "μεγάλη έγνοια του να τα πει όλα"
προέρχεται από το ότι οι εικόνες του περισσεύουν πάντα σε σχέση
με τις λέγεις του.
Τέλος, εφαρμόζοντας στην ποίηση τη θεωρία των τριών τάξεων
του Pascal,' διακρίνουμε τρεις ποιητικές τάξεις: την τάξη του βι­
ώματος (σώμα), την τάξη της λέξης ή της νόησης (πνεύμα) και την
τάξη της εικόνας ή της ευαισθησίας (κάρδια). Στην πρώτη ανή­
κουν όσοι κάνουν ποίηση "με το σώμα τους" (οι ερωτευμένοι, οι
ήρωες, οι επαναστάτες, οι αρχηγοί). Στη δεύτερη ανήκουν όσοι κά­
νουν μια ποίηση που διανοείται (οι σπιριτουαλιστές, οι ιδεαλιστές).
Στην τρίτη ανήκουν εκείνοι που κάνουν μια ποίηση μαγική (οι λυ­
ρικοί, οι υπερρεαλιστές, οι οραματιστές). Οι τελευταίοι, μεταξύ
των οποίων και ο Eluard, βρίσκονται σε κατάσταση χάριτος. Για
να υποστηρίξουμε την άποψη μας συγκρίνουμε το περίφημο Μνημόνιο
που ο Pascal έγραψε σε κατάσταση μυστικής έκστασης με μια ενθου­
σιώδη κρίση του Bachelard για τον Eluard και εξηγούμε ότι η ποι­
ητική τάξη στην οποία ανήκει ο τελευταίος μας οδηγεί στην αναζή­
τηση, όχι πια της "κεντρικής ιδέας" αλλά της "κεντρικής εικόνας"
της ποίησης του.

Η δεύτερη ενότητα επιγράφεται "Εικόνες και στοιχεία". Σε


μια πρώτη υποενότητα τονίζουμε τις σχέσεις της σκέψης του Bache-
444
lard με την ψυχανάλυση και ειδικότερα με τα τέσσερα κοσμογονικά
στοιχεία, με τις υλικές και δυναμικές εικόνες και με το όνειρο,
για να καταλήξουμε στα παρακάτω συμπεράσματα:
Η σκέψη του Jung και του Bachelard συμπίπτουν σε ό,τι αφορά
την αντίληψη της φαντασίας. 0 Bachelard ενδιαφέρεται για τις
σχέσεις του φυσιολογικού ανθρώπου με την πολιτισμική παράδοση και
κατατάσσει τους ποιητές ανάλογα με την ύλη τους, λαμβάνοντας ταυ-·
τόχρονα υπόψη την ενδεχόμενη εξέλιξη τους. Έτσι τα τέσσερα στοι­
χεία και οι υπαρξιακές τους εμπειρίες γίνονται θέματα-κλειδιά των
ποιητικών έργων. Οι υλικές εικόνες συμπυκνώνουν τη συνολική μοί­
ρα του ανθρώπου και του κόσμου. Η φαντασία ενεργοποιεί τις υλι­
κές εικόνες και γίνεται η προϋπόθεση της δημιουργίας.
Στη συνέχεια καταγράφουμε τις ιδιότητες που προσδίδουν στις
εικόνες το φαντασιακό τους σφρίγος και που είναι η ακτινοβολία, η
εξαΰλωση, η ευκαμψία, η γονιμότητα, η ζωή, η αμφισημία, η κινητι­
κότητα, η αντιστρεψιμότητα, ο μαγικός λόγος.
Εκθέτουμε επίσης τις προϋποθέσεις που επιτρέπουν μια ανάγνω­
ση in anima της ποίησης και οι οποίες είναι: η απο-υποκειμενοποί-
ηση των εικόνων, η ανακάλυψη των αρχετύπων, η επικοινωνία των
ονειροπολήσεων, η τέχνη του να ονειρευόμαστε καλά (την ύλη που
βρίσκεται πίσω από τις μορφές), η τοποθέτηση μας στον άξονα έργο-
αναγνώστηε και η αναζήτηση της ομοιότητας των φαινομένων.
Σε μια δεύτερη υποενότητα, αφού διαπιστώνουμε την προσήλωση
του Eluard και τις συχνές αναφορές του στα τέσσερα στοιχεία, συ­
γκεντρώνουμε τις ισόμορφες εικόνες του σε στοιχειακούς αστερισμούς
και- τις κατατάσσουμε σε εικόνες της φωτιάς, του νερού, του αέρα
και της γης με σκοπό να τις "ψυχαναλύσουμε". Συγκροτούμε επίσης,
με τον ίδιο σκοπό, μια ιδιαίτερη κατηγορία πολυσήμαντων εικόνων
445
τχου αναφέρονται σε ό,τι ενδεικτικά ονομάζουμε ανάγλυφο αντικεί­
μενο.

Αρχίζουμε με την "ψυχανάλυση" των εικόνων της φωτιάς τονίζο­


ντας ότι το στοιχείο αυτά έχει μια ιδιαίτερη ανθρώπινη-κοινωνική
διάσταση. Αναλύουμε, στη συνέχεια, το ποίημα "Για να ζήσω εδώ",
για να παρατηρήσουμε ότι η επιλογή της φωτιάς οδηγεί τον εγκατα­
λελειμμένο από τους "αιθέρες" ποιητή στην πραγματοποίηση μιας
βαθιάς και ποιοτικής αλλαγής αλλά και ότι αυτός πρέπει να αναλώ­
σει τη ζωή του μαζί με ό,τι αγαπά μέσα στο έργο του. Βλέπουμε ω­
στόσο ότι ο ποιητής αντιδρά στο αίσθημα του "εύ ζην" ή του "ευ
θνήσκειν" μέσα σ'ένα μόνο στοιχείο και προσβλέπει σ'ένα σύνθετο
στοιχείο όπου ο θάνατος δε θα έχει θέση. Αναφερόμαστε σε τρεις
παραλλαγές του ολοκαυτώματος του Eluard, στον Σεφέρη ("Νιζίνσκυ"),
στον Prévert ("Το παράπονο του Vincent") και στον Baudelaire ("Έ­
νας ηρωί'κός θάνατος"), όπου κάθε τι το οριακό αυθυπερβαίνεται και
αναδημιουργούμενο, αναδημιουργεί.
Κατόπιν αναλύουμε τις εικόνες της έκστασης όπου ανακαλύπτου­
με το "σύμπλεγμα του Εμπεδοκλή", καθώς και τις εικόνες της φωτιάς
που ανανεώνει, φωτίζει και αλλάζει ριζικά τον κόσμο όπου ανακαλύ­
πτουμε το "σύμπλεγμα του Προμηθέα". Στις τελευταίες εντάσσουμε
τις εικόνες της φωτιάς που υψώνεται κάθετα από τη γη, της φωτιάς
χωρίς δημιουργό που δημιουργεί ιστορία, της φωτιάς "εν σπέρματι",
του οδυνηρού αλλά αντιστρέψιμου συμπλέγματος φλόγα-στάχτη.
Παρατηρούμε επίσης ότι η φωτιά που θερμαίνει εσωτερικά παρα­
πέμπει στο "σύμπλεγμα του Novalis". Αναπαράγαμενη, διαιωνίζεται
και διαιωνίζει.
Πριν περάσουμε στις εικόνες του νερού στεκόμαστε για λίγο σ'
εκείνες όπου η φωτιά και το νερό συντίθενται και παρατηρούμε ότι
446
τα δύο στοιχεία μπορεί να είναι συμπληρωματικά, να αξιοποιεί το
ένα το άλλο, να συμβιβάζονται με αποτέλεσμα να νοθεύουν τη ζωτι­
κή τους δύναμη, να εναλλάσσουν τις ιδιότητες τους ή να αποδεικνύ­
ονται ισοδύναμα.
Σε ό,τι αφορά τις εικόνες του νερού, πρώτη μας διαπίστωση
είναι ότι ο Eluard συμμετέχει "στην υδάτινη πραγματικότητα της
φύσης". Το νερό στην ποίηση του γίνεται θάλασσα, ποτάμι, λίμνη.
Τρέχει ή λιμνάζει, είναι βαθύ ή εκτεταμένο, γίνεται αίμα, μάτι,
καθρέφτης, γάλα, ονειρεύεται μέσα στις εικόνες της γυναίκας.
Παρατηρούμε ότι το υδάτινο τοπίο και η γυναίκα ανταλλάσσουν
συχνά τις ιδιότητες τους. Η γυναίκα αιχμαλωτίζει τα άλλα στοι­
χεία. Σε πλήθος εικόνων συμπαντικής ρευστότητας, ανακαλύπτουμε
το "σύμπλεγμα της Οφηλίας" ενώ το γίγνεσθαι του νερού εξαρτάται
από τις κινήσεις της γυναίκας. Αυτή μεταμορφώνεται σαν πρωτεΐ'κή
θάλασσα. Τα στοιχεία που την αποτελούν αποκτούν την ευκαμψία των
υποβρύχιων όντων, ενώ ενεργοποιείται από το "σύμπλεγμα του Κύ­
κνου". Από γυναίκα-θάλασσα και γυναίκα-μητέρα, γίνεται αντικεί­
μενο ερωτικής επιθυμίας. Άλλοτε πάλι η γυναίκα-θάλασσα υλοποιεί
τη διαλεκτική του έρωτα και του θανάτου. Αυΐό γίνεται στις εικό­
νες του πλοίου που αναχωρεί όπου ανακαλύπτουμε το "σύμπλεγμα του
Χάροντα".
Αναλύουμε επίσης τις εικόνες όπου η θάλασσα δεν έχει ορίζο­
ντα, τις εικόνες του "κλειστού νερού", τις εικόνες της πηγής, η
οποία είναι το αρχέτυπο της αιτίας και όπου κρύβεται συχνά το"σύμ­
πλεγμα του Ναρκίσσου". Παρατηρούμε ακόμη ότι το αίμα, στον Eluard
παραπέμπει στην ομοιότητα των ανθρώπινων υπάρξεων. Τα μάτι,α ταυ­
τίζονται με ό,τι βλέπουν. Οι καθρέφτες συγκεκριμενοποιούν το ναρ­
κισσισμό του Σύμπαντος, παγιδεύουν την αλήθεια, αντιστρέφουν τα
447
τοπία, τα καθιστούν παλλόμενα και ονειρικά. Το γάλα δίνει στις
εικόνες την απαλότητα της γυναικείας αγκαλιάς. Οι σταγόνες γί­
νονται συμπυκνωμένη ομορφιά και διαλέγονται με τις πλημμύρες και
τους ωκεανούς.

Τέλος υποστηρίζουμε ότι η ρευστότητα που χαρακτηρίζει τη


φράση-ποταμό του Eluard μας επιτρέπει να συνδέσουμε το ύφος του
με το στοιχείο του νερού.
Ωστόσο δεχόμαστε την άποψη του Bachelard ότι η φαντασία του
Eluard ανήκει βασικά στον αέρα., Πριν λοιπόν ασχοληθούμε με τις
εικόνες αυτού του στοιχείου, παρατηρούμε ότι η εναλλαγή ήχου και
παύσεων στη σελίδα του Eluard την καθιστά ένα είδος μουσικής παρ­
τιτούρας όπου η ίδια η πραγματικότητα γίνεται αέρας.
Σημειώνουμε κατόπιν ότι ο Eluard θεωρεί τη φύση της λογοτε­
χνίας αέρινη, κάθετη σε ό,τι αφορά το θέατρο, οριζόντια σε ό,τι
αφορά την ποίηση. Στη συνέχεια, ο "διανυσματικός" χαρακτήραςτης
ψυχολογίας του αέρα μας οδηγεί στο να διακρίνουμε τις εικόνες
του σε εικόνες Μάθετε s και σε εικόνες οριζόντιες.
Στην πρώτη κατηγορία ανήκουν οι εικόνες της ανάληψης και
της πτώσης και γενικά οι εικόνες της καθετοποίησης όπως εκείνες
ποϋ παραπέμπουν στην Κλίμακα του Ιακώβ ή στο εφαλτήρι,ο που απο­
γειώνει τα όντα και αισθητοποιεί την έφεση τους προς την πρόοδο
και την ευτυχία. Τονίζουμε επίσης ότι, στον Eluard, οι εικόνες
της "πορείας κόντρα στον άνεμο" είναι εικόνες δράσης και αγώνα
ενώ εκείνες της οριζοντίωσης είναι εικόνες εξαφάνισης της ορμής
και θανάτου·
Στη δεύτερη κατηγορία ανήκουν οι εικόνες της "οριζόντιας
πτήσης" ή της "δυναμικής ανάπαυσης". Αυτές διευρύνουν και ενερ­
γοποιούν το διάστημα μετατρέποντας το σε αιωνιότητα ή σε αστρική
448
παγίδα. Οριζόντιες είναι ακόμη οι εικόνες των αέρινων καθρεφτών
που υλοποιούν το διανοητικό ναρκισσισμό. Τέλος παρατηρούμε ότι
ο ουρανός του Eluard, όταν τον αγγίξει n ποιητική φλόγα, βίναι
πηγή διαρκούς εξιδανίκευσης.
Προχωρούμε με την "ψυχανάλυση" των εικόνων της γης η οποία,
κατά τον Lamarck, είναι το "υλικότερο" στοιχείο και κάνουμε τις
παρακάτω διαπιστώσει ς :
Στον Eluard, οι γήινες εικόνες παραπέμπουν συχνά στο αρχέ­
τυπο της μητέρας: Στις περιπτώσεις αυτές έχουμε να κάνουμε πε­
ρισσότερο με τη γήινη σφαίρα παρά με το.γήινο στοιχείο. Μερικές
φορές οι εικόνες αυτές κατέχονται από το "σύμπλεγμα του Ιωνά".
Τότε η γη γίνεται κοιλιά; σπίτι, στέγη, σπηλιά, άδειο ή γεμάτο
όστρακο, δωμάτιο ή ακόμη εγκιβωτισμός, άγκυροβόλημα, κατάχωση,
κρύψιμο. Κ απουσία της γης σημαίνει μοναξιά και νοσταλγία. Ό - *
ταν αυτή η απουσία μεταφράζεται σε όντα που δεν έχουν ρίζες, η
μητρική αγκαλιά μετατρέπεται σε εφιάλτη.
Η άχρωμη,"γαιώδης" γη γίνεται ερμητική και πρρίΓαλεί τρόμο.
Γίνεται ακόμη το στοίχε ίο-καταλύτης που συντρίβει τη συμφωνία του
κόσμου και τον μετατρέπει σε νεκροταφείο. Στον Eluard, γήινο
είναι ό,τι βαραίνει, κατακάθεται, θολώνει, πέφτει ή λιμνάζει. Η
"γαιώδης" γη αποκτά σαγόνια, παραπέμπει στον "ουροβόρο όφι" ή
μετατρέπεται σε σφραγισμένο τάφο που περικλείει τήν παγερή μο­
ναξιά.
Η γη στον Eluard είναι ακόμη ο οριακός φλοιός που συμπυκνώ­
νει τις διαδικασίες της ενδοστρέφειας και της εξωστρέφειας. Οι
υπόγειες εικόνες γίνονται εικόνες θησαυρού όταν αφήνουν τον ανα­
γνώστη να φαντασθεί κάποιο άνοιγμα. Τότε οι ρίζες και οι σκελε­
τοί μετατρέπονται σε πετράδια και κρύσταλλα. Κάθε θετική ανθρώ-
449
πινη δράση γίνεται, κάνω στη γη. Ωστόσο το "μέσα" είναι προϋπό­
θεση του "πάνω".
Στις γήινες εικόνες που μεταφράζουν τη θέληση του ανθρώπου
να ανορθωθεί ή να ανοίξει δρόμο, ανακαλύπτουμε τα "συμπλέγματα
του Άτλαντα και του Δαιδάλου". Υπάρχουν ακόμα εικόνες της γης
όπου τα χέρια του ποιητή πλάθουν τη γυναίκα, δίνοντας της το σχή­
μα τους, σφυρηλατούν το χρυσάφι, ενώνουν το ωραίο με το χρήσιμο.
Κλείνουμε την υποενότητα των γήινων εικόνων με την παρατή­
ρηση ότι η θέληση του ποιητή να δημιουργήσει μια "γη συντονισμέ­
νη" υποτείνει ολόκληρο το έργο του.
Συμπληρώνουμε την "ψυχανάλυση" των εικόνων του Eluard με
τις εικόνες των "ανάγλυφων αντικειμένων" τα οποία παραπέμπουν στα
"προνομιούχα αντικείμενα" του Paul Valéry και στα αντικείμενα που
τα ονόματα τους διατηρούν τις αρχικές τους "αρετές οικειότητας και
βάθους "του Bachelard.
Σταματούμε λοιπόν στις πολυσήμαντες και διαρκώς διαφοροποι­
ούμενες ως προς το στοιχείο τους εικόνες των "αντικειμένων" που
ξεχωρίζουν, όπως είναι οι καθρέφτες, οι καρποί, τα άνθη, τα δέν­
τρα, τα ψάρια, τα καράβια, οι κολυμβητές, τα φυσικά και τα ανθρώ­
πινα άστρα, το μέλι, η γυναίκα.
Ενδεικτικά αναφερόμαστε στους καθρέφτες και παρατηρούμε ότι
όταν το γήινο στοιχείο προστίθεται στην αρχικά υδάτινη φύση τους,
αποκτούν νέες ιδιότητες. Γίνονται σκληροί και ενεργητικοί. Υλο­
ποιούν την αλήθεια, καταγγέλλουν τα ελαττώματα, αφυπνίζουν τις
συνειδήσεις, καταστρέφουν τις παραμορφώσεις, λύνουν το διχασμό
των όντων που κοιτάζονται μέσα τους, αποδεικνύουν τη νοσηρότητα
του ναρκισσισμού. Γενικά οι καθρέφτες οδηγούν σε οριακές κατα­
στάσεις. Υλοποιούν την επιθυμία του απεριόριστου η οποία, προ-
450

οδευτικά, παραχωρεί τη θέση της στην αμοιβαιότητα.


Τα λουλούδια πάλι μπορούν να ανήκουν σε όλα τα στοιχεία. Α­
έρινα, μοιάζουν φτιαγμένα από φως και παραπέμπουν στην κίνηση
των φτερών του ανεμόμυλου. Υδάτινα, υλοποιούν την ερωτική ορμή
και γίνονται αισθησιακά όσο η γη προστίθεται στο νερό τους. Πύ­
ρινα, παραπέμπουν σε πράξεις επαναστατικές, απελευθερωτικές και
εγγυώνται την αναγέννηση.
Σε ό,τι αφορά τα άστρα παρατηρούμε ότι, υλοποιώντας το ά­
νοιγμα, γίνονται όχι μόνο αντικείμενα αλλά και μέσα ονειροπόλη­
σης. Ό,τι ανοίγει, ανάβει, τρεμοσβήνει ή αντηχεί είναι άστρο
στην ποίηση του Eluard. Έτσι τα κρύσταλλα, οι πάγοι, τα κοχύλια,
τα γυναικεία πρόσωπα, τα μάτια, τα χέρια είναι άστρα.

Κλείνουμε την ανάλυση των ανάγλυφων αντικειμένων με μια ανα­


φορά στη γυναίκα η οποία επικεντρώνει την ισοδυναμία των φυσικών
και των ανθρώπινων άστρων, και χαρακτηρίζεται ως "η βασίλισσα των
στοιχείων". Πράγματι διαπιστώνουμε ότι η γυναίκα μπορεί να "φυ­
τρώνει" από την καρδιά των στοιχείων σαν το στάχυ, σαν την Αφρο­
δίτη ή σαν το. Φοίνικα. Μπορεί ακόμα να είναι η ίδια η καρδιά
των στοιχείων και να ταυτίζεται με την αέναη επιστροφή του μπου-
μπουκιού, της σάρκας, του γάλακτος και της σκιάς. Τέλος μπορεί
να εμφανίζεται σαν μια οριακή εικόνα του κάθε στοιχείου και να
γίνεται γυναίκα-άστρο, γυναίκα-καθρέφτης, γυναίκα-πουλί, γυναίκα-
κομμένος καρπός, υλοποιώντας αντίστοιχα την ονειροπόληση, την
αμοιβαιότητα, την ελεύθερη κίνηση, την οικειότητα και την ισότητα
των φύλων και των ανθρώπων.

Στην τρίτη ενότητα του πρώτου κεφαλαίου μελετούμε τις εικό­


νες του χρόνου. Παραθέτουμε στην αρχή τις απόψεις των G. Poulet,
Α. Mingelgrün, D. Bergez, Α. Kittang, G. Bachelard για το χρόνο
451
του Eluard, ou οποίες διαφέρουν μεταξύ τους, βρίσκονται όμως ό­
λες "υπό το κράτος" της εικόνας, πριν αναφερθούμε στον ίδιο τον
Eluard που μιλά για ένα "βυθισμένο" κόσμο αισθήσεων και εικόνων,
χάρις στον οποίο μπορεί να μεταφέρει κατά βούλησιν τον τόπο και
τη στιγμή.
Στη συνέχεια προσπαθούμε να συνθέσουμε τη δική μας αντίληψη
για το χρόνο του Eluard, αναδεικνύοντας τα οπτικά χαρακτηριστικά
του και αναλύοντας τις εικόνες που τον εκφράζουν. Διακρίνουμε
λοιπόν δύο χρόνους στην ποίηση του, έναν εσωτερικό, ψυχολογικό
και έναν εξωτερικό, ιστορικό, τους οποίους μελετούμε ξεχωριστά
πριν αναζητήσουμε την κοινή τους αναφορά.

Σε ό,τι αφορά τον εσωτερικό χρόνο, κάνουμε τις παρακάτω δια­


πιστώσεις: 0 χρόνος αυτός παρουσιάζεται καθολι,κός και κλειστός.
Είναι η περιφέρεια ενός κύκλου που περιχαράσσει το χώρο και που
μέσα του εγκαθίσταται το εγώ. Πρόκειται για την εικόνα ενός χρό­
νου που καλεί την επικίνδυνη για την εύθραυστη ισορροπία του κί­
νηση, προκαλώντας ταυτόχρονα το θάνατο. 0 χρόνος αυτός είναι υπο­
κειμενικός και ανάλογος προς τις αισθήσεις του ποιητή, άναρχος ως
προς τον ίδιο του τον εαυτό, άχρονος ως προς την εξωτερική διάρ­
κεια. Η αχρονικότητά του ανατρέπεται συχνά και μεταβάλλεται σε
διαχρονικότητα. Η συν-χρονικότητα και η πανταχού παρουσία συγχέ­
ονται, μεταφράζοντας την καθολικότητα του χρόνου σε διαφάνεια.

Υπάρχει αλληλεξάρτηση ανάμεσα στο χρόνο και τον έρωτα. Έτσι,


ο ευτυχισμένος χρόνος κινητοποιείται από τον έρωτα. Ο έρωτας στα­
ματά την ηλικία και γίνεται μέσο διαιώνισης. Η διαιώνιση αυτή
οφείλεται στο ότι η ερωτική στιγμή συμπυκνώνει το χρόνο και α­
ποκτά "ατομική" δύναμη.
Η ισορροπία του εσωτερικού χρόνου απειλείται συχνά από επι-
452
βραδύνσεις που οφείλονται, σε εξωτερικές συνθήκες όπως είναι., για
παράδειγμα, η αιχμαλωσία.
Ο θάνατος, ως διάσταση ανάμεσα στο ον και το χρόνο, προκα­
λεί μια χωροχρονική ανισορροπία. Η κίνηση του χρόνου σταματά.
Η εξαφάνιση του κέντρου καταργεί και την περιφέρεια του κύκλου.
Πριν από το θάνατο, ο χρόνος κινείται με ταχύτητα ιλιγγιώδη. Με­
τά το θάνατο του αγαπημένου όντος, η εξαφάνιση της χρονικής ισορ­
ροπίας μεταδίδεται στο απορφανισμένο εγώ, προκαλώντας τον ίλιγγο
και την πτώση του. Το σταμάτημα της κυκλικής κίνησης του χρόνου
τον κάνει να πλημμυρίζει τη ζωή του ποιητή, να χάνει τη διαφάνεια
του και να καταργεί το χώρο, αντί να τον εσωτερικεύει. Η στιγ­
μή του θανάτου απαθανατίζει τη μοναξιά, ενώ, για να αποκτήσουν
πάλι σχήμα η μάζα και η διάρκεια, χρειάζεται το εγώ να ξαναδώσει
στο χρόνο την κίνηση του.

Σε ό,τι αφορά τώρα τον ιστορικό χρόνο οι παρατηρήσεις μας


είναι οι εξής:
Ο χρόνος αυτός βρίσκεται έξω από το προηγούμενο κυκλικό σύ­
στημα. Είναι ακέραιο s και ανοιχτός. Το παρελθόν, το παρόν και
το μέλλον αποτελούν ξεχωριστές πραγματικότητες που·''όμως εξαρτώ­
νται η μία από την άλλη και έχουν άνιση αξία. Το παρόν έχει με­
γάλη σημασία για τον ιστορικό χρόνο γιατί γίνεται το αίσθημα μιας
υπέρβασης και μιας προετοιμασίας, ο τόπος όπου συνυφαίνονται η
λησμονιά και το όνειρο. 0 χρόνος αυτός εκτυλίσσεται οριζοντίως,
αυθυπερβαινόμενος.
Στο ποίημα "Αθηνά" το παρόν, ως ιστορική συγκυρία, επιδρά
στη συμπεριφορά του ελληνικού λαού ο οποίος αναδεικνύεται"μικρός
ή μεγάλος στα μέτρα του καιρού [του]". Ο εξωτερικός χρόνος υφί­
σταται μια συλλογική εσωτερίκευση. Επιτυγχάνεται δηλαδή μια σύν-
453

θέση του ψυχολογικού και. του ιστορικού χρόνου. .


Διαπιστώνουμε γενικά ότι το εγώ ή το εμεί ε επεμβαίνουν στην
ποίηση του Eluard με τρόπο ενοποιητικό για να συνδέσουν τους δύο
χρόνους. Αυτή η σύνδεση είναι μια διαδικασία οπτική και πραγμα­
τοποιείται όχι προς την κατεύθυνση της αναδρομής αλλά προς την
κατεύθυνση της προβολής. Το παρών στο οποίο αναφερθήκαμε είναι
συνεπώς ένα παρόν με σαφή προσανατολισμό. Η προβολική του δύ­
ναμη προσδίδει στο χρόνο μια έφεση που συντηρείται χάρις σε μια
σειρά "εκρήξεων.". Το εμείς χρησιμοποιεί το δεδομένο παρόν για
να εφεύρει το χρόνο και να υφάνει τη διάρκεια του. 0 "ενδεδειγ­
μένος" (και υποδειγματικός) θάνατος βρίσκεται συχνά στο τέρμα
της χωροχρονικής περιπέτειας του παρόντος.

0 ποιητής δεν οπισθοδρομεί ποτέ στο παρελθόν του. Το παρόν


είναι εκείνο που ενεργοποιεί τις συσσωρευμένες δυνάμεις του πα­
ρελθόντος, προβαλλόμενο στο μέλλον. Έτσ^ δικαιολογείται η πίστη
του παρελθόντος στον ποιητή και όχι το αντίθετο.
Στον Eluard, ο πραγματικός χρόνος εκβάλλει στ-ό φανταστικό
χρόνο σαν ένα ποτάμι που εκβάλλει στην ολότητα και τη διαφάνεια
της προβαλλόμενης πηγής του. Από ανοιχτός που ήταν, επανακτά
τον κλειστό χαρακτήρα του. Η εικόνα του κύκλου επανεμφανίζεται.
Η γραμμή συμπυκνώνεται στο σημείο. Γενικά, η ποίηση του Eluard
επικεντρώνεται περισσότερο στη "θέληση" για ένα "κοινωνικό μέλ­
λον" παρά στην "ιστορική μόρφωση". Από την άποψη αυτή, η "συμ­
μετοχή" υπερισχύει της "αιτιότητας".
Κλείνουμε την ενότητα που αναφέρεται στο χρόνο επισημαίνο­
ντας ότι ο "προς κατάκτησιν" χρόνος είναι μια αρχή διαιώνισης,
γιατί παραπέμπει στην αρχετυπική εικόνα του χαμένου παραδείσου
όπου ο ανθρώπινος χρόνος εκτελεί μια ανατροπή καθώς η γη—"τόπος
454.
υπέροχος"--κερδίζει και επανεφευρίσκει τον ουρανό—"χρόνο μυθικό".

S T O δεύτερο κεφάλαιο, προχωρούμε με δύο κινήσεις: η πρώτη ξε­


κινά από τα μέρη (το πλήθος των ποιητικών εικόνων) και προσεγγί­
ζει το όλον (τη μία εικόνα που ο Bachelard ονομάζει "εικόνα-σπέρ-
μα")" η δεύτερη ξεκινά από το όλον και επιστρέφει στα μέρη, προ­
σπαθώντας να αναδείξει τον τρόπο που η εικόνα-σπέρμα εξακτινώνε-
ται και υλοποιείται μέσα στο ποιητικό έργο, διαμορφώνοντας τη θε­
ματική του αλλά και τις σχέσεις που αναπτύσσονται στα πλαίσια αυ­
τής της θεματικής.

Στην πρώτη μεγάλη ενότητα του κεφαλαίου την οποία επιγράφου­


με "Αρχαιολογία μιας φαντασίας: η Γη-Ουρανός", "ανασκάπτουμε" το
Σύμπαν του Eluard, όπως αυτό έχει αναλυθεί στα πρωταρχικά του στοι
χεία. Αυτή η ανάγνωση-ανασκαφή συνδέει τον αναγνώστη με τον ποι­
ητή, το "μεταλλωρύχο" με τον "αστρολόγο".
Σε μια πρώτη υποενότητα υποστηρίζουμε ότι η εικόνα-σπέρμα(ή
εικόνα-αρχή) που αναζητούμε δεν μπορεί παρά να είναι εικόνα "κο­
σμική", δεν μπορεί δηλαδή παρά να αναζητηθεί προς την κατεύθυνση
εκείνου του υπερ-στοιχείου (καθότι αδιαίρετο σύμπλεγμα δύο στοι­
χείων) στο οποίο έχει ήδη επισημανθεί ότι προσβλέπει το ποιητικό
εγώ για να ξεπεράσει την ανθρώπινη και την κοινωνική μοίρα του.
Η πρώτη ερώτηση που θέτουμε είναι πώς ο αέρας, ως βασικό
στοιχείο της ποιητικής ιδιοσυγκρασίας του Eluard, επιδρά στη φα­
ντασία του, κάθε φορά που γίνεται ορατή κάποια αλλαγή στον προ­
σανατολισμό της ποίησης του και αν υπάρχει, σε όλες τις περιπτώ­
σεις, μια "υποκείμενη συνέχεια" όπου το αρχικό στοιχείο έχει πά­
ντα να πει κάποιο λόγο. Διαπιστώνουμε λοιπόν τα παρακάτω:
Κάθε νέα "αντικειμενικότητα" οφείλεται σε αλλαγή των υποκει­
μενικών στοιχείων των οποίων ο ποιητής "μέχρι νεωτέρας διαταγής"
455
δεν είναι "κυρίαρχος" αλλά "δούλος". Η νεώτερη αυτή διαταγή δί­
δεται, συνήθως ύστερα από παρέμβαση της συνείδησης στο υποσυνεί -
δητό του το οποίο όμως δε νομοθετείται από αυτήν (κατά τον Bache­
lard και τον Lacan) αλλά αντίθετα αποτελεί τη βασική της δομή,
καθορίζοντας και την ποιητική δημιουργία που ταυτίζεται με την
"εικονοποίηση" ενός κόσμου για τον οποίο ο ποιητής αισθάνεται υ­
πεύθυνος.
Η φωτιά που το εγώ συνειδητά ανάβει πάνω στη γη, πραγματο­
ποιώντας την επιλογή του να πάψει να "σκέπτεται εκτός των τειχών",
υψώνεται ως τον ουρανό (αέρα) ο οποίος γίνεται παρανάλωμα της, α­
πογυμνώνεται από το νόημα του και συντρίβεται στη γη, χάνοντας έ­
τσι το λόγο της αυθυπαρξίας και της υπεροχής του. Η "πτώση" του
ουρανού επισύρει και την "κάθοδο" της φαντασίας του ποιητή προς
το γήινο στοιχείο όπου ονειρεύεται η θέληση.
Στη συνέχεια διαπιστώνουμε ότι, ιδιαίτερα μετά το 1939, ένας
αστερισμός σύνθετων εικόνων, μέσα στις οποίες·ονειρεύεται η ελ­
πίδα, καταλαμβάνει ολοένα και περισσότερο ποιητικό χώρο και αντα­
γωνίζεται τις απλές εικόνες τις οποίες κατά κανόνα σημαδεύει ο
θάνατος. Παρατηρούμε επίσης ότι, από πολύ νωρίς ο Eluard ανακα­
λύπτει μέσα του τη γη και την ερωτεύεται. Όμως πρόκειται για μια
γη όχι "γαιώδη" αλλά ζωντανή και διαρκή, για μια γη αυτόφωτη και
απελευθερωμένη από την κυριαρχία του ουρανού του οποίου όμως έ­
χει ενσωματώσει πολλές ιδιότητες και που, από βασίλειο των νε­
κρών, γίνεται το βάθρο της οριστικής βασιλείας του ανθρώπου.
Ύστερα από την παράθεση και την ανάλυση πλήθους εικόνων που
στηρίζουν τα παραπάνω συμπεραίνουμε ότι κάθε ποιοτική αλλαγή στη
£ωή πάνω σ'αυτή τη γη ξεπηδά από την ευτυχή σύνθεση των αντιθέ-
ίων που ταυτίζει το χαμένο παράδεισο με τη Γη της Επαγγελίας, το
456
αρχέτυπο Γη-Ουρανός με το τελικό προΐ'όν μιας προόδου που δικαιώ­
νει το ίδιο το γίγνεσθαι. Καθώς ο Eluard, προσανατολίζεται προς
τη "φιλοσοφία του ναι", η Γη-Ουρανός ανατέλλει στο ποιητικό του
Σύμπαν σαν ένας καινούργιος ήλιος και γίνεται η αρχή της ανασύν­
θεσης και της εξέλιξης του.
Σε μια δεύτερη υποενότητα υποστηρίζουμε ότι η Γη-Ουρανός εν-
νοιοποιείται, υπερβαίνοντας τη δεδομένη αντίθεση ει,κόνα/évvoua,
από τη στιγμή που—έμμονο πια όραμα— καθορίζει το περιεχόμενο
της σκέψης του Eluard και μεταφέρεται σε πολλές ποιητικές εικό­
νες. Επιμένουμε στη δύναμη αλλαγής της φωτιάς, διαπιστώνοντας
ότι, όταν αυτή καίει τον ουρανό, τον μετατρέπει σε γήινη αξία
ενώ η γη εξιδανικεύεται από την "πτώση" του που συμπαρασύρει τον
ποιητή-Ίκαρο. Η ονειρική "πτώση προς τα πάνω" του Bachelard με­
τατρέπεται σε "άνοδο προς τα κάτω" και ο ποιητής περνά από το περ­
πάτημα στα σύννεφα στην πτήση πάνω στη γ·η. Η γη υφίσταται μια
μετάγγιση χρόνου καθώς ο ουρανός την πλησιάζει και της προσδίδει
την υπεροχή του. Γίνεται έτσι ο μοχλός που ενεργοποιεί το χωρο­
χρόνο του Eluard.

Στη συνέχεια, επιχειρούμε τη δική μας ερμηνεία του πασίγνω­


στου στίχου "Η γη είναι γαλάζια σαν πορτοκάλι", έχοντας παραθέ­
σει όλες τις προηγούμενες εκδοχές. Κατά την άποψη μας, που εί­
ναι φαινομενολογική, ο στίχος αυτός είναι η σημαντικότερη ίσως
προβολή της Γης-Ουρανού και συνδυάζει την εικόνα της κίνησης (το
γαλάζιο αποδίδει το δυναμισμό του ουρανού) και την εικόνα του
σχήματος (πορτοκάλι). Έχουμε να κάνουμε με ένα διπλό όραμα: 0
πορώδης φλοιός του πορτοκαλιού παραπέμπει, στην αρχή, σε μια γη-
σφουγγάρι που εμποτίζεται από τον ουρανό. Απορροφώντας το χρώμα
του, εσωτερικεύει την κίνηση, τη διαύγεια και την αιωνιότητα του.
457
Όμως εσωτερίκευση σημαίνει ταυτόχρονα, και δυνατότητα αναπαραγωγής.
Έτσι το γαλάζιο του ουρανού και όλα όσα συνεπάγεται, αντανακλώνται,
ως το άπειρο δίνοντας, σε δεύτερη φάση, υπόσταση στο όραμα μιας
γης-καθρέφτη.

Μετά την επισήμανση ότι, για τον Bachelard, χρωματίζω σημαί­


νει "μετατρέπω", καταλήγουμε — κ α ι με τη βοήθεια ενός διακειμένου
του Apollinaire— στο ότι η φράση η γ η είναι γαλάζια σημαίνει α­
κόμα "η γη είναι ανοιχτή". Τέλος, αναλύοντας ολόκληρη την ποιη­
τική ενότητα στην οποία ανήκει ο στίχος που μας απασχολεί, δια­
πιστώνουμε την υλοποίηση της Γης-Ουρανόύ στην εικόνα της αγαπη­
μένης γυναίκας, στην οποία μεταδίδει τη γονιμότητα και τη χειρα­
φέτηση της, μπολιάζοντας την ποίηση του Eluard με έναν ιδιότυπο
φεμινισμό τον οποίο και επιχειρούμε να προσδιορίσουμε.

Στην προσπάθεια μας' αυτή μας βοηθούν τα τέσσερα ποιήματα της


συλλογής Λήδα όπου παρακολουθούμε την προοδευτική ταύτιση της μυ­
θικής ηρωίδας με τη Γη-Ουρανό. Η πορεία της Λήδας (Γη), κατά
την οποία αυτή μεταμορφώνεται από δοχείο σπέρματος πουλιού (Ου­
ρανός) σε ένα ον με "φτερούγες όλο φωτιά", ταυτίζεται με την πο­
ρεία της φαντασίας του ποιητή και ερμηνεύει ψυχαναλυτικά την υιο­
θέτηση εκ μέρους του, αντί του πατρικού επιθέτου (Grindel), του
επιθέτου της μητέρας της μητέρας του (Eluard). Κατά έναν τρόπο
μαγικό (που παραπέμπει στην "αντικειμενική σύμπτωση"), ακουστικά
το πρώτο σημαίνει "σπέρμα φτερού" (grain d'aile), ενώ το δεύτερο
προσδιορίζει τον Paul που "έχοντας φτερά, καίει" (Paul, aile eue,
ard) .
ι

Στη δεύτερη ενότητα μελετούμε τη γονιμότητα της(εικόνας-σπέρ-


ματος. Από την κρυφή της εστία ανεβαίνουμε ξανά στην επιφάνεια της
ποίησης του Eluard (το κείμενο), εξετάζοντας πώς η Γη-Ουρανός εμ-
458
φανίζεται εκεί. Αυτή η ανάδυση που ακολουθεί στο εξής την παρα­
γωγή των εικόνων του Eluard φιλοδοξεί να γίνει ο ανορθωτικός ά­
ξονας του Σύμπαντος του.
Στην αρχή αναφερόμαστε στη σκέψη του Jung ότι το αρχέτυπο εί­
ναι μια εικόνα χωρίς υλική υπόσταση, κάτι σαν "κληρονομική δυνα­
τότητα" που αναζητεί τη μετάφραση της σε εικόνες και διαπιστώ­
νουμε ότι το ίδιο συμβαίνει με τη Γη-Ουρανό η οποία, ως ταυτό­
τητα του εγώ, εκδηλώνεται σαν ένα είδος πολλαπλασιασμού του ί­
διου του ποιητή. Διαπιστώνουμε επίσης ότι και κάθε πράγμα που
υπερβαίνει την ίδια του τη μοίρα αφού πρώτα την αναδεχθεί συγκε­
κριμενοποιεί ποιητικά τη Γη-Ουρανό.

Στη συνέχεια αναφερόμαστε στην επισήμανση του Γιάννη Ρίτσου


ότι το θέμα έπαψε να απωθεί τον Eluard μόλις οι εικόνες του έχα­
σαν τη ρευστότητα τους, για να στηρίξουμε την απόφαση μας να εξε­
τάσουμε τις εικόνες της Γης-Ουρανού στα πλαίσια μιας θεματικής με­
λέτης η οποία, με αφετηρία το ζευγάρι του Eluard, αναφέρεται στον
τριπλό δεσμό του θανάτου, του έρωτα και της ζωής καθώς και στο
δεσμό του πολέμου και της Επανάστασης που ενυπάρχει στον πρώτο.

Στην υποενότητα που αφορά στον έρωτα και το ζευγάρι, δείχνου­


με ότι η Γη-Ουρανός είναι ένας τόπος ιδανικός όπου ανθρώπινη μο­
νάδα είναι το εμείς του ζευγαριού και όπου η μοναξιά αποκλείεται
ακόμη και όταν η αγαπημένη ύπαρξη απουσιάζει. Με βάση το ζευγά-
ρι-μονάδα και για χάρη του, ο ποιητής δημιουργεί το Σύμπαν και
καταλύει "την ερημία του πλήθους". Κύρια χαρακτηριστικά του ζευ­
γαριού του Eluard είναι η μέθεξη, η αμοιβαιότητα των βλεμμάτων
και των αγγιγμάτων και η ερωτική έκσταση. Η Γη-Ουρανός γεννά σώ­
ματα καθρέφτες που γίνονται το ένα η'συνείδηση του άλλου και εκ-
459
τείνουν στο άπειρο την εικόνα του ζευγαριού που αποτελούν.
Βλέπουμε στη συνέχεια ότι το εγώ σπάζει τα δεσμά του με τη
γυναίκα-νάρκισσο και υφαίνει σχέσεις "εύκολες" με τη γήινη και
χειραφετημένη γυναίκα. Τότε η εικόνα του ζευγαριού αποκρυσταλλώ­
νεται στο Φοίνικα, το πουλί-στάχτη. Μέσα στην ελευθερία της σάρ­
κας, ο χρόνος ολοποιείται και η ύπαρξη διευρύνεται υπερβαίνοντας
ακόμα και το θάνατο. Παρατηρούμε επίσης ότι το ζευγάρι-φοίνικας
κληρονομεί τις αρετές της Γης-Ουρανού, δηλαδή αποκτά συμπαντικά
χαρακτηριστικά. Η οικειότητα του γίνεται δυναμική και διαότημο-
ποιεί τον ερωτικό χρόνο. Τα μυστικά αποκαλύπτονται. Το τυφλό εσύ
ξεπερνά το σκοτάδι του, "βλέπει" και "δίνει [στους άλλους] ναδουν"
το μέλλον του κόσμου. Η ζωή εξιδανικεύεται. 0 έρωτας γίνεται
πράξη πίστης.

Παρατηρούμε επίσης ότι η ενότητα του ζευγαριού παρουσιάζεται


σαν μια διπλή ακεραιότητα, επειδή δίκαιη μοιρασιά και αυτοπροσφο-
ρά ταυτίζονται. Το εσύ και το εγώ αποτελούν από κοινού μια νέα
ύπαρξη που γίνεται τόπος πολλαπλών διασταυρώσεων. Έτσι η μέθεξη
δε σημαίνει μονοτονία αλλά ζωντανή ποικιλία. Το εγώ και το εσύ
εναλλάσσονται διαρκώς στους ρόλους του ουρανού και της γης. 0 έ­
ρωτας γίνεται η δημιουργική φωτιά που πραγματώνει το όραμα της
Γης-Ουρανού. Έτσι ο ποιητής-δημιουργός δίνει τη θέση του στο ζευ-
γάρι-δημιουργό. Διαπιστώνουμε τέλος ότι το ζευγάρι είναι ανοιχτό
Η
στους ανθρώπους. . μέθεξη αναπαράγεται στο επίπεδο της αν­
θρωπότητας, καταργώντας τη μοναξιά και τον κοινωνικό ανταγωνισμό.
Στην υποενότητα που αφορά στη σχέση του έρωτα με τη ζωή ση­
μειώνουμε τρεις κινήσεις:
Την έφεση προς την ενότητα της αληθινής ζωής όπου η τελευ­
ταία αντλεί την αξία της από τον έρωτα.
460
Το κέρασμα από τη γη-κόλαση στη Γη-Ουρανό οπού φαίνεται η
ανάγκη να ξαναμπεί στη θέση του ο αναποδογυρισμένος κόσμος,χάρις
σε μια πράξη επαναστατική που είναι πράξη ερωτική καί όπου το
εμείς του ζευγαριού συγχέεται με το εμείς των ενωμένων ανθρώπων.
Την κίνηση που διευρύνε ι t τον έρωτα, όπως η ενσάρκωση της
Γης-Ουρανού στο κοινό σώμα της ανθρωπότητας που ταυτίζει τον ή­
λιο της πρώτης με την καρδιά της δεύτερης' ή όπως η ένωση των
χεριών που αφήνει τον ερωτικό χώρο να κατακλύσει ολόκληρο το χρό­
νο" ή όπως το γέλιο που πλαταίνει τη γη.

Στην υποενότητα που αφορά στη σχέση του έρωτα με το θάνατο,


διακρίνουμε δύο κατηγορίες εικόνων: εκείνες όπου ο θάνατος της
αγαπημένης ύπαρξης επισύρει τον έρωτα του θανάτου και εκείνες ό­
που ο έρωτας κατανικά το θάνατο. Στις πρώτες η γη χάνει την ου­
ράνια διάσταση της και ξαναγίνεται "γαιώδης" ενώ οι δεύτερες αντι­
στέκονται στο συλλογικό θάνατο—πόλεμο .ή κατοχή—με όπλο τον
έρωτα, πριν καταφάλουν το τίμημα ενός θανάτου υποδειγματικού που
παρουσιάζεται ως η άλλη όψη του έρωτα. /
Στην τελευταία υποενότητα που αφορά στη σχέση του θανάτου με
τη ζωή και πιο συγκεκριμένα στη μετάβαση από τον πόλεμο στην Ε­
πανάσταση, επισημαίνουμε ότι το όραμα της Γης-Ουρανού κάνει τον
Eluard να αρνείται ότι ο θάνατος είναι η μοίρα του ανθρώπου και
να προσβλέπει σε μια ζωή αδιάκοπη αλλά και ότι η αληθινή αυτή ζωή
βρίσκεται στο τέρμα μιας μεγάλης πορείας όπου θάνατος και ζωή ε­
ναλλάσσονται. Στη συνέχεια επιμένουμε στα σημεία που αφορούν στη
στράτευση της ποίησης του. Παραθέτουμε ενδεικτικά μερικά από αυ­
τά: Τα ταξίδια του στην Ελλάδα το 1946 και το 1949 εξηγούνται με
την πίστη του στη "θεωρία της συμμετοχής", όπως τη διατύπωνε ι στην
Ποιητι.κη προφάνεια. Η τάξη του "επιβεβλημένου" θανάτου προσανα-
461
τολίζει το υποσυνείδητο του προς τα στοιχεία που θα αποκαταστή­
σουν την τάξη μιας ζωής που δε θα είναι, δυνατόν να ανατραπεί ξανά.
Η "στράτευση" της ποίησης του στην υπόθεση της Επανάστασης γίνεται
συνεπώς περισσότερο μια εσωτερική αναγκαιότητα, μια στάση ολοφά­
νερα προσωπική παρά το αποτέλεσμα ενός ορθολογικού υλισμού. Ο ι­
στορικός λίγο ως πολύ χαρακτήρας των ποιημάτων του δε σημαίνει την
υποχώρηση του μυθικού οράματος της Γης-Ουρανού, όπως αποδεικνύεται
από την ανάλυση πολλών εικόνων που ανήκουν στα πολιτικά του ποιή­
ματα όπου η μαγεία του λόγου συνυπάρχει με την επαναστατική συλ­
λογιστική. Η έκκληση στη ζωή συνεπάγεται την έκκληση στο θάνατο.
Ο θάνατος που επιλέγουμε καταλύει το θάνατο που μας επιβάλλεται.

Σημειώνουμε επίσης ότι η εικόνα της Γης-Ουρανού παρουσιάζε­


ται όπου η λέξη δικαιοσύνη παίζοντας το ρόλο του ουρανού, συνδέε­
ται με τη λέξη γη ή τα ισοδύναμα της.
Προσθέτουμε ακόμη ότι η μετατροπή του ουρανού σε ύλη εκφράζε­
ται με τον εξανθρωπισμό του συμπαντικού και του θείου. Η Γη-Ου-
ρανός μετατρέπεται σε ένα είδος ανθρώπινης"θεότητας"που γίνεται
αντικείμενο λατρείας, δίνει άφεση αμαρτιών και προκαλεί την ομο­
λογία πίστης του ποιητή.
Τέλος, διαπιστώνουμε ότι.η κατάργηση κάθε ιεραρχίας στο Σύ­
μπαν και ο εξανθρωπισμός του θείου επισύρουν την "προμηθεοποίηση"
των εικόνων του Eluard, την αναγκαιότητα δηλαδή να ανάψει στη γη
η φωτιά του ουρανού. Αυτό αποδεικνύεται από ένα πλήθος εικόνων
όπου ανακαλύπτουμε "σοδειές του ήλιου", "πλακόστρωτα", "καρδιές"
και "εργοστάσια" που ακτινοβολούν, "δέντρα που φωτίζονται από
κάτω", "μια μεγάλη χώρα" που φωτίζει σαν γήινος καθρέφτης έναν
κόσμο όπου η ζωή μένει χωρίς αντίπαλο, σώζοντας τους ανθρώπους
από τη φθορά.
462
Μετά τη διαπίστωση ότι ο ουρανός εξιδανικεύει, αποδίδει στον
εαυτό της και απελευθερώνει τη γη που τον απορροφά, στην τελευ­
ταία ενότητα του δευτέρου κεφαλαίου μελετούμε τις σημαντικές,
κατά την άποψη μας, εικόνες της αυτάρχει-ας και της ελευθερίας
που πολλαπλασιάζουν το όραμα της Γης-Ουρανού.

Αναφερόμαστε καταρχήν στη γενική τάση του ψυχισμού να


συνδυάζει την αλλαγή και την ασφάλεια που, κατά τον Bachelard,
εκδηλώνεται και στη λογοτεχνική γλώσσα, για να δεχτούμε ότι,
καθώς η έννοια εκφράζει την ασφάλεια και η εικόνα την αλλαγή,
η Γη-Ουρανός του Eluard ως ëLXÓνα-έννοta ανταποκρίνεται σ'αυτή
τη διπλή ανάγκη. Διαρκώς ανανεούμενη στις μεταφορές που γεννά,
είναι ο τόπος όπου διασταυρώνονται οι εικόνες του ουρανού και
της γης και σηματοδοτεί ταυτόχρονα μια ρήξη με τα δύο αυτά φατ
νταστικά δεδομένα. Μετά τη διασταύρωση, η γη είναι ελεύθερη
και αυτάρκης ενώ ο ουρανός παύει να είναι το επαρκές αντικείμε­
νο του υποκειμένου που ονειρεύεται.

Επιμένουμε στη'συνέχεια στη σχέση του κομμουνισμού με την


κατάργηση κάθε ιεραρχίας στο Σύμπαν του Eluard, πράγμα το οποίο
υποτάσσει την ιστορική ύλη στην ύλη και τη διαλεκτική στις αι­
σθήσεις. Ο .κόσμος πρέπει να γεννιέται από τον εαυτό του για
να ανήκει στον εαυτό του. Έτσι, πολλές εικόνες ενός υποτιμημέ­
νου και απομυθοποιημένου ουρανού εντάσσονται στις εικόνες της
ελευθερίας. Στις εικόνες αυτές γίνεται λόγος πότε για τα "κου­
ρέλια των αιθέρων", πότε για τα "ερείπια" του ουρανού, πότε για
το "πυροφόρο δέντρο". Η ελευθερία της γης εξαρτάται από την
ανάλωση του ουρανού που την καθιστά αυτάρκη.

Στη συνέχεια παρατηρούμε ότι η απόλυτη στρογγυλότητα της


γης γίνεται η εικόνα της αυτάρκειας της και ότι πρόκειται για
463
μια γη-Σύμπαν η οποία έχει ενσωματώσει όλα τα στοιχεία. Παρατη­
ρούμε ακόμα ότι, στον Eluard, αποστολή της γης είναι ακριβώς η
ολοκλήρωση του σύμπαντος. Η δυναμική σύνθεση της στρογγυλότητας
και της ολοκλήρωσης επιτρέπει να μιλήσουμε για μια στρογγυλότητα
που ολοκληρώνει και που προσδιορίζεται από την κυκλική της κίνη*-
ση η οποία επαναφέρει τις πραγματικότητες στον εαυτό τε?υς, όπως
θα τις οδηγούσε στο ίδιο τους το ιδεώδες. Έτσι, ο άνθρωπος-θεός
1
αυτοδημιουργείται κατ εικόνα του. Η γη αποδίδεται στον εαυτό της
από τον άνθρωπο-ΐΐρομηθέα. Ο ποιητής, με την τέχνη του, αποδίδει
τους ανθρώπους στη γη δηλαδή στους ομοίους τους, Η έμπυρη δρά­
ση των ανθρώπων αποδίδει τον ποιητή στην αληθινή του ζωή. Η Ελ­
λάδα αποδίδεται στον εαυτό της από την αντίσταση των παιδιών της
και ολοκληρώνει το Σύμπαν, συνδέοντας την αυτάρκεια της Γης-Ουρα-
νόύ με την ιδέα της εθνικής ανεξαρτησίας.
Σημειώνουμε κατόπιν ότι αυτονομία και δημιουργικότητα είναι
έννοιες αναπόσπαστες και ότι το ποιητικό έργο του Eluard είναι
το προϊόν μιας αληθινής κοσμογονίας, η επαρκής γη στην οποία ο
ποιητής-φοίνικας έχει τοποθετήσει το "υπερπέραν" του.
Στη συνέχεια διατυπώνουμε το ερώτημα αν η Γη-Ουρανός είναι
ένας Παράδεισος-φυλακή, για να απαντήσουμε ότι, στον Eluard, η αυ­
τάρκεια αποτελεί το "κρησφύγετο" της ελευθερίας και να τονίσουμε
τη διαλεκτική του μέσα και του πέραν. Παρατηρούμε επίσης ότι,για
τον Eluard, αναδέχομαι δε σημαίνει μόνο "εν-νοώ", σημαίνει κυρίως
"υπερ-βαίνω". Έτσι η στρογγυλότητα που ολοκληρώνει μεταμορφώνεται
ξαφνικά σε μια στρογγυλότητα που ανθεί. Η μεταμόρφωση αυτή γίνε­
ται προφανής στο κυρίαρχο οπτικό σύμπλεγμα ρόδα-ρόδο, εντάσσοντας
τις εικόνες της αιφνίδιας άνθησης στις εικόνες της ελευθερίας.
Παρατηρούμε ακόμη ότι άλλες εικόνες που υλοποιούν την ελευ-
464
θερία είναι, στον Eluard, οι εικόνες που υποβάλλουν την ύπαρξη
φτερών. Τα φτερά αυτά συνήθως καταστρέφονται για να εσωτερικευ-
θούν από τα ανθρώπινα σώματα, όπως ακριβώς ο ουρανός καταστρέφε­
ται πριν εσωτερικευθεί από τη γη. Η γήινη πτήση μεγαλώνει το
διάστημα, καταργεί τα σύνορα, καθιστά "ποιητικό" τον υλισμό του
Eluard, χάρις σ'αυτήν η ανθρωπότητα γίνεται ο πιλότος του Σύμπα­
ντος.

Κλείνοντας το δεύτερο κεφάλαιο, συμπεραίνουμε ότι, με τη


δύναμη του μύθου, ο Eluard δίνει υπόσταση στο πλασματικό. Αν η
δική του πραγματικότητα βρίσκεται συμπυκνωμένη και ακατέργαστη
στη Γη-Ουρανό, η ελευθερία να την εξορύξει και να την παραλλάξει
ως το άπειρο ισοδυναμεί με την ίδια την πραγματοποίηση του έρ­
γου του. Επομένως πραγματικότητα και ελευθερία, πραγματικότητα
και πραγματοποίηση, πραγματοποίηση και ελευθερία συγχέονται. Η
Γη-Ουρανός, στο μέτρο που συνειδητοποιείται από τον ποιητή, παίρ­
νει μέρχχ. στο έργο του το όνομα Ελευθερία.

Στο τρίτο κεφάλαιο που αναφέρεται στην ενότητα του έργου του
Eluard σε σχέση με την ετερογένεια των δομικών του στοιχείων επι­
χειρούμε να το αξιολογήσουμε κυρίως μέσω μιας "ρυθμανάλυσης" προ­
σαρμοσμένης στις εικόνες του. Το κεφάλαιο αυτό, όπως και τα προ­
ηγούμενα, χωρίζεται σε τρεις ενότητες. Στην πρώτη, η οποία επι­
γράφεται "Ποικιλία και συνοχή" τονίζουμε τη σημασία που έχουν για
την ποίηση η πολλαπλότητα και η ποικιλία. Εξετάζουμε λοιπόν την
πολλαπλασιαστική δύναμη των καθρεφτών του Eluard οι οποίοι δια­
θλούν, πολυδιασπούν και παραλλάσσουν ως το άπειρο το "όραμά"του
καθώς και την ποικιλία των φωνών μέσα στην ποίηση του, για να
διαπιστώσουμε τελικά μια απόλυτη αλληλεξάρτηση της πολλαπλότητας
και της έφεσης που την ενοποιεί.
465
Στη συνέχεια, αναφερόμαστε στη θέση του Eluard γ ta την ανα­
γκαιότητα μιας γενικής κινητοποίησης των ποιητικών μέσων και στην
καθοριστική σχέση της δημιουργίας του με το σύμπλεγμα χάος-Κοσμοε.
Παρατηρούμε δε ότι η κινητικότητα των εικόνων του είναι η δύναμη
που ενοποιεί την ποικιλία τους, γεγονός που επιβεβαιώνεται από
την άποψη του Bachelard ότι η πολλαπλότητα είναι αναταραχή (και
το αντίστροφο) και ότι, στον Eluard, το σταθερό και το κινητό δεν
αντιφάσκουν. Επισημαίνουμε κατόπιν τη συμμετοχή της φαντασίας του
Eluard σε όλες τις μορφές του γίγνεσθαι η οποία εξηγεί και την
"αυτοματοποίηση", σύμφωνα με τη ρήση του, των εικόνων του.
Εξετάζουμε, στη συνέχεια, τα τεχνικά μέσα που χρησιμοποιεί ο
ποιητής για να επιτύχει την αυτοματοποίηση, την κατεύθυνση προς
την οποία αυτή προσανατολίζει τις κινήσεις των όντων, τις περιο­
χές τις οποίες ενεργοποιεί (το ασυνείδητο, τη μνήμη, την όραση,
την αισθητική, τη γραφή), προσφέροντας τους ένα γίγνεσθαι και κα­
θιστώντας την αλλαγή την οποία επιφέρει καθοριστική της εξέλιξης
της ποίησης του Eluard.

Ανακαλύπτουμε λοιπόν ότι ο τελευταίος "χορδίζει" τις εικό­


νες του κλείνοντας μέσα·τους την ορμή της ψυχής του, με τρόπο που
να αποκτούν τις κινητικές ιδιότητες της Γης-Ουρανού. Έτσι, τις
βλέπουμε να τρεμοσβήνουν σαν άστρα και διαπιστώνουμε ότι η ίδια
έφεση που ενώνει τη φανταστική με τη γραμμένη πραγματικότητα,την
εικόνα-δημισυργό με τις εικόνες-δημιουργήματα, ενώνει τις τελευ­
ταίες μεταξύ τους, μετατρέποντας την ποίηση του Eluard σε ένα
έναστρο μαγνητικό πεδίο, που το διασχίζουν διακοπτόμενες λάμψεις.
Η παλμική αυτή κίνηση μας οδηγεί στη συνέχεια στη διαπίστωση ότι
συνοχή δοα τηε ηι.νητ ικότητος σημαίνει "συνοχή δια του ρυθμού" και
διατυπώνουμε τα παρακάτω συμπεράσματα μιας,κατά Bachelard,"ρυθμα-
466.
νάλυσης" της ποίησης του Eluard:
1. Η διαλεκτική του Eluard ασκείται, πάνω στον εσωτερικό φωτι­
σμό των εικόνων, δηλαδή την ορατότητα τους.
2. Η κεντρική εικόνα της ποίησης του Eluard είναι η Γη-Ουρα-
VÓ£.

3. Η Γη-Ουρανός ενσαρκώνει τη γενική διαλεκτική σκόπευση των


ποιημάτων, η οποία συνοψίζεται στο δίπτυχο αυτάρκεια-ελευθερία.
4. Το μεταφυσικό κέντρο του Σύμπαντος του Eluard που αποσπά­
ται από την ιδέα του θανάτου είναι η ελπίδα.
5. Το ον της ελπίδας, μέσα στη συγκεκριμένη του ουσία (τη Γη-
Ουρανό) εγκαταλείπει το βάρος του και συνειδητοποιεί μια πτήση,
πάνω στη γη. Ο διαρκής μετασχηματισμός και η μεταμόρφωση εκφρά­
ζουν τη δυναμική του που πραγματοποιεί ένα Σύμπαν πολλαπλών ανταλ­
λαγών.

Στη δεύτερη ενότητα, ορίζουμε την αλλοτρίωση στην ποίηση ως


τη μόνιμη διαφωνία ανάμεσα στο ακούσιο και το σκόπιμο και δείχνου­
με ότι το έργο του Eluard βαδίζει στο δρόμο της απαλλαγής από την
αλλοτρίωση καθώς, μέσα σ'αυτό, το ακούσιο κατορθώνει σχεδόν πάντα
να είναι μια αυθεντική εκδήλωση του σκόπιμου —ακόμα και όταν οι
μορφές τους είναι διαφορετικές— επιτυγχάνοντας έτσι τη "στιγ -
μιαία σύμπτωση" τους. Αυτό οφείλεται στη θέληση που διέπει την
ποίηση του Eluard και που εμφανίζεται αποφασιστική, ενεργητική,
ολοκληρώνουσα και προβολική.
Στη συνέχεια παρατηρούμε ότι, καθώς στον Eluard τα πάντα με­
τατίθενται στο οπτικό επίπεδο, η θέληση παραχωρεί τη θέση της στο
βλέμμα — γ ι α το οποίο δεχόμαστε την άποψη ότι αναγορεύεται σε
cogito-- κληροδοτώντας του τις ιδιότητες της. Έτσι στο ποιητικό
του Σύμπαν, που είναι, όπως είδαμε, ένα παλλόμενο σύστημα διάκο-
467
πτόμενων εμφανίσεων, το έναστρο ταυτίζεται με το οφθαλμόστικτο,
το μαγνητικό .πεδίο με ένα συνεκτικό δίκτυο ανταλλα,σσόμενων βλεμ­
μάτων .
Αναλύουμε λοιπόν μεθοδικά τη διπλή λειτουργία (βλέπω/δίνω
[στους άλλους] να δουν) — κ α ι τις οπτικές παραλλαγές της (κατακτώ,
απορροφώ, εγγράφω / ανθώ, χορεύω, αντανακλώ, χρωματίζω, εντυπώνω)--
του βλέμματος στην ποίηση τόυ Eluard, που πηγά£ει άλλοτε από το
μάτι-εστία και άλλοτε από το μάτι-καθρέφτη.
Συμπεραίνουμε, τέλος, ότι το βλέμμα αυτό είναι, στο οπτικό
επίπεδο, η μία και μόνη έφεση που συνδέει την πρόθεση με το απο­
τέλεσμα και που συμπεριλαμβάνει τις λειτουργίες του βλέπω και του
δίνω [στους άλλους] να δουν, σε μια πράξη ενιαία* ότι, ταλαντεύα­
με νο ανάμεσα στην ενατένιση και την πρόκληση, "βλέπει" και οραμα­
τίζεται ως την υλοποίηση του "κορυφαίου οράματος", δηλαδή ενός
Σύμπαντος καθολικής ισότητας' η οποία επιτυγχάνεται χάρις στην από­
λυτη και ισοπεδωτική δύναμη του.

Στην τελευταία ενότητα εξετάζουμε τη χωροχρονική πραγματι­


κότητα στην οποία μετατρέπεται το Σύμπαν του Eluard, χάρις στη
διπλή λειτουργία του βλέμματος και την οποία αποκαλούμε αδιαφά­
νεια- διαφάνεια.
Ξεκινούμε από τη διαπίστωση ότι η ποίηση του Eluard εμφανί­
ζεται καταρχήν σαν ένας χώρος απολύτως διαφανής, μέσα στον οποίο
κινούνται όντα εξίσου διαφανή. Έχοντας ως υπόδειγμα το ποίημα
"Salon" άπου η ακούσια διαφάνεια των μορφών συγχέεται με την ηθε­
λημένη διαφάνεια του περιεχομένου χάρις στη διαύγεια των αισθητι­
κών και ηθικών μέσων που χρησιμοποιεί ο ποιητής, αλλά και τη θέ­
ληση του να νικήσει την αδιαφάνεια προκαλούμαστε να προβούμε στην
ίδια διαδικασία με στόχο να διαπεράσουμε το έργο του και να το
468

αποδώσουμε στο φως του. Πρώτη μας διαπίστωση ε£ναι ότι. η συνει­
δητή έγνοια του ποιητή για το φως ηθικοποιεί κάθε αισθητική αξία.

Σε μια πρώτη υποενότητα μελετούμε λοιπόν την αισθητική του


Eluard ως αισθητική εν μεταλλάξει. Επιμένουμε στο ότι μπορεί μεν
η ποίηση να απαιτεί την εξαφάνιση των ποιητών ως ιδιαίτερων όντων,
για να αποκτήσει την απόλυτη αξία της, όμως το "τέλος" του φαντα­
στικού δεν είναι η εξαφάνιση του αλλά η μεταλλαγή του σε μια νέα
πραγματικότητα. Καταλήγουμε συνεπώς στο ότι η διαφάνεια του Ε-
luard είναι υπόθεση μιας διπλής στράτευσης, τόσο αισθητικής όσο
και ηθικής, γιατί παραπέμπει είτε σε όντα από τη φύση τους δια­
φανή είτε σε θέσεις και στάσεις διαφανείς.

Σημειώνουμε επίσης ότι το φως και κατ*επέκτασιν η διαφάνεια


ορίζεται από τον Eluard ως η ταυτότητα της αισθητικής του την ο­
ποία διακρίνει σε μία αισθητική του έξω και σε μία αισθητική του
μέσα, ανάλογα με το αν το φως προέρχεται από τη φύση ή τον άν­
θρωπο.
Παρατηρούμε ακόμη ότι η διαφάνεια του Eluard παρασκευάζεται
μέσα σε κρυστάλλινους υποδοχείς όπως είναι τα μάτια, ο χρόνος, η
ζωή και ότι η ένωση του αισθητικού με το ηθικό επιτυγχάνεται χά­
ρις σε μια "υαλοποίηση" του όντος. Έτσι η γη, το φόρεμα, τα μάτια,
το γυναικείο σώμα, η φωνή "κρυστάλλοποιούνται". Αντίθετα η αστι­
κή ηθική είναι αντιαισθητική γιατί παρασκευάζεται μέσα σε αδια­
φανείς και κλειστούς υποδοχείς, όπως είναι οι τράπεζες, τα στρα­
τόπεδα, οι φυλακές, οι ναοί, οι οίκοι ανοχής.
Στη συνέχεια, προσπαθούμε να αντικρούσουμε τους κριτικούς που
αμφισβητούν την "κομμουνιστική" περίοδο της ποίησης του Eluard,με
το επιχείρημα ότι ο τελευταίος δεν έπαψ£ ποτέ να αφυπνίζει τις
βαθιές ονειροπολήσεις μας και ότι μπόρεσε να αναδείξει τη δια -
469

λεκτική της λέξης που σημαίνει και οτης λέξης που αξιοποιεί. Επί­
σης παρατηρούμε, ότι. η διαφάνεια γίνεται μια έννοια οριακή, ένας
εσωτερικός και επαναλαμβανόμενος στόχος που προκαλεί τη συνεχή
υπέρβαση του και. ότι η διαύγεια της σκέψης και η αθωότητα εμφανί­
ζονται ως ηθικές της όψεις. Προσθέτουμε ακόμη ότι η ηθικοποίηση
της διαφάνειας δεν αφορά τόσο στο ον καθεαυτό, αλλά διέπει όλο
και περισσότερο τα συναισθήματα και τις σχέσεις, που αποκτούν ο­
πτικές ιδιότητες.

Τέλος παρατηρούμε ότι ο διαφανής αγώνας της ποίησης ενάντια


σε μια αδιαφανή τάξη πραγμάτων εγγράφει στις εικόνες του Eluard
ένα ρυθμό/σαφώς "προσανατολισμένο".
Αυτόν ακριβώς το ρυθμό και τις διακυμάνσεις του αναλύουμε
στη δεύτερη υποενότητα, μετά τη διαπίστωση ότι η διαφάνεια δεν
είναι μια κατάσταση δεδομένη στο Σύμπαν τουΐΕΙ^Γά αλλά μια πραγ-
ματικότητα εσωτερική στο ον, πραγματικότητα ποί> είναι συνδεδεμένη
με τη λειτουργία της όρασης και που προβάλλεται διαρκώς πάνω στην
κατεστημένη αδιαφάνεια, με σκοπό να τη νικήσει.
Σημειώνουμε κατόπιν ότι οι εικόνες της αδιαφάνειας γίνονται
πρόκληση και παγίδα για το φως, με αποτέλεσμα να επανεμφανίζεται
ο εναλλασσόμενος παλμός.
Βλέπουμε λοιπόν ότι η επανάληψη του φαινομένου αδιαφάνεια-
διαφάνεια αποτελεί το μείζονα ρυθμό της ποίησης του Eluard. Οι
δύο συνιστώσες του δεν ισορροπούν σε όλες τις εικόνες. Η εναλ­
λαγή τους άλλοτε κλίνει προς την αδιαφάνεια και άλλοτε ισορροπεί
δυναμικά, αποκτώντας όμως προοδευτικά την τελειότητα ενός ρυθμού
προσανατολισμένου προς τη διαφάνεια. Παραλλαγές της αδιαφάνειαε-
διαφάνειαε είναι η εναλλαγή του μυστικού και της αποκάλυψης ή
του υπόκωφου και του ηχηρού, το τρεμούλιασμα του άστρου και της
470
φλόγας, η συνεχής απώθηση της αδιαφάνειας στο κρύσταλλο, οι ντα-
ντέλλες, τα δίχτυα, το ανοιγοκλείσιμο, η στρογγυλότητα που ανθεί
δηλαδή η ρόδα-ρόδα η οποία και αναδεικνύεται στην πιο χαρακτηρι­
στική μονάδα του "προσανατολισμένου ρυθμού" της ποίησης του Eluard.
Διαπιστώνουμε λοιπόν ότι ο ποιητής ονειρεύεται ένα Σύμπαν εν κινή­
σει που, ταλαντευόμενο ανάμεσα στην αδιαφάνεια και τη διαφάνεια,
τείνει να ...σταθεροποιηθεί στη δεύτερη.

Διατυπώνουμε ωστόσο την άποψη ότι, από αισθητικής πλευράς, το


φως που ενσταλάζεται στο σκοτάδι έχει μεγαλύτερη αϊ ία από τον ω­
κεανό της διαφάνειας προς τον οποίο κατατείνει η δράση του.
Τέλος δεχόμαστε ότι, αν η αδιαφάνεια του κόσμου είναι μια α­
ξία διαστημική και η διαφάνεια, ως έφεση του όντος, μια αξία χρο­
νική που τείνει να διαστημοποιηθεί, τότε η αδιαφάνευα-διαφάνει,α
αναδεικνύεται σε μια πραγματικότητα χωροχρονική που παραπέμπει ευ­
θέως στη Γη-Ουρανό, η οποία έχει ήδη ορισθεί ως ένας χώρος "υπέ­
ροχος" που κερδίζει και επανεφευρίσκει ένα χρόνο "μυθικό".
Στην τρίτη υποενότητα, εξετάζουμε την παραγωγή της διαφάνειας
σε σχέση με τις ασύνειδες και τις συνειδητές λειτουργίες του ποιη­
τή. Κάνουμε λοιπόν τις εξής διαπιστώσεις:
Η αλληλεξάρτηση της συνείδησης και του ασυνειδήτου του Eluard
οδηγεί στην παραγωγή της σκέψης-αντανάκλασης από ένανπουητή-καθρέ-
ιρτη. Η διαφάνεια του Eluard (αισθητική και ηθική) γεννιέται στο
κινητό σημείο όπου συμβάλλουν ένα ασυνείδητο—διαρκές κάτοπτρο—
που εικονοποιεί με τρόπο ονειρικό και μια συνείδηση οραματίστρια
και προμηθεϊκή που διορθώνει αδιάκοπα το στοιχειακό προσανατολισμό
αυτού του ασυνειδήτου-κατόπτρου, μετατοπίζοντας προοδευτικά την
πηγή του φωτός από τον αέρα (ουρανό) προς τη γη.
Η διαφάνεια και η πρόοδος είναι έννοιες στενά συνδεδεμένες.
471
Η προμηθεϊκή κίνηση της συνείδησης είναι μια κίνηση που παράγει
πρόοδο στην τέχνη και. την κοινωνία. Έτσι, η υλοποίηση ενός σύν­
θετου οράματος, όπως η Γη-Ουρανός, που αναδεικνύει τη διαφάνεια
σε νέα ανθρώπινη μοίρα, δεν είναι "εύκολη" και απλοϊκή" όπως το
θέλουν οι επικριτές της μετα-υπερρεαλιστικής περιόδου του Eluard.
Αντίθετα, η ανυπαρξία αρμονικής και συνεχούς αλληλο-δράσης μετα­
ξύ συνείδησης και ασυνειδήτου οδηγεί στην αντό-δραση. Κάθε εναρ­
μόνιση "με την άρρυθμη αδιαφάνεια σημαίνει για τον Eluard κρίση
της τέχνης και θέτει σε κίνδυνο το νόημα του κόέτμου.

Τελειώνοντας, επισημαίνουμε ότι, στον Eluard, υπερρεαλισμός


και κομμουνισμός συνδέονται διαλεκτικά, επειδή ο πρώτος προσπαθεί
να αποδείξει ότι η σκέψη είναι χοί,νή σε όλους, ενώ ο δεύτερος πραγ­
ματοποιεί έναν καινούργιο κόσμο πέρα από κάθε αρνητική πραγματι­
κότητα. Καταγράφουμε δε την άποψη του ότι, μέσα στο παγκόσμιο γί­
γνεσθαι, η ίδια η ποίηση πρέπει να αποσπάται διαρκώς από ό,τι υ­
πάρχει αλλά και από ό,τι η ίδια είναι και να π ρ ο-οδεύει.

Στον επίλογο, συνοψίζουμε τα συμπεράσματα της μελέτης μας,


επιμένοντας στα παρακάτω σημεία:
Το έργο του Eluard δε δημιουργεί έναν κόσμο που παραπέμπει
στον εαυτό του. Υλοποιεί ένα νέο όραμα του κόσμου που αποτελεί .
την "πρόσκληση στο ταξίδι" την οποία, κατά τον Bachelard, κάθε
ποιητής οφείλει στους αναγνώστες του. 0 ανοιχτός αυτός κόσμος
οδήγησε και εμάς σε μια ανάγνωση-πρόσκληση σε ταξίδι που θέλησε
να προσθέσει το δικό της πρόσκαιρο φωτισμό στο σύνολο που αποτε­
λούν σήμερα το έργο και οι προηγούμενες αναγνώσεις του.
Η ανάγνωση αυτή που επεμβαίνει στα "μεγάλα λευκά περιθώρια"
των ποιημάτων του Eluard ακολούθησε τις μεθοδολογικές κατευθύν­
σεις του Bachelard όπου πολλοί γνωστοί τρόποι και θεωρίες κριτι-
472

κής προσέγγισης επικαλύπτονται.


Προσπαθήσαμε να ανταποκριθούμε στις απαιτήσεις του τριπτύ­
χου ανάγνωση-αντ.ίληψη-θεωρητικοποίηση, αφιερώνοντας το πρώτο κε­
φάλαιο της μελέτης μας στο "ψυχολογικό", το δεύτερο στο "οντολο­
γικό" και το τρίτο στο "αισθητ,ικό" κλίμα της ποίησης του Eluard.
Η δέσμευση που από την αρχή αναλάβαμε υπήρξε μια δέσμευση
για συμμέτοχη στη βασιλεία των εικόνων του Eluard, συμμετοχή που
εξασφαλίσθηκε με μια ανάγνωση in anima η οποία προδίδει και την
προσήλωση μας στην υπόθεση της αλλαγής του κόσμου και της ζωής
των ανθρώπων για την οποία το δικαίωμα στο όνειρο είναι προϋπό­
θεση "έκ των ών ουκ άνευ".

Η αναγνώριση ότι, στον Eluard, το φανταστικό και οι αρχετυ-


πικοί, συμβολικοί και ρυθμικοί του τρόποι προηγούνται της κυριο­
λεξίας, μας οδήγησε στο δρόμο ενός "υπερ-σρθολογισμού", επειδή ο
ίδιος πιστεύει ότι ό τελευταίος, ως τρόπος προσέγγισης, εναρμο­
νίζεται με τον υπερρεαλισμό, αλλά και ότι πρέπει κανείς να εισέρ­
χεται όσο το δυνατόν πιο γρήγορα στις περιοχές της "διανοητικής
απερισκεψίας".
Ο προσεκτικός τρόπος με τον οποίο "αποφλοιώσαμε" το ποιητι­
κό έργο του Eluard πριν φθάσουμε στον πυρήνα του, αντί να ασκή­
σουμε επάνω του τη "βία" που ασκούν λίγο-πολύ όλες οι αυστηρά
ορθολογικές μέθοδοι, κατέληξε σε μια "θέση" κατά κάποιον τρόπο
"φεμινιστική" εφόσον, από ανθρωπολογική άποψη, η Γη-Ουρανός εί­
ναι μια υπερ-πραγματικότητα με γυναικεία κυρίαρχα χαρακτηριστικά,
αυθύπαρκτη και ελεύθερη, που τρέφει και ολοκληρώνει το ανθρώπινο
όνειρο για ενότητα, ισότητα και ειρήνη.

Στη συνέχεια, επαληθεύουμε τα συμπεράσματα μας προσαρμόζοντας


το μοντέλο της διαπροσωπικής επικοινωνίας που είναι γνωστό ως "Το
473
παράθυρο του Τζο και του Χάρρυ" στη σχέση έργο-αναγνώστηε. Στη
νόμιμη ερώτηση αν η Γη-Ουρανός είναι η σωστή και μοναδική λύση
του αινίγματος του Eluard, απαντάμε ότι αυτό που έχει μεγαλύτε­
ρη σημασία είναι πως αυτή είναι, στην καρδιά του ποιητικού του
Σύμπαντος, ο μη-τόπος δηλαδή η Ουτοπία που αξίζει να πεθάνει κα­
νείς γι'αυτήν. Η προ και η μετα-πραγματικότητά της· συγχωνεύονται
σε μια υπερ-πραγματικότητα που χειραφετεί την ποίηση του Eluard
από κάθε εξωτερική σχέση αιτιότητας, για να την αποδώσει στον ε­
αυτό της, διασφαλίζοντας συνάμα τη διάρκεια του ανοίγματος της.
Κλείνοντας τη μελέτη μας, παρουσιάζουμε ένα σχήμα το οποίο
φιλοδοξεί να διαγράφει την κίνηση που αυτή ακολούθησε και να συ­
νοψίσει τα συμπεράσματα μας πάνω στη δημιουργία και την εξέλιξη
του Σύμπαντος του Eluard (τις "αποκρυσταλλώσεις" στις οποίες,
κατά την άποψη μας, κατέληξε η ίδια η ποιητική πράξη). Το σχήμα
αυτό επιβεβαιώνει το θέμα μας, δηλαδή αναδεικνύει την "εικόνα σε
μέσο της δημιουργίας στον Paul Eluard", ανάγοντας την κριτική μας
στην ίδια την πράξη του "οραν". Υπακούει, με άλλα λόγια, στην
παραίνεση του Eluard να διεκδικήσουμε "επιτέλους το δικαίωμα ενόχ
βλέμματος πάνω στο ποίημα".
INDEX DES NOMS PROPRES
477

A b a s t a d o C. , 3 6 7 , 370, 400.

Adam J . - M . , 156.

Adamson R . , 294.

Alexandrian S., 3, 16, 31, 72.

Alquië F . , 238.

Anadyomëne,98.

Αναγνωστάκης Id., 146, 2 97.


1
Annunzio G. ( d ) , 85.

Aphrodite, 169.

Apollinaire G.,18, 73, 76, 97, 111, 138, 231, 236, 255, 268-269,
315, 373.

Aragon L.,28, 279-280, 320, 367.

Astëris, 291.

Athêna, 190, 240.

Athènes, 290, 2 9 4 - 2 9 5 .

Atlas, 144-145, 158, 214, 228, 311, 322.

Axioti M., 291.

Bachelard G., 3-21, 27, 29-31, 34, 38, 40, 42, 48, 53-66, 68, 72,
75-77, 81, 83-86, 88-89, 91-92, 96, 98-99, 102-105,107,
109, 111-117, 120^124, 126, 128, 130-136, 138-148, 150,
153-154, 157, 160-161, 165, 171-174, 177, 181, 183,185,
191, 193, 196, 201-205, 207-208, 215-220, 222-224, 228,
234, 237, 245-249, 255, 287, 296, 302, 306, 309-310,312,
314-316, 319, 322-325, 329, 331, 332-334, 337-338, 342-
343, 349, 352-354, 366, 368, 370, 372-374 , 376-377,383 ,
386, 399-401, 403-404, 407, 411-412, 414, 417, 422.

Balzac, 401.

ζ Barthes R., 56.


/
' Baudelaire Ch., 39, 79, 2 04.
478

Beauvoir S. (de), 412.

Becker Υ., 148.


Beloyannis Ν., 3 94.

Bergez D., 80, 92, 94, 101, 105, 108, 163, 168, 171-172, 174,176-
177, 179, 182, 188, 193, 197, 230, 241-242, 261, 265,
273, 299, 337, 369, 381.

Berlin, 175.
Blake W., 17.

Blanchot M., 66, 421.

Blin G., 232.

Boisdeffre P.(de), 37 2.

Boissonouse J., 240, 280, 291.

Bonnefoy Y., 3, 5, 11, 413.

Borei J., 75, 222, 396.

Borges J. L., 320, 412.

Bouchet A. (du), 18 5.

Boulestreau Ν., 152, 164, 255, 262, 264, 274, 358-359, 361.

Bourguignon G., 73, 91.

Breton Α., 30, 36, 41, 44, 129, 209, 218, 229, 235, 244, 301,315,
341, 369, 378.

Breunig L>, 20.

Brodin P., 3 72.

Butor M., 11, 385, 411.

Carrara Ph., 2 31.

Carrouges M., 44, 151, 369, 401.

Cécile (Eluard), 240, 280, 291.

Char R., 63, 218.


479

Χαρίδημος, 34.

Chevalier J., 147.

Clancier A., 412.

Claude J., 411.

Crémieux Β., 39.

David, 47.

Debreuille J.-Y., 22, 232, 242, 246, 255-256, 274, 276, 281, 299,
310, 319., 342.

Decaunes L. , 367, 400.

Dédale, 144.

Desnos R., 2 35.

Desolile R., 63.

Dijon, 237.

Dominique, 202, 250-251, 257, 262, 265, 272, 275-278, 284, 288,
315, 402.

Dumas M . , 8 0 , 1 8 3 , 1 9 3 , 2 9 4 , 3 2 5 , 3 5 5 , 3 6 6 .

Durand G., 135, 147, 159, 197, 202, 207, 222, 244, 307, 414, 417,
421.

Ehrenbourg I.··; .- 20 4, 20 9.

Eigeldinger M., 19, 209, 217, 334, 377, 402.

Einstein A., 28.

Ελένη, 13 9.

Eliade M., 195, 201, 208, 227, 228, 239, 246, 258, 292, 311.

Ελύτης Ο., 22, 27, 3 8 - 3 9 , 41, 201, 206, 208, 301, 341-342,376-
377, 413, 422.

Emmanuel P., 19, 73, 75, 77, 191, 214, 219, 223, 227, 292, 385.

Empédocle, 81, 8 3 - 8 4 .
480

Έ ν ω σ η Γυναικών Ελλάδας, 415.

Ernst Μ., 124.

Espagne, 112, 209, 295, 298.

Fancioulle, 79.

Farge Y., 2 91, 3 63.

Fernandez D., 14.

Flamel Ν., 143.

Flaubert G., 4.

Freud S., 53-54, 343.

Gala, 262.

Gateau J.-C., 44.

Gaucheron J., 33, 209, 227, 345, 365, 373', 400.

Gay P., 220.

Genêt J., 405.

Gheerbrant Α., 147.

Gide Α., 143.

Giotto, 220.

Gourmont R.(de), 50.

Grammos (mont), 291.

Grèce, 189, 221, 290-291, 295-296, 301, 306, 317-318, 363.

Greimas A. - J., 55.

Grindel, 2 44.

Guedj C., 16, 42, 215, 264, 384.

Guernica, 134, 183, 189, 287, 303, 348.

Guillevic, 2 30.

Guiraud P., 55.


481

Guyard M.-R., 210-211, 213.

Hackett C.-A., 231-232, 236.

Harpe (La), 5.

Héleln-Koss S., 9.

Heraclite, 72, 96.

Hercule, 4 3-44.

Hermès, 116, 118.

Hessens R., 183.

Hölderlin, 18 5.

Icare, 116, 118.

Igram H., 415.

Institut Francais d'Athènes, 295.

Jacob, 117.

Jean R., 15, 30, 36, 38, 77,'159, 162, 196, 319, 360, 362-363,
370, 381, 393.

Jésus-Christ, 47, 214, 306.

Jonas, 13 2.

Jones R . - E . , 1 0 .

Juillard J.-P., 20, 97, 148, 163-164, 166, 168, 246, 252, 307,
353-354, 356, 358, 360-362, 373-374, 384, 405.

Jung C. G., 53-54, 62, 248, 287.

Jupiter, 23 9.

Joullié M., 35 5.

Jouve P.-J., 404.

Καλοκύρης Δ., 320.

Kerleven, 65.
482

Keuneman Κ., 9-10.

Kittang Α., 109, 149, 171-172, 232, 244, 253, 270, 276, 312,339,
406.

Lacan, 2 07.

Lacroix J., 8, 67, 23 7.

Lamarck, 13 0.

Lattre A. (de), 65 .

Launay M., 2 38, 2 50, 2 66.

Laurence G., 2 50.

Lautréamont, 32, 17 2, 34 3, 34 6, 353.

Lèda, 240-243, 319.

Leiris M., 44, 46, 108.

Lëmor Odette (Dominique), 276.

Lénine, 208.

Levi Ε., 13 5.

Lévi-Strauss C., 244.

LocqueS Ν.(de), 92.

Londres, 19 3.

Luft J., 415.

Madrid, 112.

Mallarmé S., 9, 197, 343.

Mandiargues P.(de), 23 2.

Mansuy M., 11, 56, 65, 68, 73, 82, 97, 104, 112-113, 131, 194,
204, 212, 234, 248, 289, 348, 355, 386, 412-413.

Marcenac J., 2 08, 291, 365, 406.


483

Marcos (Βαφειάδης), 291, 301.

Marinetti, 307.

Marx Κ., 3 43.

Μαρωνίτης Δ.Ν., 6, 206-207.

Matisse Η., 18.

Medford G., 388.

Mënades, 2 79.

Mercure, 118.

Meschonnic Η., 86, 97, 176, 209, 236-239, 315, 319, 355, 373,384,
402.

Meuraud M., 109, 158, 166-167, 169, 176, 227, 249, 258, 352.

Michaud G., 47.

Mingelgrün Α., 100, 102, 171-172, 188, 230, 250, 322, 339, 350,
366, 377, 379, 387, 404.

Molière, 412.

Mounin G., 2 85, 421.

Μουρέλος Γ., 6, 60, 63, 64, 401.

Mullahy P., 54.

Mustapha Β., 71, 93, 95, 215.

Narcisse, 10 5, 12 5, 316.

Nerval G.(de), 57.

Nice, 2 30.

Νι,ζίνσκυ, 78-79.

Nougê P., 2 27.

Novalis, 76, 202, 312, 329, 353.

Nuscb.,80, 82, 171, 185, 250, 262, 272, 341, 360.


484

Oedipe, 54, 18 5.

Onimus J., 27, 67, 72, 114, 149, 160, 225, 233, 330, 360, 384.

Ophëlie, 97, 105, 110.

Orphée, 2 7 9-280.

Παναγούλης Α., 15 6.

Παπανούτσος Ε., 41, 42 2.

Paris, 73, 195, 375.

parrot L., 36 4, 37 9.

Pascal, 47-49, 266.

Payet-Burin R., 345.

Péri G., 170, 301, 376.

Perrot J., 54, 291, 292, 296.

Petitjean, 353.

Phénix, 75 ,77.

Picasso P., 85, 122, 125, 166, 183, 305, 343.

Picon G., 48, 205, 245, 337, 421.

Pire F., 53.

Platon, 23 2.

Poe E.Α., 9, 58.

Πολίτης Λ., 38.

Poulet G., 6, 8, 15, 56, 66, 171-172, 185, 191-192, 203, 212,226,
238, 245, 247, 265, 323, 330, 349, 356, 360, 364.

POUlin G., 149, 151, 153, 237, 307.

Prassinos G., 405.

Prëvert J. , 7 8 - 7 9 , 151.

Promêthée, 84, 90, 217, 36 7.


485

Ramnöux C., 14, 42.

Raymond Ά. , 180 , 2 58,' 363*.

Resnais Α., 183.

Ricardou J. ,'5,9.

Richard J.-P., 21, 56, 106,. 149, 198, 226, 229, 232-233, 235,253,
258, 323, 353, 359, 379, 385., 389, 394, 398.

Riffaterre Μ., 231.

Rimbaud Α., 9, 2 7 9 , 2 8 0 , 34 3.

Ρίτσος Γ., 77, 80, 143, 214, 216, 225, 230, 249, 293, 379.

Rivière Ch., 3 48.

Roudaut J., 17, 27.

Rousset J., 201.

Roy C., 50, 202, 276, 290, 330, 345, 380.

Sade, 3 43.

Sahara, 231.

Sainte-Beuve, 5.

Salomon, 47.

Σαμαρά Ζ., 21, 244, 248.

Saône, 113.

Sartre J.-P., 405.

Scheler L., 80, 181, 183, 193, 294, 312, 325, 355, 366.

Schlick Μ., 66.

Segalen V., 78, 80.

Σεφέρης Γ., 7, 10, 19, 34, 36, 38, 43, 45, 78, 79, 139, 142,155,
196, 208, 401, 40-3.

Sikëlianos Α., 34, 29 4-29 5.

Smith R., 5, 10, 49, 64, 83-84, 107, 115.

Σολωμός Δ., 38.


486

Souriau E., 2 31.

Spinoza, 227.

Starobinski J., 56, 361.

Taine Η., 5.
Therrien.V., 4, 6, 8-10, 12-15, 19-21, 28, 53-54, 59, 62, 65-68,
84, 87, 91, 95, 102-104, 115, 131-132, 146, 171, 179,
202-203, 216-217, 229, 237, 245, 249, 259, 324-325,
333, 342, 345, 386, 413, 421.

Thessalonique, 2 91.

Thomas J.-J.,231.

Tieck, 65.

Τσατσάκου-Παπαδοπούλου Α., 73, 135, 151, 269.

Ubac R., 130.

U.R.S.S., 240, 307.

Valéry P., 9, 36, 38.

Βαγενάς Ν., 38, 50, 78, 401.

Van Gogh V.,78-79.

Vercors, 3 91.

Βήμα (To), 20 6.

Vernier R., 36, 290-291,. 342, 372.

Vierge-Marie, 3 04.

Vitsi (Mont), 291.

Walh J., 141.

Wenders W., i75.

Woolf V., 23 4.

Yannopoulos, 291.
TABLE DES MATIÈRES
489

INTRODUCTION 1

A. Choix 3
1. Pourquoi Eluard 3
2. Une conception de la critique d'inspiration bache-
lardienne 4
3. Importance de la première lecture et, â propos d'
Eluard, influence de cette lecture sur le choix
du sujet 5

B. Démarche 7
1. Recours méthodologique à Bachelard 7
a) Bachelard imagiste 7
b) Critique des reproches adressés à Bachelard... 8
G) Critique et science. Esquisse de la démarche
bachelardlenne 11
d) Affinités entre Eluard et Bachelard 14
2. Autres précisions méthodologiques 15
C. Analyse du sujet et du sous-titre 17
1 . Moyen 17
2. Transcendance 18
3. Prolificitë 19
4. Sur-réalité 20
5. La Terre-Ciel 20

D. Corpus de l'étude. Critères 21

E. Economie de l'étude 23

CHAPITRE PREMIER: L'IMAGERIE 25


A. Une poésie imagiste 27
490
page

1. Image et surréalisme '. 27

2. Image et langage 30

3. Image et matériau verbal 42

4. Image et ordre poétique 47

B. Images et éléments 53

1. Vers une psychanalyse des images 53

a) Bachelard et la psychanalyse 53

b) Qualités des images, preuves de vigueur ima-


ginaire 58

c) Psychanalyse des images ou une lecture "en


anima" 62

2. Thêmatisation et application 68

a) Les images du feu 72

b) Les images de l'eau .- 96°

c) Les images de l'air ,. 113

d) Les images de la terre 130

e) Images des objets-reliefs 148

C. Images et Temps 171

Conceptions du temps éluardien 171

1. Images d'un temps psychologique 174

a) Un temps total et clos 174

b) L'amour et le temps .' 178

c) La mort et le temps 182

2. Images d'un temps historique 187

a) Un temps entier et ouvert 187

b) Un temps qui se dépasse 188

c) La conjoncture historique et le comportement


des peuples 190
491

3. La présence du poète et le temps 190

a) Une liaison projective du passé et du futur.. 190

b) Une communion avec le monde et l'histoire. Cau-


salité et participation 194

c) Un temps à vaincre et à posséder. Pinitude et


éternité 196

CHAPITRE II : LA TERRE-CIEL 19 9

A. Archéologie d'une imagination: la Terre-Ciel 201

1. Vers un sur-élément . .. ; . 201

a) De la psychanalyse à la phénoménologie. Le
choix du feu , 201

b) Réorientation progressive d'une imagination


matérielle 206

c) Une sur-terre pointe 212

2. La Terre Ciel: un principe imaginaire 216

a) Du complexe-archétype au règne définitif .... 216

b) La Terre-Ciel: une "transcendance"? 226

c) A propos d'un vers célèbre 230

d) Féminisme spécial d'Eluard 238

e) Conclusion sur l'évolution de l'imagination


êluardienne 245

B. Prolificitê de la Terre-Ciel 247

1. L'amour et le couple êluardien 252

a) Une terre où l'on vit par deux 252

b) Le couple-phénix 255

c)'Le couple et les vertus de la Terre-Ciel .... 257

d) Partage et communion 265


492
page
2. "L" amour la vie" 277
a) Vers l'unite de la vraie vie 277

b) De la terre-enfer à la Terre-Ciel 278

c) Un amour élargi 282

3. "L'amour la mort" 285

a) La mort de l'être aime et l'amour de la mort 285

b) La victoire de l'amour sur la mort 286

4. "La mort la vie": de la guerre à la Révolution .. 288

a) L'engagement 290

b) Le choix du feu révolutionnaire 293

c) La justice sur terre 300

d) L'humanisation 302

e) La promëthisation 306

C. La Terre-Ciel: suffisance et liberté 310

- Ciel consumé, terre libre 310

- De la rondeur totalisante à la rondeur fleuris-


sante 313

- La suggestion des ailes 321

- Réalisation et liberté 324

CHAPITRE III: DISPARITÉ ET UNITÉ 327

A. Variété et cohérence 329

1. Une multiplicité à unifier 329

2. La "mécanisation" ëluardienne: une poésie ouverte


à la rythmanalyse 333

B. Intention et résultat: un seul élan 345

1. Vers une poésie désaliénëe 345

a) La question de l'aliénation en poésie 345

b) Volonté et regard 348


493

2. Un regard actif 3 49

a) L'importance de la visibilité 349

b) Voir et donner à voir: de la lucidité à la créa-


tion 352

C. Opacité - transparence 363

1. Une esthétique en conversion 366

a) La transparence éluardienne: un double engagement 366

b) Réalisation de 1'esthétique-éthique 369

2. Un rythme orienté 381

a) A partir d'une opacité première 381

b) Une poésie en lutte contre l'ombre ....;.. 384

c) L'établissement de "l'ordre de la lumière" .... 397

3. Une confluence progressiste des fonctions incons-


cientes et conscientes 400

a) Un poète-miroir 4 00

b) Aux confins du rêve et de la vision 401

c) Transparence et progrès 403

CONCLUSION 40 9

BIBLIOGRAPHIE 423

RÉSUMÉ EN GREC 437

INDEX DES NOMS PROPRES 4 75

TABLE DES MATIÈRES 487


Μοντάζ - Εκτύπωση: ΓΙΩΡΓΟΣ ΔΕΔΟΥΣΗΣ
Ανδρέου Γεωργίου 28 « 519.091 - ΘΕΣΣΑΛΟΝΙΚΗ
ΕΚΤΟΣ ΕΜΠΟΡΙΟΥ

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